1 Claudio Monteverdi : Magnificat à 6 voix

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1 Claudio Monteverdi : Magnificat à 6 voix
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Claudio Monteverdi : Magnificat à 6 voix (Vêpres de la Sainte Vierge)
Giacomo Carissimi : Jephté
Dietrich Buxtehude : Missa brevis ; Alleluja de la cantate Der Herr ist mit mir (BuxWV
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Notre programme couvre l'évolution du style baroque depuis sa naissance avec
Monteverdi jusqu'aux prémices de la forme qu'il prendra dans les œuvres de Bach et de
Haendel. Comme en peinture, le style baroque en musique est caractérisé par une double
tendance : à la simplification d'une part, avec des lignes de force plus visibles et plus
spectaculaires, à la richesse décorative de l'autre, que ce soit celle du coloris en peinture ou de
l'instrumentation en musique. Les créations de Véronèse et de Tintoret trouvent leur
équivalent musical dans celles de Monteverdi et de Gabrieli. Musicalement, le baroque
naissant se distingue par l'importance donnée au traitement expressif du texte, qu'il soit
profane (dans les madrigaux ou les premiers opéras) ou sacré, et à la couleur instrumentale de
l'accompagnement.
Le changement a d'abord affecté la musique profane avant que les compositeurs ne
l'étendent à la musique religieuse. Ils pouvaient pour cela s'appuyer sur certains principes
développés par la Contre-Réforme, à la suite du Concile de Trente (1560-1567) : les textes
religieux mis en musique devaient rester compréhensibles et ne plus se perdre dans la
complexité et les ornements de l'ancienne polyphonie. Cela n'empêchait pas l'Église de
recommander pour les messes l'emploi d'un style sévère, sobre, fondé sur les mélodies
grégoriennes et recourant à une polyphonie assez claire pour que le sens des paroles sacrées
demeure perceptible, un idéal dont l'œuvre de Palestrina offre le meilleur exemple. Toutefois
ces exigences se révèlent vite assez appauvrissantes et les compositeurs trouvent plus de
liberté dans les œuvres destinées à la cérémonie des vêpres - des "offices du soir" comportant
plusieurs psaumes, des antiennes et, dans le cas des vêpres célébrant la Vierge Marie, un
Magnificat. Les vêpres sont également liées au développement par la Contre-Réforme du
culte de Marie, qui constitue, avec celui des saints, une des principales pommes de discorde
avec les Réformés. Dans les deux cas, l'Église de la Contre-Réforme décide de renforcer ces
cultes très populaires qui permettent aux chrétiens du peuple de s'adresser à des intercesseurs
plus humains et plus proches d'eux que le Père Tout-Puissant et son Fils.
Claudio Monteverdi : Magnificat à six voix (Vêpres de la Vierge)
L'on ne sait pas avec certitude si Monteverdi a composé les Vêpres de la Vierge, en
1610, pour répondre à une commande destinée à un sanctuaire particulier de Mantoue (la
basilique de Sainte Barbe) ou pour les offrir au pape Paul V par qui il aurait souhaité être
employé et dont il espérait aussi une place au séminaire romain pour son fils aîné. Le pape
accepta le cadeau, mais ne satisfit aucun des deux souhaits de Monteverdi. On ignore si ces
musiques ont été ensuite exécutées quand le compositeur, en 1613, devient maître de chapelle
à Saint Marc de Venise. Les Vêpres mélangent des éléments traditionnels, dont le plus
caractéristique est la présence de motifs grégoriens en cantus firmus (c'est-à-dire chantés en
valeurs longues), et des éléments nouveaux empruntés notamment à l'expérience de l'Orfeo
(certains effets vocaux, un rôle important accordé aux instruments, notamment aux vents). La
composition de deux Magnificat s'expliquerait par la volonté de montrer au pape la diversité
de ses talents. Dans la Messe qui précédait les vêpres, il avait manifesté sa capacité à
s'exprimer dans le style ancien (polyphonie vocale complexe). Les deux Magnificat sont en
style moderne (mélodie accompagnée, polyphonie vocale plus simple alternant avec des
passages homophones, c'est-à-dire où toutes les voix chantent ensemble sur le même rythme),
mais le premier, à sept voix, est une des pièces les plus audacieuses du recueil, avec une
orchestration somptueuse et des soli vocaux d'une grande recherche, tandis que le second,
beaucoup plus sobre, est composé pour des voix accompagnées seulement de quelques
instruments graves soutenant l'harmonie ("basse continue"). C'est ce Magnificat à six voix que
nous interpréterons : il donne la part belle aux chœurs et se contente pour les soli d'une
virtuosité vocale limitée.
Le texte du Magnificat est emprunté à l'Évangile de Luc (I, 46-55) qui rapporte la
prière de louange à Dieu prononcée par Marie, à laquelle l'ange a déjà annoncé qu'elle
concevra Jésus, quand sa cousine Élizabeth, bien qu'elle soit « d'un âge avancé », vient de
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ressentir dans son ventre les premiers mouvements de l'enfant que Dieu lui a enfin accordé, le
futur Saint Jean Baptiste.
Magnificat à six voix
L'ensemble de l'œuvre est fondé sur le motif grégorien initial "si bémol do ré", sa
rétrogradation ("ré do si bémol") souvent suivi d'une descente jusqu'au sol qui termine ainsi la
phrase sur la tonique (l'œuvre entière est en sol mineur). Ce motif est souvent transposé en ré
mineur ("fa sol la", rétrogradation "la sol fa", descente jusqu'au ré). Presque toutes les parties
de l'œuvre le présentent de façon très audible, souvent en valeurs longues (cantus firmus).
Monteverdi varie le traitement et l'accompagnement de ce motif simple de façon très
imaginative et chacune des sections du Magnificat possède sa couleur particulière.
1 & 2 - Magnificat anima mea Dominum Mon âme glorifie le Seigneur
Le thème grégorien sur Magnificat est d'abord exposé par les voix supérieures l'une
après l'autre (en écho), puis deux autres fois accompagnées par l'ensemble des autres : c'est
l'entrée monumentale de l'œuvre. Anima mea est exposé une première fois par les sopranos I,
puis par les sopranos II, tandis que les sopranos I les accompagnent une tierce plus bas.
