la rėappropriation du passė : achėens et autochtones à chypre à l

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la rėappropriation du passė : achėens et autochtones à chypre à l
S. MÜLLER CELKA et J.-C. DAVID, Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et enjeux
identitaires. 1er atelier (29 novembre 2007) : Chypre, une stratigraphie de l’identité. Rencontres scientifiques en ligne de la
Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2007.
LA RĖAPPROPRIATION DU PASSĖ : ACHĖENS ET AUTOCHTONES
À CHYPRE À L’ÂGE DU FER
Sabine FOURRIER
Chargée de recherche au CNRS (UMR 5189)
RĖSUMĖ
Dès le VIIIe siècle avant J.-C., on assiste à une profonde transformation des royaumes chypriotes et de leur
implantation territoriale : les capitales connaissent une urbanisation accrue (construction de murailles, de palais, de
sanctuaires) tandis que se développent dans les campagnes des villes secondaires et des sanctuaires dits « ruraux ».
Cette affirmation politique et culturelle — c’est à cette époque également que naissent des productions artisanales
spécifiques à chaque royaume — va de pair avec un mouvement de réappropriation d’un patrimoine, archéologique et
mythique : des sanctuaires sont installés sur les ruines de grands sites du Bronze Récent ; les rois chypriotes utilisent,
notamment dans leurs relations diplomatiques avec les cités grecques, des légendes de fondation.
Deux discours des origines (achéenne et autochtone), parfois concurrents, souvent complémentaires, sont au cœur des
stratégies identitaires des royautés chypriotes. Ils trouvent un écho dans l’historiographie contemporaine avec les lectures,
souvent radicalement opposées, qui ont été faites de la naissance et du développement des royaumes de Chypre.
L’appropriation d’un patrimoine dans le cadre d’une stratégie identitaire n’est pas un fait contemporain. Au
cours des dernières années, de nombreuses études ont, par exemple, porté sur l’utilisation des légendes de
fondation par des États hellénistiques qui, tel le royaume de Pergame, ont largement puisé dans le patrimoine
mythique grec pour bâtir des monuments généalogiques, au sens propre (ainsi sur les reliefs de l’autel 1 ) ou figuré
(dans les relations diplomatiques avec la vieille Grèce dont les inscriptions portent témoignage 2 ).
Ce domaine de recherche a été encore peu exploré pour les royaumes chypriotes de l’Âge du Fer 3 , qui
offrent pourtant une situation similaire de localisation aux marges du monde grec et d’histoire complexe de
mouvements et d’installation de populations d’origines diverses. À partir de la fin de l’époque géométrique et du
début de l’époque archaïque, la consolidation des royautés chypriotes, qui se manifeste notamment par la
monumentalisation des centres urbains (construction de sanctuaires, de murailles, de palais), par une mainmise
accrue sur les territoires (implantation de centres secondaires et de sanctuaires extra-urbains) et par la naissance
de productions artisanales différenciées 4 , suscite également une utilisation, une mise en scène, politique et
idéologique, du patrimoine. Cette volonté de réappropriation porte sur le patrimoine aussi bien matériel (des
sanctuaires sont installés sur les ruines de grands bâtiments du Bronze Récent) qu’immatériel (les rois chypriotes
font référence, dans leurs inscriptions comme dans l’iconographie, à des légendes de fondation). Deux sortes de
patrimoines sont utilisées concurremment : un patrimoine local, porté par la figure mythique de Kinyras, et un
patrimoine grec, incarné par un certain nombre de héros achéens.
Le patrimoine matériel : réappropriation de sites du Bronze Récent
1
En dernier lieu Queyrel 2005, notamment p. 104-109.
En particulier grâce à l’évocation de parentés légendaires : cf. Curty 1995 ; Jones 1999 ; Erskine 2002.
3
Cf., toutefois, les travaux d’A. Hermary 2002 et 2006.
4
Fourrier 2007a et 2007b, surtout p. 107-124.
2
1
La fin du Bronze Récent voit à Chypre l’abandon d’un certain nombre de sites et la mise en place
progressive d’une nouvelle topographie urbaine qui restera la même, dans ses grandes lignes, tout au long de
l’existence des royaumes 5 . Or, à partir du VIIIe s. av. J.-C. (fin du Chypro-Géométrique III et début du ChyproArchaïque I), les vestiges, désertés mais toujours visibles, d’un certain nombre d’établissements du IIe millénaire
sont réoccupés 6 (fig. 1).
