Lettres et arts contemporains
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Lettres et arts contemporains
81117CTPA0112 Cned - Université Stendhal-Grenoble 3 Master mention Sciences du langage spécialité Fle 1re année Lettres et arts contemporains Devoir d’entrainement 1. Dissertation « Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac et L’Œuvre de Zola sont-ils des romans de l’échec ? » Introduction À près de quarante ans d’intervalle, Honoré de Balzac et Emile Zola abordent dans leurs grandes sommes romanesques un thème qui leur est cher, l’art et en particulier la peinture. Conte philosophique ou roman, Le Chef d’œuvre inconnu met en scène trois générations de peintres dont le plus âgé, le maître Frenhofer, disserte sur la création sans pouvoir réaliser le chef d’œuvre qu’il projette ; il finit par détruire son tableau et disparaît. Dans L’Œuvre, Zola offre une vision plus large des milieux de l’art et raconte les affres de la création de Claude Lantier, le personnage principal que le lecteur suit dans son évolution jusqu’à son suicide. Dans les deux œuvres, la fin tragique semble donc indiquer l’incapacité des deux peintres à atteindre l’idéal qu’ils se sont fixé. Est-ce pour autant que L’Œuvre et Le Chef d’œuvre inconnu sont des romans de l’échec ? Si tel était le cas, il faudrait s’interroger sur les raisons de ces échecs et sur leur sens. La complexité de ces deux fictions, la présence d’un certain nombre de personnages apparemment secondaires autour desquels se nouent des intrigues signifiantes viennent cependant nuancer la première impression que laisse la conclusion de ces romans. Le drame que vivent Frenhofer et Claude ne tient pas seulement à eux-mêmes mais à d’autres facteurs qui les dépassent et qui touchent précisément à l’art. A. L’échec est sans doute patent, si l’on considère uniquement l’issue fatale que les deux écrivains donnent à leur roman. Frenhofer croit avoir peint sa Belle Noiseuse lorsqu’il la donne enfin à découvrir, mais la réaction de Porbus et de Poussin devant le seul pied qui reste visible dans l’amas de couleurs étendues sur la toile lui prouve son erreur : ils ne voient rien ou presque. Saisi par le désespoir, il préfère détruire ses toiles et peut-être se détruire luimême dans un incendie. C’est que Frenhofer n’est pas parvenu à concilier l’idée et l’exécution, la puissance de sa pensée a été plus forte que sa pratique. L’intellect, sa recherche de la perfection, d’un absolu inaccessible, l’ont amené à négliger la réalisation concrète. Balzac écrivait que l’art du romancier consistait à bien maîtriser ses idées, on peut appliquer cette réflexion à la peinture. Frenhofer incarne cet échec de la pensée transformée en acte. Porbus l’a bien compris qui dit que la pratique et l’observation sont tout chez un peintre et que si le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses (au sens de pinceaux) on arrive au doute. C’est ce qui arrive à Frenhofer. La leçon est qu’il faut travailler, que les peintres ne doivent méditer que les pinceaux à la main comme le dit encore Porbus. La complémentarité de l’imaginaire et de l’action est indispensable, même si l’œuvre réalisée est imparfaite. Contrairement à Porbus, Frenhofer refuse cette imperfection et préfère rester dans l’imaginaire, c’est pourquoi lui seul voit sa Belle Noiseuse, et c’est pourquoi il devient fou. Le cas de Claude Lantier est différent : Frenhofer est vieil homme au moment du drame, sa dernière toile est un défi qu’il s’est lancé à lui-même, alors que Claude est un artiste en devenir. Le lecteur le suit dans son évolution, dans l’élaboration de son projet, son désir d’abandonner le romantisme, de devenir un peintre de la lumière. Il s’affronte ainsi à l’institution artistique, à l’académie des Beaux-arts qui régit l’accès aux Salons, qui sélectionne les œuvres reçues. Une des caractéristiques de Claude est son insatisfaction permanente qui tient aussi au sentiment d’inachèvement qu’il a face à l’œuvre et qui correspond à une réalité : en voulant aller toujours plus loin, il gâche son œuvre. Le fait qu’il soit toujours « un peu en deçà, un peu au-delà peut-être » résume assez bien son échec. Claude est un génie