3 - Et exultavit spiritus meus in Deo salutari meo
Et mon esprit exulte en Dieu mon sauveur
La séquence est dominée par le canon des deux ténors que vient accompagner le
cantus firmus en ré mineur à la voix supérieure.
4 - quia respexit humilitatem ancillae suae ; ecce enim ex hoc beatam me dicent omnes
generationes
parce qu'Il a jeté les yeux sur l'humble situation de sa servante ; voici en effet que, désormais,
toutes les générations me diront bienheureuse
La séquence est confiée au ténor seul. Les premiers mots sont chantés sur le thème
principal, la suite est psalmodiée sur la note ré et autour d'elle, puis la phrase redescend du ré
au sol.
5 - quia fecit mihi magna qui potens est et sanctum nomen ejus
parce que Celui qui est puissant a fait pour moi de grandes choses et que saint est son nom
Aux voix supérieures, le motif grégorien est présenté dans sa forme initiale, puis dans
sa rétrogradation, tandis que les altos, suivies par les basses et les barytons, développent une
phrase nouvelle débouchant sur la mise en valeur plus homophone de qui potens est et de
sanctum nomen suum.
6 - et misericordia ejus a progenie in progenies timentibus eum
et sa pitié passe de génération en génération pour ceux qui le craignent
Dans cette séquence marquée par une certaine légèreté, les deux sopranos déroulent en
canon une phrase aux rythmes pointés tandis que le ténor chante le cantus firmus. Puis les
trois voix se retrouvent en homophonie sur l'accord de si bémol majeur pour a progenie et se
dispersent de nouveau. Timentibus eum retrouve les rythmes pointés antérieurs.
7 - fecit potentiam in bracchio suo, dispersit superbos mente cordis sui
Il a manifesté la puissance de son bras, Il a dispersé les hommes au cœur orgueilleux
Les deux sopranos entrent en imitation, mais concluent ensemble chaque phrase, et le
phénomène se reproduit plusieurs fois, tandis que les altos chantent le cantus firmus, sauf sur
mente cordis où les trois voix se retrouvent brièvement sur le même rythme. Tout cela confère
à la séquence une allure de fermeté illustrant le sens des paroles.
8 - deposuit potentes de sede et exaltavit humiles,
Il a déposé les puissants de leur trône et Il a élevé les humbles,
Les sopranos chantent alternativement, en écho, une phrase aux rythmes pointés qui
descend vers le grave pour évoquer la chute des puissants et monte vers l'aigu pour illustrer
l'exaltation des humbles (procédé dénommé "figuralisme"). Le Cantus firmus est aux ténors.
9 - 10 - esurientes implevit bonis et divites dimisit inanes ; suscepit Israel puerum suum
recordatus misericordiae suae
Il a comblé de biens les affamés et Il a renvoyé les riches sans rien ; Il a secouru Israël, son
enfant [ou "son serviteur"], en se souvenant de sa pitié.
Ces deux brèves séquences déroulent, sur un rythme ternaire, la mélodie grégorienne
de façon homophone, les deux voix avançant en tierces parallèles, selon le procédé nommé
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"faux-bourdon". À la fin de la deuxième séquence, l'uniformité est rompue par de très légers
décalages.
11 - sicut locutus est ad patres nostros Abraham et semini ejus in saecula.
comme Il l'avait dit à nos pères, en faveur d'Abraham et de sa descendance au long des
siècles.
À la fluidité des deux séquences en faux-bourdon succède le ton très ferme de celleci : des phrases assez brèves sont alternées, les premières chantées par les sopranos I et les
basses, les secondes par les sopranos II et les ténors, tandis que les altos chantent le cantus
firmus. Toutes les voix se retrouvent pour une brève et solennelle homophonie sur ad patres
nostros, avant de reprendre la répartition des rôles précédente. On notera un figuralisme :
Abraham et sa descendance sont illustrés par une suite de phrases descendantes de longueur
croissante. La séquence s'achève dans une polyphonie plus libre d'où les rythmes pointés ont
disparu.
12 - Gloria Patri et Filio et Spiritui sancto
Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit
La doxologie (glorification de Dieu) éclate aux six voix qui déroulent avec un savant
décalage une phrase descendante aux rythmes pointés avant de se retrouver solennellement
sur Patri. Puis, effet saisissant après ces masses sonores, les ténors, soudain seuls, énoncent le
cantus firmus avant qu'une phrase descendante analogue à la première, mais plus courte, ne se
développe sur et in Filio. Un nouveau cantus firmus des ténors sur et in Spiritui Sancto est
suivi d'une descente analogue aux précédentes, mais partant d'un sol aigu, et encore un peu
plus brève. Un court fragment homophone sur les mêmes mots précède la dernière reprise, qui
s'interrompt un très bref instant pour ne laisser entendre que le cantus firmus des ténors avant
de repartir vers la conclusion du mouvement.
13 - sicut erat in principio et nunc et semper et in saecula saeculorum. Amen.
comme il en était au commencement et maintenant et pour toujours et dans les siècles des
siècles. Amen.
Cette séquence conclusive est beaucoup plus homophone. Le thème est repris en
canon par les deux sopranos, sur un fond d'accords des autres voix qui se dispersent peu à
peu, mais conservent des valeurs assez longues jusqu'à une cadence (en sol) sur la dernière
syllabe de saeculorum. Un nouveau départ très inattendu sur un accord de si bémol majeur
produit un effet impressionnant et, en quelques mesures, la vague sonore presque homophone
revient à une cadence de sol majeur. L'Amen reprend, en une suite d'entrées décalées, la
rétrogradation du thème principal, et s'achève par un nouvel accord de sol majeur.
