la rėappropriation du passė : achėens et autochtones à chypre à l
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la rėappropriation du passė : achėens et autochtones à chypre à l
S. MÜLLER CELKA et J.-C. DAVID, Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et enjeux identitaires. 1er atelier (29 novembre 2007) : Chypre, une stratigraphie de l’identité. Rencontres scientifiques en ligne de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2007. LA RĖAPPROPRIATION DU PASSĖ : ACHĖENS ET AUTOCHTONES À CHYPRE À L’ÂGE DU FER Sabine FOURRIER Chargée de recherche au CNRS (UMR 5189) RĖSUMĖ Dès le VIIIe siècle avant J.-C., on assiste à une profonde transformation des royaumes chypriotes et de leur implantation territoriale : les capitales connaissent une urbanisation accrue (construction de murailles, de palais, de sanctuaires) tandis que se développent dans les campagnes des villes secondaires et des sanctuaires dits « ruraux ». Cette affirmation politique et culturelle — c’est à cette époque également que naissent des productions artisanales spécifiques à chaque royaume — va de pair avec un mouvement de réappropriation d’un patrimoine, archéologique et mythique : des sanctuaires sont installés sur les ruines de grands sites du Bronze Récent ; les rois chypriotes utilisent, notamment dans leurs relations diplomatiques avec les cités grecques, des légendes de fondation. Deux discours des origines (achéenne et autochtone), parfois concurrents, souvent complémentaires, sont au cœur des stratégies identitaires des royautés chypriotes. Ils trouvent un écho dans l’historiographie contemporaine avec les lectures, souvent radicalement opposées, qui ont été faites de la naissance et du développement des royaumes de Chypre. L’appropriation d’un patrimoine dans le cadre d’une stratégie identitaire n’est pas un fait contemporain. Au cours des dernières années, de nombreuses études ont, par exemple, porté sur l’utilisation des légendes de fondation par des États hellénistiques qui, tel le royaume de Pergame, ont largement puisé dans le patrimoine mythique grec pour bâtir des monuments généalogiques, au sens propre (ainsi sur les reliefs de l’autel 1 ) ou figuré (dans les relations diplomatiques avec la vieille Grèce dont les inscriptions portent témoignage 2 ). Ce domaine de recherche a été encore peu exploré pour les royaumes chypriotes de l’Âge du Fer 3 , qui offrent pourtant une situation similaire de localisation aux marges du monde grec et d’histoire complexe de mouvements et d’installation de populations d’origines diverses. À partir de la fin de l’époque géométrique et du début de l’époque archaïque, la consolidation des royautés chypriotes, qui se manifeste notamment par la monumentalisation des centres urbains (construction de sanctuaires, de murailles, de palais), par une mainmise accrue sur les territoires (implantation de centres secondaires et de sanctuaires extra-urbains) et par la naissance de productions artisanales différenciées 4 , suscite également une utilisation, une mise en scène, politique et idéologique, du patrimoine. Cette volonté de réappropriation porte sur le patrimoine aussi bien matériel (des sanctuaires sont installés sur les ruines de grands bâtiments du Bronze Récent) qu’immatériel (les rois chypriotes font référence, dans leurs inscriptions comme dans l’iconographie, à des légendes de fondation). Deux sortes de patrimoines sont utilisées concurremment : un patrimoine local, porté par la figure mythique de Kinyras, et un patrimoine grec, incarné par un certain nombre de héros achéens. Le patrimoine matériel : réappropriation de sites du Bronze Récent 1 En dernier lieu Queyrel 2005, notamment p. 104-109. En particulier grâce à l’évocation de parentés légendaires : cf. Curty 1995 ; Jones 1999 ; Erskine 2002. 3 Cf., toutefois, les travaux d’A. Hermary 2002 et 2006. 4 Fourrier 2007a et 2007b, surtout p. 107-124. 