Ex. No Man`s Land 2 - Lycéens et apprentis au cinéma en Pays de

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■ Auteur du dossier Laurent Le Forestier
■ GÉNÉRIQUE
■ SYNOPSIS
France, Italie, Belgique, Grande-Bretagne, Slovénie, 2001
Une nuit, quelque part en Bosnie, en 1993. Quelques soldats bosniaques, dont deux amis (Ciki et
Cera), se perdent en montant au front. Au matin, ils tombent sous les tirs d’un tank et de soldats serbes.
Ciki se réfugie dans une tranchée située dans le no man’s land entre les lignes serbe et bosniaque. Deux
soldats serbes sont envoyés pour inspecter la tranchée. Sur place, le plus âgé des deux place une mine sous
le corps de Cera. Ciki le surprend et le tue, avant de blesser le second, Nino. Débute alors, entre le Serbe
et le Bosniaque, une longue cohabitation, émaillée d’invectives et de bagarres. Ciki découvre que Cera
n’est pas mort, mais évanoui. Il ne peut bouger, encourant le risque de déclencher la mine. Faute de
pouvoir quitter la tranchée dont les alentours sont minés, Ciki et Nino unissent leurs efforts pour prévenir
leurs camps respectifs. L’information finit par remonter jusqu’au quartier général de la FORPRONU qui
refuse d’intervenir. Bravant les ordres, le sergent Marchand décide d’aller aider les trois hommes. Mais
l’irruption dans la tranchée des soldats de la FORPRONU ravive les tensions entre Ciki et Nino. Ils
tentent même de s’entretuer. Des journalistes surprennent l’initiative de Marchand et diffusent leurs
reportages en direct à la télévision. Devant cette exposition médiatique, les supérieurs du sergent sont
contraints d’envoyer sur place un démineur. Mais ce dernier ne peut que constater son incapacité à trouver
une solution. L’attention des soldats de la FORPRONU étant concentrée sur les médias, Ciki en profite
pour tuer Nino, avant d’être abattu par un Casque bleu. Les soldats tirent alors parti de l’hébétement
général et feignent d’évacuer Cera. Les problèmes paraissant être résolus, Casques bleus et journalistes
s’en retournent. Cera reste seul, allongé sur sa mine.
Titre original No Man’s Land
Réalisation Danis Tanovic`
Scénario Danis Tanovic`
Image Walther Vanden Ende Montage Francesca Calvelli Son Henri Morelle Sound Designer Michael
Billyngslay Mixage Angelo Raguseo Décors Dusko Milavec Costumes Zvonka Makuc Musique Danis
Tanovic`
Interprétation
`
` Cera, Georges Siatidis Sergent Marchand,
Branko Djuric` Ciki, Rene Bitojarac Nino, Filip Sovagovic
Katrin Cartlidge Jane Livingstone, Simon Callow Colonel Soft, Serge-Henri Valcke Capitaine Dubois
Production Noé Production (France), Fabrica Cinéma (Italie), Man’s Film (Belgique), Counihan Villiers
Productions (Grande-Bretagne), Studio Maj / Casablanca (Slovénie), en collaboration avec le Centre du
Cinéma et de l’Audiovisuel de la Communauté Française de Belgique et les télédistributeurs wallons, le
Fonds Slovène du Cinéma, avec le soutien de Eurimages, et avec la participation de British Screen, TPS
Cinéma, Multivision, RAI Cinéma, RTBF, Canal + Belgique
Producteurs Frédérique Dumas-Zajdela, Marc Bachet, Cedomir Kolar
Coproducteurs Marco Müller, Marion Hansel, Dunja Klemenc, Cat Villiers, Judy Counihan, Igor
Pedicek
Distribution Océan films
Film Cinémascope, couleur
Durée 98 minutes
Sortie à Paris le 19 septembre 2001
Les dossiers pédagogiques et les fiches-élèves de l'opération lycéens au cinéma ont été
édités par la Bibliothèque du film (BIFI) avec le soutien du ministère de la Culture et de
la Communication (Centre national de la cinématographie).
Rédactrice en chef Anne Lété
Dossier No Man’s Land © BIFI • Date de publication : octobre 2002
Maquette Public Image Factory
Bibliothèque du film (BIFI)
100, rue du Faubourg Saint-Antoine - 75012 PARIS
Tél. : 01 53 02 22 30 - Fax : 01 53 02 22 49
Site Internet : www.bifi.fr
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■ ÉDITORIAL
A venir
A venir
La Bibliothèque du film
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Filmographie
1993
1994
Un an après
(documentaire)
Portraits d’artistes pendant
la guerre
(documentaire)
1996
L’Aube
(documentaire)
1998
Ça ira
(documentaire)
2001
No Man’s Land
(fiction)
■ LE RÉALISATEUR
qu’il y avait comme un devoir de rendre compte de
la situation immédiate. »
Danis Tanovic,
`
cinéaste engagé
> Glissement progressif vers
la fiction
Du documentaire à la fiction, Danis Tanovic` a tenté, en quelques
films1, de livrer un regard de plus en plus personnel sur la guerre
subie par son pays.
> Une carrière de cinéaste naît
d’un engagement militaire
Né le 20 février 1969 à Zenica (BosnieHerzégovine), Danis Tanovic` grandit dans un environnement artistique : son père, linguiste et poète,
travaille pour la télévision et sa mère est professeur
de musique. Pourtant, ses parents le poussent à
suivre des études d’ingénieur. Après avoir obtenu
son diplôme de technicien en génie civil, Danis
Tanovic` apprend l’ouverture d’une classe de réalisation à l’Académie des Arts de Sarajevo et change
alors d’orientation. L’enseignement qu’il y reçoit se
concentre notamment sur des questions de dramaturgie et lui permet de tourner des films d’étude.
Le début du siège de Sarajevo par les forces serbes
de Bosnie, le 6 avril 1992, l’incite à s’engager dans
l’armée bosniaque. Face au manque d’armes dont
souffre celle-ci, Danis Tanovic` comprend qu’il sera
plus utile caméra au poing : l’engagement militaire
se double alors d’un engagement militant et créateur, dans une visée strictement testimoniale. Son
but est d’enregistrer, sur les lignes de front, la plus
grande quantité possible d’images (au final, plusieurs milliers d’heures) afin de rendre compte de la
réalité du conflit. Ces images ont été souvent
exploitées par les télévisions dans divers reportages.
Très vite, la conservation des bandes vidéo tournées
sur le front pose problème, surtout face à la durée
inattendue de cette guerre. Danis Tanovic` participe
alors à la création des Archives du Film des Forces
Bosniaques, dont il devient l’un des responsables.
Dans des conditions précaires, marquées par le
manque de moyens (cassettes vidéo, électricité,
etc.), il dirige des documentaires pour l’armée bosniaque, comme Un an après, qui retrace une année
de guerre au sein de cette armée. Après l’enregistrement brut d’images, ces documentaires marquent,
` une évolution dans l’appréhension
chez Tanovic,
du genre : il s’agit cette fois d’articuler un discours
sur la guerre à partir des images. Dans un premier
temps, il le fait dans un cadre proche de la propagande, avant de s’approprier cette démarche.
Il tourne alors des documentaires plus personnels, à
l’image de Portraits d’artistes pendant la guerre (1994,
20 minutes) : un peintre, un photographe, un sculpteur et un compositeur exposent leurs positions
face au conflit dans les Balkans et expliquent comment celui-ci influe sur leurs créations. Toutefois,
débuter par le documentaire n’était pas, au départ,
la conséquence d’un parti pris : « Les circonstances
ont d’abord fait de moi un documentariste, parce
`
1 Cette filmographie ne peut prétendre à l’exhaustivité, car nous ne connaissons pas tous les documentaires tournés par (ou à partir des images de) Danis Tanovic.
En mars 1994, épuisé par deux années de guerre,
Danis Tanovic` quitte Sarajevo. Il s’installe en
Belgique où il parvient à intégrer l’INSAS (Institut
National des Arts du Spectacle et des Techniques de
Diffusion) de Bruxelles, directement en quatrième
année. L’éloignement de son pays n’a pas amoindri
son souci de témoigner. Il continue donc en Belgique
son travail de documentariste. En 1996, Danis
Tanovic` réalise L’Aube (13 minutes, Grand Prix au
Festival d’Auxerre), qui repose sur le monologue
d’un homme, aveugle et paralysé à la suite de
ses blessures lors de l’évacuation de Gorazde.
Ce Bosniaque, que sa famille vient rejoindre en
Belgique où il est soigné, évoque son expérience de
la guerre. En 1998, son documentaire suivant lui permet d’obtenir le Grand Prix au Festival du Cinéma
du Réel à Paris. Ça ira (52 minutes) suit l’itinéraire
d’un jeune Danois, membre d’une organisation
humanitaire, qui quitte la Bosnie-Herzégovine et
part reprendre ses études dans son pays. Il salue une
dernière fois ceux qu’il a côtoyés durant ces années
de guerre et qui doivent faire face à présent au
déminage, au chômage, et à bien d’autres problèmes.
Cette même année, il obtient la double nationalité
belgo-bosniaque. Au moment où la situation dans
les Balkans paraît s’apaiser, Danis Tanovic` poursuit l’évolution logique de sa démarche, qui l’amène
donc à s’impliquer de plus en plus dans ce qu’il
montre : « La fiction est beaucoup plus personnelle
que le documentaire. J’avais envie d’exposer mon
point de vue du début jusqu’à la fin d’un film. »
L’écriture de No Man’s Land débute en janvier
1999. Il s’agit alors, pour lui, de mettre en avant le
discours sur la guerre plutôt que l’aspect réel de ce
qui est filmé, d’assumer la subjectivité de son
regard sur cet événement par le biais de la fiction.
En somme, une autre forme d’engagement.
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■ QUESTIONS DE MÉTHODE
Maîtrise et pragmatisme
À l’image des pratiques courantes du cinéma comique, Danis Tanovic` a tenté de limiter les imprévus, de l’écriture au montage
en passant par le tournage. Il a également su s’adapter aux rares contraintes de production.
> Une écriture proche de celle
du cinéma burlesque
Danis Tanovic` a écrit son film très rapidement, en deux
semaines. Comme dans le burlesque traditionnel, il est parti d’un
argument très simple fondé sur l’affrontement entre deux personnages, avant de l’étoffer progressivement, en y ajoutant d’autres
protagonistes et des situations annexes. Mais, devant la prolifération des péripéties autour du vrai sujet, s’est posée la question de
leur justification dans le récit. Dans un troisième temps, Tanovic`
a donc procédé à une sorte d’élagage dans lequel il ne s’agissait pas
tant de juger une scène sur son potentiel comique que sur le
caractère nécessaire et indispensable de sa présence dans le récit.
> Une coproduction européenne
À l’origine de la production du film se trouve une société
française, Noé Productions, qui a déjà mené à bien en 1994 un
projet provenant de l’ex-Yougoslavie, Before the Rain de Milcho
Manchevski. Rapidement, elle déniche des partenaires en dehors
de l’Hexagone : Marco Muller, directeur du Festival du Film de
Locarno et dirigeant de la société italienne de production
Fabrica, accepte de se lancer dans l’aventure. Marion Hansel,
réalisatrice belge, rejoint la troupe avec sa société Man’s Film.
Puis les coproducteurs anglais de Before the Rain, Cat Viller et
Judy Counihan, reconduisent, pour ce projet, leur confiance à
Noé Productions. Au moment de choisir les lieux de tournage,
la Slovénie s’impose très vite, notamment pour la ressemblance
de ses paysages avec ceux de la Bosnie. Danis Tanovic` a su tirer
profit de ces circonstances en adaptant sa distribution aux impératifs de la coproduction : si les acteurs principaux sont slovènes,
croates et bosniaques, la part anglaise du film s’incarne dans les
présences de Katrin Cartlidge (proche des producteurs depuis sa
participation à Before the Rain) et de Simon Callow, tandis que le
sergent Marchand est interprété par un comédien belge.
L’équipe technique est également à l’image de ce melting-pot :
par exemple, le chef opérateur est belge et la monteuse italienne.
Sur le plateau, cinq langues au moins étaient parlées : le français,
le flamand, l’anglais, le bosniaque et le slovène. Ce respect des
langues se retrouve, bien sûr, dans le film où chaque personnage
s’exprime dans la sienne. En somme, le financement européen
du film a permis de souligner, dans le récit, la difficulté à communiquer dans un continent sujet à l’atomisation nationaliste
et de mieux représenter le visage actuel de la Bosnie, société
non homogène, dans les origines ethniques et religieuses de ses
citoyens.
