Ex. No Man`s Land 2 - Lycéens et apprentis au cinéma en Pays de
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Ex. No Man`s Land 2 - Lycéens et apprentis au cinéma en Pays de
Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 1 2 ■ Auteur du dossier Laurent Le Forestier ■ GÉNÉRIQUE ■ SYNOPSIS France, Italie, Belgique, Grande-Bretagne, Slovénie, 2001 Une nuit, quelque part en Bosnie, en 1993. Quelques soldats bosniaques, dont deux amis (Ciki et Cera), se perdent en montant au front. Au matin, ils tombent sous les tirs d’un tank et de soldats serbes. Ciki se réfugie dans une tranchée située dans le no man’s land entre les lignes serbe et bosniaque. Deux soldats serbes sont envoyés pour inspecter la tranchée. Sur place, le plus âgé des deux place une mine sous le corps de Cera. Ciki le surprend et le tue, avant de blesser le second, Nino. Débute alors, entre le Serbe et le Bosniaque, une longue cohabitation, émaillée d’invectives et de bagarres. Ciki découvre que Cera n’est pas mort, mais évanoui. Il ne peut bouger, encourant le risque de déclencher la mine. Faute de pouvoir quitter la tranchée dont les alentours sont minés, Ciki et Nino unissent leurs efforts pour prévenir leurs camps respectifs. L’information finit par remonter jusqu’au quartier général de la FORPRONU qui refuse d’intervenir. Bravant les ordres, le sergent Marchand décide d’aller aider les trois hommes. Mais l’irruption dans la tranchée des soldats de la FORPRONU ravive les tensions entre Ciki et Nino. Ils tentent même de s’entretuer. Des journalistes surprennent l’initiative de Marchand et diffusent leurs reportages en direct à la télévision. Devant cette exposition médiatique, les supérieurs du sergent sont contraints d’envoyer sur place un démineur. Mais ce dernier ne peut que constater son incapacité à trouver une solution. L’attention des soldats de la FORPRONU étant concentrée sur les médias, Ciki en profite pour tuer Nino, avant d’être abattu par un Casque bleu. Les soldats tirent alors parti de l’hébétement général et feignent d’évacuer Cera. Les problèmes paraissant être résolus, Casques bleus et journalistes s’en retournent. Cera reste seul, allongé sur sa mine. Titre original No Man’s Land Réalisation Danis Tanovic` Scénario Danis Tanovic` Image Walther Vanden Ende Montage Francesca Calvelli Son Henri Morelle Sound Designer Michael Billyngslay Mixage Angelo Raguseo Décors Dusko Milavec Costumes Zvonka Makuc Musique Danis Tanovic` Interprétation ` ` Cera, Georges Siatidis Sergent Marchand, Branko Djuric` Ciki, Rene Bitojarac Nino, Filip Sovagovic Katrin Cartlidge Jane Livingstone, Simon Callow Colonel Soft, Serge-Henri Valcke Capitaine Dubois Production Noé Production (France), Fabrica Cinéma (Italie), Man’s Film (Belgique), Counihan Villiers Productions (Grande-Bretagne), Studio Maj / Casablanca (Slovénie), en collaboration avec le Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Communauté Française de Belgique et les télédistributeurs wallons, le Fonds Slovène du Cinéma, avec le soutien de Eurimages, et avec la participation de British Screen, TPS Cinéma, Multivision, RAI Cinéma, RTBF, Canal + Belgique Producteurs Frédérique Dumas-Zajdela, Marc Bachet, Cedomir Kolar Coproducteurs Marco Müller, Marion Hansel, Dunja Klemenc, Cat Villiers, Judy Counihan, Igor Pedicek Distribution Océan films Film Cinémascope, couleur Durée 98 minutes Sortie à Paris le 19 septembre 2001 Les dossiers pédagogiques et les fiches-élèves de l'opération lycéens au cinéma ont été édités par la Bibliothèque du film (BIFI) avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication (Centre national de la cinématographie). Rédactrice en chef Anne Lété Dossier No Man’s Land © BIFI • Date de publication : octobre 2002 Maquette Public Image Factory Bibliothèque du film (BIFI) 100, rue du Faubourg Saint-Antoine - 75012 PARIS Tél. : 01 53 02 22 30 - Fax : 01 53 02 22 49 Site Internet : www.bifi.fr Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 2 3 ■ ÉDITORIAL A venir A venir La Bibliothèque du film Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 3 4 Filmographie 1993 1994 Un an après (documentaire) Portraits d’artistes pendant la guerre (documentaire) 1996 L’Aube (documentaire) 1998 Ça ira (documentaire) 2001 No Man’s Land (fiction) ■ LE RÉALISATEUR qu’il y avait comme un devoir de rendre compte de la situation immédiate. » Danis Tanovic, ` cinéaste engagé > Glissement progressif vers la fiction Du documentaire à la fiction, Danis Tanovic` a tenté, en quelques films1, de livrer un regard de plus en plus personnel sur la guerre subie par son pays. > Une carrière de cinéaste naît d’un engagement militaire Né le 20 février 1969 à Zenica (BosnieHerzégovine), Danis Tanovic` grandit dans un environnement artistique : son père, linguiste et poète, travaille pour la télévision et sa mère est professeur de musique. Pourtant, ses parents le poussent à suivre des études d’ingénieur. Après avoir obtenu son diplôme de technicien en génie civil, Danis Tanovic` apprend l’ouverture d’une classe de réalisation à l’Académie des Arts de Sarajevo et change alors d’orientation. L’enseignement qu’il y reçoit se concentre notamment sur des questions de dramaturgie et lui permet de tourner des films d’étude. Le début du siège de Sarajevo par les forces serbes de Bosnie, le 6 avril 1992, l’incite à s’engager dans l’armée bosniaque. Face au manque d’armes dont souffre celle-ci, Danis Tanovic` comprend qu’il sera plus utile caméra au poing : l’engagement militaire se double alors d’un engagement militant et créateur, dans une visée strictement testimoniale. Son but est d’enregistrer, sur les lignes de front, la plus grande quantité possible d’images (au final, plusieurs milliers d’heures) afin de rendre compte de la réalité du conflit. Ces images ont été souvent exploitées par les télévisions dans divers reportages. Très vite, la conservation des bandes vidéo tournées sur le front pose problème, surtout face à la durée inattendue de cette guerre. Danis Tanovic` participe alors à la création des Archives du Film des Forces Bosniaques, dont il devient l’un des responsables. Dans des conditions précaires, marquées par le manque de moyens (cassettes vidéo, électricité, etc.), il dirige des documentaires pour l’armée bosniaque, comme Un an après, qui retrace une année de guerre au sein de cette armée. Après l’enregistrement brut d’images, ces documentaires marquent, ` une évolution dans l’appréhension chez Tanovic, du genre : il s’agit cette fois d’articuler un discours sur la guerre à partir des images. Dans un premier temps, il le fait dans un cadre proche de la propagande, avant de s’approprier cette démarche. Il tourne alors des documentaires plus personnels, à l’image de Portraits d’artistes pendant la guerre (1994, 20 minutes) : un peintre, un photographe, un sculpteur et un compositeur exposent leurs positions face au conflit dans les Balkans et expliquent comment celui-ci influe sur leurs créations. Toutefois, débuter par le documentaire n’était pas, au départ, la conséquence d’un parti pris : « Les circonstances ont d’abord fait de moi un documentariste, parce ` 1 Cette filmographie ne peut prétendre à l’exhaustivité, car nous ne connaissons pas tous les documentaires tournés par (ou à partir des images de) Danis Tanovic. En mars 1994, épuisé par deux années de guerre, Danis Tanovic` quitte Sarajevo. Il s’installe en Belgique où il parvient à intégrer l’INSAS (Institut National des Arts du Spectacle et des Techniques de Diffusion) de Bruxelles, directement en quatrième année. L’éloignement de son pays n’a pas amoindri son souci de témoigner. Il continue donc en Belgique son travail de documentariste. En 1996, Danis Tanovic` réalise L’Aube (13 minutes, Grand Prix au Festival d’Auxerre), qui repose sur le monologue d’un homme, aveugle et paralysé à la suite de ses blessures lors de l’évacuation de Gorazde. Ce Bosniaque, que sa famille vient rejoindre en Belgique où il est soigné, évoque son expérience de la guerre. En 1998, son documentaire suivant lui permet d’obtenir le Grand Prix au Festival du Cinéma du Réel à Paris. Ça ira (52 minutes) suit l’itinéraire d’un jeune Danois, membre d’une organisation humanitaire, qui quitte la Bosnie-Herzégovine et part reprendre ses études dans son pays. Il salue une dernière fois ceux qu’il a côtoyés durant ces années de guerre et qui doivent faire face à présent au déminage, au chômage, et à bien d’autres problèmes. Cette même année, il obtient la double nationalité belgo-bosniaque. Au moment où la situation dans les Balkans paraît s’apaiser, Danis Tanovic` poursuit l’évolution logique de sa démarche, qui l’amène donc à s’impliquer de plus en plus dans ce qu’il montre : « La fiction est beaucoup plus personnelle que le documentaire. J’avais envie d’exposer mon point de vue du début jusqu’à la fin d’un film. » L’écriture de No Man’s Land débute en janvier 1999. Il s’agit alors, pour lui, de mettre en avant le discours sur la guerre plutôt que l’aspect réel de ce qui est filmé, d’assumer la subjectivité de son regard sur cet événement par le biais de la fiction. En somme, une autre forme d’engagement. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 4 5 ■ QUESTIONS DE MÉTHODE Maîtrise et pragmatisme À l’image des pratiques courantes du cinéma comique, Danis Tanovic` a tenté de limiter les imprévus, de l’écriture au montage en passant par le tournage. Il a également su s’adapter aux rares contraintes de production. > Une écriture proche de celle du cinéma burlesque Danis Tanovic` a écrit son film très rapidement, en deux semaines. Comme dans le burlesque traditionnel, il est parti d’un argument très simple fondé sur l’affrontement entre deux personnages, avant de l’étoffer progressivement, en y ajoutant d’autres protagonistes et des situations annexes. Mais, devant la prolifération des péripéties autour du vrai sujet, s’est posée la question de leur justification dans le récit. Dans un troisième temps, Tanovic` a donc procédé à une sorte d’élagage dans lequel il ne s’agissait pas tant de juger une scène sur son potentiel comique que sur le caractère nécessaire et indispensable de sa présence dans le récit. > Une coproduction européenne À l’origine de la production du film se trouve une société française, Noé Productions, qui a déjà mené à bien en 1994 un projet provenant de l’ex-Yougoslavie, Before the Rain de Milcho Manchevski. Rapidement, elle déniche des partenaires en dehors de l’Hexagone : Marco Muller, directeur du Festival du Film de Locarno et dirigeant de la société italienne de production Fabrica, accepte de se lancer dans l’aventure. Marion Hansel, réalisatrice belge, rejoint la troupe avec sa société Man’s Film. Puis les coproducteurs anglais de Before the Rain, Cat Viller et Judy Counihan, reconduisent, pour ce projet, leur confiance à Noé Productions. Au moment de choisir les lieux de tournage, la Slovénie s’impose très vite, notamment pour la ressemblance de ses paysages avec ceux de la Bosnie. Danis Tanovic` a su tirer profit de ces circonstances en adaptant sa distribution aux impératifs de la coproduction : si les acteurs principaux sont slovènes, croates et bosniaques, la part anglaise du film s’incarne dans les présences de Katrin Cartlidge (proche des producteurs depuis sa participation à Before the Rain) et de Simon Callow, tandis que le sergent Marchand est interprété par un comédien belge. L’équipe technique est également à l’image de ce melting-pot : par exemple, le chef opérateur est belge et la monteuse italienne. Sur le plateau, cinq langues au moins étaient parlées : le français, le flamand, l’anglais, le bosniaque et le slovène. Ce respect des langues se retrouve, bien sûr, dans le film où chaque personnage s’exprime dans la sienne. En somme, le financement européen du film a permis de souligner, dans le récit, la difficulté à communiquer dans un continent sujet à l’atomisation nationaliste et de mieux représenter le visage actuel de la Bosnie, société non homogène, dans les origines ethniques et religieuses de ses citoyens. > Un tournage très rapide Comme l’écriture, le tournage a pris peu de temps : 36 jours. Cette durée limitée est sans doute en partie liée à la modestie du budget (2 millions d’euros, soit la moitié du prix moyen d’un film français), mais elle s’explique surtout par une préparation minutieuse. La précision du scénario, notamment dans l’écriture des effets comiques, a permis d’abolir toute improvisation. Sur le plan de l’organisation du travail, Tanovic` se rapproche donc plus du modèle Keaton (qui fixait précisément les scènes comiques à l’écriture pour faciliter le tournage) que de celui de Chaplin (beaucoup plus souple et qui ménageait une place pour l’improvisation). Chaque plan a donc été déterminé par avance – d’où un gain de temps au tournage –, grâce à la réduction des angles de prise de vue. In fine, cela a eu également pour conséquence de simplifier le montage, qui n’a nécessité qu’une douzaine de jours. Ayant expérimenté pour ses documentaires une pratique totalement différente reposant sur l’adaptation aux aléas, Tanovic` a choisi de s’en éloigner diamétralement en essayant, au contraire, de tout maîtriser. > Les images vidéo documentaires La présence de journalistes de télévision parmi les personnages principaux du film a induit le recours à des images vidéo, et plus particulièrement l’utilisation d’un reportage récapitulant quelques moments forts de la guerre en Bosnie. Son passé de documentariste aurait pu amener Danis Tanovic` à recycler, pour ce faire, ses propres enregistrements. Mais il n’y avait pas de réelle adéquation entre ses images, consacrées à la vie quotidienne soit à Sarajevo, soit sur les lignes de front, et ce qui devait être le contenu de cette séquence télévisée. De fait, Tanovic` a utilisé de vraies images de reportage (mais pas les siennes) et les a remontées pour qu’elles correspondent parfaitement au propos voulu. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 5 6 ■ PERSONNAGES ET ACTEURS PRINCIPAUX Entre similitudes et conflits Comme dans les récits de guerre, les rapports entre personnages se définissent avant tout par des jeux d’opposition. Mais la recherche d’une tonalité comique induit aussi de nombreuses analogies chez les divers protagonistes. DES PERSONNAGES COMIQUES Si l’essentiel du récit de No Man’s Land repose effectivement sur un principe d’oppositions entre les divers protagonistes, il existe, paradoxalement, de larges similitudes entre ces différents personnages. Pas tant dans ce qu’ils aspirent à être en tant qu’individus que dans la manière dont Danis Tanovic` les a conçus. Par exemple, ils se caractérisent tous par leur absence de passé. En dehors de la courte discussion entre Ciki et Nino au sujet d’une femme qu’ils auraient tous deux connue, leur vie n’est absolument pas évoquée. Pour la plupart, ils paraissent n’avoir ni métier, ni famille, ni passion, ni même de caractère très tranché. En fait, ces personnages n’existent que dans le présent, cette journée particulière au cœur de la guerre. Sans doute faut-il voir dans cette caractéristique la volonté de Tanovic` de montrer combien ce conflit se définit justement par la négation du passé commun : des gens qui ont vécu ensemble pendant des années, qui ont partagé des plaisirs quotidiens se retrouvent brutalement face-à-face, prêts à tuer leurs anciens voisins. Mais ce choix a aussi pour conséquence d’en faire moins des personnages que des types, définis essentiellement par quelques caractéristiques très visibles et non par une réelle psychologie (peu d’ambiguïté et d’évolution, etc.). Si l’on ajoute à cela le fait que la fonction principale de ces personnages semble être de détruire, par le corps et/ou la parole, le corps et/ou la parole des autres, une possible parenté avec les personnages burlesques du cinéma américain paraît se dessiner. D’ailleurs, comme beaucoup de rôles comiques (voir par exemple Bakshi dans La Party, de Blake Edwards), les protagonistes de No Man’s Land ne sont pas à leur place : par définition, les trois combattants n’ont rien à faire dans le no man’s land, cette bande de terrain comprise entre les deux lignes de front. Seul le hasard est responsable de leur rencontre en ce point précis, et tous leurs efforts tendent, d’ailleurs, à retourner là où ils devraient être : derrière leurs lignes. Étrangers (au double sens du terme) à cette situation, les autres personnages principaux ne sont pas à leur place non plus. Une partie du propos de Tanovic` réside dans la volonté de montrer combien sont déplacées, justement, les actions de ces étrangers, qu’ils appartiennent à la FORPRONU ou aux médias. De plus, en un certain sens, leur présence dans ce no man’s land ne se justifie pas davantage que celle des trois combattants : le sergent Marchand transgresse les ordres qu’il a reçus afin de venir en aide aux combattants ; ses supérieurs sont contraints de se rendre sur place alors que ce n’était pas leur intention première ; les journalistes, enfin, ne devraient pas être présents, puisqu’ils ne sont pas censés écouter les fréquences radio réservées aux militaires. ` CIKI (BRANKO DJURIC) Dans le film, Ciki constitue le seul membre réellement actif d’une armée bosniaque réduite ici à quelques morts et à des soldats inactifs (comme Cera, contraint à l’immobilité à cause de la mine, ou les autres militaires, résignés à l’attente derrière la ligne bosniaque). Cette caractéristique induit pour lui une exposition particulière, dans tous les sens du terme : Ciki est le soldat bosniaque le plus exposé, à la fois aux tirs serbes et au regard du spectateur, lequel tend donc, naturellement, à le voir comme une sorte de métonymie de l’armée bosniaque tout entière. Dans sa manière de typer le personnage, Danis Tanovic` paraît d’ailleurs rechercher cet effet. Car Ciki a réellement l’apparence de n’importe quel soldat bosniaque du film : en guise d’uniforme, il porte, comme les autres membres de sa troupe, un jean, des baskets et un tee-shirt. Ses cheveux sont longs et sa barbe n’a pas été rasée depuis plusieurs jours. Bref, il incarne à lui seul ces régiments d’amateurs qui constituèrent l’armée bosniaque face aux professionnels de l’armée serbe. Mais le personnage de Ciki n’est pas seulement un symbole, c’est aussi un type, notamment au sens comique. Son tee-shirt porte un dessin reprenant les lèvres pulpeuses du logo des Rolling Stones et l’un de ses principaux centres d’intérêt semble être de se procurer des cigarettes, qu’il fume voluptueusement. Cela tend presque à réduire Ciki à une caricature d’hédoniste, c’est-à-dire, là encore, un être qui n’est pas à sa place dans cette situation de guerre. Une partie du potentiel comique de Ciki naît de ce décalage, outre son importante propension à préférer les joutes oratoires aux combats guerriers. Ce trait de caractère explique aussi certaines réactions, parfois inattendues, du personnage : guidé par la recherche du plaisir, Ciki paraît logiquement éviter tout acte qui ne lui en procurerait pas a fortiori si ses conséquences peuvent mettre en péril son intégrité. C’est sans doute pour cela qu’en deux occasions, au moins, il se refuse à tuer Nino. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 6 7 Branko Djuric` prête à Ciki cette allure nonchalante qu’il affichait déjà dans Le Temps des gitans d’Emir Kusturica. Comédien bosniaque de théâtre, de télévision et de cinéma, il possède une certaine notoriété dans son pays. Ce facteur, ajouté au fait qu’il est le seul comédien à interpréter, dans le film, un personnage de l’ex-Yougoslavie appartenant à sa propre nation (la Bosnie en l’occurrence), peut être perçu comme le souhait, de la part de ` de faire de ce personnage le véritable « héros » du Tanovic, film, surtout aux yeux du public bosniaque. quelque sorte de cette armée, d’abord en lui conférant des qualités que celle-ci n’était pas réputée avoir, puis en le faisant jouer par un acteur croate. À la distance du personnage par rapport à ses congénères s’ajoute, en quelque sorte, celle du comédien par rapport à son rôle (d’autant que Bitorajac a bien servi dans l’armée, mais croate). CERA (FILIP SOVAGOVIC) NINO (RENE BITORAJAC) Nino a le crâne rasé et arbore de fines lunettes. Ses traits sont fins et son visage demeure glabre. Il parle anglais, alors que Ciki ne connaît aucune langue étrangère. En termes à la fois concrets et symboliques, l’opposition Nino/Ciki fonctionne donc à plusieurs niveaux : serbe/bosniaque, distingué/négligé, intellectuel/affectif, etc. Rien n’est dit de l’engagement de Nino dans l’armée serbe : est-il volontaire ou forcé ? Tanovic` paraît répondre partiellement en faisant de Nino un piètre soldat, comme si ce personnage subissait la situation plus qu’il ne s’y intégrait. Toutes les actions militaires de Nino échouent, et il se laisse même abuser par les pièges les plus enfantins (Cera lui demandant une cigarette). Le fait que cet homme raffiné, intelligent et compatissant soit totalement incompétent (à l’image du héros keatonien) dans cette situation tend à le désigner comme peu concerné par la guerre : Nino n’est pas un Serbe endoctriné et belliqueux. En ce sens aussi, il représente l’exact contraire de Ciki, puisqu’il ne symbolise aucunement l’armée serbe dans sa globalité : d’ailleurs, dès sa première apparition, il est montré en marge de la troupe, seul dans son coin et rejeté par les autres (encore une fois, le comique naît de l’idée que ce personnage n’est pas à sa place). Tanovic` le désolidarise en Indissociable de Ciki, Cera lui ressemble par son apparence vestimentaire et son allure physique. De plus, les deux hommes partagent la même nationalité, bien évidemment, et donc une même cause, mais aussi leurs cigarettes (qui ne cessent de circuler) et surtout un vécu, qui demeure le plus souvent implicite (Ciki dit à Cera que Nino connaît aussi cette fille dont il lui a déjà parlé). Cera est le seul personnage de ce conflit à afficher clairement des traces de son passé. Il se cramponne à la fois à la vie et à ce qui le retient à cette vie : sa famille, dont la présence est matérialisée par une photographie. Comme Ciki, Cera est donc avant tout un affectif (par opposition au rationnel Nino) et cette seule caractéristique commune suffit à légitimer l’indéfectibilité du lien qui les unit. AUTRES PERSONNAGES Souvent, dans certaines comédies (voir les films de Renoir), les noms des personnages suffisent à les définir, à les croquer d’un trait. Faute de pouvoir le remarquer pour les Serbes et les Bosniaques, on constate que ce principe s’applique assez bien aux autres personnages. Le sergent Marchand, las de l’inaction à laquelle le cantonnent les institutions internationales, est prêt à tout pour intervenir, même à marchander en quelque sorte : en effet, il promet à la journaliste anglophone qu’elle pourra le suivre jusqu’à la tranchée si elle parvient à mettre suffisamment sous pression son supérieur pour que ce dernier le laisse intervenir. Symboliquement, cette journaliste se dénomme Livingstone. Comme le célèbre voyageur, elle se sent investie d’une mission qui semble consister à rendre compte au monde civilisé de ce qui se passe chez certaines peuplades « sauvages ». Le patronyme du capitaine Dubois évoque plutôt l’idée d’un officier quelconque (puisque Dubois est un nom très répandu), presque commun ou typique : ce capitaine incarne ainsi à lui seule la pléthore de militaires qui, malgré leurs responsabilités, sont incapables de prendre une décision. Son supérieur s’appelle le colonel Soft (« doux »). Tout, chez lui, suggère cette douceur : sa voix, légère et suave ; sa démarche, plutôt aérienne (au propre comme au figuré : il arrive dans la tranchée en hélicoptère). Là encore, le comique naît du contraste entre cette douceur et la situation très dure dans laquelle est plongé le personnage. Son seul souci semble être, justement, de préserver la quiétude de son existence dans son bureau (symbolisée par la beauté désincarnée de sa secrétaire). En cela, il est l’exact contraire du sergent, qui ne supporte plus cette douceur (un de ses collègues dort paisiblement dans leur poste d’observation), et le capitaine Dubois, véritable tampon entre les deux. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 7 8 ■ DÉCOUPAGE ET ANALYSE DU RÉCIT Structure explosive pour une situation détonante La structure du récit repose sur le principe de l’élargissement d’une situation initiale en cercles concentriques et montre ainsi comment l’issue fatale d’un épisode imaginaire du conflit bosno-serbe est provoquée par des interventions extérieures. > GÉNÉRIQUE ET POSTULAT LIMINAIRE (6’) Au noir de fond du générique succède celui d’une nuit brumeuse. Une petite troupe d’hommes armés sort du brouillard. Faute de pouvoir se localiser et se repérer, ils interrompent leur progression et décident de passer la nuit sur place. Deux hommes, Ciki et Cera, se montrent plus loquaces que les autres et ironisent sur la situation. ANALYSE Cette introduction est essentiellement l’occasion de dépeindre la complicité entre deux personnages dont l’amitié va constituer, en quelque sorte, le noyau de l’intrigue. En effet, tous les événements à venir ne peuvent être compris qu’en les ramenant à ce postulat de départ : le lien entre Ciki et Cera est plus fort que tout, et même qu’une situation de guerre. De plus, cette première séquence insuffle au récit son principe rythmique, qui consiste en une alternance de scènes lentes et détendues (comme dans ce début) et de scènes de tension, beaucoup plus découpées. > RUPTURE ET PREMIER ÉLARGISSEMENT : LA FUSILLADE (4’) Le jour se lève. Un char apparaît dans le paysage verdoyant et ensoleillé. Les soldats bosniaques découvrent qu’ils sont face à la ligne de front serbe. La fusillade commence brutalement, et la plupart des Bosniaques sont tués. Un officier serbe décide d’envoyer des hommes pour vérifier qu’il n’y a pas de survivants. ANALYSE Cette unique séquence « de guerre » (chars, fusillades, explosions, musique, montage serré) est l’une des rares à suivre une ellipse explicite, marquée par un fondu enchaîné. > MISE EN PLACE DE L’OPPOSITION CIKI / NINO (17’) Dans la tranchée bosniaque, des soldats tentent d’apercevoir à la jumelle d’éventuels survivants. Du côté serbe, deux hommes (dont Nino) sont désignés pour aller inspecter la tranchée. Pendant ce temps, Ciki, blessé, reprend ses esprits. Tandis que les deux Serbes se préparent, Ciki inspecte la tranchée et constate que ses issues sont minées. Il sort furtivement de son abri pour récupérer un briquet et des cigarettes sur le corps de Cera. Après avoir longuement rampé, les soldats serbes atteignent la tranchée. Le bruit avertit Ciki de leur présence, et pendant que les deux hommes explorent la tranchée, il se cache après avoir subtilisé un fusil. Le plus vieux des deux soldats place une mine sous le corps de Cera. Nino remarque la disparition du fusil. Craignant d’être découvert, Ciki fait feu sur les deux hommes : il blesse Nino et abat le second. Il renonce à achever Nino et tente, en vain, de lui faire dire où sont placées les mines dans la tranchée et aux alentours. ANALYSE Ce long passage illustre la difficulté à découper en séquences un récit reposant sur l’unité de temps et d’action. Ces quelques faits on lieu le même jour et s’enchaînent sans Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 8 9 ellipse explicite (car non repérables). C’est donc surtout la progression d’un événement qui délimite les blocs narratifs : ici, dans un premier temps, l’intention d’exécuter une action est d’abord affirmée (il faut aller voir s’il y a des survivants) et s’ensuivent sa réalisation (l’arrivée dans la tranchée) puis ses conséquences (la mise en présence de Ciki et de Nino). Parvenue au terme de cette action, la séquence s’arrête. Par ailleurs, la structure spatiale donne au récit un profil particulier. Le territoire du film, qui s’élabore à partir d’un centre bien circonscrit et plutôt étriqué (la tranchée) prend petit à petit de l’ampleur : après n’avoir fait qu’apercevoir la ligne serbe, le spectateur y pénètre. D’autres lieux, par la suite, formeront d’autres cercles concentriques, suivant un principe d’élargissement progressif. Chacun d’eux connaîtra une évolution dramatique (par ex., on revient régulièrement du côté de la ligne de front serbe) sans pour autant accéder à une véritable autonomie, dans la mesure où tout ce qui s’y déroule est en rapport direct avec la tranchée. > COEXISTENCE DANS LA TRANCHÉE (16’) Depuis la ligne de front bosniaque, des soldats aperçoivent Nino agitant, du haut de la tranchée, des sous-vêtements en guise drapeau blanc. Les Serbes le voient également, et la réaction ne se fait pas attendre : la tranchée est bombardée, tandis que Ciki et Nino trouvent refuge dans une casemate. Les deux hommes se disputent alors pour savoir qui, de la Serbie ou de la Bosnie, est responsable du conflit. Sous la menace de l’arme de Ciki, Nino est contraint d’abonder dans son sens. Ciki découvre que Cera est encore vivant. Pendant qu’il lui vient en aide, Nino s’empare de son fusil. Les rapports de domination s’inversent alors, et Ciki est obligé de reconnaître que c’est à cause de la Bosnie que la guerre a commencé. Cependant, lorsque Nino accepte de donner sa cigarette à Cera, celui-ci le menace et Ciki peut récupérer son arme. La situation s’équilibre. Les deux hommes se mettent même à collaborer : déshabillés, ils agitent leurs sous-vêtements blancs en guise de signe de paix. Serbes et Bosniaques observent cette agitation depuis leurs lignes de front respectives et décident, sans concertation, de prévenir la FORPRONU. Dans la tranchée, une cohabitation un peu plus cordiale commence. ANALYSE Ce bloc narratif se structure en deux parties : dans la première, la tension prédomine, alors que la seconde fonctionne plutôt sur le registre comique. Il s’agit donc d’une nouvelle illustration du principe d’alternance décrit précédemment. Ce modèle narratif concerne tous les personnages, qui sont ainsi mis au diapason de l’ensemble : chez les observateurs militaires, le ton est dramatique lorsque la situation l’est également (le bombardement), mais il devient comique lorsque l’action le nécessite. On peut également constater que le retournement est l’un des principaux motifs comiques : les événements trouvent un dénouement inattendu, à l’opposé de celui qui était prévisible. Ainsi, Ciki passe sous la menace de sa victime, qui se comporte alors sur le modèle imposé auparavant par le dominant. > L’INTERVENTION EXTÉRIEURE ROMPT L’ÉQUILIBRE (15’) Le capitaine Dubois, par communication radio, interdit au sergent Marchand de répondre à la demande d’intervention envoyée par les Serbes et les Bosniaques. Mais le sergent passe outre cette décision et se met en route. Dans la tranchée, Ciki promet à Cera de ne pas partir sans lui. Tandis que Marchand franchit les différentes lignes, la cohabitation cordiale dans la tranchée tourne à la fraternisation : Ciki et Nino évoquent une femme qu’ils ont tous deux connue. La demande d’intervention remonte jusqu’au quartier général de la FORPRONU et au colonel Soft, qui intime au capitaine Dubois l’ordre de n’intenter aucune action. L’arrivée des Casques bleus dans la tranchée envenime les rapports entre Ciki et Nino : ce dernier accepte de partir avec Marchand, mais Ciki l’en empêche en lui tirant dans la jambe. ANALYSE L’élargissement en cercles concentriques se poursuit, en augmentant sans cesse la distance du point central à l’action annexe représentée (ici, les réactions diverses de quelques militaires de la FORPRONU). Cette notion de distance est à prendre dans un double sens : à la fois spatial (les centaines de kilomètres qui séparent sans doute la tranchée du quartier général) et dramatique (l’action principale et ses conséquences qui Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 9 10 s’étendent de plus en plus). Paradoxalement, la multiplication des événements et leur immixtion dans la continuité du récit principal permettent aussi de résoudre en douceur certains problèmes scénaristiques : la difficulté à accepter la fraternisation entre Nino et Ciki est atténuée par le fait que cette évolution est interrompue, dans le récit, par une scène où le tank de la FORPRONU arrive à la ligne de front bosniaque. Le spectateur peut ainsi imaginer qu’un événement décisif a eu lieu pendant cette scène annexe. La discontinuité du récit a finalement pour effet de le fluidifier en justifiant implicitement ses rebondissements. > LA FORPRONU PASSE À L’ACTION (15’) Au barrage bosniaque, Jane Livingstone, journaliste pour une télévision anglophone, interpelle le sergent Marchand. Menaçant de dénoncer publiquement la passivité de l’ONU dans cette affaire, la jeune femme, grâce à la complicité de Marchand, oblige le capitaine Dubois à accepter une intervention dans la tranchée. Dans son bureau, le colonel Soft assiste au reportage en direct de la journaliste ainsi qu’à la diffusion d’un sujet sur le conflit, assez critiques vis-à-vis de l’attitude des grands pays occidentaux. Nino tente de se venger de la blessure infligée par Ciki et blesse celui-ci avec un couteau. D’autres journalistes arrivent aux alentours de la tranchée pour couvrir l’événement, et le capitaine Dubois, une fois sur place, annonce l’intervention imminente d’un démineur allemand. ANALYSE La sphère des médias constitue, en quelque sorte, le cercle le plus large du récit, donc le plus éloigné du centre du film. Tout l’intérêt de ce passage est de dépeindre justement avec ironie l’enchaînement des cercles, d’abord du centre vers l’extérieur : la situation dans la tranchée nécessite d’intervenir, mais comme Marchand n’obtient pas l’accord de son capitaine ni du colonel Soft, il doit utiliser la présence des médias pour arriver à ses fins. Dans un deuxième temps, il s’agit de montrer les conséquences en retour de ces enchaînements : le reportage télévisé incite le colonel Soft à donner son accord au capitaine, qui le Marchand reçoit l’ordre de faire diversion en annonçant aux journalistes que le déminage se poursuit. Profitant de ce flottement, Ciki s’empare d’un pistolet. Il abat Nino devant les caméras de télévision, avant d’être tué par un soldat de la FORPRONU. Les officiers tirent parti de l’hébétement général pour duper les journalistes en leur faisant croire que le déminage est terminé. Le site est évacué. Marchand hésite à divulguer la supercherie à Jane Livingstone, mais le colonel l’en dissuade. Dans la tranchée, Cera reste seul, allongé sur la mine. transmet à Marchand, qui obtient ainsi, finalement, la venue du démineur qu’il réclamait depuis le début. Comme une onde ayant rencontré un obstacle, les événements finissent toujours par revenir à leur point d’origine. Cette structure permet surtout de suggérer tout le temps perdu pour procéder à ce que la logique commandait de faire rapidement : le recours à l’aide extérieure dilate le temps de réaction et l’attente qui en découle génère de la tension entre Ciki et Nino. De cette idée résultera le constat final selon lequel l’intervention de l’ONU aura été non seulement inutile, inefficace mais aussi clairement néfaste. Ce processus d’élargissement a également pour conséquence de diluer l’importance accordée aux personnages centraux du récit (Ciki, Cera et Nino) : un fait singulier se transforme sous nos yeux en un événement général qui dépasse totalement les premiers concernés. Ciki, Cera et Nino perdent tout à la fois leur statut de personnages principaux et leur pouvoir d’individu, puisque, à partir de ce moment, ils n’ont plus aucune capacité d’action et doivent s’en remettre totalement à des étrangers. > RETOURNEMENT FINAL (25’) Après une série d’agressions mutuelles, la haine atteint son paroxysme entre Ciki et Nino. Tandis que l’opération de déminage commence, les journalistes tentent d’obtenir des images de plus en plus fortes. Le colonel Soft arrive sur place et constate l’incapacité du démineur à sauver Cera. ANALYSE Ce dernier passage constitue une sorte de négation du bloc de scènes précédent. Selon un principe de vases communicants, la capacité d’action était passée du camp des autochtones à celui des étrangers : Ciki, Cera et Nino s’en étaient totalement remis à la FORPRONU. À présent, le modèle se retourne : les Casques bleus constatent leur incapacité à résoudre le problème, tandis que Ciki redevient brutalement actif. On se rend compte ainsi que tout ce qui a précédé n’était qu’un détour dans le cours des événements et que le récit finit par revenir non pas réellement à son point d’origine, mais à l’issue logique de la situation centrale : Ciki fait ce qu’il s’était initialement refusé à faire (tuer Nino) et Cera récupère le tragique statut qu’il avait déjà juste après la première attaque serbe, c’est-à-dire celui d’un corps proche de la mort. L’intervention de la FORPRONU a donc tout à la fois dilaté le temps de l’action et précipité l’irrémédiable : le cercle le plus large du récit a fini par se refermer sur son centre, jusqu’à le faire disparaître. La FORPRONU a joué, en quelque sorte, le rôle de détonateur dans l’embrasement final. Et toute la force du récit est de calquer sa structure sur ce principe d’une explosion dont l’onde de choc se déplace de l’extérieur (les cercles des actions annexes : les médias, les Casques bleus, etc.) vers l’intérieur (la disparition de Ciki et Nino, immédiate, et celle de Cera, inéluctable). Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 10 11 ■ MISES EN SCÈNE Point(s) de vue page 12 Le jeu sur les points de vues, au sens optique ou auditif, traduit pour Danis Tanovic` la volonté d’affirmer un point de vue idéologique. Une situation sans perspective page 13 Dans No Man’s Land, les protagonistes du conflit sont systématiquement cadrés dans des compositions sans point de fuite ni perspective. Manière, pour Danis Tanovic` de montrer que cette situation est sans issue. Caméra à hauteur d’armes page 14 En multipliant les plans à hauteur de hanches, qui séparent le corps des comédiens de leur visage, Danis Tanovic` dépeint des combattants cédant à leurs pulsions plus qu’à leur réflexion. Un rythme jouant sur l’alternance page 15 Entre ralentissements et accélérations, No Man’s Land utilise les nombreuses possibilités du montage alterné pour distiller ellipses et dilatations du temps. Filmer sa guerre Danis Tanovic` fut partie prenante dans la guerre qui fait l’objet de son film. Cette proximité avec l’événement représenté semble avoir développé, chez lui, un regard plutôt distancié. En bien des points, No Man’s Land n’est pas un vrai film de guerre (voir Autour du film). Le metteur en scène reconnaît n’avoir jamais cherché à inscrire sa démarche dans le cadre de ce genre codifié : « Je ne voulais pas faire un film de guerre, mais bien au contraire un film anti-guerre, un truc qui dénonce la violence de toutes les guerres.1 » Si la différence entre No Man’s Land et les classiques du genre passe notamment par des choix de scénario (voir Explorations), elle transparaît plus encore dans les partis pris de mise en scène. Certes, en jetant un regard superficiel, on pourrait croire que l’alternance rythmique entre moments forts (tensions et combats) et moments faibles (les discussions entre Ciki et Nino, les négociations du sergent Marchand) renvoie à une habitude du film de guerre. Mais ce serait perdre de vue qu’en terme d’acuité du propos, les moments faibles sont souvent les plus forts : les tentatives de fraternisation entre le Bosniaque et le Serbe, les velléités d’intervention d’un soldat de la FORPRONU trop souvent contrariées en disent plus long sur le conflit en Bosnie que les quelques fusillades. D’ailleurs, plus qu’un hypothétique film de guerre, No Man’s Land semble être surtout un regard sur la Bosnie en guerre, jeté par un Bosniaque qui arpenta les lignes de front avec sa caméra. Or, Danis Tanovic` ne cherche jamais à faire abstraction de son point de vue. D’ailleurs, « l’objectivité n’existe pas. On est toujours subjectif. Notre métier, c’est manipuler2 » affirme ce cinéaste, qui revendique aussi n’être pas venu au cinéma par admiration pour le néoréalisme italien ou la Nouvelle Vague. Cependant, ici, la subjectivité ne consiste pas à désigner les bons et les méchants : Tanovic` laisse ce jeu stérile à ses personnages. Il s’agit plutôt d’envoyer par intermittence des signaux de rappel au moyen de la mise en scène : quelques scènes, qui rompent esthétiquement avec l’ensemble, glissent délibérément vers un discours probosniaque (notamment la séquence du reportage télévisé sur l’historique de la guerre). En fait, Danis Tanovic` filme plus des rapports de domination qu’une opposition entre bons et méchants. Dans son système esthétique, dominant et dominé ne parviennent pas à partager le même espace : l’un accapare l’avant-plan, tandis que l’autre demeure à l’arrière-plan. Bref, l’opposition passe par la profondeur de champ. Dans ces rapports de domination, le pouvoir va évidemment à celui qui détient le fusil et peut menacer l’autre. Les rôles s’inversent donc régulièrement, et Tanovic` condamne toujours le dominant, quelle que soit son origine ethnique. C’est là que s’exprime véritablement son regard sur ce conflit, dans sa manière d’assimiler systématiquement l’homme armé à un être incapable d’intelligence et d’humanité (lorsqu’un personnage cherche à faire étalage du pouvoir de son arme, son visage reste hors champ). Dès lors, tout le monde est perdant : le dominé, puisqu’il n’est plus libre, et le dominant, parce qu’il accepte d’annihiler sa capacité de réflexion. Le point de vue ironique de Tanovic` sur sa guerre se mue donc finalement en un vrai pessimisme : dans le film, comme dans ce conflit, il n’y aucune perspective, aussi bien en terme d’espace qu’en terme d’avenir. 1 Entretien reproduit sur le site internet http://www.cinopsis.com 2 Entretien reproduit dans la plaquette de présentation des Rencontres Cinématographiques de Seine-Saint-Denis « Frontières », du 14 au 27 novembre 2001, p. 37. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 11 12 ■ MISES EN SCÈNE Point(s) de vue Le jeu sur les points de vues, au sens optique ou auditif, traduit pour Danis Tanovic` la volonté d’affirmer un point de vue idéologique. En trois occasions au moins, les plans subjectifs permettent d’opérer un glissement discret de la narration vers le discours. La première occurrence concerne certains plans filmés depuis les lignes de front. Du côté serbe comme du côté bosniaque, on observe à distance, à l’aide de jumelles, ce qui se passe dans la tranchée. Mais seuls les Bosniaques bénéficient, pour ces plans de regards, de cadrages réellement subjectifs, c’est-à-dire avec un cache censé représenter le contour des jumelles. Cette différence de traitement est d’autant plus repérable qu’en de maintes occasions, les prises de vues du côté bosniaque sont faites depuis l’intérieur de la ligne de front, alors que les Serbes sont souvent filmés frontalement, depuis l’extérieur. Bref, si la caméra pénètre facilement chez les Bosniaques, elle semble répugner à le faire du côté serbe. Consciemment ou non, le metteur en scène paraît ainsi choisir son camp. C’est, en somme, une manière pour lui de revendiquer la subjectivité de son regard et de nous la faire partager. « En tant que Bosniaque, que puis-je être sinon proBosniaque ? » a-t-il d’ailleurs souvent répété dans ses interviews… La deuxième occurrence se produit lors de la diffusion télévisée du reportage sur l’historique de la guerre en Bosnie. Le colonel Soft est seul devant son téléviseur, cadré de profil ou de troisquarts. Les plans sur lui alternent avec les images du reportage. Au début de la séquence, ces dernières ne nous apparaissent pas plein-écran : le cadrage prend soin de laisser dans le champ les bords du téléviseur, comme pour suggérer que ces images sont regardées par un spectateur, qui ne peut être que le colonel. Mais le refus d’opérer un champ-contrechamp entre le regardant et le regardé, laisse planer un doute sur l’origine réelle du regard. La séquence se poursuit avec des images du reportage, représentées cette fois sans les bords du téléviseur. De plus, pendant un long moment, l’alternance s’efface : le visage de Soft ne revient qu’à la toute fin de la scène. Le regard du spectateur n’est plus relayé par celui du colonel. Le reportage n’appartient plus vraiment au monde de la fiction (rien ne justifie d’ailleurs la longueur de sa durée), mais plutôt à celui du discours du metteur en scène : le dispositif laisse comprendre que c’est là ce que Tanovic` veut nous dire de cette guerre. Enfin, la dernière forme surprenante de subjectivité a pour cadre une scène dans la tranchée : les Casques bleus se sont interposés pour éviter un affrontement à mort entre Ciki et Nino. Alors que le film ne comporte aucune partie musicale (hormis les génériques de début et de fin), trois plans précédant le début du déminage sont accompagnés d’une musique électronique. Dans le premier, Ciki glisse un couteau dans sa chaussette ; dans le deuxième, Marchand évacue la tranchée ; dans le troisième, il apostrophe un soldat qui reste sourd à son appel, pour la bonne raison qu’il a un walkman sur les oreilles. La musique entendue par les spectateurs est donc subjective, puisque écoutée par un personnage. Mais la subjectivité n’est révélée qu’à la toute fin de la scène, après que le spectateur a cru qu’il s’agissait d’une musique d’accompagnement. Ce passage, comme les deux autres, est donc finalement à l’image du film tout entier : il joue sur le désir de fiction du spectateur, sur sa croyance paradoxale en l’objectivité des images du récit, pour finir par lui rappeler que tout cela n’est pas la réalité, mais bien plutôt un regard personnel sur les événements, un discours sur la guerre en Bosnie. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 12 13 ■ MISES EN SCÈNE Une situation sans perspective Dans No Man’s Land, les protagonistes du conflit sont systématiquement cadrés dans des compositions sans point de fuite ni perspective. Manière, pour Danis Tanovic` de montrer que cette situation est sans issue. Si le premier et le dernier plan de No Man’s Land bouclent si parfaitement le récit, c’est notamment parce qu’ils partagent un même principe de composition. Leurs cadrages témoignent d’un refus des codes habituels de la perspective : le regard du spectateur n’y rencontre aucun point de fuite dans l’espace. Dans le plan d’ouverture, le brouillard et la nuit opacifient le champ et empêchent d’en distinguer le fond. Un homme finit par trouer cette toile pour venir presque cogner contre la paroi de la caméra : c’est le guide, totalement perdu. Le plan de clôture, quant à lui, est un long travelling arrière ascendant : la caméra recule dans le ciel et cadre en plongée le corps inerte de Cera. Plus la caméra recule et plus le champ s’élargit, suggérant la possibilité d’un dégagement pour l’œil, qui n’en finit pas de buter sur l’image de ce corps. Mais rien n’y fait : au contraire des codes esthétiques conventionnels, aucun effet de perspective ne parviendra à s’introduire dans cette image finale. L’achèvement d’un film par un plan à la perspective presque infinie correspond souvent à l’habitude du happy-end : le point de fuite représente symboliquement un espoir, l’idée d’un bonheur possible pour les personnages. L’ironie de Danis Tanovic` ne pouvait faire bon ménage avec ce principe. La négation de la perspective peut donc être lue comme l’expression d’un point de vue pessimiste : la situation dans l’ex-Yougoslavie, dont cette histoire est partiellement métaphorique, est sans espoir. Cette conclusion se trouve corroborée par la généralisation de ce procédé à l’ensemble du film. Le trio du no man’s land semble le plus souvent acculé aux parois de la tranchée : ils n’a jamais aucune issue, au propre comme au figuré. De plus, malgré l’usage du Cinémascope, le metteur en scène évite paradoxalement les cadrages larges, qui auraient pu aérer les compositions : la sensation d’oppression qui en découle n’en est que plus forte. Et même quand l’image se construit dans la profondeur, il y a dans le champ un élément qui vient boucher la perspective : lorsque Nino et Ciki se réfugient dans la casemate pour éviter le bombardement et se disputent sur l’origine du conflit, ils sont cadrés, depuis l’intérieur, de part et d’autre d’une porte ouverte sur l’extérieur de la tranchée. Ce faisant, la perspective peut se déployer, profitant d’ailleurs du fort contraste lumineux entre l’avant-plan sombre et l’arrière-plan