2 1 La fin du Bronze Récent voit à Chypre l’abandon d’un certain nombre de sites et la mise en place progressive d’une nouvelle topographie urbaine qui restera la même, dans ses grandes lignes, tout au long de l’existence des royaumes 5 . Or, à partir du VIIIe s. av. J.-C. (fin du Chypro-Géométrique III et début du ChyproArchaïque I), les vestiges, désertés mais toujours visibles, d’un certain nombre d’établissements du IIe millénaire sont réoccupés 6 (fig. 1). Fig. 1. Carte de Chypre (DAO A. Flammin, Université Lyon 2-HiSoMA). Il s’agit de vestiges urbains, souvent monumentaux, telles les murailles des villes. Dans le territoire de Salamine, à Enkomi, des figurines de terre cuite archaïques, signalant l’existence d’un lieu de culte, ont été recueillies dans la zone du rempart et, peut-être, à l’emplacement du sanctuaire du « dieu au lingot » de l’Âge du Bronze 7 . À Sinda, un lot de sculptures et de terres cuites, datées du VIe au IVe s. av. J.-C., provient de la région de la porte de la ville du Bronze Récent 8 . Le site de Kourion s’est déplacé, au début de l’Âge du Fer, depuis la colline de Bamboula jusqu’à l’acropole qui domine aujourd’hui la petite chapelle d’Haghios Ermogenis. Or, des terres cuites de la fin de l’époque archaïque et de l’époque classique ont été découvertes à Bamboula, sans que la localisation précise des trouvailles sur le site ne soit connue 9 . Au sud-ouest de Kition mais probablement dans le territoire d’Amathonte, le matériel de l’Âge du Fer mis au jour à Kalavasos et à Maroni provient de deux grands bâtiments administratifs construits en pierre de taille (ashlar buildings). Il est assuré, en raison de sa composition, que le dépôt de Maroni-Vournes est votif 10 . Seuls des vases ont été recueillis à Kalavasos-Haghios Dimitrios. Certaines formes, notamment des amphores décorées de grandes dimensions, suggèrent toutefois une fréquentation plus vraisemblablement cultuelle que domestique des lieux 11 . Dans le nord-ouest de l’île, à Haghia Eirini et Myrtou-Pigades, ce sont cette fois deux importants sanctuaires du Bronze Récent qui sont réoccupés. Malgré la publication suédoise, qui privilégie l’hypothèse d’une fréquentation continue depuis le Bronze Récent, le site d’Haghia Eirini paraît abandonné entre le tout début de l’Âge du Fer et la fin de l’époque géométrique 12 . Ce n’est qu’à partir de l’époque archaïque qu’une foule de terres cuites, certaines de grandes dimensions, vient peupler le sanctuaire. À Myrtou-Pigades, la dernière phase du Bronze Récent (« période VII ») est immédiatement suivie, dans la stratigraphie du site, par une occupation de l’Âge du Fer (« période VIII ») que caractérise un dépôt de céramique, de figurines de terre 5 Iacovou 1994 et 1999. Pour tout ce développement, voir Fourrier 2007b, p. 122. Ibid., p. 27-29. 8 Ibid., p. 31. 9 Young, Young 1955, p. 10 et 224. 10 Fourrier 2007b, p. 60. Le matériel de l’Âge du Fer est étudié par A. Ulbrich. 11 South 1988, p. 227 et pl. XXXIV, 3. Le matériel provient d’un puits. Je remercie A. South de m’avoir permis d’examiner ce matériel. 12 Fourrier 2007b, p. 89. 6 7 2 cuite et de sculptures en calcaire 13 . Si les limites chronologiques précises de cette réoccupation ne sont pas certaines, elles englobent en tout cas la période archaïque, et vraisemblablement jusqu’à l’époque classique. Peut-être deux des plus grands sanctuaires chypriotes, du Bronze Récent et de l’Âge du Fer, ceux de Kition-Kathari et de Kouklia/Palaepaphos, connaissent-ils une réoccupation de même nature. Après son abandon vers 1000 av. J.