Version française - Médecins Sans Frontières

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Version française - Médecins Sans Frontières
Recherche médicale en panne
pour les maladies des plus pauvres
Campagne pour l’accès aux médicaments essentiels
(CAME)
Rapport publié par Médecins Sans Frontières en septembre 2001
Document en provenance du site internet de Médecins Sans Frontières
http://www.msf.fr
Tous droits de reproduction et/ou de diffusion, totale ou partielle, sous quelque forme que ce soit,
réservés pour tous pays, sauf autorisation préalable et écrite de l’auteur et/ou de Médecins Sans
Frontières et/ou de la publication d’origine. Toute mise en réseau, même partielle, interdite.
Recherche Médicale en Panne
Pour les maladies des plus pauvres
À propos de cette publication :
Comité de rédaction : Bernard Pécoul,
James Orbinski, Els Torreele
Editeurs : Daniel Berman, Suerie Moon
Editeur responsable : Anastasia Warpinski
Rédaction et recherche : Diana Smith et Laurence Binet,
Laure Bonnevie, Laura Hakokongas, Jennifer Meybaum
Remerciements : Rachel Cohen, Phil Clarke, Yves Champey, Pierre Chirac,
Tido von Schoen-Angerer, Ellen ‘t Hoen, Kris Torgeson, Patrice Trouiller, Dyann Wirth
Conception : European Service Network, Bruxelles, Belgique
Impression : Editions Européennes, Bruxelles, Belgique
Recherche Médicale en Panne
Pour les maladies des plus pauvres
MSF Campagne pour l’Accès aux Médicaments Essentiels
Rue du Lac 12
CP 6090 – CH-1211 Genève 6
Suisse
41-22-849-8405 (téléphone)
41-22-849-8404 (télécopie)
www.accessmed-msf.org OU www.msf.org
Publié en septembre 2001 par les responsables de la Campagne pour l’Accès aux Médicaments Essentiels de Médecins Sans Frontières et
le Groupe de Travail sur les Médicaments pour les Maladies Négligées
4
Les auteurs
La Campagne pour l’Accès
aux Médicaments Essentiels
de Médecins Sans Frontières
Médecins Sans Frontières (MSF) est une organisation humanitaire médicale indépendante dont l’objectif est d’apporter une
aide médicale aux personnes dans le besoin, sans aucune discrimination de race, de religion, d’opinion politique ou de sexe, et
de sensibiliser le public à la détresse des personnes qu’elle aide.
Depuis plusieurs années, les volontaires de MSF, présents dans
plus de 80 pays de par le monde, se retrouvent sans aucune
option de traitement valable parce que les seuls médicaments
disponibles sont archaïques, inefficaces ou toxiques. Pour sortir
de cet état d’urgence chronique, MSF a lancé la Campagne pour
l’Accès aux Médicaments Essentiels en 1999.
Cette Campagne compte déjà un certain nombre de succès à son
actif. Elle a notamment permis de sensibiliser le public et les
décideurs aux difficultés d’accès aux médicaments, de contribuer
à une baisse considérable des prix des médicaments antirétroviraux pour le traitement du SIDA, de constituer une réserve de
médicaments de seconde ligne à prix réduit pour la tuberculose
multirésistante et de relancer la production à long terme de quatre médicaments contre la maladie du sommeil. La Campagne a
aussi contribué à faire du problème de l’accès aux médicaments
essentiels une préoccupation internationale.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
Le Groupe de Travail sur
les Médicaments pour
les Maladies Négligées
En octobre 1999, un groupe de scientifiques et de professionnels
de la santé, ainsi que des représentants d’organisations non
gouvernementales, de l’industrie pharmaceutique, des gouvernements des pays en voie de développement et d’organisations internationales se sont réunis à Paris. Deux thèmes figuraient à l’ordre
du jour de cette réunion : stimuler le développement de médicaments pour les maladies négligées et en garantir la disponibilité.
Cette rencontre était organisée sur l’initiative de Médecins Sans
Frontières, de l’Organisation Mondiale de la Santé et de la
Rockefeller Foundation.
Suite à cette réunion, un Groupe de Travail sur les Médicaments
pour les Maladies Négligées (Drugs for Neglected Diseases (DND)
Working Group) a été constitué afin de poursuivre le travail entamé lors de cette conférence en proposant de nouvelles pistes pour
relancer la Recherche et le Développement (R&D) de médicaments pour les maladies négligées. Ce groupe, indépendant et
pluridisciplinaire, réunit des chercheurs, des professionnels du
développement de médicaments et des experts de la réglementation issus des secteurs public et privé des pays développés et en
développement.
Dans l’énoncé de ses objectifs, ce Groupe affirme qu’ “il est de la
responsabilité de la société de remédier à cet échec en matière de
santé publique, et de chercher de nouvelles stratégies créatives
pour résoudre ce problème… Les solutions et recommandations
doivent être durables, financièrement abordables, basées sur les
besoins et elles doivent permettre un apport et une implication
active des pays en développement.”
Le Groupe de travail a étudié les causes de la crise de la R&D et
a proposé des solutions. Il a aussi plaidé en faveur d’un engagement actif et d’un soutien financier des gouvernements, des
entreprises privées, des fondations et organisations internationales pour compenser l’incapacité du marché à stimuler la production de médicaments pour les maladies négligées. Il travaille en
priorité sur les maladies les plus négligées, telles que la maladie
du sommeil et la leishmaniose, sans oublier les maladies négligées qui bénéficient déjà d’un certain regain d’attention, telles
que la tuberculose et le paludisme. Des liens étroits ont été établis avec d’autres institutions telles que le Programme spécial de
recherche et de formation sur les maladies tropicales (TDR),
basé à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), et la Global
Alliance for Tuberculosis Drug Development (GATB).
La stratégie du Groupe de Travail sur les Médicaments pour les
Maladies Négligées consiste entre autre à financer et à gérer des
projets pilotes de développement de médicaments. Le Groupe de
travail et le TDR travaillent ensemble sur plusieurs projets de
développement de médicaments qui jusque là n’avaient pu être
menés à terme faute d’argent et de ressources humaines. Ces
projets pilotes sont financés en partie par MSF et seront gérés
par des professionnels du développement de médicaments.
5
© Alexandr Glyadyelov
Sommaire
Résumé
Page 8
Les laissés-pour-compte de la Révolution sanitaire
Page 10
Une recherche privée bien discriminante
Page 16
Les pouvoirs publics aux abonnés absents
Page 20
Des initiatives publiques bien frileuses en regard des enjeux
Page 24
Sortir de l’impasse : quelques pistes
Page 28
Figure 1A.
Déséquilibre entre le nombre de médicaments développés pour
les maladies tropicales et la tuberculose et le nombre de
médicaments développés pour les maladies cardiovasculaires.
Page 10
Figure 1B.
Marché pharmaceutique : quand l’offre ne rencontre pas la demande.
Page 11
Figure 1C.
Résultats de l’enquête menée par MSF et l’Université de Harvard
auprès des 20 plus grandes compagnies pharmaceutiques sur leurs
activités récentes de R&D de médicaments pour les maladies négligées.
Page 12
Figure 2A.
Population et marché pharmaceutique mondial par régions
Page 16
Figure 2B.
De la recherche à la mise sur le marché :
un parcours semé d’embûches
Page 18
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
Liste des figures et graphiques
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
6
Un volontaire de MSF aux
côtés d’un garçon atteint de la
maladie de Chagas près de la
ville de Yoro, dans le centre du
Honduras. Aucun des médicaments existants n’est suffisamment efficace pour traiter les
malades chroniques, enfants
et adultes.
© Juan Carlos Tomasi
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
7
8
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
R
ésumé
| Une grande partie de la population mondiale n’a pas profité de la
véritable révolution sanitaire qui s’est opérée ces 30 dernières années,
révolution qui a pourtant permis d’importantes avancées en matière
d’espérance de vie ainsi que des progrès médicaux sans précédent.
| Alors que 80% de la population mondiale vit dans les pays en
développement, ceux-ci ne représentent que 20% des ventes
mondiales de médicaments. Pour ces populations, le déséquilibre entre les besoins et la disponibilité des médicaments est fatal.
Ce rapport tente d’explorer une des causes de cette terrible réalité :
l’insuffisance de la R&D de médicaments destinés à traiter les
maladies des pauvres.
| En 30 années de travail, MSF a été un témoin direct du coût
humain du manque de médicaments pour les maladies infectieuses. Jusqu’à récemment, les patients souffrant de la maladie
du sommeil n’avaient pas d’autre choix qu’un traitement douloureux à base d’arsenic faute de médicament plus efficace, et ce
alors que la maladie touche 500.000 personnes et en menace 60
millions de plus en Afrique. La maladie de Chagas menace un
quart de la population de l’Amérique Latine, et aucun des médicaments existants n’est suffisamment efficace pour traiter les
malades chroniques, enfants et adultes. Il devrait pourtant être
possible de réduire la souffrance humaine causée par ces maladies infectieuses : les milliards de dollars consacrés à la R&D en
matière de santé devraient permettre de développer des traitements efficaces pour ces maladies. Or, très peu de nouveaux
médicaments permettant de soigner les maladies courantes dans
les pays en développement ont été mis sur le marché au cours de
ces dernières années, simplement parce que très peu de R&D est
menée dans ce domaine.
| En 1999, MSF a réuni un groupe international d’experts de la
santé pour étudier l’état actuel de la R&D de médicaments pour
les maladies qui touchent les populations des pays en développement. Ce groupe indépendant, appelé Groupe de travail sur les
Médicaments pour les Maladies Négligées (Drugs for Neglected
Diseases Working Group), a mené depuis lors une analyse de la
situation et fait des recommandations pour la faire évoluer.
| Lorsque pour des maladies données, il n’existe aucun traitement
ou que les traitements qui existent sont inadéquats, on parle de
maladies “négligées”, voire dans certains cas de maladies “les plus
négligées”. Cet état d’abandon est la conséquence directe de l’échec du marché et de l’indifférence des pouvoirs publics. Des
stratégies doivent donc être élaborées pour répondre de manière
spécifique aux maladies négligées et les plus négligées.
| Au printemps 2001, une enquête sur les récentes activités en
matière de développement de médicaments des 20 compagnies
pharmaceutiques les plus florissantes du monde a révélé l’existence de quelques projets de R&D sur les maladies négligées,
mais a surtout montré la faiblesse des investissements privés
dans ce domaine. Aucun médicament permettant de traiter l’une
ou l’autre des maladies les plus négligées mentionnées dans le
questionnaire d’enquête n’a été commercialisé au cours de ces
cinq dernières années par les compagnies ayant participé à l’enquête.
| Le Groupe de travail sur les Médicaments pour les Maladies
Négligées s’est aussi penché sur la défaillance du secteur public
à orienter le développement de médicaments selon une approche basée sur les besoins. La recherche fondamentale menant à
la découverte des mécanismes qui permettent la mise au point
de molécules – et donc potentiellement à des médicaments – a
pratiquement toujours été financée par le secteur public.
Cependant, comme la classe politique répond tout naturellement aux besoins de son électorat et que la richesse se concentre dans les pays industrialisés, les budgets pour la recherche
sont avant tout consacrés à des maladies affectant surtout ces
mêmes électeurs. Une part des budgets publics a bien été
consacrée à des maladies des pays en développement mais les
sommes concernées sont cependant bien dérisoires en regard du
montant total consacré au développement de médicaments. Il
est vrai que des organisations philanthropiques ont tenté au
cours de ces dernières années de combler le fossé, mais cet
effort est insuffisant et ne peut ni ne doit remplacer le soutien
public.
| Nous évoquons également dans ce rapport des initiatives et
politiques récentes visant à corriger ce déséquilibre dans le
domaine de la R&D. Des partenariats entre les secteurs public et
privé ont permis de mobiliser le savoir-faire de chacun de ces
deux secteurs pour certaines maladies. Force est toutefois de
constater qu’à ce jour, aucun de ces partenariats n’a développé
une stratégie adéquate permettant d’aboutir au développement
de médicaments pour les maladies les plus négligées.
| Enfin, nous formulons quelques recommandations pour l’avenir. Parmi celles-ci, nous demandons qu’un agenda de recherche
bien défini et basé sur les besoins soit établi au niveau mondial ;
que les gouvernements assument leur responsabilité et s’impliquent directement et de manière proactive dans la recherche de
solutions ; que la recherche sur les maladies négligées et les plus
négligées bénéficie d’un financement accru ; et que la création
d’une initiative à but non lucratif comme un moyen possible de
répondre au manque de R&D sur les maladies les plus négligées
soit envisagée et étudiée.
9
Un jeune patient atteint de
la maladie du sommeil en
traitement dans le dispensaire
MSF d’Omugo en Ouganda.