Giacomo Carissimi (1605-1674) : Jephté
L'ordre des jésuites (ou Compagnie de Jésus) fondé en 1540 par Saint Ignace de Loyola, s'est
donné pour tâche de répandre la foi catholique dans le monde entier, en prêchant et en
enseignant, aussi bien dans les territoires lointains (Amérique nouvellement découverte et
conquise, Chine, Japon...) que dans l'Europe où la foi catholique était affaiblie par la
décadence des institutions ecclésiastiques et les attaques des divers Réformés. Les jésuites
recourent à divers moyens pour permettre aux hommes ordinaires d'intégrer la pratique
religieuse à leur vie quotidienne, de donner une teneur religieuse à des activités qui en étaient
dépourvues. Le théâtre et l'opéra jouissaient vers le milieu du 17e siècle d'une grande vogue,
mais l'Église condamnait souvent ces divertissements profanes. Plus astucieusement, les
jésuites cherchèrent à développer des activités théâtrales et musicales permettant aux fidèles
d'exprimer et d'approfondir leur sentiment religieux. C'est dans ce contexte que Giacomo
Carissimi composa les premières « Histoires sacrées » racontant en musique, et dans un style
imagé et théâtral, des épisodes de l'Ancien Testament : Jonas, Job, le Jugement de Salomon ou
le Sacrifice d'Abraham. Carissimi, né près de Rome, ne quitta presque jamais Rome où il
devint en 1630 maître de chapelle du Collège Germanique de Rome (fondé par Ignace de
Loyola en personne) qui assurait à ses élèves, au départ allemands, une éducation musicale
soignée destinée à concurrencer celle des luthériens. Ses « histoires sacrées », composées sur
des textes italiens ou, le plus souvent, latins, sont d'abord destinées aux exécutants du collège
et ont peut-être aussi été jouées à l'oratoire de San Crocifisso. Elles ne se différencient guère
des oratorios qui apparaissent à la même époque, mais Carissimi semble ne jamais avoir
employé ce terme pour les désigner.
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L'histoire de Jephté, composée vers 1649, est empruntée au Livre des Juges (XI, 2839) et relate comment le chef d'Israël, Jephté, à la veille d'une bataille difficile contre le
peuple d'Ammon, fait vœu à Dieu, s'il lui donne la victoire, de lui sacrifier le premier être
humain qui viendra ensuite à sa rencontre : il est vainqueur et c'est sa fille unique qui, toute
joyeuse, se précipite la première vers lui... Elle accepte, avec douleur et soumission, d'être
sacrifiée, à condition qu'il lui permette d'abord de se retirer deux mois dans la montagne avec
ses compagnes pour y pleurer son éternelle virginité. Le texte latin mis en musique s'écarte
très peu de la Vulgate (traduction de la Bible fournie au 4e s. ap. J.-C. par Saint Jérôme) et la
lamentation de la jeune femme porte non sur la perte de sa vie et des joies de la jeunesse, mais
sur son malheureux état de vierge qui n'enfantera jamais. Les auditeurs de l'Idoménée de
Mozart noteront la ressemblance entre l'histoire de Jephté et celle du roi de Crète Idoménée, à
son retour de l'expédition contre Troie : curieusement, c'est sans doute l'histoire biblique qui a
influencé la légende, tardive, concernant Idoménée.
Comme les autres « histoires sacrées » de Carissimi, Jephté alterne les passages de
récit confiés à un historicus (narrateur), souvent incarné par le chœur, des airs, des récitatifs et
des ariosi (intermédiaires entre airs et récitatifs). L'œuvre repose sur le contraste violent de
deux parties : la première relate le combat, la victoire de Jephté et la joie qui accueille son
retour triomphal ; la seconde commence lorsque Jephté rencontre sa fille et lui apprend le vœu
fatal. La musique passe alors en mode mineur pour exprimer le malheur déchirant qui affecte
les deux personnages.
Jephté (Carissimi)
Nous ne commenterons pas les simples récitatifs
I Le narrateur (Historicus) - récitatif pour ténor solo
Cum vocasset in proelium filios Israel rex filiorum Ammon
Quand le roi des fils d'Ammon eut provoqué au combat les fils d'Israël
et verbis Jephte acquiescere noluisset,
et qu'il eut refusé d'accepter les propositions de Jephté,
factus est super Jephte Spiritus Domini
l'Esprit de Dieu parut au-dessus de Jephté
et progressus ad filios Ammon
qui, se dirigeant vers les fils d'Ammon,
votum vovit Domino dicens :
fit un vœu au Seigneur en disant :
II Jephté
Si tradiderit Dominus filios Ammon in manus meas
Si le Seigneur remet entre mes mains les fils d'Ammon
quicumque primus de domo mea occurrerit mihi,
le premier qui sortira de mon palais pour venir à ma rencontre
offeram illum Domino holocaustum.
je l'offrirai au Seigneur en holocauste.
Carissimi a confié l'élément décisif constitué par le vœu de Jephté à un récitatif qui ne lui confère pas un
relief particulier, suggérant ainsi que le personnage lui-même ne se rend pas compte de l'importance de ce vœu.
III Le chœur (à six voix)
Transivit ergo Jephte ad filios Ammon
Jephté se mit donc en route vers les fils d'Ammon
ut in spiritu forti et virtute Domini pugnaret contra eos.
pour combattre contre eux avec un cœur courageux et la force du Seigneur.
Cette séquence commence de façon homophone puis développe une polyphonie en imitations, le tout
exprimant, sur un ton à la fois assuré et léger, l'ardeur guerrière de Jephté et de ses troupes se rendant au combat.
IV Le narrateur (à deux voix)
Et clangebant tubae et personabant tympana
Et les trompettes sonnaient, et les tambours retentissaient
et prœlium commissum est adversus Ammon.
et la bataille fut engagée contre Ammon.
La bataille s'engage et l'élan belliqueux s'exprime avec une vigueur croissante en un bref canon à deux
voix qui débouche sur une conclusion homophone. Le passage imite en outre le vacarme des trompettes et des
tambours.
V Basse solo (chœur masculin)
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Fugite, cedite impii, perite gentes, occumbite in gladio.