Fig. 1. Carte de Chypre (DAO A. Flammin, Université Lyon 2-HiSoMA).
Il s’agit de vestiges urbains, souvent monumentaux, telles les murailles des villes. Dans le territoire de
Salamine, à Enkomi, des figurines de terre cuite archaïques, signalant l’existence d’un lieu de culte, ont été
recueillies dans la zone du rempart et, peut-être, à l’emplacement du sanctuaire du « dieu au lingot » de l’Âge du
Bronze 7 . À Sinda, un lot de sculptures et de terres cuites, datées du VIe au IVe s. av. J.-C., provient de la région
de la porte de la ville du Bronze Récent 8 .
Le site de Kourion s’est déplacé, au début de l’Âge du Fer, depuis la colline de Bamboula jusqu’à
l’acropole qui domine aujourd’hui la petite chapelle d’Haghios Ermogenis. Or, des terres cuites de la fin de
l’époque archaïque et de l’époque classique ont été découvertes à Bamboula, sans que la localisation précise des
trouvailles sur le site ne soit connue 9 . Au sud-ouest de Kition mais probablement dans le territoire d’Amathonte,
le matériel de l’Âge du Fer mis au jour à Kalavasos et à Maroni provient de deux grands bâtiments administratifs
construits en pierre de taille (ashlar buildings). Il est assuré, en raison de sa composition, que le dépôt de
Maroni-Vournes est votif 10 . Seuls des vases ont été recueillis à Kalavasos-Haghios Dimitrios. Certaines formes,
notamment des amphores décorées de grandes dimensions, suggèrent toutefois une fréquentation plus
vraisemblablement cultuelle que domestique des lieux 11 .
Dans le nord-ouest de l’île, à Haghia Eirini et Myrtou-Pigades, ce sont cette fois deux importants
sanctuaires du Bronze Récent qui sont réoccupés. Malgré la publication suédoise, qui privilégie l’hypothèse
d’une fréquentation continue depuis le Bronze Récent, le site d’Haghia Eirini paraît abandonné entre le tout
début de l’Âge du Fer et la fin de l’époque géométrique 12 . Ce n’est qu’à partir de l’époque archaïque qu’une
foule de terres cuites, certaines de grandes dimensions, vient peupler le sanctuaire. À Myrtou-Pigades, la
dernière phase du Bronze Récent (« période VII ») est immédiatement suivie, dans la stratigraphie du site, par
une occupation de l’Âge du Fer (« période VIII ») que caractérise un dépôt de céramique, de figurines de terre
5
Iacovou 1994 et 1999.
Pour tout ce développement, voir Fourrier 2007b, p. 122.
Ibid., p. 27-29.
8
Ibid., p. 31.
9
Young, Young 1955, p. 10 et 224.
10
Fourrier 2007b, p. 60. Le matériel de l’Âge du Fer est étudié par A. Ulbrich.
11
South 1988, p. 227 et pl. XXXIV, 3. Le matériel provient d’un puits. Je remercie A. South de m’avoir permis d’examiner ce matériel.
12
Fourrier 2007b, p. 89.
6
7
2
cuite et de sculptures en calcaire 13 . Si les limites chronologiques précises de cette réoccupation ne sont pas
certaines, elles englobent en tout cas la période archaïque, et vraisemblablement jusqu’à l’époque classique.
Peut-être deux des plus grands sanctuaires chypriotes, du Bronze Récent et de l’Âge du Fer, ceux de
Kition-Kathari et de Kouklia/Palaepaphos, connaissent-ils une réoccupation de même nature. Après son abandon
vers 1000 av. J.-C., le sanctuaire de Kition-Kathari est à nouveau fréquenté au début du Chypro-Géométrique III,
vers 850 14 . Selon V. Karageorghis, les nouveaux venus phéniciens installent alors un temple à l’intérieur de celui
du Bronze Récent, dont ils réutilisent les soubassements de murs. Si la présence d’importations phéniciennes est
indéniable dès le niveau le plus ancien (« Floor 3 »), elle reste toutefois d’importance limitée, en regard de la
prépondérance de productions chypriotes locales. De même, les représentations figurées, où domine l’image de
la « déesse aux bras levés », coiffée d’une tiare, n’ont rien de spécifiquement levantin mais s’inscrivent, au
contraire, dans une tradition chypriote bien attestée depuis le début de l’Âge du Fer. Si donc la réoccupation de
sites majeurs du Bronze Récent est un phénomène qui, comme j’essaie de le démontrer, touche l’ensemble de
l’île à partir du Chypro-Géométrique III, il n’est pas certain que Kathari représente un cas particulier, ni qu’il
faille absolument mettre en relation la reprise des lieux avec l’arrivée de colons. Le sanctuaire de Kouklia n’est
que peu publié, et la documentation manque pour se prononcer de manière aussi assurée 15 . Entre les ruines
monumentales du Bronze Récent et les masses de figurines votives, dont les plus anciennes ne paraissent pas
antérieures à la toute fin de l’époque géométrique, les témoignages font toutefois défaut pour étayer l’hypothèse
d’une fréquentation continue du sanctuaire.
