Saint-Ex, gourmette et discorde
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Saint-Ex, gourmette et discorde
Actualité Dimanche l" novembre 1998 Saint-Ex, gourmette et discorde Les héritiers et le parquet s'interrogent. Pourquoi la Comex a-t-elle caché la découverte ? Marseille Envoyée spéciale Caroline Tossan LA BELLE histoire tourne au bouillon. En repêchant une gourmette en argent portant le nom d'Antoine de Saint-Exupéry le 7 septembre au large de Marseille, Jean-Claude Bianco, 54 ans, pêcheur de père en fils, ne croyait pas déchaîner une telle tempête. Hier matin, il a été entendu par la gendarmerie maritimé. Les autorités lui reprochent de ne pas leur avoir remis la gourmette sous 48 heures, comme le prévoit la loi. Le pêcheur !'avait confiée à HenriGermain Delauze, le PDG de la société d'ingénierie sous-marine COMEX, qui !'avait enfermée dans son coffre fort. Dans le plus grand secret, celui-ci avait immédiatement entrepris de rechercher l'épave de l'avion de !'écrivain, un Lightning P 38 abîmé en mer le 31juillet1944. Mais un tel secret ne pouvait pas le rester bien longtemps. Découvrir l'épave de l'avion du père du Petit Prince fait rêver plus d'un chercheur de trésor. Mardi dernier, la nouvelle est parue dans la presse. Immédiatement, les héritiers d'Antoine de Saint-Exupéry se sont étonnés de ne pas avoir été informés de la découverte, ni associés à cet événement. Frédéric d' Agay, représentant la succession Saint-Exupéry, a aussi déclaré qu'il souhaitait que la sépulture marine de son aïeul soit préservée. Vendredi soir, la querelle montait d'un cran. Frédéric d' Agay faisait savoir dans un communiqué que la Comex avait refusé de le recevoir et de lui montrer la gourmette. Il demandait au pêcheur et au PDG de la Comex de la lui restituer. « Ce qui permettrait déjà d'en vérifier !'authenticité. La famille estime qu'aucune personne, aucune administration, organisation ou institution de nature culturelle, militaire ou historique ne peut prétendre s'approprier un bieq qui est un objet intime et familial, portant le nom de son propriétaire, ne s'assimilant en rien à un trésor, une antiquité ou un monument historique. » Quant au parquet, il a ordonné une enquête car la découverte ,du bijou aurait dû être déclarée. La gendarmerie maritime a demandé à Jean-Claude Bianco ainsi qu'à la Comex de leur remettre la gourmette, ce qu'ils ont fait finalement vendredi soir. L'autorité administr'a tive doit ensuite identifier le légitime propriétaire du bien. Le pêcheur, entendu hier matin, a dit ignorer la législation (voir son interview ci-dessous). Du côté de la Comex, les explications sont plus floues . Hier matin, Henri-Germain Delauze déclarait dans le quotidien La Provence qu'il n'avait jamais souhaité conserver la gourmette et ne semblait pas hostile aux revendications de la famille. 1I1 précisait même avoir pris rendezvous avec Frédéric d' Agay pour aujourd'hui, avant de reporter l'entrevue «parce que l'ambiance conflictuelle qui s'est développée par la suite, sans que nous !'ayons suscitée, aurait nuit à la sérénité de cette rencontre ». Michèle Fructus, chargée de la communication à la Comex, est pour sa part «confuse». «Nous étions bon enfant ; on a fait ça par passion», dit-elle. Quant à l'aspectjuridique, « il est complexe, on a du mal à s'y retrouver. Les lois ont changé en 1989. » Cela fait quand même neuf ans que la loi Lang; du 1" décembre 1989 codifie les « biens culturels maritimes ». Si la Comex n'a pas annoncé la découverte, c'est « pour éviter le déferlement qu'on constate aujourd'hui et d'avoir douze bateaux derrière nous pendant les recherches». Des recherches qui, jusqu'à nouvel ordre, sont int~rrompues. Jean-Claude, le pêcheur : . « Si j'avais su... » Interview Caroline Tossan - DANS quelles circonstances avez-vous trouvé la gourmette? - C'était le 7 septembre, il était midi et demi. Nous étions partis avec mes trois hommes d'équipage vets 4 heures et demie du matin, comme d'ha~ bitude, pour pêcher le rouget, le pageot, le merlan et la sardine sur mon chalut l'Horizan. En remontant le filet, on sépare les poissons de toutes les cochonneries qu'on ramasse habituellement au fond. Tout d'un coup, mon second aperçoit un maillon de