> Un tournage très rapide
Comme l’écriture, le tournage a pris peu de temps : 36 jours.
Cette durée limitée est sans doute en partie liée à la modestie
du budget (2 millions d’euros, soit la moitié du prix moyen d’un
film français), mais elle s’explique surtout par une préparation
minutieuse. La précision du scénario, notamment dans l’écriture
des effets comiques, a permis d’abolir toute improvisation.
Sur le plan de l’organisation du travail, Tanovic` se rapproche
donc plus du modèle Keaton (qui fixait précisément les scènes
comiques à l’écriture pour faciliter le tournage) que de celui
de Chaplin (beaucoup plus souple et qui ménageait une place
pour l’improvisation). Chaque plan a donc été déterminé par
avance – d’où un gain de temps au tournage –, grâce à la
réduction des angles de prise de vue. In fine, cela a eu également
pour conséquence de simplifier le montage, qui n’a nécessité
qu’une douzaine de jours. Ayant expérimenté pour ses documentaires une pratique totalement différente reposant
sur l’adaptation aux aléas, Tanovic` a choisi de s’en éloigner
diamétralement en essayant, au contraire, de tout maîtriser.
> Les images vidéo documentaires
La présence de journalistes de télévision parmi les personnages principaux du film a induit le recours à des images vidéo,
et plus particulièrement l’utilisation d’un reportage récapitulant
quelques moments forts de la guerre en Bosnie. Son passé de
documentariste aurait pu amener Danis Tanovic` à recycler, pour
ce faire, ses propres enregistrements. Mais il n’y avait pas de
réelle adéquation entre ses images, consacrées à la vie quotidienne soit à Sarajevo, soit sur les lignes de front, et ce qui devait
être le contenu de cette séquence télévisée. De fait, Tanovic` a
utilisé de vraies images de reportage (mais pas les siennes) et les
a remontées pour qu’elles correspondent parfaitement au propos
voulu.
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■ PERSONNAGES ET ACTEURS PRINCIPAUX
Entre similitudes et conflits
Comme dans les récits de guerre, les rapports entre personnages se définissent avant tout par des jeux d’opposition.
Mais la recherche d’une tonalité comique induit aussi de nombreuses analogies chez les divers protagonistes.
DES PERSONNAGES COMIQUES
Si l’essentiel du récit de No Man’s Land repose effectivement
sur un principe d’oppositions entre les divers protagonistes, il
existe, paradoxalement, de larges similitudes entre ces différents
personnages. Pas tant dans ce qu’ils aspirent à être en tant
qu’individus que dans la manière dont Danis Tanovic` les a
conçus. Par exemple, ils se caractérisent tous par leur absence
de passé. En dehors de la courte discussion entre Ciki et Nino
au sujet d’une femme qu’ils auraient tous deux connue, leur vie
n’est absolument pas évoquée. Pour la plupart, ils paraissent
n’avoir ni métier, ni famille, ni passion, ni même de caractère
très tranché.
En fait, ces personnages n’existent que dans le présent, cette
journée particulière au cœur de la guerre. Sans doute faut-il
voir dans cette caractéristique la volonté de Tanovic` de montrer
combien ce conflit se définit justement par la négation du passé
commun : des gens qui ont vécu ensemble pendant des années,
qui ont partagé des plaisirs quotidiens se retrouvent brutalement face-à-face, prêts à tuer leurs anciens voisins. Mais ce
choix a aussi pour conséquence d’en faire moins des personnages
que des types, définis essentiellement par quelques caractéristiques très visibles et non par une réelle psychologie (peu
d’ambiguïté et d’évolution, etc.). Si l’on ajoute à cela le fait que
la fonction principale de ces personnages semble être de détruire,
par le corps et/ou la parole, le corps et/ou la parole des autres,
une possible parenté avec les personnages burlesques du cinéma
américain paraît se dessiner. D’ailleurs, comme beaucoup de
rôles comiques (voir par exemple Bakshi dans La Party, de Blake
Edwards), les protagonistes de No Man’s Land ne sont pas à leur
place : par définition, les trois combattants n’ont rien à faire
dans le no man’s land, cette bande de terrain comprise entre les
deux lignes de front. Seul le hasard est responsable de leur
rencontre en ce point précis, et tous leurs efforts tendent,
d’ailleurs, à retourner là où ils devraient être : derrière leurs
lignes. Étrangers (au double sens du terme) à cette situation, les
autres personnages principaux ne sont pas à leur place non plus.
Une partie du propos de Tanovic` réside dans la volonté de
montrer combien sont déplacées, justement, les actions de ces
étrangers, qu’ils appartiennent à la FORPRONU ou aux
médias. De plus, en un certain sens, leur présence dans ce
no man’s land ne se justifie pas davantage que celle des trois
combattants : le sergent Marchand transgresse les ordres qu’il a
reçus afin de venir en aide aux combattants ; ses supérieurs sont
contraints de se rendre sur place alors que ce n’était pas leur
intention première ; les journalistes, enfin, ne devraient pas être
présents, puisqu’ils ne sont pas censés écouter les fréquences
radio réservées aux militaires.
`
CIKI (BRANKO DJURIC)
Dans le film, Ciki constitue le seul membre réellement actif
d’une armée bosniaque réduite ici à quelques morts et à des
soldats inactifs (comme Cera, contraint à l’immobilité à cause
de la mine, ou les autres militaires, résignés à l’attente
derrière la ligne bosniaque). Cette caractéristique induit pour
lui une exposition particulière, dans tous les sens du terme :
Ciki est le soldat bosniaque le plus exposé, à la fois aux tirs
serbes et au regard du spectateur, lequel tend donc, naturellement, à le voir comme une sorte de métonymie de l’armée bosniaque tout entière. Dans sa manière de typer le personnage,
Danis Tanovic` paraît d’ailleurs rechercher cet effet. Car Ciki a
réellement l’apparence de n’importe quel soldat bosniaque du
film : en guise d’uniforme, il porte, comme les autres membres
de sa troupe, un jean, des baskets et un tee-shirt. Ses cheveux
sont longs et sa barbe n’a pas été rasée depuis plusieurs jours.
Bref, il incarne à lui seul ces régiments d’amateurs qui constituèrent l’armée bosniaque face aux professionnels de l’armée
serbe. Mais le personnage de Ciki n’est pas seulement un
symbole, c’est aussi un type, notamment au sens comique.
Son tee-shirt porte un dessin reprenant les lèvres pulpeuses du
logo des Rolling Stones et l’un de ses principaux centres d’intérêt
semble être de se procurer des cigarettes, qu’il fume voluptueusement. Cela tend presque à réduire Ciki à une caricature
d’hédoniste, c’est-à-dire, là encore, un être qui n’est pas à sa
place dans cette situation de guerre. Une partie du potentiel
comique de Ciki naît de ce décalage, outre son importante
propension à préférer les joutes oratoires aux combats guerriers.
Ce trait de caractère explique aussi certaines réactions, parfois
inattendues, du personnage : guidé par la recherche du plaisir,
Ciki paraît logiquement éviter tout acte qui ne lui en procurerait pas a fortiori si ses conséquences peuvent mettre en péril
son intégrité. C’est sans doute pour cela qu’en deux occasions,
au moins, il se refuse à tuer Nino.
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Branko Djuric` prête à Ciki cette allure nonchalante qu’il affichait déjà dans Le Temps des gitans d’Emir Kusturica. Comédien
bosniaque de théâtre, de télévision et de cinéma, il possède une
certaine notoriété dans son pays. Ce facteur, ajouté au fait qu’il
est le seul comédien à interpréter, dans le film, un personnage
de l’ex-Yougoslavie appartenant à sa propre nation (la Bosnie en
l’occurrence), peut être perçu comme le souhait, de la part de
` de faire de ce personnage le véritable « héros » du
Tanovic,
film, surtout aux yeux du public bosniaque.
quelque sorte de cette armée, d’abord en lui conférant des
qualités que celle-ci n’était pas réputée avoir, puis en le faisant
jouer par un acteur croate. À la distance du personnage par
rapport à ses congénères s’ajoute, en quelque sorte, celle du
comédien par rapport à son rôle (d’autant que Bitorajac a bien
servi dans l’armée, mais croate).
CERA (FILIP SOVAGOVIC)
NINO (RENE BITORAJAC)
Nino a le crâne rasé et arbore de fines lunettes. Ses traits sont
fins et son visage demeure glabre. Il parle anglais, alors que
Ciki ne connaît aucune langue étrangère. En termes à la fois
concrets et symboliques, l’opposition Nino/Ciki fonctionne
donc à plusieurs niveaux : serbe/bosniaque, distingué/négligé,
intellectuel/affectif, etc. Rien n’est dit de l’engagement de Nino
dans l’armée serbe : est-il volontaire ou forcé ? Tanovic` paraît
répondre partiellement en faisant de Nino un piètre soldat,
comme si ce personnage subissait la situation plus qu’il ne s’y
intégrait. Toutes les actions militaires de Nino échouent, et il se
laisse même abuser par les pièges les plus enfantins (Cera lui
demandant une cigarette). Le fait que cet homme raffiné, intelligent et compatissant soit totalement incompétent (à l’image
du héros keatonien) dans cette situation tend à le désigner
comme peu concerné par la guerre : Nino n’est pas un Serbe
endoctriné et belliqueux. En ce sens aussi, il représente l’exact
contraire de Ciki, puisqu’il ne symbolise aucunement l’armée
serbe dans sa globalité : d’ailleurs, dès sa première apparition, il
est montré en marge de la troupe, seul dans son coin et rejeté
par les autres (encore une fois, le comique naît de l’idée que ce
personnage n’est pas à sa place). Tanovic` le désolidarise en
Indissociable de Ciki, Cera lui ressemble par son apparence
vestimentaire et son allure physique. De plus, les deux hommes
partagent la même nationalité, bien évidemment, et donc une
même cause, mais aussi leurs cigarettes (qui ne cessent de
circuler) et surtout un vécu, qui demeure le plus souvent implicite (Ciki dit à Cera que Nino connaît aussi cette fille dont il lui
a déjà parlé). Cera est le seul personnage de ce conflit à afficher
clairement des traces de son passé. Il se cramponne à la fois à la
vie et à ce qui le retient à cette vie : sa famille, dont la présence
est matérialisée par une photographie. Comme Ciki, Cera est
donc avant tout un affectif (par opposition au rationnel Nino)
et cette seule caractéristique commune suffit à légitimer l’indéfectibilité du lien qui les unit.
AUTRES PERSONNAGES
Souvent, dans certaines comédies (voir les films de Renoir), les
noms des personnages suffisent à les définir, à les croquer d’un
trait. Faute de pouvoir le remarquer pour les Serbes et les
Bosniaques, on constate que ce principe s’applique assez bien
aux autres personnages. Le sergent Marchand, las de l’inaction
à laquelle le cantonnent les institutions internationales, est prêt
à tout pour intervenir, même à marchander en quelque sorte :
en effet, il promet à la journaliste anglophone qu’elle pourra le
suivre jusqu’à la tranchée si elle parvient à mettre suffisamment
sous pression son supérieur pour que ce dernier le laisse
intervenir. Symboliquement, cette journaliste se dénomme
Livingstone. Comme le célèbre voyageur, elle se sent investie
d’une mission qui semble consister à rendre compte au monde
civilisé de ce qui se passe chez certaines peuplades « sauvages ».
Le patronyme du capitaine Dubois évoque plutôt l’idée d’un
officier quelconque (puisque Dubois est un nom très répandu),
presque commun ou typique : ce capitaine incarne ainsi à lui
seule la pléthore de militaires qui, malgré leurs responsabilités,
sont incapables de prendre une décision. Son supérieur s’appelle
le colonel Soft (« doux »). Tout, chez lui, suggère cette douceur :
sa voix, légère et suave ; sa démarche, plutôt aérienne (au propre
comme au figuré : il arrive dans la tranchée en hélicoptère).
Là encore, le comique naît du contraste entre cette douceur et
la situation très dure dans laquelle est plongé le personnage.
Son seul souci semble être, justement, de préserver la quiétude
de son existence dans son bureau (symbolisée par la beauté
désincarnée de sa secrétaire). En cela, il est l’exact contraire du
sergent, qui ne supporte plus cette douceur (un de ses collègues
dort paisiblement dans leur poste d’observation), et le capitaine
Dubois, véritable tampon entre les deux.
