La statistique des décès des enfants et des mort-nés dans la

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La statistique des décès des enfants et des mort-nés dans la
La statistique des décès des enfants et des mort-nés dans la ville de Paris et le département de
la Seine au XIXe siècle
Catherine Rollet
Mars 2008
En 1814, sans doute à cause des événements militaires, et de 1820 à 1828, la statistique des
décès par âge du département de la Seine manque sur les tableaux manuscrits des Archives
nationales1. Certains auteurs, par exemple Etienne Van de Walle2 ont tenté de restituer ces
statistiques manquantes en s’appuyant sur les données concernant la ville de Paris.
C’est un essai de cette nature qui m’a conduite à relever des incohérences importantes dans
les données disponibles concernant les décès dans la ville de Paris et le département de la
Seine au début du XIXe siècle, liées en particulier à la question des mort-nés. Cette note a
donc pour objet de critiquer les statistiques publiées ou restées manuscrites et de soulever la
question des mort-nés.
Contradictions et incohérences entre les sources
La première incohérence provient de la confrontation des sources fournissant le détail des
décès par âge de la ville de Paris. On connaît ce détail à partir de 1812 grâce à trois
publications : celle de Trébuchet3, dans les Annales d’hygiène publique et de médecine
légale4, celles du préfet Chabrol et de ses successeurs, « Recherches sur la statistique de la
ville de Paris et du département de la Seine »5, enfin celle de l’Annuaire des longitudes. Les
chiffres publiés par le préfet Chabrol et par l’Annuaire des longitudes sont identiques. En
revanche, à partir de 1816, Trébuchet fournit des chiffres souvent très différents : en 1816 et à
partir de 1818, les décès des enfants de moins de trois mois sont en nombre systématiquement
supérieur à ceux fournis par Chabrol et l’Annuaire des longitudes. On note également des
écarts très importants pour les décès des enfants plus âgés, mais le sens des variations dépend
de l’âge et de l’année. En voici un exemple pour 1818 :
Tableau.- Comparaison de la répartition des décès selon l’âge et le sexe dans la ville de Paris
selon deux sources en 1818
1
A.N. F204406.
Etienne Van de Walle, The female population of France in the Nineteenth Century, Princeton University Press,
1974, p. 47-49.
3
Adolphe Trébuchet (1801-1866), était, par la sœur de son père, cousin de Abel et Victor Hugo. Après des
études d’avocat, il devint sous-chef du bureau sanitaire de la préfecture de police, il en devint le chef le 13
décembre 1829, et prit sa retraite en 1858. Maire de Fontenay, il avait instauré la vérification des naissances à
domicile (Annales d’hygiène publique et de médecine légale, notice biographique, série n° 2, n° 25, 1866, p. 512).
4
Adolphe Trébuchet, « Statistiques des décès dans la ville de Paris depuis 1809 », Annales d’hygiène publique et
de médecine légale, 1849, tome 42, p. 350-387 ; 1850, tome 43, p. 5-49 ; 1849, tome 44, juillet 1850, p. 71-123,
322-362 ; Adolphe Trébuchet, « Statistiques des décès dans la ville de Paris. Deuxième période (1819 à 1828) »,
Annales d’hygiène publique et de médecine légale, tome 44, 1850, p. 322-362 ; Adolphe Trébuchet,
« Statistiques des décès dans la ville de Paris. Troisième période (1829-1838) », Annales d’hygiène publique et
de médecine légale, 1851, série 1, n° 45, p. 336-386 ; Adolphe Trébuchet, « Statistiques des décès dans la ville
de Paris. Quatrième période (1839-1848) », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1851, série 1, n°
46, p. 5-39
5
Recherches sur la statistique de la ville de Paris et du département de la Seine, Paris, 1826.
2
1
Groupes
d’âges
Trébuchet
Garçons
Chabrol
Filles
Garçons
Différence en + ou en – entre la
statistique de Trébuchet et celle
de Chabrol
Garçons
Filles
Filles
0-2 mois
3-5 mois
6-11 mois
1 an
2 ans
3 ans
4 ans
5 ans
2202
200
380
652
489
237
179
137
1742
220
382
679
437
271
177
139
1519
208
389
825
466
251
183
140
1231
182
404
809
437
275
182
138
+ 683
-8
-9
- 173
+ 23
- 14
-4
-3
+ 511
+ 38
- 22
- 130
=
-4
-5
+1
Total 0-5 ans
Total 3 mois5 ans
4478
2276
4054
2312
3981
2462
3675
2444
+ 497
- 186
+ 379
- 132
En 1818, par exemple, on note dans la statistique de Trébuchet 683 décès de plus pour les
garçons de moins de trois mois, mais 8 de moins entre 3 et 6 mois, 9 de moins de 6 à 12 mois
mais surtout 173 de moins pour les enfants âgés de 1 an : d’où viennent ces distorsions ?
Examinons d’abord les différences portant sur les décès à plus de 3 mois. Il est possible que
les auteurs, disposant de statistiques très détaillées, aient classé différemment les décès dans
les groupes d’âges ; mais dans ce cas, les différences devraient se compenser. Or, en excluant
les décès des enfants de moins de 3 mois, on s’aperçoit qu’il manque systématiquement 200 à
300 décès d’enfants de 3 mois à 5 ans révolus dans la statistique de Trébuchet.
Comme nous avons la forte présomption, vérifiée par les études de démographie historique6,
que les décès sont plutôt sous-enregistrés à cette époque, la statistique publiée dans les
Annales d’hygiène publique et de médecine légale ne mérite guère de crédit. Cette défiance
est encore plus fondée lorsqu’on examine le cas des décès des enfants de moins de 3 mois.
La question des mort-nés
La question des mort-nés vient immédiatement à l’esprit pour expliquer la différence entre les
chiffres des deux statistiques chez les enfants de ce groupe d’âge. On connaît, grâce à la
publication de Chabrol, le nombre de mort-nés pour l’ensemble de la ville de Paris depuis
1815, séparément pour chaque sexe. Sans entrer pour l’instant dans la critique de ces chiffres,
bornons-nous à constater que le surplus des décès chez les enfants de moins de 3 mois dans la
statistique de Trébuchet ne correspond pas au nombre des mort-nés enregistrés.
