LE PAYSAGE RURAL ET SES CONTRAINTES LE

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LE PAYSAGE RURAL ET SES CONTRAINTES LE
LE PAYSAGE RURAL ET SES CONTRAINTES
LE TERRITOIRE CONTINENTAL DE RHODES A L’EPOQUE HELLENISTIQUE
(PEREE INTEGREE)
La pérée intégrée, territoire situé entre l'extrémité méridionale de la péninsule de Loryma et les
environs de Kédréai, correspond, pour reprendre la formule de Pindare, à “ l'éperon que projette l'immense
Asie face à l'île de Rhodes ”1. Ce territoire se caractérise par un relief très accidenté formé par un système
montagneux de calcaire gris dont les sommets les plus élevés dépassent 600 mètres d'altitude et dont les
pentes s'abaissent progressivement en une multitude de collines plus ou moins abruptes bordées par de
petites plaines encaissées ou des vallées côtières. Le littoral, en particulier au sud et à l'ouest, est
extrêmement découpé : il forme des séries de golfes aux eaux profondes et abrite des baies fermées, propices
aux installations portuaires. A l'avant, se projettent des îlots escarpés et rocailleux, écrans entre la haute mer
et la côte asiatique. Si la pérée dans l'antiquité pouvait être facilement accessible par voie de mer compte
tenu de la multiplicité de ses points d'ancrage, elle l'était beaucoup moins par voie de terre du fait du
morcellement de l'espace à l'intérieur et de l'existence d'un seul grand axe routier véritablement praticable
depuis la Carie centrale : celui reliant la plaine d'Idyma à la baie de Physkos2. Fermée du côté continental,
mais largement ouverte sur la mer, la pérée, presqu'île rocheuse entourée d’îles, était un élément de ce que
l'on pourrait appeler l'archipel rhodien.
Dans ces conditions, le paysage rural a largement été contraint par les contingences maritimes, en
particulier par le commerce et la piraterie, mais aussi par son intégration définitive au cours des IVe et IIIe
siècles dans un ensemble territorial plus complexe et plus vaste dominé par l'Etat rhodien3. Dans la présente
étude, nous tenterons de restituer une image de ce paysage rural mais aussi de rendre compte et d'interpréter
les contraintes qui ont pesé sur l'aménagement et la valorisation des campagnes.
1 Pindare, Olympiques, VII, 18-19.
2 Voir carte. Je remercie O. Henry pour la réalisation matérielle de cette carte.
3 Sur le processus de formation de la pérée intégrée voir BEAN, G.E., FRASER, P.M., The Rhodian Peraea and Islands, Oxford,
1954, pp. 79-82 ; BERTHOLD, R.M., Rhodes in the hellenistic Age, Ithaca, 1984, pp. 35-36.
1. Exploitation agricole et modes d'occupation du sol
L. Robert dans les années trente écrivait à propos de la Carie centrale, et en particulier de la région
située autour du sanctuaire de Sinuri :
“ J'ai l'impression très nette que terres et vergers ont reculé, avec la diminution de la population; la
différence entre l'habitat antique, avec ce sanctuaire de marbre et l'activité qui y régnait, et le village
moderne ne peut que se manifester aussi dans ses cultures. La vigne a naturellement disparu ; les oliviers ont
dû beaucoup diminuer. Cultures et arbres fruitiers ont été remplacés par le maquis et les forêts de pins ”4 .
C'est une même impression qui se dégage de l'observation des terres correspondant à l'antique pérée
rhodienne intégrée5.
Les témoignages archéologiques dont on dispose concernant l'exploitation agricole et les modes
d'occupation du sol sont très limités. Il est néanmoins possible de tirer quelques renseignements sur la
structure de l'habitat rural en fondant l'analyse sur la répartition des traces d'activités humaines, ainsi que sur
l'identification des sites antiques et leur hiérarchisation au sein de l'espace péréen. En ce qui concerne les
sources écrites, les informations les plus instructives proviennent de deux lettres d'Eschine rédigées aux
environs du dernier tiers du IVe siècle6, et d'une série d'inscriptions réglementant des baux ruraux à Amos
datée de la fin du IIIe siècle7.
Eschine rapporte qu'après avoir été condamné à l'exil par Athènes, il s'était établi sur le territoire
continental de Rhodes, dans le dème de Physkos, où il avait pu acquérir, en vertu d'un droit d'enktésis, une
propriété foncière se composant de terres agricoles et d'un lieu d'habitation fortifié8. Celui-ci n'a toujours pas
été identifié ; de même, on n'a pu déterminer ni l'étendue, ni la localisation exacte des terres octroyées à
l'auteur. Dans la zone correspondant au dème de Physkos, les prospections archéologiques ont permis
simplement de mettre au jour un système de défense sur la colline de Asar Tepe, au nord de la baie de
Marmaris, identifié à l'acropole fortifiée des Physkiens9.
4 ROBERT, L., Le sanctuaire de Sinuri près de Mylasa, I, Les inscriptions, Paris, 1945, p. 70.
5 Si l'on se fonde sur le rapport de voyage de SPRATT, T.A.B., "Remarks on the Dorian Peninsula and Gulf", Archaeologia, 49,
1886, pp. 349, 357, il semblerait que le paysage rural à la fin du XIXe siècle ait été moins désolé qu'il ne l'est aujourd'hui, qu'il ait
conservé dans ses grandes lignes l'apparence qu'il avait dans l'antiquité: l'auteur rapporte qu'à l'arrière du village de Selemiye (ou
Loseto), sur plus de 200 terrasses artificielles s'étageant sur une hauteur de presque 1000 pieds, vivent vingt-cinq familles turques et
une grecque dans des maisons cachées derrière des arbres fruitiers ; sur ces terrasses artificielles qui, selon lui, remontent à l'antiquité,
se développent d'abondantes cultures agricoles ; il note aussi qu'à l'arrière du port appelé Pandelemona par les Grecs et Badalema par
les Turcs, protégé par l'île de Vounos, s'étendent de vastes vignobles près d'un moulin alimenté par un torrent d'eau potable ; les
habitants forment près de 90 familles disséminées sur les meilleures parcelles des vallées et plaines adjacentes.
6 Eschine, Lettres, II, 4, IX, 1-2 ; XII, 11-12.
7 BRESSON, A., Recueil des inscriptions de la pérée rhodienne, Paris, 1991 = Recueil n° 49-51. Il s'agit de trois stèles
opisthographes datées entre 220 et 201 Av. J. -C. mises au jour à Hisarburnu, site identifié au centre de dème d'Amos sur lequel se
dressent les restes d'une imposante fortification. Voir infra p.
8 Eschine, Lettres, IX, 1-2 ; XII, 11-12. Sur l'acquisition de terres cultivables par des métèques voir OSBORNE, R., "Social and
Economic Implications of the leasing of land and property in Classical and Hellenistic Greece", Chiron, XVIII, 1988, pp. 299-323.
9 BEAN, G.E., FRASER, P.M., op cit., p. 57.
En ce qui concerne la série d'inscriptions mentionnée précédemment, il apparaît que le dème
d'Amos avait cédé à bail à des particuliers pour une durée de cinquante ans, des terres dont le loyer annuel
s'élevait à 240 drachmes10. La localisation de ces terres n'est toujours pas assurée. Certains ont supposé
qu'elles se trouvaient autour du village actuel de Gölenye ou dans la zone montagneuse située à l'arrière de la
baie de Turunç, ou encore, dans la vaste vallée côtière de Çiftlik, au sud du promontoire d'Hisarburnu11.
Cette dernière hypothèse paraît la plus probable, car le toponyme osmanli “ Çiftlik ”, désigne un domaine en
concession ; or les domaines concédés étaient pourvus de terres propices à une intense exploitation agricole
susceptible de remonter à la période antique12. Il n'est pas de notre propos de fournir un commentaire
détaillé des termes juridiques du contrat relatif aux baux d'Amos - ce contrat mériterait une étude à part
entière ; cependant, il est important de relever d'ores et déjà un certain nombre d'éléments utiles à l'analyse.