-C., le sanctuaire de Kition-Kathari est à nouveau fréquenté au début du Chypro-Géométrique III, vers 850 14 . Selon V. Karageorghis, les nouveaux venus phéniciens installent alors un temple à l’intérieur de celui du Bronze Récent, dont ils réutilisent les soubassements de murs. Si la présence d’importations phéniciennes est indéniable dès le niveau le plus ancien (« Floor 3 »), elle reste toutefois d’importance limitée, en regard de la prépondérance de productions chypriotes locales. De même, les représentations figurées, où domine l’image de la « déesse aux bras levés », coiffée d’une tiare, n’ont rien de spécifiquement levantin mais s’inscrivent, au contraire, dans une tradition chypriote bien attestée depuis le début de l’Âge du Fer. Si donc la réoccupation de sites majeurs du Bronze Récent est un phénomène qui, comme j’essaie de le démontrer, touche l’ensemble de l’île à partir du Chypro-Géométrique III, il n’est pas certain que Kathari représente un cas particulier, ni qu’il faille absolument mettre en relation la reprise des lieux avec l’arrivée de colons. Le sanctuaire de Kouklia n’est que peu publié, et la documentation manque pour se prononcer de manière aussi assurée 15 . Entre les ruines monumentales du Bronze Récent et les masses de figurines votives, dont les plus anciennes ne paraissent pas antérieures à la toute fin de l’époque géométrique, les témoignages font toutefois défaut pour étayer l’hypothèse d’une fréquentation continue du sanctuaire. Il est tentant, enfin, de rapprocher ce phénomène de réoccupation de sites du Bronze Récent de pratiques différentes mais voisines, qui visent à intégrer des vestiges — monuments ou mobilier — dans un nouveau paysage cultuel. Ainsi, un vase en Red Polished, sans doute prélevé dans une tombe du Bronze Ancien, a été déposé dans les fondations de l’autel archaïque du sanctuaire d’Apollon Hylatès, à Kourion 16 . À Amathonte, le sanctuaire d’Aphrodite est implanté, sans doute pas avant le VIIIe s., à proximité d’une tombe que sa structure invite à dater du XIe s., et autour de laquelle des aménagements montrent qu’un culte a été pratiqué au moins pendant l’époque archaïque 17 . Le patrimoine immatériel : les légendes de fondation À partir du Ve s. av. J.-C., les sources grecques font référence à des légendes de fondation concernant les royaumes chypriotes de l’Âge du Fer. Salamine serait ainsi une fondation de Teucros, Paphos d’Agapénor, Kourion une fondation argienne, etc. Dans la plupart des cas, les références sont doubles, à la fois achéennes et locales : on trouve, par exemple, Agapénor et Kinyras à Paphos 18 , Teucros et Kinyras à Salamine 19 . Les textes sont bien connus, ils ont été maintes fois commentés 20 , mais essentiellement pour documenter, ou éprouver, la réalité d’une implantation achéenne à Chypre à la fin du Bronze Récent. Or, ces légendes ont surtout servi un discours idéologique, élaboré par les royautés chypriotes, et que l’on peut saisir à la fois dans les textes et les images 21 produits par et pour les rois de l’île. On possède plusieurs inscriptions royales chypriotes, essentiellement à Paphos, qui livrent des patronymes, mais aucun d’entre eux ne renvoie clairement à un héros achéen 22 . De même, un certain nombre d’appartenances locales sont attestées dans des graffites de mercenaires à Karnak, avec des dérivations vraisemblablement à partir de noms héroïques, mais aucun de ces noms n’est sûrement identifiable avec celui d’un héros fondateur 23 . Seule exception, le nom de Teucros est porté à Salamine par un personnage autrement inconnu, mais vraisemblablement proche de la famille royale 24 . En revanche, les rois chypriotes font parfois explicitement référence à leur origine héroïque. Sur la base de sa statue, érigée dans le sanctuaire de la Paphienne à Lédra et découverte à Nicosie, dans le Bédestan, Nicoclès, roi de Paphos, se déclare descendant de Kinyras 25 . Il est remarquable que Nicoclès choisisse, dans cette inscription, d’évoquer sa seule ascendance locale, en citant Kinyras, et non l’origine achéenne de la ville. Le 13 Ibid., p. 92. Karageorghis 2005 ; cf. le chapitre d’O. Callot, consacré à l’architecture des temples « phéniciens », ibid., p. 7-102. On se reportera, en attendant, au guide récemment publié : Maier 2004, p. 39-46. 