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■ DÉCOUPAGE ET ANALYSE DU RÉCIT
Structure explosive
pour une situation détonante
La structure du récit repose sur le principe de l’élargissement d’une situation initiale en cercles concentriques et montre ainsi
comment l’issue fatale d’un épisode imaginaire du conflit bosno-serbe est provoquée par des interventions extérieures.
> GÉNÉRIQUE ET POSTULAT LIMINAIRE (6’)
Au noir de fond du générique succède
celui d’une nuit brumeuse. Une petite
troupe d’hommes armés sort du brouillard.
Faute de pouvoir se localiser et se repérer,
ils interrompent leur progression et décident de passer la nuit sur place. Deux
hommes, Ciki et Cera, se montrent plus
loquaces que les autres et ironisent sur la
situation.
ANALYSE Cette introduction est essentiellement
l’occasion de dépeindre la complicité entre
deux personnages dont l’amitié va constituer,
en quelque sorte, le noyau de l’intrigue.
En effet, tous les événements à venir ne peuvent être compris qu’en les ramenant à ce
postulat de départ : le lien entre Ciki et Cera
est plus fort que tout, et même qu’une situation de guerre.
De plus, cette première séquence insuffle au récit son principe
rythmique, qui consiste en une alternance de scènes lentes et
détendues (comme dans ce début) et de scènes de tension,
beaucoup plus découpées.
> RUPTURE ET PREMIER ÉLARGISSEMENT : LA FUSILLADE (4’)
Le jour se lève. Un char apparaît dans le paysage
verdoyant et ensoleillé. Les soldats bosniaques découvrent
qu’ils sont face à la ligne de front serbe. La fusillade
commence brutalement, et la plupart des Bosniaques sont
tués. Un officier serbe décide d’envoyer des hommes pour
vérifier qu’il n’y a pas de survivants.
ANALYSE Cette unique séquence « de guerre » (chars,
fusillades, explosions, musique, montage serré) est l’une des
rares à suivre une ellipse explicite, marquée par un fondu
enchaîné.
> MISE EN PLACE DE L’OPPOSITION CIKI /
NINO (17’)
Dans la tranchée bosniaque, des soldats
tentent d’apercevoir à la jumelle d’éventuels
survivants. Du côté serbe, deux hommes
(dont Nino) sont désignés pour aller inspecter la tranchée. Pendant ce temps, Ciki, blessé,
reprend ses esprits. Tandis que les deux
Serbes se préparent, Ciki inspecte la tranchée
et constate que ses issues sont minées. Il sort
furtivement de son abri pour récupérer un
briquet et des cigarettes sur le corps de Cera.
Après avoir longuement rampé, les soldats
serbes atteignent la tranchée. Le bruit avertit
Ciki de leur présence, et pendant que les
deux hommes explorent la tranchée, il se
cache après avoir subtilisé un fusil. Le plus
vieux des deux soldats place une mine sous
le corps de Cera. Nino remarque la disparition du fusil.
Craignant d’être découvert, Ciki fait feu sur les deux hommes :
il blesse Nino et abat le second. Il renonce à achever Nino et
tente, en vain, de lui faire dire où sont placées les mines dans
la tranchée et aux alentours.
ANALYSE Ce long passage illustre la difficulté à découper en
séquences un récit reposant sur l’unité de temps et d’action.
Ces quelques faits on lieu le même jour et s’enchaînent sans
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ellipse explicite (car non repérables). C’est
donc surtout la progression d’un événement
qui délimite les blocs narratifs : ici, dans un
premier temps, l’intention d’exécuter une
action est d’abord affirmée (il faut aller voir s’il
y a des survivants) et s’ensuivent sa réalisation
(l’arrivée dans la tranchée) puis ses conséquences (la mise en présence de Ciki et de
Nino). Parvenue au terme de cette action, la
séquence s’arrête.
Par ailleurs, la structure spatiale donne au récit
un profil particulier. Le territoire du film, qui
s’élabore à partir d’un centre bien circonscrit et
plutôt étriqué (la tranchée) prend petit à petit
de l’ampleur : après n’avoir fait qu’apercevoir la
ligne serbe, le spectateur y pénètre. D’autres
lieux, par la suite, formeront d’autres cercles
concentriques, suivant un principe d’élargissement progressif. Chacun d’eux connaîtra une
évolution dramatique (par ex., on revient régulièrement du côté
de la ligne de front serbe) sans pour autant accéder à une
véritable autonomie, dans la mesure où tout ce qui s’y déroule
est en rapport direct avec la tranchée.
> COEXISTENCE DANS LA TRANCHÉE (16’)
Depuis la ligne de front bosniaque, des soldats aperçoivent
Nino agitant, du haut de la tranchée, des sous-vêtements en
guise drapeau blanc.
Les Serbes le voient également, et la réaction ne se fait pas
attendre : la tranchée est bombardée, tandis que Ciki et Nino
trouvent refuge dans une casemate. Les deux hommes se
disputent alors pour savoir qui, de la Serbie ou de la Bosnie,
est responsable du conflit. Sous la menace de l’arme de Ciki,
Nino est contraint d’abonder dans son sens.
Ciki découvre que Cera est encore vivant. Pendant qu’il lui
vient en aide, Nino s’empare de son fusil. Les rapports
de domination s’inversent alors, et Ciki est obligé de
reconnaître que c’est à cause de la Bosnie que la guerre a
commencé.
Cependant, lorsque Nino accepte de donner sa cigarette à
Cera, celui-ci le menace et Ciki peut récupérer son arme.
La situation s’équilibre. Les deux hommes se mettent même
à collaborer : déshabillés, ils agitent leurs sous-vêtements
blancs en guise de signe de paix.
Serbes et Bosniaques observent cette agitation depuis leurs
lignes de front respectives et décident, sans concertation, de
prévenir la FORPRONU. Dans la tranchée, une cohabitation
un peu plus cordiale commence.
ANALYSE Ce bloc narratif se structure en deux parties : dans la
première, la tension prédomine, alors que la seconde fonctionne
plutôt sur le registre comique. Il s’agit donc d’une nouvelle
illustration du principe d’alternance décrit précédemment.
Ce modèle narratif concerne tous les personnages, qui sont
ainsi mis au diapason de l’ensemble : chez les observateurs
militaires, le ton est dramatique lorsque la situation l’est également (le bombardement), mais il devient comique lorsque
l’action le nécessite. On peut également constater que le
retournement est l’un des principaux motifs comiques : les
événements trouvent un dénouement inattendu, à l’opposé de
celui qui était prévisible. Ainsi, Ciki passe sous la menace de sa
victime, qui se comporte alors sur le modèle imposé auparavant
par le dominant.
> L’INTERVENTION EXTÉRIEURE ROMPT
L’ÉQUILIBRE (15’)
Le capitaine Dubois, par communication
radio, interdit au sergent Marchand de
répondre à la demande d’intervention
envoyée par les Serbes et les Bosniaques.
Mais le sergent passe outre cette décision et
se met en route.
Dans la tranchée, Ciki promet à Cera de ne
pas partir sans lui. Tandis que Marchand
franchit les différentes lignes, la cohabitation
cordiale dans la tranchée tourne à la fraternisation : Ciki et Nino évoquent une femme
qu’ils ont tous deux connue.
La demande d’intervention remonte jusqu’au
quartier général de la FORPRONU et au colonel
Soft, qui intime au capitaine Dubois l’ordre
de n’intenter aucune action.
L’arrivée des Casques bleus dans la tranchée
envenime les rapports entre Ciki et Nino : ce dernier accepte
de partir avec Marchand, mais Ciki l’en empêche en lui tirant
dans la jambe.
ANALYSE L’élargissement en cercles concentriques se poursuit,
en augmentant sans cesse la distance du point central à l’action
annexe représentée (ici, les réactions diverses de quelques militaires de la FORPRONU). Cette notion de distance est à
prendre dans un double sens : à la fois spatial (les centaines de
kilomètres qui séparent sans doute la tranchée du quartier général) et dramatique (l’action principale et ses conséquences qui
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s’étendent de plus en plus). Paradoxalement,
la multiplication des événements et leur
immixtion dans la continuité du récit principal
permettent aussi de résoudre en douceur certains problèmes scénaristiques : la difficulté à
accepter la fraternisation entre Nino et Ciki
est atténuée par le fait que cette évolution est
interrompue, dans le récit, par une scène où le
tank de la FORPRONU arrive à la ligne de
front bosniaque. Le spectateur peut ainsi imaginer qu’un événement décisif a eu lieu pendant cette scène annexe. La discontinuité du
récit a finalement pour effet de le fluidifier en
justifiant implicitement ses rebondissements.
> LA FORPRONU PASSE À L’ACTION (15’)
Au barrage bosniaque, Jane Livingstone,
journaliste pour une télévision anglophone, interpelle le sergent Marchand. Menaçant de dénoncer
publiquement la passivité de l’ONU dans cette affaire, la
jeune femme, grâce à la complicité de Marchand, oblige le
capitaine Dubois à accepter une intervention dans la tranchée.
Dans son bureau, le colonel Soft assiste au reportage en
direct de la journaliste ainsi qu’à la diffusion d’un sujet sur
le conflit, assez critiques vis-à-vis de l’attitude des grands
pays occidentaux.
Nino tente de se venger de la blessure infligée par Ciki et
blesse celui-ci avec un couteau.
D’autres journalistes arrivent aux alentours de la tranchée
pour couvrir l’événement, et le capitaine Dubois, une fois sur
place, annonce l’intervention imminente d’un démineur
allemand.
ANALYSE La sphère des médias constitue, en quelque sorte, le
cercle le plus large du récit, donc le plus éloigné du centre du
film. Tout l’intérêt de ce passage est de dépeindre justement avec
ironie l’enchaînement des cercles, d’abord du centre vers l’extérieur : la situation dans la tranchée nécessite d’intervenir, mais
comme Marchand n’obtient pas l’accord de son capitaine ni du
colonel Soft, il doit utiliser la présence des médias pour arriver à
ses fins. Dans un deuxième temps, il s’agit de montrer les conséquences en retour de ces enchaînements : le reportage télévisé
incite le colonel Soft à donner son accord au capitaine, qui le
Marchand reçoit l’ordre de faire diversion
en annonçant aux journalistes que le déminage se poursuit. Profitant de ce flottement, Ciki s’empare d’un pistolet. Il abat
Nino devant les caméras de télévision, avant
d’être tué par un soldat de la FORPRONU.
Les officiers tirent parti de l’hébétement
général pour duper les journalistes en leur
faisant croire que le déminage est terminé.
Le site est évacué. Marchand hésite à divulguer la supercherie à Jane Livingstone, mais
le colonel l’en dissuade. Dans la tranchée,
Cera reste seul, allongé sur la mine.
transmet à Marchand, qui obtient ainsi, finalement, la venue du
démineur qu’il réclamait depuis le début. Comme une onde
ayant rencontré un obstacle, les événements finissent toujours
par revenir à leur point d’origine. Cette structure permet surtout
de suggérer tout le temps perdu pour procéder à ce que la
logique commandait de faire rapidement : le recours à l’aide
extérieure dilate le temps de réaction et l’attente qui en découle
génère de la tension entre Ciki et Nino. De cette idée résultera
le constat final selon lequel l’intervention de l’ONU aura été
non seulement inutile, inefficace mais aussi clairement néfaste.
Ce processus d’élargissement a également pour conséquence de
diluer l’importance accordée aux personnages centraux du récit
(Ciki, Cera et Nino) : un fait singulier se transforme sous nos
yeux en un événement général qui dépasse totalement les
premiers concernés. Ciki, Cera et Nino perdent tout à la fois
leur statut de personnages principaux et leur pouvoir d’individu,
puisque, à partir de ce moment, ils n’ont plus aucune capacité
d’action et doivent s’en remettre totalement à des étrangers.
> RETOURNEMENT FINAL (25’)
Après une série d’agressions mutuelles, la haine atteint
son paroxysme entre Ciki et Nino. Tandis que l’opération de
déminage commence, les journalistes tentent d’obtenir des
images de plus en plus fortes. Le colonel Soft arrive sur place
et constate l’incapacité du démineur à sauver Cera.
ANALYSE Ce dernier passage constitue une
sorte de négation du bloc de scènes précédent.