incomplet, il est vu comme un peintre raté, qui ne parvient pas à satisfaire son ambition de mettre toute la nature sur une seule toile. Il y a d’autres points qui confortent cette idée d’échec : il ne sait pas se vendre, il se laisse copier, il subit la cruauté des rires du grand public lors du Salon, il n’est même pas véritablement compris et suivi par ses propres amis. Claude cumule les handicaps mais il n’y peut rien en un sens car il est victime de son auteur qui a fait de lui le fils de Gervaise de L’Assommoir et qui le voue donc à un fatal destin au nom de l’hérédité dont il est porteur. L’échec de Claude dépasse en outre le seul échec pictural : non seulement il ne parvient pas à imposer sa peinture, mais il va encore se suicider sans laisser une œuvre derrière lui. Dans sa démesure, il néglige l’humain, notamment sa femme Christine et son enfant Jacques qui meurt de débilité héréditaire et de manque de soin, on est donc là face à une autre forme d’échec, génésique cette fois. L’échec en amour est également vrai pour Nicolas Poussin dans Le Chef d’œuvre inconnu, le sacrifice de Gillette laisse augurer de la rupture à venir entre le peintre et la jeune fille qu’il réduit à n’être finalement qu’un modèle. Il convient d’élargir aussi la vision de l’échec à d’autres personnages du roman de Zola : son personnel est beaucoup plus nombreux que celui du roman de Balzac. Dans L’Œuvre, où que l’on se tourne, les peintres, sculpteurs sont aussi voués à l’échec ou à la médiocrité. Tous vivent dans le dénuement, ce qui pourrait constituer un cliché de l’artiste bohème si leur situation n’était pas installée dans la durée. L’exemple de Mahoudeau est le plus parlant, plus on avance dans le roman, plus sa misère s’accroît. Mais le sort de Gagnière, de Dubuche, ce dernier avouant tragiquement à Claude qu’il a raté sa vie, ne sont pas plus enviables. Zola n’épargne pas les détails sordides : le petit Chaîne expose ainsi « ses trois chefs d’œuvre » dans une baraque de foire. Bongrand, l’ancien maître s’enfonce progressivement dans la déchéance et ne parvient plus à exposer. Fagerolles, l’opportuniste, le copieur n’est guère mieux loti, prisonnier d’Irma et des marchands d’art. C’est enfin l’échec de l’amitié que Zola met en scène au cours du dernier dîner chez Sandoz où les vaincus, les frustrés de gloire s’en prennent à Claude. Seul Sandoz reste fidèle à son ami qui refuse d’être défendu. Triste bilan qui tient soit à des recherches d’absolu inaccessible, soit à des incompétences, n’est pas artiste qui veut, soit aux changements imposés par une époque. Mais ceci ne doit pas occulter malgré tout des réussites en marge de ces échecs. B. Un certain nombre de personnages parviennent cependant à échapper à cette spirale de l’échec. Dans Le Chef d’œuvre inconnu, Porbus n’est pas, malgré les apparences, un personnage de second ordre, c’est un peintre de cour reconnu au moment de la rencontre et il n’est visiblement pas voué à l’échec. C’est en définitive lui qui l’emporte sur Frenhofer car il a bien compris à quel compromis le véritable artiste devait se soumettre. De son e côté, le jeune Poussin deviendra le grand maître de la peinture française du XVII siècle parce que si l’on se réfère à ce qui n’est que pure fiction romanesque, il aura retenu la leçon à la fois de la déchéance de Frenhofer et des conseils prodigués par Porbus. Ces deux figures se présentent donc en contre-point de celle de Frenhofer et doivent être lues avec plus d’attention parce qu’elles sont les porte-parole de Balzac dans sa conception de l’art, c’est en tout cas surtout vrai de Porbus. Lorsque Frenhofer critique Porbus, il lui demande de ne pas chercher à copier la nature ou la réalité, mais de « l’exprimer », d’en exprimer l’âme, on peut y lire une critique du réalisme au profit du romantisme, mais son échec peut également être vu comme l’impasse du romantisme. Balzac valide ainsi sa propre démarche artistique, l’esthétique qu’il a choisie et qu’il applique à la Comédie humaine. Il en va de même dans L’Œuvre où la figure de l’écrivain Sandoz qui traverse tout le roman jusqu’à en donner les derniers mots « Allons travailler », apporte, lui aussi, un éclairage sur la