ensoleillé. Le regard du spectateur, allant de Nino à Ciki, peut ainsi musarder au centre de l’image et courir jusqu’au fond du champ… pour finir irrémédiablement par se heurter au mur terreux de la tranchée. Là encore, nulle échappatoire n’est possible, ni pour les personnages, ni pour les spectateurs. En revanche, les plans sur les protagonistes étrangers ne subissent pas cette contrainte esthétique. Pour preuve, la première apparition du sergent Marchand se produit au terme d’un long panoramique sur un paysage à perte de vue. Pour les étrangers, un ailleurs existe : ils pourront toujours se tirer de cette situation. Précisons, pour finir, que le refus de l’utilisation classique de la perspective ne signifie pas que la mise en scène se désintéresse de la question de la profondeur de champ. Bien au contraire : beaucoup de plans jouent sur la simultanéité d’actions à l’avant et à l’arrière-plan. C’est le cas, par exemple, de Nino agitant ses sous-vêtements blancs sous les yeux de Ciki ou du même subtilisant l’arme de Ciki pendant qu’il vient en aide à Cera. Dans ces nombreux cas, une règle paraît se dégager : le dominant est souvent flou, alors que le dominé, qu’il soit au premier plan ou à l’arrière-plan, est généralement net. Ce paradoxe est probablement, là encore, une marque de l’ironie de Tanovic. ` Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 13 14 ■ MISES EN SCÈNE Caméra à hauteur d’armes En multipliant les plans à hauteur de hanches, qui séparent le corps des comédiens de leur visage, Danis Tanovic` dépeint des combattants cédant à leurs pulsions plus qu’à leur réflexion. S’il existe une différence de traitement entre les Bosniaques et les Serbes d’un côté et les étrangers de l’autre en termes de composition de l’image, la hauteur des cadrages varie également. Plus exactement, les premiers sont parfois cadrés à un niveau du corps, qui n’est jamais filmé chez les seconds. Il s’agit d’un cadrage à hauteur des hanches, qui a la particularité d’être assez serré pour laisser hors champ la partie supérieure du torse. Bref, Ciki et Nino sont, à plusieurs reprises, représentés comme des corps sans tête. C’est le cas, par exemple, lorsque Ciki récupère son arme, au moment où Cera prend Nino en otage ou quand, un peu plus tard, Nino salue Ciki en lui disant son prénom. Dans les deux cas, le visage de Ciki n’apparaît pas dans le champ. Mais le personnage est tout de même présent à l’image : plus encore que ses hanches, son fusil, placé à hauteur de celles-ci, est bien visible. Toutefois, ce cadrage récurrent ne constitue pas une spécificité propre à la représentation de Ciki. Entre les deux occurrences précédentes se trouve, en effet, un plan symbolisant l’égalité entre Ciki et Nino : après la ruse de Cera, tous deux possèdent une arme et les rapports de domination se sont équilibrés. À cet instant précis, la ligne qui unit les deux personnages ne se déploie plus dans la profondeur (opposition entre l’avant et l’arrière-plan), mais latéralement : Nino est à gauche du champ, tourné vers le centre, et Ciki à droite, regardant son adversaire. Cet effet de symétrie est accentué par la présence de Cera, au centre, un peu au fond. Mais si le corps de Cera est cadré intégralement, seul le bas de Ciki et Nino est visible. En effet, ce ne sont pas leurs corps qui les représentent, mais leurs fusils respectifs qui se pointent mutuellement en joue. Par ce type de cadrage, Tanovic` veut nous montrer comment les réflexes belliqueux prennent le pas sur les personnes. Ciki et Nino ne sont plus des êtres doués de raison et de psychologie, mais des guerriers qui pensent avec leurs fusils. Dans le contexte d’un conflit, la possession d’une arme peut changer totalement une personnalité. Le primat du physique sur le cérébral souligne ainsi une forme de bestialité qui domine chez les combattants. Cette interprétation paraît d’autant plus pertinente que ce type de cadrage ne concerne justement que les belligérants : aucun militaire de la FORPRONU, aucun journaliste n’est filmé de cette manière. Comme s’il y avait d’un côté ceux qui vivent physiquement (et concrètement) ce conflit et, de l’autre, ceux qui ne le perçoivent que d’une manière plus cérébrale (ils l’observent, y réfléchissent et le commentent). L’opposition de ces deux attitudes explique aussi l’incompréhension totale entre ces deux catégories de personnages. En revanche, aucun élément de mise en scène ne permet d’affirmer que Danis Tanovic` jugerait l’une de ces attitudes plus positive que l’autre. Cette dichotomie entre les « physiques » et les « cérébraux » ne correspond en rien, dans le film, à une hypothétique scission entre les « bons » et les « méchants » : à l’issue du récit, si ceux de la première catégorie meurent tous (Cera est un mort en sursis), ceux de la seconde ont totalement échoué dans leurs diverses missions. Comme le rappelle le sergent Marchand, la neutralité, qui consiste justement à s’opposer à la guerre par l’esprit et non par le corps, n’existe pas. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 14 15 ■ MISES EN SCÈNE Un rythme jouant sur l’alternance Entre ralentissements et accélérations, No Man’s Land utilise les nombreuses possibilités du montage alterné pour distiller ellipses et dilatations du temps. Danis Tanovic` n’a pas seulement écrit et mis en scène son film, il en a aussi composé la musique. Cette caractéristique explique aussi, sans doute, l’intérêt tout particulier accordé au rythme dans No Man’s Land. Certes, cet aspect ne surprend pas forcément quand on connaît l’importance du rythme dans deux genres auxquels ce film peut paraître appartenir : le cinéma comique joue souvent sur l’opposition entre de brefs moments d’accélération et le ralentissement de l’action, et les films de guerre alternent régulièrement les scènes de combats, très découpées, avec des séquences de transition dans lesquelles le rythme retombe. Si No Man’s Land s’inscrit dans cette démarche, il va également plus loin en combinant le travail sur le rythme des plans et sur celui des séquences. En effet, le découpage et l’analyse du récit ont montré que les deux premières scènes du film sont assez courtes (autour de 5 minutes), alors que les quatre blocs narratifs suivants trouvent une sorte d’équilibre avec une durée d’environ 15 minutes chacun. Il y a donc là une volonté d’effectuer une entrée en matière brutale et haletante, avant de développer dans une certaine homogénéité rythmique une situation qui joue ellemême sur la recherche d’un équilibre entre les personnages. Mais une nouvelle rupture se produit avec la durée extrêmement longue (environ 25 minutes) du dernier segment narratif. Cette ultime séquence a quelque chose de presque hitchcockien dans la volonté délibérée de différer au maximum son issue, notamment en combinant ellipses et dilatations du temps. Il n’est donc guère étonnant que ces trois parties (les deux scènes d’ouverture et la conclusion) soient sans doute les plus découpées. Le montage très serré de la fusillade traduit l’explosion de violence qui se produit, ainsi que la confusion spatiale dans laquelle se trouvent les personnages (et, par conséquent, les spectateurs). Fort logiquement, le basculement dans la séquence suivante, plus calme, induit le passage à des plans plus longs : le travelling latéral sur les soldats serbes, le mouvement descendant vers Ciki dans sa tranchée, etc. De ce point de vue, ce passage, comme beaucoup d’autres, fonctionne sur le mode de l’alternance que l’on retrouve à la fin du film, mais moins entre des rythmes qu’entre des actions. Ce montage alterné peut favoriser une ellipse (le plan sur le sergent Marchand réconfortant le soldat qui a tué Ciki permet de suggérer le temps qui s’écoule durant la mise en place du stratagème par le colonel et le capitaine) et conférer un sentiment d’accélération. Mais il peut également présenter des actions simultanées qui dilatent le temps et ralentissent le rythme : le passage sur les patrons de la chaîne de télévision allonge le moment qui sépare l’évacuation de la tranchée et le début du travail de déminage. Le film distille donc à merveille instants d’accélération et plages de ralentissement, en fonction de la portée dramatique de chaque séquence. Ainsi, le comique jouera plus facilement sur la vitesse : la découverte de Ciki et Nino agitant leurs sous-vêtements en haut de la tranchée est précédée d’une ellipse qui confère à ce moment toute sa puissance drolatique. Bref, en dépit d’une certaine unité de temps, No Man’s Land est un film qui sait tout à la fois prendre son temps et ne pas le perdre. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 15 16 ■ LE LANGAGE DU FILM L’amère ironie du malheur Paradoxalement, ce ne sont pas les dialogues, souvent drôles, qui assimilent le film au cinéma comique, mais plutôt le recours à certains effets propres au genre. Mais dans le contexte dramatique de l’intrigue, le rire se teinte délibérément d’amertume. Imaginant une situation tragique au cœur de la guerre en Bosnie et s’achevant sur un constat désespéré, No Man’s Land ne paraît pas, à première vue, se classer parmi les films comiques. Certes, comme nous l’avons déjà signalé, le récit nous présente plus des types généraux que de vrais personnages, ce qui constitue, selon Bergson, l’une des caractéristiques de la comédie : « Elle choisit, parmi les singularités, celles qui sont susceptibles de se reproduire et qui, par conséquent, ne sont pas indissolublement liées à l’individualité de la personne, des singularités communes, pourrait-on dire.1 » Mais cette remarque pourrait s’appliquer à d’autres genres, comme le polar, le film de guerre ou le western, que Bergson ne connaissait pas. Toutefois, le philosophe a donné d’autres précisions, qui concernent parfaitement les protagonistes de No Man’s Land : « Un personnage comique est généralement comique dans l’exacte mesure où il s’ignore lui-même.2 » Dans leur tranchée, Ciki et Nino n’ont pas (du moins au début) de spectateurs pour lesquels jouer la comédie. Symboliquement, lorsque des spectateurs apparaissent (les Casques bleus et les journalistes), le ton comique disparaît et le tragique s’installe. Le soldat bosniaque s’inquiétant du « bordel au Rwanda » n’a pas non plus la volonté ni la conscience d’être drôle. C’est le décalage entre la sincérité de cette phrase et le contexte dans lequel elle est prononcée qui en multiplie la portée comique. Si l’ironie peut se définir comme une intention de moquerie que l’on prête au sort, alors le scénariste qui fait se rencontrer cette réplique et cette situation joue, en quelque 1 Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Félix Alcan, 1911, p. 174. 