Fuyez, reculez, impies ! mourez, païens, tombez sous l'épée.
Dominus exercituum in prœlium surrexit et pugnat contra vos.
le Seigneur des armées s'est levé pour la bataille et combat contre vous.
L'impétuosité des combattants est illustrée par cette séquence monodique aux phrases rapides et de plus
en plus énergiques qui, à la fin, s'ornent de vocalises.
VI Chœur
Fugite, cedite, impii, corruite,
Fuyez, reculez, impies, effondrez-vous,
et in furore gladii dissipamini.
et dispersez-vous devant la fureur de l'épée.
Les paroles initiales du chœur précédent sont reprises par l'ensemble des voix : les passages
homophones alternent avec des exclamations plus dispersées avant que toutes les voix ne se retrouvent sur
dissipamini.
VII Le narrateur
Et percussit Jephte viginti civitates Ammon plaga magna nimis.
Et Jephté frappa vingt cités d'Ammon d'un très grand coup.
VIII Le narrateur (à trois voix)
Et ululantes filli Ammon facti sunt coram filiis Israël humiliati.
Et, poussant des hurlements, les fils d'Ammon furent écrasés face aux fils d'Israël.
Après la rapide pause constituée par le bref récitatif VII, l'atmosphère change brusquement avec un
chœur très chromatique aux phrases descendantes évoquant la douleur et l'abattement des vaincus.
IX - Le narrateur (basse solo)
Cum autem victor Jephte in domum suam reverteretur
Or comme Jephté vainqueur regagnait son palais
occurrens ei unigenita filia sua cum tympanis et choris praecinebat
sa fille unique venait à sa rencontre et, au milieu des tambourins et des danses, elle chantait :
La rencontre décisive entre Jephté et sa fille est évoquée de façon volontairement neutre et la fin de la
séquence commence à manifester, par une phrase ascendante (et de brèves marches harmoniques) la joie de la
jeune fille qui, avec ses compagnes, vient célébrer la victoire d'Israël.
X La fille de Jephté
Incipite in timpanis et psallite in cymbalis.
Commencez avec les tambourins et psalmodiez au son des cymbales.
Hymnum cantemus Domino et modulemur canticum.
Chantons un hymne au Seigneur et entonnons un cantique.
Laudemus Regem cœlitum, laudemus belli Principem,
Louons le Roi des cieux, louons le Maître de la guerre,
qui filiorum Israël victorem ducem reddidit.
Qui a rendu vainqueur le chef des fils d'Israël.
Dans un arioso de plus en plus joyeux, la fille de Jephté invite ses compagnes à fêter la victoire par
leurs chants et leurs danses. Toute la section centrale adopte un rythme ternaire plus dansant. La fin revient à un
rythme binaire pour célébrer Dieu, le Maître de la guerre.
XI Le chœur (sopranos I et II)
Hymnum cantemus Domino et modulemur canticum,
Chantons un hymne et entonnons un cantique au Seigneur
qui dedit nobis gloriam et Israël victoriam.
Qui nous a donné la gloire et à Israël la victoire.
Le chœur des sopranos, représentant ici les compagnes de la fille de Jephté, répond à l'invitation de
celle-ci par un hymne très dansant (à trois temps), d'un rythme original et d'une grande légèreté. Le dialogue
entre la jeune fille et ses compagnes se poursuit dans les deux séquences suivantes.
XII La fille de Jephté
Cantate mecum Domino, cantate omnes populi, laudate belli Principem
Chantez avec moi pour le Seigneur, chantez tous ensemble, louez le Maître de la guerre
qui dedit nobis gloriam et Israël victoriam.
qui nous a donné la gloire et à Israël la victoire.
XIII Le chœur
Cantemus omnes Domino, laudemus belli Principem,
qui dedit nobis gloriam et Israël victoriam. (même texte que dans la séquence précédente)
Cette fois, c'est le choeur tout entier qui remercie Dieu pour la victoire et donne à la joie son expression
la plus intense.
XIV Le narrateur
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Cum vidisset Jephte, qui votum Domino voverat suam filiam venientem in occursum
Quand Jephté, qui avait fait un vœu au Seigneur, vit sa fille venir à sa rencontre
prae dolore et lacrimis scidit vestimenta sua et ait :
sous le coup de la douleur et en pleurant, il déchira ses vêtements et dit :
Le contraste est très violent avec ce qui précède : ici commence la seconde partie, sombre, de l'œuvre.
La séquence plonge d'emblée en la mineur et se termine, après une transition chromatique (notez le mi bémol
inattendu sur prae dolore), en ré mineur.
XV Jephté
Heu mihi ! filia mea, heu decepisti me, filia unigenita,
Pauvre de moi ! ma fille, ma pauvre, tu m'as trompé
et tu pariter, heu filia mea, decepta es.
et, pareillement, ma pauvre fille, tu as été trompée.
L'écriture de cet arioso est chargée de chromatismes exprimant la douleur. Le texte présente une
difficulté : la Vulgate (traduction latine de la Bible par Saint Jérôme) traduit par le verbe decipere ("tromper")
des expressions grecques qui signifient "éprouver/causer du trouble", et qui ne se trouvent que dans un des deux
manuscrits de la Bible (grecque) des Septante. Les traductions fondées sur le texte hébreux présentent un sens
encore différent ("Tu me renverses, tu es de ceux qui me bouleversent") ; "tromper" (qui suppose une volonté
perfide) convient très mal au contexte qui suggérerait plutôt "tu fais involontairement mon malheur".
XVI La fille de Jephté
Cur ego te pater decepi
En quoi, père, t'ai-je trompé?
et cur ego filia tua unigenita decepta sum ?
et en quoi moi, ta fille unique, ai-je été trompée ?
La question de la jeune fille déconcertée est formulée dans un langage musical plus simple, dépourvu de
chromatismes.
XVII Jephté
Aperui os meum ad Dominum
J'ai ouvert la bouche pour dire au Seigneur
ut quicumque primus de domo mea occurrerit mihi
que le premier qui sortirait de mon palais pour venir à ma rencontre
offeram illum Domino in holocaustum.
je l'offrirais au Seigneur en holocauste.