philosophie de l’art de Zola. L’artiste doit savoir se contenter de l’à-peu-près, de l’inachèvement, du mensonge, sinon il ne fait rien. Sa réussite se situe dans la conscience de ses faiblesses, de ses lâchetés qui ne paralyse pas l’action. C’est bien le sens des derniers mots du roman. Sandoz est le seul artiste abouti de L’Œuvre, le seul à parvenir à mener à bien le projet qu’il a exposé au chapitre II, le seul à être reconnu, ses livres se vendent bien, il mène une vie plus confortable, change de domicile. Le couple qu’il forme avec Henriette est harmonieux, il tranche nettement avec les autres couples qui se font et se défont dans l’ensemble du roman. Henriette n’est pas un modèle pour Sandoz comme peuvent l’être Christine et Irma Bécot, c’est toute la différence. Le personnage, alter ego de Zola, est fidèle en amitié, il est le dernier avec Bongrand à accompagner Claude au cimetière ; Zola n’en fait pas un héros, c’est un artiste doué d’une véritable humanité et c’est sans doute en cela que se situe aussi sa réussite. C. Echec, succès, qui en décide ? Balzac et Zola se situent-ils sur le même plan dans cette réflexion ? Si Frenhofer est un fou qui se perd dans la seule pensée, tel n’est pas le cas de Claude. Frenhofer n’incarne pas à lui seul une esthétique mais on peut lui accorder d’être assez proche de Delacroix même si celui-ci semble avoir prêté peu d’attention à ce roman de Balzac. Il est en tout cas moderne, et Cézanne lui e rendra hommage pour cela. Même si Balzac situe son roman au XVII siècle, Frenhofer n’est pas le chef de file d’une nouvelle peinture, son discours porte seulement sur la création d’une manière générale. Ce n’est ni une institution, ni même l’incompréhension de Porbus et de Poussin qui le condamnent, on peut dire que c’est Balzac lui-même qui fait tomber la sentence, car la démesure de Frenhofer l’inquiète et va à l’encontre de sa pensée sur l’art. Au moment où il construit sa Comédie humaine, il fixe des règles qui doivent l’amener à créer concrètement et non idéalement. Claude, lui, s’inscrit dans l’histoire de la peinture, il est victime de son époque, il est d’avant-garde, il propose une rupture avec la peinture qui l’a précédé et par là-même il ne peut qu’être incompris. Dans sa recherche d’une nouvelle façon de peindre, il se sent toujours rattrapé par le romantisme, par ce goût qui traverse tout le siècle, il est encore trop tôt pour que l’impressionnisme s’impose. Victime de la sanction du jury du Salon, il l’est encore davantage du public ignorant et Zola s’en prend précisément à cette bêtise du public bourgeois qui ne sait pas voir. Zola porte l’échec au niveau des institutions artistiques qui ne consentent pas à promouvoir la nouveauté, qui restent dans une réserve frileuse cherchant à satisfaire le grand public, qui se cantonne à cet académisme « pompier ». On peut dire que la réussite de Zola est d’avoir conscience de cette transformation radicale et inéluctable apportée par l’impressionnisme, même s’il a, par la suite, nuancé son enthousiasme. En un sens, l’histoire de l’art donne raison à Claude, comme elle a donné raison aux figures maudites de la poésie et de la peinture, on pense à Baudelaire, Lautréamont, Van Gogh. Les avant-gardes sont condamnées ou en tout cas très discutées lorsqu’elles apparaissent, c’est inévitable. Zola pose donc davantage la question de la réception de l’œuvre d’art que ne le fait Balzac, il reporte sur l’environnement social de Claude, une part de la responsabilité de son échec. Cela entre aussi dans sa démonstration naturaliste qui affirme le poids de l’hérédité et l’influence du milieu. Conclusion Ces deux romans qui interrogent à la fois le processus de création, la réception de l’œuvre d’art, des questions d’esthétique, présentent finalement un paradoxe : ils racontent l’échec tout en étant eux-mêmes l’expression du contraire, ils illustrent la réussite. Le chef d’œuvre de Balzac est une réalité et ne demeure pas « inconnu », L’Œuvre s’inscrit bien dans le projet naturaliste évoqué par Sandoz et dans lequel on reconnaît Les RougonMacquart, Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire de Zola. Zola a su échapper au romantisme, ce que n’a pu faire complètement son personnage. Les deux romans répondent donc concrètement aux questions que se posaient leurs auteurs sur leur propre œuvre en devenir. 