Cette maladie grave, mortelle
sans traitement touche jusqu’à
500.000 personnes et en menace 60 millions de plus, principalement en Afrique sub-saharienne. Les médicaments disponibles pour traiter la maladie du
sommeil sont archaïques,
toxiques ou difficiles à administrer.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
© Tom Stoddart / IPG
10
L
es laissés-pour-compte de la
Révolution sanitaire
| Ces 30 dernières années ont été le témoin de transformations sans
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
Ces maladies affectent surtout les populations pauvres et représenprécédent dans la situation sanitaire mondiale. L’espérance de vie
tent 12% de la charge mondiale de morbidité. En revanche, ce sont
dans le monde, par exemple, augmente en moyenne de quatre mois
179 nouveaux médicaments qui ont été développés pour les malapar an.1 Ces bons résultats ne doivent cependant pas occulter le fait
dies cardiovasculaires, qui représentent 11% de la charge mondiale
de morbidité (Figure 1A).
que tous les êtres humains n’ont pas bénéficié de la même manière
| On pourrait croire que la recherche médicale se concentre sur les
de cette “Révolution sanitaire mondiale”. Chaque année, des
maladies où les besoins sont les plus criants. La réalité est pourtant
millions de personnes continuent à mourir de maladies que l’on peut
tout autre : trop peu d’argent est en fait investi dans la recherche
prévenir et traiter. Les maladies infectieuses ont tué 14 millions de
qui s’intéresse spécifiquement aux besoins des populations les plus
personnes dans le monde en 1999, principalement dans les pays en
pauvres.
développement.2 L’absence de
Ainsi, seulement 10% de la
R&D de médicaments pour traiter
recherche médicale menée à l’éles maladies des pauvres en est
chelle de la planète est consacrée
l’une des causes.
aux affections qui représentent
| Il existe un lien étroit entre la
90% de la charge mondiale de
pauvreté et la santé. Être malade a
morbidité; c’est ce qu’il est convedes conséquences beaucoup plus
nu d’appeler le déséquilibre
graves dans les pays à revenu fai10/90.7
ble ou intermédiaire, en particuLa différence entre le nombre de nouveaux médicaments dévelier s’il s’agit d’une maladie infec| Le développement de nouveaux
loppés entre 1975 et 1999 pour les maladies tropicales et la
tieuse. Ainsi, les populations qui
médicaments dépend quasi exclutuberculose et le nombre de nouveaux médicaments développés
pour les maladies cardiovasculaires est énorme. Et cela bien que
vivent dans la pauvreté absolue
sivement d’un secteur pharmala charge de morbidité soit à peu près équivalente pour ces deux
(avec un revenu inférieur à un dolceutique multinational de plus en
groupes de maladies.
Figure 1A
lar par jour) ont cinq fois plus de
plus concurrentiel et sujet à des
risques de mourir avant l’âge de
fusions de plus en plus nombreucinq ans, et deux fois et demi plus de risques de mourir entre 15 et
ses. De fait, le développement de nouveaux médicaments est entiè59 ans.3 Les maladies infectieuses et parasitaires représentent 25%
rement tributaire des forces du marché. Actuellement, c’est surtout
le pouvoir d’achat des clients potentiels qui détermine les programde la charge de morbidité dans les pays à revenu faible ou intermémes et priorités de recherche, en conséquence de quoi les besoins
diaire, contre 3% seulement dans les pays à revenu élevé.4 D’après la
médicaux des populations pauvres ne sont pas pris en considération.
Banque Mondiale, l’éradication des maladies infectieuses gommerait
| Le secteur privé n’en est pas seul responsable. C’est aux gouverpresque complètement la différence entre le taux de mortalité des
nements que revient la responsabilité ultime de veiller à répondre
20% les plus riches du monde et celui des 20% les plus pauvres.5
aux besoins médicaux essentiels de l’ensemble de leur population.
C’est à eux de prendre les mesures adéquates lorsque les forces du
Les inégalités de la Recherche
marché sont incapables de répondre à ces besoins.
Or, au cours des dernières décennies, l’action gouvernementale a
| Combler le fossé entre les taux de mortalité restera sans doute un
été insuffisante, et ce malgré des preuves manifestes du déclin d’invœu pieux car les efforts en matière de R&D portent peu sur les
térêt du secteur privé pour les maladies des pauvres.
maladies infectieuses qui affectent les pays en développement.
| Il est urgent que les décideurs s’attaquent à cette question.
Une analyse des médicaments développés au cours de ces 25 derPourtant les efforts qui vont dans ce sens sont entravés par l’absennières années révèle que seuls 16 nouveaux médicaments ont pour
ce d’une information globale et d’une compréhension claire des
indication des maladies tropicales (11+2) et la tuberculose (3).6
1) Organisation Mondiale de la Santé, Health: A precious asset, Accelerating follow-up to the World Summit for Social Development [Santé : Un atout précieux, Accélérer le suivi du Sommet mondial
pour le développement social], proposition de l’Organisation Mondiale de la Santé], WHO/HSD/HID/00.1 (Genève : Organisation Mondiale de la Santé, mai 2000)
2) Organisation Mondiale de la Santé, Le Rapport sur la santé dans le monde 2000, estimations pour 1999, Mortalité par sexe, cause et régions OMS. (Genève : Organisation Mondiale de la Santé, 2000)
3) Organisation Mondiale de la Santé, Health: A precious asset, Accelerating follow-up to the World Summit for Social Development. [Santé : Un atout précieux, Accélérer le suivi du Sommet mondial
pour le développement social]
4) Organisation Mondiale de la Santé, Le Rapport sur la santé dans le monde 1999, estimations pour 1998, charge de morbidité par cause, sexe et strate de mortalité dans les régions OMS. (Genève :
Organisation Mondiale de la Santé, 2000). Les charges de morbidité sont exprimées en années de vie corrigées de l’incapacité (AVCI) .
5) Davidson R. Gwatkin et Michel Guillot, “The Burden of Disease among the Global Poor: Current Situation, Future Trends and Implications for Strategy” [La charge de morbidité parmi les populations
pauvres dans le monde : Situation actuelle, tendances futures et implications stratégiques] (Washington, D.C.: World Bank, 2000).
6) Patrice Trouiller et al., “Neglected diseases and pharmaceuticals: between deficient market and public health failure” [Maladies négligées et médicaments : entre déficience du marché et échec de la
santé publique], à paraître, 2001. Note: la charge de morbidité est exprimé en années de vie corrigées de l’incapacité (AVCI). Les maladies tropicales comprennent des maladies parasitaires (paludisme, trypanosomiase africaine, maladie de Chagas, schistosomiase, leishmaniose, filariose lymphatique, onchocercose), la dengue, des maladies diarrhéiques, des nématodoses intestinales, la
lèpre et le trachome. Pour ces maladies, les 11 molécules chimiques suivantes ont été développées entre 1975 et 1999 : halofantrine, mefloquine, artemether, atovaquone (paludisme) ; benznidazole,
nifurtimox (maladie de Chagas) ; albendazole (helminthoses) ; eflornithine (trypanosomiase africaine) ; ivermectine (onchocercose) ; oxamniquine, praziquantel (schistosomiase). En outre, deux reformulations de médicaments existants ont été commercialisées : pentamidine isetionate (trypanosomiase africaine) et liposomal amphotericin B (leishmaniose). Les trois nouveaux médicaments contre
la tuberculose sont le pyrazinamide, la rifabutine et la rifapentine.
7) Global Forum for Health Research, The 10/90 Report on Health Research.(2000). [Le Rapport 10/90 sur la recherche médicale] (en ligne). Disponible sur : http://www.globalforumhealth.org
11
Marché pharmaceutique : quand l’offre
ne rencontre pas la demande.
A représente les maladies présentes partout dans le monde,
telles que le cancer, les maladies cardio-vasculaires, les maladies mentales et les troubles neurologiques, qui sont au cœur des préoccupations des départements de R&D de l’industrie pharmaceutique.
Ces maladies sont présentes aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement. Cependant, la plupart des patients des pays en développement qui ont besoin de ces médicaments pour traiter ces maladies ne peuvent pas les acheter et ne sont donc pas couverts par le marché pharmaceutique.
B représente les maladies négligées,
telles que le paludisme et la tuberculose , pour lesquelles les départements de R&D de l’industrie pharmaceutique n’ont qu’un intérêt marginal. Bien qu’elles soient aussi présentes dans les pays riches (cas
de la tuberculose ou personnes ayant contracté le paludisme en voyage), ces maladies touchent essentiellement les populations des pays en développement.
Marché
pharmaceutique
mondial
C représente les maladies les plus négligées,
telles que la maladie du sommeil, la maladie de Chagas et la leishmaniose, qui ne touchent que les
populations des pays en développement. Comme la plupart de ces patients sont trop pauvres pour
acheter un quelconque traitement, ces maladies ne constituent pas un marché potentiel et ne sont
donc généralement pas prises en considération par les départements R&D de l’industrie pharmaceutique et, de fait, par le marché pharmaceutique.
mécanismes qui sous-tendent la R&D sur des maladies qui affectent avant tout les populations pauvres. Les décideurs politiques
peuvent de fait difficilement comprendre l’étendue du problème et
prendre des décisions en connaissance de cause pour résoudre
cette crise.
Que sont les maladies négligées ?
| Une maladie mortelle ou fort invalidante est considérée
comme “négligée” lorsqu’il n’existe aucun traitement ou que
les traitements qui existent sont inadéquats, lorsque cette
maladie ne présente pas un potentiel commercial suffisant
pour susciter l’intérêt du secteur privé, et enfin lorsque l’intérêt des gouvernements pour lutter contre ce type de maladie
est mitigé. Bref, pour les maladies négligées, il y a aussi bien
échec du marché qu’échec des politiques gouvernementales.
Ces maladies affectent principalement les populations des
pays en développement. De fait, les instituts publics de
recherche des pays industrialisés ne voient pas en ces maladies une priorité ou une menace majeure pour leurs propres
populations, et les compagnies pharmaceutiques actives dans
le secteur de la recherche ne poursuivent pas de travaux sur
des molécules prometteuses susceptibles d’aboutir à des
médicaments pour traiter ces maladies parce que le retour sur
investissement est insuffisant.
| Une analyse de cet échec du marché révèle que l’on peut
même faire une distinction entre les maladies “négligées” et les
maladies “les plus négligées”. Dans le cas des maladies “les plus
négligées”, les patients sont si pauvres qu’ils n’ont pour ainsi
dire aucun pouvoir d’achat. Et ce ne sont pas les quelques ajustements visant à atténuer les effets de la loi du marché qui parviendront à décider l’industrie pharmaceutique à s’y intéresser.
Si le marché délaisse les populations pauvres souffrant de maladies négligées, il ignore encore plus celles qui souffrent de
maladies les plus négligées (Voir Figure 1B). Voici quelques
exemples de ces pathologies : le paludisme, la tuberculose, la
trypanosomiase humaine d’Afrique (maladie du sommeil), la
trypanosomiase d’Amérique du Sud (maladie de Chagas), l’ulcère de Buruli, la dengue, la leishmaniose, la lèpre, la filariose
lymphatique et la bilharziose. À l’exception des deux premières,
toutes figurent parmi les plus négligées.
| Les maladies tropicales illustrent bien le concept de maladie
négligée. Sur un total de 1.393 nouveaux médicaments approuvés entre 1975 et 1999, 1% seulement (soit 13 médicaments)
étaient spécifiquement indiqués pour une maladie tropicale.8
La recherche au point mort
| Une étude des efforts actuels de recherche de l’industrie pharmaceutique révèle que les maladies négligées ne font l’objet de
presque aucun projet de développement de médicaments (voir
Figure 1C). Au printemps 2001, le Groupe de Travail sur les
Médicaments pour les Maladies Négligées et la Harvard School
of Public Health (Ecole de Santé Publique de l’Université de
Harvard) ont adressé des questionnaires aux 20 plus grandes
compagnies pharmaceutiques du monde en vue d’évaluer leur
niveau d’activité en matière de R&D pour plusieurs maladies
négligées (maladie du sommeil, leishmaniose, maladie de
Chagas, paludisme et tuberculose).9 Treize compagnies ont
répondu, parmi lesquelles onze ont renvoyé le questionnaire.
Quant aux deux autres, l’une a signalé n’avoir aucune activité de
recherche sur les maladies infectieuses mentionnées, et l’autre
ne pas être en mesure de répondre à ce questionnaire faute de
temps. Parmi les onze compagnies qui ont répondu à l’ensemble
de l’enquête, six au moins figurent parmi les dix plus grandes.
Ces onze compagnies pèsent à elles-seules près de 117 milliards
de dollars US dans un marché pharmaceutique mondial estimé à
406 milliards de dollars en 2002.10
8) Patrice Trouiller et al., “Neglected diseases and pharmaceuticals: between deficient market and public health failure”. [Maladies négligées et médicaments : entre déficience du marché et échec de la
santé publique], à paraître, 2001.
9) Dyann F. Wirth, survey for the Drugs for Neglected Diseases Working Group [enquête pour le Groupe de Travail sur les Médicaments pour les Maladies Négligées], Suisse, mai 2001. (En ligne).
Enquête originale et lettre disponibles sur : www.accessmed-msf.org.
Andra Brichacek, Top 50 Phamaceutical Companies of 2000 [Les 50 plus grosses compagnies pharmaceutiques en 2000], Pharmaceutical Executive, avril 2001.
Disponible sur : http://www.pharmaportal.com/articles/pe/pe0401_062-82.pdf [6 août 2001].