Tableau.- Comparaison entre le nombre de mort-nés enregistrés (Chabrol) et le surplus des
décès dans le groupe 0-2 mois (Trébuchet)
Année
1816
1817
Mort-nés
(Chabrol)
Garçons
Filles
772
591
-
Surplus des décès 0-2
mois (Trébuchet)
Garçons
Filles
+ 735
+ 430
-
Différence
Garçons
- 37
-
Filles
- 161
-
Ensemble
- 198
-
6
Jacques Houdaille observe que pour la période 1740-1789, presque un décès pour dix femmes, et il s’agit de
décès en bas âge, n’a pas été enregistré (« La mortalité des enfants en Europe avant le XIXe siècle », La
mortalité des enfants dans le monde et dans l’histoire, Ordina éditions, 1980, p. 87. Après la laïcisation de l’état
civil en 1792, le sous-enregistrement se résorbe lentement au XIXe siècle, notamment dans le sud-ouest de la
France.
2
1818
1819
1820
1821
1822
1823
1824
1825
1826
1827
1828
806
754
754
797
795
846
810
904
883
600
592
583
617
627
662
737
727
743
+ 683
+ 580
+ 657
+ 668
+ 969
+ 747
+ 341
+ 1012
+ 607
+ 511
+ 567
+ 536
+ 612
+ 1191
+ 677
+ 523
+ 745
+ 654
- 123
- 174
- 97
- 129
+ 174
- 101
- 469
+ 108
- 276
- 89
- 25
- 47
-5
+ 564
+ 15
- 214
+ 18
- 89
- 212
- 199
- 144
- 134
+ 738
- 86
- 683
+ 126
- 365
Sauf en 1822, 1823 et 1827, les mort-nés enregistrés sont en plus grand nombre que les décès
en surnombre de la statistique de Trébuchet. Là aussi, le glissement d’une partie des décès des
enfants morts avant 3 mois vers le groupe d’âge supérieur (3 à 5 mois révolus) est possible est
expliquerait la différence mais il n’y a pas compensation, loin de là.
De toutes façons, il est pratiquement certain que les nombres des décès des enfants de moins
de 3 mois publiés par Chabrol comprennent déjà la totalité des mort-nés, ce qui d’ailleurs
pose un problème en soi. On en a la quasi certitude grâce à une statistique concernant le 1er
arrondissement de Paris7. Ce manuscrit donne entre autre, le nombre des naissances et des
mort-nés par sexe depuis 17978. Pour la période 1797-1806, on compte 5.89 mort-nés pour
100 naissances. En marge du tableau, il est expressément noté que « les enfants mort-nés […]
se trouvent compris dans le nombre total des décès tant à domicile qu’à l’hospice ». Cette
pratique est proche de celle de l’ondoiement sous l’Ancien Régime : l’acte de l’enfant ondoyé
« en péril de mort » par la sage-femme était reporté parmi les décès et non parmi les
baptêmes. Après la Révolution, les ondoiements sont désormais inscrits comme actes séparés
parmi les baptêmes9.
Ainsi, Trébuchet aurait ajouté une deuxième fois un certain nombre de mort-nés aux
statistiques qu’il publiait. Autant dire que cette source ne mérite pas confiance et qu’il faut se
fonder, à moins de nouvelles découvertes, sur les statistiques publiées par Chabrol et ses
successeurs.
Paris et le département de la Seine
Une autre incohérence apparaît lorsqu’on confronte les décès de la ville de Paris à ceux du
département de la Seine (tableaux manuscrits conservés aux Archives nationales) qui
comprend les deux arrondissements suburbains de Sceaux et de Saint-Denis. En 1812 et en
1813, les décès des enfants morts avant 3 mois (Chabrol) sont beaucoup plus nombreux dans
la seule ville de Paris que dans le département de la Seine ! En 1816, c’est l’inverse : à chaque
âge, le département entourant Paris a bien un nombre inférieur de décès.
Tableau Décès dans la ville de Paris (Chabrol) et le département de la Seine 1812, 1813 et
1816 (garçons seulement)
Ages
1812
Paris
1813
Seine
Paris
1816
Seine
Paris
Seine
7
AN F 20 255, complété par les volumes de Chabrol.
Les enfants mort-nés sont mentionnés séparément à Paris depuis 1795.
9
Je remercie Vincent Gourdon pour cette remarque et, plus généralement, pour la lecture attentive de ce texte.
Voir Vincent Gourdon, Céline Georges et Nicolas Labéjof, « L’ondoiement en paroisse à Paris au XIXe siècle »,
Histoire urbaine, n° 10, juillet 2004, p. 141-179.
8
3
0-2 mois
3-5 mois
6-11 mois
1 an
1444
158
253
410
1114
180
289
520
1538
119
215
385
982
176
276
517
1664
187
320
403
1896
211
369
480
Ainsi, le nombre des décès de moins de 3 mois passe du simple au double de 1813 à 1816
dans le département de la Seine. La différence s’explique là aussi par la prise en compte à
partir de 1816 des mort-nés, comme le prouve le calcul suivant opéré sur les garçons.
Tableau.- Décès de moins de 3 mois dans le département de la Seine de 1806 à 1819 (garçons
seulement)
Année
1806
1807
1908
1809
1810
1811
1812
1813
1814
1815
1816
1817
1818
1819
0-2 mois
(Seine)
3-5 mois
(Seine)
1151
987
994
976
1002
1150
1114
982
905
1896
1909
1666
1825
Mort-nés
Paris
163
193
179
159
184
181
180
176
171
211
261
251
260
0-2 mois (Seine) +
Mort-nés Paris
599
593
590
605
599
674
648
650
711
1750
1580
1584
1581
1601
1824
1762
1632
1616
Si l’on ajoute aux décès à moins de trois mois du département de la Seine les mort-nés de
Paris, à défaut de ceux de la Seine, on obtient une statistique plus cohérente : cela veut dire
que, jusqu’en 1815, les mort-nés ne sont pas ajoutés aux décès dans le département de la
Seine, et que à partir de 1816, ils le sont ! On connaît en 1815 les mort-nés du département de
la Seine (755). Ajoutés aux décès à moins de 3 mois, cela donne un chiffre total de 1660
décès.