Selon un principe de vases communicants, la
capacité d’action était passée du camp des
autochtones à celui des étrangers : Ciki, Cera et Nino s’en
étaient totalement remis à la FORPRONU. À présent, le modèle
se retourne : les Casques bleus constatent leur incapacité à
résoudre le problème, tandis que Ciki redevient brutalement
actif. On se rend compte ainsi que tout ce qui a précédé n’était
qu’un détour dans le cours des événements et que le récit finit
par revenir non pas réellement à son point d’origine, mais à
l’issue logique de la situation centrale : Ciki fait ce qu’il s’était
initialement refusé à faire (tuer Nino) et Cera récupère le
tragique statut qu’il avait déjà juste après la première attaque
serbe, c’est-à-dire celui d’un corps proche de la mort.
L’intervention de la FORPRONU a donc tout à la fois dilaté le
temps de l’action et précipité l’irrémédiable : le cercle le plus
large du récit a fini par se refermer sur son centre, jusqu’à le faire
disparaître. La FORPRONU a joué, en quelque sorte, le rôle de
détonateur dans l’embrasement final. Et toute la force du récit
est de calquer sa structure sur ce principe d’une explosion dont
l’onde de choc se déplace de l’extérieur (les cercles des actions
annexes : les médias, les Casques bleus, etc.) vers l’intérieur
(la disparition de Ciki et Nino, immédiate, et celle de Cera,
inéluctable).
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■ MISES EN SCÈNE
Point(s) de vue
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Le jeu sur les points de vues, au sens
optique ou auditif, traduit pour Danis
Tanovic` la volonté d’affirmer un point
de vue idéologique.
Une situation sans
perspective
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Dans No Man’s Land, les protagonistes
du conflit sont systématiquement
cadrés dans des compositions sans
point de fuite ni perspective. Manière,
pour Danis Tanovic` de montrer que
cette situation est sans issue.
Caméra à hauteur
d’armes
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En multipliant les plans à hauteur de
hanches, qui séparent le corps des
comédiens de leur visage,
Danis Tanovic` dépeint des combattants cédant à leurs pulsions plus qu’à
leur réflexion.
Un rythme jouant
sur l’alternance
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Entre ralentissements et accélérations,
No Man’s Land utilise les nombreuses
possibilités du montage alterné
pour distiller ellipses et dilatations
du temps.
Filmer sa guerre
Danis Tanovic` fut partie prenante dans la guerre qui fait l’objet de son film. Cette proximité
avec l’événement représenté semble avoir développé, chez lui, un regard plutôt distancié.
En bien des points, No Man’s
Land n’est pas un vrai film de
guerre (voir Autour du film).
Le metteur en scène reconnaît n’avoir jamais cherché à
inscrire sa démarche dans le
cadre de ce genre codifié :
« Je ne voulais pas faire un
film de guerre, mais bien au
contraire un film anti-guerre,
un truc qui dénonce la violence de toutes les guerres.1 »
Si la différence entre No
Man’s Land et les classiques
du genre passe notamment
par des choix de scénario (voir Explorations), elle transparaît plus encore dans
les partis pris de mise en scène. Certes, en jetant un regard superficiel, on
pourrait croire que l’alternance rythmique entre moments forts (tensions et
combats) et moments faibles (les discussions entre Ciki et Nino, les négociations du sergent Marchand) renvoie à une habitude du film de guerre. Mais
ce serait perdre de vue qu’en terme d’acuité du propos, les moments faibles
sont souvent les plus forts : les tentatives de fraternisation entre le Bosniaque
et le Serbe, les velléités d’intervention d’un soldat de la FORPRONU trop
souvent contrariées en disent plus long sur le conflit en Bosnie que les
quelques fusillades. D’ailleurs, plus qu’un hypothétique film de guerre,
No Man’s Land semble être surtout un regard sur la Bosnie en guerre, jeté par
un Bosniaque qui arpenta les lignes de front avec sa caméra.
Or, Danis Tanovic` ne cherche jamais à faire abstraction de son point de
vue. D’ailleurs, « l’objectivité n’existe pas. On est toujours subjectif. Notre
métier, c’est manipuler2 » affirme ce cinéaste, qui revendique aussi n’être
pas venu au cinéma par admiration pour le néoréalisme italien ou la
Nouvelle Vague. Cependant, ici, la
subjectivité ne consiste pas à désigner les bons et les méchants :
Tanovic` laisse ce jeu stérile à ses
personnages. Il s’agit plutôt d’envoyer par intermittence des
signaux de rappel au moyen de la
mise en scène : quelques scènes,
qui rompent esthétiquement avec
l’ensemble, glissent délibérément
vers un discours probosniaque
(notamment la séquence du reportage télévisé sur l’historique de la
guerre). En fait, Danis Tanovic`
filme plus des rapports de domination qu’une opposition entre bons et méchants. Dans son système esthétique,
dominant et dominé ne parviennent pas à partager le même espace : l’un
accapare l’avant-plan, tandis que l’autre demeure à l’arrière-plan. Bref,
l’opposition passe par la profondeur de champ. Dans ces rapports de domination, le pouvoir va évidemment à celui qui détient le fusil et peut menacer
l’autre. Les rôles s’inversent donc régulièrement, et Tanovic` condamne
toujours le dominant, quelle que soit son origine ethnique. C’est là que
s’exprime véritablement son regard sur ce conflit, dans sa manière d’assimiler systématiquement l’homme armé à un être incapable d’intelligence et
d’humanité (lorsqu’un personnage cherche à faire étalage du pouvoir de
son arme, son visage reste hors champ). Dès lors, tout le monde est perdant :
le dominé, puisqu’il n’est plus libre, et le dominant, parce qu’il accepte
d’annihiler sa capacité de réflexion. Le point de vue ironique de Tanovic`
sur sa guerre se mue donc finalement en un vrai pessimisme : dans le film,
comme dans ce conflit, il n’y aucune perspective, aussi bien en terme
d’espace qu’en terme d’avenir.
1 Entretien reproduit sur le site internet http://www.cinopsis.com
2 Entretien reproduit dans la plaquette de présentation des Rencontres Cinématographiques de Seine-Saint-Denis « Frontières », du 14 au 27 novembre 2001, p. 37.
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■ MISES EN SCÈNE
Point(s) de vue
Le jeu sur les points de vues, au sens optique ou auditif, traduit pour Danis Tanovic` la volonté d’affirmer
un point de vue idéologique.
En trois occasions au moins, les plans subjectifs permettent
d’opérer un glissement discret de la narration vers le discours. La
première occurrence concerne certains plans filmés depuis les
lignes de front. Du côté serbe comme du côté bosniaque, on
observe à distance, à l’aide de jumelles, ce qui se passe dans la
tranchée. Mais seuls les Bosniaques bénéficient, pour ces plans de
regards, de cadrages réellement subjectifs, c’est-à-dire avec un
cache censé représenter le contour des jumelles. Cette différence
de traitement est d’autant plus repérable qu’en de maintes
occasions, les prises de vues du côté bosniaque sont faites depuis
l’intérieur de la ligne de front, alors que les Serbes sont souvent
filmés frontalement, depuis l’extérieur. Bref, si la caméra pénètre
facilement chez les Bosniaques, elle semble répugner à le faire du
côté serbe. Consciemment ou non, le metteur en scène paraît ainsi
choisir son camp. C’est, en somme, une manière pour lui de
revendiquer la subjectivité de son regard et de nous la faire
partager. « En tant que Bosniaque, que puis-je être sinon proBosniaque ? » a-t-il d’ailleurs souvent répété dans ses interviews…
La deuxième occurrence se produit lors de la diffusion télévisée
du reportage sur l’historique de la guerre en Bosnie. Le colonel
Soft est seul devant son téléviseur, cadré de profil ou de troisquarts. Les plans sur lui alternent avec les images du reportage.
Au début de la séquence, ces dernières ne nous apparaissent pas
plein-écran : le cadrage prend soin de laisser dans le champ les
bords du téléviseur, comme pour suggérer que ces images sont
regardées par un spectateur, qui ne peut être que le colonel.
Mais le refus d’opérer un champ-contrechamp entre le
regardant et le regardé, laisse planer un doute sur l’origine réelle
du regard. La séquence se poursuit avec des images du
reportage, représentées cette fois sans les bords du téléviseur.
De plus, pendant un long moment, l’alternance s’efface :
le visage de Soft ne revient qu’à la toute fin de la scène.
Le regard du spectateur n’est plus relayé par celui du colonel.
Le reportage n’appartient plus vraiment au monde de la fiction
(rien ne justifie d’ailleurs la longueur de sa durée), mais plutôt à
celui du discours du metteur en scène : le dispositif laisse
comprendre que c’est là ce que Tanovic` veut nous dire de cette
guerre. Enfin, la dernière forme surprenante de subjectivité a
pour cadre une scène dans la tranchée : les Casques bleus se sont
interposés pour éviter un affrontement à mort entre Ciki et
Nino. Alors que le film ne comporte aucune partie musicale
(hormis les génériques de début et de fin), trois plans précédant
le début du déminage sont accompagnés d’une musique
électronique. Dans le premier, Ciki glisse un couteau dans sa
chaussette ; dans le deuxième, Marchand évacue la tranchée ;
dans le troisième, il apostrophe un soldat qui reste sourd à son
appel, pour la bonne raison qu’il a un walkman sur les oreilles.
La musique entendue par les spectateurs est donc subjective,
puisque écoutée par un personnage. Mais la subjectivité n’est
révélée qu’à la toute fin de la scène, après que le spectateur a cru
qu’il s’agissait d’une musique d’accompagnement. Ce passage,
comme les deux autres, est donc finalement à l’image du film
tout entier : il joue sur le désir de fiction du spectateur, sur sa
croyance paradoxale en l’objectivité des images du récit, pour
finir par lui rappeler que tout cela n’est pas la réalité, mais bien
plutôt un regard personnel sur les événements, un discours sur
la guerre en Bosnie.
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■ MISES EN SCÈNE
Une situation sans perspective
Dans No Man’s Land, les protagonistes du conflit sont systématiquement cadrés dans des compositions sans point de fuite
ni perspective. Manière, pour Danis Tanovic` de montrer que cette situation est sans issue.
Si le premier et le dernier plan de No Man’s Land bouclent si
parfaitement le récit, c’est notamment parce qu’ils partagent un
même principe de composition. Leurs cadrages témoignent d’un
refus des codes habituels de la perspective : le regard du spectateur n’y rencontre aucun point de fuite dans l’espace. Dans le
plan d’ouverture, le brouillard et la nuit opacifient le champ et
empêchent d’en distinguer le fond. Un homme finit par trouer
cette toile pour venir presque cogner contre la paroi de la caméra
: c’est le guide, totalement perdu. Le plan de clôture, quant à lui,
est un long travelling arrière ascendant : la caméra recule dans le
ciel et cadre en plongée le corps inerte de Cera. Plus la caméra
recule et plus le champ s’élargit, suggérant la possibilité d’un
dégagement pour l’œil, qui n’en finit pas de buter sur l’image de
ce corps. Mais rien n’y fait : au contraire des codes esthétiques
conventionnels, aucun effet de perspective ne parviendra à
s’introduire dans cette image finale.
L’achèvement d’un film par un plan à la perspective presque infinie correspond souvent à l’habitude du happy-end : le point de
fuite représente symboliquement un espoir, l’idée d’un bonheur
possible pour les personnages. L’ironie de Danis Tanovic` ne
pouvait faire bon ménage avec ce principe. La négation de la
perspective peut donc être lue comme l’expression d’un point de
vue pessimiste : la situation dans l’ex-Yougoslavie, dont cette
histoire est partiellement métaphorique, est sans espoir.
Cette conclusion se trouve corroborée par la généralisation de
ce procédé à l’ensemble du film. Le trio du no man’s land semble
le plus souvent acculé aux parois de la tranchée : ils n’a jamais
aucune issue, au propre comme au figuré. De plus, malgré l’usage
du Cinémascope, le metteur en scène évite paradoxalement
les cadrages larges, qui auraient pu aérer les compositions :
la sensation d’oppression qui en découle n’en est que plus forte.
Et même quand l’image se construit dans la profondeur, il y a
dans le champ un élément qui vient boucher la perspective :
lorsque Nino et Ciki se réfugient dans la casemate pour éviter le
bombardement et se disputent sur l’origine du conflit, ils sont
cadrés, depuis l’intérieur, de part et d’autre d’une porte ouverte
sur l’extérieur de la tranchée. Ce faisant, la perspective peut se
déployer, profitant d’ailleurs du fort contraste lumineux entre
l’avant-plan sombre et l’arrière-plan ensoleillé. Le regard du
spectateur, allant de Nino à Ciki, peut ainsi musarder au centre
de l’image et courir jusqu’au fond du champ… pour finir irrémédiablement par se heurter au mur terreux de la tranchée.