10) Six réponses venaient des dix plus grandes compagnies au monde en termes de ventes ; deux autres compagnies ont choisi de garder l’anonymat.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
Figure 1B
Z représente la part du marché pharmaceutique consacrée à des produits destinés à traiter des
affections non strictement médicales (tels que cellulite, calvitie, rides, régimes, stress et décalage
horaire) mais qui constituent néanmoins un segment très rentable du marché dans les pays riches.
12
Nombre de compagnies (sur 11 réponses) ayant des
activités de recherche orientées vers le développement de
médicaments pour des maladies négligées
Nombre de compagnies déclarant les
activités spécifiques suivantes :
Maladie
Nombre de Criblage
Compagnies (Screening)
déclarant un
Budget R&D
Développement
Produits
pré-clinique ou
commercialisés
clinique
au cours des cinq
dernières années
maladie
du sommeil
0
0
0
0
maladie de
Chagas
1
0
1
0
leishmaniose
1
0
1
0
paludisme
2
1
2
2
tuberculose
5
4
3
1
9
N/A
8
6
Autres maladies
infectieuses
(y compris
maladies virales,
bactériennes et
mycoses)
Figure 1c
Méthodologie : Le questionnaire a été envoyé au Directeur-général et/ou au Directeur de la recherche de 20
compagnies pharmaceutiques en Europe, au Japon et aux États-Unis. Le questionnaire portait sur les ressources générales consacrées aux maladies infectieuses et sur les ressources spécifiques engagées pour
certaines maladies négligées. Le questionnaire précisait que les noms des différentes compagnies ne
seraient pas divulgués lors de la publication des résultats. Les résultats reposent sur les réponses données
par les intéressés. Ces réponses n’ont pas été validées par un organe indépendant.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
| Ces onze compagnies ont déclaré consacrer pour la R&D des
budgets s’élevant de 500 millions à plus de 1 milliard de dollars
US par an. Sur ces montants, 25% voire moins étaient consacrés
à la R&D pour les maladies infectieuses. Huit des onze compagnies déclaraient n’avoir engagé aucune dépense au cours du dernier exercice fiscal pour la R&D sur les maladies les plus négligées mentionnées dans l’enquête (maladie du sommeil, leishmaniose et maladie de Chagas) ; une compagnie n’a pas répondu à
cette question. Seules deux compagnies ont déclaré consacrer de
l’argent au paludisme. Cinq compagnies avaient un budget pour
la tuberculose, dont une allouait à la tuberculose et au paludisme plus de 15% de son budget de R&D pour les maladies infectieuses. Par contre, sept compagnies ont affirmé dépenser moins
de 1% pour l’une ou l’autre des cinq maladies mentionnées, ou
n’ont pas répondu à la question. Toutes les autres dépenses
concernant les maladies infectieuses entraient dans la catégorie
“autres” incluant les maladies virales, bactériennes et les mycoses.
| En outre, l’implication des compagnies dans les différentes étapes du processus de R&D était très limité (voir Figure 1C).
Aucune des compagnies ne pratiquait de criblage (screening) de
molécules pour en évaluer l’efficacité contre la maladie du sommeil, la maladie de Chagas ou la leishmaniose ; l’une en faisait
pour le paludisme, et quatre, pour la tuberculose. De même,
aucune compagnie n’avait amené des molécules au stade de
développement clinique pour la maladie du sommeil tandis qu’une
signalait avoir au moins un composé au stade pré-clinique ou clinique pour la maladie de Chagas, et une autre mentionnait un
stade de développement similaire pour la leishmaniose. Il semblait y avoir un peu plus d’activités pour le paludisme et la tuberculose : certaines compagnies avaient amené des produits au
stade pré-clinique ou clinique ou avaient commercialisé un produit au cours des cinq dernières années.
| Toutefois, malgré le peu d’investissements internes dans les
maladies négligées, on constate une forte participation à des partenariats rassemblant les secteurs public et privé. Six des onze
compagnies ont indiqué qu’elles participaient à de tels partenariats, à hauteur de 500.000 dollars à 4 millions de dollars US.
| Ainsi, si l’enquête révèle une certaine activité dans le domaine
des maladies négligées – principalement la tuberculose – elle
montre en tout cas dans l’ensemble que l’investissement dans ce
secteur est négligable.
| Des études récentes sur les nouveaux médicaments en cours de
développement réalisées par le syndicat de l’industrie pharmaceutique américaine, le Pharmaceutical Research and
Manufacturers of America (PhRMA)11, brossent un tableau tout
aussi sombre. Sur les 137 médicaments pour maladies infectieuses en cours de développement en 2000, seul un était indiqué
pour la maladie du sommeil et un seul autre pour le paludisme.
Aucun nouveau médicament n’était en cours de développement
pour la tuberculose ou la leishmaniose. Or, la liste actuelle de
“Nouveaux médicaments en cours de développement” de
PhRMA cite huit produits pour l’impuissance et les troubles de
l’érection, sept pour l’obésité et quatre pour les troubles du sommeil.12
11) Pharmaceutical Research and Manufacturers of America. New Medicines in Development for Infectious Diseases: A 2000 Survey. [Nouveaux médicaments en cours de
développement pour les maladies infectieuses : Enquête 2000]. (En ligne). Disponible sur : http://www.phrma.org/searchcures/newmeds [22 août 2001].
12) Pharmaceutical Research and Manufacturers of America. New Medicines in Development. [Nouveaux médicaments en cours de développement]. (En ligne). Disponible sur :
http://www.phrma.org [22 août 2001].
13
Teno
Teno Worku est à l’hôpital Kahsay Abera à Humera en Éthiopie. Il ne reçoit
pas de visites. Sa seule parente, sa mère, habite à 300 kilomètres au sud, à
Gondar. “Je suis un commerçant ambulant et je sillonne beaucoup la région.
Il y a cinq mois, je suis tombé malade. J’avais mal à la tête et la fièvre.
Alors je suis retourné à Gondar pour voir un médecin. Il m’a traité pour un
paludisme. Mais un mois plus tard, je n’étais toujours pas remis.” Cet homme
frêle et émacié de 28 ans paraît au moins 10 ans de plus que son âge.
Finalement, Teno est allé passer des tests à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne.
Quatre mois plus tard, aucun médecin ne pouvait expliquer ses symptômes.
Depuis, amèrement déçu et gravement malade, il est retourné chez sa mère à
Gondar, où, enfin, un médecin d’une clinique privée a pensé au kala-azar et lui
a conseillé de se rendre à Humera.
Teno poursuit : “Le docteur a dit que cet hôpital était spécialisé dans
le traitement du kala-azar. Les tests ont montré que j’avais effectivement la
maladie et on a commencé tout de suite les injections. Le mal a été pris très
tard mais je me sens un peu mieux de jour en jour”, dit-il, comme s’il
cherchait avant tout à se convaincre
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
Teno va recevoir sa vingtième injection. Il serre les dents et se prépare à un
moment douloureux. L’aiguille doit pénétrer profondément dans la partie
supérieure de la fesse pour une injection intramusculaire du médicament.
14
Bianga
Bianga était malade depuis dix mois. Elle était devenue trop faible pour
travailler dans les champs près de sa maison à Omugo en Ouganda, pour
aller chercher de l’eau ou pour s’occuper de son fils de six ans, Lino.
Au début, Bianga dormait des journées entières mais passait des nuits blanches.
Puis, son comportement a changé : elle se mettait à courir dans la rue, et à
hurler vers le ciel. C’est alors que son mari l’a quittée. Bianga et son fils sont
partis vivre chez la vieille mère de Bianga qui habitait une petite hutte. Aucun
des trois ne gagnait d’argent ni n’était à même de cultiver la terre pour manger,
ils étaient sans le sou. Lino a commencé à souffrir de malnutrition.
Finalement, en désespoir de cause, la mère de Bianga a emmené sa fille à
l’hôpital pour voir si on pouvait la guérir. Le médecin a découvert qu’elle
souffrait de la maladie du sommeil et avait déjà atteint le stade où le parasite
envahit le cerveau.
Elle a été admise directement au centre de traitement où on lui a administré du
mélarsoprol. Même si le traitement était douloureux, elle commençait à se sentir
mieux. Après une cure de 20 jours, elle a pu rentrer chez elle et reprendre ses
activités.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
Après un mois, Bianga a recommencé à se comporter de manière étrange et Lino
l’a amenée à l’hôpital. Elle faisait une rechute. Il a fallu lui lier les pieds au lit
pour éviter qu’elle ne s’enfuie et ne se perde. Bianga a reçu une nouvelle cure de
mélarsoprol, mais cette fois, son état ne s’est guère amélioré. Comme aucun
autre traitement n’était disponible et qu’il n’y avait guère d’espoir de la guérir,
elle fut renvoyée chez elle. Pour Bianga, certains des traitements qui deviennent
disponibles aujourd’hui sont arrivés trop tard.
15
Un patient souffrant de leishmaniose viscérale, aussi appelée
kala-azar, est ausculté par son
médecin à l’hôpital d’Humera en
Éthiopie. La leishmaniose menace 350 millions de personnes à
travers le monde, principalement dans les pays en développement. Le traitement de cette
maladie n’a pas changé depuis
les années 40.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
© Sven Torvin
16
U
ne recherche privée
bien discriminante
| Au cours de ces dernières décennies, des progrès majeurs en
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
dustrie pharmaceutique, les compagnies enregistrant souvent
biologie moléculaire et en biotechnologie ont permis de développour un seul médicament des ventes annuelles atteignant des
per des médicaments de plus en plus sophistiqués pour guérir
centaines de millions, voire des milliards de dollars. Ce système
une vaste gamme de maladies. Par ailleurs, les dépenses monaxé sur le profit a aussi permis de mobiliser des fonds de R&D
diales en R&D médicale ont considérablement augmenté et
pour des affections dites “de qualité de vie”, telles que l’impuiscontinuent de s’accroître. Pour 2001, on estime que le montant
sance ou la calvitie. En investissant dans ces affections ou dans
record de 70 milliards de dollars US sera investi à l’échelle mondes “me-too drugs” (des médicaments qui ne diffèrent que légèdiale en R&D médicale, le secteur privé américain représentant
rement de molécules qui existent déjà et qui ne sont donc pas
à lui seul juste un peu moins de la moitié de ce budget global,
considérés comme de réelles innovations thérapeutiques ou des
soit 30,5 milliards de dollars US.1 Le secteur public était tradiavancées cliniques), les compagnies pharmaceutiques peuvent
espérer des chiffres de ventes exceptionnels.
tionnellement le principal bailleur de fonds de la recherche
| D’après la liste des 500 plus
médicale. Or, cette tendance s’est
Marché pharmaceutique
Population mondiale
récemment inversée : c’est maingrosses sociétés élaborée par le
mondial
tenant le secteur privé qui vient
Magazine Fortune en 2000, les
(406 milliards de dollars US en 2002)
(Six milliards à la mi-2002)
5%
7%
9%
en tête et les priorités en matière
compagnies pharmaceutiques
12%
de recherche médicale évoluent
viennent en tête des performan13%
en conséquence.
ces de l’industrie américaine en
2%
42%
| Selon le “contrat social” qui s’est
terme de marges bénéficiaires, et
11%
en huitième position en terme de
forgé au fil des années autour des
rendement total de l’action avec
activités de développement de
un pourcentage de 39%.2 De plus,
médicaments, les pays industria27%
72%
lisés attendent de l’industrie
les fusions de sociétés et les
Amérique du Nord
pharmaceutique qu’elle dévelopalliances ont créé un climat de
Europe
pe et produise des médicaments
concurrence acharnée entre un
Japon
tandis que les gouvernements se
nombre toujours plus restreint
chargent de garantir que l’indusd’acteurs. Aussi, pour être en
Afrique, Asie et Moyen Orient
trie couvre bien l’ensemble des
mesure de garantir les taux de
Amérique latine
besoins. Cela passe par la mise
profits escomptés, l’industrie
Sources : IMS Health / Population Reference Bureau
Figure 2A
en œuvre d’un certain nombre
pharmaceutique basée sur la
d’incitations parmi lesquelles le système des brevets, les crédits
R&D se concentre sur le potentiel qu’offrent les marchés riches.
d’impôts et les subventions à la recherche, ainsi que des subsides
Les projections pour 2002 (voir figure 2A) montrent que
octroyés par les systèmes de santé nationaux et les assurances
l’Amérique du Nord, l’Europe et le Japon représenteront 80% du
maladie pour contribuer à payer les produits médicaux.
marché pharmaceutique mondial d’une valeur totale estimée à
| Cet équilibre entre compétences, investissements et intérêts
406 milliards de dollars US, alors que l’Afrique, l’Asie,
l’Amérique latine et le Moyen Orient, qui regroupent ensemble
entre le public et le privé a effectivement permis de développer
80% de la population mondiale, ne représenteront que 20% de ce
des médicaments pour des maladies telles que les affections carmême marché.3
diovasculaires et le cancer, et a contribué à la prospérité de l’in-
1) Les derniers chiffres disponibles font état de 56 milliards de dollars US (à partir de 1992), mais des experts estiment le financement annuel actuel de la recherche médicale à
environ 70 milliards de dollars US (dont 40 milliards de dollars US venant du secteur privé). Global Forum for Health Research, The 10/90 Report on Health Research. [Le Rapport
10/90 sur la recherche médicale](En ligne). (2000). Disponible sur : http://www.globalforumhealth.org.