Il est tentant, enfin, de rapprocher ce phénomène de réoccupation de sites du Bronze Récent de pratiques
différentes mais voisines, qui visent à intégrer des vestiges — monuments ou mobilier — dans un nouveau
paysage cultuel. Ainsi, un vase en Red Polished, sans doute prélevé dans une tombe du Bronze Ancien, a été
déposé dans les fondations de l’autel archaïque du sanctuaire d’Apollon Hylatès, à Kourion 16 . À Amathonte, le
sanctuaire d’Aphrodite est implanté, sans doute pas avant le VIIIe s., à proximité d’une tombe que sa structure
invite à dater du XIe s., et autour de laquelle des aménagements montrent qu’un culte a été pratiqué au moins
pendant l’époque archaïque 17 .
Le patrimoine immatériel : les légendes de fondation
À partir du Ve s. av. J.-C., les sources grecques font référence à des légendes de fondation concernant les
royaumes chypriotes de l’Âge du Fer. Salamine serait ainsi une fondation de Teucros, Paphos d’Agapénor,
Kourion une fondation argienne, etc. Dans la plupart des cas, les références sont doubles, à la fois achéennes et
locales : on trouve, par exemple, Agapénor et Kinyras à Paphos 18 , Teucros et Kinyras à Salamine 19 . Les textes
sont bien connus, ils ont été maintes fois commentés 20 , mais essentiellement pour documenter, ou éprouver, la
réalité d’une implantation achéenne à Chypre à la fin du Bronze Récent. Or, ces légendes ont surtout servi un
discours idéologique, élaboré par les royautés chypriotes, et que l’on peut saisir à la fois dans les textes et les
images 21 produits par et pour les rois de l’île.
On possède plusieurs inscriptions royales chypriotes, essentiellement à Paphos, qui livrent des patronymes,
mais aucun d’entre eux ne renvoie clairement à un héros achéen 22 . De même, un certain nombre d’appartenances
locales sont attestées dans des graffites de mercenaires à Karnak, avec des dérivations vraisemblablement à partir
de noms héroïques, mais aucun de ces noms n’est sûrement identifiable avec celui d’un héros fondateur 23 . Seule
exception, le nom de Teucros est porté à Salamine par un personnage autrement inconnu, mais
vraisemblablement proche de la famille royale 24 .
En revanche, les rois chypriotes font parfois explicitement référence à leur origine héroïque. Sur la base de
sa statue, érigée dans le sanctuaire de la Paphienne à Lédra et découverte à Nicosie, dans le Bédestan, Nicoclès,
roi de Paphos, se déclare descendant de Kinyras 25 . Il est remarquable que Nicoclès choisisse, dans cette
inscription, d’évoquer sa seule ascendance locale, en citant Kinyras, et non l’origine achéenne de la ville. Le
13
Ibid., p. 92.
Karageorghis 2005 ; cf. le chapitre d’O. Callot, consacré à l’architecture des temples « phéniciens », ibid., p. 7-102.
On se reportera, en attendant, au guide récemment publié : Maier 2004, p. 39-46.
16
Buitron-Oliver 1996, fig. 45, A1.
17
Fourrier, Hermary 2006, p. 16-21.
18
Pour Kinyras, cf. Baurain 1980.
19
Selon Pausanias, I, 3, 2, qui décrit la statue d’Évagoras érigée à côté de celle de Conon dans le portique royal d’Athènes, le roi chypriote
descendait de Teucros et de la fille de Kinyras.
20
Gjerstad 1944 ; Fortin 1980. Pour une critique de cette démarche, cf. Maier 1986.
21
Pour l’iconographie monétaire, cf. Hermary 2002 et 2006.