2. Commentaire (Émile Zola, Le ventre de Paris, chapitre 3) Introduction L’écrivain naturaliste Emile Zola réalise dans Le Ventre de Paris un nouvel épisode de la série des RougonMacquart, Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire. Lié à l’esthétique réaliste dont il est un héritier qui énonce par ailleurs une théorie naturaliste du roman, il se plaît à inscrire son roman dans le réel, Paris, les Halles (aujourd’hui disparues) et nous livre des descriptions qui participent à cet effet de réel. Le passage présenté ici, une pause dans le récit, nous donne à voir un personnage, Florent, contemplant le spectacle de la ville. Le paysage central du texte perçu à travers le regard du personnage revêt un caractère pictural évident qui n’est pas sans rappeler la peinture impressionniste. Zola associe dans ce court texte différents points de vue qu’il conviendra ensuite de mettre en évidence et qui influent sur ce que l’on découvre du personnage. Au-delà de la transfiguration du réel par l’imaginaire de l’écrivain qui se fait peintre, c’est en effet la psychologie du personnage que révèlent aussi le paysage et sa contemplation. A. Un texte pictural Á la lecture du texte le lecteur a l’impression de voir un tableau. Toute description suit évidemment un ordre. Les indicateurs de lieu, « en bas, au milieu de, au loin, en face de » structurent le texte et guident le regard comme on pourrait trouver un sens de lecture à un tableau, à travers différents plans : un plan général montre Florent accoudé à la rampe de la fenêtre, puis en plongée, pour utiliser un langage photographique et cinématographique, on aperçoit les toits des Halles avec une lumière diffuse et fugitive au centre, puis on s’éloigne de ce plan pour fuir vers l’horizon à l’arrière-plan, pour revenir enfin sur un plan large qui embrasse toutes les Halles au centre de la ville. Ces plans multiples correspondent à ceux que l’on pourrait trouver dans plusieurs toiles mais le texte descriptif en littérature autorise cette superposition des plans. Les couleurs dominantes, le gris des toits qui tire vers le noir, « les eaux mortes et ardoisées », le reflet argenté d’une vitre, tiennent au moment précis de la journée où se déroule et se répète la scène, c’est-à-dire le soir. Seul élément apparemment plus lumineux, ce « grand morceau de ciel » qui tranche avec le reste du paysage. C’est autour de larges taches de couleurs et de lumière que s’organise le tableau : « des nappes, des lacs, des entassements de ténèbres, un grand morceau de ciel ». L’atmosphère générale du paysage est mouvante, floue comme l’indiquent l’adverbe « confusément» et « la vision vague » ; vision fugitive, changeante comme « une côte nouvelle », on a là tout ce que cherchent à peindre les artistes impressionnistes contemporains de Zola et qu’il connaît. Les jeux d’ombres et de lumière «le reflet furtif de quelque vitre allumait la lueur argentée d’un flot », le mouvement « des eaux mortes à peine frissonnantes » participent aussi à ce caractère impressionniste du tableau. On se reportera par exemple au traitement de l’eau chez des peintres comme Eugène Boudin, un précurseur dans le traitement du paysage, ou chez Monet. La répétition de la scène, chaque soir, que l’on peut imaginer différent, n’est pas sans évoquer les séries de Monet qui traitent d’un paysage, d’un monument, d’un jardin à différents moments de la journée, à différentes saisons. Si la description figure évidemment dans les étapes de la narration romanesque, le choix du point de vue n’est jamais neutre de la part du romancier et il est signifiant. B. Le jeu de la focalisation Dans un texte descriptif comme celui-ci, on doit d’abord s’interroger sur l’instance focalisatrice, c’est-à-dire répondre à la question : qui voit quoi ? La focalisation mise en place dans le texte est variable. Le narrateur omniscient Zola est partout à la fois, il adopte des points de vue multiples qui nous placent tantôt à l’extérieur du personnage, qui nous le donnent donc à voir, tantôt à