Pharmaceutical Research and Manufacturers of America, 2001 Industry Profile.[Profil du secteur en 2001] (Washington, D.C.: PhRMA, 2001).
2) Fortune 500 Top Performing Industries [La liste des 500 industries les plus performantes selon Fortune], 16 avril 2000. Fortune. (En ligne), F-26, F-28.
Disponible sur : http://www.fortune500.com [juillet 2001].
3) IMS Health Market Report: Five Year Forecast of the Global Pharmaceutical Markets. [Rapport de l’IMS sur le marché de la santé : Prévisions à cinq ans pour les marchés
pharmaceutiques mondiaux]. (En ligne) (2000).
Disponible sur : http://www.ims-global.com/insight/report/global/report.htm [août 2001].
Population Reference Bureau, 2001 World Population Data Sheet, estimates for mid-2001. [Statistiques démographiques mondiales 2001, estimations pour mi-2001]. (En ligne)
(2001). Disponible sur : http://www.worldpop.org/prbdata.htm [20 août 2001].
17
Lida
Lida pèse 35 kilos. Elle dit qu’elle se sent “détruite à l’intérieur”.
Dans sa chambre située dans le département des “maladies chroniques” au
sanatorium de Guliripchi en Abkhazie, elle attend les résultats de l’analyse de
ses expectorations. Elle espère l’impossible : la destruction de toutes les bactéries
qui lui rongent les poumons malgré quatre traitements successifs.
La tuberculose dont souffre Lida est multirésistante. Elle l’a sans aucun
doute contractée parce que les deux traitements qui lui avaient été prescrits
auparavant n’ont pas été suivis jusqu’au bout.
Le premier traitement, prescrit par le médecin de l’usine sidérurgique où
travaillait Lida, ne comportait que deux des quatre médicaments contre la
tuberculose recommandés dans le protocole thérapeutique de l’Organisation
Mondiale de la Santé. Quant au deuxième traitement, elle n’avait plus assez
d’argent pour l’acheter suite à la crise et à la guerre qui ont ravagé son pays.
Les deux traitements qu’elle a ensuite suivis à l’hôpital étaient appropriés mais
il était trop tard. Devenue malade chronique, elle aurait besoin d’un traitement
de seconde ligne qui n’est pas disponible à Guliripchi. Le traitement complet
coûte 15.000 dollars US et ne guérit que 60 à 70% des patients.
Les effets secondaires sont pénibles. En outre, l’hospitalisation et le traitement
peuvent durer jusqu’à 24 mois.
Cela fait un an et demi maintenant que Lida est à l’hôpital. Elle a repris un
peu de poids et se déplace lentement de son lit jusqu’à la fenêtre pour respirer.
VRAI OU FAUX ?
En général, la R&D pour développer un nouveau médicament jusqu’à sa commercialisation coûte environ 500 millions de
dollars US.
Ce chiffre souvent cité est basé sur un article écrit par J.A. DiMasi et publié en 1991.4 L’article de DiMasi fixait le coût du développement d’un nouveau médicament à
231 millions de dollars US. Des études ultérieures ont utilisé un coût d’opportunité du capital plus élevé, changé d’autres paramètres et avancé un chiffre de 312 –
359 millions de dollars US.5 Ajusté en dollars de 2000, ce montant devient 473 millions de dollars, tout simplement arrondi à 500 millions de dollars.
Cependant, l’étude première comportait des limites et les estimations ultérieures héritent de ces faiblesses.
Le calcul initial était basé sur plusieurs hypothèses qui sont réfutables, notamment sur le coût des études pré-cliniques qui a été estimé et non recueilli. D’autres
concernent la durée du processus de R&D, le coût d’opportunité du capital (en d’autres termes, les bénéfices que l’on aurait obtenus si le capital avait été investi
ailleurs) et les taux de réussite.6 Au total, l’étude estime le coût d’opportunité du capital (pas les dépenses réelles) à 50% des coûts totaux de R&D, mais ne tient pas
compte des déductions fiscales ou des subventions publiques octroyées aux compagnies pour R&D.
Outre qu’elle repose sur des hypothèses, l’étude initiale n’était pas représentative du coût du développement d’un médicament " type " et n’avait d’ailleurs pas la prétention de l’être. Elle s’intéressait aux médicaments complètement recherchés et développés par les compagnies pharmaceutiques multinationales. Or, le développement de nombreux médicaments dépend d’une importante participation du secteur public notamment dans la recherche fondamentale et les essais cliniques.7 Dans
tous les cas, le calcul du coût moyen de la R&D n’a qu’une utilité limitée parce que les variations de coût peuvent être grandes entre des médicaments pour des
maladies chroniques et des médicaments pour des infections aiguës, ou entre des innovations thérapeutiques et des " me-too drugs ".
Des estimations indépendantes récentes sur les coûts de développement de médicaments donnent des résultats différents. Le groupe Public Citizen (qui s’est basé
sur l’étude initiale de DiMasi) évalue les dépenses pour de nouveaux médicaments à 110 millions de dollars US, sans tenir compte du coût d’opportunité du capital
mais en prenant en considération l’inflation et les déductions fiscales ;8 la Global Alliance for TB Drug development (GATB) évalue le coût d’un nouveau médicament
contre la tuberculose à environ 40 millions de dollars (sans tenir compte du coût des échecs) en partant d’une molécule déjà identifiée. Toujours selon la GATB , le
coût total atteindrait 76 à 115 millions de dollars US en incluant le coût des échecs.9
Un dernier point faible de l’étude initiale de DiMasi concerne les données : il s’agissait de données confidentielles venant de l’industrie, datées des années 80 et qui
n’ont pas été mises à disposition d’autres chercheurs. De fait, les recherches ultérieures qui ont été faites pour chiffrer le coût du développement de médicaments ne
peuvent être que limitées. Pour se faire une idée claire de ce que coûte le développement d’un médicament aujourd’hui, il est impératif d’avoir accès à des données
actuelles.
4) J.A. DiMasi, R.W. Hansen, H.G. Grabowski, et L. Lasagna, “Cost of innovation in the pharmaceutical industry” [Coût de l’innovation dans l’industrie pharmaceutique], Journal of Health Economics l 10
(février 1991): 107-142.
5) Dr. Hannah Kettler, Updating the cost of a new chemical entity [Mise à jour du coût d’une nouvelle molécule chimique] (London: Office of Health Economics, 1999).
U.S. Congress, Pharmaceutical R&D: costs, risks and rewards [R&D pharmaceutique : coûts, risques et récompenses] (Washington, D.C.: Office of Technology Assessment, 1993).
6) William S. Comanor, “The pharmaceutical research and development process, and its costs” [Le processus de recherche et développement pharmaceutique et ses coûts] (article écrit pour
le séminaire MSF/OMS sur les médicaments pour les maladies contagieuses, stimuler le développement et garantir la disponibilité, Paris, 14-15 octobre, 1999).
7) National Institutes of Health, “NIH contributions to pharmaceutical development,” [La contribution de l’Institut National de la Santé au développement pharmaceutique], document administratif, (2000).
Stéphane Jacobzone, Pharmaceutical policies in OECD countries: reconciling social and industrial goals [Politiques pharmaceutiques au sein des pays de l’OCDE : réconcilier les objectifs sociaux et
industriels], Labour market and social policy occasional papers, no. 40 (Paris: OCDE, 2000).
8) “Rx R&D Myths: the Case Against the Drug Industry’s R&D ‘Scare Card” [Mythes de la R&D : Arguments contre la “carte de la peur” de la R&D de l’industrie pharmaceutique], Public Citizen Congress
Watch, (juillet 2001): 2-3.
9) Initial Estimates from “Pharmacoeconomics of TB Drug Development [Estimations initiales de la " Pharmacoéconomie du développement de médicaments contre la tuberculose "], Global Alliance for
TB Drug Development. (New York, septembre 2001)
18
De la recherche à la mise sur le marché : un parcours semé d’embûches
ENREGISTREMENT
➜
RECHERCHE
FONDAMENTALE
RECHERCHE
PRÉ- CLINIQUE
RECHERCHE
CLINIQUE
Recherche basée sur les
sciences fondamentales,
destinée à accroître la compréhension des mécanismes
biologiques et des dérèglements qui amènent à la maladie, y compris l’identification des cibles potentielles
qui sera le point de départ
de la recherche d’un nouveau médicament .
Recherche appliquée
destinée à valider l’intérêt
des médicaments potentiels, y compris l’optimisation des nouvelles entités
chimiques, leur synthèse,
et l’étude de leur dosage,
stabilité, de leur activité et
toxicité (chez l’animal).
Etude clinique chez
l’homme, phases I-II-III,
biodisponibilité, augmentation progressive des coûts
de production et d’enregistrement.
Faille I
Première faille:
La recherche fondamentale
est publiée mais la
recherche pré-clinique
ne commence pas
P O S T- M A R K E T I N G
Pharmacovigilance,
notification des effets
indésirables, production
industrielle, distribution,
marketing, etc.
PATIENTS
Faille II
Deuxième faille:
les molécules validées
susceptibles de devenir
des médicaments n’entrent
pas en développement
en raison des choix
stratégiques de
la compagnie
pharmaceutique
Faille III
Troisième faille:
Les médicaments
nouveaux ou existants
n’arrivent pas jusqu’au
patient en raison de problèmes d’enregistrement,
de production insuffisante,
de prix élevés ou
d’inadaptation aux
conditions locales
Figure 2B
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
| Le calcul est en fait très simple :
propriétés biochimiques, de leur
c’est le retour potentiel sur invesactivité clinique, de leur innocui“…Pour toute compagnie pharmaceutique, les Étatstissement, et non les besoins
té, et des considérations commerUnis sont devenus le marché où il est indispensable
médicaux à l’échelle du monde,
ciales de la compagnie pharmad’être présent. Par ailleurs, il n’existe que 6 ou 7 autres
qui détermine la manière dont les
ceutique. La Figure 2B décrit ce
marchés cruciaux, dont le Japon et quelques pays clés
compagnies allouent les fonds de
processus et identifie les étapes
d’Europe. (…) Cela ne veut pas dire que l’on ignore les
R&D. L’industrie pharmaceuoù celui-ci peut tourner court
autres marchés, mais plutôt que l’on concentre les
tique justifie ainsi sa politique de
lorsque les perspectives commerressources et les priorités des cadres supérieurs de
privilégier les marchés des pays
ciales ne sont pas bonnes.
l’entreprise sur la réussite dans ces marchés clés. C’est
| La recherche publique, dans les
une approche très différente de celle qu’adoptait notre
riches par la faiblesse du pouvoir
secteur dans le passé et qui consistait à mettre la priod’achat des pays en développeuniversités et les instituts de
rité sur les classes thérapeutiques indépendamment
ment – cumulé au coût élevé de
recherche, est principalement
des zones géographiques.”
la R&D et de l’enregistrement des
active dans les premières phases
Fred Hassan, Directeur Général de Pharmacia, dans une
médicaments.10 Compte-tenu de
de la recherche fondamentale et
allocution intitulée “Being a modern pharmaceutical comde la découverte de médicaments,
cette concurrence acharnée,
pany…[Être une compagnie pharmaceutique moderne]”11
tandis que le savoir-faire, les
aucune recherche sur de nouvelinfrastructures et la capacité de
les entités chimiques prometteuses ni aucune recherche sur de
gestion nécessaires pour permettre
nouvelles applications de médicaments existants ne sera menée
à ces découvertes de franchir toutes les étapes du processus de
pour des maladies qui affectent principalement les pays en dévedéveloppement sont aux mains du secteur privé. C’est donc
loppement.
essentiellement le secteur privé qui mène le processus de développement de médicaments à son terme, mais en fonction de ses
propres priorités.
De la recherche à la mise sur le mar| Il ne fait aucun doute qu’on ne peut compter sur les multinationales pharmaceutiques pour développer des médicaments
ché : un parcours semé d’embûches
nécessaires pour traiter les maladies qui affectent les populations
| Un examen minutieux du processus de développement des
pauvres. C’est donc bien aux gouvernements qu’il incombe en
dernier ressort de veiller à ce que les besoins de ces populations
médicaments révèle très précisément les limites du système.
soient satisfaits. C’est à eux de prendre les mesures qui s’impoDévelopper un nouveau médicament à partir de la recherche fonsent en cas d’échec du secteur privé ou du marché. C’est pourdamentale peut être une activité complexe, de longue haleine et
quoi la crise actuelle de la R&D sur les maladies négligées résulfortement consommatrice de capitaux. Pour un seul médicament
te de l’échec non seulement du marché mais aussi des politiques
qui franchira le développement avec succès, des milliers de
gouvernementales.
médicaments potentiels peuvent être éliminés au vu de leurs
10) Barton Gellman, (27 décembre 2000) “An Unequal Calculus of Life and Death” [Un calcul inégal de vie et de mort], The Washington Post, (En ligne).
Disponible sur : http://www.washingtonpost.com [13 août 2001].