Il ressort de cette série d'inscriptions que trois Amiens, portant les titres de hiéromnamons, étaient
chargés de l'archivage et du suivi de l'exécution des obligations nées du contrat - la mise en valeur des terres
se trouvant ainsi placée sous le contrôle du dème. Cependant, les hiéromnamons étaient dans une situation de
compétence liée vis-à-vis de l'Etat rhodien ; en effet, dès lors que les sanctions prévues par le bail en cas de
non-exécution des obligations contractuelles n'étaient pas prises, une amende devait être versée à la cité13 .
On doit ainsi en déduire que cette mise en valeur des terres fut initiée et strictement contrôlée par l'Etat
rhodien conformément à une politique générale d'aménagement et de développement. Elle fut probablement
suscitée par une forte pression démographique ou par une volonté politique visant à favoriser les cultures
d'exportation14. Toutefois, quels que fussent les objectifs de l'Etat rhodien, il ne fait aucun doute que la lutte
contre la piraterie avait constitué un préalable nécessaire à l'accroissement de l'emprise agricole15.
Ainsi, les sources écrites, tant littéraires qu'épigraphiques, confrontées aux données topographiques
et archéologiques, permettent de dresser un tableau relativement fiable des campagnes péréennes. Nous
avons affaire à un “ monde plein ”, fortement anthropisé, se traduisant d'abord par une mise en valeur des
terres diversifiée, organisée et réglementée, ensuite, par un habitat rural hétérogène.
1.1. Une mise en valeur des terres, diversifiée, organisée et réglementée
Organisation et diversification de la production agricole
10 Recueil n° 49 a l. 1-5 ; n° 51 a l. 1-5.
11 RICE, E.E., "Relations between Rhodes and this Rhodian Peraia in Hellenistic Rhodes", in GABRIELSEN, V., et alii,
Hellenistic Rhodes : Politics, Culture and Society, Studies in Hellenistic Civilization, IX, Aarhus Univ. Press, 1999, p. 48.
12 Voir MANTRAN, R. (dir.), Histoire de l'Empire ottoman, Paris, 1989, pp. 323, 328.
13 On peut interpréter dans ce sens la formule : "Si survient une interdiction de la cité, qu'il (le preneur à bail) paie une pénalité
devant l'assemblée aux hiéromnamons en charge et à la communauté d'Amos dans le délai prescrit". Cf. Recueil n°49 b l. 8-12 ; n°
51 a l. 12-15. Cette formule dans les deux cas est placée entre : 1) les conditions relatives au paiement du loyer ; 2) les procédures
prévues en cas de non respect par le preneur à bail des dates de paiement.
14 Voir RICE, E.E., loc. cit., p. 48.
15 Sur la question voir infra p.
Eschine rapporte que sur ses terres se trouvaient “ des plants d'oliviers étendus ” et du “ vignoble en
quantité ”16. Dans les baux d'Amos, la culture de la vigne et de l'olivier est également attestée17. On dispose
de surcroît d'informations intéressantes sur l'organisation du vignoble.
Dans une des inscriptions, il est indiqué que les ceps de vignes devaient être plantés avec un
espacement de quatre pieds et demi en plaine (1, 35 m) et de quatre pieds en terrain rocheux (1, 20 m ; et que
dans les deux cas, un fossé d'au moins cinq demi-pieds (0, 75 m) devait être creusé18. Dans le traité de
Théophraste sur les Causes des plantes, on retrouve des indications analogues. L'auteur note que :
“ si le sol est aride et sec (...) ce ne sont pas seulement des fosses, mais c'est toute la surface(...),
qu'il faut défoncer, pour que ce défoncement complet accueille l'eau. Si l'on ne fait pas ainsi, on pratiquera
des tranchées (taphroi) aussi profondes et larges que possibles et on piochera près des plants afin qu'en été ils
aient le moins de chaleur possible ”.19
Cette dernière opération représentait un travail très lourd et exigeait une importante main-d'oeuvre
agricole. Dans le cas des baux d'Amos, on considère que le creusement de tranchées était effectué en vue
d'accueillir les jeunes plants de vignes20.
A ces prescriptions concernant la profondeur des sillons, s'en ajoutaient d'autres relatives à la
largeur des bandes de terres laissées entre les rangs de vignes ; en effet, le locataire devait laisser un
intervalle à semer (sporan dialeipon) d'au moins six pieds en plaine (1, 80 m) et quatre en terrain rocheux (1,
20 m)21. Cet intervalle, comme son nom l'indique, servait au complantage, mais aussi certainement au
passage des paysans pour les vendanges et les opérations de taille.
Il est également indiqué dans les baux d'Amos que les ceps devaient être montés sur des échalas
(charachas)22 - pratique que l'on rencontre de nos jours plutôt dans les régions froides ou tempérées afin de
limiter les risques de développement de maladies cryptogamiques liées à un manque d'aération. Dans les
régions bien ensoleillées, au contraire, les pampres sont généralement dépourvues de support, elles
retombent sur le sol, formant un écran de verdure susceptible de protéger les raisins de la chaleur et la terre
de la sécheresse.
Le recours aux échalas dans la pérée rhodienne s'explique certainement :
1) par les nécessités d'une production plus intensive sur une superficie relativement restreinte : dans
les baux d'Amos, le locataire devait planter pour chaque mine de loyer (100 drachmes) au moins mille pieds
de vigne. François Salviat a estimé l'espace occupé par ces mille pieds de vigne à 2430 m2 en plaine et à
16 Eschine, Lettres, IX, 1-2.
17 Recueil n° 49 a l. 32-36 ; n° 49 b l. 33 ; n° 50 a l. 4-5 ; l. 20 ; n° 50 b l. 14, 17-18 ; n° 51 b l. 1-2.
18 ibid.,n° 50 a l. 4-6. Voir aussi n° 49a l. 32-36 . Cependant, pour ce passage nous avons retenu la traduction bien différente, mais
plus convaincante de SALVIAT, F., "Le vin e Rhodes et les plantations du dème d'Amos", in AMOURETTI, M. -C., BRUN, J.P.
(dir.), La production du vin et de l'huile en Méditerranée, Ecole Française d'Athènes, BCH Suppl. XXVI, 1993, pp. 152-153.
19 Causes des plantes, III, 12.
20 SALVIAT, F., loc. cit., p. 153. Contre BEAN, G.E. , FRASER, P.M., op. cit., p. 3 qui ont identifié ces tranchées à des systèmes
de drainage ou d'irrigation.
21 Recueil n° 50 b l. 1-4. Il a été démontré que le dispositif de plantation des vignobles dans les baux d'Amos était tout à fait
conforme à celui des vignobles français d'aujourd'hui, correspondant en plaine à celui dit "en ligne",en terrain rocailleux à celui dit
"en plein". Cf. SALVIAT, F., loc. cit., p. 154.
22 Ibid., n° 50 b l. 18 ; n° 51 b l. 1. Les échalas étaient connus des Grecs depuis longtemps. Voir Homère, Iliade, XVIII, 56.3;
Aristophane, Acharniens, 986, 1291 ; Thucydide, III, 70.
1440 m2 en terrain rocheux, et comptabilisé entre 4100 et 7000 sujets. Il a ainsi pu conclure que la superficie
maximale occupée par la vigne devait être comprise théoriquement entre 3456 et 5832 m223. Il ressort de
ces données chiffrées qu'il ne s'agissait pas de constituer de grands domaines viticoles ; cependant, la culture
de la vigne sur ces terres mises à bail n'était certainement pas orientée vers la seule satisfaction des besoins
locaux : le vin, en particulier, devait faire l'objet d'exportation. Des ateliers de production d'amphores, datés
du début du IIIe siècle av. J.-C. et entrant dans la catégorie des séries rhodiennes, ont été mis au jour près du
dème d'Amos, sur les sites d'Hisarönu, de Turgut et de Gelibolu. On s'accorde à penser que cette production
répondait aux besoins croissants des domaines viticoles24.
