CLéS DE SOL L - Entre-gens
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CLéS DE SOL L - Entre-gens
Guy DiDier Photographies de Jean-Louis Hess et Jeannette Gregori Préface de Pierre Greib CLéS DE SOL des Strasbourgeois solidaires Editions Entre gens Guy Didier Photographies de Jean-Louis Hess et Jeannette Gregori Préface de Pierre Greib CLéS DE SOL des Strasbourgeois solidaires Editions Entre gens Lire la ville, la photo de couverture a été composée par Thifaine Leplat, 15 ans, lycéenne au Lycée Marc Bloch de Bischheim. Les Strasbourgeois reconnaîtront la façade de la Médiathèque André Malraux, où s’inscrivent ces mots de Charles de Gaulle sur l’auteur de La condition humaine : « La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l’impression que, par là, je suis couvert du terre-à-terre. ». Les photographies de Jean-Luc Kaneb, Saadia Fatmi, Francis Kern, Jeanne Maurer, Albert Luther, Jean-François Mugnier sont personnelles. La photo de Güllü Işık nous a été confiée par Laura Martin, la photo de Ringo Weiss par Jean-Marie Fawer, la photo de Myriam Niss par Hélène Sadowski-Puel. « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. à te regarder ils s’habitueront. » (René Char) Strasbourg, carrefour des solidarités Ces portraits, écrits par Guy Didier, ont été réalisés par Entre gens, association de journalisme citoyen sur la diversité sociale et culturelle. Indépendante, l’association Entre gens a été fondée par des personnes venant de toutes les régions de France et aux origines diverses, autour de l’animation d’un site internet (www.entre-gens.com), portail de portraits de la pluralité française. De Güllü Işık à Michel Sexauer, les personnes avec qui nous allons cheminer ici sont présentées selon la chronologie des rencontres, de février à juin 2011. Les remerciements de l’auteur vont à Mme Marie-Dominique Dreyssé, adjointe au Maire de Strasbourg en charge des Solidarités. Elle a permis que ce travail puisse être réalisé en l’associant à la dynamique engagée par la municipalité, dans le cadre de son Projet Social et Santé de Territoires « Strasbourg, au carrefour des solidarités ». Mais cette production n’aurait pu être menée sans le soutien constant et la médiation active de M. Jean-Claude Bournez, chef de projet à la Direction des Solidarités et de la Santé de la Ville et de la Communauté urbaine de Strasbourg. Toutes les personnes dont nous allons suivre les parcours tout au long de cet ouvrage ont accepté avec enthousiasme de se raconter, non pas tant pour elles-mêmes que pour faire partager leurs engagements solidaires, dans un cadre professionnel ou le plus souvent citoyen. Qu’ils et elles en soient vivement remerciés. Tous vous invitent, au-delà de la lecture qui, nous l’espérons, vous sera agréable, à les accompagner dans leurs actions au plus près des gens, au plus près des territoires de cette ville de Strasbourg. Pour que change la vie… Table Solidaires ! par Pierre Greib 7 La plus belle histoire d’amour de Güllü 9 Jean-Pierre Ringler au-delà du regard 12 Abderrahmane Merah, le Neuhof au cœur 17 Michèle Boehm, cœur de ville 20 Jean-Luc Kaneb, la vocation de l’animation 25 La nostalgie d’Erdoğan Öğreten 29 Liliane Huder sur les traces de Paulette 34 Bravo Aziza ! 38 Monique Maitte, du tag au tag 41 Ringo Weiss, puissance 4 46 Jeannette Wünschel respire pour l’autre 50 Patricia Garcia de Poillerat agrandit le monde 55 Jeannette Gregori voyage au pays des autres 59 L’Alsace Blues d’Abbès Benharrat 63 Le Salon de thé Martine, le point central 67 Saadia Fatmi prend les enfants par la main 71 Les histoires croisées de Regina de Almeida 75 Cyr Parmentier Djakpo, le tresseur de cordes 81 Dominique Leblanc, un compagnon de route 86 Michel Reeber, à la grâce de Dieu 91 Myriam Niss, les gens d’abord 101 Chantal et Philippe Krafft en roue libre 106 Jean-Louis Hess en courant alternatif 112 Marinette Gonon en clé de sol 118 Jeanne Maurer, la chronique du siècle 123 Albert Luther in persona 128 Arlette Bleny, une voix 133 Francis Kern, un pionnier 137 Mina El Bakali, l’art en entrée libre 142 Max Disbeaux, hors les murs 147 Marguerite Zabern - Keck, une enfance dans la guerre / une vie deux passions 151 Michel Hentz en covoitur’ange 161 Pascale Spengler à cache cache 167 Françoise Benoît, connue comme le loup blanc 174 Jean-François Mugnier, non formaté 179 Docteur Hamza, Nabila tout simplement 183 Djilali Kabèche, le courage en héritage 187 Marc Lévy sème des graines 191 Michel Sexauer entrepreneur solidaire 196 Véronique Dutriez in eternam 202 Solidaires ! Ils sont nés dans la haute vallée de la Bruche ou en Kabylie, sur les hauts plateaux du Mexique, en Franche-Comté ou au Bénin, dans les Vosges ou en Anatolie, peut-être même à Strasbourg ! Ils sont hommes, femmes, jeunes ou plus âgés, médecins, animateurs, postiers, artistes, et même sans profession, certains longtemps sans domicile fixe, d’autres un temps sans papiers. Ils ont grandi dans une religion, chrétienne, musulmane ou juive, ou sans religion, ont pris un engagement politique ou pas. Quelques uns ont réussi rapidement, d’autres ont galéré longtemps avant de se poser. Ils vivent seuls ou en famille, ont fait de belles rencontres… et aussi des ruptures. Chacune, chacun d’entre eux à sa manière a créé, inventé, saisi une opportunité et l’a fait fructifier, en solitaire, rarement, en association le plus souvent, avec le soutien des institutions aussi. Ce petit livre n’est pas un traité ni un essai, ni un roman. Il se veut simplement le reflet, incomplet, certes, mais signifiant de ce que des hommes et des femmes peuvent contribuer à tisser des liens dans un lieu donné. Ils ne forment pas un groupe homogène, ne se connaissent pas tous entre eux, mais si l’on cherche un peu, il est fort probable qu’un fil ou même plusieurs les réunit, formant une espèce de filet, de net, de réseau. Pour beaucoup d’habitants, souvent parmi les plus démunis, dans la ville, ils sont la personne qui un jour a donné un coup de main décisif, ou un coup de pouce, ou un coup de gueule qui a permis de sortir d’une galère, ou simplement montré que des solutions étaient possibles. Parce qu’ils sont là, la société strasbourgeoise n’est pas qu’un lieu clos organisé par des rapports de force et de domination, mais aussi un espace où la rencontre avec d’autres peut faire sens et améliorer des existences. Vivre ensemble n’est pas un concept vide ou une expression à la mode. Cette galerie de portraits illustre que malgré la dureté des temps les mots de solidarité, d’accompagnement représentent des réalités à partir du moment où des individus, dans leur histoire, ont fait le choix de ne pas rester seuls et de ne pas admettre que d’autres subissent la solitude. Strasbourg, carrefour de routes, est l’espace où ces personnes se sont rencontrées. Ce n’était pas un rendez-vous programmé : les hasards de l’existence, de rencontres, de ruptures, de voyages, ont permis qu’avec 7 Clés de sol elles l’humanité y soit plus humaine et la vie plus viable. C’est aussi un lieu où une municipalité est attentive à ce que ces personnes, ces gestes, ces liens soient reconnus. Celui qui raconte ces vies mérite aussi d’être connu : issu d’une famille ancrée dans une vallée vosgienne qui a connu les avatars des restructurations économiques des dernières décennies, il a connu de grands bonheurs, et aussi des difficultés. Toujours à l’affût des hommes et des femmes d’ici et d’ailleurs, il a créé des liens, inventé des événements et inspiré des réalisations que d’autres ont portées par la suite. Depuis quelques années, il consacre une partie de son activité à rencontrer des gens venus des quatre coins du monde et qui ont fait et souvent réussi leur vie dans toutes les régions de France. Guy Didier s’attache à faire leur portrait, à les faire reconnaître comme acteurs de la vie sociale dans tous ses aspects, économique, culturel, social. Nous étions ensemble place de la Bastille un soir de décembre 1983 avec des milliers d’autres et nous avions vu apparaître sur un carton la formule devenue célèbre par la suite : « La France, c’est comme une mobylette, pour qu’elle avance il lui faut du mélange.» a un moment où la stigmatisation de l’étranger et le repli sur son clocher sont fortement encouragés, ce petit ouvrage pourrait une fois encore contribuer à reconnaître et à faire savoir que la mobilité est porteuse de solidarités ! Pierre Greib 8 La plus belle histoire d’amour de Güllü La plus belle histoire d’amour de Güllü Soudain un souffle violent. Tout se met à bouger dans la pièce. Güllü se jette sous une table. Elle croit à un tremblement de terre. Lorsqu’elle reprend un peu ses esprits, elle se retrouve complètement seule. Elle voit dans la rue tout le monde courir dans tous les sens. C’était le 21 septembre 2001. Le cours de français que la jeune femme originaire de Turquie était en train de suivre à Toulouse se trouve juste en face de l’usine AZF. En rentrant chez elle, dans sa petite chambre non loin de là, elle découvre sur son lit des centaines d’éclats de verre. Si elle s’était trouvée là… Güllü Işık est arrivée pour la première fois en France à Strasbourg, « parce que c’est la ville des droits de l’homme ». C’était en 1999. Elle avait quitté Istanbul et séjourné quelques temps en Suisse en tant qu’artiste, à Zürich, à Saint-Gall. Güllü joue du saz. Elle chante aussi magnifiquement. Son répertoire est surtout en langue kurde et plutôt militant, ce qui l’a placée sous les menaces de la répression. C’est en demandeuse d’asile qu’elle est arrivée à Strasbourg et c’est avec son statut de réfugiée qu’elle 9 Clés de sol s’est retrouvée plus tard dans ce cours de langue de la ville rose. L’artiste kurde est revenue ensuite vers la Suisse où vit une partie de sa famille. Plus précisément elle s’est installée à Annemasse en Haute-Savoie pour pouvoir aller tous les jours à Genève retrouver sa sœur tout près de là. Les douaniers français et suisses qui la connaissaient ne la contrôlaient plus. Evindar Güllü aujourd’hui a une petite fille de huit ans née à Lyon qui répond au joli prénom de Evindar, ce qui veut dire « amoureux ». La fillette adore la danse classique et suit des cours où sa mère l’emmène en bus. Elle aime aussi la musique, comme sa mère, et joue de la flûte. Elle dessine. Güllu Işık élève seule son enfant qui est sa joie de vivre, son étoile du bonheur. Dans son quartier, tout le monde connaît cette toute petite personne brune de 1,40 m avec sa fille blonde déjà aussi grande qu’elle. Güllü aurait dû mesurer 1,75 m, ont dit les médecins, si à l’âge de six ans, elle n’avait pas été atteinte d’une maladie, un microbe dans la moelle épinière qui a stoppé sa croissance et l’a rendue handicapée à vie. Une opération aurait été peut-être possible mais c’était prendre le risque d’un accident plus grave, comme une paraplégie. Personne dans cette famille de onze enfants d’origine anatolienne, dont le père a quitté le village à 22 ans en direction d’Istanbul, n’aurait voulu tenter l’intervention. Güllü, malgré l’exil, malgré la solitude, malgré son handicap, malgré une maîtrise encore imparfaite de la langue française qu’elle apprend avec l’association Contact et Promotion, se débrouille parfaitement dans la vie. Elle est très impliquée dans la vie de son quartier. Elle fait tous les sacrifices possibles pour la bonne éducation de sa fille. Elle joue de la musique et chante en accompagnant les spectacles du Théâtre-forum du Potimarron. Effet miroir Avec ses amis Jacqueline Martin et Jean-Michel Sicard, les responsables de cette Compagnie, elle a monté Effet Miroir qui met en scène la question de l’émigration. Le forum permet la rencontre et ouvre le débat entre les gens, « entre des gens qui vivent dans un pays en difficulté économique et des gens qui vivent la pauvreté dans un pays riche, entre des gens qui vivent dans un pays d’où l’on émigre et des gens vivant dans un pays où l’on immigre, entre des gens qui savent comment et pourquoi leurs pairs bravent tous les dangers pour venir en Europe et des gens qui 10 La plus belle histoire d’amour de Güllü vivent en Europe et ne comprennent pas très bien les réalités des pays du Sud, entre des gens engagés là-bas dans la lutte contre l’émigration et des gens qui travaillent en France sur les questions de l’immigration, de la discrimination raciale et de la place des étrangers… ». Du spectacle, chacun ressort plus fort, plus conscient, plus armé dans sa vie. Il a été présenté dans plusieurs villes d’Alsace. Güllü chante et prend son saz. Elle caresse son instrument qui est l’expression de son peuple et de son cœur. Elle a pu l’acheter chez Yilmaz sazesı à Strasbourg, une maison spécialiste de musique turque et de musique kurde. Ubuntu Güllü et Evindar ont participé aussi activement à la pièce Humanité Barricades. « Dans un dialecte sotho sud africain, l’humanité se dit Ubuntu. Quelqu’un qui a de l’Ubuntu signifie qu’il est tout à la fois généreux, accueillant, amical, humain, compatissant et prêt à partager ce qu’il possède. Je suis humain parce que je fais partie, je participe, je partage. « Un être humain n’existe qu’en fonction des autres êtres humains. » a dit Desmond Tutu. Mais quand l’autre est perçu comme une menace, on cherche à s’en protéger. C’est alors que l’on monte des murs : fermetures de service, remparts d’indifférence, barrières identitaires, frontières des cultures, autant d’obstacles et « d’apartheid » à la rencontre avec l’autre. C’est ce que met en scène selon le principe du théâtre-forum le spectacle Humanité Barricades, où le public est invité à monter sur scène pour tenter de briser les murs qui nous séparent de notre commune humanité. » La musicienne montre fièrement son passeport français à ses amis. Elle a pu obtenir enfin la nationalité française ! Elle se fait appeler maintenant Rosa. Dans son quartier de maisons traditionnelles à colombages, dans son bel appartement d’une simplicité douillette et pleine de goût, elle range délicatement son saz et se prépare à aller à la sortie de l’école et au cours de danse d’Evindar. Sa plus belle histoire d’amour, c’est elle. (février 2011) 11 Clés de sol Jean-Pierre Ringler au-delà du regard Voir n’est pas regarder. Voir, c’est reconnaître, tout juste discerner, de manière synthétique pourrait-on dire. Regarder, c’est décrypter, de manière analytique. Aux musées de la Ville de Strasbourg, le service éducatif apprend aux enfants à regarder. On appelle cela une approche active. Les enfants s’approprient l’œuvre. Ils la recréent. Les déficients visuels qui visitent un musée « regardent » l’œuvre sans la voir, dés lors que les muséographes ont pris soin de rendre possible les visites multisensorielles où le toucher est possible. 12 Jean-Pierre Ringler au-delà du regard Le service éducatif des musées a beaucoup appris de son partenariat avec l’association L’art au-delà du regard pour être en mesure de proposer aux visiteurs une approche active, au Musée des Beaux-Arts pour découvrir les grandes œuvres, au Musée zoologique qui a ouvert une salle multisensorielle pour découvrir le monde animal. L’exposition du Musée zoologique a mis plus de cinq ans à voir le jour mais c’est un véritable succès pour L’art au-delà du regard, association qui a été créée en 1995 pour permettre l’accès à l’art et à la culture aux aveugles et malvoyants. Les expériences de salles équipées de l’audiodescription sont encore rares en France : le Théâtre de Chaillot, une salle de cinéma. JeanPierre Ringler est l’un des administrateurs de l’association et ce n’est là que l’une de ses sept ou huit cartes de visite ! Envol Il avait huit ans lorsqu’un engin de guerre non explosé de « la poche de Colmar » où il habitait alors lui éclate à la figure. Il perd la vue et ses deux mains. C’était en avril 1956. Cet accident l’amènera, 40 ans plus tard, à s’engager dans la lutte contre les mines antipersonnel, au sein de Handicap International dont il est toujours le relais dans le Bas-Rhin. Il va entrer alors dans un établissement spécialisé où il réussira d’abord brillamment le Certificat d’études, 1er du canton de Molsheim. Mais sa scolarité se passera ensuite dans un lycée ordinaire de Molsheim où il passera son bac philo tout en pratiquant des activités sportives de façon intensive. Il a fait de la montagne, un 4000 m dans les Alpes italiennes (le Grand Paradis). Il a skié en compétition. Le slalom se pratique en suivant la voix d’un guide qui effectue le parcours, porte après porte, devant le non-voyant. L’association Nouvel Envol qui a son siège à l’Université de Strasbourg a été créée en 1987. Son but est de promouvoir les activités physiques et sportives ou de loisirs auprès d’enfants, d’adolescents et d’adultes déficients intellectuels, atteints de troubles psychiques ou en situation de handicap. Formée par des intervenants médico-sociaux et sportifs, elle met en œuvre des projets qui répondent aux besoins de ces personnes : découvertes d’activités physiques, sorties de loisirs,… Jean-Pierre Ringler défend l’idée de permettre aux déficients visuels et aux personnes handicapées de continuer à vivre en milieu ordinaire pour développer l’autonomie, l’empowerment. C’est le sens du combat de l’association qu’il préside, la Coordination Handicap et Autonomie. La CHa s’inscrit dans la philosophie de la vie autonome (Independent 13 Clés de sol Living). Elle valorise l’expertise détenue par les personnes handicapées et leur capacité à déterminer leur propre choix de vie. Elle a été fondée et elle est animée par des personnes handicapées en situation d’autonomie : vie à domicile et activité professionnelle « libres ». Depuis 2004 elle est une association nationale, ayant son siège à Strasbourg. Ses bureaux, où l’on est accueilli par Rosalie, la salariée de l’association, sont installés dans les locaux du collectif d’associations Humanis, dont Jean-Pierre est aussi le vice-président. Interprète Après le bac, Jean-Pierre Ringler, qui était passionné d’histoire, aurait bien suivi des études de journalisme mais le CUEJ l’en a dissuadé. Il a fait quatre années d’anglais, a effectué un séjour linguistique de dix mois en Angleterre où il donnait en même temps des cours de français. C’est là qu’il a pris réellement conscience de son projet professionnel : l’interprétation. En 1972, il entre à l’Ecole Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs (ESIT) de Paris 3 (Sorbonne Nouvelle). L’école est très sélective. Jean-Pierre se souvient parfaitement de cette sélection, d’abord de 60 candidats pré-retenus, puis 22 et au final 9 candidats retenus. Il échoue une première fois et obtient le diplôme l’année suivante. JeanPierre est interprète trilingue, le français, l’anglais et l’allemand. Titulaire du diplôme en 1975, il entre au Conseil de l’Europe en tant que free lance. Les orateurs du Conseil s’expriment le plus souvent avec un texte écrit. Un jour, l’un d’entre eux prenant conscience qu’il s’exprimait un peu vite déclare comme pour s’excuser : « Mais je pense que l’interprète a le texte devant les yeux » ! Des anecdotes comme celles-là, Jean-Pierre Ringler en a des dizaines. La langue française est riche d’expressions comme « il faut qu’on se voie ». C’est ce qu’on lui dit parfois pour lui fixer un rendez-vous. Lorsqu’il se trouve avec une femme, on fait remarquer que « en plus elle est jolie ». En janvier 2011, l’association CH(S)OSE a été créée à l’initiative du Collectif Handicaps et Sexualités (CHS). Elle a pour objectif de militer en faveur d’un accès effectif à la vie affective et sexuelle des personnes en situation de handicap, notamment à travers la création de services d’accompagnement sexuel. Jean-Pierre Ringler a été marié. L’idylle s’est aujourd’hui terminée mais de cette union sont nées ses deux filles. 14 Jean-Pierre Ringler au-delà du regard Le Mois de l’autre Il n’a pas le temps de s’ennuyer, se plaît à dire que ses activités se partagent en trois temps : un temps d’interprétation, un temps de bénévolat et un temps de formation. Car Jean-Pierre Ringler intervient régulièrement dans les établissements scolaires pour faire partager son expérience et bousculer les préjugés, dans le cadre du Mois de l’Autre (l’initiative du Conseil régional d’Alsace) mais aussi toute l’année à la demande des équipes éducatives. Les relations sociales sont très déterminées par l’apparence. Devant le handicap, le valide a souvent un petit temps de recul avant d’engager la discussion. « Il faut, dit Jean-Pierre, briser les barrières de l’apparence ». Il aime intervenir devant les classes de 5ème, « un âge où les enfants ont encore une ouverture naturelle ». Avec les lycéens, c’est un peu plus difficile, ils ont des freins dans leur rapport à l’autre, « mais quand ils applaudissent, alors on comprend que le message est passé ». Il intervient aussi auprès d’étudiants en activités physiques adaptées à l’Université de Strasbourg, sur le thème : les représentations sociales du handicap. Jean-Pierre Ringler est très impliqué dans la vie strasbourgeoise. Il est vice-président du CIARUS, étant lui-même issu du mouvement de l’Union Chrétienne des Jeunes Gens (UCJG). Il a été conseiller municipal et à ce titre a beaucoup contribué au programme Ville et Handicap qui permet de développer l’accessibilité dans la cité, dans les transports en commun, les équipements, les services. Dans la ville, lui-même se déplace généralement seul avec son chien, son 4ème chien. a chaque nouveau chien, il y a une relation à construire, où l’homme doit rester dominant. Le chien doit apprendre son maître. Celui-là a parfois fait quelques caprices mais maintenant tout se passe bien. Le chien a un regard doux et puissant que Jean-Pierre ne verra jamais mais on le lui a dit. Le chien, c’est les yeux de l’aveugle. La complicité doit être totale. En septembre, Strasbourg accueillera la Freedom Drive, une rencontre de plus de 200 personnes handicapées venant d’une vingtaine de pays européens. Jean-Pierre Ringler, au titre de la CHA, est coorganisateur de l’événement où il y aura même une manifestation de rue pour sensibiliser le grand public et les décideurs. Lors des rencontres internationales, on se rend compte que la France prend du retard pour l’accès à l’autonomie. Le poids des établissements spécialisés est un frein que des pays comme la Roumanie ou la Bulgarie ne connaissent pas. En France, où l’on est d’abord dans une démarche médico-sociale, il faut 15 Clés de sol « désinstitutionnaliser », « inverser le paradigme ». Dans les pays de l’Est, ils partent de rien. Quand il lui reste un peu de temps, chez lui à la Robertsau, Jean-Pierre Ringler contribue à l’écriture d’un livre. Il a tant d’idées à transmettre, tant de messages à faire passer ! Lui qui aime la pédagogie espère pouvoir toucher ainsi le plus grand nombre possible de personnes. (février 2011) 16 Abderrahmane Merah, le Neuhof au cœur Abderrahmane Merah, le Neuhof au cœur Bibrine, ses moutons, ses vergers, ses eaux souterraines, ses plantes aromatiques, son microclimat. Bibrine à 200 kms de la capitale. Dans les années 50, pas plus qu’aujourd’hui, la terre ne suffisait pas à nourrir toutes les bouches. L’Algérie était française et l’appel de la métropole est fort pour un jeune de 17 ans motivé. En 1956, Abderrahmane Merah arrive à Paris du côté de la Porte des Lilas. Il n’est pas très grand mais fort. Monter des sacs de sucre à longueur de journée ne lui fait pas peur. Son frère était déjà en France depuis 1945, marié à une Allemande originaire d’Offenbourg. Abderrahmane est reparti en Algérie pour mieux revenir quelques années plus tard. En 1963, il s’installe à Strasbourg et son épouse Hénia le rejoint. La famille s’installe d’abord dans le quartier de Finkwiller au centre ville. La fille aînée, Ladmia, est née en Algérie et avait deux ans à son arrivée. Safia avait à peine plus d’un mois. Farid et Karima sont nés en Alsace. 