l’intérieur du personnage, qui nous donnent donc à voir ce qu’il voit, tantôt encore à percevoir ce qu’il ressent. On peut distinguer dans les quelques lignes du texte trois grands moments qui rendent compte de ces points de vue. Le narrateur situe d’abord le personnage chez lui, dans sa chambre et rend compte à l’imparfait de ses habitudes : « le soir… depuis que les nuits devenaient froides... Augustine soignait… faisait coucher… il restait là quelques minutes». Il brosse une description succincte du décor, une « mansarde », un « balcon », une « haute rampe en fer », la présence d’un arbuste, un « grenadier ». Une autre utilisation de l’imparfait, de description cette fois, tranche avec la précédente. Dans un second temps, Zola nous place à l’intérieur du personnage et le paysage est alors perçu par lui : « En bas, confusément, les toitures des Halles étalaient leurs nappes grises, Au loin, les toits des pavillons de la boucherie et de la Vallée s’assombrissaient ». Dans la dernière partie du passage, le narrateur mêle une vision intérieure et extérieure du personnage : « Il jouissait du grand morceau de ciel/ qu’il avait en face de lui ». Ce jeu des points de vue, en focalisation zéro, en focalisation interne, participe en partie à l’effet de réel. Les références à Paris, à la rue de Rivoli, aux Halles, à la Seine, à l’allée centrale des Halles, la Vallée, tout contribue à ce même effet. Mais la perception du paysage par le personnage est aussi une indication de son état psychologique. C. Une transfiguration du réel qui rend compte de la psychologie du personnage Dans Le Roman expérimental, Zola développera en 1880 sa théorie du roman naturaliste dans laquelle il insistera sur l’influence du milieu social, de l’hérédité. Le milieu géographique n’est pas sans importance non plus. Ici c’est Paris qui est au cœur du texte, la grande ville qui semble impressionner le personnage. Le spectacle qu’il contemple de sa fenêtre, s’il est bien réel, prend des dimensions particulières que dénotent des adjectifs comme « grand, immense » qui montrent la petitesse du personnage, sa solitude dans la grande ville. Florent perçoit la capitale à travers différents sens : il sent ou en tout cas respire l’air de la ville « aspirant fortement l’air frais qui lui venait de la Seine », il la voit, la ressent et elle le transporte vers un autre univers, onirique celui-là, qui l’en libère : « Il s’oubliait, il rêvait chaque soir une côte nouvelle ». L’oppression de Florent peut aussi se lire dans sa perception violente des « entassements de ténèbres, des rues étranglées de Paris » qui s’oppose à l’immensité calme, « lacs endormis », des Halles. Tout un jeu d’oppositions jalonnent d’ailleurs le texte, le bas, le haut, le froid de l’extérieur, la douceur de la chambre, l’ombre, la lumière, qui reflètent peut-être le tiraillement intérieur du personnage. Au regard de l’atmosphère générale qui se dégage du paysage, il y a quelque chose de mortifère ; à travers la lumière « le soir, s’assombrissaient, des entassements de ténèbres », les couleurs dominantes, « la rampe de fer, les nappes grises, les eaux mortes et ardoisées », la température « depuis que les nuits devenaient froides», le personnage paraît avoir une vision sombre et sévère du monde qui l’entoure et qui pourrait s’accorder à un état e dépressif ou mélancolique au sens du XIX siècle. La première phrase du texte mentionne « un grand soulagement » qu’il ressent de retour chez lui, ce qui implique une souffrance ou une angoisse préalable. Dans cet environnement urbain, le seul élément naturel est le « grenadier », un arbuste qui est l’objet de tous les soins de la part de Florent et d’Augustine. Sans doute est-ce cette absence de nature qui provoque chez le personnage cette transfiguration du réel, comme pour une fuite : le paysage urbain devient paysage marin. Zola use de l’image, de la comparaison : « C’était comme des lacs endormis », de la métaphore : « les toitures des Halles étalaient leurs nappes grises, avec les eaux mortes et ardoisées d’une baie, à peine frissonnantes du roulement lointain de la houle, un bord de mer» pour donner à voir « la vision » de Florent. L’élément liquide évoque