2) par la volonté de produire un vin de qualité, susceptible d'être exporté. En effet, il est avéré qu'un
vin provenant de vignes hautes pourvues de supports est meilleur qu'un autre provenant de vignes basses
sans étaiement. Il faut donc être prudent lorsque l'on souligne le caractère restreint du vignoble car il faut
considérer la très forte valeur ajoutée attachée au produit de la vigne.
3) par la pratique du complantage qui exigeait un intervalle pour la semence25 ; le redressement des
pampres au moyen de supports facilitait nécessairement la mise en culture de la bande de terre laissée entre
les rangs de vignes26.
Dans tous les cas la pose des échalas représentait un coût important en main-d'oeuvre et en
matériel, il fallait donc que son recours ait été susceptible d'être compensé par quelque bénéfice27. Dans les
sols calcaires, où la décomposition des matières organiques est plus rapide que dans les sols argileux, nous
savons que les échalas sont généralement arrachés chaque année, regroupés en fagots pendant la saison
froide, aiguisés, puis replantés après le labour d'hiver. Il est possible de repérer une allusion à ce travail dans
une des inscriptions d'Amos : “ qu'il (le preneur à bail) ne coupe pas du bois, si ce n'est les échalas qu'il aura
besoin de couper pour les vignes qui se trouvent dans le champ ”28.
Il ressort ainsi de nos documents écrits que la viticulture et l'oléiculture occupaient une place
prépondérante dans le paysage rural ; mais il n'est à aucun moment fait mention des équipements (broyeurs,
pressoirs) nécessaires à la transformation des raisins et des olives. Le vin et l'huile n'étaient peut-être pas les
principaux dérivés de l'arboriculture locale29, il devait exister une production de raisins et d'olives de
23 SALVIAT, F., loc.cit., pp.. 158. 161.
24 EMPEREUR, J.Y., TUNA, N., "Hiérotélès, potier rhodien dans la pérée", BCH, CXIII, 1989, pp. 277-299. Selon SALVIAT, F.,
loc. cit., p. 160, ce serait le succès déjà acquis du vin de Rhodes sur les marchés extérieurs qui aurait "déterminé les gens du dème
d'Amos et, avec eux, l'Etat rhodien, à louer et à mettre en valeur par la création de vignobles (et de vergers et de figuiers) des terres
de sanctuaires qui étaient encore à la fin du IIIe siècle, ou vacantes, ou affectées à des cultures céréalières.
25 Recueil n° 49 a l. 35 ; n° 50 a l. 8
26 Dans les inscriptions réglementant les baux de Mylasa, il n'est pas fait mention d'échalas. Cependant, il est possible de déduire leur
existence de la pratique du vignoble complanté. Cf. BLÜMEL, W., Die Inschriften von Mylasa, T. I, Bonn, 1987, n° 214 l. 2-3. Sur
cette pratique voir AMOURETTI, M. -CL., "La viticulture antique, contraintes et choix techniques", REA, XC, 1988, p. 5-17.
27 Sur la pose des échalas et ses contraintes dans le monde romain voir TCHERNIA, A., Le vin de l'Italie romaine, Rome, BEFAR,
261, 1986, p. 181.
28 Recueil n° 51 b l. 1-2.
29 Voir AMOURETTI, M. -C., "Les sous-produits de la fabrication de l'huile et du vin", in AMOURETTI, M. -C., BRUN, J.P.
(dir.), La production du vin et de l'huile en Méditerranée, Ecole Française d'Athènes, BCH Suppl. XXVI, 1993, pp. 463-476 ; voir
aussi du même auteur "oléiculture et viticulture dans la Grèce antique", in WELLES, B. (éd.), Agriculture in Ancient Greece,
Stockholm, 1992, pp. 77-86.
table30, à laquelle s'ajoutait une production de figues.
Eschine ne rapporte pas de manière explicite la présence de figuiers sur sa propriété, mais il y fait
probablement allusion lorsqu'il précise que celle-ci lui avait paru “ belle en tous points, particulièrement par
la variété de ses cultures ”31. Dans les baux d'Amos, en revanche, ils sont bien attestés : pour chaque mine
de loyer, le preneur à bail devait en planter quarante, à pas moins de quarante pieds de distance les uns des
autres, en creusant à une profondeur d'au moins trois pieds32. Il a été démontré que chaque figuier occupait
2
environ 144 m 33 ce qui laisse penser qu'il existait de vastes vergers faisant l'objet d'une exploitation
intensive. Mais aucune indication, ici encore, ne nous est donnée sur la nature de cette production. Les figues
étaient-elles destinées à être consommées fraîches et/ou sèches ? Dans les baux de Mylasa, il est fait
référence de manière explicite au sèchage des figues (et également des raisins)34. On peut par conséquent
supposer l'existence d'une même pratique dans les régions voisines, notamment dans la pérée rhodienne où
l'activité agricole semble avoir été au moins aussi développée qu'en Carie centrale.
La céréaliculture est également attestée dans nos documents. Eschine fait mention de la présence
sur son domaine “ d'assez nombreuses terres à céréales ” (sporima pleiona)35 - le mot spørimoq renvoyant
d'une manière plus générale à des terres propres ou prêtes à être ensemencées. Dans les baux d'Amos, aucune
information ne nous est donnée sur les emblavures. Celles-ci, en dehors de la pratique méditérranéenne de la
jachère biénale, ne nécessitaient aucun soin particulier à la différence des plantations, de sorte qu'il n'était pas
utile d'en faire mention36. Cependant, la nécessité de prévoir un intervalle à semer entre les rangs de vignes
montre clairement que l'on pratiquait le complantage de céréales37. C'était là une pratique courante dans le
monde grec, que l'on retrouve notamment dans la région voisine de Mylasa38. Le travail se faisait à la main,
au moyen de la houe ou du bident, ou à l'araire, avec un joug simple, compte tenu du faible espacement39. Il
est possible aussi que les bandes de terres laissées entre les figuiers, voire entre les oliviers, aient été
ensemencées de manière à accroître la part de la production vivrière.
De plus, il est fait mention dans deux de nos inscriptions de la présence sur les terres cédées à bail
de « achuron » que l'éditeur traduit par “ balle ”40. Si ce mot renvoie effectivement aux glumes ou glumelles
30 Nous savons que Rhodes produisait dès le Ve siècle des raisins secs. Cf. Hermippos, fr. 63 Kock = Athénée I, 27 f.
31 Eschine, Lettres, IX, 1-2.
32 Recueil n° 49 a l. 35. Voir aussi n° 50 a l. 9-10. Nous avons retenu la traduction de SALVIAT, F., loc. cit., p. 153, pour ce
passage.
33 SALVIAT, F., loc. cit., p. 158.
34 Cf. BLÜMEL, W., Die Inschriften von Mylasa, T. II, Bonn, 1988, n° 143 l. 6. Voir aussi CHANDEZON, CH., "Paysage et
économie rurale en Asie Mineure à l'époque hellénistique à partir de quelques baux de Mylasa (IIe-Ie av. J. -C.)", Histoire et Sociétés
rurales, 9 (1), 1988, p. 50.
35 Eschine, Lettres, IX, 1-2.
36 Voir sur ce point BRUNET, M., ROUGEMONT, G., ROUSSET, D., "Les contrats agraires dans la Grèce antique. Bilan
historiographique illustré par quatre exemples", Histoire et Sociétés rurales, 9 (1), 1998, p. 220 = BRUNET, M., et alii .
37 Recueil n° 49 a l. 35 ; n° 50 a l. 7-8.
38 Cf. BLÜMEL, W., op. cit., (II), n° 803 l. 13 ; n° 809 l. 1.
39 Selon SALVIAT, F., loc. cit., p. 160, à Amos les espaces laissés entre les rangs de vignes étaient trop restreints pour l'usage de
l'araire : des plates-bandes d'au moins sept pieds de large étaient nécessaires pour labourer avec des boeufs. Cela s'explique en effet
pour l'usage d'un joug double , mais pas pour celui d'un joug simple.
40 Recueil n° 49 b l. 4 ; n° 50 b l. 13-14.
détachées des grains de céréales par le battage, nous avons là un autre témoignage probant. Cependant, ce
mot peut tout aussi bien avoir été employé dans son sens premier pour désigner de la paille ou du chaume.