16 Buitron-Oliver 1996, fig. 45, A1. 17 Fourrier, Hermary 2006, p. 16-21. 18 Pour Kinyras, cf. Baurain 1980. 19 Selon Pausanias, I, 3, 2, qui décrit la statue d’Évagoras érigée à côté de celle de Conon dans le portique royal d’Athènes, le roi chypriote descendait de Teucros et de la fille de Kinyras. 20 Gjerstad 1944 ; Fortin 1980. Pour une critique de cette démarche, cf. Maier 1986. 21 Pour l’iconographie monétaire, cf. Hermary 2002 et 2006. 22 Pour les patronymiques, cf. Masson, Mitford 1986, p. 31-25 et Egetmeyer 2001, avec la bibliographie antérieure. 23 Masson 1981. L’interprétation comme phylétiques, phratriques ou démotiques et due à Heubeck 1976. 24 Il apparaît aux côtés du roi Nicocréon, fils du roi Pnytagoras, sur la liste des théorodoques des concours néméens (SEG XXXVI, 331 ; Miller 1988). 25 SEG XX, 114. 14 15 3 contexte offre un premier élément de réponse : la statue est érigée dans un sanctuaire de la Paphienne. Or, les rois de Paphos sont prêtres de la wanassa et le lien entre Kinyras et la Wanassa paphienne est souligné par l’existence, seulement à partir de l’époque hellénistique toutefois, de Kinyrades, chargés de son culte, ainsi que d’un archos des Kinyrades 26 . Mais c’est aussi une façon habile pour Nicoclès de se poser en nouveau fondateur, lui le créateur de la nouvelle Paphos, et en digne successeur du premier héros civilisateur de l’île 27 . Parmi les ascendances possibles, Nicoclès en choisit une, celle qui sert le mieux sa volonté d’affichage idéologique. Il faudrait d’ailleurs reprendre le dossier des cultes paphiens dans le centre de l’île. Le théonyme « Paphia » ou l’épiclèse déesse « paphienne », qui ne sont pas attestés à Paphos même dans les inscriptions syllabiques, le sont dans des inscriptions découvertes à Golgoi et surtout à Chytroi 28 . Sur ce dernier site, les textes sont gravés sur des bassins ou des coffrets de pierre, pratique qui est surtout connue dans le grand sanctuaire extra-urbain de la chôra paphienne, Rantidi, et guère hors des limites du royaume. Deux autres inscriptions de Chytroi sont des dédicaces à Hylatès 29 , autre grand dieu de Paphos, dont le culte a été sinon instauré, du moins promu, par Nicoclès 30 . En se disant Kinyrade, le roi de Paphos souligne ainsi ses liens avec la grande déesse et se pose à tout le moins en protecteur du sanctuaire de Lédra. Si Nicoclès choisit parmi des ascendances possibles, son contemporain Nicocréon, dernier roi de Salamine, préfère, dans une inscription découverte à Argos, afficher deux origines légendaires concurrentes. À cette époque, qui voit l’essor des relations diplomatiques entre la vieille Grèce et Chypre — les rois chypriotes se montrant volontiers bienfaiteurs des cités et des sanctuaires panhelléniques —, Nicocréon reçoit une statue à Argos pour avoir offert du bronze. Dans le texte, poétique, que porte la base, toute une généalogie mythique se trouve exposée. « Ma mère-patrie (matropolis) est la terre de Pélops, Argos des Pélasges ; mon père est Pnytagoras, descendant d’Éaque ; je suis Nicocréon ; Chypre, terre entourée des flots, m’a nourri, moi le roi issu d’ancêtres tout divins ; les Argiens m’ont honoré pour le bronze que j’ai envoyé en prix pour les Jeunes à la fête en l’honneur d’Héra. » 31 . Le terme utilisé (matropolis) renvoie au vocabulaire grec de la colonisation et pose une filiation directe entre le roi et l’Argolide. De fait, les rois chypriotes reprennent dans un cadre personnel, celui de leur dynastie, le vocabulaire qui est celui des relations diplomatiques entre cités grecques. Il est d’ailleurs remarquable que l’inscription évoque seulement Chypre, et non pas Salamine : l’affirmation d’une identité insulaire, quelles que soient les appartenances locales, est nette dans le corpus épigraphique de l’île à l’Âge du Fer 32 . Mais