à la fois l’engloutissement dont peut être victime Florent et son désir d’y échapper. Une seule lueur d’espoir : « quelque vitre allumait la lueur argentée d’un flot ». « Vision », le terme employé par Zola revêt donc une importance capitale pour marquer le trouble psychologique du personnage. Au-delà du caractère poétique des images, l’appel à l’évasion est manifeste, évasion de lui-même du personnage zolien toujours condamné a priori en vertu de la théorie naturaliste. Conclusion Les descriptions de Zola n’ont pas seulement une fonction décorative, elles ne sont pas seulement une pause dans le récit. L’évocation du décor est toujours vecteur de sens, reflet des événements à venir. L’ombre et la lumière d’un atelier dans L’Œuvre sont des indicateurs du destin de Claude Lantier, les Halles de Paris sont pour Florent le lieu ténébreux d’un autre tragique destin. Á travers la multiplicité des points de vue, l’écrivain qui donne tout à voir se fait aussi peintre, un peintre marqué par les nouvelles orientations de la peinture de son époque, peintre de la vie moderne comme l’aurait écrit Baudelaire. Propositions d’exploitation pédagogique Ce texte peut s’adresser à un public d’apprenants de niveau B1-B2. Il est relativement court, ne présente pas de difficultés lexicales ou grammaticales majeures. Il faudra cependant expliquer des mots comme « mansarde », « grenadier », « ardoisées », « ténèbres ». Sur le plan grammatical Les usages de l’imparfait : description, habitude. Les faire repérer. Les indicateurs de lieu, prépositions, locutions adverbiales : dans, au pied de, par-dessus, en bas, au milieu de, au loin, en face de… Les pronoms relatifs : qui, que, desquels… Sur le plan littéraire Stylistique : repérer les comparaisons et les métaphores, les commenter ; en créer de nouvelles. Travail sur la focalisation : définitions, exemples. Travail sur la description : choisir des tableaux et décrire des paysages en dégageant leur signification symbolique, l’atmosphère qu’ils tendent à exprimer. Mettre en perspective d’autres textes descriptifs de Zola. Exemples : Caspar David Friedrich (romantique), Le Voyageur contemplant une mer de nuages. Albert Marquet (postérieur à la période évoquée dans le texte mais peu importe), Notre-Dame et tous ses tableaux parisiens. Sur le plan culturel : Zola et la peinture impressionniste. Travaux d’écriture : description d’une vue aérienne d’un paysage urbain. 3. Atelier d’écriture A. Écrivez un lipogramme de 10 lignes sur le thème de l’art sans utiliser la lettre A. Peindre, reproduire ce qu’on croit être le réel ou créer de toute pièce un univers personnel, intime, une vision des choses. Nombreux sont ceux qui se sont efforcés de définir des esthétiques nouvelles : symbolisme, cubisme, expressionnisme, pop, brut. Qu’ils se nomment Monet, Sisley, Morisot, Gris, Klein, Dubuffet, tous ont voulu fixer un moment, une perception fugitive du monde ou rendre visible l’invisible. Toutes les techniques ont évolué : le dessin, essentiel pour Poussin, devient inutile pour Renoir, les couleurs donnent forme, les touches, les points expriment une lumière pour le divisionniste Cross. Brosses, pigments, huile, mine de plomb, toile, bois, verre, tous les supports et outils sont permis, seul compte le geste pour Pollock. Peinture signifie expression universelle. B. Écrivez une demi-page de présentation de L’Œuvre de Zola qui pourrait figurer sur la quatrième de couverture du roman. Le quatorzième volume des Rougon-Macquart d’Emile Zola plonge le lecteur dans l’univers de l’art : peintre, sculpteurs, écrivains s’y côtoient et expriment les débats qui animent la scène artistique dans la seconde moitié du e XIX siècle. Face à l’académisme, la révolution impressionniste incarnée par Claude Lantier, le naturalisme littéraire que propose Sandoz, bouleversent l’ordre et les références esthétiques du public et de la critique. Dans ce roman, teinté d’éléments autobiographiques, Zola discourt sur l’art comme l’avait fait avant lui Balzac dans Le Chef d’œuvre inconnu. Il présente une figure d’artiste en proie à une lutte perpétuelle avec un rêve d’absolu, de perfection qui ne peut aboutir. Inscrivant son œuvre dans un passé