chaînette brillant pris dans des concrétions et des morceaux de métal. Avec un marteau, on a cassé et on a trouvé une gourmette. Sans faire plus attention, je l'ai glissée dans ma poche. - A quel moment avez-vous réalisé l'importance de votre découverte ? - Dans ma cabine, en rentrant au port. J'ai un peu plus gratté la gourmette et j'ai vu qu'il était marqué Antoine. Je me suis dit, tiens, c'est comme mon deuxième prénom. Puis j'ai vu Saint-Exupéry. Là j'ai pensé, c'est une blague ! Enfin, , : 11;il y avait aussi marqué Consuelo et une adresse à Nêw-York. J'ai appris par la suite qu'il s'agissait du prénom de sa femme et de l'adresse de son éditeur américain qui lui avait offert la gourmette. Mais j'étais déjà fébrile en entrant au port. - Qu'avez-vous fait en arrivant? - J'ai d'abord téléphoné à un ami, Pierre Becker, qui Hier matin à Marseille, Jean-Claude Bianco se confiait au JDD. Pour l'instant, cette gour- dirige Geocéan, une entreprise mette de Saint-Ex lui a attiré plus d'ennuis que de félicitations. "Je suis traité comme un de travaux maritimes (et memvoleur et ça me chagrine. » Photo Jean Cély bre d'Aero-relic, une associa- tian spécialisée dans la recherche et l'identification de crashes, NDLR). Mais il était en voyage. Alors j'ai appelé Henri-Germain Delauze à la Comex. La première chose qu'il m'a dite au téléphone? «Je crois qu'on va aller boire le champagne avec Chirac ! » On a pris rendez-vous pour ly lendemain. Il m'a dit qu'il allait pas en dormir de la nuit. « Pêcheur de sardines, pas de gourmettes » -Avez-vous passé un accord avec lui? - Je lui ai remis la gourmette et les morceaux de carlingue que nous avions trouvés avec. Il m'a dit que, de toute façon, la gourmette n'était ni à lui, ni à moi. Puis il m'a signé un reçu. Nous avons conclu un accord par lequel il s'engageait à mettre son matériel à disposition pour les recherches. Moi, je m'engageais ·aussi à mettre mon chalut et mon équipage à sa disposition pour l'emmener sur les lieux. - A-t-il été question d'argent? - Jamais, ni de quoi que ce ' soit. Point final. - Saviez-vous que vous deviez impérativement déclarer votre découverte aux autorités? - Absolument pas. Je suis pêcheur de sardines, pas de gourmettes. On a décidé de rechercher très vite l'épave sans rien dire à personne et de tout déclarer en bloc. Mais quelqu'un a parlé. En plus, si on avait prévenu l'administration, ils m'. auraient peut-être empêché de pêcher dans ce coin-là. Saint-Exupéry c'est bien beau mais moi il faut que je vive. On m'a dit qu'il fallait déclarer tout ce qu'on trouvait ~-"Q)):_l/:J -j ?- 1'J '7Yn A VJ ob /y~7J hzJ)/ rPEb~/f ~1:J/>9t/}')J? "J/fp t"'T)1: ( OJJY au fond de l'eau, alors je vais leur apporter un paquet de petites culottes féminines que je viens de repêcher; et c'est pas une blague de Marseillais ! - Que trouvez-vous au fond de l'eau ? - Il y a de tout. Une fois j'ai trouvé des amphores. Mais il arrive aussi qu'on repêche des mines, des obus et même des voiliers. - Avez-vous participé aux recherches ? - Presque chaque jour, je suis retourné pêcher sur cette zone avec mon chalut, en espérant remonter d'autres morceaux de la carlingue. Les autres pêcheurs, qui n'étaient pas au courant, ont cru que j'avais pété les plombs ! Pourquoi va-t-il tout le temps pêcher là-bas même quand il y a pas de poissons? Ça m'a coûté cher : depuis septembre, j'ai perdu 60 % de ma production. Je ramassais mes filets toutes les deux heures, mais je n'ai rieri trouvé de plus. - Vous avez été entendu par les affaires maritimes. Quel est votre sentiment sur cette polémique? - On a volé personne, on a tué personne, c'est tout ce que je sais. J'attends que ça se passe. Pour la Comex, ça fait de belles retombées médiatiques. Pour moi, ça me fait une belle jambe. Comme je vends pas des avions mais des poissons, vous voyez le résultat. Je suis traité comine un voleur et ça, ça me chagrine. La famille ? Ça ne m'a pas effleuré l'esprit une seconde de les prévenir. Je ne savais même pas qu'il y avait des héritiers. Au lieu de boire le chai:npagne avec Chirac, je vais boire le thé avec les gendarme~. Si c'était à refaire, je la rejetterais à la mer cette gourmette.
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