2 Ibid. p.17 sorte, le rôle du destin. De fait, à l’image de cette courte scène, toute la force ironique du film naît de la présence de divers éléments comiques dans un contexte qui ne l’est pas du tout. Parmi les effets comiques traditionnels, Tanovic` utilise notamment l’exagération et la répétition. Ainsi, Nino échoue systématiquement dans toutes ses tentatives de présentation (il dit son prénom en tendant la main) : le comique provient du caractère répétitif de cette situation et l’ironie du fait qu’elle en dit long sur la négation des rapports humains dans cette guerre. On retrouve ce même schéma dans les incessants « vous parlez français ? » du sergent Marchand : le rire s’y mélange à l’amertume, parce que cette seule phrase résume la vacuité de l’intervention de la FORPRONU. Comme dans les films comiques classiques, objets (cigarettes, fusils, etc.) et idées (agitation des sous-vêtements en guise de drapeaux blancs) circulent énormément. Leur récurrence devient comique, parce qu’elle se joue sur le mode des variations inattendues. Ce processus se fait généralement d’une manière très structurée, qui s’apparente d’ailleurs à l’évolution des situations dans le cinéma burlesque. Dans un premier temps, le souhait d’une action est émis ; dans un deuxième temps, cette affirmation est niée ; enfin, dans un troisième temps, se produit une négation de la négation. La fin du film fonctionne exactement selon ce principe : le sergent Marchand doit faire croire aux journalistes que le déminage se déroule normalement mais cette diversion échoue puisque Ciki en profite pour abattre Nino ; les journalistes filment donc un scoop encore plus énorme. Puis, finalement, cette mort brutale est utilisée pour dissimuler l’échec du déminage aux médias : la négation de la négation induit logiquement un retour à l’affirmation de départ. Dans No Man’s Land, ce procédé s’applique aussi bien à des blocs narratifs importants qu’à de brefs moments de certaines scènes (dans la tranchée, au début, Ciki ne peut pas prendre le fusil, puis il s’en saisit mais cela se retourne contre lui : il est découvert lorsque la disparition du fusil est constatée), voire à l’ensemble du film (l’action de l’ONU : Marchand ne peut intervenir, il est autorisé et, finalement, son intervention est un échec). Dans le cinéma burlesque, ce processus en trois temps définit la construction des gags. L’originalité de No Man’s Land est de refuser systématiquement Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 16 17 la chute comique de ces micro-récits : s’il y a bien des gags, ils sont toujours tragiques, contribuant ainsi au ton ironique dominant. Il existe, dans le film, bien d’autres similitudes avec le cinéma burlesque. À plusieurs égards, par exemple, Nino peut être assimilé à un personnage keatonnien, en ce sens qu’il se trouve plongé dans des événements face auxquels il est totalement incompétent. Dès le moment où il prépare sa tenue pour partir en reconnaissance, Nino fait la démonstration de son incapacité à être un vrai soldat (sa lenteur à enfiler ses accessoires), en même temps qu’il témoigne d’une volonté de s’adapter (son uniforme impeccable). Son arrivée dans la tranchée se solde par une chute brutale et, plus tard, lorsqu’il prend possession d’une arme et tente d’asseoir son pouvoir, sa voix déraille dans les aigus et le fusil part tout seul. Mais, à la différence de Keaton, Nino ne parviendra jamais à une suradaptation à la situation. Là encore, le comique se mêle de tragique et l’ironie s’installe : malgré l’accumulation des échecs, Nino croit pouvoir quitter la tranchée, mais il en sortira sans pour autant s’en sortir. Les tentatives d’adaptation de Nino auront donc été effectuées pour rien, tout comme chaque action entreprise par les personnages est vouée à l’échec. Si les gags sont souvent un détour de l’action (comme chez Keaton, là encore) qui la ramène là où ils l’avaient laissée, tout le récit du film n’est qu’une longue parenthèse se refermant sur la situation presque initiale (Cera sur sa mine). L’inutilité de tous les efforts déployés confine donc à une forme gigantesque de gag tragique. Il est également possible de faire un parallèle entre le récit de No Man’s Land et les scénarios des Marx Brothers : des personnages investissent un espace et, plutôt que d’aller vers les autres, ils les y attirent dans une folle course contre le temps. De plus, comme dans le final de Soupe au canard3, des militaires tirent sur leurs propres hommes (Ciki et Nino sont victimes d’un bombardement qui provient forcément du camp de l’un d’entre eux). Mais, surtout, les personnages du film ont en commun avec Groucho Marx une prédilection pour une arme redoutable : les mots. Comme nombre de films comiques, No Man’s Land joue sur la destruction, d’une double nature : psychologique et physique. Mais dans chaque cas, l’arme du crime est l’usage acerbe de la langue. Pour Ciki, par exemple, la domination la 3 Duck Soup, Leo McCarey, 1933. 4 Le rire. Essai sur la signification du comique, op. cit. p. 142. 5 Ibid. p. 99. plus importante n’est pas celle du fusil, mais celle du discours : l’arme n’est qu’un moyen de se montrer le plus fort en obligeant l’ennemi (Nino) à reconnaître verbalement sa défaite. Plus tard, la mort des deux hommes n’est due qu’à une promesse orale : celle, formulée par Ciki, de ne pas sortir de la tranchée sans Cera et que Nino tente d’outrepasser. Ajoutons que la manière dont les soldats de l’ONU dénomment les belligérants (les « Sierra » et les « Bravo », plutôt que Serbes et Bosniaques) ce comique de destruction, puisqu’elle nie les raisons de l’affrontement des deux camps (l’ethnicité). Certes, aucun des protagonistes ne manie les apophtegmes comme le fait Groucho, mais, dans les deux cas, les phrases sont souvent vidées de leur sens réel : le « Je n’ai pas besoin de traducteur ! » que Ciki envoie à Nino ne doit pas être compris littéralement (puisque Ciki aurait vraiment besoin d’un traducteur), mais comme l’expression de sa haine pour le Serbe. Bref, on peut dire, au propre, que les répliques des personnages tendent souvent vers le non-sens. Tanovic` partage d’ailleurs avec les Marx un goût évident pour l’absurde, qui se traduit aussi par l’illogisme apparent dans l’enchaînement des actions : dès le début du film, les événements annoncés ne se réalisent jamais, alors que les plus inattendus se produisent. En d’autres termes, toute répercussion souhaitée finit toujours par se retourner contre celui qui la désire (ainsi, la FORPRONU veut enterrer l’affaire, mais la couverture médiatique ne cessera de s’amplifier). La singularité de ce ton, entre comique et tragique, est probablement induite par le propos même du film. D’abord parce que, comme le dit Bergson, « le comique (…) s’adresse à l’intelligence pure ; le rire est incompatible avec l’émotion4 ». Or, contrairement à nombre de films de guerre, No Man’s Land ne recherche presque jamais l’émotion. Le but du metteur en scène n’est pas de susciter l’empathie du spectateur, mais plutôt de l’inciter à une réflexion sur la guerre, à partir du cas de la Bosnie. De plus, Tanovic` s’évertue à montrer qu’en dépit des oppositions idéologiques, un rapprochement entre les deux camps est possible, du moins à l’échelle individuelle. Bergson rappelle que certains philosophes ont vu « l’essence même du comique dans un choc, ou dans une superposition, de deux jugements qui se contredisent5 ». De fait, il y a bien, ici, interférence entre deux séries (ethniques : le Bosniaque et le Serbe) et celles-ci se développent donc tantôt sur le mode du conflit, tantôt sur celui de l’acceptation mutuelle, mais toujours ponctuées de notations ironiques. ` une arme Finalement, le comique constitue, pour Tanovic, contre la guerre, qui déplace le champ de bataille du réalisme tragique vers le terrain de l’ironie. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 17 18 ■ UNE LECTURE DU FILM La Bosnie en guerre, ce no man’s land En termes de dramaturgie, la vraie question que le film ne cesse de poser est de savoir comment transformer un petit bout de terrain en un lieu exemplaire de la situation bosniaque. Dans le film, l’expression no man’s land peut se comprendre aussi bien dans son sens propre (une zone comprise entre les premières lignes de deux armées ennemies) que dans son sens figuré (une zone d’incertitude, du domaine de l’inconnu). Ce qui revient à dire que l’un des enjeux du récit est le passage d’une situation particulière à un constat général. Dès la scène introductive, ce glissement s’opère assez subtilement. Le film s’ouvre sur un groupe de Bosniaques marchant lentement dans la nuit et le brouillard. Ce début désigne, en quelque sorte, les habitants légitimes de cet espace, tout en les plongeant déjà dans un endroit inquiétant. Le jour se lève sur des paysages champêtres et v erdoyants. Mais cette image idyllique de la Bosnie est immédiatement piétinée par l’intrusion brutale d’un char serbe. Ce début postule d’emblée la superposition des deux sens du titre, en faisant d’un coin du territoire le symbole de la Bosnie en guerre. D’autant que ces soldats serbes ne viennent pas d’un autre espace : ils étaient déjà là, mais personne ne les avait vus. Comme dans la réalité, l’ennemi est intérieur, puisque le conflit a opposé Musulmans, Bosniaques et Serbes, mais tous de Bosnie. Dès lors, toute l’action, ou presque, va se dérouler entre les deux lignes de front, le no man’s land, stricto sensu. Mais cette langue de terre ne sera jamais nommée ni définie : on ignore dans quelle partie de la Bosnie elle se situe. Ce choix permet de plonger le spectateur dans l’incertitude quant à la nature du lieu (retour au sens figuré du titre) et d’accroître sa dimension métaphorique : puisque ce no man’s land ne constitue pas un point précis de la Bosnie, il est susceptible d’être n’importe quel endroit du pays, c’est-à-dire, potentiellement, le territoire tout entier. Cette tranchée représente aussi, en quelque sorte, une traduction littérale de l’anglicisme du titre : elle est un lieu où nul homme ne devrait se trouver, chacun étant davantage à sa place derrière sa ligne de front. Mais la rencontre à cet endroit du Bosniaque1 et du Serbe ouvre cet espace clos, devenant une sorte de « every man’s land ». Il va se peupler d’étrangers et, à mesure que le film progresse, la langue dominante devient l’anglais, offrant ainsi une autre justification (linguistique) au titre. L’augmentation du nombre de personnes sur place (à la suite de l’élargissement du récit à d’autres espaces) a donc pour conséquence de retirer à l’expression le sens littéral de sa traduction. Mais, en même temps, cette zone de combat se pacifie : les soldats des lignes de front cessent de tirer et, un court instant, Ciki et Nino semblent être en mesure de fraterniser. Bref, ce no man’s land perd également son sens propre et ne conserve que le figuré : l’incertitude prime alors sur les affrontements. Le Bosniaque et le Serbe vont-ils parvenir à cohabiter, en évacuant définitivement les tensions qui minent leurs rapports ? Pourra-t-on désamorcer la situation et sauver l’autre Bosniaque (Cera), à terre et blessé ? Là encore, une telle formulation des enjeux dramatiques montre combien la tranchée, à cet instant, constitue une parfaite métonymie de la Bosnie. Ciki est un Bosniaque à l’image de son peuple, et Nino un individu constituant une partie représentative de l’ensemble des Serbes de Bosnie. Tanovic` s’interroge ainsi sur le possible après-guerre de la Bosnie, tout en apportant une réponse personnelle plutôt pessimiste. En effet, après la mort du Bosniaque et du Serbe et le départ de la FORPRONU et des journalistes, Cera reste seul, allongé sur sa mine : la situation demeure explosive, d’autant que la FORPRONU prétend l’avoir déminée mais, en réalité, n’a rien réglé. Là encore, l’assimilation de cette tranchée à l’ensemble de la Bosnie fonctionne parfaitement. S’il est possible de voir effectivement cette tranchée comme une métonymie de la Bosnie, c’est finalement parce que le dispositif tout entier du film nous y invite. En effet, l’idée d’une situation ayant valeur d’exemple général se trouve à l’intérieur même du récit, puisque c’est la position adoptée par les médias pour rendre compte de ce qui se passe dans la tranchée. Or, en plusieurs occasions, se produit une sorte de collusion entre les regards des journalistes et celui du metteur en scène. Par exemple, les patrons de Jane Livingstone réclament un gros plan sur Cera, mais c’est Tanovic, ` et non Jane, qui nous le livre, comme s’il la remplaçait pour répondre aux souhaits de la télévision. Plus tard, pour filmer une dernière fois le cadavre de Ciki, Danis Tanovic` choisit d’utiliser un plan prétendument cadré par un journaliste, partageant à cet instant le point de vue des médias. Le film reprend donc clairement à son compte la représentation de cet événement particulier comme un emblème du conflit bosniaque. 1 Rappelons que, durant le conflit, tous les belligérants étaient bosniaques. Mais ceux qui se faisaient appeler « Bosniaques », par opposition aux Croates et aux Serbes, étaient pour la plupart musulmans de Bosnie. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 18 19 ■ EXPLORATIONS L’intervention internationale en Bosnie Dans son film, Danis Tanovic se montre très critique vis-à-vis du rôle de la communauté internationale en Bosnie. Retour sur une intervention souvent plus théorique et symbolique que concrète. ^ au départ, est de s’assurer le contrôle des régions à peuplement majoritaire serbe et d’en expulser les populations allogènes. Cette purification ethnique (qui passe par l’édification de camps de concentration, les massacres systématiques et les viols massifs, dont les Serbes seront parfois victimes, en retour, de la part des Croates et des Musulmans) aurait fait 200 000 victimes et déplacé environ deux millions de personnes. En octobre, l’ONU interdit les vols militaires au-dessus de la Bosnie, et des Casques bleus interviennent sur le terrain. Mais, comme certains personnages le disent dans No Man’s Land, la mission de l’ONU n’est pas d’empêcher des exactions, juste de faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire. En janvier 1993, le plan Vance-Owen (du nom des deux coprésidents de la Conférence permanente sur l’ex-Yougoslavie créée en septembre 1991), qui propose un découpage du pays en dix cantons (non plus interculturels mais ethniques), est rejeté par les Serbes et les Musulmans. Pire : il attise les tensions entre ces derniers et les Croates de Bosnie. L’échec de la médiation de l’ONU incite l’OTAN à prendre les choses en main : le 9 février 1994, un ultimatum imposé aux Serbes permet le retrait des armes lourdes dans un rayon de 20 kilomètres autour de Sarajevo. Le 1er mars, Croates et Musulmans signent le plan de Washington, instaurant une Fédération croato-musulmane en BosnieHerzégovine. Devant l’intensification des combats, le Groupe de contact (États-Unis, Russie, Allemagne, France, Royaume-Uni) propose un nouveau projet : 51 % du territoire pour les Croates et les Musulmans (qui représentent respectivement 18,4 % et 39,2 % de la population du pays) et 49 % pour les Serbes bosniaques (32,2 % de la population). Ces derniers rejettent la proposition, malgré les injonctions de Belgrade qui rompt avec eux. Durant l’été 1995, les Serbes de Bosnie reprennent leur offensive, ce qui conduit l’OTAN à bombarder massivement leurs positions. Ce recours tardif à la force s’avère salutaire : rapidement, les Serbes de Bosnie mandatent Milosevic` pour négocier en leur nom. Les leaders croates, serbes et musulmans sont convoqués en novembre à Dayton, dans l’Ohio, où ils signent un accord de paix qui met fin aux hostilités. En termes de territoire, celui-ci prend acte de la situation héritée de la guerre et accepte donc implicitement les résultats du nettoyage ethnique. Le traité est ratifié à Paris le 14 décembre 1995. Il stipule que la Bosnie reste un État unitaire constitué de deux entités fortement autonomes, la Fédération de Bosnie (croato-musulmane) et la République serbe. L’OTAN surveille, grâce à la SFOR (Force de stabilisation, de 30 000 hommes), l’application du traité pendant un an (période qui sera reconduite) et doit assurer le maintien de l’ordre. Une tâche supplémentaire lui est assignée : l’arrestation des criminels de guerre présumés, ce qui a conduit à la comparution récente de Slobodan Milosevic` devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye. Le 3 octobre 1996, toujours à Paris, les présidents de Serbie et de Bosnie se mettent d’accord sur l’établissement de relations diplomatiques. ^ À la suite de la scission opérée par la Slovénie et la Croatie (le 25 juin 1991), les dirigeants de la Bosnie-Herzégovine prennent conscience qu’ils n’ont aucune raison de rester associés, dans une Yougoslavie appauvrie, à une Serbie aux velléités nationalistes. L’indépendance est donc proclamée le 15 octobre 1991, puis approuvée par référendum (boycotté par les Serbes du pays) le 29 février 1992. À cette époque, la communauté internationale est déjà intervenue dans la région pour enrayer les hostilités entre la Slovénie et l’armée yougoslave (en juillet 1991), puis en envoyant une force d’interposition en Croatie pour interrompre la guerre avec les Serbes : 14 000 Casques bleus de la Force de Protection des Nations Unies (FORPRONU) sont déployés dans les régions serbes de Croatie en février 1992. Mais le cessez-le-feu permet à l’armée yougoslave (commandée par la Serbie) d’occuper 30 % de la Croatie et, devant le refus d’une intervention réellement militarisée, il est régulièrement violé. Le regard ironique que porte Tanovic` sur le rôle de la communauté internationale s’explique aussi par des décisions parfois discutables : l’embargo sur les ventes aux belligérants prononcé par le Conseil de Sécurité de l’ONU le 25 septembre 1991 profite au camp serbe, qui détient l’essentiel de l’équipement militaire (et des hommes) de l’ancienne armée yougoslave. En avril 1992, la Communauté européenne reconnaît la BosnieHerzégovine. Les Serbes bosniaques (dirigés par Radovan Karadzic) assiègent alors Sarajevo (jusque fin 1995) et la guerre commence. L’aide humanitaire internationale nourrit et soigne la population de la ville, majoritairement musulmane, mais l’évacuation est refusée. Ce choix est clairement stigmatisé par Tanovic` dans la séquence du long reportage télévisé. L’Herzégovine occidentale, peuplée de Croates bosniaques, résiste fortement. Cependant, en trois mois, les Serbes dominent 70 % du territoire bosniaque. Pour eux, l’enjeu, ^ Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 19 20 ■ DANS LA PRESSE, DANS LES SALLES De l’unanimité à la consécration La presse française et les festivals internationaux ont tous salué la réussite de No Man’s Land, sans toutefois vraiment réussir à entraîner un large public dans les salles. > Un équilibre parfait La brillante réception de No Man’s Land a déferlé dans la presse en trois vagues successives. Il y eut d’abord la projection du film dans le cadre du Festival de Cannes 2001. Dès le lendemain, les quotidiens, quel que soit leur positionnement politique, ont salué son originalité. L’Humanité (du 14 mai) met en avant « la force métaphorique rare » du scénario et, le même jour, Le Figaro développe une idée absolument similaire : dans ce film, Danis Tanovic` « réussit à faire entrer en scène tous les acteurs et spectateurs du conflit, à montrer l’horreur, à suggérer la fraternité perdue entre deux hommes qui auraient pu s’entendre, à indiquer les enjeux diplomatiques et les effets médiatiques, la bonne volonté et l’impuissance ». Seul Le Monde (daté du 15 mai) fait entendre une note discordante dans ce concert de louanges : « Terriblement prévisible, le déroulement du récit ne bénéficie jamais de la moindre idée de mise en scène, tandis que se succèdent situations et répliques dont beaucoup sont probablement authentiques, mais demeurent anecdotiques. » Jean-Michel Frodon conclut son court texte par une remarque sibylline : « Le dosage de comédie et de drame observe un équilibre si parfait qu’il en devient suspect. » Le critique du Monde a vu juste en s’arrêtant sur la « perfection » de la construction et de la narration : quelques jours plus tard, le jury de Cannes, qui n’y trouve rien de suspect, remet à Danis Tanovic` le Prix du Scénario. L’écume de cette première vague se prolonge ainsi jusqu’au terme du Festival, puisque No Man’s Land bénéficie encore de quelques remarques élogieuses dans les commentaires du palmarès publiés par la presse. > L’humour et l’absurde La deuxième vague se forme au moment de la sortie du film, le 19 septembre 2001. À cette occasion, la plupart des quotidiens publient leur deuxième texte sur le film, et confirment, la plupart du temps, les premières impressions cannoises. Mais une seconde vision permet parfois d’introduire quelques nuances. Ainsi, dans Le Figaro du 20 septembre, Dominique Borde loue « l’audace de dénoncer la réalité d’un combat spécifique et l’intelligence de lui donner une portée universelle », tout en remarquant que l’« on pourra toujours s’interroger sur le parti pris du réalisateur, critiquer sa vision schématique d’une tragédie bien plus complexe ». La plupart des critiques retiennent du film la justesse du regard porté sur le sujet : « C’est la guerre de Bosnie à niveau de combattant, filmée sans pathos dans sa réalité la plus crue, tour à tour dérisoire, absurde et tragique. » (Marc Semo dans Libération du 19 septembre). Si les remarques se concentrent sur ce point, c’est, semble-t-il, parce qu’un grand nombre d’observateurs partagent avec Jean-Michel Frodon l’idée que Danis Tanovic` a fait preuve de peu d’inventivité dans sa mise en scène. Ainsi, Serge Kaganski, dans Les Inrockuptibles (du 18 septembre), affirme, en préambule de son texte, que « No Man’s Land ne bouleverse en rien l’art cinématographique et ne sera pas une borne décisive dans la longue histoire de l’invention des formes. ». Bref, il s’agit juste d’« un film solide, bien écrit et bien joué, sans temps morts », ce qui, concède-t-il, « n’est plus si fréquent que ça ». Rares sont les textes qui échappent à cette superficialité. Paradoxalement, l’une des critiques les plus pertinentes est publiée par Le Monde (du 19 septembre) : Thomas Sotinel y exprime un avis divergent de celui de Jean-Michel Frodon, et surtout bien plus précis et argumenté. Il est ainsi l’un des seuls exégètes à noter que la structure du film « se déploie en cercles concentriques autour du duo original ». Il n’est pas étonnant de constater que c’est du côté des revues spécialisées qu’apparaissent les meilleurs textes de fond. Non pas dans Les Cahiers du cinéma, qui livre dans une notule un avis lapidaire et convenu, mais plutôt dans Positif (n° 487, septembre 2001). Franck Garbarz s’y essaye à une analyse en profondeur, expliquant comment No Man’s Land débute comme un banal film de guerre, avant de devenir « le théâtre d’une bouffonnerie tragi-comique, une manière de miroir grossissant de l’absurdité du conflit interethnique et de l’impuissance de la communauté internationale ». Puis il montre le parallèle possible avec The Second Civil War, de Joe Dante, et, tentant de cerner au plus près le film en l’inscrivant dans le cinéma contemporain, compare la démarche du metteur en scène à celle de Kusturica : « Tanovic` se pose une question que bien des cinéastes d’Europe de l’Est se sont posée avant lui : comment réagir face à l’absurde ? Avec Underground, Kusturica tentait d’y répondre par une volonté fantasmatique de réécrire l’Histoire, et par un déferlement baroque et surréaliste Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 20 21 ` lui, choisit l’humour. » Manière de d’images et de sons. Tanovic, dire, très justement, qu’il y a peu de points communs entre les deux hommes, aussi bien en termes cinématographique que politique. Kusturica, originaire d’Herzégovine orientale (mais pas Serbe) n’a-t-il pas écrit : « (…) les campagnes des journaux et télévisions slovènes et croates contre le leader serbe Slobodan Milosevic` n’étaient pas loyales (…) Pourquoi les Serbes n’auraient-ils pas le droit d’avoir un leader, même celui-là ?1 » Pourtant, ce long métrage qui, de l’avis général, a le mérite d’être « aussi imperméable aux clichés lyriques du film de guerre qu’aux trop commodes raccourcis idéologiques du film à thèse » (Jean-Claude Loiseau, dans Télérama du 19 septembre) ne séduit pas un très large public. Il est vrai que le film connaît une sortie plutôt modeste (13 salles à Paris et 82 copies sur la France), dans un contexte difficile : un peu plus d’une semaine après les attaques des tours new-yorkaises, la crainte d’autres attentats éloigne les spectateurs des salles obscures. De plus, Vidocq, grosse production française, sort le même jour et truste les écrans (655 copies en France, et 47 salles sur Paris). Au terme de sa première semaine d’exclusivité, No Man’s Land s’en tire plutôt bien, avec le quatrième meilleur taux de fréquentation : à défaut d’être nombreuses, ses salles sont presque pleines. Au final, le film avoisine les 200 000 entrées sur toute la France, ce qui le place au niveau normal des petits films étrangers. Ainsi, Kandahar (film iranien de M. Makhmalbaf), sorti à peu près à la même époque, avec une actualité brûlante (la situation en Afghanistan), réalise-t-il un résultat pratiquement identique. ^ > Consécration international La troisième vague d’exposition médiatique est consécutive à la remise de prestigieuses récompenses internationales. Le 24 mars 2002, No Man’s Land reçoit à Hollywood l’oscar du meilleur film étranger, quelques jours après le prix du meilleur film étranger au Golden Globes de Los Angeles. Il est, bien sûr, impossible de détailler la quarantaine de récompenses reçues par le film. Citons, entre autres : le prix Léon Moussinac (remis par le Syndicat Français de la Critique) du meilleur film étranger, le prix du meilleur scénariste décerné à Berlin par l’Académie du Cinéma Européen, etc. Cet accueil extraordinaire explique la longévité exceptionnelle du film sur les écrans parisiens : une exclusivité de plus de 10 mois, encore en cours en juin 2002. 