11) Fred Hassan, “Being a modern pharmaceutical company: New paradigms for the pharmaceutical industry” [Être une compagnie pharmaceutique moderne : nouveaux paradigmes
pour l’industrie pharmaceutique] (Allocution plénière faite par le Directeur Général de Pharmacia Corporation à la Conférence mondiale sur la thérapeutique et la pharmacologie
cliniques, Florence, Italie, 17 Juillet 2000), op. cit. in Clinical Pharmacology and Therapeutics 69 (Mai 2001): 281-285.
19
Des patients atteints de tuberculose multirésistante dans une
chambre d’isolement de la
Prison #16 à Novokuznetsk en
Sibérie. On dénombre huit
millions de cas de tuberculose
dans le monde chaque année et
près de deux millions de décès.
Environ 95% des cas sont recensés dans les pays en développement. Ce sont encore les médicaments découverts il y a 40 ans
qui servent aujourd’hui à traiter
les patients.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
© Alexandr Glyadyelov
20
L
es pouvoirs publics
aux abonnés absents
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
| Des politiques gouvernementales inappropriées ont aggravé l’incapacité du marché à générer une R&D sur des médicaments pour les
maladies négligées. Les gouvernements ont le pouvoir d’influencer
le développement de médicaments tant par un financement direct
de la recherche que par des mesures destinées à peser sur les activités du secteur privé. Non seulement les gouvernements peuvent
modifier la donne, mais ils ont aussi la responsabilité de le faire. Ils
devraient à la fois augmenter les fonds alloués au développement de
médicaments pour les maladies négligées et s’impliquer davantage
directement dans ce domaine. Pourtant, malgré des signes évidents
du déclin d’intérêt pour les maladies négligées de la part du secteur
privé au cours de ces 20 dernières années, les décideurs politiques
ont souvent fait preuve de passivité.
gouvernementaux ou les instituts de recherche en Europe, en
Amérique du Nord et au Japon. Depuis le début du XXème siècle,
la recherche financée par des fonds publics a mené à d’importantes
découvertes de substances actives notamment pour la tuberculose
(streptomycine et rifampicine), d’autres maladies infectieuses (différents antibiotiques), et le cancer (différents types de chimiothérapies). Plus récemment, elle a permis la découverte des antirétroviraux pour le traitement du SIDA. La recherche sur le génome
financée par des fonds publics a elle aussi permis de découvrir de
nombreuses nouvelles entités chimiques prometteuses.
| Mais, en même temps, le secteur public considère de plus en plus
la recherche qu’il finance comme un investissement qui doit créer
de la valeur économique. Il demande aux scientifiques non seulement de publier leurs recherches et
de faire progresser la science mais
L’inaction des
aussi de promouvoir l’éventuelle
gouvernements
commercialisation de leurs découaggrave la crise
vertes et d’y travailler activement
(par des stratégies actives de dépôt
| Une approche centrée sur les
de brevet et de licence, des collabobesoins et un renforcement du
rations de recherche avec l’industrie,
financement public de la R&D sur
la création d’entreprises ad hoc –
des médicaments pour les malaspin-offs –, etc.). Cette politique
dies négligées auraient pu comqualifiée de “valorisation de la
penser l’échec du marché. Au lieu
recherche” est devenue un objectif
de cela, c’est sur les maladies qui
stratégique important de la recheraffectent les pays riches que la
© Tom Stoddart/IPG
che pratiquée dans le secteur public,
recherche financée par les deniers
surtout dans les secteurs de la biopublics s’est de plus en plus conDépistage de la maladie du sommeil à Omugo en Ouganda
technologie et de la médecine, où
centrée. Elle subit en fait de plus
les retombées financières sont
en plus de pressions pour avoir des
attractives. C’est cette même logique de marché qui dissuade l’inretombées commerciales, ce qui ne fait que renforcer la tendance à
dustrie pharmaceutique d’investir dans les maladies négligées et
mettre la priorité sur des maladies lucratives.1 Les gouvernements
décourage aujourd’hui les chercheurs du secteur public de travailler
financent la recherche dans le secteur public en fonction des
dans ce créneau.
besoins sanitaires de leur électorat. La fin de la présence coloniale
| Le secteur public a soutenu la recherche fondamentale et la
et la moindre présence militaire dans les pays tropicaux ont accélérecherche de nouvelles entités chimiques mais n’a que rarement
ré le déclin de l’intérêt pour les maladies tropicales dans la deuxièdéveloppé un savoir-faire et une capacité propres en matière de
me moitié du XXème siècle.
développement de médicaments. C’est l’industrie pharmaceutique
| Les dirigeants des pays à maladies endémiques ont également
qui mène le processus de développement de produits, depuis la
peu fait pour améliorer la situation en matière de R&D sur les
recherche pré-clinique jusqu’à l’enregistrement. Pourtant, l’identifimaladies négligées. En 1990, la Commission sur la recherche
cation initiale de nouvelles entités chimiques constitue la partie la
médicale pour le développement (Commission on Health Research
plus innovante du processus, et c’est souvent dans des services de
for Development) a proposé que tous les gouvernements allouent
recherche publics ou universitaires qu’elle est menée. Dans ces ser2% de leurs dépenses en matière de santé à la recherche. D’après
vices, quand vous publiez des recherches novatrices dans des revues
le Global Forum for Health Research et ses partenaires, aucun des
scientifiques de haut niveau, votre carrière est souvent assurée, et la
pays à revenu faible ou intermédiaire étudiés n’atteignait ce taux en
continuité des subventions aussi. Il n’est donc pas surprenant que la
1998.2
faille la plus flagrante dans le processus de R&D de médicaments
| La recherche fondamentale qui mène à la découverte de “nouvelles
pour les maladies négligées se situe entre la recherche fondamentamolécules chimiques” prometteuses a presque toujours été finanle et la recherche pré-clinique (voir Figure 2B page 18).3
cée par des fonds publics dans les universités, les laboratoires
1) Els Torreele, “From Louis Pasteur to J. Craig Venter: When Biomedical Scientists Became Bioentrepreneurs” [De Louis Pasteur à J. Craig Venter : Quand les spécialistes en sciences
biomédicales sont devenus des bioentrepreneurs], document de travail du Groupe de Travail sur les Médicaments pour les Maladies Négligées, Suisse, novembre 2000.
2) Commission on Health Research for Development, Health Research: Essential link to equity in development. [La recherche médicale : un maillon essentiel sur la voie d’un
développement équitable] (New York, N.Y.: Oxford University Press, 1990).
Global Forum for Health Research, “Monitoring Financial Flows for Health Research” [Surveiller les flux financiers pour la recherche médicale], à paraître, 2001.
3) Els Torreele, “Public disease research” [Recherche médicale publique], Biotechnology and Development Monitor, No. 46, p. 24. (2001).
Disponible sur : http://www.biotech-monitor.nl/4611.htm.
21
Estimation des budgets du secteur public, des associations à but non lucrative et des fondations.
Du fait du manque d’informations essentielles et actualisées sur les budgets consacrés à la R&D de médicaments pour les maladies négligées, le Groupe de Travail sur les Médicaments pour les Maladies Négligées a demandé à des spécialistes internationaux de plusieurs maladies négligées d’évaluer le niveau actuel des investissements en R&D :
Leishmaniose
Le docteur Farrokh Modabber, Directeur du Infectious Disease Research Institute, de Seattle, aux États-Unis, évalue les
budgets actuels pour la recherche sur la leishmaniose à 20 millions de dollars US, dont 15-20% sont directement consacrés au développement de médicaments.9
Paludisme
Le docteur Catherine Davies du Wellcome Trust estime que les fonds octroyés par les principaux bailleurs de fonds pour la
recherche sur le paludisme en 1999 dépassaient les 150 millions de dollars US (hors Département américain de la Défense et
sources françaises, pour lesquels aucun détail chiffré n’était disponible). Ce montant est supérieur à 200 millions de dollars
pour l’année 2000.10
Selon le docteur Rob Ridley de Medicines for Malaria Venture (MMV), la découverte et le développement de médicaments
pourraient représenter, selon la définition donnée à ces termes, entre 10 et 20% des 200 millions de dollars estimés pour la
recherche sur le paludisme en 2000.11
Maladie du sommeil
M. Felix Kuzoe, un spécialiste de la trypanosomiase africaine (maladie du sommeil) du Programme spécial de recherche et de
formation concernant les maladies tropicales (TDR) estime les budgets pour la recherche à la somme dérisoire de 20 millions
de dollars US en 2000, dont environ 4 millions (20% du total) sont consacrés au développement de médicaments et cela principalement grâce à un don de la Gates Foundation. En 2001, le budget total pour la recherche passera à 21 millions de dollars
US grâce à un don récent de Aventis Pharma. Ainsi, la part consacrée au développement de médicaments passera à 24% (environ 5 millions de dollars) en 2001.12
Tuberculose
D’après le docteur Paul Nunn du TDR, gouvernements et fondations privées ont consacré 143 millions de dollars US pour
la recherche sur la tuberculose en 2000, dont 37 millions seulement (27%) pour le développement de médicaments.13
| Les résultats obtenus dans le développement de médicaments
pour une maladie donnée sont de toute évidence liés aux sommes
d’argent investies dans la R&D. Pour se faire une idée des montants
actuellement consacrés spécifiquement à la recherche de médicaments pour les maladies négligées, le Groupe de Travail sur les
Médicaments pour les Maladies Négligées s’est entretenu avec des
experts confirmés de la tuberculose, du paludisme, de la maladie du
sommeil et de la leishmaniose. D’après leurs estimations, les budgets consacrés à la R&D de médicaments par les gouvernements,
les associations à but non lucratif et les fondations ne dépasseraient
guère les 100 millions de dollars US par an pour ces quatre maladies. Pour replacer ce chiffre dans son contexte, il faut savoir que
les dépenses publiques totales pour la recherche médicale dans le
monde s’élèvent à environ 30 milliards de dollars,4 dont 3.1
milliards de dollars pour la seule recherche sur le cancer aux seuls
États-Unis.5
Qu’en est-il du TDR ?
| La situation critique que connaît le Programme spécial de recherche et de formation sur les maladies tropicales (TDR) est elle-aussi
symptomatique de l’indifférence des gouvernements face à cette
crise de la R&D. Principal organisme public international chargé de
la recherche sur les maladies tropicales, le TDR a été créé en 1975
en tant que programme commun du Programme des Nations Unies
pour le Développement, de la Banque Mondiale et de
l’Organisation Mondiale de la Santé. Son rôle était d’apporter une
réponse du secteur public aux appels de pays où les maladies négligées sont endémiques.
| Le TDR a deux objectifs : premièrement, mener des travaux de
recherche sur des nouveaux médicaments qui permettraient de
contrôler un groupe déterminé de maladies tropicales 6 ; deuxièmement, former des scientifiques, renforcer les institutions des pays
où ces maladies sont endémiques et les encourager à jouer un plus
grand rôle dans le processus de recherche. Le TDR a quelques
belles réussites à son actif.7 Ainsi, six des treize médicaments développés pour les maladies tropicales entre 1975 et 1999 l’ont été
avec le soutien du TDR, qui a en outre sensibilisé le monde aux
maladies tropicales et a contribué à élaborer un agenda de recherche pertinent.8 Il souffre cependant d’une insuffisance chronique
de financements. Pendant de longues années, il a dû se contenter
d’une dotation annuelle d’environ 30 millions de dollars US pour
remplir ses missions de recherche et de formation sur les dix maladies dont il s’occupe. De plus, le TDR fait partie du système des
Nations Unies et est donc contraint au respect des normes de la
4) Global Forum for Health Research, The 10/90 Report on Health Research, estimate for 1999. [Le Rapport 10/90 sur la recherche médicale, estimation pour 1999] (En ligne). (2000).
Disponible sur : http://www.globalforumhealth.org.
5) National Cancer Institute, National Institute of Health, Cancer Facts. [Données sur le cancer] (En ligne). Disponible sur : http://www.graylab.ac.uk/cancernet/600011.html.
6) Les maladies actuellement incluses dans le dossier de financement du TDR sont la leishmaniose, l’onchocercose, la schistosomiase, la filariose lymphatique, la maladie de Chagas, le
paludisme, la lèpre, la trypanosomiase africaine, la tuberculose et la dengue.
7) C.M. Morel, “Reaching Maturity: 25 Years of TDR” [Sur la voie de la maturité : 25 ans de TDR], Parasitology Today 16 (Décembre 2000): 522-528.
8) Patrice Trouiller et al., “Neglected diseases and pharmaceuticals: between deficient market and public health failure” [Maladies négligées et médicaments : entre déficience du marché
et échec de la santé publique], à paraître, 2001.
9) Dr. Farrokh Modabber. Communication électronique. (25 juin 2001 et 10 août 2001). La leishmaniose. Courriel à Diana Smith.
10) Dr. Catherine Davies. Communication électronique. (Décembre 1999 et 10 août 2001). Le paludisme. Courriel à Diana Smith.
11) Dr. Rob Ridley. Communication électronique. (22 et 23 août 2001). Le paludisme. Courriel à Diana Smith.
12) M. Felix Kuzoe. Communication électronique. (13 mars 2001 et 10 août 2001). La trypanosomiase africaine. Courriel à Diana Smith.
