L`homme qui mangeait la mort, Borislav Pekic, Editions Agone

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L`homme qui mangeait la mort, Borislav Pekic, Editions Agone
Newsletter des Livres n° 68 – Fondation Jean-Jaurès – Mars 2006
L’homme qui mangeait la mort, Borislav Pekic, Editions Agone
La mort dans ses petits papiers
Par Marc Villemain
J
e me suis souvenu, en lisant « L’homme qui mangeait la mort », d’une nouvelle de
Rachid Mimouni, « Le manifestant », où l’on voyait un homme défiler dans les rues
d’Alger, seul, brandissant au-dessus de sa tête un écriteau sur lequel il avait écrit Vive le
Président !, ne rencontrant sur son passage que l’indifférence, puis l’incrédulité, enfin
l’incompréhension des autorités, au point qu’elles le condamnèrent à mort : l’absurde
administratif ne sait que faire d’un civisme aussi étrangement revendiqué*. Cette dimension à
la fois moderne et ancestrale de l’absurde n’est pas le seul point commun entre Rachid
Mimouni et Borislav Pekic : outre qu’ils connurent l’un et l’autre les foudres de leur société
(une condamnation à mort fut placardée dans la mosquée à quelques centaines de mètres à
peine du domicile de Rachid Mimouni), tous deux cultivaient un savoir-faire inégalé dans la
fabrication de fables aux dimensions anthropologiques et politiques très élaborées. Peu connu
en France, Borislav Pekic est pourtant l’une des plus grandes figures de la littérature
yougoslave. Disparu en 1992, il nous a laissé un grand œuvre, « La Toison d’Or »,
phénoménale saga qui relate sur sept tomes huit siècles d’histoire des Balkans. De lui,
l’écrivain serbe Borislav Mihailovic Mihiz a dit qu’il était comme « un homme fiché sur le pal
de l’histoire ». Le propos est d’autant plus juste que ladite histoire n’aura rien épargné à
Pekic, qui purgera à partir de 1948 cinq années en prison – condamné à quinze années en
1948 pour activisme démocratique. Sans doute cette expérience n’est-elle pas étrangère à ce
qui va enfanter ce court récit inspiré des heures les plus noires de la Terreur.
Le personnage central, Jean-Louis Popier, dont on ne sait pas au fond s’il est le fruit de
l’imagination de l’auteur ou la survivance incarnée de quelque témoignage de la tradition
orale, officie comme greffier au tribunal institué par la Révolution française. Au rythme où
vont les choses et où tombent les condamnations (toute révolution charrie son lot,
généralement grossissant, de déviationnistes), le brave greffier Popier, citoyen à l’apathie
assez exemplaire, se retrouve rapidement débordé par sa charge. Tant et si bien qu’il commet
une maladresse qui le contraint, s’il veut échapper au contrôle de sa hiérarchie, à faire
disparaître un acte de condamnation. Et quoi de plus efficace pour faire disparaître ledit acte
que de l’ingurgiter aussi sec, laissant ainsi la promesse de mort se dissoudre au fond
d’entrailles que nul n’aura jamais idée de venir fouiller ? Ce faisant, un éclair de génie lucide
traverse la sourcilleuse et très réglementaire conscience du brave Popier, lequel réalise du
coup qu’engloutir un tel acte entraîne irrémédiablement le salut d’un condamné. Qu’à cela ne
tienne, le brave et désormais conscient Popier n’aura de cesse, chaque jour, de manger la
mort, et d’épargner la guillotine à un congénère supplémentaire. Jusque-là d’ailleurs, le
rigoureux gratte-papier n’avait jamais vu de guillotine : après tout, sa mission s’arrêtait aux
marges du grand registre où il consignait les condamnations. Difficile, au passage, de ne pas
songer à la banalité de ce mal dont Hannah Arendt fit l'herméneutique en d’autres
circonstances. La pratique quotidienne et routinière d’une fonction sociale légale, voire
valorisante aux yeux de ses contemporains immédiats, induit des mécanismes réflexes qui
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La ceinture de l’ogresse, Rachid Mimouni, éditions Seghers, 1990.
confinent l’individu dans l’impression de sa normalité – fût-elle parfaitement abjecte. Et
aujourd’hui encore, l’on condamne à des peines parfois très lourdes sur la base d’assertions et
dans des perspectives qui ne sont pas toujours fécondées par la raison.