Véritablement, la question des mort-nés est troublante et a troublé les fonctionnaires et les
statisticiens.
Une législation pleine de contradictions
Avant de commenter la statistique des mort-nés, il faut essayer de faire la lumière sur la
législation les concernant.
Ces mort-nés, inscrits à part sur la déclaration des sages-femmes, sont bien mal définis.
Dans une lettre adressée au maire du 11e arrondissement (20 février 1817), le préfet Chabrol
se réfère explicitement à une décision du Comité de législation en date du 8 thermidor an III
4
10
« qui prescrit seulement à chaque municipalité de recevoir les déclarations relatives aux
enfants mort-nés, et d’en faire mention sur les registres de l’Etat civil, et cela pour la sécurité
et la tranquillité des familles. Mais l’enfant qui meurt dans le seing [sic] de sa mère, qui n’a
point vu le jour, qui n’a pas reçu de nom, enfin qui n’est point compris dans les naissances ne
peut par cette seule raison, être porté dans les décès ». Le préfet invite en conséquence le
maire de « vouloir bien à l’avenir, faire distraire les enfants mort-nés des résumés des décès
destinés au travail de la statistique. Il suffit de continuer d’en faire une mention numérique
dans la colonne qui leur est réservée particulièrement dans le relevé des actes que vous
m’adressez chaque année »11.
Cette lettre présente plusieurs intérêts : visiblement, le maire du 11e arrondissement, il n’est
pas le seul, inscrivait parmi les décès envoyés aux services de statistiques les mort-nés mais
non parmi les naissances. Le préfet lui demande de « distraire » ces mort-nés de la statistique.
Il précise le terme de mort-né : il s’agit du véritable enfant né mort (il n’a pas vu le jour, il est
sans nom, il est mort dans le sein de sa mère). En ce sens, il manifeste un souci très moderne
de distinguer ce qu’on appellera par la suite les vrais des faux mort-nés. En cela, il s’écarte du
flou qui caractérise les deux textes produits en 1806. Ces textes ne sont même pas mentionnés
par le préfet.
La « décision » du 25 mars 1806 exige qu’on dresse deux actes d’état civil, un de naissance et
un de décès, mais mentionnant dans le premier, la déclaration circonstanciée des témoins qui
certifient que l’enfant a vécu, y notant en même temps qu’on a fait aussi l’acte de décès
« prenant toutes les précautions pour que des tiers puissent plus tard faire valoir leurs droits,
[…] »12. On voit bien apparaître le souci de distinguer les enfants qui sont nés vivants des
vrais mort-nés.
En revanche le décret du 4 juillet 1806 formule le problème très différemment puisque
l’officier d’état civil doit inscrire sur le registre des décès l’enfant qui lui est présenté mort
avant la déclaration de naissance. Le texte entier du décret qui a été appliqué, non seulement
en France mais dans tout l’Empire, mérite d’être cité en entier : Art. 1er. Lorsque le cadavre
d’un enfant, dont la naissance n’a pas été enregistrée, sera présentée à l’officier de l’état civil,
cet officier n’exprimera pas qu’un tel enfant est décédé, mais seulement qu’il lui a été
présenté sans vie ; il recevra de plus la déclaration des témoins, touchant les noms, prénoms,
qualités et demeures des père et mère de l’enfant, et la désignation des an, jour et heure
auxquels l’enfant est sorti du sein de sa mère. 2. cet acte sera inscrit sur les registres de décès,
sans qu’il en résulte aucun préjugé sur la question de savoir si l’enfant a eu vie ou non »
(Code civil, Art. 79, Dalloz, 1909, p. 32).
En complète contradiction avec les textes précédents, donc, si un enfant meurt avant la
déclaration de naissance, il est enregistré comme « présenté sans vie » sur le registre des
décès ; il n’est pas enregistré sur le registre des naissances ; les vrais mort-nés ne sont pas
distingués des dits « faux mort-nés ».
10
Jean Lhote, « Le mouvement naturel de la population de Metz sous le consulat et l’Empire », Revue d’histoire
moderne et contemporaine. La France à l’époque napoléonienne, tome XVII, juillet-septembre 1970, p. 448, fait
référence à cette décision, mais concernant les naissances seulement. Jean Lhote souligne très bien que « l’étude
des morts avant la déclaration de naissance peut donc servir de transition entre celle des naissances et celle des
décès ». Les mort-nés : une catégorie de transition, entre vie et mort ?
11
Archives de la Seine V. D6 619. Document communiqué par René Le Mée. En 1827, Chabrol conseillera à ce
même maire du 11e arrondissement de se référer à l’ouvrage : Le Molt (substitut du procureur du Roi à
Chaumont), Manuel des Officiers de l’Etat civil.
12
Archives générales de médecine, 1826, tome X, p. 631.
5
Où se situe le problème ? Quelle a été la pratique des mairies ?
Le problème vient du fait que la forme du décret convient à peu près à l’état civil et aux
parents mais qu’elle ne convient pas aux statisticiens. Les officiers d’état civil n’ont qu’à
enregistrer un fait : l’enfant présenté est mort ou vivant lors de la déclaration. Les familles ont
la possibilité, si elles le désirent, de faire une enquête pour prouver que l’enfant est venu au
monde vivant, elles font établir un acte de notoriété. En conséquence, elles peuvent se
prévaloir de la naissance d’un enfant vivant pour régler un problème de succession (seuls les
enfants nés vivants héritent et transmettent un héritage). En revanche, cette méthode gêne
considérablement les statisticiens. Les faux mort-nés ne sont pas compris dans les naissances,
et sont mélangés avec les vrais mort-nés dans les décès. Comme l’explique M. Gasc au nom
de la Commission de police médicale de l’Académie de médecine, la forme prescrite « ne
nuit qu’aux recherches statistiques, empêchant une complète exactitude dans les tableaux
comparatifs des naissances et des décès »13.