17 Clés de sol Chauffeur Abderrahmane Merah a fait toute sa carrière professionnelle en tant que chauffeur. a la Coopé, il conduisait un Citroen. Un jour, on lui a demandé de livrer un autocar à Berlin. Le voyage à 20 kms/h est un périple mémorable. a Berlin, après toutes les péripéties routières et douanières, il se souvient de l’accueil dans un luxueux hôtel berlinois. Pour la Coopé, M. Merah a parcouru toutes les routes d’Alsace par tous les temps, bravant la neige en hiver. Les journées de travail faisaient parfois une vingtaine d’heures. Sa santé aujourd’hui s’en ressent. Les enfants ont toujours été de bons élèves en classe, studieux, appliqués et les parents Merah sont fiers de leur parcours. Tous ont trouvé leur voie dans des métiers où ils peuvent exprimer leur attention aux autres, leur générosité. Dans la famille, on a tous un esprit solidaire, on s’engage dans la vie citoyenne de son quartier, de sa communauté, de sa ville… La famille Merah avait quitté le centre ville de Strasbourg pour le quartier du Neuhof où les appartements étaient neufs, avec le confort moderne. La rue de Ballersdorf n’avait pas du tout dans ses premières années la mauvaise réputation qu’on lui a connue par la suite. M. Merah est quelqu’un qui peut raconter l’histoire du quartier mieux que n’importe qui. Il a tout connu, les nouvelles constructions, les nouveaux habitants successifs, les dégradations, les tentatives de réhabilitation, jusqu’à aujourd’hui. La famille qui s’est agrandie a rejoint la Demi-Lune, deux grands immeubles en arc de cercle qui se font face, à l’entrée de la rue Schach. Elle a pu habiter les appartements les plus grands du quartier, en déménageant juste une fois pour changer d’étage. En 2011, les enfants sont maintenant partis mais il faut de la place pour accueillir tout le monde à chaque retrouvaille familiale. Les racines algériennes restent très présentes dans chacune des pièces de l’appartement, avec les produits de l’artisanat de la région de Médéa. M. Merah me montre par la fenêtre le quartier qui change. Face à la cuisine, il y avait auparavant une grande prairie où chaque été se déroulait la fête du Neuhof et chaque hiver s’y installaient les chalets de Noël. Aujourd’hui, c’est le chantier en construction d’un nouveau quartier, avec des maisons et de petits immeubles bas. Il est fini le temps des grandes barres. Dans l’Allée Reuss comme dans tout le Neuhof, on a détruit beaucoup de grands immeubles ; on a aéré le quartier ; des rues ont disparu, comme la rue de Ballersdorf ; d’autres rues sont nées. L’urbanisme n’est plus du tout le même que celui que la famille Merah a pu connaître autrefois. Une route va rejoindre le Port du Rhin et l’Allemagne. 18 Abderrahmane Merah, le Neuhof au cœur Sagesse M. Merah s’est impliqué dés les années 70 dans la vie associative pour exprimer la voix des habitants dans la réhabilitation du quartier. Il est un membre historique du « Collectif » et des APF devenues aujourd’hui CSF. Il a représenté les APF auprès d’associations comme le Clapest pendant toutes ces années, exprimant toujours une voix de la sagesse, une présence discrète mais chaleureuse et efficace. C’est impossible de trouver quelqu’un dans le quartier ou en ville qui puisse dire du mal de M. Merah ou de sa famille. Abderrahmane Merah a créé l’Association culturelle maghrébine, on a bien dit maghrébine, Abderrahmane y tient, car il n’y a pas d’Algériens ou de Marocains ou de Tunisiens, mais il y a le Maghreb réuni, on ne fait pas la différence, on n’organise pas des fêtes ou des activités pour une seule communauté nationale mais pour tous. L’association, par la qualité de sa présence, peut maintenant bénéficier de plusieurs locaux adaptés à ses activités, aussi bien pour les femmes qui se retrouvent en journée que pour les enfants qui reçoivent ici une bonne éducation dans le respect de la religion musulmane mais surtout dans le respect de tous. Les locaux de l’association servent de lieu de prière pour le quartier. Les enfants qui passent par là suivent une bonne voie, sont généralement de bons élèves. Abderrahmane dirige l’association sans autoritarisme, avec sa sagesse qui rassure, sa droiture, sa générosité. L’association s’est fédérée au niveau de l’agglomération au sein du Groupement des Associations Maghrébines de Strasbourg. Avant de me quitter, M.Merah tient à me faire faire en voiture le tour du quartier. Il aime son quartier du Neuhof. Il s’y sent chez lui. (février 2011) 19 Clés de sol Michèle Boehm, cœur de ville Les histoires de vie, Michèle Boehm connaît. Elle va vous parler surtout d’histoires de mal vie, d’errances, de ruptures, de peurs, d’insécurité. Mais très vite, elle vous racontera des histoires d’humanité, de rencontres, d’échanges. 20 Michèle Boehm, cœur de ville Il est neuf heures ce matin-là. Il pleut. Nous sommes en février. L’hiver est bien long depuis novembre. Jeanne1 a ouvert la porte en bois sculpté, à gauche du grand bâtiment bismarckien de la gare de Strasbourg, au-delà de la verrière. Elle a salué les cinq à six personnes déjà présentes à cette heure-là, a posé ses deux sachets en plastique où sont toutes ses affaires, s’est assise à la table, a bu le petit café qu’on lui a proposé, a mis sa tête entre ses mains et s’est endormie là. La nuit dans la rue a été longue sans sommeil. La pièce est bien chauffée. Ici, on se sent bien, en sécurité, en humanité. Nous sommes au Point d’Accueil Solidarité de la gare, qu’anime Michèle Boehm. Réseau Les femmes sont beaucoup moins nombreuses que les hommes à fréquenter le PAS. Elles sont deux pour dix personnes accueillies. Le point existe depuis 1998. Il s’agit d’une expérience unique en France. Un PAS est en voie d’ouverture dans la gare de Luxembourg Ville. Quant à Paris, d’autres dispositifs sont menés, avec des associations intervenant dans les gares. L’ouverture d’un PAS est à l’étude à Paris Nord, dans le cadre du projet « Hope in Stations ». La SNCF cherche des locaux disponibles à proximité immédiate de la gare. On appelle ces personnes en errance des sans domicile fixe mais ils sont très attachés aux espaces qu’ils fréquentent. Ils se créent un territoire. Ils habitent l’espace public et la Direction de la gare de Strasbourg se préoccupe d’assurer la meilleure cohabitation possible avec ses clients. Une gare est un lieu sensible dans une ville. Elle est un espace de transition entre le réseau des transports et le centre ville. Elle exerce un pouvoir d’attraction. Elle est un espace pluriel qui abrite de multiples histoires de vie. Michèle travaille en équipe avec Carole et Georges, employés par Entraide Relais sur un poste plein à deux (Georges étant salarié à 10 %, Carole effectuant les 90 % restants). Elle assure l’interface entre la SNCF et les associations. Elle est au cœur d’un réseau de solidarité du quartier, avec Horizon Amitié, les Restos du cœur, le Rempart, Femmes de Parole, Vil’aje, les médecins, l’équipe municipale de rue, des éducateurs qui sont pour le PAS les « témoins » du quartier. Ce réseau permet d’offrir des solutions aux personnes démunies qui viennent se poser là. Aujourd’hui, Michèle reçoit le Secours Populaire pour mettre en place des 1 Prénom modifié. 21 Clés de sol collaborations : un service de coiffure, une après-midi jeux, des cours de français deux matinées par semaine, une permanence décentralisée. Respect Le Groupe SNCF mène de nombreuses actions sociétales souvent méconnues par le grand public. Il s’implique dans le mécénat de solidarité à travers sa fondation d’entreprise. Qui sait que l’entreprise publique dispose ainsi d’un Pôle sociétal au sein de sa Direction du Développement Durable ? Ce point d’accueil de jour à Strasbourg est pour beaucoup (près plus de 800 personnes accueillies sur une année) un lieu où l’on trouve un soutien psychologique, un accompagnement dans les démarches. C’est un endroit paisible, où chacun respecte l’autre, quelle que soit sa situation. Rien ne prédestinait a priori Michèle Boehm à avoir aujourd’hui en charge cette fonction solidaire au sein de la SNCF. Originaire de Sarrebourg, elle a commencé sa vie professionnelle en tant qu’employée de bibliothèque avant de se retrouver un peu par hasard salariée d’une PME spécialisée dans le parapente, l’Atelier de la Glisse. Lorsque cette entreprise alsacienne a fermé ses portes, son goût du contact avec les gens l’amène à travailler pour le Service des Groupes de la SNCF, dans un premier temps en tant qu’accompagnatrice de groupes puis en tant que chargée de voyages pour les groupes scolaires. Dans cette fonction, elle accueille des centres de vacances et de loisirs, des enseignants, des responsables associatifs. En 2005, le service passe en plateforme téléphonique, elle est alors affectée à la relation de clientèle pour une grosse structure organisatrice de centres de vacances pour enfants. Une oreille attentive Lorsque Michèle Boehm apprend le départ à la retraite de Y., la personne précédemment en poste sur le point d’accueil, elle se dit que le job est pour elle et elle se porte candidate. Il faut dire qu’elle a une fibre sociale très marquée qui l’a amenée depuis longtemps déjà, depuis 1996, à agir avec le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) auprès des plus démunis des étrangers, les « sans papiers ». Elle s’investit dans un groupe informel, « une conjonction de personnes », qui voulait agir auprès des personnes d’origine étrangère dont la situation administrative était difficile voire compliquée. Michèle Boehm a beaucoup appris aux côtés de Véronique, une juste parmi les justes, tragiquement disparue en 2005. Toutes deux, rejointes par 22 Michèle Boehm, cœur de ville d’autres bénévoles militants, ont mis en place, dès 1997, une permanence d’accueil, chaque lundi matin, pour accompagner les étrangers dans leurs démarches de demande de régularisation. Ce sont là aussi de belles histoires de vie qu’elle va rencontrer, des parcours qu’elle se plaît à raconter où beaucoup vont devenir ses amis, les amis de « Madame Michèle » comme ils l’appellent avec affection et respect. M. a connu une vie tragique après la mort de son enfant tombé dans un puit et pas mal de difficultés après son divorce. Dépressive, avant d’être soutenue par la « permanence d’accueil des sans-papiers », elle s’enfonçait dans les problèmes. En 2004, avec l’aide de la « permanence », elle peut bénéficier de la régularisation selon les conditions ouvertes par la « circulaire Sarkozy ». Six ans plus tard, M. est redevenue la femme vive et gaie qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Elle a invité Michèle l’autre jour pour le mariage de sa fille, une cérémonie et une fête superbes « à la Bollywood ». B., le Malien, M. le Sierra Leonais, son ami E. et sa compagne L. et tant d’autres, aujourd’hui régularisés, ont pu l’être grâce au travail rigoureux et opiniâtre de Michèle Boehm pour présenter des dossiers solides auprès d’une Préfecture qui leur prête une oreille attentive. La permanence a pris fin aujourd’hui mais le travail auprès de la Préfecture continue régulièrement. Les dossiers sont évoqués lors d’une rencontre interassociative et présentés par l’une ou l’autres des associations aujourd’hui parties prenantes du Collectif : la CIMADE, CASAS, Thémis, Médecins du Monde, Caritas (Secours catholique), le Secours Populaire, Emmaüs, Horizon Amitié, le Centre Social Protestant. Une histoire que Michèle tient à raconter pour témoigner de son action professionnelle au PAS et militante au « collectif » : celle de cet homme arménien suivi par différentes associations strasbourgeoises, dans une situation administrative difficile, d’une santé très mauvaise, qui du jour au lendemain a disparu en janvier 2010… « Alors que son quotidien était de nous garder en lien autour de sa situation, sa disparition nous a inquiétés, émus… Cet été, les restes d’un corps ont été retrouvés près de la CEDH. Après analyse ADN, le couperet est tombé, il s’agissait d’A. On ne saura jamais ce qui s’est passé… Mais son souvenir continuera à nous habiter… » Beaucoup d’histoires de vie sont belles. D’autres sont tragiques. Michèle me raconte encore ce Haïtien expulsé dans son pays d’origine où 23 Clés de sol à son retour il a été tué ! Le combat pour les autres est un combat quotidien pour « Madame Michèle », toujours présente lorsque des personnes dans la ville se trouvent en danger. Rien ne la prédestinait ? Si ! Son altruisme, sa générosité. (février 2011) 24 Jean-Luc Kaneb, la vocation de l’animation Jean-Luc Kaneb, la vocation de l’animation Depuis l’âge de 10 ans, il écrit des poésies, à 12 ans des pièces de théâtre et des chansons. a 14 ans, il organisait ses premiers camps avec ses copains, « entre nous ». a 17 ans, il anime sa première vraie colo et prépare le BAFA. Jean-Luc Kaneb est artiste dans l’âme et animateur par vocation. Il s’est très jeune fixé un objectif : « atteindre les plus hauts sommets de l’animation ». 25 Clés de sol Quiconque s’entretient avec lui peut constater très vite que son cerveau est une vraie mécanique à projets et ses projets sont toujours altruistes et solidaires. Il aime les quartiers populaires, les gens qui y vivent, la simplicité et la sincérité des sentiments que l’on y rencontre. Sa première formation, le BEATEP, portait sur l’animation en milieu rural le tourisme et l’environnement, pour devenir « guide nature ». Intéressant certes, mais frustrant pour Jean-Luc, qui ne se sent bien qu’en milieu urbain, ou en tout cas avec les gens du milieu urbain. Ce qui ne les empêche pas d’emmener les gens du quartier chaque année aux vendanges et cette expérience se passe toujours admirablement bien. Il n’est pas du genre à aller se rôtir sur une plage pendant ses vacances, Jean-Luc, car on dirait de lui qu’il est hyperactif. Pas une minute à perdre. De 1996 à 2004, Jean-Luc Kaneb a été chargé de développement à l’OPAL, l’organisme de loisirs pour les jeunes de son mouvement syndical des familles, la CSF-APFS. Pédagogie Dans son quartier de la Meinau, à Strasbourg, il a redynamisé l’association locale de la CSF en étant sur tous les fronts : les loisirs bien sûr, mais aussi le logement, l’éducation. On ne découpe pas la vie des gens. Et dans chacune des activités qu’il propose, Jean-Luc pense « pédagogie », « éducation populaire », « développement de la citoyenneté ». Il commence alors par organiser des « week-ends familles » ; on part à la campagne, dans les Vosges alsaciennes, et on implique les parents ; on n’organise jamais pour mais avec. Jean-Luc Kaneb a un principe : « pas de projets sans parents impliqués ». Pour l’association, il a un autre principe : « pas de subvention de fonctionnement mais des financements d’initiatives ». Les week-ends familles sont l’occasion pour tous les participants d’une éducation à l’écoute et à l’hygiène de vie. C’est un temps privilégié pour respirer, pour souffler, s’éclater, quand on vit en ville dans une grande précarité. Un tiers des familles, constate-t-il avec étonnement, sont monoparentales. En 2007, Jean-Luc Kaneb a compris qu’il fallait se recentrer sur une action au quotidien pour accompagner les familles. C’est l’idée de Bulles de famille. a la Meinau, le « reste à vivre » moyen des familles dans le budget mensuel est de 39 euros. Il faut donc apprendre à consommer autrement. Bulles de famille organise des sorties pouvoir d’achat dans les magasins de l’agglomération. L’association emmène les familles jusqu’à Kehl en voyage groupé, avec toujours une approche pédagogique. Elle met en place 26 Jean-Luc Kaneb, la vocation de l’animation un centre de loisirs à la Meinau qui fonctionne en activités l’après-midi, car « il est préférable que le matin, les enfants restent avec les parents ». Le centre de loisirs, c’est des sorties piscine, patinoire, bibliothèque… pour un euro par jour. L’encadrement est bénévole. Tout finit souvent par un grand goûter-partage. a la Saint-Nicolas, on fait la fête de Mein’ele (jeu de mots entre Meinau et Männele). La salle de la paroisse SaintVincent de Paul est l’espace le plus apprécié du quartier pour recevoir les activités des familles. Le Taxibulles aide les gens à s’équiper lorsqu’on a besoin d’une camionnette pour une livraison. a la rentrée, on fait un groupement d’achats pour les fournitures scolaires et une friperie pour les vêtements. Les enfants et les jeunes sont sensibilisés très tôt au développement durable et sont les « écoambassadeurs juniors » du quartier dès l’âge de 14 ans, gardiens de la protection de l’environnement dans le quartier. Cette « mission » leur permet de se responsabiliser dans une fonction d’encadrement et de devenir aide-animateurs à 17 ans. Les jeunes formés au BAFa entrent pour certains ainsi dans les métiers de l’animation. Pour tous, c’est aussi la possibilité de s’engager vers le passage du permis de conduire en se formant à l’éco-conduite. a la Meinau, on part à la reconquête d’une citoyenneté qui s’est morcelée ; on s’organise sur un mode communautaire là où l’Etat se désengage, où les institutions défaillent, où « les mammouths de l’éducation populaire » se sont coupés du peuple. Citoyenneté Depuis 2004, Jean-Luc Kaneb est le responsable local de la Maison des Potes, qui poursuit trois objectifs : l’éducation à la citoyenneté, l’insertion professionnelle, l’éducation contre le racisme et les discriminations. Les jeunes ont peu de culture de « l’éducation à l’information ». Jean-Luc a créé un jeu « un citoyen dans la ville » qui permet d’apprendre le respect et de gagner son Passeport en répondant à des questions de citoyenneté. La Maison des Potes a ouvert ainsi dans le quartier un Point Info Jeunes qui a une mission de service public aidée par la Ville de Strasbourg. Jean-Luc est sans cesse à la recherche de l’innovation pédagogique, de l’outil qui permet de donner vie à l’information. Pour aller vers l’insertion professionnelle, la démarche est d’abord de valoriser les compétences. Ici prévaut la souplesse de l’accueil. Le principe premier est que « tout jeune a droit à une chance ». Simplement il doit apprendre à « se vendre » autrement. Avec le Point d’Infos Jeunes de la Maison des Potes, on peut 27 Clés de sol se fabriquer un Press-Book ou Photo-Book, s’informer sur les métiers, apprendre à se qualifier, se définir. Le 11 mai 2011, l’association organise un Salon des Métiers de l’Animation à la Salle de la Bourse au centre ville. Pour agir sur les difficultés d’accès aux stages, elle a créé SOS Stages et chaque année, en septembre, c’est le départ pour le Beaujolais où le propriétaire viticole accueille avec plaisir les jeunes Strasbourgeois. « La pauvreté n’est pas une fatalité » affirme Jean-Luc en proposant au « jeune, pauvre et sans boulot » un contrat : agir et réagir. Pour transmettre l’envie de se battre, rien de mieux que de commencer par un théâtre-forum où on instaure le débat et, en utilisant le langage populaire, on apprend les valeurs républicaines et à partir de là, les moyens d’agir : l’entraide, l’éducation. Les initiatives de la Maison des Potes sont entrées dans la programmation du Mois de l’autre, initiative du Conseil régional pour développer la tolérance auprès des jeunes Alsaciens. Jean-Luc Kaneb apprécie cette occasion de faire connaître son action bien au-delà de son quartier de la Meinau. Il a conscience de posséder un certain charisme, une facilité à s’exprimer en public. Il n’a pas sa langue dans sa poche et il en fait un atout pour ses actions solidaires. Ses modèles ne sont pas politiques même s’il avoue une certaine admiration pour ceux qui sont portés par une utopie comme Jacques Delors, il apprécie le franc-parler de Corinne Lepage mais reproche volontiers à Dany Cohn-Bendit de ne pas connaître les quartiers. Ses modèles seraient plutôt l’Abbé Pierre ou même Michael Jackson, le « musicien Don Quichotte » qui a su s’intéresser et refléter les enjeux du monde en Afrique. L’art, la culture, la musique, la danse, le théâtre, la nature sont pour Jean-Luc Kaneb de bons moyens d’agir en parlant la langue de tous. (février 2011) 28 La nostalgie d’Erdoğan Öğreten La nostalgie d’Erdoğan Öğreten « Appelez-moi Mehmet si vous voulez. Je viens de loin, de très loin, d’au-delà des montagnes enneigées de mon Anatolie natale. Mon histoire est celle de tous les gens de mon village, ni pire ni meilleure. Un vent d’ouest a soufflé un jour sur mon village amenant avec lui toutes les forces vives vers des horizons inconnus dans le soleil couchant. J’ai laissé derrière moi mon petit lopin de terre et ma vieille mère dans ma masure. J’ai labouré des terres et arrosé de ma sueur des champs qui ne m’ont jamais appartenu. J’ai cultivé des fleurs dont les parfums me sont toujours restés inconnus. J’ai cassé des montagnes à Ankara pour en faire des routes sur lesquelles je n’ai jamais marché. J’ai été maçon à Istanbul et j’ai construit des immeubles que je n’ai jamais habités. Mais le vent d’ouest soufflait, soufflait toujours de plus en plus fort. Et un jour, un grand oiseau m’a enlevé haut dans le ciel pour me déposer dans un pays où le soleil ne sourit pas. On m’a donné un balai et j’ai balayé. On m’a donné une pioche et j’ai creusé. On m’a donné un marteau et j’ai 29 Clés de sol construit. J’ai construit pour Pierre, j’ai construit pour Paul, jamais pour moi. Mais moi, j’ai toujours une masure, là-bas, au-delà des montagnes enneigées de mon Anatolie natale, avec ma vieille mère qui m’attend » Ce texte de « fiction poétique » été écrit par Erdoğan Öğreten en 1985 pour l’exposition Strasbourg Ville en Couleurs. Il a voulu écrire ce texte pour raconter l’exil des immigrés anatoliens qu’il rencontrait quotidiennement dans sa vie professionnelle. Français Langue Etrangère Pendant dix-huit ans, Erdoğan Öğreten a contribué à la formation et la sensibilisation des étudiants en maîtrise (futurs professeurs de langue étrangère) aux problèmes et difficultés linguistiques que rencontrent les apprenants lors de leur apprentissage d’une langue étrangère. Il a également travaillé avec le Département de Formation Continue (DFC) et dans ce cadre a conçu une méthode d’apprentissage du turc destinée aux intermédiaires français (assistantes sociales, infirmières, enseignants, formateurs, etc...). C’est sur le terrain associatif qu’il a commencé son activité de formateur, tout d’abord à la CIMADE à Paris où il recevait des réfugiés politiques de divers pays, ensuite à l’Association pour l’Enseignement des Etrangers (AEE), une grande structure de formation en Français Langue Etrangère (FLE) que l’Etat a liquidée à la fin des année 70. Plus jamais la France n’a pu retrouver la puissance d’intervention d’un outil comme celui-là pour former les étrangers arrivant en France. Au sein de cette association, il a organisé des cours de FLE dans les entreprises (Peugeot Mulhouse, Forges de Strasbourg, Brasserie Kronenbourg, etc.,...), dans les foyers Sonacotra, en centre de formation qu’il a créé à Strasbourg ainsi que des stages de formation de formateurs. Après la liquidation de l’AEE, il est entré à l’association Castrami (bureau d’accueil des étrangers) d’abord comme conseiller technique puis comme coordonnateur avant de s’engager au Clapest où il a créé pour la deuxième fois un centre de formation FLE et dont il a assuré la direction jusqu’en mars 1996. Dans ce cadre il a mis en place, en collaboration avec le FAS, l’ANPE, la DDTE, le Conseil Général, etc., des formations pour les jeunes, pour les chômeurs et autres travailleurs immigrés et leurs familles. Il a également participé à divers journées et colloques sur la lutte contre l’illettrisme en tant qu’intervenant et/ou participant. 