Pekic ne cherche nullement à ménager un mauvais suspens. La fable n’est édifiante que parce
qu’elle nous empêche de sombrer dans l’excitation du voyeur et que, dès le départ, il est clair
que le brave greffier Popier devra rejoindre à son tour la cohorte des déchus de la Révolution :
ce n’était pas là une possibilité pour le scénario, mais sa seule conclusion disponible. Car la
grande histoire a quelque chose d’une machine infernale ; et tout spécialement lorsqu’elle se
veut révolutionnaire. « La méfiance, le soupçon et la peur – sentiment indissociables de la
vigilance révolutionnaire » sont à la fois le terreau et le fruit de la révolution. Étrangement,
paradoxalement peut-être, la politique révolutionnaire (et donc contre-révolutionnaire, la
contre-révolution ne visant au fond qu’à faire la révolution contre la révolution) n’exige pas
l’engagement des citoyens, ni même, à l’extrême, leur approbation, mais leur simple
effacement ; elle ne leur dénie pas nécessairement le droit à exister pleinement, mais les
contraint à une sorte d’invisibilité sociale, d’inexistence singulière. Pekic écrit à propos du
brave greffier Popier qu’il serait vain de lui chercher des « signes particuliers. S’il en avait
eu, il aurait été sur la paille de la Conciergerie et non assis derrière un bureau du greffe du
Tribunal révolutionnaire ». C’est tout le mystère des révolutions – qu’elles aillent de l’avant
ou qu’elles marchent à reculons – : elles donnent corps à des individus compulsifs qui se
révèlent à eux-mêmes en se laissant entraîner là où ils ne pensaient pas vouloir aller.
Naturellement, le piquant de la fable est que la Révolution va ici se heurter à l’un des ses
agents les plus irréprochables. La résistance ne viendra pas d’individus héroïques extérieurs
au système, mais de l’être le plus docile, le moins soupçonnable, le plus indifférent à ce qui se
trame. Nonobstant les apparences, et n’était la chute finale, il pourrait donc bien s’agir d’une
fable optimiste, le contrôle social total se révélant impraticable : le plus policier des systèmes
viendra peut-être à bout de l’homme, jamais de l’imprévisibilité humaine. Ici, l’individu
devient malgré tout, et surtout malgré lui, le meilleur agent corrupteur, l’imprédictible grain
de sable qui s’ingéniera à gripper les rouages. Pourquoi ? Par accident. Que la prise de
conscience de ce hasard qui entraîna l’accident, puis la compassion qu’il fera naître chez notre
agent corrupteur, se manifestent ensuite comme des principes politiques ou civiques ne
changent rien à l’affaire : au départ, rien ne disposait le brave greffier Popier à vouloir
renverser, ne serait-ce qu’interrompre, l’ordre des choses. Il aura fallu que l’imprévisible lui
mette la puce à l’oreille.
Comment se forge-t-on une conscience en ce monde ? La réponse de Borislav Pekic est pleine
d’une richesse métaphorique et anthropologique peu commune : par le hasard. La conscience
de soi et du monde peut nous tomber dessus comme le ciel sur la tête ; elle peut tout aussi
bien loger dans la petitesse des choses ordinaires que dans la brutalité des actes sociaux,
s’apparenter à une révélation dans le désert autant qu’à un accident de parcours dans la
paisible linéarité des jours. Dès lors entrevoyons-nous, fût-ce faiblement, ce qui demeure
vivant une fois que la société a érigé ses miradors : l’aspiration à la liberté.
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