récent, il se fait témoin, observateur scientifique d’une époque qu’il donne aussi à voir. Car l’ambition de Zola n’est-elle pas de montrer que la littérature est aussi peinture et même qu’elle peut la concurrencer et la surpasser ? Ce roman est le lieu d’une expérimentation où des personnages profondément humains se débattent avec leurs passions, où la femme aimée s’efface devant le modèle qu’elle devient, où l’hérédité reprend inévitablement ses droits, où les amitiés se font et se défont. Une œuvre vive, alerte à découvrir absolument. C. Écrivez la lettre de rupture qu’enverrait Gillette à Nicolas Poussin (une demi-page). Mon pauvre Nicolas, Qu’il est loin le temps de nos amours naissantes où tu proclamais haut et fort la supériorité de ta passion pour moi sur ta passion pour ta peinture. Te voilà emporté par la folie créatrice qui occulte la vraie vie et qui sacrifie sur l’autel de l’art les jeunes filles naïves qui croient comme moi à la puissance de l’amour. Lorsque j’ai accepté de poser pour ce vieux fou de Frenhofer, je pressentais le désastre, et je n’avais pas tort. Je n’existais déjà plus en tant que femme, je n’étais à tes yeux que le modèle parfait, susceptible d’assouvir le désir du vieux peintre d’achever son impossible chef d’œuvre et ton irrésistible envie de découvrir sa Belle Noiseuse. Tu as vu le résultat, il est édifiant. Ce que je serais devenue en demeurant avec toi ? Un simple modèle, tu ne m’aurais plus vue, j’aurais vieilli, tu me l’aurais reproché. Les peintres ont le regard déformé par leur peinture, ils idéalisent, ils ne voient plus la réalité, ils en créent une qui leur appartient et dans laquelle ils s’enferment. Les femmes ne tiennent pas la comparaison, hélas ! Et puis je ne veux pas risquer de me retrouver veuve d’un fou, comme ton Frenhofer. Je te quitte à regret Nicolas, je te laisse à ta cruelle peinture. Gillette D. Voici neuf titres de tableaux imaginaires : Orange, L’atelier, L’été, La réunion de famille, Sans titre, Mémoire d’un jardin, Composition, Portrait de Lucienne Lagache, Madonna. Vous en choisirez un, vous écrirez en une demi page la notice de présentation de ce tableau en le rattachant à une esthétique ou à un mouvement pictural de la liste suivante : impressionnisme, réalisme, cubisme, art abstrait, pop art, classicisme, art brut, installation. Madonna, Vincent Gancho, technique mixte sur toile, 95 x 70 - 1987 – Collection particulière. C’est sans doute l’œuvre de cet artiste franco-argentin la plus influencée par le cubisme. Largement inspiré par le maître des Demoiselles d’Avignon, l’auteur nous offre ici un assemblage de volumes dont les différentes lignes de fuite défient les lois de la perspective. Les éléments géométriques qui constituent ce portrait naissent de juxtapositions d’aplats de couleurs d’où jaillit l’esquisse d’une silhouette d’un buste féminin. La technique est mixte : gouache, acrylique, collage de papier imprimé, chutes textiles… La couleur est au service des formes qu’elle définit, la palette chromatique est très large. Aucune tonalité dominante n’émerge de cette œuvre, le tout est clinquant comme le décor d’un show télévisuel. Même si l’auteur n’accorde aucun attachement aux règles classiques du portrait, la somme des détails hétéroclites forment une esquisse plus psychologique qu’iconographique du sujet. Ainsi retrouve-t-on parsemés dans toute l’œuvre des éléments évoquant la chanteuse : collages de tickets de ses concerts, couvertures de cd, photos de presse, éléments de costumes de scène… L’artiste bâtit son portrait comme un puzzle dont chaque pièce construit l’icône pop des années 80, artiste d’une société profondément matérialiste voire consumériste - « I’m a material girl » chante Madonna. Il prend délibérément le choix d’un réalisme intellectuel : ce n’est point le physique de Madonna que nous avons sous les yeux mais la face cachée de la star, celle qu’il veut proposer, exhiber à un public fanatique et aveugle. Pour Vincent Gancho, peindre est acte politique, il l’utilise ici pour dénoncer les rouages capitalistes de notre société libérale. Ce portrait est le deuxième d’un triptyque composé de « Maradona », « Madonna » et « Made in China ».