22
Pour les patronymiques, cf. Masson, Mitford 1986, p. 31-25 et Egetmeyer 2001, avec la bibliographie antérieure.
23
Masson 1981. L’interprétation comme phylétiques, phratriques ou démotiques et due à Heubeck 1976.
24
Il apparaît aux côtés du roi Nicocréon, fils du roi Pnytagoras, sur la liste des théorodoques des concours néméens (SEG XXXVI, 331 ;
Miller 1988).
25
SEG XX, 114.
14
15
3
contexte offre un premier élément de réponse : la statue est érigée dans un sanctuaire de la Paphienne. Or, les
rois de Paphos sont prêtres de la wanassa et le lien entre Kinyras et la Wanassa paphienne est souligné par
l’existence, seulement à partir de l’époque hellénistique toutefois, de Kinyrades, chargés de son culte, ainsi que
d’un archos des Kinyrades 26 . Mais c’est aussi une façon habile pour Nicoclès de se poser en nouveau fondateur,
lui le créateur de la nouvelle Paphos, et en digne successeur du premier héros civilisateur de l’île 27 . Parmi les
ascendances possibles, Nicoclès en choisit une, celle qui sert le mieux sa volonté d’affichage idéologique. Il
faudrait d’ailleurs reprendre le dossier des cultes paphiens dans le centre de l’île. Le théonyme « Paphia » ou
l’épiclèse déesse « paphienne », qui ne sont pas attestés à Paphos même dans les inscriptions syllabiques, le sont
dans des inscriptions découvertes à Golgoi et surtout à Chytroi 28 . Sur ce dernier site, les textes sont gravés sur
des bassins ou des coffrets de pierre, pratique qui est surtout connue dans le grand sanctuaire extra-urbain de la
chôra paphienne, Rantidi, et guère hors des limites du royaume. Deux autres inscriptions de Chytroi sont des
dédicaces à Hylatès 29 , autre grand dieu de Paphos, dont le culte a été sinon instauré, du moins promu, par
Nicoclès 30 . En se disant Kinyrade, le roi de Paphos souligne ainsi ses liens avec la grande déesse et se pose à
tout le moins en protecteur du sanctuaire de Lédra.
Si Nicoclès choisit parmi des ascendances possibles, son contemporain Nicocréon, dernier roi de Salamine,
préfère, dans une inscription découverte à Argos, afficher deux origines légendaires concurrentes. À cette
époque, qui voit l’essor des relations diplomatiques entre la vieille Grèce et Chypre — les rois chypriotes se
montrant volontiers bienfaiteurs des cités et des sanctuaires panhelléniques —, Nicocréon reçoit une statue à
Argos pour avoir offert du bronze. Dans le texte, poétique, que porte la base, toute une généalogie mythique se
trouve exposée.
« Ma mère-patrie (matropolis) est la terre de Pélops, Argos des Pélasges ; mon père est Pnytagoras,
descendant d’Éaque ; je suis Nicocréon ; Chypre, terre entourée des flots, m’a nourri, moi le roi issu
d’ancêtres tout divins ; les Argiens m’ont honoré pour le bronze que j’ai envoyé en prix pour les Jeunes à
la fête en l’honneur d’Héra. » 31 .