Enfin, notons qu'il n'est aucunement question dans les baux d'Amos de moulins et de greniers, pas
plus d'ailleurs que dans ceux de Mylasa41.
La pratique de l'élevage n'est pas clairement attestée dans nos documents, cependant, elle peut
facilement être restituée : dans les baux d'Amos, il est fait mention de foin (chorton), de paille (kalamon), de
balle (achuron), et, enfin de fumier (kopron)42. Ce témoignage est corroboré par celui d'Eschine qui
rapporte la présence sur son domaine de “ beaux pâturages ” (nomai kalai)43. On peut supposer l'existence, à
côté d'un petit bétail parcourant le maquis et les montagnes boisées environnantes44, d'un gros bétail dans les
zones basses littorales humides peu propices à la mise en culture. On en a repéré un grand nombre dans la
pérée rhodienne intégrée, en particulier dans la vallée côtière de Çiftlik où se trouvaient probablement les
terres dont il est fait mention dans les baux d'Amos45. Nombreux sont les indices permettant de supposer
l'existence d'un gros bétail, en particulier un élevage de bovins : les terres à pâturage, le fourrage vert ou sec
en quantité qui devait être destiné tout naturellement à la nourriture des bêtes lors de la stabulation l'hiver, la
conservation des glumes ou glumelles qui pouvaient être utilisées pour la confection de litières ou comme
compléments alimentaires. Ce type d'élevage, dont on ne saurait déterminer l'ampleur faute d'informations
suffisantes, était nécessaire au moins d'un triple point de vue : pour la traction des araires, la fumure des
terres, la consommation de viande sacrificielles.
La réglementation de l'exploitation agricole : l'exemple des baux d'Amos
Dans nos inscriptions, il est indiqué au preneur à bail le nombre exact d'arbres qui, par espèce,
devaient être plantés pour chaque mine de loyer. Ce comptage précis des pieds de vignes, des oliviers et des
figuiers montre le souci des bailleurs et, bien entendu de l'Etat rhodien, de maintenir dans le temps un
nombre constant d'individus46. Il est fait également mention de leurs exigences en matière d'espacement,
d'entretien ou encore d'âge ; à la fin du contrat, en effet, un âge minimum de dix ans était requis pour les
vignes et les oliviers, certainement parce que parvenus à maturité, ceux-ci offraient une pleine production,
augmentant par suite la plus-value du bien foncier47. Cette réglementation de la production impliquait
certainement un repiquage systématique en pépinière, au moins pour les plants de vignes et d'oliviers qui,
ainsi traités, étaient pourvus à âge égal d'un chevelu plus abondant48.
41 Voir CHANDEZON, CH., loc. cit., p. 51.
42 Recueil n° 49 b l. 4 ; n° 51 b l. 13-14.
43 Eschine, Lettres, IX, 1-2.
44 Recueil n° 49 b. l. 8 ; n° 51 a l. 1-2 ; n° 51 b l. 1. Sur le petit bétail dans le monde grec voir HODKINSON, S., "Animal
husbandry in the Greek polis", in WHITTAKER, CH. R.(éd.), Pastoral Economies, in Classical Antiquity, Cambridge, 1988
45 Voir supra p.
46 Recueil n° 49 a l. 32-36 ; n° 50 a l. 4-5.
47 Ibid., n° 49 a l. 32-36 ; n° 49 b l. 33 ; n° 50 a l. 4-6 ; n° 50 a l. 32-36 ; n° 50 b l. 14, 17-18.
48 L'existence de pépinières est attestée dans les baux de Mylasa. Cf. BLÜMEL, W., op. cit., (II), n° 803 l. 13 ; n° 809 l. 1.
A ces exigences, s'ajoutaient des interdictions portant sur les produits utiles au fonctionnement de
l'exploitation agricole : ainsi, il était interdit au preneur à bail d'emporter le foin, la paille, la balle et le
fumier49 ; il lui était également interdit de couper du bois librement, car toute coupe faisait l'objet d'un
contrôle par les hieromnamons ; de plus, le bois, une fois coupé, ne pouvait être emporté au terme du contrat,
de même que les échalas qui devaient tous pouvoir être présentés à échéance50. On peut supposer que
l’extension des surfaces cultivables avait considérablement réduit les zones boisées dans la pérée, et que face
à ce processus, l'Etat rhodien avait été soucieux de freiner le déboisement ; car s'il ne pouvait échapper aux
importations (charpente, flotte, machines de guerre), il lui était néanmoins nécessaire de maintenir un
approvisionnement local. Si l'on accepte cette hypothèse, il faut admettre que l'interdiction contenue dans les
baux d'Amos avait un fondement économique : il s'agissait de protéger les zones boisées en raison de l’état
de pénurie de bois.
Il ressort de nos documents écrits que les campagnes péréennes à l'époque hellénistique étaient
plantées de vignes, d'oliviers et de figuiers auxquels s'ajoutaient des terres à céréales et à pâturages. La
plupart des vallées côtières et des collines basses aménagées en terrasses permettaient la viticulture et
l'arboriculture, mais également le complantage de blé, d'orge ou de froment dans les rangs de vignes, voire
dans les champs de figuiers et d'oliviers. Si ces terres cultivées pouvaient être coupées par des zones boisées
ou des maquis utiles au pacage du petit bétail, la présence de prairies et de cultures fourragères suggère
l'existence d'un gros bétail. Cette mise en valeur des terres diversifiée, organisée et réglementée en vue de
tirer parti de manière optimale des surfaces arables, atteste un intense travail humain et, de fait, plaide en
faveur d'une densité importante de population51 - la viticulture, en particulier, étant une grande
consommatrice de main-d'oeuvre.
1.2. Un habitat rural hétérogène
Forme et répartition de l'habitat rural
Nous sommes relativement bien renseigné sur la forme des fermes (aulai) dans le monde grec, dont
certaines étaient dotées d'une tour (pyrgos) pouvant servir de grenier,de logement et de refuge52. Dans la
49 Ibid. n° 49 b l. 4 ; n° 51 b l. 13-14.
50 Recueil n° 49 b l. 8 ; n° 50 b l. 17-18 ; n° 51 a l. 1-2.
51 Sur la question voir notre étude "Peuplement, emprise territoriale des populations et défense : la pérée rhodienne intégrée aux
époques classique et hellénistique", Actes du colloque international d'Arras, 14-15 déc. 2001 sur Guerre et démographie dans
l'antiquité. A paraître.
52 PECIRKA, J., "Homestead Farms in Classical and Hellenistic Hellas", in FINLEY, M.I., éd. , Problèmes de la terre en Grèce
ancienne, Paris, 1973, pp. 113-147 ; BRUNET, M., "Le territoire de Thasos", in L'espace grec. Cent cinquante ans de fouilles de
l'Ecole française d'Athènes, Paris, 1996, p. 64 ; HELLMANN, M. -C., Recherches sur le vocabulaire de l'architecture grecque
d'après les inscriptions de Délos, Paris, 1992, pp. 59-60 ; LOHMANN, H., "Agriculture and Country Life in Classical Attica", in
WELLS, B. (éd.), Agriculture in Ancient Greece, Stockholm, 1992, pp. 41-45, 46. Voir le commentaire de CHANDEZON, CH., loc.
cit., p. 44 à propos des fermes de la région de Mylasa..
pérée, aucune trace de ferme n'a encore pu être identifiée avec certitude, ni même aucun pressoir à vin ou à
olives ; ceci s'explique par l'absence de prospection archéologique intensive orientée exclusivement vers la
connaissance du paysage rural antique. Les rares informations dont on dispose proviennent donc de la
documentation écrite. Dans les baux d'Amos, les constructions érigées sur les terres agricoles sont désignées
par le terme oikèmata que l'éditeur traduit dans ce contexte par “ bâtiments" ou "maisons ”53. On peut y voir
de simples maisons d'habitation, des fermes avec leurs annexes, ou encore des bâtiments d'exploitation
isolés: étable pour les bovins (boustasis), pressoir à raisin (patétérion), cellier (pithôn), pièce pour la
fabrication de l'huile avec broyeur et pressoir (élaïstérion). Dans les baux de Mylasa, on distingue les
logements (oikai, oikèmata) des pièces utilisées pour les activités agricoles. Christophe Chandezon y voit
une distinction très nette entre locaux d'habitation et d'exploitation qui pourrait correspondre à une réelle
séparation spatiale54. L'emploi dans nos inscriptions du terme oikèmata laisse penser qu'il s'agissait de
constructions servant aux travaux agricoles mais dans lesquelles les populations rurales pouvaient résider55 :
s'il s'était agit de bâtiments d'exploitation spécifiques, on peut penser, compte tenu de la rigueur de rédaction
du contrat, tant dans la désignation des composantes du bien-fonds que dans celle des travaux prescrits, qu'ils
auraient été mentionnés précisément.