13) Dr. Paul Nunn. Communication électronique. (Décembre 1999 et 13 août 2001). La tuberculose. Courriel à Diana Smith.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
Budgets dérisoires
22
fonction publique internationale. Il est par ailleurs tiraillé entre les
différentes priorités des multiples agences qui le parrainent. Dans
un domaine où les décisions en matière de recherche et d’affectation des ressources doivent être prises rapidement, cette structure
ne permet pas un mode de gestion idéal.
Les philanthropes à la rescousse
| Il convient de souligner que le seul changement notable dans
l’octroi de fonds pour les maladies négligées ces dernières années
est venu non pas de l’industrie ou du secteur public mais bien
d’un accroissement de la contribution des fondations.
| Outre un financement substantiel pour les vaccins, la Bill and
| Cette fondation a également fait un don de 15 millions de dollars
(sur cinq ans) pour le développement de médicaments contre la
maladie du sommeil et la leishmaniose. Avant ce don, la principale
source de financement de la R&D de médicaments pour la maladie
du sommeil émanait du TDR et représentait moins de 500.000
dollars US par an. L’octroi de 15 millions de dollars “est sans précédent dans l’histoire de la trypanosomiase africaine”, selon Felix
Kuzoe, un expert de la maladie du sommeil du TDR (voir page 21).15
La Gates Foundation a enfin financé différentes activités liées à la
recherche dans le cadre de plusieurs autres maladies négligées.
| La Rockefeller Foundation a elle aussi joué un rôle crucial dans la
sensibilisation aux questions relatives à la santé dans le monde et,
en 2000, a offert 15 millions de dollars US à la Global Alliance for
VRAI OU FAUX ?
Les maladies tropicales attirent peu d’investissements du fait de la faible protection des brevets dans les pays les plus
affectés par ces maladies. Après 2016, quand tous les pays auront mis en œuvre l’accord sur les ADPIC (règles de commerce international qui imposent des brevets d’au minimum 20 ans), le développement de médicaments augmentera
dans les pays en développement.18
Le niveau de protection de la propriété intellectuelle aura beau être le plus élevé possible, le développement de médicaments pour les maladies
négligées n’augmentera pas automatiquement pour la simple raison que l’investissement privé dans la recherche est avant tout régi par les lois
du marché. Avec ou sans protection par des brevets, les personnes souffrant d’affections telles que le paludisme, la maladie du sommeil ou la
leishmaniose, n’auront pas un pouvoir d’achat suffisant pour constituer un marché attrayant pour l’industrie pharmaceutique.
Les droits de propriété intellectuelle, y compris les brevets, constituent l’un des maillons d’un système économique et juridique complexe
susceptible de motiver sous certaines conditions l’investissement dans la R&D. L’Histoire montre que la protection de la propriété intellectuelle dans un pays suit le développement industriel. Il est très improbable que l’inverse puisse se produire, à savoir que le développement
industriel suive naturellement une protection accrue de la propriété intellectuelle. En fait, les brevets pourraient même constituer un obstacle à la recherche médicale dans les pays en développement dans la mesure où ils sont souvent détenus par des sociétés privées ou des
instituts de recherche, et où, durant leur durée de validité, ils limitent l’accès aux données de recherche. Les chercheurs auront de fait difficilement accès à des molécules qui pourraient être prometteuses pour le traitement de maladies négligées.19
En outre, il est peu probable que la plupart des pays en développement améliorent sensiblement leurs capacités de R&D sur la seule base d’un
renforcement et d’un élargissement du système régissant les droits de propriété intellectuelle. En effet, même dans les pays industrialisés, l’innovation est soutenue par d’autres incitations telles que des financements publics conséquents. En l’absence de budgets publics importants pour la
recherche, un renforcement de la protection des brevets pourrait entraîner une augmentation des prix, sans stimuler pour autant la recherche.20
Depuis les années 1970, certaines industries des pays en développement élaborent de nouveaux processus de production en se basant sur
la technique de l’ingénierie inverse (reverse engineering) pour des médicaments encore brevetés ailleurs dans le monde. Cette fabrication
de produits génériques a favorisé à la fois le développement industriel et un meilleur accès aux médicaments vendus à un prix plus abordable. Un renforcement de la protection des brevets empêchera ces pays de poursuivre cette pratique.21
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
Melinda Gates Foundation est devenue un acteur majeur dans le
domaine du développement de médicaments pour les maladies
négligées. Au cours de ces dernières années, la Gates Foundation
a ainsi donné 25 millions de dollars US (sur cinq ans) à la
Medicines for Malaria Venture, 25 millions de dollars US (sur
cinq ans) à la Global Alliance for TB Drug Development (GATB),
et encore 15 millions de dollars US pour la recherche d’un vaccin contre la leishmaniose.14 Avant cela, les essais de vaccins contre la leishmaniose dépendaient des seules maigres ressources du
TDR en plus de dons en nature faits par les pays touchés. Les
dons de la Gates Foundation ont “complètement changé la
donne”, selon les propres mots du docteur Farrokh Modabber,
Directeur du Infectious Disease Research Institute de Seattle (voir
page 21).
TB Drug Development (GATB) une initiative rassemblant les secteurs public et privé pour promouvoir la R&D sur la tuberculose,.16
Le Wellcome Trust, enfin, est un bailleur de fonds traditionnel de la
recherche sur les maladies tropicales depuis des années, même s’il
investit peu de fonds dans le développement de médicaments.17
| Cependant, si un soutien supplémentaire de fondations est le
bienvenu, celles-ci ne peuvent ni ne doivent assumer les responsabilités du secteur public. Parce qu’elles ne sont justement pas soumises aux mêmes obligations de responsabilité et de transparence
que les gouvernements, les organisations philanthropiques ne peuvent être ni un substitut à la passivité des gouvernements ni un alibi
pour l’excuser. Des solutions publiques plus globales doivent impérativement être mises en œuvre pour résoudre de façon durable la
crise de la R&D.
14) Bill and Melinda Gates Foundation, Recent Global Health Grants [Récents dons pour la santé dans le monde]. (En ligne).
Disponible sur : http://www.gatesfoundation.org/globalhealth/grantlist.asp (9 août 2001).
15) Felix A. S. Kuzoe, "A Position Paper on African Trypanosomiasis" [" Prise de position sur la trypanosomiase africaine "], prise de position, Organisation Mondiale de la Santé, Genève, Mai 2001.
16) Grant Peck, "Public-private sector alliance vows new TB drug by end of decade" [L’alliance secteur public-secteur privé promet un nouveau médicament contre la tuberculose pour
la fin de cette décennie”], Associated Press (10 Octobre 2000).
17) Le Wellcome Trust. (En ligne). Disponible sur : http://www.wellcome.ac.uk (13 août 2001).
18) Organisation Mondiale du Commerce. Accord sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC). Genève, 1994.
19) Programme des Nations Unies pour le Développement, Rapport sur le développement humain (En ligne). (2001), 98. Disponible sur : http://www.undp.org (13 août 2001). Carlos
M. Correa. Intellectual property rights, the WTO and Developing countries: The TRIPS Agreement and Policy Options [Droits de propriété intellectuelle, l’OMC et les pays en voie
de développement: Accord sur les ADPIC et options politiques], (Londres et New York: Zed Books Ltd., 2000), 38.
20) UNCTAD. The TRIPS Agreement and Developing Countries [CNUCED, Accord sur les ADPIC et pays en voie de développement]. Genève, 1996.
21) Carmen Perez-Casas, Pierre Chirac, Daniel Berman, et Nathan Ford, "Access to Fluconazole in less-developed Countries" [Accès au fluconazole dans les pays moins développés],
Lancet, vol. 356, no. 9247 (Décembre 2000).
23
© Roger Job
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
Une fillette reçoit un traitement
contre le paludisme à Anlong
Veng au Cambodge. À l’échelle
mondiale, le paludisme touche
chaque année entre 300 et 500
millions de personnes et tue jusqu’à 2,7 millions de personnes,
dont 75% sont des enfants.
Dans de nombreuses régions,
des souches de la maladie
deviennent résistantes aux médicaments existants.
24
D
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
es initiatives publiques bien frileuses
en regard des enjeux
| Au cours de ces dernières années, la sensibilisation au manque
de traitements efficaces pour certaines maladies a été plus grande. Des initiatives ont récemment vu le jour et tenté de développer des approches originales pour stimuler la recherche sur les
maladies négligées. Voici un bref aperçu de quelques-unes de ces
approches, initiatives et autres mesures existantes.
| Parmi les exemples de réponses gouvernementales à la crise de
la R&D pour les maladies négligées, citons le Programme d’action de la Commission Européenne intitulé
“Accélération de la lutte contre le SIDA, le
paludisme et la tuberculose dans le cadre
de la réduction de la pauvreté” et le rapport
“Tackling the Diseases of Poverty” [S’attaquer
aux maladies de la pauvreté], publié par les
services du Premier Ministre au RoyaumeUni.1
| Ces deux institutions ont mené une analyse multisectorielle du problème et leurs rapports esquissent des solutions potentielles.
Bien que ces efforts révèlent un engagement gouvernemental positif, les recommandations se concentrent malgré tout
principalement sur des stratégies liées à la
logique du marché. Ainsi, la Commission
Européenne affirme notamment qu’elle a
l’intention d’offrir “des incitations appro© Serge Sibert
Kiri, Sudan
priées pour encourager l’investissement
privé dans la recherche et le développement.” Le rapport britannique met lui aussi
l’accent sur les incitations pour le secteur
privé.
| En outre, ces deux analyses sont centrées exclusivement sur les
médicaments pour le SIDA, la tuberculose et le paludisme, le
projet britannique allant même jusqu’à recommander de limiter
à ces trois seules maladies “les activités liées à de nouveaux produits”. Or, bien que cette restriction puisse être réévaluée périodiquement, des stratégies visant ces trois seules maladies ne
seront guère de nature à stimuler la recherche de médicaments
pour traiter les maladies les plus négligées. En effet, à partir du
moment où ces analyses ne portent pas sur les maladies les plus
négligées, telles que la leishmaniose et la maladie du sommeil,
les solutions qu’elles proposent laisseront forcément de côté les
patients souffrant de ces maladies (voir Figure 1B page 11).
| Traditionnellement, les gouvernements ont joué un rôle positif
dans le développement de médicaments contre les maladies
infectieuses. Ainsi, à de rares exceptions près, les antipaludéens
actuels ont au départ été découverts en dehors du secteur privé,
dans des universités ou des laboratoires gouvernementaux – institutions connues pour leur compétence dans l’identification de
nouvelles entités chimiques prometteuses. C’est avec un petit
budget du Département américain de la Défense que le Walter
Reed Army Institute of Research, par exemple, a découvert quatre antipaludéens
importants, qui ont ensuite été développés
en collaboration avec des multinationales
pharmaceutiques.2
| Malgré les efforts d’acteurs isolés du secteur public, la R&D sur les maladies négligées reste lamentablement insuffisante.
Aujourd’hui, bien qu’il soit loin d’être
impuissant, le secteur public dépend néanmoins largement des compétences et du
savoir-faire du secteur privé pour faire franchir à une molécule toutes les étapes du
développement d’un médicament. Or, si le
secteur privé n’est pas disposé à mener un
médicament jusqu’au stade final du développement, ce médicament ne sortira
jamais du laboratoire. Des propositions
récentes ont été faites pour tenter d’accroître l’implication du secteur public tout en
renforçant les incitations données au secteur privé pour amener des molécules audelà du stade de la recherche fondamentale et pouvoir à terme
les proposer comme médicaments aux patients.
“Push” & “Pull” : coups de pouce
incitatifs à la recherché privée
| Des mécanismes dits du “push” et du “pull” ont été proposés comme
solutions possibles pour inciter le secteur privé à investir de nouveau
dans ces domaines négligés. Les mécanismes de “push” réduisent les
coûts et risques liés à la R&D et incluent des crédits d’impôts, des
subventions à la R&D et un soutien pour les essais cliniques.
1) Commission Européenne, Programme d’Action : Accélération de la lutte contre le SIDA, le paludisme et la tuberculose dans le cadre de la réduction de la pauvreté, COM(2001)96,
(Bruxelles : Commission Européenne, 2001).
Performance and Innovation Unit, Tackling Diseases of Poverty: Meeting the Okinawa Millenium targets for HIV/AIDS, tuberculosis and malaria. (London: Cabinet Office,
8 May 2001). [S’attaquer aux maladies de la pauvreté : Atteindre les objectifs du millénaire fixés à Okinawa pour le SIDA, la tuberculose et le paludisme.]
2) Amir Attaran, “Malaria Drug Treatment: Prescription for Curing Policy” [Traitement antipaludique : Recommandations pour une stratégie prophylactique], document de travail du
Groupe de Travail sur les Médicaments pour les Maladies Négligées, Genève, 23-24 octobre 2000.
25
La Conférence Internationale sur l’harmonisation : une inégale appréciation du risque.
La commercialisation d’un médicament requiert une série complexe d’évaluations et d’examens réglementaires pour garantir
que le produit satisfait aux normes de qualité, d’innocuité et d’efficacité. L’enregistrement de nouveaux médicaments est du ressort des gouvernements nationaux, qui fixent leurs normes. Les États-Unis, le Japon et l’Union Européenne tentent d’harmoniser leurs normes par la création de la Conférence Internationale sur l’Harmonisation (CIH), une initiative émanant des autorités
nationales de réglementation pharmaceutique et des industries pharmaceutiques actives dans la recherche. Ce projet d’harmonisation vise à réduire la durée du développement de médicaments et des examens réglementaires.