Le terme utilisé (matropolis) renvoie au vocabulaire grec de la colonisation et pose une filiation directe
entre le roi et l’Argolide. De fait, les rois chypriotes reprennent dans un cadre personnel, celui de leur dynastie,
le vocabulaire qui est celui des relations diplomatiques entre cités grecques. Il est d’ailleurs remarquable que
l’inscription évoque seulement Chypre, et non pas Salamine : l’affirmation d’une identité insulaire, quelles que
soient les appartenances locales, est nette dans le corpus épigraphique de l’île à l’Âge du Fer 32 . Mais autant on
comprend la référence à Éaque, père de Télamon et lui-même père de Teucros, fondateur de Salamine 33 , autant
la référence à Argos paraît à première vue étonnante. À chypre, la tradition fait de Kourion, et non pas de
Salamine, une fondation argienne 34 . Cette référence est d’autant plus piquante si on la met en regard du passage
bien connu des Suppliantes d’Eschyle (v. 277-290), dans lequel le roi d’Argos, Pélasgos, a bien du mal à croire à
l’origine argienne des Danaïdes et leur fait remarquer qu’elles ressemblent plutôt à des Libyennes, des « femmes
du Nil », ou encore des Chypriotes. Ch. Kritzas, tout en reconnaissant que cette volonté d’établir des liens de
parenté entre Salamine et Argos entraîne quelques entorses à la tradition mythique, propose une construction
érudite 35 : Nicocréon descend de Teucros, fils de Télamon et petit-fils d’Ajax le Sage, roi et fils (par Zeus)
d’Égine ; or, le roi Phidon d’Argos posséda un temps Égine… Le lien paraît ténu, et je verrais plutôt, dans cette
allusion à Argos, une référence au héros Persée, figure du roi par excellence, qui occupe une place de premier
plan dans l’iconographie royale chypriote, et pas seulement à Salamine 36 . Le message que fait figurer Nicocréon
sur la base de sa statue fait ainsi référence à une double ascendance légendaire grecque. Il s’inscrit dans une
dynastie, celle des rois de Salamine, et se pose en parent de la cité dont il est le bienfaiteur. L’existence de
plusieurs généalogies n’a rien d’exceptionnel, les exemples ne manquent pas pour l’époque hellénistique 37 . Et
26
Baurain 1980. On remarquera toutefois que ces mentions sont toutes postérieures à l’époque des royaumes, ce qui semble confirmer
l’hypothèse d’une « cristallisation » tardive des Kinyrades à Paphos (ibid., p. 307). Peut-être Nicoclès n’est-il pas étranger à cette
appropriation paphienne du grand roi légendaire de Chypre.
27
Cayla 2005.
28
Karageorghis J. 1997, p. 112-114.
29
Masson 1983, p. 264-265, nos 250 et 250a.
30
Cayla 2005.
31
IG IV, 583. La traduction est celle de Chavane, Yon 1978, p. 147, n° 309. Pour ce texte, cf. également Kritzas 1997, p. 316-318.
32
Fourrier 2006.
33
Cette origine est mentionnée par Isocrate, Évagoras, 12-18.
34
Hérodote, V, 113 ; Gjerstad 1944, p. 110. L’épiclèse Perseutès est attestée dans des inscriptions de Kourion : en dernier lieu, Cayla 1995,
p. 230-231.
35
Kritzas 1997, p. 316-318.
36
Selon une tradition rapportée seulement par Nonnos (Dionysiaques XIII, v. 461-463), Salamine aurait été « la ville de Persée, fondateur de
la race ».
37
Curty 1995, p. 245-253.
4
surtout, ces généalogies, si elles sont concurrentes, ne se contredisent pas. Le fait de les citer, de les graver, leur
donne une valeur performative.
Si Persée n’apparaît qu’en filigrane dans l’inscription de Nicocréon, il
est bien attesté sur des objets ou des monuments appartenant à l’élite
chypriote, dès l’époque archaïque 38 . Le sarcophage de Golgoi est décoré, sur
les deux grands côtés, de scènes d’activités royales (chasse, banquet) et, sur
l’un des petits côtés, de la représentation de Persée après la décapitation de la
Gorgone, du cou de laquelle naissent Pégase et Chrysaor (fig. 2). Beaucoup de
statues royales de type égyptisant, coiffées de la double couronne, portent sur
leur pagne le masque de la Gorgone, au lieu des seuls uraei attendus 39 . On
retrouve Persée, ou des personnages qui lui sont associés, sur d’autres
monuments de type royal, comme les chapiteaux hathoriques 40 . La figure de
Persée se confond souvent avec celle d’un autre héros voyageur, Héraklès.
C’est fréquemment le cas sur les sceaux. Héraklès est ainsi souvent associé à
la Gorgone, qui maîtrise, comme lui, des lions 41 . Sur d’autres représentations,
Persée reçoit les attributs d’Héraklès, comme sur un scarabée du Musée de
Fig. 2. Sarcophage de Golgoi.
Chypre où le héros, vêtu de la dépouille léonine et armé d’un arc, décapite la
Metropolitan Museum of Art,
Gorgone 42 . Plutôt qu’à une confusion involontaire, due à la popularité de la
New York, inv. 74.51.2451.
figure d’Héraklès dans l’île 43 , il me semble que ces images tissent un réseau
D’après Karageorghis et al. 2000,
p. 204-205, n° 331.
iconographique cohérent, qu’elles fondent un répertoire mythologique royal.