Par ailleurs, on apprend que le preneur à bail avait l'obligation de (re)construire au moins trois
bâtiments qui, à échéance,feraient l'objet d'un contrôle de conformité : ils devaient mesurer au moins vingtcinq pieds ( 7, 5 m) de long pour une largeur d'au moins vingt pieds (6 m) et présenter une couverture en bon
état56. La préservation de l'étanchéité des couvertures apparaît comme une question récurrente dans les
contrats agraires57. Quoi qu'il en soit ces bâtiments faisaient partie intégrante du bien-fonds et, de fait, ne
devaient pas être altérés.
Eschine nous apporte également quelques informations sur la nature de l'habitat rural. En effet, on
apprend que sa propriété foncière, chôrion, ne se composait pas seulement de terres agricoles mais aussi d'un
phrourion 58. Les travaux que nous avons menés sur la défense du territoire en Carie montrent clairement
que l'emploi de ce terme renvoie à une construction de caractère défensif fonctionnant en relation avec la
mise en valeur d'un terroir agricole59 : le phrourion d'Eschine était un lieu de résidence fortifié qui pouvait
53 Recueil n° 49 a l. 25, 27 ; n° 49 b l.27, 29 ; n° 50 a l. 13 ; n° 50 b l. 10. SALVIAT, F., loc. cit., p. 151 a traduit par "locaux de
service".
54 Voir CHANDEZON, CH., loc. cit., p. 45.
55 Dans un passage d'Hérodote, I, 17, relatif aux incursions menées sur le territoire de Milet par le Lydien Alyatte, il est fait mention
d'oºkhmata ®pÁ t©n Ñgrün, à proximité desquelles les Milésiens ensemençaient et cultivaient les terres. L'analyse de ce passage
montre clairement qu'il s'agissait non pas de simples abris temporaires mais de lieux de résidence permanents; les paysans y vivaient,
y entreposaient le matériel agricole, ainsi peut-être qu'une partie de leurs récoltes et pouvaient peut-être même y venir chercher refuge
en cas de danger. Cf. PIMOUGUET-PEDARROS, I., Archéologie de la défense. Histoire des fortifications antiques de Carie
(époques classique et hellénistique), Besançon, 2000, p. 195.
56 Recueil n° 49 a l. 25, 27 ; n° 49 b l. 28-29 ; n° 50 a l. 13-14 ; n° 50 b l. 10-12.
57 Pour d'autres exemples voir BRUNET, M., et alii, loc. cit., p. 227.
58 Eschine, Lettres, IX, 1-2 ; XII, 11-12.
59 En se fondant sur divers témoignages littéraires et épigraphiques relatifs à la Carie antique, il apparaît que le terme tØ fro¥rion
s'applique aussi bien aux ouvrages fortifiés situés à proximité d'une ville ou d'un sanctuaire, qu'à ceux isolés au sommet d'une colline,
loin de toute concentration humaine, et qu'il peut aussi indiquer la présence d'une garnison. Dans nombre de cas, son sens est très
proche de celui de tØ xvrºon ; comme lui, il entretient une relation étroite avec la notion de territoire. En effet, nombreux sont les
textes anciens à le mentionner en association avec la chôra avoisinante. Cependant à la différence de tØ xvrºon, il implique
l'existence d'une construction à caractère défensif. Cf. PIMOUGUET-PEDARROS, I., op. cit., p. 112-113.
en cas de danger assurer sa protection et celle de son entourage immédiat (famille, amis, esclaves) - ainsi
peut-être que celle des populations avoisinantes qui pouvaient venir y chercher refuge en cas d'attaque
imprévue. Dans une autre lettre, l'auteur rapporte que sur ses terres, il n'y avait pas épaulion, car tout était en
ruines60. Les éditeurs ont traduit ce terme par “ maisons ”, or dans les sources relatives à des biens fonciers,
les lieux d'habitation sont généralement mentionnés sous celui d’oikèmata. Nous pensons que ce mot, qui a
le sens premier de "petit bien de campagne", est à rapprocher du mot épaulion désignant un parc à bétail ou
une étable, et du mot aulè qui désigne la ferme ; le préfixe laisse penser qu'il s'agissait d'un bâtiment annexe
à la ferme se trouvant peut-être directement sur les terres mises en culture.
La pérée rhodienne intégrée était ainsi occupée par des établissements ruraux hétérogènes : à côté
d'un habitat groupé caractérisé par des villages, se trouvait un habitat dispersé avec des domaines agricoles
plus vastes centrés sur des fermes fortifiées. C'était très probablement le cas de la propriété d'Eschine, au
lieu-dit les Sablons, sur le dème de Physkos61. En effet, il ressort de l'analyse des textes, mais aussi, dans
une moindre mesure des données du terrain, en particulier de la carte archéologique, que nous avons dressée
sur le fondement des traces antiques d'activités humaines, identifiées pour les unes à des sites centraux, pour
les autres à des sites secondaires62, qu'il existait des fermes et des bâtiments annexes disséminés dans les
campagnes. Cependant la région était également occupée par de nombreuses agglomérations rurales, situées
pour la plupart à proximité des centres de dèmes lesquels présentaient généralement tous les attributs d'une
ville grecque. Christophe Chandezon à propos des campagnes mylasiennes a noté, en se fondant sur les
conclusions de Michèle Brunet relatives aux modes d'occupation du sol dans les poleis, qu'une partie des
propriétaires fonciers pouvait résider dans les villages ou les villes, tandis que l'autre, favorisée par de
courtes distances, pouvait vivre dans des fermes tout en profitant des commodités de la vie urbaine63. Une
même remarque s'impose pour la pérée rhodienne intégrée - et ce d'autant que l'habitat rural, qu'il fût groupé
ou dispersé, était d'une grande accessibilité du fait de la densité du réseau viaire.
Le réseau viaire et l’accessibilité de l’habitat rural
Les campagnes étaient en effet parcourues par de nombreuses voies de communication. Des routes
traversaient les vallées reliant entre eux les centres de dèmes ou les établissements secondaires ; d'autres
sillonnaient les montagnes environnantes afin de rendre accessibles les villages établis dans les zones les
plus reculées - comme celles mentionnées dans les baux d'Amos qui desservaient les localités de Daphnai,
Mèthasai et Pisthmoi64. Ces routes (hodoi), dont on retrouve une trace partielle dans les grandes pénétrantes
actuelles, se ramifiaient en de nombreux chemins, encore pour beaucoup praticables aujourd'hui ; ces
60 Eschine, Lettres, XII, 11-12.
61 Sur la coexistence dans les campagnes grecques d'un habitat groupé et d'un habitat dispersé voir BRUNET, M., "Campagnes de la
Grèce antique : le danger du prisme athénien", Topoi, 2, 1992 , pp. 33-51 contre OSBORNE, R., Classical Landscape with Figures.
The Ancient Greek city and its countryside , Londres, 1987.