autant on comprend la référence à Éaque, père de Télamon et lui-même père de Teucros, fondateur de Salamine 33 , autant la référence à Argos paraît à première vue étonnante. À chypre, la tradition fait de Kourion, et non pas de Salamine, une fondation argienne 34 . Cette référence est d’autant plus piquante si on la met en regard du passage bien connu des Suppliantes d’Eschyle (v. 277-290), dans lequel le roi d’Argos, Pélasgos, a bien du mal à croire à l’origine argienne des Danaïdes et leur fait remarquer qu’elles ressemblent plutôt à des Libyennes, des « femmes du Nil », ou encore des Chypriotes. Ch. Kritzas, tout en reconnaissant que cette volonté d’établir des liens de parenté entre Salamine et Argos entraîne quelques entorses à la tradition mythique, propose une construction érudite 35 : Nicocréon descend de Teucros, fils de Télamon et petit-fils d’Ajax le Sage, roi et fils (par Zeus) d’Égine ; or, le roi Phidon d’Argos posséda un temps Égine… Le lien paraît ténu, et je verrais plutôt, dans cette allusion à Argos, une référence au héros Persée, figure du roi par excellence, qui occupe une place de premier plan dans l’iconographie royale chypriote, et pas seulement à Salamine 36 . Le message que fait figurer Nicocréon sur la base de sa statue fait ainsi référence à une double ascendance légendaire grecque. Il s’inscrit dans une dynastie, celle des rois de Salamine, et se pose en parent de la cité dont il est le bienfaiteur. L’existence de plusieurs généalogies n’a rien d’exceptionnel, les exemples ne manquent pas pour l’époque hellénistique 37 . Et 26 Baurain 1980. On remarquera toutefois que ces mentions sont toutes postérieures à l’époque des royaumes, ce qui semble confirmer l’hypothèse d’une « cristallisation » tardive des Kinyrades à Paphos (ibid., p. 307). Peut-être Nicoclès n’est-il pas étranger à cette appropriation paphienne du grand roi légendaire de Chypre. 27 Cayla 2005. 28 Karageorghis J. 1997, p. 112-114. 29 Masson 1983, p. 264-265, nos 250 et 250a. 30 Cayla 2005. 31 IG IV, 583. La traduction est celle de Chavane, Yon 1978, p. 147, n° 309. Pour ce texte, cf. également Kritzas 1997, p. 316-318. 32 Fourrier 2006. 33 Cette origine est mentionnée par Isocrate, Évagoras, 12-18. 34 Hérodote, V, 113 ; Gjerstad 1944, p. 110. L’épiclèse Perseutès est attestée dans des inscriptions de Kourion : en dernier lieu, Cayla 1995, p. 230-231. 35 Kritzas 1997, p. 316-318. 36 Selon une tradition rapportée seulement par Nonnos (Dionysiaques XIII, v. 461-463), Salamine aurait été « la ville de Persée, fondateur de la race ». 37 Curty 1995, p. 245-253. 4 surtout, ces généalogies, si elles sont concurrentes, ne se contredisent pas. Le fait de les citer, de les graver, leur donne une valeur performative. Si Persée n’apparaît qu’en filigrane dans l’inscription de Nicocréon, il est bien attesté sur des objets ou des monuments appartenant à l’élite chypriote, dès l’époque archaïque 38 . Le sarcophage de Golgoi est décoré, sur les deux grands côtés, de scènes d’activités royales (chasse, banquet) et, sur l’un des petits côtés, de la représentation de Persée après la décapitation de la Gorgone, du cou de laquelle naissent Pégase et Chrysaor (fig. 2). Beaucoup de statues royales de type égyptisant, coiffées de la double couronne, portent sur leur pagne le masque de la Gorgone, au lieu des seuls uraei attendus 39 . On retrouve Persée, ou des personnages qui lui sont associés, sur d’autres monuments de type royal, comme les chapiteaux hathoriques 40 . La figure de Persée se confond souvent avec celle d’un autre héros voyageur, Héraklès. C’est fréquemment le cas sur les sceaux. Héraklès est ainsi souvent associé à la Gorgone, qui maîtrise, comme lui, des lions 41 . Sur d’autres représentations, Persée reçoit les attributs d’Héraklès, comme sur un scarabée du Musée de Fig. 2. Sarcophage de Golgoi. Chypre où le héros, vêtu de la dépouille léonine