Certaines figures, comme Géryon, fils de Chrysaor, tué par Héraklès,
permettent une double allusion aux deux héros. Géryon est représenté en
terre cuite, dans la région de Paphos 44 , comme dans celle d’Idalion 45 . Il est
également connu en pierre, à Golgoi (fig. 3) 46 . L’une des statues porte sur
son chitôn deux personnages affrontant des lions et, sur ses trois boucliers,
des scènes issues de la mythologie grecque. La représentation du bouclier de
droite, fragmentaire, comprend un personnage agenouillé face à un Centaure.
Celle de gauche figure Persée, protégé par Athéna, en train de décapiter la
Gorgone. La scène du bouclier central a été justement interprétée par
A. Hermary comme l’image d’Ajax, fils d’Éaque et frère de Teucros, portant
le corps d’Achille et le défendant contre un adversaire troyen 47 . On trouve
donc, sur la statue de Golgoi comme dans l’inscription de Nicocréon, une
allusion à une double ascendance. Persée et Héraklès sont des héros royaux
par excellence. Outre le lien avec le monde grec qu’ils impliquent, ils
renvoient à deux royautés voisines, perse et phénicienne. Le Grand Roi
Xerxès, avant de marcher contre la Grèce, envoie un héraut à Argos pour
exposer que son ancêtre est Persès, fils de Persée et d’Andromède, et qu’il
est donc parent des Argiens 48 . Quant à Héraklès, il se confond à Chypre avec
Milqart, le grand dieu-roi de Tyr.
Fig. 3. Géryon de Golgoi. Metropolitan
Museum of Art, New York, inv.
74.51.2591. D’après Karageorghis et al.
2000, p. 128-129, n° 193.
Les rois chypriotes ont pris une part active à l’élaboration des légendes de fondation dont les sources
grecques se font l’écho. Au moment où les royaumes se consolident, où se développe à Chypre une
régionalisation accrue dont les productions artisanales portent témoignage, un mouvement contraire voit la
création d’un répertoire royal panchypriote. Trois figures, l’une d’origine grecque (Persée), l’autre probablement
d’origine phénicienne (Héraklès-Milqart), la dernière d’origine locale (Kinyras) la portent. Ce répertoire est
38
Karageorghis 1998, en particulier p. 97-102 et p. 257.
Par exemple, sur une statue de la collection Cesnola : Karageorghis et al. 2000, p. 112-113, n° 176.
40
Par exemple, sur le chapiteau d’Amathonte, aujourd’hui à Berlin, où figure un cheval ailé : S. Brehme et al. 2001, p. 168-169, n° 181.
41
Karageorghis 1998, p. 84-85, n° 39.
42
Ibid., p. 87, n° 43.
43
Passim.
44
Karageorghis 1993, pl. XXVII, 1 (statuette de Pegeia).
45
Ibid., pl. XXVII, 2 (statuette de Pyrga).
46
Karageorghis 1998, p. 62-63, nos 25-26.
47
Hermary 2002, p. 277-279.
48
Hérodote, VII, 150.
39
5
repris par toutes les royautés chypriotes, quelle que soit leur « ethnie » 49 . Il y a un modèle royal chypriote, et non
pas des royaumes grec, phénicien et « étéochypriote », comme les auteurs modernes, tributaires des sources
classiques, l’ont trop souvent écrit.
Kinyras, si présent dans les textes, est difficile à saisir dans l’iconographie. Déjà attesté chez Homère, il est
la figure du roi par excellence et, qui plus est, du roi de toute l’île 50 . Il n’est donc pas étonnant que les rois
chypriotes aient multiplié les références à cette époque légendaire, qui précède la guerre de Troie. Il n’est donc
pas étonnant non plus de voir apparaître au IVe s., comme épiclèse d’Apollon, dans une dédicace bilingue en
grec et en phénicien, l’ethnique Alasiotas 51 , qui dérive du nom du grand royaume chypriote de l’Âge du Bronze,
Alashiya. C’est là une façon de faire référence à un patrimoine glorieux dont les rois chypriotes, hellénophones,
phénicophones ou « autochtones », pouvaient se prétendre héritiers.
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Persée est représenté sur un scarabée d’Amathonte (Karageorghis 1998, p. 97-98, n° 56). On notera, par ailleurs, que Persée et Héraklès se
confondent, dans le royaume « étéochypriote » avec Bès qui, comme Héraklès, maîtrise les lions et qui est figuré, comme la Gorgone, avec
un masque léonin.
50
Baurain 1980.
51
Masson 1983, p. 226-228, n° 216.
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