30 La nostalgie d’Erdoğan Öğreten Il arrive parfois à Erdoğan Öğreten de croiser en ville l’un ou l’autre immigré turc qu’il avait accueilli au Centre de formation. Il a alors droit à tous les égards, à tous les remerciements, pour l’éternité ! Pourtant Erdoğan n’en fait pas étalage. Tout juste va-t-il regretter un peu amèrement que lorsqu’il exerçait encore son activité, avant la retraite, il n’a pas toujours reçu cette reconnaissance institutionnelle qu’il aurait pu attendre d’avoir professionnalisé l’apprentissage de la langue française pour les travailleurs étrangers à Strasbourg. Avant lui, il avait connu les méthodes de bric et de broc, où il y avait certes de la bonne volonté, mais pas vraiment d’approche pédagogique au sens où lui, l’entend. Comment pouvait-on pédagogiquement dans un même groupe faire cours en même temps à des analphabètes, à des “faux débutants”, à des diplômés au pays d’origine débutants en français,... ? Comment pouvait-on faire cours en ignorant les difficultés phonologiques d’une langue par rapport à une autre? Une langue, ce ne sont pas que des mots, c’est une culture, c’est une manière de penser, de vivre avec les autres. Une langue, c’est d’abord une manière de parler, de communiquer, d’être avec les autres. Le formateur doit, pour agir efficacement, maîtriser des compétences de linguiste, d’orthophoniste et une capacité d’empathie que l’on ne peut avoir que par un goût particulier pour les cultures et pour les peuples. Cette empathie commence par comprendre ce qui se passe lorsqu’un étranger arrive dans un pays où non seulement la langue est inconnue mais les situations rencontrées sont mystérieuses et donc insécurisantes. D’origine turque, Erdoğan Öğreten accueillait ses « compatriotes » au Clapest, en langue turque bien évidemment, pour leur proposer la solution la plus adaptée à leur situation personnelle. En retour, il attendait d’eux la meilleure volonté pour s’engager dans un apprentissage. Attendaient-ils un stage rémunéré ? Erdoğan s’en offusquait. Il s’intéressait d’abord à celles et ceux qui manifestaient de la motivation pour apprendre. Fier d’être Turc Erdoğan Öğreten a toujours eu l’amour de son métier de formateur et le goût des langues et de la linguistique. Il a aussi toujours fait corps avec cette fierté nationale et cette modernité turque héritées de Mustapha Kemal, le « père des Turcs », celui qui a permis à la nation turque d’exister et de parler d’égal à égal avec les grandes puissances 31 Clés de sol européennes. Il transmet cette turcophilie autour de lui, à Zoé d’abord, son épouse d’origine anglaise, fonctionnaire du Conseil de l’Europe, (à leurs deux fils nés en France, mais pas avec le même succès, regrettet-il), à ses anciens collègues de travail, à ses amis, et même à ses voisins, dans son village proche de Strasbourg. Aujourd’hui à la retraite, il continue d’avoir des activités bénévoles auprès d’une Mission locale pour l’emploi des jeunes où il les conseille pour accéder au monde de l’entreprise : quelle attitude tenir dans un entretien ? Est-ce l’âge qui fait cela et le juste sentiment d’avoir connu une vie bien remplie et finalement passionnante ? Erdoğan a un discours toujours empreint de nostalgie. Nostalgie d’Istanbul, des îles aux Princes où on peut pêcher à la ligne les poissons de Marmara, des yalı vestiges du temps passé, des terrasses ensoleillées du Bosphore, des Dardanelles où il a repéré un coin tranquille où passer des vacances d’été inoubliables. Nostalgie du temps où on savait encore chanter, à l’Opéra, à la radio, où on donnait les titres des morceaux, ce que plus aucune radio ne fait aujourd’hui. Nostalgie du temps des grands acteurs du théâtre et du cinéma. Nostalgie d’Alger où Erdoğan Öğreten a vécu quelques mois pendant son enfance, en 1955, juste avant la déflagration qui allait tout changer dans l’histoire du pays. Avec sa mère, il était arrivé d’Istanbul à Alger via Marseille ; il ne connaissait pas un mot de langue française ; la famille possédait un « château » sur les hauteurs d’Alger : très vague souvenir… cette propriété familiale a disparu avec les événements. Nostalgie de ce souvenir du bateau turc qui arrivait dans le port d’Alger, de l’enfant de douze ans, Erdoğan, qui se précipite vers l’équipage, en explosant de bonheur à la vue du drapeau : « Moi, je suis Turc ! ». Nostalgie du Lycée Saint-Benoît d’Istanbul, où il a appris la langue française et l’amour de cette langue qui a fait de si grands poètes et de si grands romanciers. Nostalgie de Paris, en plein mai 68 ; les traversées de la ville à pied, d’est en ouest, du nord au sud, à cause des grèves, pour retrouver sa fiancée devenue sa femme en décembre de cette année-là. Nostalgie du temps où à Strasbourg, avec les collègues, on refaisait le monde, on imaginait de nouveaux projets, autour d’une bière au café du quartier, le Marais Vert. Nostalgie d’une jeunesse où on n’avait pas le souci de la santé ! Dans son village d’Alsace où Erdoğan et son épouse passent 32 La nostalgie d’Erdoğan Öğreten aujourd’hui une retraite bien méritée, les époux franco-anglo-turcs participent à beaucoup d’activités locales, comme le patchwork entre amies pour Zoé. De vrais Alsaciens ! Mais la bibliothèque, les chaînes de télé que l’on regarde presque tous les soirs, et surtout les souvenirs, la nostalgie, ramènent toujours à Istanbul, cette ville magnifique où sont tous les souvenirs d’enfance et de jeunesse. (février 2011) 33 Clés de sol Liliane Huder sur les traces de Paulette Le nom de Paulette Fischer Amoudruz ne dit rien aux bénéficiaires de l’association ni même à la plupart de ses responsables en charge des permanences. Le libre service de la solidarité alimentaire (LSSA) du Secours Populaire Français à Strasbourg porte pourtant bien ce nom et c’est un hommage rendu à celle qui fut une pionnière de l’action caritative au sortir de la guerre. Comment peut-on ignorer ici, dans cette région, l’héroïsme de cette femme, communiste, qui en 1943, alors qu’elle avait 21 ans à peine a vu son mari, Serge, qu’elle avait épousé six mois auparavant, se faire embarquer à son travail, à la BNU, par la Gestapo, arrestation suivie peu de temps après par celle de son frère, François, 17 ans, jeune étudiant en droit ? La milice nazie a chassé les Amoudruz comme des résistants à leur barbarie. Liliane Huder, l’actuelle présidente du Secours Populaire du Bas-Rhin, elle, connaît bien cette histoire. 34 Liliane Huder sur les traces de Paulette Originaire de Freyming-Merlebach en Moselle, elle a appris ces épisodes de la guerre à Strasbourg en arrivant en Alsace. Lorsqu’elle était enfant, Liliane était très loin de cette culture militante. Son père qui tenait un hôtel-restaurant n’avait rien d’un marxiste, mais lui qui était d’origine paysanne avait un lien fusionnel avec le monde ouvrier. Avant d’être commerçant, il avait été électricien dans la mine ; il connaissait bien les mineurs et, devenu restaurateur, il offrait le repas aux gens nécessiteux et il louait une salle au Parti Communiste. Liliane raconte avec émotion : « L’Internationale était le chant de mon enfance, il me faisait vibrer ». Générosité Devenue étudiante de l’Ecole d’Educateurs de Strasbourg, elle adhère à la CGT en 1968, passe à côté des événements de mai en raison de la naissance de son fils. Elle en est aujourd’hui encore un peu frustrée. Il faut dire que son premier mari n’était pas militant, « il aurait préféré une femme au foyer ». Son compagnon d’aujourd’hui la suit dans tous ses combats. Il a été, avant la retraite, permanent syndical à la CGT Au LSSa (libre service de la solidarité alimentaire, espace Paulette Fischer-Amoudruz), on stocke une partie des produits alimentaires collectés. Il y a notamment les légumes et les fruits. Les produits dont la plus grande partie est stockée dans un grand entrepôt de 1000 m2, non loin de là, proviennent des surplus de l’Union Européenne ou des collectes auprès d’entreprises partenaires et sont gérés par Pierre, un retraité de la brasserie où il était cadre informaticien. Il est également responsable de la toute petite librairie où tout un chacun peut trouver le livre tant recherché, bénéficier de conseils avisés ou partager un moment avec des bénévoles passionnés par cette activité. Les bénéfices générés par cette activité permettent de financer bien des actions de solidarité, y compris une partie du fonctionnement dont le loyer de l’entrepôt qui est très cher. Elle est pourtant superbe cette maison traditionnelle alsacienne, rachetée et louée par la Ville, où l’association a son siège à la Meinau depuis l’incendie de son ancien local du quartier Finkwiller. Bien entendu, il a fallu la rénover de fond en comble. Ancien Relais de Poste devenu un garage, avant d’être cette belle bâtisse d’aujourd’hui, abritant successivement plusieurs associations. Tous les travaux ont été assurés par des bénévoles, tout comme les services que rend l’association. Les locaux sont une véritable fourmilière de générosité où se mêlent les générations, les sensibilités, les cultures. Une trentaine de bénévoles gravitent là tous 35 Clés de sol les jours. Céline, la coordinatrice, est là en permanence. Annie, retraitée, ex-formatrice à l’ESTES, responsable de l’accompagnement scolaire, est là très souvent. 5 personnes sont salariées, dont 2 animateurs : l’un pour la filière « vêtements » l’autre pour le LSSA, un comptable, une coordinatrice de la vie de l’association, une animatrice chargée du développement. L’expression y est libre, mais toute forme de racisme est bien entendu proscrite : « Une fois seulement, nous avons dû nous séparer de quelqu’un pour propos racistes », m’indique Liliane Huder. Les personnes accueillies sont parfois agressives, en raison de troubles psychiques. « Nous savons tous gérer ces situations, précise Liliane, et par précaution, personne n’est jamais seul. » Le matin, on prend le café ensemble avec des viennoiseries de la veille apportées par un boulanger du quartier. Envie de vie Le Secours populaire français n’offre pas que de l’aide alimentaire. Son ambition étant de rendre les personnes accueillies actrices de leur vie, il faut leur redonner « envie de … ». Cela passe par un accompagnement où tous les aspects de la vie quotidienne peuvent être pris en compte. Pour un tel cela sera une aide aux transports, pour un autre des tickets de cantine, « permettre à un enfant de manger un repas équilibré, au milieu de ses camarades, ça peut être important ». Pour une famille ce sera pouvoir partir quelques jours ensemble en vacances… Se redécouvrir, prendre du temps ensemble, ça redonne du courage. Toutes ces actions sont financées en grande partie par des dons, grâce à des mailings respectant les 5 grandes campagnes nationales du SPF, rythmées dans le temps. Depuis peu, le SPF s’installe (quand les conditions sont remplies) là où les gens les plus pauvres vivent. a la gare où un local a été mis à disposition par la SNCF, les gens en errance et ceux du quartier y trouvent un accueil et une écoute, la possibilité de se faire coiffer, de jouer ensemble autour de jeux de société, et de découvrir ou perfectionner le français. Au Port du Rhin, où Jeanne est responsable, on travaille sur l’être et le paraître grâce à des activités couture destinées aux familles. Les mamans viennent effectuer une retouche, refaire un ourlet, dessiner un patron ; les enfants sont là aussi, fabriquent des doudous, des sacs… Moment convivial, où on peut discuter de tout. a l’antenne de Bischwiller, l’équipe est mobilisée autour de 36 Liliane Huder sur les traces de Paulette l’accueil d’urgence et dénonce inlassablement l’attitude des « marchands de sommeil » auprès des pouvoirs publics. Allant jusqu’au bout de sa démarche après avoir trouvé un logement décent pour une femme et ses quatre enfants, une équipe de bénévoles composée aussi d’anciens « bénéficiaires » a repeint l’appartement, l’a équipé. ça permet de rester dignes, « on nous aidés, mais nous aussi on peut en aider d’autres ». Et puis plus loin, au Mali, les femmes se sont prises en main. Elles cultivent la terre, arrivant à une autosuffisance alimentaire pour les leurs, et même à en vendre dans d’autres villages. Le SPF leur a fourni un moulin à mil pour leur permettre de gérer leur temps différemment. Liliane Huder est allée au Mali et en est rentrée convaincue qu’on a beaucoup à apprendre de ces femmes africaines. Présidente Etre présidente ? « Je ne savais pas, il y a dix ans, en quoi cela consisterait. » C’est en fait une lourde responsabilité, qu’elle accepte, parce qu’elle n’est pas seule. C’est avec tous les bénévoles qu’elle trouve la force d’essayer de faire face à toute cette misère. Souvent c’est difficile parce qu’il n’y a pas grand-chose à faire. « Etre humble, on n’est pas Zorro, mais ensemble on peut adoucir leur vie ». Lorsque nous avons rencontré Liliane, elle supervisait la prochaine initiative : une pièce de théâtre sur Georges Wodli allait être montée au Palais des fêtes, les entrées et les bénéfices de la buvette iraient au SPF pour financer la solidarité. « Les initiatives représentent 40 % du budget » se réjouit-elle. « C’est donc très important pour nous. Mais nous ne ferions rien sans nos partenaires. La Ville met à notre disposition un camion avec chauffeur tous les quinze jours. Elle imprime nos flyers. Par une politique sociale audacieuse, elle aide beaucoup en matière de transports et cantines scolaires enfin accessibles aux plus pauvres. » De métier, Liliane Huder était éducatrice spécialisée. Elle a terminé sa carrière en accompagnant les enfants en souffrance par le biais du service de l’assistance éducative en milieu ouvert de l’ARSEa (AEMO). Elle a aujourd’hui 68 ans. Cela fait 40 ans qu’elle milite. Toute sa vie a été un engagement, sur les traces de Paulette Fischer Amoudruz, la pionnière. (février 2011) 37 Clés de sol Bravo Aziza ! Ce 22 février à la Meinau, le Centre socioculturel ouvre ses portes à 14 h. Les femmes arrivent les unes après les autres. Elles viennent des environs mais aussi, me dit-on, de toute l’agglomération strasbourgeoise. Elles viennent avec enfants – c’est les vacances scolaires-, avec des pelotes de laine pour tricoter, avec leurs petits travaux, avec leurs dernières histoires à raconter, avec leur bonne humeur. « Aziza est là ? » elles demandent toutes. 38 Bravo Aziza ! Isabelle, Antonella, Jamila, Antoinette, Fathy, Saliha et Meriam les accueillent, on se fait la bise, on pose ses affaires dans un coin, on s’installe autour de la grande table, à la bonne franquette. Aziza est occupée pour le moment avec un jeune étudiant à qui on a dit qu’il serait bien pour son travail en sociologie qu’il puisse voir de près la permanence de l’association Espoir. Le mardi, c’est « permanence ». Aujourd’hui, plus de quarante femmes sont venues, des femmes de toutes origines, immigrées, Alsaciennes, qui trouvent là un lieu sympa pour être ensemble, sans activité organisée. « Il n’y a pas besoin de prévoir de sujets de discussion, ils arrivent tout seuls ». Les enfants n’ont même pas besoin d’être encadrés. Ils trouvent aussi leurs activités sans déranger. Au service de tous Aziza Chakri, la présidente et fondatrice de l’association Espoir Meinau, attend un local depuis sept ans. Au début, elle était accueillie à Prévention Animation Meinau qui l’a beaucoup aidée. Maintenant elle est accueillie au Centre socioculturel qui a ouvert ses portes en 2004. Elle vient du Maroc, de Casablanca, mais elle vit en France depuis 25 ans. a l’époque, elle venait rejoindre ses deux sœurs qui étaient déjà à Strasbourg. Aziza vit à la Meinau depuis 13 ans. Elle aime beaucoup le quartier : « On travaille ensemble. C’est incroyable, l’ambiance, ici ! ». Lorsqu’Aziza est arrivée, elle était diplômée de haute couture, mais elle a vite compris que faire reconnaître sa qualification en France n’était pas si facile. Alors elle a travaillé dans la restauration, elle faisait de la cuisine française dans un restaurant alsacien. Depuis 8 ans, Aziza a la nationalité française, trois enfants (l’aînée a 19 ans). En 2003, elle a décidé de créer cette association que tout le monde connaît aujourd’hui dans la ville. Elle en est la Présidente, bénévole, parce qu’elle est solidaire avec les femmes. Isabelle Mallet est la vice-présidente. Elle s’est engagée dans l’association Espoir Meinau avec Aziza après des études d’anthropologie à Saint Denis. Toutes les deux forment un duo gagnant capable d’ouvrir beaucoup de portes. C’est ainsi que le Mémorial d’Alsace a sollicité l’association pour organiser un repas lors de son inauguration. Les compétences en cuisine qu’elle a acquises dans la restauration, Aziza Chakri les met ainsi au service de tous. Le 22 janvier 2011, le député et conseiller général du quartier Jean-Philippe Maurer (UMP) a invité les femmes à visiter l’Assemblée Nationale. C’est pour elles toutes un magnifique souvenir et Aziza a 39 Clés de sol beaucoup apprécié ce geste. Ses rapports avec Matthieu Cahn, adjoint au Maire (PS), élu du quartier, n’en sont pas moins des plus cordiaux. Tous reconnaissent la qualité du travail de l’association qui permet ainsi à des femmes de partager, d’échanger, de créer des solidarités, de prendre confiance en elles pour devenir plus autonomes. Aziza a donné l’exemple en étant bénévole au Secours Populaire et vice-présidente de la CSF de la Meinau pour aider les familles. Elle aime tous ces lieux où l’on peut se retrouver entre personnes de toutes nationalités et où on rencontre des gens généreux comme Sœur Gaby qui donne des cours d’alphabétisation. Les réalisations ne manquent pas dans l’histoire de l’association et dans la vie d’Aziza : la sortie au Mémorial d’Alsace qui a beaucoup marqué les participantes, l’activité de karaté qui avait intéressé plus de soixante enfants et qu’il a fallu arrêter après le décès de l’animateur, la Fête des Voisins, les soirées de Noël; les petits-déjeuners avant le marché aux commerçants et aux clients, la participation active au Conseil des Résidents Etrangers de Strasbourg. Les projets ne manquent pas non plus. Le 12 mars, ce sera « Les femmes qui bougent », à l’occasion de la Journée internationale pour les droits des femmes. Bientôt les femmes prendront à nouveau le bus, direction la Belgique, pour une sortie qui sera encore mémorable. On s’en réjouit d’avance. En quittant avec regret la « permanence » ce 22 février, les femmes applaudissent et disent : « Bravo Aziza ! ». (février 2011) 40 Monique Maitte, du tag au tag Monique Maitte, du tag au tag Entre 1957 et 1959, entre Pujols et Villeneuve-sur-Lot, entre le Lot et la Garonne, un cri, déjà un cri. Entre père et mère, une enfance ennuyeuse. Entrée dans l’âge adulte en tant qu’assistante son. In Out, plus souvent out que in d’ailleurs. Entrée des artistes, Monique Maitte entre en communauté. Entre quatre murs, 2 m2 peuvent suffire pour exister, peindre, écrire. Récup’art, Monique peint des vêtements, des allumettes. Entre les coups entre deux verres, entre la vie et la mort, et puis… 41 Clés de sol LA RUE « Et bien oui, elle reste l’ultime solution, la survie, elle est là ma sauvegarde, la rue. Rue ne me quitte pas » écrit Monique. Sur le bas-côté, Monique Maitte portait toujours sur elle son bien le plus précieux, des carnets griffonnés. Huit ans à la rue, c’est long ! Où dormir, où manger ? où chercher la monnaie ? où parler ? où écrire ? ECRIRE Monique ne s’asseyait jamais, ne se couchait jamais. Elle restait debout, allait vers les passants, sur le Faubourg National, son quartier de prédilection. Elle était la blogueuse de la rue, écrivait quelques vers sur un petit papier autocollant jaune, car elle aime le jaune, le collait sur les gens en disant : « Une pensée pour la poète ». Monique a inventé la Post-it poésie : « Je signe mes poèmes de mon seul nom Chacun porte en soi une parcelle d’irréductible liberté ». LIBERTE 7h, il faut sortir, quitter le lieu collectif, « marre du collectif ! », jamais seule, on passe d’un collectif à un autre, des mélanges obligés, toujours entourée des alcoolos, des toxicos, des sado-masos, des collabos,… N’est-il pas possible une nuit, un jour, d’être enfin JE, d’avoir un prénom, d’exister ? Le 31 janvier 2010, sur son blog, son vrai blog, Maitte a conquis un prénom, Monique, un pas vers la dignité. Monique Maitte est une rebelle. On ne la mettra pas dans une case, dans un rôle qu’elle n’aura pas choisi. « Cas difficile » disent les travailleurs sociaux, elle refuse le rôle qu’on lui assigne, celle d’usager, « je ne suis pas usagée ». Pour les travailleurs sociaux, les gens de la rue n’ont pas de sexe. En conquérant un prénom, Monique affirme une féminité. FEMME Commencer la journée par un café. Monique hume les volutes du café comme un trésor dont elle fut privée tant d’années. « Je suis gourmande, ne croyez pas ! ». Dans les lieux collectifs, il y a des machines, du mauvais café à 40 centimes, une petite fortune. Pas d’espace intime, pour se regarder dans une glace. Comment être une femme sans intimité ? Pas le temps, il faut partir, il faut respecter les règles. Elles ont été fixées par des gens en « logue », méprisants, arrogants, qui répètent toujours les mêmes mots, « c’est mieux que rien », « il y en a d’autres avant vous » 42 Monique Maitte, du tag au tag « qui vous envoie ? ». « Je m’envoie moi-même », elle répond. COMPETENCES Dans la rue, la chance appartient à ceux qui se lèvent tôt. Il faut toujours arriver la première, pour se faire une bonne place. Monique a acquis les compétences de la rue, nécessaires pour la survie. Quitter la liste d’attente pour suivre son propre chemin. Passer aux DNa chercher des chutes de papier, pour faire le mur de la poésie. Mais même sans domicile, la société exige d’être toujours « référencé » - qui s’occupe de vous ? – sinon tu n’as rien. Monique a refusé une travailleuse sociale, parce que « ça ne le fera pas », avec elle ça ne pouvait pas