62 Voir carte.
63 CHANDEZON, CH., loc cit., p. 47 . Voir aussi BRUNET, M., loc. cit., pp. 33-51.
64 Recueil n° 50 a l. 22.
chemins, dont le sol présente encore bien souvent en surface d'abondants tessons de céramique, servaient de
voies d'accès secondaires aux centres de dèmes ou à leurs subdivisions territoriales : à partir de Asardibi
(Kasara), un chemin mène jusqu'aux ruines de Bozuk (Loryma) tandis qu'un autre permet d'accéder
facilement à celles de K¢z¢l Burnu (Larymna ?) ; toujours à partir de Asardibi, un autre chemin conduit
directement à l'acropole fortifiée de Fenaket (Phoinix), puis, de là, à celle de Saranda (Thyssanonte). On
retrouve un réseau similaire au nord ; en effet, de la plaine d'Ovac¢k, dominée par le pic d'Alt¢nsivrisi
(Euthéna), un chemin permet de gagner Gélibolu en deux heures de marche puis, de là, d'accéder aux ruines
de Kédréai situées à la fois sur l'île de Sehir O¸lu et sur le continent opposé, au lieu-dit Tasbükü ; de
Tasbükü, un chemin mène en une heure trente jusqu'à la plaine de Karaca où subsiste un fort ; de là on peut
rejoindre la plaine d'Ovac¢k en empruntant un chemin entre les falaises ou continuer droit vers le sud en
longeant la côte pour atteindre la baie de Sö¸üt (Amnistos). Ces chemins désservaient probablement les
tours, les forts et les fortins isolés, mais aussi les hameaux et les fermes avec leurs bâtiments annexes.
Dans les baux de Mylasa, il apparaît très clairement que celles-ci étaient desservies par des chemins
(atrapoi) dont l'accès était réglementé ; en effet, dans le cas d'une transaction immobilière, il était précisé
dans le contrat que le domaine était vendu avec “ entrée et sortie ”65. L'existence de droits de passage de ce
type n'est pas attestée dans les baux d'Amos. En revanche, il est fait mention d'interdictions relatives à
d'éventuels empiètements sur les routes de la part du preneur à bail qui, dans le cas contraire, était tenu de
verser une amende aux hiéromnamons et à la communauté du dème66 - interdictions qui montrent que l'Etat
rhodien se souciait du bon entretien du réseau viaire, qu'il tenait à en avoir la pleine maîtrise, certainement
parce qu'il représentait un bien public utile en temps de guerre67.
Ainsi, les campagnes péréennes étaient-elles à l’époque hellénistique densément peuplées,
polarisées par des centres de dèmes, voire par des établissements secondaires, reliés entre eux par un réseau
viaire important. Le paysage rural était composite puisque s’y trouvaient un habitat groupé avec des villages
ainsi qu'un habitat dispersé avec des exploitations agricoles centrées sur des hameaux ou des fermes
fortifiées. Au total, l'homme était partout, laborieux, fortement organisé pour faire face à toute attaque,
rarement seul et dépourvu.
65 Pour un commentaire et des références voir CHANDEZON, CH., loc. cit., p. 42, n° 48-49.
66 Recueil n° 50 a l. 22-23.A cette interdiction s'ajoutait celle d'empiéter sur des terres voisines ou d'ajouter une partie de celles-ci à
son domaine.
67 Sur les compétences liées entre les hiéromnamons et l'Etat rhodien voir supra p.
2. La mise en défense des zones rurales et la protection des produits de la terre
2.1. La question de la piraterie et du brigandage
La pérée rhodienne intégrée était une terre de prédilection pour la piraterie et le brigandage : sa
proximité avec la route du blé attirait nécessairement dans son voisinage ceux qui cherchaient à intercepter
les navires cargos ; de plus, la profusion des richesses produites ne pouvait que susciter la convoitise des
pilleurs en tous genres ; avec d'autant de facilité que ses côtes très découpées, bordées d'îlots, offraient des
ports naturels pouvant servir d'abris aux navires ainsi que de points d'appui pour des razzias dans les
campagnes environnantes68.
L'absence de traces matérielles significatives
S'agissant de piraterie ou de brigandage, la tour (pyrgos), qu'elle soit isolée ou qu'elle constitue la
partie forte d'une ferme, représente le type même de la fortification utile pour obvier les razzias69. De
nombreuses tours ont été mises au jour dans différentes régions du monde grec, et en particulier dans la
Carie voisine70. Sur le territoire continental de Rhodes, en revanche, aucune n'a pu être identifiée à ce jour.
Il serait néanmoins hâtif, dans l'état actuel des recherches archéologiques menées dans la région, d'affirmer
qu'il n'en existait pas ; cela reviendrait à supposer que les fermes n'étaient pas construites selon ce modèle ou
que les postes de guet se présentaient sous une autre forme. Il est possible que les forts jalonnant les côtes
ouest, sud et est aient servi de postes de signalement aux centres de dèmes ou aux établissements
secondaires, ainsi que de relais aux acropoles fortifiées71. En position dominante, celles-ci commandaient
une vue à la fois vers la mer et vers l'intérieur des terres - à l'exception de celles de Phoinix et d'Hyda qui, à
défaut, étaient reliées à un fort côtier. Constituées d'une citadelle intérieure et d'un mur extérieur de défense,
elles pouvaient servir de lieux de refuge aux populations rurales, mais en aucun cas de lieux de résidence
permanents car l'on n'a repéré aucune trace d'habitation in situ. Dans quelques unes, on a mis au jour des
citernes qui, si elles n'étaient pas directement destinées aux besoins des réfugiés, servaient peut-être à
l'entretien d'une petite garnison. Leur capacité d'accueil, si l'on considère l'étendue de leur périmètre défensif,
était relativement réduite, excédant difficilement trois cents personnes, cependant, leur répartition et leur
68 Le pseudo-Xénophon vers 430-420 écrivait à propos du monde grec: "il n'y a pas de continent le long duquel on ne rencontre soit
un promontoire, soit une île adjacente, soit un détroit. On peut y croiser quand on est maître de la mer et piller les habitants du
continent".
69 FERONE, C., Lesteia. Forme di predazione nell' Egeo in età classica, Naples, 1997.
70 Nos enquêtes de terrain nous ont permis d'en répertorier une vingtaine, la plupart de plan carré, conservées sur plusieurs assises.
Cf. PIMOUGUET-PEDARROS, I., op. cit., pp. 118-126.
71 Voir carte.
multiplication sur l'ensemble de la région pouvaient avoir constitué un facteur compensatoire. En dehors de
ces acropoles fortifiées, il existait sur le littoral des agglomérations urbaines protégées par de puissants
remparts qui tenaient lieu de centres de dèmes et qui pouvaient peut-être aussi servir d'abris temporaires aux
paysans en cas d'attaques pirates72.
Sans préjuger de l'inexistence ou de la rareté des pyrgoi, on peut néanmoins se demander si les
places fortes étaient suffisamment nombreuses et bien réparties pour accueillir l'ensemble de la population
péréenne. Ces questions renvoient au mode d'habitat et, de fait, à la répartition et à la densité des populations
rurales sur le territoire. Ainsi, on a souvent mis en relation la piraterie avec l'habitat perché, considéré
comme le plus apte à répondre aux besoins sécuritaires des populations en cas d'incursions temporaires73.
Cependant, dans la pérée intégrée, on ne peut en aucun cas parler d'habitat perché dans la mesure où les
acropoles fortifiées n'étaient pas des lieux de résidence permanents. Par ailleurs, elles n'impliquaient pas
systématiquement un habitat groupé environnant ; car nous savons qu'il existait aussi un habitat dispersé. Si
l'on accepte, en se fondant sur l'ensemble des indices convergents, l'idée que les hommes qui vivaient dans la
pérée étaient nombreux, qu'ils étaient implantés alternativement de manière groupé et dispersé mais jamais
très éloigné d'une place forte de repli, on saisi avec plus d'acuité la prégnance de leur emprise sur le
territoire. On retrouve en Carie centrale, sur le territoire de Mylasa, une même mixité dans le mode d'habitat
et une même diversité dans les ouvrages fortifiés ; or l'étude de plusieurs documents épigraphiques, montre
que ce territoire était occupé par une abondante population agricole74. Dès lors, on peut se demander si cette
manière d'occuper l'espace et de le défendre n'était pas caractéristique des régions aux campagnes densément
peuplées.