En janvier 1826, un débat commence en effet à l’Académie de médecine à la suite de la
communication présentée par Louis-René Villermé qui commente les statistiques de Paris
pour la période 1817-1821, dressées par Villot, chef des bureaux de statistiques du
département de la Seine et publiées par le préfet Chabrol14. Le débat est très éclairant pour
notre propos. Villermé montre très bien qu’une grande différence existe dans les proportions
de mort-nés selon que l’enfant est né à domicile ou hors du domicile : dans le premier cas, « il
s’écoule un certain intervalle entre la naissance et la déclaration », dans l’autre, l’inscription
des enfants mort-nés se fait « immédiatement après l’accouchement ». « Il en résulte que la
dénomination d’enfans morts-nés [sic] au domicile a en effet trop d’étendue, parce qu’elle
s’applique à un nombre assez considérable de nouveaux nés qui meurent peu de temps après
leur naissance ». En moyenne, sans compter les accouchements de la maison d’accouchement
(XIIe arrondissement), on compte 33 mort-nés pour 1000 naissances pour les accouchements
hors du domicile, 61 pour les accouchements à domicile. Villermé soupçonne aussi qu’une
petite partie de la différence provient d’une volonté des « établissements publics de charité »
de diminuer le nombre des enfants mort-nés.
Le débat se poursuit en février15 et en mars 1826 et donne à voir la complexité de la question
des mort-nés. En mars, le débat reprend sur les enfants nés vivants mais morts avant leur
présentation aux officiers d’état civil : y a-t-il lieu de faire « quelques réclamations aux
autorités ? » C’est l’occasion pour le rapporteur, M. Gasc, de rappeler la législation : décret de
juillet 1806, « décision » de mars 1806. Or, d’après un modèle d’acte qu’a dressé le préfet du
département de la Seine, c’est la forme voulue par le décret du 4 juillet 1806 qui est appliquée
dans les mairies de Paris : « sont inscrits sur le registre des décès et les enfants mort-nés et
ceux qui ont pu vivre quelques heures ». « C’est d’après ces errements [ceux du décret de
1806] qu’agissent et que doivent agir les officiers d’état civil : seulement quelques-uns
mentionnent dans l’acte de décès, les déclarations de témoins relatives au nombre d’heures
qu’a vécu l’enfant, et en cela, ils agissent arbitrairement […] »16. En fait, d’après le débat, M.
de Kergaradec pense que beaucoup d’officiers d’état civil utilisent le terme d’enfants mort13
Idem. Jean Lhote relève que, d’après le recueil des actes administratifs, certaines années, du fait de cette
pratique, le nombre des décès pouvait excéder celui des naissances…, p. 459.
14
Villermé, « Tableaux relatifs au mouvement de la population dans les douze arrondissements municipaux de la
ville de Paris pendant les cinq années 1817, 1818, 1819, 1820 et 1821 », Archives générales de médecine, tome
X, janvier 1826, p. 216-247. Villermé observe que les mort-nés sont plus nombreux parmi les garçons, ce qu’il
attribue à ce qu’ils sont plus gros. A plusieurs reprises, Villermé cite le tableau n° 46 figurant dans Chabrol,
Recherches statistiques sur la ville de Paris et le département de la Seine, Paris, 1826.
15
Archives générales de médecine, février 1826, p. 464-466.
16
Archives générales de Médecine, mars 1826, p. 631.
6
nés au lieu de celui d’enfants présentés sans vie, « ce qui exprime une idée toute différente ».
Dans le 3e arrondissement, le décret du 4 juillet 1806 est observé mais on ajoute à l’acte de
décès les déclarations des témoins qui attestent que l’enfant a vécu quelques heures ; un
officier d’état civil de cet arrondissement a cru récemment devoir faire deux actes, un de
naissance et un de décès, conformément à la décision du 25 mars 180617. Du reste, le garde
des Sceaux, dans une lettre de 1819 adressée à un maire de Paris, l’avait invité à dresser deux
actes, l’un de naissance, l’autre de décès, conformément à la décision du 25 mars ! Mais il est
fait remarquer que cette lettre, « qui n’a même pas été communiquée aux maires de Paris, ne
peut avoir force de loi ». Le rapporteur se prononce pour le statu quo et l’Académie finit par
se ranger à son point de vue : « le décret de 1806 satisfait à tout, puisqu’il laisse aux intéressés
le pouvoir de prouver que l’enfant a vécu ». On voit bien à travers ce débat que le point de
vue des statisticiens n’intéresse pas les médecins et que la pratique locale est assez variable
puisque certains arrondissements mentionnent le nombre d’heures vécus par l’enfant présenté
sans vie.
Finalement, qu’ont cherché à faire ceux qui s’intéressent aux statistiques ? L’administration,
dans la décision du 25 mars 1806, cherche à distinguer les faux mort-nés et à les ajouter aux
naissances et aux décès. Le préfet Chabrol, par la lettre du 20 février 1817, invite à distinguer
les vrais mort-nés et à les retrancher des décès. Le garde des Sceaux demande en 1819 de
dresser deux actes.
Une interprétation des données statistiques à la lumière de la législation
Ainsi, les statistiques des mort-nés comprennent probablement une proportion importante de
faux mort-nés. Le taux de mortinatalité, calculé en rapportant les mort-nés d’une année aux
naissances de la même année (naissances vivantes et mort-nés), se situe entre 5 et 7 % au
cours de la première moitié du XIXe siècle et dépasse largement 7 % après (voir la figure 1).
Figure 1
17
Idem, p. 632.