marcher, un autre a pris le relais volontairement. VIOLENCE La rue est une violence qui succède à d’autres violences. Aujourd’hui sur 3 personnes dans la rue, il y a une femme et souvent avec des gosses, donc c’est une famille qui est à la rue. Elles ont plus que les hommes encore besoin de sécurité, besoin de se poser quelque part, dans un endroit tranquille. a Strasbourg, le nombre de femmes à la rue croît et elles sont de plus en plus jeunes. Qu’est-ce qu’il faut faire d’abord ? Permettre aux gens de s’exprimer. POST IT POESIE Tous ces mots, écrasés par le poids de vos silences, un jour, s’évaderont ensemble de nos cœurs dans une nuée d’espérances La vie est ainsi faite de rencontres, des rencontres simples. C’est sur une rencontre que le recueil De la rue à la vie a pu être édité. Gérard Leser a découvert les poèmes de Monique, ces textes courts jetés comme des cris, et a été tellement touché qu’il a voulu les traduire dans sa langue maternelle, l’alsacien. Les post-it ont trouvé un éditeur, Jérôme do Bentzinger, et le chemin des librairies d’Alsace. DE LA RUE a LA VIE Paru en octobre 2010, le livre accompagne maintenant Monique Maitte pour des lectures publiques, là où on fête la poésie (Le Printemps des poètes), là où on fête la femme (La Fête des femmes à Bischheim). Monique pose sa voix, tranquillement, offre ses mots, ouvre les échanges 43 Clés de sol avec ses auditeurs, parle de la rue comme jamais personne n’en a parlé. Monique continue à écrire, tous les jours, « je poétise en matinale, le chant d’éveil des oiseaux en fond musical ». PORTE-PAROLE Monique Maitte maintenant a son appartement, sa profession mais elle reste « la rebelle », celle qui se met à l’écoute des femmes et des hommes qui sont à la rue. Avec eux, elle a créé le Collectif SDF Alsace, un groupe informel mais où on se réunit, dans la rue, où on vote, à mains levées, où on agit, en dissidence diront certains, mais « c’est un mot que personne dans la rue ne comprend ». C’est quoi être dissident ? Préférer faire des achats et cuisiner tous ensemble plutôt que d’aller aux Restaurants du cœur - « Aux restaurants du cœur, on apprend à ouvrir les boites. »- ou dans les campements des Don Quichotte ? a mains levées, la démocratie de la rue a désigné Monique Maitte comme porte-parole des SDF d’Alsace. La revendication numéro 1 du Collectif est « la parole ». RESEAU Le Collectif existe depuis quatre ans, depuis que ses membres ont été exclus des Don Quichotte. Le Collectif a des actions concrètes, il a déjà relogé 80 personnes, organisé la coopérative d’achat, s’est posé en interlocuteur de Benoist Apparu, le Secrétaire d’Etat au logement, de Philipe Bies, le vice-président de la CUS délégué à l’habitat - Philippe Bies ? « Respect » dit Monique -, de Médecins du Monde – Médecins du monde ? « Respect. Ils nous prennent en charge gratuitement, généreusement. De vrais médecins. » Le Collectif SDF Alsace a un réseau social (Facebook) très actif qui le met en lien avec les autres villes françaises, comme Toulouse. Le blog Artsansdomicile est un lien par les mots. LOLA « Je porte parfois un masque à fables moi même parle à moi m’aime parfois. » Monique a sa souris, la souris de son ordinateur pour parler au monde. Elle a son chat, Lola, 9 ans ½. Le chat était le plus déglingué d’une portée née dans la rue. Alors Monique l’a choisi. Il a connu avec elle toutes les aventures de la rue, les ruses pour se cacher là où les animaux sont interdits – « dans les centres, on croit que les seuls animaux des SDF sont des chiens, alors que beaucoup ont des chats, certains ont des canaris, 44 Monique Maitte, du tag au tag des rats,… ». Quand Monique parle de Lola, son visage s’ouvre : « Ah oui, il faut absolument parler de mon chat ! ». Colette n’écrivait jamais sans son chat, dit-on. Le chat est un compagnon d’écriture. L’écriture a sauvé la vie de Monique. (mars 2011) 45 Clés de sol Ringo Weiss, puissance 4 Etre né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard. Jean-Claude Weiss est né à Belfort en 1967. Ses parents vivaient « dans un bloc ». Pour beaucoup, c’est peut-être banal. Pour Ringo, le nom que reçut Jean-Claude pour sa « communauté », ce l’était moins, car on ne grandit pas entre quatre murs, avec un voisin au-dessus, un voisin en dessous, lorsque l’on est fils du vent, lorsque l’on est manouche. Etre né quelque part, c’est partir quand on veut, c’est revenir quelque part. 46 Ringo Weiss, puissance 4 Les parents de Ringo étaient des Tsiganes sédentarisés, par nécessité plutôt que par choix, issus pourtant d’une grande famille de « voyageurs ». Aujourd’hui, on ne connaît plus les cousins de Forbach ou peut-être d’Allemagne, tout du moins ceux qui ont survécu au samudaripen (l’holocauste tsigane). « Laissez moi ce repère ou je perds la mémoire ». Ringo lit tout sur internet pour apprendre d’où viennent ses ancêtres et, dans le secret de son Algeco, au milieu du terrain des Aviateurs au Polygone à Strasbourg, il prépare un livre pour transmettre son histoire et l’histoire de son peuple. Est-ce que les gens naissent égaux en droits à l’endroit où ils naissent ? a la naissance de Ringo, il s’est passé quelque chose de très grave qui l’a fait naître mort – ou presque, car après un long moment sans oxygénation, le cerveau s’est remis en route laissant cependant le nouveau-né IMC (infirme moteur cérébral). Dés lors, la vie de Ringo Weiss fut un long combat. Le quartier Le Polygone, c’est ce quartier que tous les Strasbourgeois connaissent de nom sans jamais y être allés. Il a bien changé depuis l’enfance de Ringo. Les planeurs de l’aérodrome le survolent toujours mais les maisonnettes d’hier de la Cité des Aviateurs ont été totalement reconstruites dans une configuration urbaine totalement redessinée, les terrains des voyageurs et des sédentaires ont été eux aussi réaménagés et agrandis. C’est là que vit Ringo, dans un cadre où il se sent bien, à proximité de ses parents et de sa sœur. Il peut y vivre en pleine autonomie avec un accès facile pour ses déplacements en fauteuil. Il se souvient avec respect de l’homme qui lui a fait un jour la promesse de l’aider et, ce qui est rare, a tenu sa promesse, en lui permettant, par l’apport de la Ville de Strasbourg, d’obtenir son petit logement bien adapté à ses modestes besoins. De l’enfance, Ringo raconte sa scolarité aux Grillons et aux Iris (Institut d’Education Motrice), son travail incessant pour maîtriser la mobilité et la parole rendues difficiles en raison des défaillances de son système nerveux. Son intelligence vive lui a permis de suivre malgré tout sa scolarité et d’acquérir l’autonomie par ses efforts. Mais c’est par le sport qu’il s’est bien décidé à relever tous les défis. Dans un kart traîné par une meute de chiens Huskies et Malamutes, il effectue en 1993 une longue randonnée de traversée de la montagne vosgienne. Ses sorties sportives sont médiatisées. Un jour, sur un tournage, il risque l’accident grave. Il aurait été précipité dans une falaise si un chien ne lui avait pas sauvé la vie. 47 Clés de sol Ringo aura toujours en mémoire le regard appuyé que le chien lui a porté après son sauvetage. Un autre jour, Ringo, pas suffisamment échauffé dans une séance de musculation, se blesse sévèrement et doit faire deux mois et demi d’hôpital. « J’ai souffert de 2001 à 2007 ». Sur son fauteuil, un Storm 3 acquis en 2001, il a des mouvements perpétuels du corps qu’il ne peut maîtriser et il se ressent toujours de cette déchirure musculaire dont il n’a jamais pu se remettre totalement. Un documentariste strasbourgeois, Jean-Marie Fawer, a réalisé un film sur Ringo et il l’a appelé « L’homme qui bouge ». Jean-Marie est devenu un ami et Ringo parle de lui avec beaucoup de respect. « Il a bien trouvé son titre ! » dit-il dans un éclat de rire, « je veux être toujours actif, c’est pour ça que j’aime le sport ». « La rencontre avec Jean-Claude Weiss dit « Ringo » est de celle qui transforme le regard tant sa curiosité, son appétit d’apprendre, sa générosité et son énergie rayonne assis dans son fauteuil roulant. Handicapé, tsigane, vivant modestement, il relève tous les défis pour vivre dignement et les transforme en autant de leçons de courage, d’opiniâtreté et d’humanité. Dans ce film, Ringo s’expose courageusement avec le désir d’être écouté, entendu, reconnu ». (Jean-Marie Fawer).2 Handibike Ringo fait le marathon en handibike; il est capable de le « courir » en 2 h 30 ; en vitesse de pointe, il peut atteindre les 45 km/h sur 100m. La Ville, lorsque Mme Trautmann était maire, lui donnait une coupe chaque année, mais le club de sport local n’a jamais voulu lui accorder une licence ! Le sport n’est pas, loin s’en faut, sa seule passion. Ringo a aussi la passion des mots. Il écrit du slam avec l’aide de ses amis Stella et Mandino, présenté sur scène avec le Potimarron et avec Lupovino - Ringo est un membre actif de cette association dont l’objet est de promouvoir les populations tsiganes. Les centres sociaux, les établissements scolaires,… font souvent appel à son témoignage et « son » film est désormais un excellent support de communication. Ringo Weiss vient parler aux gens des discriminations subies et il ne parle pas là de celles que peuvent subir les personnes handicapées car face à cette exclusion, celles-ci peuvent agir par leur courage et leur volonté. Ringo parle plutôt de celles que sa communauté, les Tsiganes, subit tous les jours. Celle-là est une plaie profonde dans la société. Ce racisme là, dit Ringo, est plus virulent encore 2 Ringo ou « l’homme qui bouge », film de Jean-Marie Fawer, assisté par Jonathan Strutz, 0h26, AnaFilms, 2010. 48 Ringo Weiss, puissance 4 que n’importe quel autre. Mais par son exemple, Jean-Claude Weiss dit Ringo fait tomber des barrières. Pour lui-même, Ringo a un rêve finalement bien modeste : changer son fauteuil pour un 4Power4. Cela lui permettrait de monter les trottoirs, de se déplacer plus facilement, de gagner encore en autonomie. Il consulte les catalogues, le site du fabricant. Le prix est bien sûr beaucoup trop élevé pour son petit budget. Qui veut aider Ringo ? Lui qui depuis sa naissance a montré tant de courage, lui qui dans son quartier, dans sa ville, a toujours montré tant de générosité. (mars 2011) 49 Clés de sol Jeannette Wünschel respire pour l’autre C’est là que tout a commencé : aux Blech. Déjà à la fin des années 50 et au début des années 60, nous pouvions voir là le comble de l’indignité du logement. On y avait casé des ménages (familles ou personnes seules), délogés du centre ville soignant son image. 50 Jeannette Wünschel respire pour l’autre Au fil du temps, s’y sont retrouvés les gens les plus démunis, ceux qui achètent à crédit du charbon au kilo pour quelques sous, bien incapables de payer le moindre loyer. Donc on les avait laissés là à leur misère, dans ces baraquements au sol en ciment, aux murs en tôle (Blech, en alsacien), sous les gouttières s’écoulant des toits en terrasse quand il pleuvait, et il pleut souvent à Strasbourg, dans ce quartier des Canonniers au Neuhof, à cinq ou six kilomètres de la cathédrale. Jeannette était travailleuse familiale. Elle est arrivée aux Blech Biele en octobre 1964. Originaire de Hoenheim, au nord de la ville, elle avait commencé sa vie professionnelle d’aide familiale à l’ancienne Maison de la Famille, dans le quartier Bourse, à la fin des années 40. Elle était une jeune femme déjà pleine d’une énergie qu’elle puisait dans une grande foi chrétienne et d’un sens de l’engagement qu’elle a appris au MLO, le Mouvement de Libération Ouvrière. Indignation Petit rappel historique. La Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) et sa version féminine (la JOCF) existaient depuis la fin des années 20. C’est de ces organisations qu’est né le Mouvement Populaire des Familles (le MPF), lui-même précurseur des Associations Populaires des Familles (les APF) d’hier, la Confédération Syndicale des Familles (CSF) d’aujourd’hui. Jeannette Wünschel a baigné ainsi dans le syndicalisme familial nourri de sa foi en Dieu. Jeannette habitait ainsi aux Blech, se confrontant au quotidien à la misère et travaillant dans toute l’agglomération strasbourgeoise. Les voisins dans un premier temps regardaient avec méfiance cette personne qui se distinguait d’eux par sa prestance. Ne serait-elle pas envoyée là par les HLM ou par la Ville ou par on ne sait trop qui d’autre « pour nous inspecter » ? En 1968, elle rentre du travail, une voisine révoltée l’interpelle pour lui parler des infiltrations. Jeannette organise une petite réunion entre voisins dans sa cuisine. Elle invite Claude, responsable des APF sur le quartier voisin de Solignac. Une quinzaine de femmes sont présentes et parmi elles, Helga, sa voisine, qui depuis ce jour allait devenir une alliée fidèle pour toutes les « actions » de Jeannette Wünschel. Une délégation est constituée pour être reçue aux HLM qui n’avaient jamais vu ça. Les HLM, après avoir vérifié la situation de chacun des membres de la délégation (ne comprenant sans doute pas qu’ils puissent venir pour défendre d’autres qu’eux-mêmes !) ont fixé un préalable à la discussion : 51 Clés de sol des propositions pour échelonner le paiement des retards de loyer. a terme, des solutions de relogement sont proposées et la cité sera détruite. a l’automne 68, certaines familles sont relogées au Ballersdorf, dans des bâtiments « aux normes réduites » (pas d’eau chaude, pas de chauffage !). D’autres sont dirigées vers le Port du Rhin. Jeannette Wünschel continue les actions dans le quartier avec toujours la même démarche : on diagnostique les problèmes et les besoins, on analyse, on réfléchit à des propositions, on agit avec les gens. Bloc par bloc, entrée par entrée, Jeannette fait le tour des habitants, elle fait signer des pétitions : une pétition contre les coupures de courant que les gens signent par solidarité en disant aux personnes : « cela peut aussi vous arriver : maladie, arrêt de travail, etc. ». Il faut souvent beaucoup parler pour que les gens soient solidaires, il faut convaincre ceux qui disent : « Nous, on paye, alors eux aussi doivent payer ». Les gens comprennent alors qu’en agissant ensemble, on est plus efficace. Une délégation, conduite par François Gaschey, alors président de l’APF locale, est reçue à l’Electricité de Strasbourg. Jeannette s’en souvient comme si c’était hier, des locaux cossus au centre ville, une salle immense, une grande table couverte d’une nappe verte. L’action a un résultat : le compteur à un franc. Pour un franc, on peut avoir un temps de lumière et même échelonner les retards de paiement. En janvier 1974, une dizaine de personnes se réunissent dans la chambre de Jeannette, on décide de faire une enquête sur les besoins du quartier. 250 questionnaires reviennent. a la Fédé (des APFS), on dit à Jeannette : « Mais tu as un trésor, là ! », une richesse incroyable pour les actions. Avec ce trésor, on réunit 120 personnes dont 80 du Ballersdorf à l’Eglise protestante. Nous sommes le 26 juin 1974. Les gens font des banderoles : « on en a marre de vivre comme ça » ; des slogans apparaissent : « pas de cité poubelle, une cité plus belle ». Le Maire est invité, mais il n’est pas venu. Une journaliste a fait des articles jusqu’à ce que sa rédaction le lui interdise. La télé en a parlé. Enfin une délégation est reçue par l’Adjoint au Maire. Toutes les « pièces à conviction » sont là, des photos, des témoignages. Les habitants deviennent alors responsables, ils s’engagent, ils se réunissent tous les mardis soir, ils lancent des actions poubelles pour nettoyer les caves, les parties communes. Les HLM prêtent des pelles, des balais, des poubelles, des containers. Un adolescent dit : « Nous voulons vivre une autre vie ». Cela devient un mot d’ordre des habitants. Le 16 octobre 1974, une nouvelle réunion publique est organisée. Les gens apprennent à parler en public. Les personnes se transforment. 52 Jeannette Wünschel respire pour l’autre Collectif Ilot par îlot, les immeubles sont nettoyés par les habitants eux-mêmes. Une action est entreprise : manifestation devant l’Hôtel de Ville. Le Maire refuse « la 3ème vidange ». Il faudra attendre 2000 pour l’obtenir grâce au travail de l’Association de gestion des ateliers du Neuhof (AGATE), créée par « le Collectif des habitants et des associations ». Mais ce qui révolte plus encore Jeannette Wünschel, ce sont les expulsions au mépris du respect des gens. La machine à expulser est écrasante, les méthodes indignes : les meubles jetés par les fenêtres avec la nourriture prévue pour la journée, un poulet, des œufs, les mères de famille tentent de sauver quelques vêtements; même le chat est envoyé par la fenêtre ! « Je ne pouvais pas croire ce que je voyais » raconte Jeannette, témoin de cette scène, « mais c’était pourtant cela, une expulsion ! » Il fallait absolument dénoncer cette barbarie. Désormais, Jeannette et les APF se mettent en vigilance pour anticiper les expulsions, être présents dans l’appartement le jour où elles devaient se produire, inviter la presse,… Le concierge, chargé de tout balancer par les fenêtres, se justifiait : « les cafards, les punaises, le taudis ». Un retraité expulsé est hébergé par Helga pendant quelques mois. La solidarité, ça marche ! Le retraité finit par être relogé par la Ville, une entreprise fait la peinture gracieusement, l’argent permet d’acheter l’électroménager. Une personne qui devait être expulsée, très touchée par l’action de solidarité, dit : « C’est le plus beau jour de ma vie, et c’est aujourd’hui mon anniversaire ! ». Les habitants et les associations ont constitué « le Collectif » en 1977, mettant en place des services pour les familles : un restaurant-garderie, une bibliothèque, un centre socioculturel, des centres de loisirs, des fêtes de quartier, des carnavals. Le Collectif devient l’outil participatif des habitants pour les opérations de réhabilitation urbaine engagées à partir de cette époque. Il prépare les dossiers pour les opérations de développement social et urbain en créant l’APUAN, Atelier Populaire d’Urbanisme et d’Aménagement du Neuhof. Par-dessus tout, on met en avant le respect dû aux gens : « ll ne suffit pas de mettre un coup de peinture pour que change la vie ». a 87 ans, Jeannette Wünschel se retourne sur sa vie d’engagement mais elle garde toute sa vivacité : « Je suis toujours aussi révoltée. » Elle voit un quartier évoluer mais qui n’a toujours pas de centre, « pas de cœur » et « moi, j’enrage ». On a voulu un jour lui remettre une médaille du Mérite. Après une hésitation et une belle note d’humour – « moi, Chevalier ? mais je n’ai pas besoin de cheval ! », elle finit par accepter, pas 53 Clés de sol pour elle mais pour les gens. La sous-préfète la lui a remise. Jeannette en a profité pour faire un discours de vérité, reprenant les plus belles phrases qui l’ont marquée dans sa vie militante : « Toute personne vaut plus que tout l’or du monde », « un jour, j’ai compris que toute personne a droit à son coin de ciel bleu » et la plus belle de toutes, entendue de la bouche d’une habitante et prononcée dans ce beau dialecte alsacien : « De unde het eins für’s andere g’schnüft », là en bas (sous-entendu, aux Blech) l’un respire pour l’autre. Helga (« ma voisine ») est toujours là. Les Blech sont démolis depuis longtemps mais les amitiés qui y sont nées sont toujours bien vivantes. (mars 2011) 54 Patricia Garcia de Poillerat agrandit le monde Patricia Garcia de Poillerat agrandit le monde Trois cent soixante événements avaient été programmés. L’annulation de l’Année du Mexique en France a été entérinée le 8 mars 2011. La décision unilatérale du Président de la République française de dédier l’Année à une compatriote reprise de justice au Mexique aura mis fin à cette grande manifestation culturelle. Finis Les masques de jade mayas à la Pinacothèque. Finie l’exposition Mexique : les cultures antiques de Véra Cruz à Lyon. Changement de programme pour le Festival Rio Loco de Toulouse. Annulation de Diego Rivera, de Mexico au Paris des cubistes à Bordeaux… Enorme gâchis. Mexique Dans son appartement du 16e étage du quartier de l’Esplanade à Strasbourg, surplombant le parc de la Citadelle, Patricia Poillerat regrette, ne comprend pas ce mélange des genres entre la culture et une affaire judiciaire où se mêle la politique. Pourtant Patricia est allée en avril en Moselle pour Le Mexique à Farébersviller, la seule manifestation en 55 Clés de sol France, selon elle, à être restée programmée : contes pour enfant autour de la piñata, atelier de fabrication de ces fameuses piñatas dans la plus belle tradition festive mexicaine, ateliers de cuisine (cette cuisine née d’un savoureux mariage de cultures hispano-aztèque), un aperçu du métissage des cultures du Mexique, la découverte de cette civilisation aztèque qui connut son apogée entre 1300 et 1500 et une capitale de l’empire qui fut alors la plus grande ville du monde. Visiblement, Patricia affectionne de faire partager sa passion pour son pays d’origine. Elle ouvre une brochure Destination Mexique, à la page de la carte présentant son pays, me montre Tepic, la ville de son enfance, sur les contreforts de la Sierra Madre, non loin de la côte Pacifique, et Guadalajara où elle a effectué ses études de chimie. Patricia est née Garcia dans cette région de Nayarit. Son grand-père paternel était propriétaire d’une hacienda. Son grand-père maternel était industriel (dans l’industrie du cigare). Patricia García est arrivée à Mexico pour préparer une maîtrise en chimie au centre de recherches et d’études avancées (CINVESTAV). Son thème de recherche : la synthèse de la Vitamine D, utilisée dans les carences osseuses. Son premier emploi sera en chimie organique au CINVESTAV, mais elle exercera ensuite à l’Institut mexicain du pétrole. C’est au CINVESTAV qu’elle rencontrera son futur mari, un Français en coopération civile pour une longue durée (huit ans). Le mariage a lieu au Mexique et Patricia arrive ainsi en France en 1984. Le couple a toujours vécu depuis lors à l’Esplanade et Patricia affirme fortement ; « je suis une vraie Esplanadienne ! ». La faculté de chimie de Strasbourg est à deux pas de chez elle. (« a Mexico, il fallait compter deux heures de voiture pour aller du domicile au travail »). Elle est tout de suite inscrite dans un laboratoire scientifique pour faire un doctorat où elle travaille sur les catalyseurs (utilisés dans les pots catalytiques). Ce même laboratoire l’a ensuite embauchée. Patricia s’étonne des instruments rudimentaires utilisés par l’Université française alors qu’au Mexique, on travaillait avec les instruments les plus performants. Ami Fritz Son fils est né à Strasbourg. En 2004, la mère de Patricia a rejoint le couple. Elle a aujourd’hui 91 ans et reste en pleine forme. Epanouie, Patricia García de Poillerat ! « C’est ici que ma vie a changé ». Elle s’engage dans la vie de son quartier au sein de l’ARES (Association des 56 Patricia Garcia de Poillerat agrandit le monde Résidents de l’Esplanade) ainsi que dans l’association de parents d’élèves FCPE, participe activement à la campagne de Henri Dreyfus aux