Heu mihi ! filia mea, heu decepisti me, filia unigenita,
Pauvre de moi ! ma fille, tu m'as trompé
et tu pariter, filia mea, decepta es.
et toi, de même, ma fille, tu as été trompée.
Jephté exprime sa douleur dans un arioso aux lignes très chromatiques (quartes et sixtes diminuées,
septièmes mineures), dont l'harmonie oscille entre la et ré mineurs.
XVIII La fille de Jephté
Pater, si vovisti votum Domino,
Mon père, puisque tu as fait un vœu au Seigneur,
reversus victor ab hostibus,
maintenant que tu es revenu vainqueur des ennemis,
ecce ego filia tua unigenita, offer me in holocaustum victoriae tuae,
me voici, moi, ta fille unique, offre moi en holocauste pour ta victoire,
hoc solum pater mi praesta filiae tuae unigenitae antequam moriar.
et accorde-moi seulement ceci, à moi ta fille unique, avant que je ne meure.
La réponse de la jeune fille est formulée dans des phrases musicales beaucoup moins tourmentées, sauf
dans le passage offer me in holocaustum, soutenu par une harmonie soudain dissonante. Le compositeur a de la
sorte souligné sa sérénité dans sa soumission à l'ordre de Dieu, ce qui contraste avec le déchirement de Jephté.
XIX Jephté
Quid poterit animam tuam, quid poterit te, moritura filia, consolari ?
Qu'est-ce qui pourra consoler ton âme, qu'est-ce qui pourra te consoler, toi, ma fille qui vas mourir ?
Cette brève réplique se termine par une descente chromatique remarquable de la basse continue.
XX La fille de Jephté
Dimitte me, ut duobus mensibus circumeam montes,
Laisse moi partir pendant deux mois parcourir les montagnes
et cum sodalibus meis plangam virginitatem meam.
et, avec mes compagnes, pleurer mon [éternelle] virginité.
La sérénité initiale se déchire sur plangam et les chromatismes viennent ici souligner que pour elle, dans
un esprit très biblique, la vraie douleur est moins de perdre sa vie en pleine jeunesse que de mourir sans avoir
enfanté, idée qui sera développée ensuite.
XXI Jephté
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Vade, filia mea unigenita et plange virginitatem tuam.
Va, ma fille unique, et pleure ton [éternelle] virginité.
Les chromatismes du dernier récitatif de Jephté soulignent les douleurs des deux personnages : pour lui,
perdre sa fille unique, pour elle, mourir en vierge qui n'enfantera jamais.
XXII Le narrateur (à quatre voix)
Abiit ergo in montes filia Jephte
La fille de Jephté partit donc pour les montagnes
et plorabat cum sodalibus virginitatem suam, dicens :
et elle pleurait sa virginité avec ses compagnes, en disant :
Le récit commence sur un ton neutre et plonge brusquement dans l'accablement avec l'accord de sol
mineur sur plorabat.
XXIII La fille de Jephté
Plorate colles, dolete montes,
Pleurez collines, affligez-vous, montagnes,
et in afflictione cordis mei ululate ! (echo : ululate)
et hurlez en accord avec l'affliction de mon cœur.
Ecce moriar virgo et non potero morte mea meis filiis consolari,
Voici que je vais mourir vierge et je ne pourrai à ma mort avoir mes fils pour consolation
ingemiscite silvae, fontes et flumina,
gémissez, forêts, sources et rivières,
in interitu virginis lacrimate ! (echo : lacrimate)
pleurez la mort d'une vierge.
Heu me dolentem in laetitia populi,
Hélas, me voici affligée au milieu de la joie du peuple
in victoria Israël et gloria patris mei,
de la victoire d'Israël et de la gloire de mon père,
ego sine filiis virgo, ego filia unigenita moriar et non vivam.
moi, vierge sans enfants, moi, fille unique, je vais mourir au lieu de vivre.
Exhorrescite rupes, obstupescite colles,
Frémissez d'horreur, rochers, glacez-vous d'effroi, collines,
valles et cavernae in sonitu horribili resonate (echo: resonate).
vallées et cavernes faites retentir un horrible fracas.
Plorate, filii Israël, plorate virginitatem meam
Pleurez, enfants d'Isrël, pleurez mon [éternelle] virginité
et Jephte filiam unigenitam in carmine doloris lamentamini.
et sur la fille unique de Jephté, lamentez-vous en un chant de douleur.
Dans cet arioso, la jeune fille laisse enfin éclater sa douleur. Le texte (d'auteur inconnu) ne se trouve pas
dans la Vulgate, mais en reprend les éléments. Carissimi a su trouver des accents qui rappellent de célèbres
lamenti de Monteverdi. Le chœur reprend trois fois en écho les cadences désolées de la soliste. Après une
dernière montée vers l'aigu (et vers l'intensité émotionnelle) sur Jephte filiam unicam, l'arioso se termine sur une
invitation à partager sa déploration (lamentamini).
XXIV Le chœur (six voix)
Plorate, filii Israël, plorate omnes virgines
Pleurez, enfants d'Israël, pleurez, vous toutes les vierges
et filiam Jephte unigenitam in carmine doloris lamentamini.
et sur la fille unique de Jephté, lamentez-vous en un chant de douleur.
L'œuvre s'achève sur un chœur méditatif et désolé, évoluant lentement, où Carissimi exploite le rythme
contenu dans le mot lamentamini. Le compositeur a également joué du contraste grave/aigu grâce à de longues
tenues des basses qui, dans la fin de l'œuvre, tendent à rester dans leur registre le plus grave. Parfois, les voix
aiguës s'effacent et leur réapparition (sur in carmine doloris, puis sur lamentamini) produit un effet saisissant. Le
mouvement s'éteint lentement tandis que les notes tenues envahissent presque toutes les voix.