Là encore, nulle échappatoire n’est possible, ni pour les personnages, ni pour les spectateurs.
En revanche, les plans sur les protagonistes étrangers ne
subissent pas cette contrainte esthétique. Pour preuve, la
première apparition du sergent Marchand se produit au terme
d’un long panoramique sur un paysage à perte de vue. Pour les
étrangers, un ailleurs existe : ils pourront toujours se tirer de
cette situation.
Précisons, pour finir, que le refus de l’utilisation classique de la
perspective ne signifie pas que la mise en scène se désintéresse
de la question de la profondeur de champ. Bien au contraire :
beaucoup de plans jouent sur la simultanéité d’actions à l’avant
et à l’arrière-plan. C’est le cas, par exemple, de Nino agitant ses
sous-vêtements blancs sous les yeux de Ciki ou du même
subtilisant l’arme de Ciki pendant qu’il vient en aide à Cera.
Dans ces nombreux cas, une règle paraît se dégager : le dominant est souvent flou, alors que le dominé, qu’il soit au premier
plan ou à l’arrière-plan, est généralement net. Ce paradoxe est
probablement, là encore, une marque de l’ironie de Tanovic.
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■ MISES EN SCÈNE
Caméra à hauteur d’armes
En multipliant les plans à hauteur de hanches, qui séparent le corps des comédiens de leur visage,
Danis Tanovic` dépeint des combattants cédant à leurs pulsions plus qu’à leur réflexion.
S’il existe une différence de traitement entre
les Bosniaques et les Serbes d’un côté et les
étrangers de l’autre en termes de composition
de l’image, la hauteur des cadrages varie également. Plus exactement, les premiers sont
parfois cadrés à un niveau du corps, qui n’est
jamais filmé chez les seconds. Il s’agit d’un
cadrage à hauteur des hanches, qui a la particularité d’être assez serré pour laisser hors
champ la partie supérieure du torse. Bref, Ciki
et Nino sont, à plusieurs reprises, représentés
comme des corps sans tête.
C’est le cas, par exemple, lorsque Ciki récupère
son arme, au moment où Cera prend Nino en
otage ou quand, un peu plus tard, Nino salue
Ciki en lui disant son prénom. Dans les deux
cas, le visage de Ciki n’apparaît pas dans le
champ. Mais le personnage est tout de même
présent à l’image : plus encore que ses
hanches, son fusil, placé à hauteur de celles-ci,
est bien visible. Toutefois, ce cadrage récurrent ne constitue pas une spécificité propre
à la représentation de Ciki. Entre les deux
occurrences précédentes se trouve, en effet, un
plan symbolisant l’égalité entre Ciki et Nino :
après la ruse de Cera, tous deux possèdent une
arme et les rapports de domination se sont
équilibrés. À cet instant précis, la ligne qui
unit les deux personnages ne se déploie plus
dans la profondeur (opposition entre l’avant et
l’arrière-plan), mais latéralement : Nino est à
gauche du champ, tourné vers le centre, et
Ciki à droite, regardant son adversaire. Cet
effet de symétrie est accentué par la présence
de Cera, au centre, un peu au fond. Mais si le
corps de Cera est cadré intégralement, seul le
bas de Ciki et Nino est visible. En effet, ce ne
sont pas leurs corps qui les représentent, mais
leurs fusils respectifs qui se pointent mutuellement en joue.
Par ce type de cadrage, Tanovic` veut nous montrer comment les réflexes belliqueux prennent le
pas sur les personnes. Ciki et Nino ne sont plus
des êtres doués de raison et de psychologie,
mais des guerriers qui pensent avec leurs fusils.
Dans le contexte d’un conflit, la possession
d’une arme peut changer totalement une personnalité. Le primat du physique sur le cérébral
souligne ainsi une forme de bestialité qui domine chez les combattants. Cette interprétation
paraît d’autant plus pertinente que ce type de
cadrage ne concerne justement que les belligérants : aucun militaire de la FORPRONU,
aucun journaliste n’est filmé de cette manière.
Comme s’il y avait d’un côté ceux qui vivent
physiquement (et concrètement) ce conflit et,
de l’autre, ceux qui ne le perçoivent que d’une
manière plus cérébrale (ils l’observent, y réfléchissent et le commentent). L’opposition de ces
deux attitudes explique aussi l’incompréhension
totale entre ces deux catégories de personnages.
En revanche, aucun élément de mise en scène
ne permet d’affirmer que Danis Tanovic` jugerait l’une de ces attitudes plus positive que
l’autre. Cette dichotomie entre les « physiques »
et les « cérébraux » ne correspond en rien, dans
le film, à une hypothétique scission entre les
« bons » et les « méchants » : à l’issue du récit,
si ceux de la première catégorie meurent tous
(Cera est un mort en sursis), ceux de la seconde
ont totalement échoué dans leurs diverses
missions. Comme le rappelle le sergent
Marchand, la neutralité, qui consiste justement
à s’opposer à la guerre par l’esprit et non par le
corps, n’existe pas.
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■ MISES EN SCÈNE
Un rythme jouant sur l’alternance
Entre ralentissements et accélérations, No Man’s Land utilise les nombreuses possibilités du montage alterné
pour distiller ellipses et dilatations du temps.
Danis Tanovic` n’a pas seulement écrit et mis en scène son film, il
en a aussi composé la musique. Cette caractéristique explique
aussi, sans doute, l’intérêt tout particulier accordé au rythme dans
No Man’s Land. Certes, cet aspect ne surprend pas forcément
quand on connaît l’importance du rythme dans deux genres auxquels ce film peut paraître appartenir : le cinéma comique joue
souvent sur l’opposition entre de brefs moments d’accélération et
le ralentissement de l’action, et les films de guerre alternent régulièrement les scènes de combats, très découpées, avec des
séquences de transition dans lesquelles le rythme retombe.
Si No Man’s Land s’inscrit dans cette démarche, il va également
plus loin en combinant le travail sur le rythme des plans et sur
celui des séquences. En effet, le découpage et l’analyse du récit
ont montré que les deux premières scènes du film sont assez
courtes (autour de 5 minutes), alors que les quatre blocs narratifs
suivants trouvent une sorte d’équilibre avec une durée d’environ
15 minutes chacun. Il y a donc là une volonté d’effectuer une
entrée en matière brutale et haletante, avant de développer dans
une certaine homogénéité rythmique une situation qui joue ellemême sur la recherche d’un équilibre entre les personnages. Mais
une nouvelle rupture se produit avec la durée extrêmement
longue (environ 25 minutes) du dernier segment narratif. Cette
ultime séquence a quelque chose de presque hitchcockien dans la
volonté délibérée de différer au maximum son issue, notamment
en combinant ellipses et dilatations du temps.
Il n’est donc guère étonnant que ces trois parties (les deux scènes
d’ouverture et la conclusion) soient sans doute les plus découpées.
Le montage très serré de la fusillade traduit l’explosion de violence
qui se produit, ainsi que la confusion spatiale dans laquelle se
trouvent les personnages (et, par conséquent, les spectateurs).
Fort logiquement, le basculement dans la séquence suivante, plus
calme, induit le passage à des plans plus longs : le travelling latéral
sur les soldats serbes, le mouvement descendant vers Ciki dans sa
tranchée, etc. De ce point de vue, ce passage, comme beaucoup
d’autres, fonctionne sur le mode de l’alternance que l’on retrouve
à la fin du film, mais moins entre des rythmes qu’entre des actions.
Ce montage alterné peut favoriser une ellipse (le plan sur le
sergent Marchand réconfortant le soldat qui a tué Ciki permet de
suggérer le temps qui s’écoule durant la mise en place du stratagème
par le colonel et le capitaine) et conférer un sentiment d’accélération. Mais il peut également présenter des actions simultanées
qui dilatent le temps et ralentissent le rythme : le passage sur les
patrons de la chaîne de télévision allonge le moment qui sépare
l’évacuation de la tranchée et le début du travail de déminage.
Le film distille donc à merveille instants d’accélération et plages
de ralentissement, en fonction de la portée dramatique de chaque
séquence. Ainsi, le comique jouera plus facilement sur la vitesse :
la découverte de Ciki et Nino agitant leurs sous-vêtements en
haut de la tranchée est précédée d’une ellipse qui confère à ce
moment toute sa puissance drolatique. Bref, en dépit d’une
certaine unité de temps, No Man’s Land est un film qui sait tout à
la fois prendre son temps et ne pas le perdre.
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■ LE LANGAGE DU FILM
L’amère ironie du malheur
Paradoxalement, ce ne sont pas les dialogues, souvent drôles, qui assimilent le film au cinéma comique, mais plutôt le recours
à certains effets propres au genre. Mais dans le contexte dramatique de l’intrigue, le rire se teinte délibérément d’amertume.
Imaginant une situation tragique au cœur de la
guerre en Bosnie et s’achevant sur un constat
désespéré, No Man’s Land ne paraît pas, à première vue, se classer parmi les films comiques.
Certes, comme nous l’avons déjà signalé, le
récit nous présente plus des types généraux
que de vrais personnages, ce qui constitue,
selon Bergson, l’une des caractéristiques de la
comédie : « Elle choisit, parmi les singularités,
celles qui sont susceptibles de se reproduire et
qui, par conséquent, ne sont pas indissolublement liées à l’individualité de la personne, des
singularités communes, pourrait-on dire.1 »
Mais cette remarque pourrait s’appliquer à
d’autres genres, comme le polar, le film de
guerre ou le western, que Bergson ne connaissait pas. Toutefois, le philosophe a donné
d’autres précisions, qui concernent parfaitement les protagonistes de No Man’s Land : « Un personnage
comique est généralement comique dans l’exacte mesure où il
s’ignore lui-même.2 » Dans leur tranchée, Ciki et Nino n’ont pas
(du moins au début) de spectateurs pour lesquels jouer la comédie.
Symboliquement, lorsque des spectateurs apparaissent (les
Casques bleus et les journalistes), le ton comique disparaît et le
tragique s’installe. Le soldat bosniaque s’inquiétant du « bordel
au Rwanda » n’a pas non plus la volonté ni la conscience d’être
drôle. C’est le décalage entre la sincérité de cette phrase et le
contexte dans lequel elle est prononcée qui en multiplie la portée
comique. Si l’ironie peut se définir comme une intention de
moquerie que l’on prête au sort, alors le scénariste qui fait se
rencontrer cette réplique et cette situation joue, en quelque
1 Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Félix Alcan, 1911, p. 174.
2 Ibid. p.17
sorte, le rôle du destin. De fait, à l’image de cette courte scène,
toute la force ironique du film naît de la présence de divers
éléments comiques dans un contexte qui ne l’est pas du tout.
Parmi les effets comiques traditionnels, Tanovic` utilise notamment
l’exagération et la répétition. Ainsi, Nino échoue systématiquement dans toutes ses tentatives de présentation (il dit son prénom
en tendant la main) : le comique provient du caractère répétitif
de cette situation et l’ironie du fait qu’elle en dit long sur la
négation des rapports humains dans cette guerre. On retrouve
ce même schéma dans les incessants « vous parlez français ? »
du sergent Marchand : le rire s’y mélange à l’amertume, parce
que cette seule phrase résume la vacuité de l’intervention de
la FORPRONU.
Comme dans les films comiques classiques,
objets (cigarettes, fusils, etc.) et idées (agitation des sous-vêtements en guise de drapeaux
blancs) circulent énormément. Leur récurrence
devient comique, parce qu’elle se joue sur le
mode des variations inattendues. Ce processus
se fait généralement d’une manière très structurée, qui s’apparente d’ailleurs à l’évolution
des situations dans le cinéma burlesque. Dans
un premier temps, le souhait d’une action est
émis ; dans un deuxième temps, cette affirmation est niée ; enfin, dans un troisième temps,
se produit une négation de la négation. La fin
du film fonctionne exactement selon ce principe :
le sergent Marchand doit faire croire aux journalistes que le déminage se déroule normalement
mais cette diversion échoue puisque Ciki en
profite pour abattre Nino ; les journalistes filment
donc un scoop encore plus énorme. Puis, finalement, cette mort
brutale est utilisée pour dissimuler l’échec du déminage aux
médias : la négation de la négation induit logiquement un retour
à l’affirmation de départ. Dans No Man’s Land, ce procédé
s’applique aussi bien à des blocs narratifs importants qu’à de
brefs moments de certaines scènes (dans la tranchée, au début,
Ciki ne peut pas prendre le fusil, puis il s’en saisit mais cela se
retourne contre lui : il est découvert lorsque la disparition du
fusil est constatée), voire à l’ensemble du film (l’action de
l’ONU : Marchand ne peut intervenir, il est autorisé et, finalement, son intervention est un échec). Dans le cinéma burlesque,
ce processus en trois temps définit la construction des gags.