élections cantonales. Dans la région de Strasbourg, on compterait une quarantaine de Mexicains. La plupart se retrouvent au sein de l’association Anahuacalli (mot de langue nahuatl pour designer la maison de la vallée de l’Anahuac). Elle a été créée en 1986 en solidarité avec les victimes du tremblement de terre de Mexico. Depuis lors, elle a surtout une activité culturelle (avec en particulier son groupe de danses) et de diffusion de la culture mexicaine dans la région (organisation de conférences, de spectacles, d’expositions, cours d’espagnol, …). L’association organise également des sorties familiales et tout est bon pour permettre les échanges interculturels avec les uns et les autres. Patricia s’étonne d’ailleurs toujours de l’engouement des Alsaciens de toutes origines pour apprendre les danses du Mexique. L’ARES a accueilli pendant 25 ans les activités qui se déroulent maintenant plutôt à Vendenheim. La troupe de danse a pu ainsi participer avec 20 personnes sur scène à la fête du mariage de l’Ami Fritz à Marlenheim ! Un grand moment. Radio Patricia García de Poillerat montre à nouveau la carte ouverte sur son canapé. « Les gens croient que le Mexique est en Amérique du Sud. Mais pas du tout, c’est en Amérique du Nord. Savez-vous que Mexico est plus proche de Paris que de Santiago du Chili ? ». Elle parle de l’histoire musicale de son pays, de la tradition des chansons romantiques du XIXe siècle puisant dans un répertoire métissé venu de Cuba et de l’Espagne arabo-andalouse. C’est ce qui explique que l’on retrouve le métissage du luth (le oud) dans la musique mexicaine et ces instruments traditionnels, la guitare classique et le quatro, une guitare à quatre cordes. Tous les dimanche sur RBS, de 15 h à 17 h, Patricia et ses amis invitent aux Rendez-vous du monde, l’émission interculturelle, proposée par la Coordination des Associations de Résidents Etrangers de Strasbourg. La CARES vient de fêter ses vingt ans. Patricia García de Poillerat en est une Présidente dynamique. Cet engagement interassociatif l’a amenée à rassembler une liste de ressortissants étrangers et de personnalités d’origine étrangère soumise au suffrage strasbourgeois pour l’élection du Conseil des Résidents Etrangers. Elle a ainsi été élue au sein de ce Conseil consultatif et participatif. Elle 57 Clés de sol est membre du Bureau du CRE et particulièrement responsable d’un groupe de travail en charge de la lutte contre les discriminations et pour l’égalité. a ce titre, Patricia prépare une exposition autour de témoignages permettant de montrer une image positive de la diversité à Strasbourg. Le CRE apporte un moyen d’expression pour une population représentant près de 15 % des habitants de la ville. Sans tous ces habitants, Strasbourg serait-elle la ville internationale que chacun peut reconnaître ? « Il faut agrandir son petit monde » dit Patricia Garcia de Poillerat. C’est ce qu’elle fait tous les jours avec une énergie très communicative. (mars 2011) 58 Jeannette Gregori voyage au pays des autres Jeannette Gregori voyage au pays des autres Nous aurions pu rencontrer Jeannette dans un de ses lieux favoris à Strasbourg, l’Artichaut, café artistique ou à Appolonia, lieu d’échanges artistiques européens, ou encore à la galerie Stimultania, car Jeannette Gregori est photographe. Elle est « photographe sociale ». Elle photographie « les gens », le peuple. Nous l’avons rencontrée le 8 mars à la fête des femmes de l’association PasSages, où elle présentait son exposition « Enfances tsiganes ». Le mur des valeurs Le 4 août, on a aboli les privilèges. Pour commencer sa vie, Jeannette Gregori a eu la bonne idée de naître (à Thionville) à cette date anniversaire, de vivre à Fameck, dans la vallée des « ange », la plus cosmopolite et ouvrière des vallées, avec ses usines, son équipe de basket féminine, dans une famille italienne, dans le respect du grand-père, un 59 Clés de sol résistant au fascisme et au nazisme. Adolescente, elle était au collège Arthur Rimbaud, elle s’est mise à photographier les gens dans la rue. Plus tard, elle s’est intéressée à ces femmes photographes américaines qui ont révélé par leurs œuvres la société américaine des minorités et de la misère. Elles s’appellent Dorothea Lange, Arlene Gottfried, Diane Arbus, Lorna Simpson, Mary Ellen Mark ou Jane Evelyn Atwood. En 1993, Jeannette part aux Etats-Unis pour un an en tant que lectrice. Elle s’inscrit aux cours de photographie aux Beaux-Arts de l’Université d’Indiana et voyage dans les banlieues et quartiers populaires de New-York. Elle y est retournée avec la bourse Fulbright en 2002/03 pour des échanges linguistiques en vivant dans la région de Philadelphie. Sa première exposition, Jeannette Gregori l’a réalisée pour la Ligue des Droits de l’Homme. Elle vit aujourd’hui près de Strasbourg où elle enseigne l’anglais et… la photographie. Au Lycée Marc Bloch, on peut en seconde faire un « enseignement d’exploration » Arts visuels. Jeannette sensibilise ses élèves aux différences culturelles. Elle leur a fait découvrir la culture des gens du voyage en travaillant autour des films Swing de Tony Gatlif et Le temps des gitans d’Emir Kusturica et en organisant un concert de musique. « Vous êtes magiques ! » s’est exclamé un lycéen, saisi par la virtuosité des musiciens manouches Paquito et Gino Lorier et par la voix de Alexandre Hernandez à la fin du concert. Avec les terminales Arts appliqués, elle a réalisé en dehors des heures de cours, jusque tard dans le soir, une œuvre collective The Wall of Values (le Mur des valeurs). « Les murs sont parfois des symboles lourds de conséquences. Le vôtre est un mur d’expression, chargé de symboles et qui laissera une trace positive de votre passage à Marc Bloch » a dit le proviseur aux élèves. Le mur des valeurs a été réalisé autour de sept symboles : la main qui représente le don et le partage, la pomme l’éducation, la colombe la paix, la plume la liberté, le cœur l’amour et l’amitié, l’ampoule l’énergie créative et le visage le savoir et la connaissance. Les gens du voyage, elle les a découverts par hasard un jour de promenade à vélo à un camp installé à côté de chez elle. Elle s’est arrêtée, à commencer à discuter avec eux. Ils étaient honorés que quelqu’un s’intéresse à eux, leur adresse la parole. Ils l’ont invitée à revenir. Ce qu’elle fit, mais le camp avait disparu. Elle a finalement retrouvé leurs traces. Ils ont accepté qu’elle les photographie. Pour Jeannette, les images doivent avoir un message, refléter des valeurs. Elle a photographié les enfants, en découvrant leur énergie, leur curiosité. L’enfant est roi chez les 60 Jeannette Gregori voyage au pays des autres Tsiganes. Elle a montré leurs regards, leurs rires, leur espièglerie. Elle a révélé la beauté de ces terrains, de ces caravanes, que les femmes décorent avec goût, garnis de bouquets de fleurs. On est loin des idées reçues. Pendant plus d’un an, à chacun de ses temps libres, elle a parcouru les terrains, en Alsace et à Paris. Elle a monté l’exposition Enfances tsiganes, sans voyeurisme, avec une grande sincérité. « Il faut aimer son sujet, dit-elle, ainsi que ceux pris en photos, pour les représenter de manière digne ». Jeannette Gregori ne « dérobe » pas ses photos. Elle prend le temps de parler avec les gens, de les rencontrer. Les respecter, c’est aussi ne rien laisser au hasard dans la composition de la photo. Chaque détail compte. La photo doit être belle. L’exposition a été présentée au Conseil de l’Europe, à la Bibliothèque André Malraux à Strasbourg, dans sa région d’origine à Metz, en Normandie en mars – avril 2011, à l’Hôtel de Ville de Tourville-la-Rivière, place de la Commune de Paris. La condition des femmes La famille M. habite sur le terrain de Koenigshoffen. Elle vient de Roumanie, doit y retourner souvent à cause des papiers et revenir. Le fils travaille bien dans sa classe de 6e et, grâce à l’exposition et au reportage télé, la maman a trouvé un emploi de femme de ménage, ils ont été invités par Jeannette à partager Noël dans sa famille. Ce printemps 2011, Jeannette Gregori a fait un travail pédagogique avec ses élèves autour de la condition des femmes pour l’association Le Pont d’Amy : quelle est pour vous la plus grande qualité de la femme ? que voudriez-vous changer dans la condition des femmes ? Elle les a emmenés dans un foyer strasbourgeois d’accueil des femmes battues où ils ont découvert une réalité qu’ils n’imaginaient pas. Ils ont aussi réalisé un petit film en anglais, « Speech Against Female Genital Mutilation », un discours contre l’excision entrecoupé d’opinions et d’impressions personnelles d’élèves de Terminale Littéraire à la suite d’une étude du film « Fleur du Désert ». Le film a pu être diffusé à l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg et sera aussi projeté au Bénin. Au restaurant turc de Bischheim où nous nous retrouvons, la serveuse est une ancienne élève. Dilan parle français avec un fort accent alsacien et turc avec un fort accent français, elle salue son professeur avec respect. Jeannette a gardé des contacts avec quelques anciens élèves. Elle me parle d’Aurélie Monjardé qui anime le Quai aux Arts à Strasbourg après une Terminale L au lycée et un CAPES d’Arts Plastiques obtenu en 2009. 61 Clés de sol Créatrice vintage et déco rétro, créatrice de site internet spécialisé qui répond au nom de zerohuit.com (créé le 08/08/08), Aurélie a organisé en mars 2011 la Place des Arts sur la Place Broglie. Elle parle d’une autre élève qui a pu faire une prépa à René Cassin avant d’entrer à HEC. Elle a pu se rendre compte que l’islam aidait les jeunes lycéens. En fréquentant la mosquée avec Abdelkader, son mari d’origine algérienne, elle a retrouvé certains élèves et pu faire le constat que les pratiquants sont bien plus respectueux, désireux d’apprendre, disciplinés que les autres. Jeannette, par modestie, n’ose pas trop le dire, mais elle finit par avouer qu’Aurélie et ces anciens élèves qui sont passés par Marc Bloch, sans doute oui, elle les inspire. (avril 2011) 62 L’Alsace Blues d’Abbès Benharrat L’Alsace Blues d’Abbès Benharrat (sur des textes interprétés par Alain Bashung) Au large les barges se gondolent dans le roulis. Bon, on le savait déjà que la société française faisait des erreurs de management. Mais là, pour le coup, avec Abbès, on arrive à la caricature, les ombres s’échinent à me chercher des noises. 63 Clés de sol Petit tableau en croisé dynamique entre AB, Abbès Benharrat, guichetier à la Poste à Hautepierre, et AB, Alain Bashung, le poète rocker un peu d’ici beaucoup d’ailleurs, bien trop tôt disparu, et qui pour la postérité nous prête ses plus beaux mots en italique. AB comme Alsace Blues. Elsa est aussi belle qu’hier Son pavillon se noie dans mon blanc sec. Elsa encore un verre de sylvaner Elsass Blues. Une enfance lorraine AAAbès, AAAbès ! Le public apprécie. Au Camionneur, le bistrotconcert du quartier Gare, il demande un rappel pour Abbès Benharrat qui interprète sur la petite scène strasbourgeoise du Bashung avec un visible plaisir et une voix qui s’y prête. Abbès respire le contact humain, il aime les gens. Je me dore à l’envers à l’endroit à la chaleur humaine. C’est pour ça qu’il est venu chanter là ce soir. C’est pour ça qu’il adore les langues vivantes, parle français, avec excellence, anglais, couramment, allemand, plutôt bien, espagnol, honnêtement, arabe, pas trop mal, et il est sûr qu’il apprendrait n’importe quelle langue en quelques semaines s’il le fallait. C’est pour ça qu’il s’est passionné très tôt pour l’internet. C’est pour ça qu’il est radioamateur. C’est pour ça qu’au bureau de poste, tout le monde veut venir à son guichet. C’est pour ça… qu’il a tous ces ennuis. Premier hasard et premier ennui qui va avoir plus tard de lourdes conséquences. Parlez-moi encore de votre enfance Mettez moi dans la confidence Vous pouvez compter sur mon silence. Les sept frères et sœurs d’Abbès sont tous nés en Lorraine, lui, le 3ème de la famille, est né en Algérie, pas très loin de Mostaganem. Il est né français, tout juste avant l’indépendance, mais à sa majorité, il était algérien et l’Algérie l’a appelé pour le service militaire. Je serai toujours cet étranger Au regard sombre Un rebelle dans une ville de contraintes. En total décalage avec cette société algérienne elle-même en pleine crise, à la fin des années 80, l’expérience a été extrêmement difficile, avec un rejet total par les bidasses algériens et pour finir, enfin, une exemption. Abbès Benharrat a grandi dans un petit village lorrain, Malleloy. Les parents étaient analphabètes mais son père, sidérurgiste aux Aciéries de Pompey, l’encourageait à la réussite scolaire, « pour que tu réussisses mieux que moi ». Pour Abbès, ce n’était pas très difficile. a l’âge de 5 ans, il entre au CP et savait déjà lire. Il avait déjà lu tout le livre et les leçons de toute l’année dès le premier jour de classe et comme il fallait obéir à la maîtresse, on lui a dit à la maison que ce n’était pas bien, alors 64 L’Alsace Blues d’Abbès Benharrat pour travailler quand même, il aidait ses frères et sœurs et attendait avec impatience le jour de la télévision scolaire, le mardi après-midi. Il a un souvenir magique de sa maîtresse, Mme Guglielmi. Au collège à Custines, il était toujours un excellent élève, il avait toujours un livre à côté de lui, il a lu tous les livres de la bibliothèque de l’usine de Pompey, tu veux qu’j’te chante la mer, le long des golfes pas très clairs, il fait chaque semaine les mots croisés de l’Est Républicain, obtient 60 sur 60 à un concours d’orthographe, découvre avec passion la trigonométrie, lit toute l’Encyclopédie Quillet, a très facilement son BEPC. C’est toujours lui qui allait aux réunions de parents d’élèves pour ses petits frères et sœurs. Mais voilà que… Orientation Après le BEPC, « on » l’oriente vers une filière courte d’électromécanicien au lycée professionnel. Sans doute pense-t-« on » qu’un fils d’ouvrier doit rester ouvrier pour remplacer son père à l’usine. Pour lui qui rêvait d’études scientifiques, qui n’était pas du tout attiré par les activités manuelles, ce fut une catastrophe. Abbès avait déjà rencontré le racisme : une prof de français en 6ème lui avait interdit de faire du théâtre; devant les élèves, elle l’appelait « le corniaud ». Il avait déjà connu aussi les profs qui s’étonnaient de ses performances. Un prof de techno avait posé un jour un problème d’engrenage en disant qu’on pouvait le résoudre par le calcul ou par l’intelligence, aucun élève n’avait trouvé sauf Abbès qui a trouvé instantanément la réponse intelligente en mettant à jour le mécanisme d’une montre. J’ai crevé l’oreiller J’ai dû rêver trop fort. Mais là, au lycée professionnel, il a connu toute la violence du racisme, chez les enfants aussi bien que chez les enseignants, comme avec ce prof qui avait connu la guerre d’Algérie. Abbès tombe malade, s’absente du lycée. Mais aujourd’hui, il positive : « Pour la culture générale, c’était pas mal, j’ai au moins appris à utiliser un tour ! ». Il est réorienté vers une filière de comptabilité, il assimile tout sans aucune difficulté, passe d’office en 2ème année. 16 filles et 8 garçons dans la classe. Les profs lui disent : « Vous n’aurez pas votre BEP », il est le seul élève à réussir en même temps le CAP et le BEP. « On » le dirige ensuite vers une filière de reporter photomécanique au lycée Cyfflé à Nancy. Après tout cela, direction… ANPE. De stage bidon en stage bidon, Abbès finit en dépression, lit la nuit et dort le jour, ingurgite la collection complète des Sciences et Vie, s’occupe de ses frères et sœurs. C’est là qu’arrive le service militaire. 65 Clés de sol Abbès ne connaissait l’Algérie que par des vacances, lorsque son père prenait la voiture familiale direction Oran via l’Espagne avec toute la famille, en prenant un congé sans solde d’un mois pour rester un peu plus longtemps au pays. Pas français, pas vraiment algérien, Abbès qui n’avait toujours vécu qu’en France (et presque toujours dans le même village) devait passer tous les trois mois voir la secrétaire de mairie de Malleloy qui lui donnait un récépissé pour avoir droit au séjour ! Sa demande de naturalisation est restée bloquée à cause d’un tampon en trop sur la copie de sa pièce d’identité algérienne traduite en français. Tu m’irradieras encore longtemps Le dimanche à Tchernobyl. Enfin, après un an d’attente, il peut enfin être « réintégré » à la nationalité française et en 1990 passer le concours de la Poste, brillamment réussi. « Je connaissais toutes les capitales du monde, tous les chefs-lieux de département,… » s’amuset-il à raconter. Mais une fois titulaire, il ne trouve pas de poste. Il finit bien longtemps plus tard par être embauché comme animateur de centre de vacances et de loisirs par le service social de la Poste en Alsace. « Animateur, voilà à quoi on destine les enfants d’immigrés », s’insurget-il. Hors vacances, on l’emploie comme agent d’entretien à l’ASPTT. Ma vie sous verre s’avère ébréchée avec le temps qui passe. Il prend alors sa belle plume et écrit au Directeur des Ressources Humaines qui le reçoit et lui dit : « Visiblement, votre histoire est une vraie erreur de management ». Postier Enfin, Abbès Benharrat peut intégrer un bureau de poste mais la discrimination continue. Le bureau reçoit des lettres anonymes : « on ne veut pas d’arabes à la poste ». Faut pas m’accuser de réception J’ai peur des retours et c’est pas recommandé. Le receveur l’éloigne des relations avec la clientèle, lui qui a pourtant un contact extraordinaire avec les gens ; pour lui, un bureau de poste, c’est le cœur d’un quartier, là où se fait le lien social. Alors, il fait la caisse du bureau, et bien mieux que n’importe qui. C’est vrai qu’Abbès est capable de tout assimiler. Il y a longtemps, pris de passion pour internet, il s’était monté lui-même un ordinateur. « J’aime apprendre » dit-il. Les collègues le sollicitent : « toi qui sais tout ». Pour voir un peu autre chose, il se crée une petite entreprise de diffusion de vidéos, demande au receveur d’être disponible les mercredi après-midi et samedi pour tenir sa boutique, qui le lui refuse. L’affaire ne peut pas marcher dans ces conditions. Résultat : une 66 L’Alsace Blues d’Abbès Benharrat dette de 20 000 euros, les huissiers, … Je me pose sur Martine des questions d’amour-propre a mes yeux elle est nickel a mes doigts j’peux pas dire. Abbès Benharrat a connu son amie alsacienne au centre de vacances du service social de la Poste. Avec la belle-famille, il a fallu du temps et du tact avant d’être présenté. Mais une fois le contact établi, les relations sont devenues excellentes. « Ils ont vu ce que nous avions en commun, nos valeurs. » ça peut faire mal une femme Tout le temps que tu passes à penser Quand elle va se faire la malle. Il y a deux ans, pour la séparation, c’est le beau-père qui avait les plus grands regrets. Elle partira un de ces soirs Sur le prospectus ça disait provisoire. En automne 2009, Abbès lit sur internet l’initiative « Une journée sans nous ». Il s’agissait le 1er mars 2010 de montrer ce que serait la France sans ses immigrés. Le jour dit, Abbès réunit une centaine de personnes sur la place Kléber et explique la démarche dans les médias locaux et régionaux. Les militants de la ville s’étonnent : t’es qui, toi ? d’où tu viens ? N’essayez pas de m’éteindre, je m’incendie volontaire. Abbès n’a aucune appartenance politique, juste une appartenance citoyenne, et c’est déjà là l’essentiel pour lui. En avril 2011, Abbès Benharrat est toujours en fonction au bureau de poste du centre commercial de Auchan à Hautepierre. Dans le quartier, tout le monde le connaît. Un citoyen comme les autres, ou presque, avec juste un peu plus de galères que la moyenne, trop compétent peut-être, à quoi ça sert la frite si t‘as pas les moules, ça sert à quoi le cochonnet si t’as pas les boules, pas conforme aux stéréotypes et aux préjugés, juste un peu discriminé et juste un peu usé par ce parcours du combattant anxiogène. Je dédie cette angoisse à un chanteur disparu. Mort de soif dans le désert de Gaby. Malgré tout cela, Abbès Benharrat reste toujours aussi souriant et aussi ouvert aux gens. Mes yeux sont dans le miroir où je les ai laissés. (avril 2011) 67 Clés de sol Le Salon de thé Martine, le point central Rien n’est laissé au hasard chez Martine. Il y a d’abord cet emplacement au cœur du quartier, entre les villas et les immeubles, dans un angle de rues, face au petit parc. L’angle. C’était essentiel cet angle, pour voir et être vu, pour donner de la lumière, pour donner une ouverture. La terrasse. Il fallait que l’on y soit bien, tranquille, avec de l’espace, orienté sur la rue mais séparé de la circulation. L’intérieur, vaste, pas confiné, zen. La salle a résolument un côté feng-shui, un décor asiatique avec ses statues et ses fougères, de vrais troncs ornés de feuilles factices, pour qu’elles soient toujours vertes. Un bar tout en longueur, un décor moderne mais chaud avec les tables en verre coloré. Des murs aux deux couleurs, jaune et orange, yin et yang, l’eau et le vent, le shui et le feng. Le métier Au bar, Martine passe l’éponge d’un geste sûr, un œil ici, l’autre là, rien ne lui échappe de ce qui se passe en salle. Le placement des clients, 68 Le Salon de thé Martine, le point central « parfois on arrange des coups, pour que les gens se parlent d’une table à l’autre », elle lance en douce une conversation, avec l’un, avec l’autre et le lien se fait. Martine a un art consommé du lien social. Les clients, elle les connaît tous, ils deviennent des amis, on se tutoie mais attention, « respect ! le client est roi mais il ne règne pas ! ». C’est essentiel le respect. Des jeunes laissent traîner leurs déchets par terre. a leur départ, elle prend une photo. Le lendemain, elle leur montre : « C’est abusé, m’dame ! », le message est passé, les jeunes vont laisser l’emplacement propre. Des propos racistes ? Martine intervient, intelligemment, « oui, t’as raison, Martine, j’voulais pas dire ça ». Il est 15 heures. Le coup de feu de midi est terminé. « J’attends la jeune, elle va bientôt arriver ». « La jeune, elle n’a pas un prénom ? » je lui demande. « Oui, Leïla ! » Leila est du quartier, elle est en apprentissage pour deux ans, elle apprend le métier du commerce, le service vente. Martine a deux apprenties, Leila et Sonia. Quand Leila arrive, très à l’aise, dynamique, on voit bien que son apprentissage se passe bien, il n’y a aucun irrespect derrière cette expression « la jeune », plutôt de l’affection. Martine se souvient de ses débuts, de son enfance, élevée par les grands-parents, de sa jeunesse. Son père était boulanger, originaire du Val de Villé. Il est venu en ville, à Strasbourg, pour y installer son commerce. Sa mère est originaire de Bischheim. Tous les souvenirs d’enfance sont dans ces odeurs du fournil et du magasin. En 1978, Martine est entrée d’abord au Suma à la Meinau (aujourd’hui devenu Simply), à deux pas de son Salon de thé et restauration rapide d’aujourd’hui, puis aux Galeries Gourmandes au centre ville (place des Halles). Le quartier Martine Ulrich a