et armé d’un arc, décapite la Metropolitan Museum of Art, Gorgone 42 . Plutôt qu’à une confusion involontaire, due à la popularité de la New York, inv. 74.51.2451. figure d’Héraklès dans l’île 43 , il me semble que ces images tissent un réseau D’après Karageorghis et al. 2000, p. 204-205, n° 331. iconographique cohérent, qu’elles fondent un répertoire mythologique royal. Certaines figures, comme Géryon, fils de Chrysaor, tué par Héraklès, permettent une double allusion aux deux héros. Géryon est représenté en terre cuite, dans la région de Paphos 44 , comme dans celle d’Idalion 45 . Il est également connu en pierre, à Golgoi (fig. 3) 46 . L’une des statues porte sur son chitôn deux personnages affrontant des lions et, sur ses trois boucliers, des scènes issues de la mythologie grecque. La représentation du bouclier de droite, fragmentaire, comprend un personnage agenouillé face à un Centaure. Celle de gauche figure Persée, protégé par Athéna, en train de décapiter la Gorgone. La scène du bouclier central a été justement interprétée par A. Hermary comme l’image d’Ajax, fils d’Éaque et frère de Teucros, portant le corps d’Achille et le défendant contre un adversaire troyen 47 . On trouve donc, sur la statue de Golgoi comme dans l’inscription de Nicocréon, une allusion à une double ascendance. Persée et Héraklès sont des héros royaux par excellence. Outre le lien avec le monde grec qu’ils impliquent, ils renvoient à deux royautés voisines, perse et phénicienne. Le Grand Roi Xerxès, avant de marcher contre la Grèce, envoie un héraut à Argos pour exposer que son ancêtre est Persès, fils de Persée et d’Andromède, et qu’il est donc parent des Argiens 48 . Quant à Héraklès, il se confond à Chypre avec Milqart, le grand dieu-roi de Tyr. Fig. 3. Géryon de Golgoi. Metropolitan Museum of Art, New York, inv. 74.51.2591. D’après Karageorghis et al. 2000, p. 128-129, n° 193. Les rois chypriotes ont pris une part active à l’élaboration des légendes de fondation dont les sources grecques se font l’écho. Au moment où les royaumes se consolident, où se développe à Chypre une régionalisation accrue dont les productions artisanales portent témoignage, un mouvement contraire voit la création d’un répertoire royal panchypriote. Trois figures, l’une d’origine grecque (Persée), l’autre probablement d’origine phénicienne (Héraklès-Milqart), la dernière d’origine locale (Kinyras) la portent. Ce répertoire est 38 Karageorghis 1998, en particulier p. 97-102 et p. 257. Par exemple, sur une statue de la collection Cesnola : Karageorghis et al. 2000, p. 112-113, n° 176. 40 Par exemple, sur le chapiteau d’Amathonte, aujourd’hui à Berlin, où figure un cheval ailé : S. Brehme et al. 2001, p. 168-169, n° 181. 41 Karageorghis 1998, p. 84-85, n° 39. 42 Ibid., p. 87, n° 43. 43 Passim. 44 Karageorghis 1993, pl. XXVII, 1 (statuette de Pegeia). 45 Ibid., pl. XXVII, 2 (statuette de Pyrga). 46 Karageorghis 1998, p. 62-63, nos 25-26. 47 Hermary 2002, p. 277-279. 48 Hérodote, VII, 150. 39 5 repris par toutes les royautés chypriotes, quelle que soit leur « ethnie » 49 . Il y a un modèle royal chypriote, et non pas des royaumes grec, phénicien et « étéochypriote », comme les auteurs modernes, tributaires des sources classiques, l’ont trop souvent écrit. Kinyras, si présent dans les textes, est difficile à saisir dans l’iconographie. Déjà attesté chez Homère, il est la figure du roi par excellence et, qui plus est, du roi de toute l’île 50 . Il n’est donc pas étonnant que les rois chypriotes aient multiplié les références à cette époque légendaire, qui précède la guerre de Troie. Il n’est donc pas étonnant non plus de voir apparaître au IVe s., comme épiclèse d’Apollon, dans une dédicace bilingue en grec et en phénicien, l’ethnique Alasiotas 51 , qui dérive du nom du grand royaume chypriote de l’Âge du Bronze, Alashiya. 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