L’originalité de No Man’s Land est de refuser systématiquement
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la chute comique de ces micro-récits : s’il y a bien
des gags, ils sont toujours tragiques, contribuant
ainsi au ton ironique dominant.
Il existe, dans le film, bien d’autres similitudes
avec le cinéma burlesque. À plusieurs égards, par
exemple, Nino peut être assimilé à un personnage
keatonnien, en ce sens qu’il se trouve plongé
dans des événements face auxquels il est totalement incompétent. Dès le moment où il prépare
sa tenue pour partir en reconnaissance, Nino fait
la démonstration de son incapacité à être un vrai
soldat (sa lenteur à enfiler ses accessoires), en
même temps qu’il témoigne d’une volonté de
s’adapter (son uniforme impeccable). Son arrivée
dans la tranchée se solde par une chute brutale et,
plus tard, lorsqu’il prend possession d’une arme
et tente d’asseoir son pouvoir, sa voix déraille
dans les aigus et le fusil part tout seul. Mais, à la différence de
Keaton, Nino ne parviendra jamais à une suradaptation à la
situation. Là encore, le comique se mêle de tragique et l’ironie
s’installe : malgré l’accumulation des échecs, Nino croit pouvoir
quitter la tranchée, mais il en sortira sans pour autant s’en
sortir. Les tentatives d’adaptation de Nino auront donc été
effectuées pour rien, tout comme chaque action entreprise par
les personnages est vouée à l’échec. Si les gags sont souvent un
détour de l’action (comme chez Keaton, là encore) qui la ramène
là où ils l’avaient laissée, tout le récit du film n’est qu’une longue
parenthèse se refermant sur la situation presque initiale (Cera
sur sa mine). L’inutilité de tous les efforts déployés confine donc
à une forme gigantesque de gag tragique.
Il est également possible de faire un parallèle entre le récit de
No Man’s Land et les scénarios des Marx Brothers : des personnages investissent un espace et, plutôt que d’aller vers les autres,
ils les y attirent dans une folle course contre le temps. De plus,
comme dans le final de Soupe au canard3, des militaires tirent sur
leurs propres hommes (Ciki et Nino sont victimes d’un bombardement qui provient forcément du camp de l’un d’entre eux).
Mais, surtout, les personnages du film ont en commun avec
Groucho Marx une prédilection pour une arme redoutable :
les mots. Comme nombre de films comiques, No Man’s Land
joue sur la destruction, d’une double nature : psychologique et
physique. Mais dans chaque cas, l’arme du crime est l’usage
acerbe de la langue. Pour Ciki, par exemple, la domination la
3 Duck Soup, Leo McCarey, 1933.
4 Le rire. Essai sur la signification du comique, op. cit. p. 142.
5 Ibid. p. 99.
plus importante n’est pas celle du fusil, mais celle du discours :
l’arme n’est qu’un moyen de se montrer le plus fort en obligeant
l’ennemi (Nino) à reconnaître verbalement sa défaite. Plus tard,
la mort des deux hommes n’est due qu’à une promesse orale :
celle, formulée par Ciki, de ne pas sortir de la tranchée sans Cera
et que Nino tente d’outrepasser. Ajoutons que la manière dont
les soldats de l’ONU dénomment les belligérants (les « Sierra »
et les « Bravo », plutôt que Serbes et Bosniaques) ce comique
de destruction, puisqu’elle nie les raisons de l’affrontement des
deux camps (l’ethnicité). Certes, aucun des protagonistes ne
manie les apophtegmes comme le fait Groucho, mais, dans les
deux cas, les phrases sont souvent vidées
de leur sens réel : le « Je n’ai pas besoin de
traducteur ! » que Ciki envoie à Nino ne
doit pas être compris littéralement
(puisque Ciki aurait vraiment besoin d’un
traducteur), mais comme l’expression de
sa haine pour le Serbe. Bref, on peut dire,
au propre, que les répliques des personnages tendent souvent vers le non-sens.
Tanovic` partage d’ailleurs avec les Marx
un goût évident pour l’absurde, qui se
traduit aussi par l’illogisme apparent dans
l’enchaînement des actions : dès le début
du film, les événements annoncés ne se
réalisent jamais, alors que les plus inattendus
se produisent. En d’autres termes, toute répercussion souhaitée finit toujours par se retourner
contre celui qui la désire (ainsi, la FORPRONU
veut enterrer l’affaire, mais la couverture médiatique ne cessera de s’amplifier).
La singularité de ce ton, entre comique et tragique,
est probablement induite par le propos même du
film. D’abord parce que, comme le dit Bergson,
« le comique (…) s’adresse à l’intelligence pure ;
le rire est incompatible avec l’émotion4 ».
Or, contrairement à nombre de films de guerre,
No Man’s Land ne recherche presque jamais l’émotion. Le but du metteur en scène n’est pas de
susciter l’empathie du spectateur, mais plutôt de
l’inciter à une réflexion sur la guerre, à partir du
cas de la Bosnie. De plus, Tanovic` s’évertue à
montrer qu’en dépit des oppositions idéologiques,
un rapprochement entre les deux camps est possible, du moins à
l’échelle individuelle. Bergson rappelle que certains philosophes
ont vu « l’essence même du comique dans un choc, ou dans une
superposition, de deux jugements qui se contredisent5 ». De fait,
il y a bien, ici, interférence entre deux séries (ethniques : le
Bosniaque et le Serbe) et celles-ci se développent donc tantôt sur
le mode du conflit, tantôt sur celui de l’acceptation mutuelle, mais
toujours ponctuées de notations ironiques.
` une arme
Finalement, le comique constitue, pour Tanovic,
contre la guerre, qui déplace le champ de bataille du réalisme
tragique vers le terrain de l’ironie.
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■ UNE LECTURE DU FILM
La Bosnie en guerre, ce no man’s land
En termes de dramaturgie, la vraie question que le film ne cesse de poser est de savoir comment transformer un petit bout
de terrain en un lieu exemplaire de la situation bosniaque.
Dans le film, l’expression no man’s land peut se comprendre
aussi bien dans son sens propre (une zone comprise entre
les premières lignes de deux armées ennemies) que dans son
sens figuré (une zone d’incertitude, du domaine de l’inconnu). Ce qui revient à dire que l’un des enjeux du récit est le
passage d’une situation particulière à un constat général.
Dès la scène introductive, ce glissement s’opère assez subtilement. Le film s’ouvre sur un groupe de Bosniaques
marchant lentement dans la nuit et le brouillard. Ce début
désigne, en quelque sorte, les habitants légitimes de cet
espace, tout en les plongeant déjà dans un endroit inquiétant. Le jour se lève sur des paysages champêtres et v
erdoyants. Mais cette image idyllique de la Bosnie est
immédiatement piétinée par l’intrusion brutale d’un char
serbe. Ce début postule d’emblée la superposition des deux sens
du titre, en faisant d’un coin du territoire le symbole de la Bosnie
en guerre. D’autant que ces soldats serbes ne viennent pas d’un
autre espace : ils étaient déjà là, mais personne ne les avait vus.
Comme dans la réalité, l’ennemi est intérieur, puisque le conflit
a opposé Musulmans, Bosniaques et Serbes, mais tous de Bosnie.
Dès lors, toute l’action, ou presque, va se dérouler entre les deux
lignes de front, le no man’s land, stricto sensu. Mais cette langue de
terre ne sera jamais nommée ni définie : on ignore dans quelle
partie de la Bosnie elle se situe. Ce choix permet de plonger le
spectateur dans l’incertitude quant à la nature du lieu (retour au
sens figuré du titre) et d’accroître sa dimension métaphorique :
puisque ce no man’s land ne constitue pas un point précis de la
Bosnie, il est susceptible d’être n’importe quel endroit du pays,
c’est-à-dire, potentiellement, le territoire tout entier.
Cette tranchée représente aussi, en quelque sorte, une traduction littérale de l’anglicisme du titre : elle est un lieu où nul
homme ne devrait se trouver, chacun étant davantage à sa place
derrière sa ligne de front. Mais la rencontre à cet endroit du
Bosniaque1 et du Serbe ouvre cet espace clos, devenant une sorte
de « every man’s land ». Il va se peupler d’étrangers et, à mesure
que le film progresse, la langue dominante devient l’anglais,
offrant ainsi une autre justification (linguistique) au titre.
L’augmentation du nombre de personnes sur place (à la suite de
l’élargissement du récit à d’autres espaces) a donc pour conséquence de retirer à l’expression le sens littéral de sa traduction.
Mais, en même temps, cette zone de combat se pacifie : les soldats
des lignes de front cessent de tirer et, un court instant, Ciki et
Nino semblent être en mesure de fraterniser. Bref, ce no man’s land
perd également son sens propre et ne conserve que le figuré :
l’incertitude prime alors sur les affrontements. Le Bosniaque et
le Serbe vont-ils parvenir à cohabiter, en évacuant définitivement
les tensions qui minent leurs rapports ? Pourra-t-on désamorcer
la situation et sauver l’autre Bosniaque (Cera), à terre et blessé ?
Là encore, une telle formulation des enjeux dramatiques
montre combien la tranchée, à cet instant, constitue une
parfaite métonymie de la Bosnie. Ciki est un Bosniaque à
l’image de son peuple, et Nino un individu constituant une
partie représentative de l’ensemble des Serbes de Bosnie.
Tanovic` s’interroge ainsi sur le possible après-guerre de la
Bosnie, tout en apportant une réponse personnelle plutôt
pessimiste. En effet, après la mort du Bosniaque et du
Serbe et le départ de la FORPRONU et des journalistes,
Cera reste seul, allongé sur sa mine : la situation demeure
explosive, d’autant que la FORPRONU prétend l’avoir
déminée mais, en réalité, n’a rien réglé. Là encore,
l’assimilation de cette tranchée à l’ensemble de la Bosnie
fonctionne parfaitement.
S’il est possible de voir effectivement cette tranchée comme une
métonymie de la Bosnie, c’est finalement parce que le dispositif
tout entier du film nous y invite. En effet, l’idée d’une situation
ayant valeur d’exemple général se trouve à l’intérieur même du
récit, puisque c’est la position adoptée par les médias pour
rendre compte de ce qui se passe dans la tranchée. Or, en
plusieurs occasions, se produit une sorte de collusion entre les
regards des journalistes et celui du metteur en scène. Par
exemple, les patrons de Jane Livingstone réclament un gros plan
sur Cera, mais c’est Tanovic,
` et non Jane, qui nous le livre,
comme s’il la remplaçait pour répondre aux souhaits de la télévision. Plus tard, pour filmer une dernière fois le cadavre de
Ciki, Danis Tanovic` choisit d’utiliser un plan prétendument
cadré par un journaliste, partageant à cet instant le point de vue
des médias. Le film reprend donc clairement à son compte la
représentation de cet événement particulier comme un emblème
du conflit bosniaque.
1 Rappelons que, durant le conflit, tous les belligérants étaient bosniaques. Mais ceux qui se faisaient appeler « Bosniaques », par opposition aux Croates et aux Serbes, étaient pour la plupart musulmans de Bosnie.
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■ EXPLORATIONS
L’intervention internationale en Bosnie
Dans son film, Danis Tanovic se montre très critique vis-à-vis du rôle de la communauté internationale en Bosnie.
Retour sur une intervention souvent plus théorique et symbolique que concrète.
^
au départ, est de s’assurer le contrôle des régions à peuplement
majoritaire serbe et d’en expulser les populations allogènes. Cette
purification ethnique (qui passe par l’édification de camps de
concentration, les massacres systématiques et les viols massifs, dont
les Serbes seront parfois victimes, en retour, de la part des Croates
et des Musulmans) aurait fait 200 000 victimes et déplacé environ
deux millions de personnes. En octobre, l’ONU interdit les vols
militaires au-dessus de la Bosnie, et des Casques bleus interviennent
sur le terrain. Mais, comme certains personnages le disent dans
No Man’s Land, la mission de l’ONU n’est pas d’empêcher des
exactions, juste de faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire.