Des sources écrites paradoxalement discrètes
Il est attesté que la mer dans le voisinage de Rhodes était fréquentée par de nombreux pirates,
originaires pour la plupart de Crète ou d'Asie Mineure méridionale, en particulier de Cilicie75. Cependant,
nous ne disposons d'aucun document faisant mention de manière explicite d'actes de lesteia dans la pérée
intégrée.
On peut toutefois invoquer trois témoignages indirects : le premier provient du récit de Diodore
relatif au siège de Rhodes par Démétrios (305-304) dans lequel on apprend que des pirates (peiratais)
s'étaient alliés au roi et lui avaient servi de force d'appui pour des coups de main sur mer comme sur terre76 ;
ces pirates, probablement originaires d'Asie Mineure méridionale, formaient un groupe homogène,
72 Ibid. p.
73 Pour un exemple d'habitat perché voir les établissements caro-lélèges de la péninsule d'Halicarnasse, en position dominante, en
retrait vers l'intérieur des terres et solidement fortifiés. Cf. PIMOUGUET-PEDARROS, I., op. cit., pp. 136-139, 161-162.
74 Voir CHANDEZON, CH., loc. cit., pp. 42-43, p. 53.
75 Voir spéc. Diod. XXVII, 3 ; XXVIII, 1 ; Polybe IV, 8 ; VI, 46 ; Strabon X, 4, 10 ; XIV, 3.2 ; Syll. 3, 568-569. Sur la question de
la piraterie hellénistique voir BRULE, P., La piraterie crétoise hellénistique, Paris-Besançon, 1978 ; GARLAN, Y., Guerre et
économie en Grèce ancienne, Paris, 1989, p. 189.
76 Diod. XX, 82 ; 83, 1 ; 97, 5.
parfaitement organisé et hiérarchisé, avec à leur tête un chef de bande du nom de Timocratès77. L'auteur ne
rapporte aucune opération de piraterie menée à cette occasion contre la pérée ; le seul coup de main dont il
fasse état concerne le territoire insulaire, et plus précisément la chôra de l'ancienne cité de Ialysos78.
Cependant, nous savons qu'aux côtés de la flotte de guerre de Démétrios, basée dans le port de Loryma, se
trouvaient des aphrakta, navires légers, non pontés, commandés par des pirates79. De fait, il est possible que
ces derniers aient effectué des pillages dans l'arrière-pays en vue d'assurer leur subsistance - surtout si nous
sommes fondé à penser que le territoire continental de Rhodes n'avait encore fait l'objet à cette date d'aucune
politique de défense de grande ampleur80.
Le second témoignage est une lettre d'Eschine, déjà mentionnée, dans laquelle l'auteur rapporte que
ses terres n'étaient occupées par aucun épaulion, et que tout était en ruine. Comme nous l'avons noté
précédemment, il est probable qu'il fait référence à des bâtiments annexes à la ferme se trouvant directement
dans les champs81. Pierre Debord datant l'installation d'Eschine dans la pérée entre 330 et 325, a établi un
lien de causalité entre les destructions mentionnées par l'auteur et un passage d'Arrien dans lequel on apprend
que le perse Orontobatès, face aux troupes d'Alexandre, tenait des places fortes dans le Sud de la Carie82. Il
n'est pas exclu en effet que le dème d'Amos à cette époque ait souffert de razzias menées pour assurer la
subsistance des troupes, ou encore de raids punitifs visant à mettre à sac les possessions continentales de
Rhodes, alors alliée des Perses. Cependant, il est encore plus probable que les destructions mentionnées par
Eschine aient été causées pendant la guerre de manière opportuniste par de simples brigands ou pirates.
Enfin, notre troisième témoignage, certainement le plus significatif, est un décret honorifique
provenant du dème d'Amos daté entre 200 et 1 Av. J. -C. Nous apprenons que Xénoménès, fils
d'Onasandros, Physkien,hagèmôn en charge de la défense de la pérée intégrée, "a mis tout son zèle et toute sa
prévoyance pour qu'aucun des malfaiteurs ne s'échappe, qu'il a châtié les esclaves fugitifs..."83. Faut-il
mettre ce passage en relation avec de simples actes de délinquance ou faut-il plutôt identifier les malfaiteurs,
tôn kakourgôn, à des pirates? Cette identification est celle que les premiers éditeurs du texte ont proposée84.
Certes, il n'est pas fait mention de peiratès ou, d'une manière plus générale, de lestès, cependant, le terme de
kakourgos peut parfaitement, dans ce contexte, recouvrer ces deux acceptations - et ce d'autant plus que les
désertions parmi la main-d'oeuvre servile se produisaient bien souvent à l'occasion d'opérations de piraterie
ou de brigandage.
77 Nous pensons que ces pirates venaient d'Asie Mineure méridionale, de Pamphylie ou de Cilicie, deux régions réputées pour avoir
été des repaires de pirates, où Démétrios avait séjourné avant de faire voile vers Rhodes. Cf. Plut. XV, 1-XVI, 7 ; Diod. XX, 19, 5.
78 Diod.XX, 83, 1-5.
79 Diod. XX, 83, 1.
80 Sur ce point voir infra p.
81 Voir supra p.
82 DEBORD, P., "Les pérées des îles voisines de l'Asie Mineure", REA, 103, 2001, 1-2, p. 272. Si l'on se réfère à Arrien, Anab. II, 5,
7, Orontobatès "défendait la citadelle d'Halicarnasse, tenait Myndos, Caunos, Théra et Kallipolis et avait également pris Cos et
Triopion". Sur ces événements voir spéc. RUZICKA, S.Q., "War in Aegean, 333-331 : a Reconsideration", Phoenix, 42, 1988, pp.
131-145. Sur la localisation de Théra et de Kallipolis voir DESCAT, R., "Les forteresses de Théra et de Kallipolis de Carie", REA,
96, 1994, pp. 205-209 et fig. 1.
83 Recueil n° 52.
84 Cf. BEAN, G.E., FRASER, P.M., op. cit., n° 13. GARLAN, Y., op. cit., p. 200, l'a tenue comme assurée dans son chapitre
consacré à la piraterie.
Bien que nous ne disposions d'aucun document faisant mention de manière explicite d'actes de
lesteia dans la pérée, on ne peut douter que ceux-ci aient constitué une contingence de l'organisation des
populations rurales. Cette contingence, si elle ne s'était pas traduite sur le terrain par la multiplication de
tours isolées ou par un habitat perché, avait en revanche conduit à un mode particulier d'occupation du sol.
L'établissement initial de l'habitat hors des zones basses trop ouvertes à l'attaque, le maillage serré des
centres de dèmes avec leurs fortifications en position dominante, permettaient la protection des populations
rurales, qu'elles fussent groupées ou dispersées. Cette implantation laissait en définitive peu de terres
agricoles hors du rayon d'action défensif ou contre-offensif, d'une place forte. Etat de fait qui pourrait
expliquer que les sources écrites soient restées très discrètes sur d'éventuels pillages dans la pérée intégrée.
On peut même supposer que l'organisation défensive de l'Etat rhodien avait permis d'éradiquer les razzias sur
les vallées côtières tout en limitant les effets de la piraterie hauturière. Il serait ainsi plus facile de
comprendre le caractère opportuniste et ponctuel des actes de lesteia85.