7
Proportion des mort-nés à Paris au XIXe siècle
10
9,5
9
8,5
8
%
7,5
7
6,5
6
5,5
5
4,5
4
1815 1819 1823 1827 1831 1835 1839 1843 1847 1851 1855 1859 1863 1867 1871 1875 1879 1883 1887 1891 1895 1899 1903 1907
Année
8
La courbe des taux de mortinatalité de la Seine est parallèle à celle de la ville de Paris, un peu
au-dessous. L’enregistrement des mort-nés dans ces deux arrondissements encore très ruraux
est bien moins fréquent qu’à Paris, surtout en début de période : on ne compte en effet que 1.9
% de mort-nés en 1816, 2.6 en 1817 ; la proportion s’élève assez régulièrement jusqu’à
dépasser 5 % à partir de 1844. Mais on reste loin des 7 % parisiens des années 1850.
Ces proportions n’ont pas manqué de frapper les observateurs de l’époque, comme en
témoignent les remarques de Trébuchet, reprenant celles de Alexandre Moreau de Jonnès
(1778-1870), directeur de la SGF. Le taux de mortinatalité est deux fois plus élevé à Paris que
dans tout le royaume, ce qui ne saurait s’expliquer par une propension supérieure à des
« actions criminelles », selon de Jonnès18, mais ce dernier n’avait pas songé à évoquer la
question de l’enregistrement. Le département de la Seine apparaît en premier ou en deuxième
rang pour la proportion des mort-nés pour cent naissances en 1851, 1852 et 1853 (plus de 6%
de mort-nés)19.
Comme l’explique Jacques Bertillon en 190520, la mortinatalité s’est accrue par paliers en
quelque sorte21, jusqu’à atteindre et même dépasser 80 %o après 1890. Les moyennes sont les
suivantes calculées par Jacques Bertillon.
Tableau.- Taux de mortinatalité. Paris 1817-1905 (pour 1000 naissances, mort-nés inclus)
Période
1817-1820
1821-1825
1826-1830
1831-1835
1836-1840
1841-1845
1846-1850
1851-1855
1856-1860
Taux en %o
53
51
53
58
61
65
64
67
72
Période
1861-1865
1866-1870
1871-1875
1876-1880
1881-1885
1886-1890
1891-1895
1896-1900
1901-1905
Taux en %o
72
75
74
68
74
69
82
87
84
Source : Jacques Bertillon, Annexe à l’Annuaire statistique pour la ville de Paris pour 1905,
p. 38.
18
Adolphe Trébuchet, « Statistiques des décès. Troisième période 1829-1838 », Annales d’hygiène publique et
de médecine légale, 1851, série 1, n° 45, p. 366-367. Trébuchet fait allusion au livre de Moreau de Jonnès,
Eléments de statistique, qui fera l’objet d’une deuxième édition en 1856 chez Guillaumin, Paris.
19
Statistique générale de la France, Mouvement de la population en 1851, 1852 et 1853, Strasbourg, BergerLevrault, 1856, § 8, p. LX. Même constatation pour 1855.
20
Jacques Bertillon, « Des recensements de la population. De la nuptialité, de la natalité et de la mortalité à Paris
pendant le XIXe siècle et les époques antérieures », Annuaire statistique pour la ville de Paris pour 1905,
Annexe, p. 38
21
On notera cependant que le pourcentage des mort-nés a plutôt tendance à diminuer jusqu’au milieu des années
1820, confirmant l’observation faite par Jean Lhote de la « baisse constante sous le Consulat et l’Empire » de la
proportion des mort-nés dans la ville de Metz, opus cité, p. 459. L’interprétation de cette baisse par cet auteur est
intéressante : peut-être s’agit-il très partiellement d’une amélioration de la prise en charge des femmes enceintes,
liée à la création de l’école pratique d’accouchement en l’an X ; mais il évoque aussi un autre facteur, celui,
volontaire, de la part des institutions comme l’école d’accouchement ou la société de charité maternelle, de
« diminuer artificiellement le nombre de morts avant la déclaration de naissance à l’état civil pour en faire état
dans leurs rapports annuels en s’abstenant de déclarer les morts-nés issus de grossesses peu avancées », opus cité
p. 461.
9
Cette évolution traduit plusieurs phénomènes : premièrement, la part très importante des nés
vivants dans les mort-nés, deuxièmement, l’amélioration continue de l’enregistrement des
mort-nés liée notamment à la prise en compte progressive de décès d’embryons de moins de 6
mois de gestation.
Les « faux mort-nés »
Pendant tout le XIXe siècle, le point de vue des autorités a été contradictoire et fluctuante,
dépendant de la position de l’interlocuteur administratif. Les différentes circulaires produites
dans les années 1840 témoignent de ces incertitudes. L’application en 1836 du décret du 4
juillet 1806, c’est-à-dire l’inscription séparée des « présentés sans vie » continue de provoquer
une vie confusion. Faut-il distinguer les faux mort-nés des vrais mort-nés ? Inclure les uns
dans la statistique des naissances mais non les autres ? Les exclure tous comme cela a été
pratiqué sur les données collationnées aux Archives nationales à partir de 183622 ? Ainsi, la
circulaire du 15 juin 1839 du ministère de l’agriculture et du commerce (bureau de la
« Statistique de France ») recommande de ne pas comprendre les mort-nés parmi les décès,
une colonne spéciale devant leur être réservée, et de compter séparément les enfants morts
avant la déclaration de naissance afin de les inclure parmi les enfants nés viables23. Cinq ans
plus tard, au contraire, le ministre de l’intérieur, de l’agriculture et du commerce (bureau de la
Statistique générale de France)24, dans sa circulaire du 26 janvier 1844, invite les préfets « à
compter les enfants mort-nés à la fois aux décès et aux naissances et à comprendre parmi les
mort-nés les enfants morts avant la déclaration de naissance ». Enfin la dépêche du 29
novembre 1847 rappelle la circulaire de 1839 ! Dans sa circulaire du 6 juillet 1852, le ministre
demande aux préfets de bien vouloir vérifier les tableaux envoyés pour la période 1846-1850,
une autre vérification ayant été faite précédemment pour la période 1841-184525. Les réponses
des préfets sont bien rassurantes : les tableaux sont confirmes aux instructions, il n’y a pas
d’erreurs26 ! La contradiction est toujours aussi sévère pourtant entre les nécessités
administratives (l’application d’un décret) et celles liées à la comptabilité statistique
(nécessité de compter précisément les naissances et les décès).