En janvier 1993, le plan Vance-Owen (du nom des deux coprésidents de la Conférence permanente sur l’ex-Yougoslavie créée en
septembre 1991), qui propose un découpage du pays en dix
cantons (non plus interculturels mais ethniques), est rejeté par les
Serbes et les Musulmans. Pire : il attise les tensions entre ces
derniers et les Croates de Bosnie. L’échec de la médiation de
l’ONU incite l’OTAN à prendre les choses en main : le 9 février
1994, un ultimatum imposé aux Serbes permet le retrait des
armes lourdes dans un rayon de 20 kilomètres autour de Sarajevo.
Le 1er mars, Croates et Musulmans signent le plan de Washington,
instaurant une Fédération croato-musulmane en BosnieHerzégovine. Devant l’intensification des combats, le Groupe de
contact (États-Unis, Russie, Allemagne, France, Royaume-Uni)
propose un nouveau projet : 51 % du territoire pour les Croates
et les Musulmans (qui représentent respectivement 18,4 % et 39,2 %
de la population du pays) et 49 % pour les Serbes bosniaques
(32,2 % de la population). Ces derniers rejettent la proposition,
malgré les injonctions de Belgrade qui rompt avec eux.
Durant l’été 1995, les Serbes de Bosnie reprennent leur offensive,
ce qui conduit l’OTAN à bombarder massivement leurs positions. Ce recours tardif à la force s’avère salutaire : rapidement,
les Serbes de Bosnie mandatent Milosevic` pour négocier en leur
nom. Les leaders croates, serbes et musulmans sont convoqués
en novembre à Dayton, dans l’Ohio, où ils signent un accord de
paix qui met fin aux hostilités. En termes de territoire, celui-ci
prend acte de la situation héritée de la guerre et accepte donc
implicitement les résultats du nettoyage ethnique. Le traité est
ratifié à Paris le 14 décembre 1995. Il stipule que la Bosnie reste
un État unitaire constitué de deux entités fortement autonomes,
la Fédération de Bosnie (croato-musulmane) et la République
serbe. L’OTAN surveille, grâce à la SFOR (Force de stabilisation, de 30 000 hommes), l’application du traité pendant un an
(période qui sera reconduite) et doit assurer le maintien de
l’ordre. Une tâche supplémentaire lui est assignée : l’arrestation
des criminels de guerre présumés, ce qui a conduit à la comparution récente de Slobodan Milosevic` devant le Tribunal pénal
international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye.
Le 3 octobre 1996, toujours à Paris, les présidents de Serbie et
de Bosnie se mettent d’accord sur l’établissement de relations
diplomatiques.
^
À la suite de la scission opérée par la Slovénie et la Croatie (le
25 juin 1991), les dirigeants de la Bosnie-Herzégovine prennent
conscience qu’ils n’ont aucune raison de rester associés, dans
une Yougoslavie appauvrie, à une Serbie aux velléités nationalistes. L’indépendance est donc proclamée le 15 octobre 1991,
puis approuvée par référendum (boycotté par les Serbes du pays)
le 29 février 1992. À cette époque, la communauté internationale
est déjà intervenue dans la région pour enrayer les hostilités
entre la Slovénie et l’armée yougoslave (en juillet 1991), puis en
envoyant une force d’interposition en Croatie pour interrompre
la guerre avec les Serbes : 14 000 Casques bleus de la Force de
Protection des Nations Unies (FORPRONU) sont déployés
dans les régions serbes de Croatie en février 1992. Mais le
cessez-le-feu permet à l’armée yougoslave (commandée par la
Serbie) d’occuper 30 % de la Croatie et, devant le refus d’une
intervention réellement militarisée, il est régulièrement violé.
Le regard ironique que porte Tanovic` sur le rôle de la communauté internationale s’explique aussi par des décisions parfois
discutables : l’embargo sur les ventes aux belligérants prononcé
par le Conseil de Sécurité de l’ONU le 25 septembre 1991
profite au camp serbe, qui détient l’essentiel de l’équipement
militaire (et des hommes) de l’ancienne armée yougoslave.
En avril 1992, la Communauté européenne reconnaît la BosnieHerzégovine. Les Serbes bosniaques (dirigés par Radovan Karadzic)
assiègent alors Sarajevo (jusque fin 1995) et la guerre commence.
L’aide humanitaire internationale nourrit et soigne la population de
la ville, majoritairement musulmane, mais l’évacuation est refusée.
Ce choix est clairement stigmatisé par Tanovic` dans la séquence du
long reportage télévisé. L’Herzégovine occidentale, peuplée de
Croates bosniaques, résiste fortement. Cependant, en trois mois, les
Serbes dominent 70 % du territoire bosniaque. Pour eux, l’enjeu,
^
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■ DANS LA PRESSE, DANS LES SALLES
De l’unanimité à la consécration
La presse française et les festivals internationaux ont tous salué la réussite de No Man’s Land,
sans toutefois vraiment réussir à entraîner un large public dans les salles.
> Un équilibre parfait
La brillante réception de No Man’s Land a déferlé dans la
presse en trois vagues successives. Il y eut d’abord la projection du film dans le cadre du Festival de Cannes 2001. Dès le
lendemain, les quotidiens, quel que soit leur positionnement
politique, ont salué son originalité. L’Humanité (du 14 mai)
met en avant « la force métaphorique rare » du scénario et,
le même jour, Le Figaro développe une idée absolument similaire : dans ce film, Danis Tanovic` « réussit à faire entrer en
scène tous les acteurs et spectateurs du conflit, à montrer
l’horreur, à suggérer la fraternité perdue entre deux hommes
qui auraient pu s’entendre, à indiquer les enjeux diplomatiques et les effets médiatiques, la bonne volonté et l’impuissance ». Seul Le Monde (daté du 15 mai) fait entendre
une note discordante dans ce concert de louanges :
« Terriblement prévisible, le déroulement du récit ne bénéficie
jamais de la moindre idée de mise en scène, tandis que se
succèdent situations et répliques dont beaucoup sont probablement authentiques, mais demeurent anecdotiques. »
Jean-Michel Frodon conclut son court texte par une
remarque sibylline : « Le dosage de comédie et de drame
observe un équilibre si parfait qu’il en devient suspect. »
Le critique du Monde a vu juste en s’arrêtant sur la « perfection » de la construction et de la narration : quelques jours
plus tard, le jury de Cannes, qui n’y trouve rien de suspect,
remet à Danis Tanovic` le Prix du Scénario. L’écume de cette
première vague se prolonge ainsi jusqu’au terme du Festival,
puisque No Man’s Land bénéficie encore de quelques
remarques élogieuses dans les commentaires du palmarès
publiés par la presse.
> L’humour et l’absurde
La deuxième vague se forme au moment de la sortie du film,
le 19 septembre 2001. À cette occasion, la plupart des quotidiens
publient leur deuxième texte sur le film, et confirment, la plupart du temps, les premières impressions cannoises. Mais une
seconde vision permet parfois d’introduire quelques nuances.
Ainsi, dans Le Figaro du 20 septembre, Dominique Borde loue
« l’audace de dénoncer la réalité d’un combat spécifique et
l’intelligence de lui donner une portée universelle », tout en
remarquant que l’« on pourra toujours s’interroger sur le parti
pris du réalisateur, critiquer sa vision schématique d’une tragédie
bien plus complexe ». La plupart des critiques retiennent du film
la justesse du regard porté sur le sujet : « C’est la guerre de
Bosnie à niveau de combattant, filmée sans pathos dans sa réalité
la plus crue, tour à tour dérisoire, absurde et tragique. » (Marc
Semo dans Libération du 19 septembre). Si les remarques se
concentrent sur ce point, c’est, semble-t-il, parce qu’un grand
nombre d’observateurs partagent avec Jean-Michel Frodon
l’idée que Danis Tanovic` a fait preuve de peu d’inventivité dans
sa mise en scène. Ainsi, Serge Kaganski, dans Les Inrockuptibles
(du 18 septembre), affirme, en préambule de son texte, que
« No Man’s Land ne bouleverse en rien l’art cinématographique
et ne sera pas une borne décisive dans la longue histoire de
l’invention des formes. ». Bref, il s’agit juste d’« un film solide,
bien écrit et bien joué, sans temps morts », ce qui, concède-t-il,
« n’est plus si fréquent que ça ».
Rares sont les textes qui échappent à cette superficialité.
Paradoxalement, l’une des critiques les plus pertinentes est
publiée par Le Monde (du 19 septembre) : Thomas Sotinel y
exprime un avis divergent de celui de Jean-Michel Frodon, et
surtout bien plus précis et argumenté. Il est ainsi l’un des seuls
exégètes à noter que la structure du film « se déploie en cercles
concentriques autour du duo original ». Il n’est pas étonnant de
constater que c’est du côté des revues spécialisées qu’apparaissent les meilleurs textes de fond. Non pas dans Les Cahiers du
cinéma, qui livre dans une notule un avis lapidaire et convenu,
mais plutôt dans Positif (n° 487, septembre 2001). Franck
Garbarz s’y essaye à une analyse en profondeur, expliquant comment No Man’s Land débute comme un banal film de guerre,
avant de devenir « le théâtre d’une bouffonnerie tragi-comique,
une manière de miroir grossissant de l’absurdité du conflit interethnique et de l’impuissance de la communauté internationale ».
Puis il montre le parallèle possible avec The Second Civil War, de
Joe Dante, et, tentant de cerner au plus près le film en l’inscrivant dans le cinéma contemporain, compare la démarche du
metteur en scène à celle de Kusturica : « Tanovic` se pose une
question que bien des cinéastes d’Europe de l’Est se sont posée
avant lui : comment réagir face à l’absurde ? Avec Underground,
Kusturica tentait d’y répondre par une volonté fantasmatique de
réécrire l’Histoire, et par un déferlement baroque et surréaliste
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` lui, choisit l’humour. » Manière de
d’images et de sons. Tanovic,
dire, très justement, qu’il y a peu de points communs entre les
deux hommes, aussi bien en termes cinématographique que
politique. Kusturica, originaire d’Herzégovine orientale (mais
pas Serbe) n’a-t-il pas écrit : « (…) les campagnes des journaux
et télévisions slovènes et croates contre le leader serbe Slobodan
Milosevic` n’étaient pas loyales (…) Pourquoi les Serbes
n’auraient-ils pas le droit d’avoir un leader, même celui-là ?1 »
Pourtant, ce long métrage qui, de l’avis général, a le mérite
d’être « aussi imperméable aux clichés lyriques du film de guerre
qu’aux trop commodes raccourcis idéologiques du film à thèse »
(Jean-Claude Loiseau, dans Télérama du 19 septembre) ne séduit
pas un très large public. Il est vrai que le film connaît une sortie
plutôt modeste (13 salles à Paris et 82 copies sur la France), dans
un contexte difficile : un peu plus d’une semaine après les
attaques des tours new-yorkaises, la crainte d’autres attentats
éloigne les spectateurs des salles obscures. De plus, Vidocq,
grosse production française, sort le même jour et truste les
écrans (655 copies en France, et 47 salles sur Paris). Au terme de
sa première semaine d’exclusivité, No Man’s Land s’en tire plutôt
bien, avec le quatrième meilleur taux de fréquentation :
à défaut d’être nombreuses, ses salles sont presque pleines.
Au final, le film avoisine les 200 000 entrées sur toute la France,
ce qui le place au niveau normal des petits films étrangers. Ainsi,
Kandahar (film iranien de M. Makhmalbaf), sorti à peu près à la
même époque, avec une actualité brûlante (la situation en
Afghanistan), réalise-t-il un résultat pratiquement identique.
^
> Consécration international
La troisième vague d’exposition médiatique est consécutive
à la remise de prestigieuses récompenses internationales.
Le 24 mars 2002, No Man’s Land reçoit à Hollywood l’oscar du
meilleur film étranger, quelques jours après le prix du meilleur
film étranger au Golden Globes de Los Angeles. Il est, bien sûr,
impossible de détailler la quarantaine de récompenses reçues
par le film. Citons, entre autres : le prix Léon Moussinac (remis
par le Syndicat Français de la Critique) du meilleur film étranger, le prix du meilleur scénariste décerné à Berlin par
l’Académie du Cinéma Européen, etc. Cet accueil extraordinaire
explique la longévité exceptionnelle du film sur les écrans
parisiens : une exclusivité de plus de 10 mois, encore en cours
en juin 2002.