1 Propos recueillis par Jean-Marc Bouineau pour son Petit Livre de Emir Kusturica, Garches, Sportorange, 1993, p. 21-22. ■ L’AFFICHE Faites la paix, pas la guerre L’affiche tente de résumer le propos du film, en choisissant d’en amoindrir l’issue tragique pour privilégier le discours pacifiste. Si l’on se livre à une lecture verticale de l’affiche de haut en bas, les choix typographiques du titre constituent les premiers éléments remarquables. Le dernier mot (land) bénéficie d’une taille de police de caractères beaucoup plus importante que les deux premiers (no man’s) et attire donc l’attention : dans ce film, il s’agit avant tout de l’histoire d’un pays qui n’appartient plus à personne. La partie basse de l’affiche explique les raisons de ce constat. En effet, une lecture horizontale de gauche à droite s’arrête immédiatement sur la présence d’un canon, entouré de quelques soldats. Mais l’affiche, à l’image du film, refuse de livrer la nationalité (ou, plus exactement, l’origine ethnique) du camp responsable du début de ce conflit. Ce faisant, elle demeure fidèle au parti pris du film. Ce canon est pointé en direction de Ciki, dont on aperçoit la blessure à l’épaule. Ainsi, la partie gauche de l’affiche résume t-elle rapidement le début du film (la fusillade). Mais l’importance visuelle accordée aux corps de Ciki et Nino tend à suggérer que les passages les plus importants se trouvent au centre du récit, c’est-à-dire, précisément, au moment où Ciki et Nino unissent leurs efforts pour sortir de ce no man’s land. En choisissant cette image où ils sont dos à dos tournés vers deux hors-champs opposés, l’affiche souligne leur dissension pour mieux la réduire à une quête pacifiste partagée. Ce que l’on retient avant tout, c’est la similitude des gestes et les drapeaux blancs agités. Les lèvres rouges et charnues du logo des Rolling Stones imaginé par Warhol, sur le tee-shirt de Ciki, ajoutent d’ailleurs à cette dimension pacifiste, en évoquant des époques de forte contestation contre la guerre (le début des années soixante-dix). Mais à droite de l’image s’amoncellent des nuages gris, au-dessus d’un attroupement de journalistes. L’affiche suggère ainsi, discrètement, la fin du film et l’idée que l’issue tragique découlera, notamment, de la surmédiatisation de cette situation. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 21 22 ■ AUTOUR DU FILM Le comique de guerre Plus qu’une appartenance au genre du film de guerre, c’est l’insertion dans la tradition du comique de guerre qui définit No Man’s Land, l’inscrivant dans une longue lignée de films antimilitaristes et pacifistes. Traditionnellement, le film de guerre se caractérise par un primat dramatique accordé aux scènes de combat, par des choix esthétiques subordonnés à une vision spectaculaire de l’action et par la mise en valeur de l’héroïsme des personnages. Pour ne citer qu’un exemple récent, Il faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan, Steven Spielberg, 1998) pourrait en constituer l’archétype, par ses longues ouverture et conclusion sur d’immenses séquences de bataille, l’ampleur de la reconstitution historique et le sacrifice final de toute une troupe de soldats pour en sauver un autre. Les films de ce genre, à défaut d’être foncièrement bellicistes (peut-on d’ailleurs vraiment l’être ?), sont volontiers militaristes : le soldat américain pacifiste, dans le long métrage de Spielberg, finit par renoncer à ses principes en devenant l’un des plus courageux – et l’un des plus meurtriers – à la fin du récit. On voit bien, ainsi, que No Man’s Land ne peut être classé dans ce genre : il n’y a guère qu’une seule véritable scène de combat dans le film, placée en ouverture, presque comme pour se débarrasser de cette figure imposée ; la mise en scène cherche, avant tout, à cerner les relations entre les deux personnages principaux ; et la seule action dangereuse, et presque irréfléchie, de Ciki consiste à sortir de sa tranchée après un bombardement… pour aller prendre un paquet de cigarettes sur ce qu’il croit être un cadavre. Voilà pour l’héroïsme. La façon dont No Man’s Land détourne les codes du genre le rattache plutôt à ce que l’on peut appeler le comique de guerre1. Il s’agit plus d’un ton que d’un genre à proprement parler : une manière ironique de regarder la 1 2 3 4 5 guerre et de railler les comportements qu’elle induit chez ses participants. De fait, parmi les films « antiguerre », une majorité se place sans doute du côté du comique plutôt que dans la contestation plus dramatique (comme, par exemple, Attaque !, Trop tard pour les héros2, Croix de fer3, Au-delà de la gloire4 ou, plus récemment, Outrages5). Ces films, comiques ou non, sont généralement le fait de cinéastes engagés, plutôt progressistes. L’une des premières satires burlesques de la guerre remonte sans doute à Charlot soldat (Shoulder Arms, Charles Chaplin, 1918). Ce film s’amuse déjà à retourner les attentes du public face à une représentation de la guerre : Charlot s’y conduit, certes malgré lui, de manière héroïque (en capturant Guillaume II, le Kronprinz, Hindenburg), mais uniquement en rêve. En réalité, il reste loin du danger des tranchées françaises. Avec ce film, Chaplin inaugure une forme particulière du comique de guerre : le burlesque en période de conflit. Car cette catégorie de films peut être subdivisée en deux parties : ceux tournés à chaud durant le conflit dont ils traitent et ceux réalisés quelques années plus tard. La contemporanéité des premiers multiplie souvent leur puissance sarcastique. Dans cette catégorie se rangent, par exemple, Le Dictateur (The Great Dictator, Charles Chaplin, 1940) et To Be or Not to Be (Ernst Lubitsch, 1942). Ces deux films partagent avec No Man’s Land l’idée d’une représentation par les médias ou le spectacle des protagonistes du conflit : Le Dictateur comporte une séquence de retransmission radiophonique d’un discours de Hynkel et To Be or Not to Be met en scène une troupe d’acteurs répétant une pièce intitulée ` le « Gestapo ». Comme dans le long métrage de Danis Tanovic, parti pris de distanciation s’y trouve, en quelque sorte, inscrit dans le récit. Cet artifice présente aussi l’avantage, dans ces films, de faire accepter au public des changements de ton (les scènes de représentation sont délibérément plus comiques que les autres) qui permettent parfois de laisser poindre l’horreur derrière le rire (cela vaut plus pour Le Dictateur que pour To Be or Not to Be). Certains films sont allés plus loin encore, en subordonnant les ruptures de ton à un vrai mélange des genres. Dieu que la guerre est jolie (Oh! What a Lovely War, Richard Attenborough, 1962), par exemple, insère dans son récit des moments de comédie musicale qui instillent à tout le film un ton résolument irréaliste (les pertes en hommes sont affichées sur un tableau de résultats Cette formule est tirée du titre d’un article de Pierre Sorlin, « Le Comique de guerre » in Francis Ramirez et Christian Rolot, Le Genre comique, Montpellier, Centre d’Étude du xxe siècle / Université Paul-Valéry (Montpellier III), 1997, p. 153-165. Nous lui empruntons certaines idées. Attack ! et Too Late the Hero sont deux films de Robert Aldrich, respectivement de 1956 et 1970. Cross of Iron, Sam Peckinpah, 1977. The Big Red One, Samuel Fuller, 1979. Casualties of War, Brian de Palma, 1989. Exé No Man's Land 2 9/08/02 15:29 Page 22 23 sportifs). D’autres, à l’instar de No Man’s Land, jouent au contraire sur une succession homogène et linéaire des registres comique et dramatique. Deux films italiens sont particulièrement significatifs de cette démarche : La Grande Guerre (La Grande Guerra, Mario Monicelli, 1959) et La Grande Pagaille (Tutti a Casa, Luigi Comencini, 1960). Comme dans MASH (Robert Altman, 1969), dans le film de Tanovic, ` « les personnages centraux y sont impliqués aussi bien dans les séquences amusantes que dans les scènes tragiques et ils ont des comportements critiquables peut-être, mais jamais absurdes, de sorte qu’on voit s’enchaîner, dans l’itinéraire des protagonistes, le drame et le rire.6 » Toutefois, si le ton de ces longs métrages est souvent comparable par son côté grinçant, leurs propos divergent radicalement. Certes, les antihéros de La Grande Guerre et La Grande Pagaille, tout comme Ciki et Nino, se comportent en amateurs dans le contexte de la guerre, mais ils sont, avant tout, préoccupés de leur survie, et leur attitude trahit un certain égoïsme, conçu comme une forme de protection. Tanovic partage plutôt la démarche de Robert Altman, qui consiste à faire de l’ironie un moyen de ne pas céder au désespoir. Cependant, le film le plus proche de No Man’s Land dans sa pratique du comique de guerre est probablement The Second Civil War (téléfilm de Joe Dante, tourné en 1997 pour la chaîne américaine HBO). Outre un ton similaire, les deux films partagent certains thèmes sociaux : la référence à l’actualité géopolitique (ici, un conflit atomique entre l’Inde et le Pakistan), la différence ethnique (des Pakistanais trouvent refuge aux États-Unis), l’opposition entre personnes d’un même pays (l’Idaho ferme ses frontières aux autres États) et le regard critique sur les médias (toute l’affaire est relatée par une chaîne de télévision). Dans les deux cas aussi, le récit refuse de céder au manichéisme habituel (le gouverneur de l’Idaho, opposé à l’immigration est plus humanisé que caricaturé). Mais leur point commun le plus profond réside dans le fait que tous deux finissent par dépasser le comique de guerre et sa morale 6 « Le Comique de guerre », op. cit. pp. 157-158. Bibliographie Sur Danis Tanovic et No Man’s Land Site internet de la société de distribution du film http://www.ocean-films.com Entretiens Jeune Cinéma, n° 271, novembre 2001, p. 11-14. Studio magazine, n° 171, octobre 2001, p. 98-99. Sur le conflit en Bosnie nécessairement pacifiste. En fait, ces deux films ont pleinement intégré dans leur récit une donnée nouvelle des guerres, dont le déroulement est souvent conditionné par la représentation qu’en donnent les médias. No Man’s Land et The Second Civil War s’achèvent sur le même constat amer et ironique : les conflits contemporains, tous causés plus ou moins (directement par des déficits de communication entre les peuples (pour des raisons linguistiques, ethniques, territoriales, etc.), sont toujours amplifiés par un excédent de communication (l’immixtion des médias, la prolifération des langues dans No Man’s Land). Ces films atteignent ainsi une dimension paradoxale, car la représentation des médias, en même temps qu’elle crée un effet de distanciation propre au comique de guerre, leur permet aussi de revenir au plus près de la réalité des conflits modernes. Stefano Bianchini, La Question yougoslave, Paris, Casterman, coll. « XXe Siècle », 1996, 191 p. Xavier Bougarel, Bosnie, anatomie d’un conflit, Paris, La Découverte, 1996. Bernard Lory, L’Europe balkanique de 1945 à nos jours, Paris, Ellipses, 1996, 207 p. « Guerre dans les Balkans », Le Monde diplomatique, n° 542, mai 1999, p. 1-12. Sur le comique Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Félix Alcan, 1911, 204 p. Sur le comique de guerre Pierre Sorlin, « Le Comique de guerre » in Francis Ramirez et Christian Rolot, Le Genre Comique, Montpellier, Centre d’Étude du XXe Siècle / Université Paul-Valéry (Montpellier III), 1997, p. 153-165. Sur le cinéma de guerre Patrick Brion, Le Cinéma de guerre. Les grands classiques du cinéma américain : des « Cœurs du monde » à « Platoon », Paris, Éditions de la Martinière, 1996, 360 p. Sur Emir Kusturica Jean-Marc Bouineau, Le Petit Livre de Emir Kusturica, Garches, Spartorange, 1993, 112 p.