Marc-Antoine Charpentier (1634-1704) : Le reniement de Saint Pierre
Marc-Antoine Charpentier a sans doute été vers 1665, à Rome, l'élève de Giacomo Carissimi,
dont il a copié de sa main le Jephté. Comme son maître, Charpentier a beaucoup travaillé pour
les jésuites et composé pour leur église Saint-Paul et leur Collège de Clermont (qui deviendra
Louis-le-Grand). L'influence de Carissimi est très visible dans Le reniement de Saint Pierre,
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une « histoire sacrée » où le rôle de l'historicus (narrateur) est confié à un chœur qui se réunit
aussi musicalement pour incarner les disciples ou exprimer, à la fin, l'accablement de Pierre.
On ne connaît ni la date de l'œuvre ni les circonstances de sa composition. Le texte, très
proche de la Vulgate (traduction latine des textes bibliques par Saint Jérôme) est constitué
d'éléments empruntés, pour le début, à l'Évangile de Matthieu (26, 30-35, puis 47) jusqu'au
moment où Pierre fait usage de son épée, et, pour la suite, à celui de Jean (18, 11-18, puis 2527). Le regard qu'à la fin Jésus adresse à Pierre ne se trouve que chez Luc (22, 61).
Le narrateur (Historicus) (tutti) : Cum caenasset Jesus et dedisset discipulis suis corpum
suum ad manducandum et sanguinem suum ad bibendum,
Lorque Jésus eut dîné et donné à ses disciples son corps à manger et son sang à boire,
exierunt simul in montem Oliveti. Tunc dixit illis Jesus :
ils sortirent ensemble pour aller au Mont des Oliviers. Alors Jésus leur dit :
Le premier récit résume en quelques mots un moment essentiel, fondateur du rite de la
communion : la Cène, où Jésus donne à ses disciples le pain à manger comme étant son corps
et le vin à boire comme étant son sang. Au début de cette évocation solennelle, le chœur reste
homophone, déroulant des lignes mélodiques très simples ; le mot sanguinem est mis en
valeur par le rythme ; les voix ne commencent à se disperser un peu que pour l'évocation du
départ vers le mont des Oliviers dont l'ascension est suggérée par la ligne ascendante continue
des basses. Le fragment de récit suivant se termine sur de longues tenues soulignant le nom de
Jésus.
Jésus (ténor II) : Omnes vos scandalum patiemini in me in ista nocte. Scriptum est enim :
Vous serez tous amenés à pécher envers moi pendant cette nuit. Il est en effet écrit :
"Percutiam pastorem et dispergentur oves gregis" (Zacharie, 13, 7).
"Je frapperai le berger et les moutons de son troupeau se disperseront".
Cet arioso insiste sur la prédiction de l'Écriture : percutiam pastorem est répété et la
dispersion des agneaux est mise en relief tant par la répétition du mot dispergentur que par les
vocalises qui l'accompagnent.
Le narrateur (tutti) : Respondens autem Petrus, ait illi :
En réponse, Pierre lui dit :
Pierre (ténor I) : Et si omnes scandalizati fuerint in te, ego numquam scandalizabor.
Même si tous en viendront à pécher envers toi, moi je ne commettrai jamais ce péché.
Jésus (ténor II) : Amen dico tibi, Petre, quia in hac nocte ante quam gallus cantet, ter me
negabis.
En vérité, je te dis, Pierre, que cette nuit, avant que le coq ne chante, tu me renieras trois fois.
Pierre : Ah, Domine, etiam si oportuerit me mori tecum, non te negabo.
Ah, Seigneur, même s'il faut que je meure avec toi, je ne te renierai pas.
Ce dialogue musical illustre l'énergie avec laquelle Pierre s'indigne contre l'accusation
de Jésus et la fermeté de son engagement à ne pas renier son maître : ce n'est sans doute pas
un hasard si Charpentier lui fait chanter trois fois non te negabo. À l'agitation mélodique et
rythmique des paroles de Pierre s'oppose le caractère serein conféré aux propos de Jésus.
Le narrateur (tutti) : Similiter et omnes discipuli dixerunt :
Et pareillement tous les disciples dirent :
Non te negabimus ; etiamsi oportuerit nos mori tecum, non te negabimus.
Nous ne te renierons pas ; même s'il faut que nous mourions avec toi, nous ne te renierons
pas.
Un bref récit homophone exprime la fermeté unanime des disciples et enchaîne sur un
chœur à la polyphonie très riche sur non te negabimus, exprimant avec une certaine ironie la
façon dont tous les disciples, en même temps et en désordre, expriment une ferme résolution
qu'ils ne tiendront pas, malgré la suite de non non non non répétés aux diverses voix dans les
dernières mesures. Une homophonie met en valeur au centre de ce chœur « même s'il faut que
nous mourions avec toi ».
Le narrateur (basse) : Ecce Judas unus de duodecim venit et cum eo turba multa cum
gladiis et fustibus, irruerunt in Jesum et tenuerunt, quod videntes discipuli ejus fugerunt.
Et voici que vint Judas, un des douze, et avec lui une grande foule avec des épées et des
bâtons ; ils se précipitèrent sur Jésus et le retinrent. Voyant cela, ses disciples s'enfuirent.
Et Petrus, extendens manum, exemit gladium suum, et percutiens servum pontificis
auriculam ejus amputavit.
9
9
Et Pierre, étendant sa main, sortit son épée et, frappant l'esclave du grand-prêtre, il lui coupa
une oreille.
Cui dixit Jesus : « Converte, Petre, converte gladium suum in locum suum. Calicem quem
mihi dedit pater non vis ut bibam illum ?
Jésus lui dit : « Pierre, remets ton épée à sa place. [Jean, 18, 11] Le calice que m'a donné
mon père, ne veux-tu pas que je le boive ? »
Le narrateur évoque avec une suite de doubles croches la fuite des disciples.
Charpentier a ensuite mis en relief, par contraste, le courage de Pierre dans un récitatif tendant
parfois vers l'aigu et assez agité, interrompu par l'intervention de Jésus, à laquelle Charpentier
a donné un caractère doux et chantant, sur un rythme à trois temps. L'insistance est placée sur
le rappel du calice que son Père a promis à Jésus. Sa présentation musicale en fait un objet de
douceur plus que de douleur.