Finalement, à Paris, au cours des années 1880-1890, entre le cinquième et le quart des mortnés de plus de 6 mois de gestation sont en réalité des faux mort-nés, la proportion étant assez
stable, autour de 20-24 %. Si l’on rapporte les faux mort-nés à l’ensemble des mort-nés
(quelle que soit la durée de gestation), alors la proportion oscille entre 13 et 19 % de 1880 à
1898.
Tableau.- Enfants mort-nés de plus de 6 mois de gestation selon la situation à la naissance
Année
Ayant respiré
Total (plus de 6 mois de
gestation)
% des faux mort-nés
22
AN F 20 749 : tableaux départementaux du mouvement de la population. Une ligne « enfants mort-nés ou
décédés avant la déclaration de naissance » apparaît en 1836. Les décès totaux ne comprennent pas ces mort-nés.
Quand la ligne est remplie, les chiffres des naissances ont été corrigés au crayon (naissances moins mort-nés).
Quand la ligne n’est pas remplie, il n’y a pas de correction, ni aux décès ni aux naissances.
23
AN F 20 552.
24
Les deux ministères ont été réunis en un seul.
25
AN F 20 440 5 et F20 513. Le partage entre les vrais et les faux mort-nés montre pour les années 1841-1845 une
diversité importante entre les départements : Calvados, 12 %, Gironde 16 %, Tarn-et-Garonne 18 %, Bouchesdu-Rhône 23 %, Haute-Saône 24 %, Marne 27 %, Finistère 28 %, Sarthe 29 %, Eure 31 %, Lot 35 %, Loir-etCher 45 %, Cantal 51 %.
26
Pour chacune des années 1836 à 1852, de grands tableaux sont conservés aux Archives nationales indiquant le
nombre de mort-nés par sexe (AN F 20 440 7), ce qui a servi à corriger les nombres de décès et de naissances mais
sans distinguer les faux mort-nés.
10
1880
1881
1882
1883
1884
1885
1886
1887
1888
1889
1890
1891
1892
1893
1894
1895
1896
1897
1898
728
792
968
714
759
799
787
733
691
670
601
845
799
767
792
751
738
725
692
3084
3443
4036
3519
3627
3436
3962
3175
3046
3200
2992
3650
3870
3576
3599
3586
3640
3480
3310
23.6
23.0
24.0
20.3
20.9
23.3
19.9
23.1
22.9
20.9
20.1
23.2
20.6
21.4
22.0
20.9
20.3
20.8
20.9
Source : Ville de Paris, Annuaire statistique.
Cette proportion est très importante : un nouveau-né sur quatre ou cinq en réalité n’a pas vécu.
Elle traduit l’importance de la mortalité néonatale réelle mais aussi l’inquiétude des parents
qui reste très vive, face à un décès précoce qui risque de priver le bébé du baptême, ou du
moins de l’ondoiement. Pour que le sacrement puisse être conféré, le nouveau-né doit avoir
manifesté des signes de vie, ainsi que le rappelle Thomas d’Aquin : « Personne ne peut
renaître, qui ne soit déjà né »27. Vincent Gourdon a montré que l’ondoiement à Paris continue,
surtout dans les paroisses populaires, d’être pratiqué, en cas de péril de mort : l’enfant est
assuré du salut, même s’il meurt rapidement28. L’enfant est ondoyé, il doit être déclaré comme
mort-né à l’état civil, qu’il ait ou non vécu quelques heures ou jours.
Une confirmation de ce lien étroit entre « faux mort-nés » et pratique religieuse est fournie par
la carte des dits « faux mort-nés » en 1907-1910, carte dressée à partir des données de la
Statistique générale de la France. Or cette carte qui fait ressortir la Bretagne, le sud du Massif
central et quelques départements de l’est, correspond assez bien à celle dressée par le
chanoine Boulard29 sur les pratiques religieuses majoritaires : les régions catholiques ont
tendance à déclarer plus souvent qu’un enfant a respiré, lui permettant d’accéder au baptême
ou à l’ondoiement.
Il est possible également que la proportion des « faux mort-nés » témoigne d’une autre
évolution concernant le baptême. On retarde autant que possible le baptême pour des raisons
de convenance, notamment dans les milieux aisés : on attend quelques jours voir quelques
mois pour procéder à la cérémonie. En attendant, le clergé donnait la permission de faire un
ondoiement. Ce retard peut avoir entraîné un surcroît de faux mort-nés car la déclaration à
l’état civil pouvait se faire immédiatement avant le baptême.
27
La recherche des signes de vie avait donné lieu au développement des sanctuaires à répit depuis le Moyen Age
(Jacques Gélis, Les enfants des Limbes. Morts-nés et parents dans l’Europe chrétienne, Audibert, 2006, 396 p.).
28
Vincent Gourdon, opus cité.
29
Carte publiée dans Cahiers du clergé rural, 1947, à partir d’une enquête réalisée dans les années 1930.
11
Les décès d’embryons
Par ailleurs, à partir de 1850, on commence à enregistrer les fœtus de tous âges de gestation.
Jacques Bertillon signale qu’on a l’âge des mort-nés depuis 1866 et « nous voyons que, dès
cette époque (et antérieurement aussi sans doute) un grand nombre de mort-nés étaient
déclarés qui n’avaient que 5 mois de gestation et même moins encore ».30 Cette décision avait
été prise à la suite de l’étude sur l’avortement effectuée par deux médecins, Paul Lecomte et
Ambroise Tardieu31.
La contribution de ces deux personnages, l’un étant fonctionnaire à la préfecture de Paris,
l’autre docteur en médecine, inspecteur adjoint à la vérification des décès, est très éclairante
sur les raisons de cette pratique qui s’installe dans les grandes villes et surtout à Paris. Les
deux auteurs montrent que la législation est d’une application aisée concernant les décès et les
naissances ordinaires mais qu’elle devient extrêmement complexe lorsque la « naissance et la
mort se confondent et qu’il s’agit d’individus mort-nés ». Ils signalent « une grande
confusion », « une sorte de routine arbitraire » à leur sujet. Le problème vient du fait qu’on ne
sait pas s’il faut ou non déclarer les fœtus mort-nés lorsque « la délivrance est prématurée ».