La CIH adopte des critères plus sévères que ceux établis par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Les exigences de qualité, d’efficacité et d’innocuité sur lesquelles se base la CIH concernent exclusivement le développement de médicaments dans
un marché riche, où le coût n’est pas un problème majeur et où l’innocuité est définie comme un risque presque nul. Or, pour
les maladies négligées, le coût est un enjeu majeur, et le rapport entre les risques et les avantages en termes de qualité, d’efficacité et d’innocuité devrait être repensé en tenant compte du grave problème de santé publique que constitue l’absence totale
de traitement.
La sévérité des critères de la CIH augmente les coûts et constitue une entrave au développement de médicaments surtout pour
les petites et moyennes entreprises des pays en développement. Elle présente en outre un risque : la barre pourrait être placée
si haut que seuls les médicaments développés dans le monde industrialisé seraient susceptibles d’être commercialisés à l’échelle
mondiale. Ce qui entraverait considérablement le développement des capacités de R&D dans les pays en développement, pourtant considéré comme un des éléments essentiels pour résoudre de manière durable la crise de la R&D. Il convient donc de mettre en balance l’impact potentiellement négatif sur la santé publique et les avantages éventuels d’un renforcement des exigences techniques pour la R&D, renforcement qui, aux dires de certains, ne serait que minime et de peu d’intérêt pour les patients.6
Il reste encore de nombreux points d’interrogation quant aux implications des critères de la CIH. L’OMS devrait entreprendre une
évaluation technique complète de ces critères. Si l’on veut que la CIH devienne une norme internationale, il est nécessaire de la
réévaluer et de s’assurer qu’elle satisfait aux besoins à la fois des pays développés et des pays en développement.
Loi sur les medicaments orphelins : un modèle pour
les maladies negligees ?
| Les lois sur les médicaments orphelins constituent un exemple
de mécanisme de “push”. Elles utilisent des crédits d’impôts et
des subventions pour promouvoir la recherche sur des médicaments pour des maladies qui n’affectent qu’un nombre relativement limité de patients (aux Etats-Unis, ce nombre est fixé à
200.000 ou moins).3 Sans elles, ces maladies rares ne constitueraient pas un marché suffisant susceptible de motiver les compagnies à investir dans la R&D d’un médicament.
| Aux États-Unis, c’est grâce aux incitations découlant de
l’Orphan Drug Act [Lois sur les médicaments orphelins] que la
recherche s’est intéressée à des maladies telles que la mucoviscidose (des lois similaires existent en Europe, au Japon, à
Singapour et en Australie).4 Certains décideurs politiques recommandent d’amender ce type de lois pour y inclure les maladies
négligées des pays en développement. Il est toutefois important
de noter que les législations sur les médicaments orphelins ont
été un succès parce qu’au-delà des crédits d’impôts et subventions publiques, les compagnies sont revenues sur leur investissement en vendant les médicaments développés à des prix très
élevés. Citons à cet égard le cas extrême du Cérédase : utilisé
pour traiter la maladie de Gaucher, son prix est tel que le traitement revient par année à des centaines de milliers de dollars.5
Comme les personnes atteintes de maladies négligées ont un
pouvoir d’achat limité voire inexistant, le mécanisme appliqué
aux médicaments orphelins ne pourra pas à lui seul résoudre le
problème. Il pourrait cependant être utile s’il était combiné à
d’autres mécanismes, ou modifié pour s’adresser plus spécifiquement aux maladies négligées.
| L’histoire de ce type de législation montre également à quel
point des mécanismes similaires pourraient être efficaces pour
motiver les petites et moyennes entreprises ; ainsi, aux ÉtatsUnis, plus de 50% des compagnies ayant introduit une demande
3) U.S. Orphan Drug Act of 1983 [Loi des États-Unis sur les médicaments orphelins de 1983] (En ligne). Disponible sur : http://www.fda.gov/orphan/regs.htm.
4) James Love, “Paying for health care R&D: Carrots and Sticks” [Financer la R&D médicale : la carotte et le bâton], document de travail du Groupe de Travail sur les Médicaments
pour les Maladies Négligées, Genève, 18 octobre 2000.
5) James Love, déclaration sous serment à la Haute Cour d’Afrique du Sud dans l’affaire opposant la Pharmaceutical Manufacturers’ Association of South Africa et autres et le
Président d’Afrique du Sud et Autres, et la Treatment Action Campaign (Amicus Curaie), Affaire : 4183/98, 9 avril 2001 (Afrique du Sud, 2001).
6) Patrice Trouiller, Peter Folb, et Kris Weersuriya, “Harmonization of Technical Requirements for Registration of Pharmaceuticals for Human Use” [Harmonisation des exigences techniques pour l’enregistrement des produits pharmaceutiques à usage humain], document de travail du Groupe de Travail sur les Médicaments pour les Maladies Négligées, Genève,
23-24 octobre 2000
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
| Les mesures de type “pull” permettent de créer un marché pour
des médicaments ou d’augmenter leur rentabilité. En voici deux
exemples : la création de fonds d’achat et d’“échanges de brevets”. Cette deuxième mesure permettrait à une compagnie d’investir dans le développement d’un médicament pour une maladie
négligée puis, une fois ce médicament enregistré, lui donnerait le
droit d’allonger le brevet de l’un ou l’autre de ses médicaments
plus rentables. Les mécanismes de “push” et de “pull” sont tous
deux des mesures basées sur la logique du marché et visent à
accroître le retour sur investissement d’un médicament jusqu’à
un niveau suffisamment attractif pour le secteur privé.
26
pour des médicaments orphelins sont justement des petites et
moyennes entreprises.7 Notons toutefois que nombre d’entre
elles dépendent d’un financement extérieur pour soutenir leurs
programmes de R&D et doivent maximiser leurs profits pour les
actionnaires.
Les fonds d’achat : une solution incomplète
| La création préalable de fonds d’achat de médicaments pour les
maladies négligées est l’une des stratégies de “pull” souvent proposée. Ces fonds seraient alimentés par des donateurs et constitueraient une sorte de “trésor” qui permettrait de rémunérer les
efforts de développement d’un médicament – ceci afin de compléter le marché existant et d’inciter ainsi les compagnies à développer des médicaments. Toutefois, si l’on veut amener une grande compagnie pharmaceutique à effectivement investir, la combinaison du marché existant et du “trésor” doit être équivalente à la
rentabilité moyenne des ventes, évaluée à environ 265 millions de
dollars US par an en 1998.8 Cela représenterait une lourde dépense et, dans un sens, cela reviendrait à “contribuer” au système
actuel de développement de médicaments en subventionnant les
bénéfices des actionnaires et autres coûts associés au développement de médicaments dans le secteur privé.
| Cette stratégie pourrait fonctionner pour certaines maladies
négligées qui affectent un grand nombre de personnes, telles que
était combiné avec d’autres mécanismes ou modifié pour s’adresser plus spécifiquement aux maladies les plus négligées.
Développement des capacities
locales de R&D entravé
| Développer les capacités de R&D dans les pays en développement
constitue une autre stratégie importante pour stimuler la R&D. Les
instituts de santé publique de certains pays en développement jouent
déjà un rôle de plus en plus important dans le développement de
médicaments. Ainsi, le soutien du gouvernement thaïlandais à la
recherche sur le paludisme a permis de développer une version pharmaceutique moderne et efficace de l’artémisinine, un remède issu de
la pharmacopée traditionnelle chinoise. Lors des essais cliniques, les
médicaments à base d’artémisinine thaïlandaise ont guéri 90% des
cas de malaria,9 et ont réduit le taux d’infection chez les enfants de
90% dans les camps pour personnes déplacées à la frontière entre la
Thaïlande et la Birmanie.10 Toutefois, bien que cette nouvelle formulation sauve des vies en Thaïlande, elle n’est pas reconnue comme
traitement valable par les autorités internationales de réglementation
pharmaceutique parce que la méthodologie utilisée dans les rapports
d’étude en Thaïlande ne répond pas aux exigences des organismes
internationaux. Dans ce cas précis, ce sont les réglementations
VRAI OU FAUX ?
Si nous introduisons de nouveaux médicaments dans les pays pauvres, nous allons accélérer le développement de la résistance.
Nous n’avons pas nécessairement besoin de nouveaux médicaments mais nous devons mieux utiliser ceux que nous avons.
La résistance aux médicaments est souvent perçue comme un problème uniquement lié à certaines maladies rencontrées dans les pays
pauvres. Or, il s’agit d’un phénomène inévitable tant dans le monde industrialisé que dans les pays en développement, dû au mécanisme
génétique normal de survie de la plupart des parasites, bactéries et virus. La résistance aux médicaments se développe immanquablement
malgré une utilisation rationnelle des médicaments et une bonne observance des traitements.
Dans le district de Moyo en Ouganda, par exemple, les patients atteints de la maladie du sommeil sont traités depuis plus de dix ans avec
du mélarsoprol, un médicament vieux de 50 ans. Malgré une utilisation rationnelle des médicaments et une bonne observance des traitements, des études récentes ont révélé que le taux de résistance dépassait 30%. Dans ce cas, même s’il est possible de prévenir le développement de la résistance en introduisant des combinaisons de médicaments, de nouveaux traitements seront nécessaires.
En général, la lutte contre la résistance aux médicaments s’organise autour de deux axes : une utilisation rationnelle des thérapies existantes pour retarder l’apparition de foyers de résistance et un développement continu de nouveaux médicaments pour créer des alternatives
thérapeutiques et ainsi pouvoir faire face à l’inévitable apparition de la résistance. La R&D pour des maladies telles que la tuberculose, le
paludisme et la maladie du sommeil ayant fait défaut au cours des trente dernières années, il est difficile aujourd’hui de traiter ces maladies,
et, dans certains cas, le traitement devient moins efficace.
Enfin, la crainte d’induire la résistance n’a jamais constitué une raison valable pour retarder l’accès aux traitements nécessaires dans le monde
industrialisé. Cet argument n’est pas légitime dans les pays en développement quand la vie de centaines de milliers de personnes est menacée.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
la tuberculose ou le paludisme, parce qu’un marché existant aussi
dans les pays riches (avec notamment la tuberculose en Europe
ou le marché que représente le paludisme chez les voyageurs)
complèterait le “trésor”. Pour les maladies les plus négligées en
revanche, un fonds d’achat serait en soi probablement trop
coûteux pour les gouvernements et autres bailleurs de fonds. De
tels outils ne réussiront probablement pas à susciter plus d’intérêt
pour les médicaments pour les maladies les plus négligées, c’està-dire pour celles – répétons-le – pour lesquelles il n’existe pas de
marché potentiel. Néanmoins, le concept pourrait être utile s’il
d’“harmonisation” de la R&D sur les médicaments, créées pour
répondre aux besoins des marchés riches, qui entravent l’accès à de
nouveaux traitements élaborés dans les pays en développement (voir
encadré page 25).
| La recherche, le développement et la production de médicaments
augmentent dans des pays en développement et notamment au
Brésil, en Inde, en Corée du Sud, en Thaïlande, en Malaisie et en
Argentine, autant de pays qui, par le passé, étaient considérés comme
dépourvus de capacité d’innovation en matière de R&D. Pour accroître la capacité dans les pays en développement, certaines initiatives
7) Institute for Global Health, “Creating Global Markets for Neglected Drugs and Vaccines: A Challenge for Public-Private Partnership” [Créer des marchés mondiaux pour les médicaments
et vaccins négligés : un défi pour le partenariat public-privé] (protocole d’accord d’une conférence portant le même titre et tenue à Carmel Valley en Californie, les 18-21 février 2000).
8) Ce chiffre de 265 millions de dollars US correspond au revenu moyen en 1998 des nouveaux médicaments introduits sur le marché, tel que calculé par le docteur Steve Arlington.
Dr. Steve Arlington, "Pharma 2005: The Challenges" [" Pharma 2005: Les défis "], (article présenté au congrès de la American Society for Clinical Pharmacology and Therapeutics,
à Orlando, en Floride, le 7 mars 2001).
9) Dr. Krisana Kraisintu et Dr. Chada Phisalaphong, et al, "Domestic Production of Dihydroartemisinin in Thailand" [" Production locale de dihydroartemisinine en Thaïlande "], article,
Research and Development Institute, Government Pharmaceutical Organization, Thaïlande (Juin 2001).
10) "One Perfect Combination: Malaria Therapies Double up to Beat Resistance" [" Une combinaison parfaite : les thérapies contre la malaria s’associent pour vaincre le phénomène
de résistance "], Wellcome News. Wellcome Trust. (En ligne). Disponible sur : www.wellcome.ac.uk/en/1/biosfginttrpinfcom.html (4 septembre 2001)
27
Pau
Pau n’a plus de fièvre. Il y a tout juste une semaine, des tremblements, des
poussées de fièvre, des maux de tête et des nausées ont commencé à accabler le
frêle corps de cette adolescente de 14 ans. Le paludisme. La troisième crise en
trois ans. La petite quantité de chloroquine qu’elle avait réussie à trouver ne l’a
pas guérie : au Cambodge, le paludisme est devenu résistant à ce médicament.