Le narrateur (basse) : Ministri ergo Judæorum comprehenderunt et ligaverunt Jesum, et
cum duceretur ad principem sacerdotum, sequebatur eum Petrus a longe, usque in atrium
pontificis. Quem cum vidisset ostiaria, dixit ei :
Donc, les gardes des juifs arrêtèrent et attachèrent Jésus, et tandis qu'on l'emmenait chez le
chef des prêtres, Pierre le suivait de loin, jusque dans la cour du grand-prêtre. Lorsque la
concierge le vit, elle lui dit :
[NB : le texte latin distingue maladroitement entre le grand-prêtre (pontifex), Caïphe, et
l'ancien grand-prêtre, beau-frère de celui-ci, Anne, qui sera le premier à interroger Jésus]
La concierge : « Numquid et tu ex discipulis istius hominis es ? »
« Est-ce que toi aussi tu n'es pas un des disciples de cet homme ? »
Pierre : « O mulier, non sum, non novi hominem »
« Femme, je ne le suis pas, je ne connais pas cet homme ».
Le récit est mené assez rapidement jusqu'à la question posée à Pierre par la concierge
et au premier reniement de celui-ci, dans une phrase brève, mais chromatique (bref passage en
fa mineur), en deux fragments, l'un montant, l'autre descendant.
Le narrateur (tutti) : Et introductus est Petrus in domum, cumque sederet ad ignem cum
servis et ministris, ut calefaceret se, alia serva sic ait illi :
Pierre fut introduit dans le palais et, comme il se tenait assis près du feu avec des esclaves et
des gardes, pour se réchauffer, une autre esclave lui dit :
La servante : « Et tu cum Jesu Nazareno eras ? »
« Et toi, n'étais-tu pas avec Jésus de Nazareth ? »
Pierre : « O mulier, non eram, non novi hominem ».
« Femme, je n'y étais pas, je ne connais pas cet homme ».
Cette première alerte passée, le récit exprime musicalement un certain soulagement et
Pierre va tranquillement se chauffer auprès du feu quand, sur la dernière note de calefaceret,
une autre servante surgit et pose à nouveau la question fatale, selon une ligne mélodique plus
tourmentée que la première fois. La réponse de Pierre est également plus tendue, plus
chromatique, monte vers l'aigu et se divise en trois fragments.
Le narrateur (basse) : Tunc interrogavit eum cognatus ejus cujus abscidit auriculam,
dicens :
Alors il fut interrogé par un parent de celui dont il avait coupé l'oreille. Il dit :
La concierge, la servante, le parent de Malchus (ténor II) : « Nonne te vidi in horto cum
eo ? Nonne tu Galileus es ? Nonne tu percussisti Malchum ? Vere tu eras, tu eras. [Luc 22,
60] Nam et loquela tua manifestum te facit. Tu ex discipulis hominis istius es ! »
« N'est-ce pas toi que j'ai vu dans le jardin avec lui ? N'es-tu pas Galiléen ? N'est-ce pas toi
qui as frappé Malchus ? C'était vraiment toi, c'était toi. Et ton accent te fait reconnaître. Toi,
tu étais un des disciples de cet homme ! »
Pierre : « Non sum, vere non eram. Nescio quid dicitis ; non novi hominem ».
« Ce n'est pas moi, ce n'était vraiment pas moi. Je ne sais pas ce que vous dites ; je ne
connais pas cet homme ».
Sans transition arrive le troisième interrogateur, plus dangereux encore, puisqu'il s'agit
d'un parent de l'homme auquel Pierre a tranché l'oreille. Il commence à peine à poser sa
question qu'il est rejoint par la concierge et l'autre servante : les dénégations de Pierre se
superposent à la polyphonie des questions posées par les trois accusateurs. Finalement, la voix
de Pierre prononce seule une dénégation plus ferme encore que les précédentes.
Le narrateur (sopranos I et II) : Et continuo gallus cantavit.
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Et soudain le coq chanta.
Le narrateur (tutti) : [Luc, 22, 61] Tunc respexit Jesus Petrum. Et recordatus est Petrus
verbi Jesu, et egressus foras, flevit amare.
Alors Jésus regarda Pierre. Et Pierre se souvint de la parole de Jésus, il sortit puis pleura
amèrement.
Le chant du coq est relaté avec une grande discrétion par deux voix de sopranos, sans
aucune recherche d'imitation qui romprait le caractère dramatique du moment. Le regard de
Jésus est également évoqué d'abord très sobrement, puis le nom de Jésus est tenu longuement
ou traité en vocalises, laissant ensuite la place à celui de Pierre, traité pareillement, et sur
lequel se termine la séquence. Après un silence, le récit reprend brièvement, ralentissant sur
verbi Jesu et une rapide transition introduit le chœur final sur flevit amare : les larmes amères
de Pierre sont exprimées par un chœur lent que marquent de nombreuses dissonances
(frottement entre sol la et si dès le début, accords de septième, tritons...) qui donnent à
l'auditeur l'impression de ne jamais être vraiment résolues. Le tissu sonore glisse de la sorte
d'une dissonance à une autre, d'un sanglot à un autre en quelque sorte, sans vraiment trouver
d'apaisement avant les dernières mesures qui achèvent l'œuvre en un sol mineur désolé.
Dietrich Buxtehude (1637 ? - 1707) : Missa brevis
Longtemps oublié, Buxtehude a été redécouvert à la fin du XIXe siècle pour ses pièces
d'orgue qui en font un précurseur direct de Jean-Sébastien Bach ; ce dernier, qui le tenait en
très haute estime passa quelques mois auprès de lui à Lübeck. Peu à peu, ses œuvres vocales
ont à leur tour été redécouvertes et jouées. Ce sont des pièces d'inspiration religieuse destinées
à des concerts spirituels et non au culte. Stylistiquement, elles présentent des mélodies
accompagnées par un petit ensemble instrumental qui les soutient et joue des ritournelles
entre les séquences vocales. La polyphonie n'en est pas absente, mais elle n'y est que
modérément développée. L'Alleluja qui termine la cantate Der Herr ist mit mir ("Le Seigneur
est avec moi") en offre un bon exemple. L'écriture de Buxtehude, dans de telles pièces, est
plus proche de ce que composent à la même époque Stradella ou Alessandro Scarlatti que des
grandes architectures polyphoniques de Bach.