installé son premier commerce à la Meinau, « de l’autre côté », il y a 19 ans, un petit salon de thé, mais le quartier s’est trouvé en pleine restructuration urbaine, des immeubles « arrachés » et puis ce nouvel immeuble de la SIBAR, au 13 rue de Franche-Comté, vendu en copropriété. Le rez-de-chaussée avait une vocation commerciale et devait s’installer en premier. Martine a été intéressée. Il fallait prendre une décision rapide, projeter de faire monter considérablement le chiffre d’affaires, tout concevoir : les plans, le décor, les services à proposer au client. « Quand on entre dans des murs nus, il faut avoir de l’imagination pour penser à tout ! ». Martine n’en manque pas. Elle définit sa gamme de services : la « petite licence », un partenariat avec un pâtissier, un plat 69 Clés de sol du jour fait maison, des journaux et revues en consultation, wifi access, un relais colis, des toilettes propres et accessibles, « il y a des gens qui entrent et qui sortent, mais je fais semblant de ne pas voir ». Tout cela, c’est du service de proximité. Mais le vrai service, c’est le lien social, des personnes âgées qui ne sortent de chez elles que pour venir ici, des « Maghrébiens » (comme elle dit) qui rencontrent des Alsaciens,… Les habitués se sentent ici chez eux et Martine est très attentive aux clients. « ça va, mamie ? ». Mamie vient ici tous les jours. En fait, cela ne désemplit jamais, c’est l’entrée-sortie permanente. Une grande salle à l’arrière est réservée pour les groupes ou les repas de familles, très tranquille, à l’abri des regards. Le salon est le point central du quartier de la Meinau. Quand elle s’est installée, personne ne l’a vraiment aidée, « c’est le moins qu’on puisse dire ! ». Aujourd’hui, tout le monde l’encense. Elle est repérée par les élus, les fonctionnaires, les travailleurs sociaux, les associations. Elle a eu, il y a quelques mois, les honneurs de la presse locale, le « 7 à NNM » (Neudorf Neuhof Meinau). Sa personnalité fait l’unanimité : « Je suis très attachée aux clients. On apprend beaucoup avec les gens. » Les clients, avec elle, font leur psychothérapie. Martine « gère » la salle. Quand les décibels grimpent trop haut, elle sort son sifflet et le ton baisse très vite. Le dimanche matin, le salon de thé est ouvert et le mari de la patronne, chauffeur routier le reste du temps, vient donner un coup de main. Le couple a eu deux enfants. Martine est grand-mère depuis onze ans. Mais dans sa tête, elle reste jeune, c’est dû à sa philosophie de la vie, elle aime les choses simples, en toutes circonstances rester zen. Leila est partie chercher l’article de 7 à NNM chez elle pour me le montrer. Elle revient vite avec son trieur des dossiers personnels. Je dois y aller maintenant. « Revenez nous voir bientôt ! » me dit Martine. La prochaine fois, c’est sûr, on se fera la bise. (avril 2011) 70 Saadia Fatmi prend les enfants par la main Saadia Fatmi prend les enfants par la main a Cronenbourg, Saadia Fatmi a créé Savoirs partagés qui s’adresse aux enfants des écoles primaires du quartier. L’association les sensibilise aux métiers d’art et à l’artisanat avec les interventions de professionnels dans la classe : boulanger, cuisinier, fleuriste, apiculteur, menuisier, mosaïste, verrier, souffleur de verre, potier, coiffeur… L’Inspection académique accompagne ce projet depuis deux ans. Nous avons rencontré Saadia au CSC de Cronenbourg dont elle est membre du Conseil d’administration. Retraitée dans deux ans, elle sait déjà que sa retraite sera très active, au service de son association et au service des enfants. Sa retraite sera active comme l’a été sa carrière professionnelle mouvementée et même, peut-on dire, plus généralement son parcours de vie qu’elle décrit volontiers, avec un sens particulier de l’analyse et une envie de témoigner. 71 Clés de sol Cahots Une vie commencée au Maroc en 1952, une enfance sage en tant que seule fille parmi six garçons et surtout en tant qu’aînée. Une famille traditionnelle de Casablanca avec un père carreleur en usine et une mère effacée, extrêmement effacée, « on la posait là et elle ne disait rien ». Lorsqu’est arrivé le temps de faire un choix d’orientation en terminale, Saadia dit à sa prof de français qu’elle voulait être avocate, pour agir contre les injustices sociales. La prof lui dit que c’est impossible au Maroc pour une femme d’être avocate et que la seule solution serait de partir étudier en France. Mais comment demander à son père de la laisser partir à l’étranger ? Jour après jour, elle a lancé une information, puis une autre, puis encore une autre, pour ne pas aller trop vite, pas brusquer. Et puis silence, aucune réponse ! Jusqu’à ce qu’un jour son père lui dise : « Prends tes papiers et viens avec moi ! » a la grande surprise de Saadia, son père l’emmenait faire sa demande de passeport, à une condition cependant : qu’elle aille chez le cousin maternel à Paris. Toute sa vie, elle ne saura comment remercier son père de ce geste. Elle apprendra plus tard qu’il avait même hypothéqué la maison pour payer ce voyage et ce séjour. Saadia Fatmi arrive à Paris en 1972, à l’âge de 20 ans. Le cousin ne pouvait pas refuser. Elle habite dans le XIIIe arrondissement, trouve un emploi chez un dentiste, rencontre son mari qu’elle épouse au Maroc et met au monde Kaya, sa fille. C’est là que commencent les premiers cahots d’une route bien cabossée. Un mari violent. Une séparation et un divorce, prononcé en 1977 seulement. Très vite, elle trouve un emploi chez Alcatel en Savoie (Aix-lesBains) et elle a suivi toutes les évolutions du Groupe alors en plein développement, surtout les déménagements vers la Lorraine (Fénétrange, Laxou) puis vers l’Alsace (Colmar). Le métier de soudeuse en composants électroniques pour la téléphonie l’intéresse bien. Elle se souvient encore de tous les gestes professionnels qu’il fallait accomplir pour relier les fils bleus et les fils blancs. Elle connaît une belle promotion dans la société, des revenus corrects qui lui permettent de passer le permis de conduire et de vivre sans trop de soucis et sans homme. Le divorce avait entraîné une rupture de plusieurs années avec la famille au Maroc. Mais quand Alcatel rencontre des difficultés et la licencie, Saadia retourne au Maroc pendant six mois. La fin de cette carrière de 30 ans chez Alcatel a été difficile. Responsable d’achat de composants électroniques, elle connaissait un grand stress, jusqu’à ce jour où elle fit un malaise au travail, épuisée par 72 Saadia Fatmi prend les enfants par la main les pressions de la clientèle et de la direction. Elle est emmenée d’urgence à l’hôpital. Après une mauvaise expérience dans une petite entreprise près de Strasbourg, avec un bon salaire, un poste de prestige, mais un patron qui n’a aucun sens du respect pour ses employés, elle se dit que c’était le moment de changer de métier, de créer sa propre entreprise et pour cela, elle passe et réussit un BTS de gestion d’entreprise. Nous sommes là à la fin des années 80. Kaya rencontrait des problèmes d’orientation. Saadia se met en contact avec l’association Inter-parents et la psychologue qui habituellement travaille par téléphone demande à la rencontrer. Cet entretien sera déterminant pour elle dans l’analyse de son parcours de vie. Elle comprendra combien elle a été marquée par sa « dette » envers son père et son désir d’une autre vie. a la psychologue, elle parle de Vivaldi, du château de Versailles ! Marraine Elle suit plus tard une formation dans le cadre de l’accompagnement aux créateurs d’entreprise. Saadia crée une entreprise de confection de vêtements. C’était sa façon à elle de se lancer un défi, de montrer qu’elle était capable de tenir une entreprise. Elle rachète un fonds de commerce à Erstein, un ancien atelier de couture qui se situe dans une ancienne bergerie de 690 m2 sur deux étages. L’Entreprise Art Couture tient trois ans, mais en 1995, elle dépose le bilan. Saadia continue à se former à l’AFPa et connaît plusieurs emplois en CDD. Les patrons la trouvent généralement très « mature », très « fiable ». Dans le même temps, elle s’engage dans une action de parrainage à la Mission locale de Strasbourg. Elle est marraine de 2 jeunes filles dans leur recherche d’emploi. La Mission locale l’embauche finalement comme conseillère en insertion sociale et professionnelle en 2000. C’est dans cette fonction qu’elle comprend l’importance de l’accompagnement des jeunes vers des métiers – passion et l’idée de partager les savoirs. Elle cite l’exemple de David, un jeune de 17 ans, démotivé, avachi, n’exprimant aucun désir. Lorsque Saadia lui demande ce qui le fait rêver, il lui parle du cheval et alors il se redresse, ses yeux se mettent à briller. Saadia s’accroche à cette idée et lui trouve un stage en milieu équestre. David la remerciera ensuite pour l’avoir écouté et lui avoir permis de vivre son rêve, même si l’expérience n’a pas abouti à une formation qualifiante ou un emploi. Depuis 2005, Saadia Fatmi accompagne les adultes et constate que la misère et la précarité sont de plus en plus grandes. 73 Clés de sol En 2011, elle se retourne sur sa vie et voit que la petite fille de Casablanca qui n’avait jamais vu la mer a fait son chemin, une sorte de revanche sur l’effacement de sa propre mère. Les soucis ne sont pas terminés puisque Kaya, mère de trois enfants, est malade, atteinte de schizophrénie. Mais Saadia, elle, sait où elle va : son association Savoirs partagés prend de l’ampleur3. Elle travaille avec des hommes et des femmes qui souhaitent transmettre leurs savoirs faire aux enfants. Un beau projet et des effets d’impact assuré. (avril 2011) 3 L’association est soutenue par beaucoup de partenaires (Education Nationale, Chambre des Métiers, la Ville, l’Outil en main, les Compagnons du Devoir…). L’an dernier, elle a pu réaliser 36 interventions dans les écoles touchant 525 enfants. 74 Les histoires croisées de Regina de Almeida Les histoires croisées de Regina de Almeida Il est une ville au Brésil qui porte le nom de Joinville. Pas une petite bourgade : sa population approche les 500 000 habitants et elle est la plus grande ville de son Etat. On imaginera aisément que son histoire doit bien se rattacher à la France. En effet, son nom lui a été donné par François d’Orléans, prince de Joinville qui épousa en 1843 la princesse héritière du trône du Brésil, Dona Francisca. Le territoire où se trouve Joinville a constitué une partie du cadeau de mariage des familles royales française et brésilienne. Pourtant le prince de Joinville et sa fiancée n’y sont jamais venus, même si un palais royal y fut construit en leur honneur en 1870. 75 Clés de sol En fait, l’histoire de Joinville au Brésil se rattache plutôt à l’aire culturelle germanique ! Ce sont des immigrants venus d’Allemagne, de Suisse et de Norvège qui ont fondé la ville en 1851 sous le nom de Colonia Dona Francisca. Emilio Regina raconte l’histoire d’Emile devenu Emilio. Elle a recueilli sa mémoire au Hohwald en Alsace où il est né et à Heiligenstein où il vivait jusqu’à sa mort en 1999. Les parents d’Emilio venaient du Hohwald, son père a fait un premier séjour à Joinville en 1902, puis est revenu chercher sa mère en 1907. Regina de Almeida est cinéaste, productrice et réalisatrice de films à Strasbourg où elle a créé l’association Alsace – Brésil. L’histoire alsaco-brésilienne d’Emilio du Hohwald l’a évidemment intéressée ; elle venait croiser à l’envers sa propre histoire. Regina a donc mené son enquête où elle a découvert qu’au XXIe siècle à Joinville au Brésil se maintient toujours une culture germanique avec des maisons à colombages, de la bière et des saucisses aux repas de familles et toutes les traditions préservées par les descendants des immigrés qui continuent à perpétuer la langue et la culture des pays rhénans. Elle a mis en images cette mémoire dans le film-portrait qu’elle a appelé tout simplement « Emilio du Hohwald », un 52mn sélectionné au Festival des 3 continents de Nantes en 2003 et co-produit par France 3. a Strasbourg, c’est la culture brésilienne que Regina de Almeida révèle aux Alsaciens à travers l’association qu’elle a co-fondée à la fin des années 80 : soirées cinéma dans les amphis de l’Université, échanges d’artistes, échanges d’universitaires, fêtes de la SaintJean à l’étang de pêche des gravières et de Carnaval à la salle des fêtes de Schiltigheim,… C’est à travers Alsace – Brésil qu’elle s’est fait connaître dans la ville et est ainsi devenue partie prenante du Conseil Consultatif des Etrangers (constitué au cours du premier mandat municipal de Mme Trautmann) où elle représentait les originaires d’Amérique latine. Elle apportait sa contribution écrite à la publication du CCE. C’est une Alsacienne d’adoption fière de l’être qui raconte aujourd’hui son parcours de 25 ans dans la capitale de l’Europe. 76 Les histoires croisées de Regina de Almeida Images Née d’une fratrie de huit enfants à Belo Horizonte où elle a passé toute son enfance, aujourd’hui elle-même mère de deux enfants nés à Strasbourg, Regina est venue en France pour apprendre le français. L’Université de Strasbourg offrait déjà la possibilité de préparer un Diplôme universitaire de cinéma et d’audio-visuel (DUCAV). Regina, déjà diplômée de journalisme au Brésil, s’intéressait particulièrement à l’image. Elle pensait ne venir que pour un an et avait trouvé à Strasbourg un emploi de fille au pair dans une famille brésilienne. Au bout de six mois, elle présentait déjà un oral en français devant un jury du DUCAV. Pour apprendre la langue, elle se mettait devant un miroir et théâtralisait des dialogues. Elle avait le souvenir de ses activités de théâtre scolaire pendant son enfance. Les contacts avec les Strasbourgeois ont été rapides. Son intérêt pour les sciences humaines, son action de diffusion des films brésiliens à la fac, ses liens avec les Portugais qui animaient une émission lusophone sur Radio Bienvenue Strasbourg (RBS) ont facilité les rencontres. Regina, pendant ce temps, ne cesse de se former, à Strasbourg avec l’APA, à Paris avec l’INA,… Il y a cinq ans, Regina a repris le chemin de l’Université en s’investissant dans la fac d’ethno qui travaille beaucoup sur l’utilisation de l’image. Les sujets de société l’ont toujours passionnée. Ses premières réalisations datent du début des années 90. Elle a co-réalisé avec Jean-Marie Fawer un film sur le droit de vote des étrangers pour Europeos, l’émission de Daniel Riot sur France 3. Avant cela, elle avait déjà collaboré avec cette chaîne publique en tant qu’assistante de production des émissions commémoratives du bicentenaire de la Révolution française. Corina International est née ainsi en tant que structure de production fortement orientée sur les sujets de société, autour de Francis Gast, son initiateur, fondateur, principal réalisateur, et avec Regina de Almeida. C’est Francis Gast, grand ami et supporteur de Regina, aujourd’hui directeur et doyen du Département des Arts du Spectacle à l’Université de Strasbourg, qui a proposé à Regina d’enseigner au DUCAV, pendant plusieurs années. On ne s’étonnera guère que la première réalisation de Regina de Almeida ait été le compte-rendu filmé d’un colloque « Europe – Amérique latine : quels échanges pour demain ? » Les autres initiatives ont suivi, bien souvent interculturelles, comme « Face au sida, le 77 Clés de sol dialogue des cultures », une production européenne croisant le regard entre l’immigration camerounaise en France et l’immigration capverdienne au Portugal. Regard C’est avec son regard ethnographique plus que journalistique que Regina s’est intéressée à intervenir en milieu carcéral. Pour son Master, elle avait dû abandonner son projet de film sur les traditions des femmes bénisseuses, d’orientation spirite, au Brésil (pratiques issues de la philosophie d’Allan Kardec très populaire dans ce pays). Le sujet prenait une trop grande ampleur qui risquait de dépasser les femmes concernées. Le sujet alternatif allait de soi. Un appel à projet avait été lancé par la Centrale d’Ensisheim (prison destinée aux longues peines) pour un projet audio-visuel avec les détenus. Les commanditaires, dans leurs critères de choix, avaient défini quelques préférences : une réalisatrice (femme), ayant une expérience ethnographique, venant d’ailleurs, s’intéressant aux sujets de société et à la misère sociale. Autant dire le portrait-robot de Regina ! La réalisatrice a donc commencé ses interventions à Ensisheim en travaillant avec les détenus sur leur rapport critique à l’image (à partir de films choisis, comme ceux d’Agnès Varda notamment) puis en les accompagnant dans la réalisation de films courts, 2 mn). C’était l’amorce d’un grand projet de formation et réalisation en vidéo de quinze mois pour un 32 mn avec un groupe de 10 détenus. « a la limite…traces » a été terminée en 2009 a été autorisée à diffusion par l’administration pénitentiaire en 2010. Le film a été présenté dans plusieurs festivals comme Les écrans documentaires à Arcueil. Ce travail en milieu carcéral fait des petits, puisque Regina de Almeida est l’initiatrice et coordinatrice des activités audiovisuelles à la Maison d’arrêt de Strasbourg, où elle accompagne l’équipe de télévision qui s’occupe du canal interne, Planète MAS. Elle dit qu’elle apprend beaucoup de ces expériences très fortes. Chaque expérience est une leçon de vie, chaque rencontre une émotion, chaque réalisation une satisfaction, pour les détenus, mais aussi pour elle. Elle raconte ses expériences dans les différents lycées strasbourgeois où elle intervient. Elle se félicite que le Lycée Jacques Sturm ait créé ainsi une option audio-visuel de la seconde à la terminale. En tant que « chargée de la pratique », elle travaille au côté des enseignants sur des projets que 78 Les histoires croisées de Regina de Almeida portent les lycéens eux-mêmes, le plus souvent de petites fictions ou des parodies de publicité, car « les jeunes ne sont pas spontanément intéressés par le film documentaire ». Mais en 2011, Regina est plus que motivée, elle est transcendée, par un bien plus grand projet encore. Les histoires croisées continuent. Elles sont douze femmes au départ à s’être rencontrées à Strasbourg sur cette grande idée. Parmi elles, une grande diversité culturelle se référant pour l’une au Portugal, pour d’autres au Maroc, pour d’autres encore en Roumanie… Eve Kayser a vécu au Portugal et se passionne pour « le bien-être au féminin ». Emmanuelle Guillon a vécu au Maroc. Elles ont les initiatrices du projet et des amies de Regina. Toutes sont prêtes à changer totalement d’orientation professionnelle pour s’investir dans Babelle. Babelle Babelle ? C’est aujourd’hui une association, demain ce sera un lieu dont l’ouverture est prévue fin 2012, un espace de convivialité autour du bien-être et de l’insertion professionnelle, de rencontre des cultures où on pourra développer ses liens à la terre et encourager sa préservation. Babelle, c’est un projet qui s’inscrit dans l’économie sociale et solidaire qui a d’ailleurs reçu le soutien et l’appui de la Chambre régionale de l’économie sociale, qui concilie à la fois des objectifs économiques et d’utilité sociale. C’est un projet s’inscrivant dans un espace de proximité, ancré dans son quartier où il se met au service des habitants et surtout en un lieu prestigieux à haute portée symbolique pour les Strasbourgeois, le Palais des Fêtes, en préservant son caractère patrimonial et son image fortement strasbourgeoise. Babelle, ce sont des services : un hammam, une petite restauration et une boutique bio et commerce équitable. Pour une partie de ses salariées, Babelle sera une entreprise d’insertion allant vers un statut de Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC). Pour Regina, Eve, Emmanuelle et toutes, le hammam est un lieu privilégié de brassage social et culturel qui crée du lien. Pour elles, la boutique solidaire permettra d’aider les producteurs. Pour elles, les actions sur le bienêtre ont valeur de pédagogie. L’étude de faisabilité a eu lieu et a obtenu l’agrément des principaux partenaires dont les collectivités territoriales. Des expériences ont été partagées avec des projets 79 Clés de sol similaires, à Grenoble notamment où existe un Hammam Café ouvert depuis 6 ans et le Neroli Hammam qui a formé un membre de Babelle. Babelle est féminine et solidaire avec les femmes en difficulté sociale ou personnelle, partenaire des associations de promotion des droits des femmes. Babelle crée déjà l’événement avant même son activité en portant des initiatives associées au 8 mars (journée internationale des droits des femmes) ou à la semaine de l’économie sociale et solidaire. a Strasbourg déjà, on ne parle plus que de Babelle depuis plusieurs mois, un projet attendu non plus seulement par 12 femmes mais par toute une collectivité, une ville. Début avril 2011, l’équipe a déjà installé ses bureaux. Elle prend ses marques avant le grand lancement, le grand bain. Regina les a tout de suite trouvées dans ce magnifique ensemble architectural. Au palais du bien-être. (avril 2011) 80 Cyr Parmentier Djakpo, le tresseur de cordes Cyr Parmentier Djakpo, le tresseur de cordes « Depuis ce jour-là, je me sens complètement alsacien et strasbourgeois, je me sens ici chez moi » déclare avec plaisir Cyr Parmentier Djakpo, lauréat 2011 de la Région Alsace du dispositif Expérience de Jeunes / Futur immédiat. Afrique Au Bénin, on l’appelait Babatoundé, ce qui en yoruba veut dire le grand-père de retour. Parce qu’il est né lorsque son grand-père paternel est décédé, le neuvième d’une famille de douze enfants, d’un père polygame et élevé seul par sa mère. Son père, ancien haut fonctionnaire au Ministère des Affaires Etrangères du Bénin, lui a donné le prénom Parmentier parce qu’il a appris la nouvelle de la naissance dans un hôtel de la rue Parmentier à Paris. a France 3 où il a été journaliste occasionnel, le présentateur du journal l’appelait par son prénom, Cyr Parmentier, pour lancer ses sujets, éludant le patronyme, de peur sans doute d’en écorcher la prononciation. Mais peu importe, car l’essentiel est sa personnalité. Et 81 Clés de sol quelle personnalité ! Si riche déjà à l’âge de 28 ans, si épanouie mais aussi si talentueuse dans des domaines diversifiés que Cyr Parmentier Djakpo dit souvent lorsqu’il se raconte : « J’essaye de trouver une cohérence ». La cohérence est pourtant évidente. Cyr est tresseur de cordes, dans le respect des anciens et dans la confiance aux jeunes, car le proverbe dit : « C’est au bout d’une corde usée que l’on en tresse une nouvelle ». « Les tresseurs de cordes », c’est le titre d’un superbe livre du grand auteur béninois Jean Pliya. Cyr tresse les relations entre les gens dans le respect des usages et dans la confiance en la créativité. Autrement dit, son outil est la culture, parce que « la culture, jamais on ne peut l’enfermer » et de la rencontre des cultures naît le changement. C’est donc au Bénin que sont les racines de Cyr Parmentier. Le Bénin est un pays qui fait son admiration. Après une scolarité très réussie au Lycée Sainte Rita à Cotonou et des études d’anglais à l’Université d’Abomey-Calavi dans cette même ville, Cyr est accepté sans difficulté au Centre d’Etudes des Sciences et Techniques de l’Information (CESTI) à Dakar. Le CESTI est « l’école de journalisme panafricaine ». Cyr finit major de sa promo du Diplôme Supérieur de Journalisme en 2006, ce qui lui ouvre déjà une brillante carrière dans les médias du continent africain et dans sa spécialité, la télévision. Au Sénégal, on lui offre un CDI et pendant deux ans, il est correspondant pour l’AITV et RFO. Mais Cyr a envie d’autre chose. Il a la volonté d’apprendre une autre forme d’écriture et donc de partir pour cela vers l’Europe. C’est ainsi qu’il arrive à Strasbourg au CUEJ où, compte tenu de sa formation initiale et de son expérience, il est admis directement en Master 2. Europe a Strasbourg, tout est nouveau. Il doit faire l’apprentissage de la vie européenne. Il choisit pour cela de s’intégrer le plus possible dans des groupes d’amis français. C’est là qu’il découvre avec surprise et intérêt la tradition des crémaillères, les sorties dans les Vosges, le foie gras, les bises. Il y a mille façons de faire ou de ne pas faire la bise, selon le contexte, selon le nombre de personnes présentes, selon l’âge et le genre, selon… Cyr se trompait souvent en fait. Il en parlait à ses amis qui lui expliquaient. a Dakar, les étudiants non-Sénégalais fréquentaient peu les Sénégalais et Cyr l’a beaucoup regretté. a Strasbourg, sa « stratégie d’intégration » a fonctionné parfaitement. Asseyez-vous avec lui à la terrasse d’un café et vous en ferez l’expérience ! 