1 Propos recueillis par Jean-Marc Bouineau pour son Petit Livre de Emir Kusturica, Garches,
Sportorange, 1993, p. 21-22.
■ L’AFFICHE
Faites la paix, pas la guerre
L’affiche tente de résumer le propos du film, en choisissant d’en amoindrir
l’issue tragique pour privilégier le discours pacifiste.
Si l’on se livre à une lecture verticale de l’affiche de haut en bas,
les choix typographiques du titre constituent les premiers éléments remarquables. Le dernier mot (land) bénéficie d’une taille
de police de caractères beaucoup plus importante que les deux
premiers (no man’s) et attire donc l’attention : dans ce film, il
s’agit avant tout de l’histoire d’un pays qui n’appartient plus à
personne. La partie basse de l’affiche explique les raisons de ce
constat. En effet, une lecture horizontale de gauche à droite s’arrête immédiatement sur la présence d’un canon, entouré de
quelques soldats. Mais l’affiche, à l’image du film, refuse de livrer
la nationalité (ou, plus exactement, l’origine ethnique) du camp
responsable du début de ce conflit. Ce faisant, elle demeure fidèle
au parti pris du film. Ce canon est pointé en direction de Ciki,
dont on aperçoit la blessure à l’épaule. Ainsi, la partie gauche de
l’affiche résume t-elle rapidement le début du film (la fusillade).
Mais l’importance visuelle accordée aux corps de Ciki et Nino
tend à suggérer que les passages les plus importants se trouvent au
centre du récit, c’est-à-dire, précisément, au moment où Ciki et
Nino unissent leurs efforts pour sortir de ce no man’s land.
En choisissant cette image où ils sont dos à dos tournés vers deux
hors-champs opposés, l’affiche souligne leur dissension pour
mieux la réduire à une quête pacifiste partagée. Ce que l’on retient
avant tout, c’est la similitude des gestes et les drapeaux blancs
agités. Les lèvres rouges et charnues du logo des Rolling Stones
imaginé par Warhol, sur le tee-shirt de Ciki, ajoutent d’ailleurs
à cette dimension pacifiste, en évoquant des époques de forte
contestation contre la guerre (le début des années soixante-dix).
Mais à droite de l’image s’amoncellent des nuages gris, au-dessus
d’un attroupement de journalistes. L’affiche suggère ainsi, discrètement, la fin du film et l’idée que l’issue tragique découlera,
notamment, de la surmédiatisation de cette situation.
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■ AUTOUR DU FILM
Le comique de guerre
Plus qu’une appartenance au genre du film de guerre, c’est l’insertion dans la tradition du comique de guerre
qui définit No Man’s Land, l’inscrivant dans une longue lignée de films antimilitaristes et pacifistes.
Traditionnellement, le film de guerre se caractérise par un primat dramatique accordé aux scènes
de combat, par des choix esthétiques subordonnés à une vision spectaculaire de l’action et par la
mise en valeur de l’héroïsme des personnages.
Pour ne citer qu’un exemple récent, Il faut sauver
le soldat Ryan (Saving Private Ryan, Steven
Spielberg, 1998) pourrait en constituer l’archétype,
par ses longues ouverture et conclusion sur
d’immenses séquences de bataille, l’ampleur de la
reconstitution historique et le sacrifice final de
toute une troupe de soldats pour en sauver un
autre. Les films de ce genre, à défaut d’être foncièrement bellicistes (peut-on d’ailleurs vraiment
l’être ?), sont volontiers militaristes : le soldat
américain pacifiste, dans le long métrage de
Spielberg, finit par renoncer à ses principes en
devenant l’un des plus courageux – et l’un des plus meurtriers –
à la fin du récit.
On voit bien, ainsi, que No Man’s Land ne peut être classé dans
ce genre : il n’y a guère qu’une seule véritable scène de combat
dans le film, placée en ouverture, presque comme pour se débarrasser de cette figure imposée ; la mise en scène cherche, avant
tout, à cerner les relations entre les deux personnages principaux ;
et la seule action dangereuse, et presque irréfléchie, de Ciki
consiste à sortir de sa tranchée après un bombardement… pour
aller prendre un paquet de cigarettes sur ce qu’il croit être un
cadavre. Voilà pour l’héroïsme. La façon dont No Man’s Land
détourne les codes du genre le rattache plutôt à ce que l’on peut
appeler le comique de guerre1. Il s’agit plus d’un ton que d’un
genre à proprement parler : une manière ironique de regarder la
1
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5
guerre et de railler les comportements qu’elle induit chez ses
participants. De fait, parmi les films « antiguerre », une majorité
se place sans doute du côté du comique plutôt que dans la
contestation plus dramatique (comme, par exemple, Attaque !,
Trop tard pour les héros2, Croix de fer3, Au-delà de la gloire4 ou, plus
récemment, Outrages5). Ces films, comiques ou non, sont généralement le fait de cinéastes engagés, plutôt progressistes.
L’une des premières satires burlesques de la guerre remonte sans
doute à Charlot soldat (Shoulder Arms, Charles Chaplin, 1918).
Ce film s’amuse déjà à retourner les attentes du public face à une
représentation de la guerre : Charlot s’y conduit, certes malgré
lui, de manière héroïque (en capturant Guillaume II, le
Kronprinz, Hindenburg), mais uniquement en rêve. En réalité,
il reste loin du danger des tranchées françaises. Avec ce film,
Chaplin inaugure une forme particulière du
comique de guerre : le burlesque en période de
conflit. Car cette catégorie de films peut être subdivisée en deux parties : ceux tournés à chaud
durant le conflit dont ils traitent et ceux réalisés
quelques années plus tard. La contemporanéité
des premiers multiplie souvent leur puissance
sarcastique. Dans cette catégorie se rangent, par
exemple, Le Dictateur (The Great Dictator,
Charles Chaplin, 1940) et To Be or Not to Be
(Ernst Lubitsch, 1942). Ces deux films partagent
avec No Man’s Land l’idée d’une représentation
par les médias ou le spectacle des protagonistes
du conflit : Le Dictateur comporte une séquence
de retransmission radiophonique d’un discours
de Hynkel et To Be or Not to Be met en scène une
troupe d’acteurs répétant une pièce intitulée
` le
« Gestapo ». Comme dans le long métrage de Danis Tanovic,
parti pris de distanciation s’y trouve, en quelque sorte, inscrit
dans le récit. Cet artifice présente aussi l’avantage, dans ces
films, de faire accepter au public des changements de ton (les
scènes de représentation sont délibérément plus comiques que
les autres) qui permettent parfois de laisser poindre l’horreur
derrière le rire (cela vaut plus pour Le Dictateur que pour To Be
or Not to Be).
Certains films sont allés plus loin encore, en subordonnant les
ruptures de ton à un vrai mélange des genres. Dieu que la guerre
est jolie (Oh! What a Lovely War, Richard Attenborough, 1962),
par exemple, insère dans son récit des moments de comédie
musicale qui instillent à tout le film un ton résolument irréaliste
(les pertes en hommes sont affichées sur un tableau de résultats
Cette formule est tirée du titre d’un article de Pierre Sorlin, « Le Comique de guerre » in Francis Ramirez et Christian Rolot, Le Genre comique, Montpellier, Centre d’Étude du xxe siècle / Université Paul-Valéry (Montpellier III), 1997, p. 153-165. Nous lui empruntons certaines idées.
Attack ! et Too Late the Hero sont deux films de Robert Aldrich, respectivement de 1956 et 1970.
Cross of Iron, Sam Peckinpah, 1977.
The Big Red One, Samuel Fuller, 1979.
Casualties of War, Brian de Palma, 1989.
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sportifs). D’autres, à l’instar de
No Man’s Land, jouent au
contraire sur une succession
homogène et linéaire des
registres comique et dramatique.
Deux films italiens sont particulièrement significatifs de cette
démarche : La Grande Guerre (La
Grande Guerra, Mario Monicelli,
1959) et La Grande Pagaille (Tutti
a Casa, Luigi Comencini, 1960).
Comme dans MASH (Robert
Altman, 1969), dans le film de
Tanovic,
` « les personnages centraux y sont impliqués aussi bien
dans les séquences amusantes
que dans les scènes tragiques et ils ont des comportements
critiquables peut-être, mais jamais absurdes, de sorte qu’on
voit s’enchaîner, dans l’itinéraire des protagonistes, le drame et
le rire.6 » Toutefois, si le ton de ces longs métrages est souvent
comparable par son côté grinçant, leurs propos divergent
radicalement. Certes, les antihéros de La Grande Guerre et
La Grande Pagaille, tout comme Ciki et Nino, se comportent
en amateurs dans le contexte de la guerre, mais ils sont, avant
tout, préoccupés de leur survie, et leur attitude trahit un certain égoïsme, conçu comme une forme de protection. Tanovic
partage plutôt la démarche de Robert Altman, qui consiste à
faire de l’ironie un moyen de ne pas céder au désespoir.
Cependant, le film le plus proche de No Man’s Land dans sa
pratique du comique de guerre est probablement The Second
Civil War (téléfilm de Joe Dante, tourné en 1997 pour la chaîne
américaine HBO). Outre un ton similaire, les deux films
partagent certains thèmes sociaux : la référence à l’actualité
géopolitique (ici, un conflit atomique entre l’Inde et le
Pakistan), la différence ethnique (des Pakistanais trouvent
refuge aux États-Unis), l’opposition entre personnes d’un
même pays (l’Idaho ferme ses frontières aux autres États) et le
regard critique sur les médias (toute l’affaire est relatée par une
chaîne de télévision). Dans les deux cas aussi, le récit refuse de
céder au manichéisme habituel (le gouverneur de l’Idaho,
opposé à l’immigration est plus humanisé que caricaturé). Mais
leur point commun le plus profond réside dans le fait que tous
deux finissent par dépasser le comique de guerre et sa morale
6 « Le Comique de guerre », op. cit. pp. 157-158.
Bibliographie
Sur Danis Tanovic et No Man’s Land
Site internet de la société de distribution du film
http://www.ocean-films.com
Entretiens
Jeune Cinéma, n° 271, novembre 2001, p. 11-14.
Studio magazine, n° 171, octobre 2001, p. 98-99.
Sur le conflit en Bosnie
nécessairement pacifiste. En fait, ces deux films ont pleinement
intégré dans leur récit une donnée nouvelle des guerres, dont
le déroulement est souvent conditionné par la représentation
qu’en donnent les médias. No Man’s Land et The Second Civil
War s’achèvent sur le même constat amer et ironique : les
conflits contemporains, tous causés plus ou moins (directement par des déficits de communication entre les peuples
(pour des raisons linguistiques, ethniques, territoriales, etc.),
sont toujours amplifiés par un excédent de communication
(l’immixtion des médias, la prolifération des langues dans
No Man’s Land). Ces films atteignent ainsi une dimension
paradoxale, car la représentation des médias, en même temps
qu’elle crée un effet de distanciation propre au comique de
guerre, leur permet aussi de revenir au plus près de la réalité
des conflits modernes.
Stefano Bianchini, La Question yougoslave, Paris, Casterman,
coll. « XXe Siècle », 1996, 191 p.
Xavier Bougarel, Bosnie, anatomie d’un conflit, Paris,
La Découverte, 1996.
Bernard Lory, L’Europe balkanique de 1945 à nos jours, Paris,
Ellipses, 1996, 207 p.
« Guerre dans les Balkans », Le Monde diplomatique, n° 542,
mai 1999, p. 1-12.
Sur le comique
Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique,
Paris, Félix Alcan, 1911, 204 p.
Sur le comique de guerre
Pierre Sorlin, « Le Comique de guerre » in Francis Ramirez
et Christian Rolot, Le Genre Comique, Montpellier, Centre
d’Étude du XXe Siècle / Université Paul-Valéry (Montpellier III),
1997, p. 153-165.
Sur le cinéma de guerre
Patrick Brion, Le Cinéma de guerre. Les grands classiques du cinéma
américain : des « Cœurs du monde » à « Platoon », Paris,
Éditions de la Martinière, 1996, 360 p.
Sur Emir Kusturica
Jean-Marc Bouineau, Le Petit Livre de Emir Kusturica, Garches,
Spartorange, 1993, 112 p.