Par ailleurs, le desserrement de la contrainte induite par la menace de la piraterie avait peut-être
conduit à la mise en culture de terres laissées jadis en friches ; ainsi, les effets d’une défense locale efficace
doublée d’une sécurisation de l’espace maritime rhodien, ont probablement rendu possible, sinon facilité, la
politique de mise en valeur des terres trop exposées à la piraterie. Les baux d'Amos, dont on a localisé les
terres dans la large vallée côtière de Çiftlik86, seraient ainsi à mettre en relation avec la volonté de l'Etat
rhodien d'exploiter les vastes zones arables des périphéries littorales qui jusque-là étaient restées inoccupées
car trop ouvertes à l'attaque. Celles-ci pouvaient en effet avoir fait l'objet d'un mise en valeur tardive par des
preneurs à bail tenus de valoriser le bien, non seulement par une exploitation agricole intensive, mais
également par la construction de fermes et de bâtiments annexes87. Si l'on accepte cette hypothèse, il faut
admettre qu'un tel processus avait dû favoriser le développement d'un habitat dispersé dans les secteurs les
plus exposés ; des enquêtes de terrain conduites au nord-ouest autour du village de Manastir, permettraient
peut-être de mettre au jour des établissements ruraux ainsi que des inscriptions relatives à des concessions de
terres comparables aux baux d'Amos. Cette zone, qui apparaît comme une masse blanche sur la carte, n'a
encore jamais été pleinement explorée - certainement à cause de son caractère excentré, loin de la route
actuelle qui, de Gélibolu, permet d'atteindre Marmaris88.
85 Voir infra p.
86 Voir supra p.
87 Il a été démontré que dans la plupart des contrats agraires aucune contrainte n'était imposée quant au mode de jouissance ou
d'exploitation du fond loué, car la sous-exploitation était préférable à une mise en culture forçant les sols et les plantations. Les
contraintes en vue d'une bonification des terres ne concernaient que celles récemment acquises ou à l'abandon depuis longtemps. Cf.
BRUNET, M., et alii, loc. cit., p. 217. Avec les baux d'Amos, on se situe dans le second cas de figure ; l'objectif des bailleurs était
moins la préservation de la valeur du fond que son amélioration de manière à accroître sa productivité.
88 Rien n'empêchait dans ce secteur la fondation d'établissements antiques, or aucun n'a pu y être repéré. Seule une inscription a été
mise au jour sur le site de Manastir. Il s'agit d'une dédicace à Hécate. Cf. Recueil n° 17. Notons qu'il n'est pas rare de trouver à
proximité d'une inscription réglementant des terres mises à bail un ouvrage fortifié. Près du lieu où fut découvert le contrat-type de
location des terres de Zeus Téménitès par la cité d'Arkésinè à Amorgos, on a mis au jour une ferme défendue par une tour et des murs
percés de meurtrières. Voir BRUNET et alii, loc. cit., pp. 225-226.
2.2. Une stratégie défensive servant les intérêts particuliers des populations rurales
La pérée intégrée au temps du siège de Démétrios constituait pour Rhodes un territoire second sur
lequel on avait relégué les forces subversives et sur lequel l'assiégeant avait pu durablement s'installer sans
rencontrer de difficultés suffisamment importantes pour mériter d'être mentionnées dans le récit pourtant
circonstancié de Diodore89. Après le siège, en revanche, la cité avait dû reconsidérer la place qu'occupait le
territoire continental dans sa politique de défense : la mise en place de magistratures militaires ainsi que
l'établissement d'un programme de fortification lui avaient permis d'acquérir la profondeur stratégique qui lui
avait fait défaut face au roi.
Le maillage des magistratures militaires
Avec la mise en place de magistratures militaires dans la pérée, on peut supposer qu'une défense
active avait pu être opposée aux pirates et aux brigands et, d'une manière générale, à toute pénétration
ennemie. Nous disposons sur la question d'un abondant dossier épigraphique constitué de documents datés
essentiellement des époques hellénistique et impériale. La recension des documents hellénistiques, dont
aucun n'est antérieur à la fin du IIIe siècle, voire aux tout débuts du IIe siècle90, montre que la sécurité dans
la région reposait sur un système hiérarchisé calqué en grande partie sur le modèle insulaire91. Les fonctions
de direction et de coordination des opérations militaires assumées par le stratège de la pérée (stratagos épi to
peran) dans le cadre de guerres régulières, conventionnelles, étaient complémentaires de celles des
hagémônes et des épistates qui lui étaient directement subordonnés.
Alors que les populations urbaines se trouvaient sous le contrôle et la protection des épistates dont
la fonction première était de tenir une garnison dans une ville fortifiée92, les populations rurales, elles,
dépendaient directement des hagémônes. Les inscriptions font mention de l'existence de plusieurs magistrats
de ce type sur le continent chacun ayant en charge un secteur géographique déterminé, mais un seul, parmi
eux, avait des compétences territoriales étendues à l'ensemble de la pérée intégrée. On peut supposer une
identité de fonctions avec ses homologues insulaires qui étaient responsables du commandement des troupes
relevant de leur circonscription mais aussi de la sécurité des populations rurales. Dans le décret d'Amos, déjà
mentionné, l'hagèmôn de la pérée intégrée est honoré pour avoir protégé activement les habitants du dème
contre des malfaiteurs et pour avoir puni les esclaves qui avaient profité de la circonstance pour prendre la
fuite93. Il apparaît ainsi clairement que ce magistrat commandait des forces terrestres permanentes dont les
fonctions étaient de maintenir l'ordre tout autant que la sécurité dans les campagnes. Partant de là, on peut
conclure que la défense du territoire agricole face aux actes de lesteia faisait partie de son domaine de
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Diod. XX, 82, 4-5.
Voir Recueil n° 3, 4, 6, 24, 52. Voir aussi MAIURI, A., Nuova silloge epigrafica di Rodi e Cos, Florence, 1925.
Voir BEAN, G.E., FRASER, P.M., op. cit., pp. 82, 90 ; BERTHOLD, R.M., op. cit, p. 46.
BEAN, G.E., FRASER, P.M., ibid..
Voir supra p.
compétences. Il est possible aussi que des citoyens, de leur propre initiative, aient tenté de porter secours aux
populations rurales contre des pirates ou des brigands. Ce type de participation n'est pas étrangère au monde
grec des cités. De nombreux documents épigraphiques y font référence de manière explicite94.
Le programme de fortification
L'action des magistrats dans la pérée intégrée s'appuyait sur un réseau de fortifications utilisées
comme positions de repli par les masses humaines en cas de danger, mais également comme supports
opérationnels par les hommes que la cité avait désignés pour assurer la défense. Nous considérons que les
centres de dèmes de Kédréai, d'Amnistos et d'Amos furent (re)fortifiés après le siège de Démétrios, car leurs
remparts présentent des dispositifs tactiques caractéristiques de la période hellénistique ; de même, au sud, la
forteresse de Loryma, si l'on considère son style de construction, peut difficilement avoir été érigée avant la
fin du IVe siècle. Ce programme de (re)fortification fut certainement mis en oeuvre à l'initiative de l'Etat
rhodien ; car chacune de ces localités constituait un point stratégique important sans le contrôle duquel la
défense du territoire continental ne pouvait être pleinement assurée. De plus, la cartographie des acropoles
fortifiées, qui servaient à l'origine de simples refuges aux populations avoisinantes, combinée à celle des
forts plus récemment construits montre à l'évidence que les anciennes places fortes avaient été intégrées dans
un système défensif à grande échelle95.
Ainsi, la stratégie défensive que Rhodes avait développée sur le continent, fondée sur un maillage
serré de magistratures militaires ainsi que sur un programme de fortifications, avait servi les intérêts
particuliers des populations rurales, en particulier face aux actes de lesteia.
Il ressort de l'étude de nos documents écrits qu'il existait dans la pérée intégrée une polyculture
méditerranéenne typique à laquelle s'ajoutait un élevage qui semble avoir été relativement important. Aux
contraintes économiques de production et de rentabilité, pesant principalement sur la vigne, faisaient écho
des contraintes défensives qui s'étaient marquées dans le paysage rural par la construction d'ouvrages
fortifiés. Ces contraintes avaient modelé les campagnes les rendant tout à la fois plus plus propices aux
échanges et plus fermées à la pénétration ennemie.
ISABELLE PIMOUGUET-PEDARROS
Université de Nantes
94 Voir BAKER, P., "Remarques sur la défense à Cos à l'époque hellénistique", REA, 103, 2001, 1-2, pp. 183-195.
95 Voir PIMOUGUET-PEDARROS, I., "Les fortifications de la pérée rhodienne", REA, 96, 1994, 1-2, pp. 243-272.