Les auteurs passent en revue la législation et la jurisprudence. Concernant la législation, ils
30
Jacques Bertillon, « Des recensements de la population. De la nuptialité, de la natalité et de la mortalité à Paris
pendant le XIXe siècle et les époques antérieures », Annuaire statistique pour la ville de Paris pour 1905,
Annexe, p. 38
31
Paul Lecomte et Ambroise Tardieu, « De la déclaration à l’état civil des enfants mort-nés », Annales d’hygiène
publique et de médecine légale, Paris, 1850, tome XLIII, p. 397-416.
12
rappellent les articles du Code civil (articles 55, 56 et 77) et du Code pénal (article 346 et 358)
concernant la déclaration des naissances et des décès et signalent le décret du 4 juillet 1806.
L’étude de la jurisprudence est très instructive puisque, au terme de leur analyse de cas très
précis, les auteurs montrent les deux positions parfaitement contradictoires adoptées par deux
cours de justice, l’une jugeant comme non obligatoire la déclaration à l’état civil des fœtus
mort-nés (décision de la cour d’appel de Nancy du 17 septembre 1839), l’autre préconisant
d’exiger la déclaration et l’autorisation préalable pour l’inhumation de fœtus mort-nés
(décision de la cour de cassation du 2 août 1844). Il est tout à fait intéressant, et inexpliqué à
ce jour, de constater que ces deux décisions contradictoires surviennent à la même époque que
les deux circulaires citées plus haut, elles-mêmes contradictoires émanant de deux ministères
différents. Quoi qu’il en soit, Lecomte et Tardieu préconisent en conclusion, dans un souci
clairement explicité de prévention du « crime d’avortement », de rendre obligatoire la
déclaration de tout accouchement, quel qu’en ait été le résultat et à quelque époque de la
gestation qu’il ait eu lieu »32. Les modalités d’application doivent cependant être souples pour
ne pas devenir des mesures « vexatoires » ou « iniques » (concernant l’inhumation).
Ainsi, comme l’énonce Gustave Lagneau en 1878, « la déclaration obligatoire de tous les
fœtus aurait constitué une application plus étendue de l’article 56 du Code civil […] et la nondéclaration aurait entraîné la pénalité stipulée par l’article 346 du Code pénal »33. En fait cette
inscription s’est faite « très incomplètement » du fait de la volonté des femmes, explique-t-il,
de cacher leurs grossesses hors mariage : « du 1er juin 1871 au 31 décembre 1873, le Bulletin
de la statistique municipale indique qu’il n’y a eu à Paris que 3 déclarations de fœtus d’un
mois, 6 de deux mois, 76 de trois mois, etc. ». Même faibles, ces nombres ne font qu’accroître
ceux des mort-nés. Leur proportion devient non négligeable dans les années 1880. Il est
probable que la mise en place de la déclaration de naissance à domicile par un médecin
vérificateur ait contribué à cette augmentation des mort-nés issus de grossesses peu
avancées34. Des précisions sont données à plusieurs reprises, notamment par la circulaire
préfectorale du 26 novembre 1868 : le décret de 1806 ne s’applique qu’aux « produits de la
conception ayant au moins quatre mois » ; les embryons de six semaines à quatre mois
doivent aussi être déclarés mais il suffit de transcrire sur une registre spécial le certificat du
médecin vérificateur. La circulaire préfectorale du 15 janvier 1869 rappelle qu’il ne faut
inscrire les embryons de moins de quatre mois que sur un simple registre de police paraphé
par le maire. Le préfet, le 20 janvier 1875, signale que la circulaire précédente est mal
appliquée. Louis-Adolphe Bertillon souligne en 1874 que « l’habitude […] s’étend, surtout
dans les grandes villes, de faire constater et enregistrer les avortons »35. L’enlèvement des
produits embryonnaires est réglementé par la circulaire du 26 janvier 1882 du préfet
Floquet36. La législation concernant ces fausses-couches change encore en 1893 (on doit
compter les embryons de moins de 4 mois de gestation), ce qui explique l’allure de la courbe
à partir des années 1880. A Paris, explique Jacques Bertillon, et contrairement au reste de la
32
Idem, p. 415.
M. Lagneau, « Compte-rendu démographique des séances du Congrès international de démographie de 1878 »,
Extrait des Annales de démographie internationale, Séance du 8 juillet 1878, p. 125.
34
Ce système se met en place plus lentement dans les communes des arrondissements de Saint-Denis et de
Sceaux : cela explique sans doute pourquoi, le taux de mortinatalité est systématiquement inférieur dans ces
deux arrondissements du département de la Seine : la différence est de deux points.
35
Rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner la proposition de loi de M. Théophile Roussel
relative à la protection des enfants du premier âge, Assemblée nationale, Annexe n° 2446, séance du 9 juin 1874,
p. 111.
36
Préfecture de la Seine, Recueil des instructions relatives à l’état civil, Paris, 1900, p. 39.
33
13
France et à l’étranger, « on déclare même les mort-nés les plus jeunes »37. Plus d’un tiers des
mort-nés ont moins de 6 mois de gestation à la fin des années 1890. D’autres villes de France
appliquent en fait la même législation : 40 % des mort-nés enregistrés à Saint-Etienne ont
moins de six mois de gestation en 1887, à Lyon, on enregistre les embryons en distinguant le
statut juridique et même le sexe !38
Les limites évoquées sont intéressantes : l’âge de 6 mois représente le seuil de viabilité selon
le Code civil (180e jour de mariage). L’âge de 4 mois de gestation renvoie quant à lui aux
débats sur le seuil admissible pour la césarienne post-mortem et sur la reconnaissance par les
autorités ecclésiastiques du baptême intra-utérin. Il fait référence à la pression des partisans
du baptême immédiat (« immédiatistes »), lesquels doivent cependant s’adapter aux normes
médicales concernant l’hygiène (eau utilisée pour le baptême intra-utérin) et la santé du
nouveau-né : la possibilité du baptême complet à domicile est admise par le Saint-Siège juste
avant la première guerre mondiale39.