82 Cyr Parmentier Djakpo, le tresseur de cordes Cyr Parmentier Djakpo a quitté son emploi à Dakar pour deux ans de disponibilité : une année pour le Master et une année pour un stage, pour l’expérience. Quand France 3 a fait passer une offre de recrutement au CUEJ, Cyr a envoyé un DVD de démo. Trente candidats ont été présélectionnés et parmi eux, un seul Africain. Parmi eux, deux seulement ont été orientés sur la rédaction nationale, dont Cyr. C’est ainsi que les reportages sur le 14 Juillet (concert de Johnny et feu d’artifice) ou encore sur la tempête Xynthia en Charente Maritime par exemple, ont été signés Cyr Parmentier Djakpo. Tout en travaillant pour France 3, Cyr a préparé un Master en sociologie sur le thème « Enjeux et pratiques de développement des pays du Sud » et a lancé un projet associatif qui lui tenait à cœur. Eurafrique Le pari du jeune journaliste : réunir une équipe de bénévoles autour de la construction d’un pont entre la France et le Bénin sur des questions d’éducation à la sexualité des jeunes et de promotion des droits des femmes au sein de la population juvénile. L’équipe s’est formée en mars 2010 avant d’être officiellement inscrite comme association au tribunal d’instance de Strasbourg, le 19 avril 2010. Elle a pu bénéficier d’une formation avec le Programme Européen Jeunesse en Action (PEJA), du 16 au 19 novembre 2010, au Centre international de séjour à Reims. Le Pont d’Amy est une équipe mixte, pluriculturelle (une Française d’origine camerounaise, un Togolais, un Béninois,…) et pluridisciplinaire (droit, médecine, journalisme,…). Pont comme passerelle entre les garçons et les filles, entre les parents et les enfants, entre le Nord et le Sud, et Amy comme Aminata, un prénom très répandu en Afrique. La toute première expérience de débat a été en Cité universitaire à la Robertsau. Elle a été suivie de quelques autres en milieu étudiant. Mais c’est désormais aux jeunes des quartiers populaires strasbourgeois que Cyr et ses amies de l’association ont choisi de s’adresser. Les 8, 9 et 10 mars 2011, avec cette équipe de bénévoles de l’association Le Pont d’Amy, Cyr a organisé « les Trois Glorieuses » (référence à la révolution de 1830), un forum socioculturel sur le thème de « la jeunesse et la sexualité », en invitant un professeur de gynécologie et d’obstétrique très connu au Bénin, Eusèbe Alihonou. C’était à l’occasion de la Journée internationale des Droits des femmes. Les débats sont organisés autour d’un concept de rencontre conviviale 83 Clés de sol « T’es café ou choco ? ». L’animation part de supports audiovisuels tels que « Un drame de l’ombre », une enquête inédite sur l’avortement clandestin des adolescentes au Bénin, film réalisé par Cyr Parmentier Djakpo en 2006, sélection officielle de l’édition 2006 du Festival International du Film de quartier de Dakar et sélection officielle de l’édition 2007 du Festival Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou (FESPACO). On indique que l’IVG est encore illégale au Bénin et le film montre une dure réalité africaine qui permet à la jeunesse française de relativiser et dédramatiser. Café ou chocolat ? La démarche « T’es café ou choco ? » est très participative, en utilisant des techniques d’animation qui permettent de libérer la parole, qui brisent la glace. Le Pont d’Amy a développé des partenariats, en France avec le Planning familial, au Bénin avec l’ONG Share Développement, avec Gynécologues Obstétriciens et Pédiatres Sans Frontières. L’association utilise des opportunités comme le Printemps de la Jeunesse à Bischheim ou les crée, comme le Tournoi de l’Egalité, un tournoi de basket mixte, prétexte à une interrogation sur les relations entre les filles et les garçons. Le Tournoi de l’Egalité a pu se réaliser grâce à l’aide de sponsors. Une exposition « Jeunesse et sexualité : du tabou au tableau du nord au sud », permet de faire part de témoignages authentiques et innovants de jeunes, facilitant encore plus le dialogue. Pour les rencontres « t’es café ou choco ? », le Pont d’Amy invite des artistes, des musiciens qui ajoutent au plaisir d’être ensemble. Les slogans apparaissent : « Vous avez le choix, faites un choix, c’est votre choix » qui valent pour la sexualité comme pour la vie en général. L’expérience des Trois Glorieuses a été magnifique. Les animations sont si réussies, appréciées par les jeunes, que Cyr se demande s’il ne va pas s’orienter professionnellement vers cette activité. Il fait preuve d’un sens certain de la pédagogie que les partenaires publics aujourd’hui lui reconnaissent. D’autres projets émergent comme « Mamie causette dans la cité » qui permettrait des échanges entre les jeunes (de 12 à 25 ans) et les personnes âgées. Pour lui, l’Africain, le respect aux aînés est essentiel – « en Afrique, on n’a pas de maison de retraite » - et il dit l’importance de la transmission – « en Afrique, on a l’arbre à palabres », tous les problèmes sont résolus dans l’échange et le respect. 84 Cyr Parmentier Djakpo, le tresseur de cordes Pour l’avenir, Cyr a de grands projets : créer des centres de formation et d’orientation pour les jeunes en France comme en Afrique, en réseau inter associatif. L’action culturelle est la plus efficace pour agir, même si en Afrique il faut apprendre l’engagement citoyen à travers l’éducation populaire, comme la France a pu le faire par sa vie associative et syndicale. Cyr Parmentier Djakpo imagine des politiques de la jeunesse porteuses de la démocratie de demain, de nouveaux rapports entre l’Etat et la société civile, au Bénin et ailleurs en Afrique de l’Ouest. « Mais pour cela, il faut aussi d’autres rapports entre la France et l’Afrique » affirme-t-il. Cyr cherche sa cohérence ? Tous ces engagements sont les pièces d’un grand puzzle qui se mettent en place. Même le T-shirt qu’il porte aujourd’hui en ville est un message qu’il revendique : « Victory is beautiful…when you deserve it ». Lisez Les Tresseurs de cordes, le livre de Jean Pliya, et vous comprendrez ! (avril 2011) 85 Clés de sol Dominique Leblanc, un compagnon de route Beaucoup à Strasbourg peuvent dire de Dominique Leblanc, aujourd’hui directeur de l’UDAF du Bas-Rhin : « C’est un compagnon de route », tant son parcours personnel et professionnel a croisé les volets les plus divers de la vie associative locale. 86 Dominique Leblanc, un compagnon de route Le terrain Au lendemain même de son arrivée à Strasbourg, en septembre 1974, le jeune étudiant en sociologie, originaire de Haute-Saône, prenait le chemin du Polygone, guidé par un ami bisontin. Il n’était pas encore inscrit à la fac que déjà se dessinait une histoire particulière au côté des familles populaires. Pour ce fils de paysan, destiné à reprendre la ferme familiale d’Apremont s’il n’était pas parti à la ville, le Polygone était un autre monde mais où il s’est tout de suite senti à l’aise. Au 10, rue René Fonck, les « rachaï » (curés en langue romani), des Franciscains, et leurs amis manouches échafaudaient la création de l’Association pour la promotion des populations d’origine nomade en Alsace (APPONA), née en novembre 1974. L’Appona a pris d’entrée une double option : accompagner les Tsiganes de la région dans leur habitat, qu’ils soient nomades, semi-sédentaires ou sédentarisés, faire mieux connaître les populations tsiganes par l’action culturelle. C’est en 1977 qu’a eu lieu le premier festival tsigane. Dominique avait 21 ans, Bireli Lagrene avait une dizaine d’années. Découvert par l’association et présenté au public strasbourgeois, Bireli le jeune virtuose allait devenir le grand musicien de jazz, héritier de Django, que l’on connaît aujourd’hui. De nombreux musiciens manouches allaient s’affirmer après ces années 70 où pour la première fois les roulottes et les caravanes devaient symboliquement stationner au pied de la cathédrale. En 1979, quand Dominique Leblanc terminait ses études de sociologie, une étude contre la pauvreté sur les terrains de Mertzwiller et du Polygone (terrain dit « des sédentaires ») était lancée. Dominique s’est trouvé naturellement impliqué pour la réaliser. Les terrains étaient sans électricité, sans toilettes. La première attente des familles était de disposer d’un bloc sanitaire. Le travail de terrain, on peut dire qu’il connaît. Travailler en milieu manouche, dans sa conception et dans celle de l’Appona, c’est être au quotidien avec les familles pour résoudre tous les problèmes matériels qui peuvent se poser dans un habitat dénué de tout. L’action des Tsiganes de Mertzwiller pour améliorer leurs conditions d’habitation alla même jusqu’à entraîner la démission du conseil municipal le 28 août 1982. Les premières maisons de Mertzwiller ont été livrées fin 1989 après dix ans de combat pour arriver à reloger les familles. Au Polygone, alors que les professionnels de l’Agence d’urbanisme tenaient un discours très négatif sur « le terrain des sédentaires » et sur leurs 87 Clés de sol habitants, Dominique Leblanc a noué des liens étroits et amicaux avec les habitants parmi lesquels émergeaient des personnalités pleines de sagesse, comme Fatis, qui faisait tous les métiers des « voyageurs » (la ferraille, la chine, le rempaillage,…) et était un leader d’opinion dans la communauté. Combien de fois Dominique et Fatis ont-ils fait ensemble le trajet du Polygone à Haguenau ! La cité Du Polygone aux cités du Neuhof voisines, il n’y a qu’un pas que Dominique Leblanc a vite franchi en s’impliquant dans l’action du collectif des associations du quartier, mobilisé sur les enjeux de réhabilitation urbaine et de développement social du quartier. De salarié de l’Appona, il est devenu salarié du Collectif, autrement dit de l’Association Populaire des Familles (APF Syndicale). Coordinateur du Collectif, cela voulait dire à l’époque imaginer de nouveaux outils pour favoriser la participation des habitants au développement de leur quartier. « Mon travail, c’était de leur donner les moyens pour qu’ils puissent bosser. » Le 3, rue de Brantôme était une fourmilière d’idées. Du Collectif sont nées l’APUAN, l’outil technique créé pour le projet urbain, et l’association de gestion des ateliers du Neuhof (AGATE), devenue la structure porteuse de l’ensemble des activités initiées par le Collectif. En 1995, l’AGATE a créé une structure spécifique, l’ANEF, pour gérer le volet emploi et formation. Pour Dominique Leblanc, il s’agissait de choix gestionnaires : « il ne fallait pas que l’AGATE soit paralysée par la gestion de services ». De 1989 à 1991, Dominique Leblanc prépare un DESS Gestion des entreprises, une formation et un diplôme qui lui seront très utiles par la suite. Mais c’est dans l’action avec les gens qu’il a appris à manager des projets et des ressources humaines. Avec l’AGATE, il fallait créer des modes de régulation entre tous les acteurs impliqués, définir qui faisait quoi pour éviter que cela parte dans tous les sens. C’est ainsi qu’ont été mis en place une Charte des associations et un Conseil des associations. Il fallait dans le même temps être force de propositions pour le projet urbain du quartier et force d’initiatives pour favoriser le vivre-ensemble. Dominique Leblanc a apprécié le travail avec l’architecte Claude Guislain, décédé en janvier 2011. Ses idées n’ont pas toutes été retenues mais ont inspiré fortement la réflexion urbaine de l’association 88 Dominique Leblanc, un compagnon de route AGATE. Claude Guislain voulait ouvrir le quartier, y faire entrer le tram. Aujourd’hui le tram s’arrête au seuil de l’Allée Reuss et c’est une déception. Il fallait redonner de l’air à la Maternelle des Canonniers. Cela a été fait. Il a apprécié plus encore le travail avec Raymond Roumegous. Le comédien de la Krutenau est venu en 1991, comme à son habitude, avec un projet délirant, la République de Ramshamdir. Raymond n’a qu’une idée en tête : rendre la ville joyeuse, folle, « foutrasique ». Les Rencontres du Neuhof sont sans doute nées de là. Dés sa première édition, deux scènes ont été ouvertes, une pour les enfants, une pour les adultes. C’est là que le jeune rappeur du quartier, Abd al Malik, devenu depuis l’artiste que l’on sait, a fait sa première vraie scène. Raymond a appris à Dominique que tout était possible. Ce n’est pas parce que l’on est au Neuhof que l’on ne peut pas faire venir dans le quartier le spectacle des Jets d’eau et, l’année suivante, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg ! Les familles Nouvelle étape à partir de 1995. Dominique Leblanc quitte l’AGATE. Le Plan local pour l’insertion par l’emploi s’intéresse à ce professionnel qui dispose aussi bien d’une réputation de gestionnaire que d’une capacité à penser l’innovation pour les publics les plus en difficulté. Les structures de l’emploi sont complexes : une Mission locale pour l’emploi et l’insertion des jeunes gestionnaire du PLIE, l’AAGIS qui gère des services professionnels. D’abord piloté par la Mission locale puis intégré dans le nouveau Relais Emploi, le PLIE a connu un véritable essor jusqu’en 2005. Après cette date, ses attributions ont été progressivement détricotées. Voyant détruire ce qu’il avait contribué à construire, Dominique Leblanc n’avait plus sa place dans une organisation qu’il a fini par quitter. Le citoyen Leblanc pendant ce temps n’a jamais cessé de s’impliquer dans la vie locale. Voisin de l’Esplanade, il prend des responsabilités de trésorier au sein de l’ARES, l’association et centre socioculturel du quartier. Il est le premier président de l’ASTUS, l’Association strasbourgeoise des usagers des transports et participe ainsi à la réflexion municipale sur les transports et au Comité de liaison des associations de quartier (CLAQ). Lorsque l’Union départementale des associations familiales 89 Clés de sol (UDAF 67) cherche en 2006 un représentant à la Caisse d’Allocations Familiales, le Président Jacques Buisson pense à ce compagnon de route des mouvements familiaux. Dominique Leblanc va intégrer ensuite le bureau de l’UDAF avant d’être recruté en tant que Directeur en 2010. Sous son impulsion, l’Union s’est trouvée redynamisée avec des tensions internes apaisées, un projet institutionnel repensé, un nouveau plan de communication… Face aux enjeux familiaux, de nouveaux défis sont prêts à être relevés. (avril 2011) 90 Michel Reeber, à la grâce de Dieu Michel Reeber, à la grâce de Dieu « Qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. » (Matthieu, XVI, 25). Il est le « curé du bon secours », comme il se présente lui-même avec un brin d’humour, lui qui est depuis 2008 prêtre coopérateur au service de trois paroisses du quartier gare et faubourgs à Strasbourg. Il y a longtemps qu’il a fait sienne cette parole de l’Evangile, lui qui a joué tant de fois sa vie à quitte ou double. Il a vécu « de l’intérieur » la guerre du Liban en 1975. Il avait une chance sur dix mille d’en sortir vivant. 91 Clés de sol Et Michel Reeber est toujours là, à partager sa foi. Rescapé de l’enfer de Beyrouth, il a décidé alors de consacrer sa vie à ne reculer devant aucune difficulté, de passer sa vie à œuvrer à la pacification et à aller là où ça chauffe, ne jamais avoir peur, ne jamais rechercher la facilité du confort. « Pour moi, la vie de l’Eglise est d’être là où il y a les fractures les plus profondes, de chercher les voies de la réconciliation et de mener une vie pauvre. C’est cela qui nourrit ma prière, et ma prière de prêtre m’y relance sans cesse. » La forêt Michel est né en 1946 à Ranrupt, dans la haute vallée de la Bruche, dans cette Alsace de patois roman. De son père, instituteur, originaire d’Oberhaslach, il a découvert la culture et l’éducation en milieu populaire, dans toute sa rigueur. Il a aussi appris à ses côtés, à aimer la nature, à sillonner les forêts vosgiennes, à découvrir la flore, la faune et la géologie, à travailler dans les vergers et à s’initier au bûcheronnage et à la distillerie ! C’est de son père qu’il a aussi appris à pratiquer l’apiculture et à aimer la pêche, jusqu’à aujourd’hu. La vie des petits villages tournait autour de l’activité forestière, de l’élevage et des petites usines qu’on appelait les « fabriques ». En été, il travaille à la scierie et à l’usine, pour se faire un peu d’argent de poche, et partager la vie ouvrière. Mais c’est aussi au village qu’il a découvert les bandes de jeunes. On était obligé d’apprendre à se défendre et, s’il le fallait, à savoir se battre. Les rivalités étaient terribles d’un village à l’autre, d’un clan à l’autre. Et la perspective d’avoir à partir un jour faire la guerre d’Algérie nous amenait à apprendre à faire face aux conflits. Michel n’a jamais été un intellectuel. Il est resté un manuel. Il est plus à l’aise avec une scie, une pioche, une hache, une pelle, une caisse à outils qu’avec des livres. Il sait faire une échelle, démonter et remonter un moteur. Cela lui a été très utile par la suite. Et si aujourd’hui, il vit au milieu des livres, rien ne l’y prédisposait, même s’il existe des « manuels » de théologie, dit-il en souriant. « a l’école, au collège et au lycée, je savais dompter les notes », juste assez de résultats pour passer sans difficulté d’une année à l’autre. Michel a été au Lycée de Molsheim. Là aussi, les élèves étaient tous en bandes, il fallait choisir son camp, et ça cognait. Mais rapidement, Michel s’est intégré dans un groupe de lycéens et de 92 Michel Reeber, à la grâce de Dieu lycéennes « qui en voulaient ». « On se respectait entre gars et filles, on travaillait les cours ensemble ». Trois engagements en parallèle des études ont contribué à le « profiler ». Le scoutisme lui a permis de vivre la camaraderie et l’éducation à la vie de foi ; le BAFa et l’animation de centre de vacances l’a familiarisé avec la responsabilité d’éducateur ; et puis la forte implication dans les ciné clubs et l’animation cinématographique l’ont amené à se poser la question d’une carrière dans la mise en scène… Le cinéma reste pour lui un point de repère très fort. Or, à 18 ans, il fallait choisir : Michel Reeber se destinait plutôt à ce moment là à des études d’ingénieur des Eaux et Forêts (aujourd’hui ONF). Sa famille, du côté maternel, est une famille de brigadiers forestiers… L’Eglise Mais ses différents engagements et le témoignage de prêtres et de laïcs « passionnés » de vie chrétienne en auront décidé autrement. Et il le reconnaît, la lecture des écrits du Père de Foucauld lui ont fait découvrir un type d’engagement dans l’Eglise qui l’a de suite « saisi par les tripes ». Un frère aîné était déjà prêtre. Il avait été aumônier JOC (Jeunesses ouvrières chrétiennes) à Molsheim, puis avait été détaché en Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso). C’est au Séminaire à Strasbourg que Michel, le troisième de cette famille de cinq enfants, se retrouve lui aussi finalement en 1964. Il décide de faire des études de théologie approfondies, jusqu’au doctorat, et d’entrer dans l’esprit d’une Eglise impliquée auprès des milieux populaires. Au lieu d’aller jouer au foot, le jeudi, il travaille avec les éducateurs auprès des jeunes du Neuhof et de la cité de l’Ill. Quand arrive le moment du service national en 1964, le choix de la coopération est fait. Il sera enseignant à Bel Abbès en Oranie (Algérie). Algérie Michel Reeber n’avait pas trente ans. Il découvre la pédagogie et l’enseignement. Et dans le même temps, il s’ouvre à une autre culture, à une autre religion, l’islam. Deux années durant, il partage la vie des familles deshéritées du quartier où il habite. C’est aussi pour lui l’occasion de s’impliquer dans une Eglise en Terre d’islam et de débuter des études d’arabe et d’islamologie. Pendant l’été, il fait la connaissance de l’abbé Henri Teissier à Alger, un prêtre qui anime le centre diocésain de formation. Henri Teissier est le futur évêque d’Oran, puis l’archevêque d’Alger. Mgr Teissier était très attaché à cette Algérie dont il avait la 93 Clés de sol nationalité depuis 1966. Il est resté pendant tous les événements tragiques qu’a connu son pays d’adoption jusqu’à sa retraite en 2008. Il s’est fixé au monastère de Tlemcen en Oranie. Mgr Teissier a souhaité que Michel Reeber, après son ordination sacerdotale à Strasbourg, puisse être détaché pour le diocèse d’Oran. De retour au séminaire de Strasbourg en septembre 1968, Michel poursuit ses études de théologie, continue de se spécialiser en langues orientales (hébreu, araméen, syriaque, copte, arabe). Les cours d’arabe ont lieu à la fac de Lettres. Avec d’autres étudiants (on n’est pas loin de mai 68, que Michel n’a pas connu en France), il s’engage à l’UNEF. En été, il participe aux chantiers culturels au lycée de Médéa (Algérie). Il en profite pour se rendre régulièrement au prieuré de Tibhirine qui se trouve tout à côté. Par la suite, il y retournera pour des temps de récollection avec ses confrères du diocèse d’Oran. Ordonné prêtre en 1971, la première affectation par l’évêque de Strasbourg, Mgr Elchinger, avait été vers la Cité Wagner à la paroisse Ste Jeanne d’Arc de Mulhouse. Michel avait 25 ans. Il travaille et vit en équipe de prêtres, exerce son ministère auprès des jeunes, vit une solidarité de tous les jours auprès de migrants. Il raconte : « la vie était difficile, nous vivions dans une tension permanente ; et que de violences lorsque les bandes s’affrontaient, parfois à l’arme blanche. Il arrivait que les CRS soient obligés de rebrousser chemin.» C’est triste à dire, mais on avait en moyenne un décès de mort violente tous les deux mois. » En 1974, Michel rejoint le diocèse d’Oran. Mgr Teissier, devenu évêque d’Oran, lui demande de continuer à se spécialiser, car