La combinaison de médicaments recommandée par les autorités sanitaires n’est
disponible que dans les dispensaires. Les produits vendus sur le marché privé
sont soit contrefaits, soit trop chers.
Pau a donc rassemblé le peu de forces qui lui restaient et a marché plusieurs
heures pour atteindre le dispensaire d’Anlong Veng, la petite capitale de cette
région du Nord du Cambodge.
Comme beaucoup de familles pauvres attirées par la richesse des terres vierges,
la famille de Pau a quitté sa terre d’origine et vit maintenant dans une misérable hutte au bord de la route qui traverse la forêt.
Pau passe sa journée à récolter l’écorce des arbres, qu’elle vend aux
Thaïlandais. Il semble qu’ils s’en servent pour fabriquer une sorte d’encens destinée à éloigner les moustiques. Au crépuscule, quand elle s’est aventurée trop
loin dans la forêt, elle dort à même le sol. C’est à cette heure que les moustiques attaquent.
Demain, Pau quittera l’hôpital. Elle retournera dans la forêt et risquera à nouveau sa vie pour gagner un peu d’argent.
Pas de PPP pour les maladies les plus
négligées
| Le partenariat public-privé (PPP) est un autre type d’initiative
souvent avancé comme solution potentielle à la crise de la
R&D. Les PPP tentent d’encourager la R&D sur les maladies
négligées en mobilisant l’expertise, la capacité et les financements tant du secteur public que du secteur privé.
Généralement, le PPP joue un rôle de coordination et de gestion à partir d’un agenda de R&D sur une maladie déterminée ;
il essaie de tirer parti des mécanismes de “pull” et de “push” et
tente de combiner les financements publics, les dons d’organisations philanthropiques et les dons en nature de l’industrie.
Voici quelques exemples majeurs de ce type d’approche : la
Medicines for Malaria Venture (MMV), la Global Alliance for TB
Drug Development (GATB), et la International AIDS Vaccine
Initiative (IAVI). Mais, jusqu’à présent, aucun partenariat
public-privé n’a été créé spécifiquement pour le développement
de médicaments pour les maladies les plus négligées.
| Les initiatives gouvernementales actuelles, les mécanismes
dits de “push” et de “pull”, l’accroissement des capacités de
R&D dans les pays en développement et les partenariats entre
secteurs public et privé n’apportent donc que des solutions partielles à la crise persistante de la R&D sur les maladies négligées. La plupart sont des initiatives nouvelles dont il conviendra d’évaluer l’efficacité dans quelques années et qui dépendent toutes, dans une plus ou moins grande mesure, des forces
du marché. Aucune de ces initiatives ne fournit en soi une stratégie appropriée pour développer des médicaments pour les
maladies les plus négligées.
11) International AIDS Vaccine Initiative. (En ligne). Accessible sur : www.iavi.org (13 août 2001).
12) International Vaccine Institute. (En ligne). Accessible sur : www.ivi.org (13 août 2001).
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
comptent sur une stimulation de la collaboration entre les secteurs
public et privé de ces pays. La International AIDS Vaccine Initiative
(IAVI), par exemple, travaille directement avec des universitaires, les
gouvernements et des compagnies en Afrique du Sud, au Kenya, en
Ouganda, en Inde et en Chine. L’IAVI a en particulier identifié l’Inde,
compte-tenu de son industrie pharmaceutique florissante, son expérience des essais cliniques et l’implication de son gouvernement dans
la recherche, comme un pays idéal pour accélérer le développement
d’un vaccin.11
| Des initiatives régionales essaient aussi de maximiser la capacité des
pays en développement à travers des collaborations transnationales.
Le International Vaccine Institute en Corée du Sud est une organisation à but non lucratif créée pour développer des vaccins pour des
maladies très répandues dans les pays en développement. Cet institut a rassemblé les compétences et connaissances de scientifiques de
divers pays en développement et est considéré comme un modèle
possible pour le développement et la production de médicaments.12
28
S
ortir de l’impasse : quelques pistes
Depuis sa création en 1999, le Groupe de Travail sur les Médicaments pour les Maladies Négligées étudie
l’ampleur et les causes de la crise de la R&D sur les maladies négligées et analyse des solutions potentielles. Voici un aperçu des recommandations qui résultent de cette recherche :
1. Étant donné que le développement de médicaments se fait
presque exclusivement dans le cadre de l’industrie pharmaceutique basée sur la R&D, l’investissement dans la R&D est
régi par les lois du marché. La R&D sur des maladies qui touchent principalement les populations pauvres s’en trouve
ignorée.
2. Parce que les politiques gouvernementales n’ont pas su
compenser la défaillance du secteur privé, certaines maladies
sont négligées.
3. Les causes de ce désintérêt varient selon le nombre de personnes affectées et leur pouvoir d’achat. Il est par conséquent
impossible d’élaborer une stratégie unique pour stimuler la
R&D. Il est donc crucial d’identifier très précisément les facteurs qui permettent de différencier les maladies négligées
des maladies les plus négligées, car chaque catégorie nécessitera des stratégies distinctes.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
4. Il est nécessaire de définir un agenda de R&D précis et
basé sur les besoins. C’est ce qui permettra aux décideurs
politiques, aux organismes de financement et aux chercheurs
de fixer les priorités pour développer des médicaments sûrs,
efficaces et d’un prix abordable. En tant que seul organisme
inter-gouvernemental international légalement mandaté pour
veiller à la santé dans le monde, l’Organisation Mondiale de
la Santé (OMS) devrait travailler à l’élaboration d’un agenda
de R&D prioritaire.
C’est l’OMS qui devrait diriger ce processus. Le Groupe de Travail sur
les Médicaments pour les Maladies Négligées a commencé, avec l’aide de l’OMS, à définir des agendas qui donnent la priorité aux besoins
de R&D sur la leishmaniose, la maladie du sommeil et le paludisme.
Ces documents analysent la charge de morbidité, les stratégies de
recherche actuelles et les traitements existants et prometteurs pour
chacune de ces maladies. L’étape suivante sera cruciale puisque les
gouvernements et les organisations internationales devront évaluer
minutieusement la manière dont ils pourront contribuer à lever les
entraves actuelles au développement de nouveaux traitements.
5. Les gouvernements des pays développés et des pays en
développement doivent prendre des mesures globales pour
compenser la défaillance du marché dans le domaine du
développement de médicaments pour les maladies négligées
et les plus négligées.
Les gouvernements doivent ouvrir la voie en relançant la R&D sur des
maladies actuellement ignorées. Ils doivent créer et soutenir de nouvelles structures destinées à développer des médicaments essentiels
pour des maladies que le secteur privé juge aujourd’hui sans intérêt.
Le modèle de R&D actuel, basé sur le profit, ne devrait pas être exclusif. Il est important de considérer les médicaments comme des biens
publics et de prendre cet élément en considération pour stimuler leur
développement.
6. Il est urgent d’engager des financements plus importants et
durables pour relancer la R&D sur les maladies négligées.
Le Groupe de Travail sur les Médicaments pour Maladies Négligées
étudie des solutions durables qui permettraient de soutenir la R&D
sur les maladies négligées par le biais d’obligations légales. Les gouvernements peuvent imposer et imposent déjà à l’industrie d’investir
dans un vaste nombre de domaines. Dans le cadre des maladies négligées et les plus négligées, ils pourraient par exemple invoquer " une
obligation de recherche essentielle " en vertu de laquelle les compagnies seraient tenues de réinvestir un pourcentage de leurs bénéfices
sur des ventes de produits pharmaceutiques dans la R&D sur les
maladies négligées, soit directement soit par le biais de programmes
de recherche publics.
De telles obligations pourraient s’inscrire dans le cadre d’un traité
global sur la R&D sur les maladies négligées. Un tel traité devrait
corriger le déséquilibre actuel entre les droits et obligations du secteur privé découlant des traités et accords internationaux actuels
(tels que l’accord de l’Organisation Mondiale du Commerce sur les
Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au
Commerce) et devrait donner un cadre légal qui permette de faire
de ces médicaments pour maladies négligées des biens publics à
l’échelle de la planète.
7. Une analyse complète de ce que coûte la R&D de médicaments doit être menée.
En effet, les estimations actuelles des coûts varient énormément et
prêtent à controverse. Or, pour pouvoir s’attaquer de manière efficace
au déséquilibre de la R&D et prendre des décisions en matière de
29
8. Les fonds publics qui seront attribués à la R&D sur les
maladies négligées devront s’accompagner de garanties que
les produits finis seront accessibles équitablement et à des
prix abordables.
Un accès équitable aux médicaments dans les pays en développement devrait être un principe de base qui dès le départ sous-tendrait toute initiative politique. Si l’on veut investir des fonds
publics pour corriger la défaillance du marché en matière de développement de médicaments, il faut absolument obtenir des garanties pour que les nouveaux médicaments développés soient vendus
à un prix abordable à ceux qui en ont besoin.
9. Un moyen direct d’accroître le savoir-faire et les infrastructures de R&D dans les pays en développement serait
d’encourager des projets de transfert de technologie et de
renforcement ciblé des capacités dans ces pays.
En définitive, les solutions à long terme à la crise de la R&D de
médicaments pour les maladies négligées sont entre les mains des
pays en développement. C’est pourquoi, le Groupe de Travail sur
les Médicaments pour les Maladies Négligées répertorie la capacité des pays en développement à développer des médicaments et
étudie les moyens de les renforcer. Il s’efforce en outre de promouvoir le transfert de technologie afin de renforcer des unités
durables de production et de développement de médicaments.
10. Une évaluation indépendante et complète du processus
d’harmonisation des réglementations en cours (CIH) doit
être menée afin d’en mesurer l’impact actuel et futur sur la
capacité des pays en développement à augmenter leurs
efforts dans le domaine du développement de médicaments.
11. La création d’une entité d’un nouveau type doit être
envisagée pour favoriser le développement de médicaments
pour les maladies les plus négligées. Le Groupe de Travail
sur les Médicaments pour les Maladies Négligées étudie la
faisabilité d’une Initiative à but non lucratif (Drugs for
Neglected Diseases initiative – DNDi ) qui se concentrerait
uniquement sur des projets de développement de médicaments pour ces maladies.
L’analyse menée par le Groupe deTravail sur les Médicaments pour
les Maladies Négligées conclut que les approches actuelles visant
à résoudre le manque de R&D sur les maladies négligées ne tiennent
pas assez compte des maladies les plus négligées. Or, pour garantir
une solution pérenne, il faut envisager une nouvelle approche pour
ces maladies, qui d’une part mobilise de façon systématique les
financements, les connaissances scientifiques et la technologie de
pointe, et d’autre part encourage la coopération entre les secteurs
public et privé.
Prenant en compte les recommandations ci-dessus ainsi que des
travaux de recherche menés par le Groupe de Travail sur les
Médicaments pour les Maladies Négligées, l’initiative proposée
comprend les points suivants :
Veiller à ce que des médicaments efficaces, adaptés au terrain
et faciles à utiliser pour les maladies négligées soient accessibles à tous.
Donner la priorité aux maladies les plus négligées, telles que la
maladie du sommeil, la maladie de Chagas et la leishmaniose.
Utiliser des techniques éprouvées de gestion et de recherche
scientifique pour mener à bien le développement de nouveaux
médicaments pour les maladies négligées.
Travailler étroitement avec le TDR, le secteur privé et les instituts de recherche des pays en développement et des pays développés.
S’assurer le soutien à long terme de bailleurs de fonds publics
et privés, l’essentiel du financement provenant du secteur
public.
Travailler avec des experts du développement de médicaments
des pays en développement pour construire au niveau national
les capacités de développement de futurs médicaments.
Il est à espérer que le secteur public jouera un rôle de premier plan
dans cette Initiative à but non lucratif et qu’il y investira les fonds
nécessaires afin qu’elle acquière une légitimité et soit transparente
vis à vis du public.
Conclusion
Malgré des avancées impressionnantes dans les domaines scientifique et médical, force est de constater l’insuffisance des ressources allouées à la lutte contre des maladies qui affectent principalement les populations des pays pauvres. Parce que la R&D
sur les maladies négligées et les plus négligées est insuffisante,
les médecins et infirmiers des pays en développement ne disposent toujours pas de médicaments efficaces pour lutter contre de
nombreuses maladies qu’ils côtoient tous les jours. Pourtant, des
initiatives encourageantes ont été développées pour compenser
les échecs du marché et des politiques gouvernementales à l’origine de cette crise. Nombre de ces initiatives sont nouvelles et
leur efficacité reste à évaluer. Cependant, il sera crucial de mettre en œuvre de nouvelles solutions, telles qu’une initiative à but
non lucratif pour développer des médicaments contre les
maladies les plus négligées.
MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
financement en connaissance de cause, les décideurs politiques
doivent disposer de chiffres exacts sur les coûts véritables du développement de médicaments. Le calcul de ces coûts dans un
contexte commercial qui tient compte de facteurs tels que les
coûts d’opportunité du capital, différera largement du calcul du
financement nécessaire pour développer un médicament dans un
contexte non commercial.