On doit par ailleurs certainement rattacher cette évolution des mort-nés précoces à la volonté
des autorités de police et de justice de procéder à la vérification des corps en cas de suspicion
d’avortement volontaire.
Tableau.- Enfants mort-nés à tous âge de gestation de 1880 à 1886 et proportion des
« avortons » de moins de 6 mois
Année
1872
1873
1874
1875
1876
1877
1878
1879
1880
1881
1882
1883
1884
1885
1886
1887
1888
1889
1890
1891
Total des mort-nés
4443
4340
4236
4110
3971
3805
3996
4277
4336
4831
5170
5006
5019
4750
4553
4475
4355
4425
4239
4243
« avortons » de moins
de moins de 6 mois
588
513
494
521
465
418
424
618
1252
1388
1134
1487
1392
1314
591 ( ?)
1300
1307
1225
1247
593 *
% des « avortons »
de moins de 6 mois
13.2
11.8
11.7
12.7
11.7
11.0
10.6
14.4
28.9
28.7
21.9
29.7
27.7
27.7
17.3
29.1
30.0
27.7
29.4
14.1
37
Jacques Bertillon, « Des recensements de la population. De la nuptialité, de la natalité et de la mortalité à Paris
pendant le XIXe siècle et les époques antérieures », Annuaire statistique pour la ville de Paris pour 1905,
Annexe, p. 38.
38
Catherine Rollet, La politique à l’égard de la petite enfance sous la Troisième République, Paris, PUF/Ined,
1990, p. 442-443.
39
Claire Fredj, Vincent Gourdon, « Les médecins et le baptême en France au XIXe siècle. La pratique
sacramentelle face au jugement médical », en cours de publication. Je remercie les auteurs de m’avoir permis
d’accéder à leur texte.
14
1892
1893
1894
1895
1896
1897
1898
1872-1898
4202
4035
5380
5314
5486
5329
5378
1735
1804
1781
1728
1846
1849
2068
41.3
44.7
33.1
32.5
33.6
34.7
38.5
123704
31082
25.1
Source : Ville de Paris, Annuaire statistique.
* seuls figurent les foetus de 5 mois et plus.
Figure 2.-
Proportion des mort-nés de moins de 6 mois, Paris, 1872-1898
45
40
35
%
30
25
20
15
10
5
0
187218731874187518761877187818791880188118821883188418851886188718881889189018911892189318941895189618971898
Année
Conclusion
Finalement, cette analyse renvoie à plusieurs thématiques. D’abord celle de la cohérence de la
législation, ensuite, celle de la définition du mort-né, enfin celle de la pression des différents
segments de la société, familles, statisticiens, médecins, ecclésiastiques concernant cette
catégorie de nouveau-nés.
Nous avons vu combien la législation a été pleine de contradictions : deux circulaires à
quelques mois de distance, prescrivent deux modes de faire différents (1806) ; il n’est pas
facile de comprendre la logique du décret de juillet 1806 qui a embrouillé toute la suite : une
hypothèse pourrait être qu’à l’époque, l’administration n’avait pas les moyens de vérifier si
15
l’enfant était né vivant ou mort, puisque le code civil prévoyait que le père se transporte à la
maison commune pour faire constater la naissance ou le décès. Faute de personnels affectés à
cette tâche, il lui a semblé préférable de laisser les familles qui le souhaiteraient le soin de
faire dresser un acte de notoriété faisant appel aux témoins de la naissance. La constatation
des naissances à domicile à partir de la fin du Second Empire aurait dû permettre un
changement de législation, laquelle cependant ne changea pas avant le XXe siècle.
L’incertitude se perpétue dans les années 1830, des circulaires contradictoires émanant
d’instances ministérielles différentes ; à la même époque, les cours de justice font valoir des
points de vue différents. C’est que l’unanimité est loin de se faire sur la définition même du
mort-né.
Les uns, proches de la statistique, plaident pour distinguer les enfants nés morts et ceux qui
sont morts avant la déclaration de naissance de façon à pouvoir distinctement ranger les
premiers parmi les décès et les autres parmi les naissances et les décès : c’est ce point de vue
qui finira par triompher, mais au XXe siècle seulement ! Dans un premier temps, les
statisticiens obtinrent que les mort-nés soient déduits des naissances et des décès, ce qui se fit
rétrospectivement à partir de 1836. Puis ils cherchèrent à différentes reprises à faire distinguer
les vrais des faux mort-nés (années 1840, puis 1907-1910). Mais ce n’est qu’en 1920 qu’une
question permet de savoir si l’enfant a respiré ou non et en 1993 seulement que la France
applique la recommandation de l’OMS d’enregistrer parmi les naissances tout enfant ayant
manifesté un signe de vie.
Les autres acteurs, juristes, familles, médecins, Eglise, s’intéressent à l’enregistrement des
mort-nés pour des raisons différentes : faire valoir le droit des familles en matière d’héritage ;
faire respecter la vie dès ses premiers moments et lutter contre l’avortement ; pouvoir baptiser
ou ondoyer dès que possible. La pression converge, notamment à Paris, pour enregistrer les
mort-nés de plus en plus tôt, puis quel que soit l’âge de la gestation. A la fin du siècle, une
circulaire préfectorale prescrit d’enregistrer y compris les embryons de moins de quatre mois.
La proportion des « avortons » représente alors plus du tiers des mort-nés à Paris !
Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la proportion des mort-nés pour 100 naissances
n’ait pas cessé d’augmenter durant le XIXe siècle à Paris, atteignant le niveau de presque un
mort-né pour dix naissances à la fin du siècle. Proportion bien supérieure à celle que l’on
observe partout ailleurs en France et à l’étranger. Paris est un exemple bien typique des villes
françaises puisque pour l’ensemble de la France, on compte seulement entre 4 et 5 % de mortnés au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, la proportion restant relativement stable
jusqu’à la première guerre mondiale40.
40
Catherine Rollet, La politique, opus cité, p. 441.
16