Missa brevis
La Missa brevis est d'un caractère très différent : c'est une œuvre purement vocale à la
polyphonie très dense, en style ancien, rappelant les compositions du milieu du XVIe siècle.
"Brève", elle l'est à deux titres : elle ne comporte que le Kyrie et le Gloria, comme toutes les
messes luthériennes mises en musique (Bach en écrira quatre de ce type), et elle est très
courte. Buxtehude n'en a composé qu'une seule. L'œuvre tout entière est composée dans la
tonalité de la mineur.
Kyrie eleison, Christe, eleison (en grec)
Seigneur, prends pitié ! Christ, prends pitié
Dans le premier Kyrie, les voix entrent successivement, en imitation. Un motif de trois
mesures est exposé par les altos, puis repris plus loin par les sopranos I et les basses, tandis
que les autres voix en énoncent une variante, à la quarte, avec une légère modification
mélodique. La fin de ce double motif présente des variations importantes. Les sopranos II
introduisent un élément secondaire (deux croches descendantes conjointes suivies de quatre
croches montantes) repris à toutes les voix et dont le caractère plus ornemental vient comme
décorer le sévère motif initial.
Le Christe, plus lent, constitue un moment de supplication : l'entrée échelonnée des
voix s'effectue des aiguës en allant vers les graves, en exposant un motif qui, comme dans le
Kyrie, se présente sous deux formes légèrement différentes. Un motif secondaire en notes
conjointes descendantes ou ascendantes (croches ou noires) se combine ensuite avec le motif
principal, comme dans le premier Kyrie.
Le second Kyrie, dont le motif présente les trois premières mêmes premières notes
(mi, do, la) que le premier, adopte en revanche un rythme à trois temps, ce qui lui donne un
caractère dansant assez étonnant pour un chant de supplication implorant la pitié du Seigneur.
11
11
Gloria
Il peut être décomposé en trois étapes
I
Gloria in excelsis Deo
Gloire à Dieu au plus haut des cieux
Et in terra pax hominibus bonae voluntatis
Et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté
Laudamus te, benedicimus te, adoramus te, glorificamus te
Nous te célébrons, nous te bénissons, nous t'adorons, nous te glorifions
Gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam
Nous te rendons grâce pour la grande gloire qui est la tienne
Domine Deus, Rex caelestis, Deus Pater omnipotens, Domine Fili unigenite Jesu Christe,
Domine Deus, Agnus Dei, Filius Patris
Seigneur Dieu, Roi du ciel, Dieu Père tout-puissant, Seigneur Fils unique Jésus-Christ,
Seigneur Dieu, Agneau de Dieu, Fils du Père
Une première partie, consacrée à la louange, enchaîne des séquences assez brèves
possédant chacune un motif principal propre, souvent superposé avec celui de la partie qui
suit, dans un mouvement de succession très rapide.
II
Qui tollis peccata mundi, miserere nobis, qui tollis peccata mundi, suscipe deprecationem
nostram
Toi qui portes les péchés du monde, aie pitié de nous ! Toi qui portes les péchés du monde,
accueille notre prière ! (NB : en Allemagne, à la suite de Luther, on traduit qui tollis par "qui
portes" ; la tradition catholique adopte une autre traduction possible "qui enlèves")
Qui sedes ad dexteram Patris, miserere nobis
Toi qui es assis à la droite du Père, aie pitié de nous !
Cette seconde partie est plus sombre et assez lente : le début est dominé par le motif de
qui tollis (avec sa sixte mineure) qui s'efface devant le premier miserere ; suscipe
deprecationem nostram est mis en valeur par une première homophonie, puis le mouvement
de supplication est exprimé par des chromatisme ascendants, jusqu'alors absents de cette
messe.
III
Quoniam Tu solus Sanctus, Tu solus Dominus, Tu solus Altissimus, Jesu Christe
Parce que Toi seul Tu es Saint, toi seul es le Seigneur, Toi seul es le Très-Haut, Jésus-Christ
Cum Sancto Spiritu, in gloria Dei Patris, Amen
Avec le Saint-Esprit, dans la gloire de Dieu le Père. Amen
La dernière partie revient à la louange, dont l'expression de plus en plus ardente : les
entrées sur Tu solus s'effectuent à intervalles très rapprochés (comme dans la strette d'une
fugue) et aboutissent à une nouvelle homophonie sur Cum sancto Spiritu. Un motif
dynamique de doubles croches ascendantes sur in gloria, repris à toutes les voix, débouche
sur une homophonie soulignant les mots Dei Patris. Puis l'Amen déroule un motif qui est
chromatique en descendant, diatonique en montant, et amène à un accord final triomphant de
mi majeur, surprenant pour une œuvre restée fidèle depuis le début à la mineur.
Alleluja
Cet Alleluja tout entier constitue une passacaille (ou chaconne), c'est-à-dire que d'un
bout à l'autre est répété le même motif de basse (ici, de deux mesures) sur lequel les autres
voix brodent des variations. Tantôt une seule voix du chœur intervient, tantôt l'ensemble des
voix déroule une séquence homophone, tantôt une voix (ou un couple de voix à la tierce ou à
la sixte) prédomine et est ponctuée par les autres, tantôt encore deux groupes s'opposent. Le
tout est aéré par des séquences où les instruments ou l'orgue reprennnent ou anticipent ce que
12
12
fait le chœur. Le thème de la passacaille se retrouve régulièrement à certaines voix (en
particulier les basses), un peu camouflé par le contexte et parfois en léger décalage avec la
basse instrumentale.