les prêtres, en Algérie, doivent exercer un métier pour vivre. Il l’invite à passer des grades en sociologie, en histoire des religions et une post-graduation en langue arabe. Et donc, direction le Proche-Orient. On avait alors le choix entre Damas, Beyrouth et le Caire. Ce sera Beyrouth. Michel fait partie de dix boursiers de l’Etat français envoyés au Proche-Orient pour une post-graduation en arabe… pas un de plus ! Triste situation, déjà à l’époque… Est-ce ainsi que l’on favorise la recherche en sciences arabes et islamiques, l’on encourage le « vivre ensemble » avec le monde arabe et musulman ? Liban C’est en septembre 1974 que Michel Reeber arrive au Liban. Il est accueilli chez les Pères lazarites dans le quartier d’Achrafieh. Il voulait 94 Michel Reeber, à la grâce de Dieu tout apprendre : la vie des gens, l’islam, le vaste monde des communautés musulmanes et chrétiennes orientales, se perfectionner dans la langue arabe. « J’ai eu l’immense chance de côtoyer de grands « maîtres » en langue arabe, en islamologie, en mystique, en philosophie, en sociologie. » C’était à l’Université Saint Joseph, au CREa (Centre de recherche et d’études arabes). « Là, dit-il, j’ai bossé comme jamais ». Le 13 avril 1975, la guerre éclate ! Michel Reeber se trouve comme happé par cette guerre infernale. Les combats de rue et les bombardements faisaient parfois 300 morts par jour ; il n’était plus possible de sortir, tout était bloqué, l’aéroport fermé, les routes détruites, le port neutralisé… et pourtant… Michel sortait, et traversait parfois même la fameuse rue de Damas, qui était la ligne de démarcation. Prêtre, il assurait les offices quotidiens dans les quartiers d’Achrafieh avec d’autres confrères. Ce secteur était particulièrement exposé. Il faut savoir que les combats et les bombardements se passaient surtout la nuit « J’ai vu des gars et des filles de 15 ans tenir tout un quartier avec les lances roquettes RPG et des mitrailleuses lourdes. » Un autre aspect étonnant de cette guerre civile : « J’ai vu là ce qu’était la ferveur ! Chaque jour en semaine comme le dimanche, les messes étaient célébrées très tôt, à 6h30. Eh bien, les églises étaient bondées de fidèles, alors que les derniers obus continuaient de tomber. Plusieurs confrères y ont laissé leur vie. Et dire que les miliciens chrétiens participaient aux offices, et déposaient leurs armes à l’entrée des églises. J’avoue qu’avant de partir le matin pour rejoindre les lieux de culte, je me disais : à la grâce de Dieu.» Et Michel ajoute : « J’ai compris le prix de l’Eucharistie, en recevant le témoignage des gens. Je n’hésitais pas non plus à rejoindre les amis de tous bords vivant dans les quartiers les plus exposés. Et puis, on allait à la fac quand c’était possible. J’ajoute : ce qui m’a toujours épaté, c’est qu’il y avait du pain frais tous les jours, alors que tous les commerces étaient vides et détruits. « a vingt reprises, j’ai été arrêté pour être exécuté ou torturé. Chaque fois j’ai eu la "baraka". J’étais à plusieurs reprises à deux doigts d’être pris dans les massacres des camps de Tell Za’tar et de la Quarantaine. » Michel a pu se réfugier en été dans la montagne. Mais là aussi, les combats faisaient rage de toutes parts :« Mgr Teissier m’avait fait parvenir un message (le téléphone ne fonctionnait plus) : « Tant que tu peux, tu restes. Tu es prêtre. Tu dois partager la vie des gens… » Mais c’était devenu impossible : de toutes parts, j’étais la cible de groupes extrémistes qui me recherchaient. 95 Clés de sol Ils m’ont "placé" dans un lieu dont je tairai l’emplacement. Chaque jour, j’étais victime de brimades, menacé d’expulsion ou d’exécution. J’ai été finalement sommé de quitter les lieux sur le champ. Sans papiers, sans bagages. » Pour fuir, il fallait traverser les zones de combat et le camp de Nahr-al-Barid, près de Tripoli. Michel a traversé toutes ces zones avec un ami, passant d’une « escorte » à une autre. Le camp palestinien Nahr-alBarid a été bombardé par l’aviation israélienne une demi-heure après leur passage. « Je le dis en toute humilité, sans aucun mérite : la condition des sans-papiers, je connais ! Etre expulsé et vivre l’exil également. Et passer clandestinement les frontières syro-libanaises et turco-syriennes, sous les bombardements, je puis en parler ! » Arrivé à Istanbul, Michel se cache dans un cargo à destination de Marseille. « Je pouvais enfin téléphoner à ma famille qui n’avait plus de nouvelles depuis six mois. » Retour Michel ajoute, avec beaucoup d’émotion : « J’ai perdu toute notion de ce qui s’est passé, de la durée exacte de l’exil, de l’enchaînement des événements, de la date de mon arrivée en France. Au total, au moins trois semaines pour parvenir en France… Un grand trou noir m’empêche désormais de reconstituer, dans le détail, ce qui s’est passé. Comme pour les événements qui se sont enchaînés au cours de mon séjour dans la montagne libanaise. Finalement, peu importe ! L’essentiel, dans ces situations, c’est de s’entraider, de vivre à fond la solidarité, et dans mon cas, de prier. Prier quand même, même si on n’a plus aucune bible, plus aucun missel. Rien qu’avec son cœur… a Dieu va ! » On ne connaissait pas à l’époque la thérapie du syndrome du stress post traumatique. Toutes les personnes qui ont vécu un « enfer » du type de Beyrouth en souffrent. « C’est pas drôle. Les dégâts sont définitifs. J’ai peu d’estime pour les théories qui affirment : « Les trous noirs, il faut vivre avec, les assumer. Se résigner, positiver ». Je dis « ces "guérisseurs" sont dangereux. » Dans son minuscule appartement strasbourgeois du quartier du Faubourg National, Michel Reeber repousse d’une main les dizaines de livres qu’il consulte quotidiennement pour ses écrits, ouvre un tiroir, écarte le fatras de menus objets qui s’y trouvent, retrouve tout au fond une boite d’allumettes. a l’intérieur, une dizaine de balles de mitrailleuses : des balles vrillantes et les fameuses balles « doumdoum » qui charcutent tout le corps lorsqu’elles touchent leur victime. Aucune chance de s’en sortir. 96 Michel Reeber, à la grâce de Dieu « Elles m’étaient destinées. J’en trouvais plusieurs dizaines chaque matin sur mon petit balcon à Beyrouth. On appelle ça des balles perdues. Et toutes arrivent comme par hasard à la hauteur de ta tête. Bizarre ? » De retour à Oran, il rejoint son équipe de prêtres. Mais les choses ont changé. Nous sommes toujours à l’époque du régime Boumédienne. L’engagement de l’Eglise n’est plus le même. Il faut se tenir partout en retrait de la vie publique et s’abstenir de contacts avec les familles algériennes. En 1978, avec d’autres prêtres et religieux, il décide de revenir en Europe. Il est nommé à Strasbourg, à la paroisse de la Meinau, et plus précisément au quartier HLM, avec toujours le même souci de proximité avec les milieux défavorisés. La paroisse est très dynamique. Il s’engage en même temps dans le travail social, en partenariat avec différentes associations. Il est co-fondateur de la PAM, Association de prévention spécialisée et d’action sociale à la Meinau, dont il est toujours très proche. Il poursuit toujours le travail de recherche en histoire des religions et en islamologie. En 1981, il est nommé curé à la Paroisse du Sacré-Coeur à la Montagne Verte et doyen de Strasbourg-Ouest. Le travail pastoral est passionnant, avec une équipe de prêtres et de laïcs. Le souci principal est l’animation des mouvements chrétiens en milieu populaire, la concertation et la relecture des événements du quartier. On le retrouve ensuite directeur au Grand Séminaire de Strasbourg, fonction qu’il exercera durant dix ans, de 1986 à 1996. Le Séminaire est animé par un supérieur entouré de trois directeurs, qui ont la charge de l’accompagnement spirituel et de la formation pastorale des futurs prêtres. Dialogue Michel Reeber est dans tout ce parcours de vie particulièrement motivé par les relations interreligieuses. En décembre 1986, l’épiscopat lui confie la co-responsabilité du service chargé des relations islamochrétiennes à Paris. Il produit des notes, conseille l’Eglise dans ses relations avec l’islam. En 1991, le pape Jean-Paul II le nomme consulteur au CPDI, le Conseil pontifical pour les relations interreligieuses. Toujours depuis Strasbourg… via le fax, il participe, avec une équipe d’une quinzaine d’experts de tous les continents, à l’élaboration des documents de l’Eglise et des interventions du pape. Des rencontres en petit groupes, très discrètes, tout comme des colloques sont organisés aux quatre coins de l’Europe. 97 Clés de sol « Des missions très pointues et parfois périlleuses, comme par exemple pendant la guerre du Golfe, nous sont confiées. » Au même moment, au plan régional, Michel est chargé, au titre de l’Eglise, en collaboration avec un pasteur, de l’animation des rencontres islamo-chrétiennes. Dans le domaine de la recherche, Michel, depuis le début des années 1980, a intégré comme chercheur associé plusieurs groupes dépendant du CNRS ou des Facultés, à Strasbourg et à Paris. Il assure des cours en histoire des religions, en sociologie et en islamologie et participe à des jurys. Cela l’amène à poursuivre un travail intense de publication. Il s’agit d’ouvrages (plus d’une dizaine) ou d’articles scientifiques ou de travaux de vulgarisation (plus d’une cinquantaine). Michel maîtrise bien la langue arabe et les autres langues sémitiques. Il lit le Coran dans le texte et il lui arrive de donner des conférences en langue arabe. Il s’est spécialisé dans les recherches sur les sciences coraniques, ainsi que sur l’étude des prêches et de la prédication en général. a titre individuel, il a mené des enquêtes en situation très périlleuse, pour approcher les milieux extrémistes : au Maroc, en Algérie, au Caire, au Liban, à Damas, en Turquie, en Allemagne, en Grande Bretagne et en France. Il a connu plus d’une fois les arrestations, les écoutes téléphoniques, les fouilles et a vécu, de l’intérieur, les émeutes menées par les groupes radicaux : « s’il est une formule que je ne puis supporter d’entendre, c’est celle de "travail de terrain". Cela ne veut rien dire. Tout au plus, de survoler quelques situations. Tout comme cette autre formule, pour introduire un débat à la radio ou à la télé : "il est spécialiste" ou bien : "on a fait appel à un spécialiste… " Nous sommes tous des spécialistes dans un domaine… » Les quartiers chaleureux Michel continue son activité paroissiale à Vendenheim en 1996 où il se familiarise avec la vie des milieux suburbains. Outre son ministère, il est amené à intervenir face à la montée des intolérances entre groupes religieux, à différents échelons. En 2001, Michel est nommé au Bon Pasteur, à la Cité nucléaire à Cronenbourg. Il n’est plus en charge officiellement des relations interreligieuses, et peut donc s’investir davantage dans l’animation paroissiale, le travail social avec le réseau des partenaires de la vie associative, et la poursuite des travaux universitaires. En étroite collaboration avec le pasteur Gérard qui dirige l’association Les Disciples, il s’investit beaucoup auprès des jeunes de la rue, jusque tard dans la nuit : « a plusieurs reprises, nous avons eu à « calmer le jeu » au 98 Michel Reeber, à la grâce de Dieu moment d’émeutes, et faire la médiation entre groupes en conflit. Il était nécessaire de mériter la confiance et des jeunes et des adultes de toutes origines et religions. » L’église a souvent été la cible de tirs de carabines et de jets de pierre. Il fallait monter la garde. « On appelle ces quartiers des « quartiers chauds ». Je préfère les appeler des « quartiers chaleureux », car la solidarité y est forte. On l’a vu quand il y a eu des décès de jeunes ou d’autres événements plus heureux et festifs. » Pour des raisons de santé, Michel a quitté Cronenbourg en 2008, pour occuper un poste pastoral comportant moins de responsabilités. Il est prêtre coopérateur sur le secteur gare et faubourgs : « Ma prière est nourrie de tous ces événements. Nous sommes nombreux à nous associer pour former comme une chaîne de prière, y compris avec des croyants musulmans et juifs, de louange et d’intercession. » Cela ne l’empêche pas d’être toujours très présent à la « rue » et de passer du temps avec les jeunes de toutes origines et avec les adultes qui sont en errance. Est-ce au Liban qu’il a tout appris ? Mgr Teissier avait raison, il lui fallait cette expérience pour être aujourd’hui « le curé du bon secours », toujours présent auprès des plus pauvres. Ce qu’il vit, c’est-à-dire de conjuguer à la fois la vie de prêtre, l’engagement social et la recherche scientifique n’a rien d’exceptionnel, pour qui se veut être humblement le disciple du P. de Foucauld et de Louis Massignon. Chaque semaine, Michel s’organise pour visiter sa mère à Schirmeck dans la vallée de la Bruche, avec d’autres membres de sa famille. Luimême, en raison de ses problèmes de santé, doit s’astreindre à de nombreux soins, ce qui le rend plus sédentaire. Il prend cela du bon côté : « tant de personnes souffrent autour de nous ! » Dans son petit appartement d’un immeuble de la rue de Molsheim, où vivent beaucoup d’étudiants de différents pays, il reçoit beaucoup de monde. Il continue de publier, mais dans d’autres domaines : la spiritualité, avec notamment un commentaire du Sermon sur la Montagne (Matthieu 5-7) et trois romans qui relatent la vie, la pensée et le parler des « gens » des milieux populaires : Le pain du soir ; Rue des bonnes gens et Le haut du Bon Dieu. Il a également en chantier des recherches en islamologie. Au pied de son immeuble ou près du Musée d’art moderne, des jeunes de toute la ville se retrouvent pour pratiquer le skate. « Parfois, ils dégradent notre immeuble en faisant des pistes de glisse improvisées. Je vais échanger alors avec eux ; j’en parle aussi aux élus et aux éducateurs et on finit par trouver une solution. » 99 Clés de sol Michel Reeber garde pour le moment un pied dans la vie associative : le Clapest (Comité de liaison d’associations pour la promotion des immigrés en Alsace), la PAM, l’ORIV (Observatoire régional de l’intégration et de la ville) et l’association PERLE, qui prend en charge les personnes totalement paralysées, atteintes du « Locked in syndrom ». Mais là aussi, il faudra ralentir. « En toutes choses, je me dis : la rue, les déshérités et la forêt sont mon église. En marchant en pleine forêt, en quittant les sentiers battus, tu te rends compte que la graine d’arbre la plus chétive venue se planter dans la falaise la plus rocailleuse finit par devenir un jour un arbre qui pousse droit et s’élance vers le ciel. » (mai 2011) 100 Myriam Niss, les gens d’abord Myriam Niss, les gens d’abord Les gens ont en eux la beauté qu’ils choisissent, celle qui leur est proche. « C’était beau quand on allait à la Coop, chacune avec son panier » dit l’une. « On a toujours été mélangés ici. Tout le monde se mélange » dit l’autre. « Le concierge était bien, c’était un Arabe, qui faisait bien son boulot. Il fermait les poubelles, il était sympa ». « Le deuxième jour de notre arrivée, la cuisinière des voisins marocains a explosé. C’est mon mari qui l’a réparée » dit l’une. « Un jour, sur le parking de l’immeuble, j’ai eu un petit accident avec une mobylette dont le conducteur, plus tard, est devenu mon beau-frère » dit l’autre. Ces paroles d’habitants, Myriam Niss les a recueillies puis rassemblées dans un petit ouvrage, « De la tour et d’autour », paru au moment de la destruction d’une tour du quartier Markstein, à Wittenheim, en 1999. Les habitants ont dû quitter la tour, les uns après les autres. « En 101 Clés de sol janvier 1974, nous avons emménagé dans la tour : j’avais 20 ans, c’était mon premier logement à moi » dit l’une. « Lorsqu’elle sera détruite, je ne pourrai plus dire en passant devant : j’ai habité là » dit l’autre. « Il y a des histoires dont les acteurs eux-mêmes pensent qu’elles sont insignifiantes », dit Myriam, « pourtant ce sont toutes ces petites histoires qui font l’Histoire… » La tour a disparu, chair et âme à tous les étages, laissant ses souvenirs : « Dans les autres immeubles, si tu faisais du bruit ou de la musique, il y avait une lettre sous la porte. Mais pas là, tout le monde connaissait tous les enfants. On les entend qui jouent sur la place de jeux, les mobylettes qui tournent, les caisses à outils qui s’agitent autour des voitures, les portes qui claquent, les disputes avec les enfants en dessous ». La vie de tous les jours, quoi ! Myriam Niss a travaillé d’abord dans l’enseignement et la formation, de travailleurs étrangers, de jeunes en rupture… Des publics diversifiés qui avaient en commun d’avoir eu peu accès à l’école… Puis elle est devenue journaliste, après avoir passé trois ans au CUEJ (l’école de journalisme de Strasbourg) pour « apprendre à raconter les gens ». L’écriture du livre de la tour a été un moment particulièrement heureux. De même, elle a aimé travailler, aux côtés du regretté Bernard Rolet du Clapest, à la réalisation de l’exposition L’Alsace de partout et avec Jean-Marie Fawer, au film Papa est venu pour travailler qui l’a complétée. Cette « Alsace de partout », on la retrouve dans un grand nombre de ses écrits, articles, expositions, livres, films… Les Trois-Frontières Faut-il remonter à la très petite enfance ? Sans mémoire consciente de ses tout premiers mois, elle croit savoir que la maison où habitaient ses grands parents à la Robertsau et où elle a passé les premiers mois de sa vie, est devenue plus tard une gendarmerie, puis un centre socioculturel ! Le grand-père maternel, Jules, a démarré comme rond-de-cuir de la Ville de Strasbourg. a l’apogée de sa carrière, il était directeur des bains municipaux… alors qu’il ne savait pas nager ! Le père, lorrain et gaulliste, dévoué corps et âme au service public, a emmené sa famille vers Huningue, dans le sud de l’Alsace, pour travailler au service de la navigation des Ponts et Chaussées. C’est là qu’a grandi Myriam, qui de sa chambre suivait les péniches sur le Rhin. En face, on voyait l’Allemagne, et légèrement décalé à droite, le port de Bâle, en Suisse. Derrière, c’était la France. On 102 Myriam Niss, les gens d’abord traversait par un bac, pour aller se promener du côté allemand : il n’y avait pas encore cette passerelle, qui démarre aujourd’hui à l’emplacement exact de ce qui était le jardin familial. Passer son enfance dans un coin si international, est-ce que cela construit une personnalité ? « J’aime les frontières, elles ouvrent sur le monde » Au CEG (collège d’enseignement général) de Huningue, sur la place Abbatucci, les grands moments, c’était le passage de la marchande de glace et surtout, au printemps, quand la fête foraine s’installait sur la place, qui était aussi la cour du collège. Plus tard, au lycée polyvalent de Saint Louis, c’est plutôt au bowling et à la patinoire de Bâle que les élèves passaient leurs jeudis. En hiver, il y avait le carnaval et l’été, pendant les vacances, des jobs de ménage à l’usine Sandoz, une vraie manne pour les lycéennes (les garçons allaient travailler au centre de tri de la Poste). Ailleurs… et ici L’attirance de l’ailleurs l’a portée vers les langues vivantes. Fac d’anglais à Strasbourg, avec un séjour aux Etats-Unis comme jeune fille au pair à New-York, puis le Mexique (et la rencontre avec un bel Arturo, dans le désordre). De retour en Alsace, Myriam a tout le profil pour être embauchée par un organisme de formation continue, l’Amicale pour l’Enseignement des Etrangers°, mais après six ans de bons et loyaux services, l’AEE ferme en 1979, abandonnée par les pouvoirs publics qui l’ont créée. Myriam, comme la plupart des centaines de formateurs de cet organisme, tous spécialistes de FLE (Français Langue Etrangère), va alors naviguer entre plusieurs organismes de formation. C’est l’époque où fleurissent les stages d’insertion pour jeunes de 16 à 25 ans. On lui confie un groupe de stagiaires, des gamins des cités de Strasbourg un peu paumés entre les sniffs de colle, Renaud dans le walkman et la petite délinquance quotidienne. Myriam emmène ce petit monde faire des émissions de radio sur RBS (Radio Bienvenue Strasbourg), une toute nouvelle radio locale née dans la nouvelle liberté de 1981 et réalise avec eux un journal, Les zigotos de la Ziegelau, du nom de la rue où se tient le stage. Myriam avait déjà goûté auparavant à la presse alternative en collaborant à Uss’m follik et en s’activant autour du fourmillement militant du 101, Grand’rue. « a l’époque, on passait nos jours et surtout nos soirées dans des réunions interminables, dans de petites pièces enfumées » se souvient-elle en se disant que cela peut paraître étrange de passer autant de temps en palabres aujourd’hui, mais que c’était finalement très formateur. 103 Clés de sol Sa fibre de militante anti-impérialiste est née dans les années 73-74, lorsque les réfugiés chiliens sont arrivés au Centre Bernanos avec leurs chants, leur musique, leurs appels à la liberté. Ils organisaient des peñas mémorables. Elle-même leur donnait des cours de français. Elle habitait en co-location avec Liane, venue de Porto Alegre, au Brésil. Aux élections municipales de 1983, Myriam s’inscrit dans la mouvance de Strasbourg-Alternatives. Elle est le numéro 17 de la liste. De « ce bon vieux temps », elle garde de bons souvenirs mais ne s’attarde pas en nostalgies : « Je ne suis ni collectionneuse de souvenirs, ni passéiste, plutôt centrée sur le présent. » Au coin de la rue Avec les années qui passent, elle se rend compte qu’elle se rapproche de plus en plus… de la proximité. Depuis toujours (ou presque), elle a voulu habiter le quartier-gare de Strasbourg. C’est aussi un quartier de frontière, un peu comme les bords du Rhin de son enfance. C’est un quartier où toutes les couches sociales se croisent. C’est un quartier qui bouge tout le temps, jour et nuit, toute l’année. Elle a emménagé là en 1990, dès qu’une opportunité s’est présentée, un appartement qui se libérait rue Thiergarten. Elle a vite rejoint l’association des habitants, qu’elle préside aujourd’hui. L’association donne l’occasion aux habitants de s’exprimer, d’imaginer le quartier plus vert, de défendre aussi son identité et sa mixité sociale. Un journal de quartier gratuit, Du côté de la Gare, dont les auteurs sont bénévoles, a déjà une quinzaine de numéros au compteur. Dans son dernier édito, elle écrit : « L’intérêt de ce quartier de passage et multilingue est que s’y côtoient - et se fréquentent !- des jeunes et des vieux, des (pas forcément très) riches et des pauvres, des-qui-mangenthallal et d’autres qui aiment les lardons, des étudiants et des mères de famille, des touristes qui cherchent la gare et des habitués du PMU… Bref, l’identité du quartier-gare s’épanouit dans ses facettes multiples, dans ses mouvements, ses évolutions, ses remises en question… Et avant tout, par ceux qui le font vivre au quotidien. » Mais il est quelqu’un qui connaît mieux encore le quartier que Myriam, c’est son fils Jan, bientôt treize ans, qui connait tout le monde, toutes les ficelles, tout ce qu’on peut y faire et pas. Un vrai enfant de la rue Déserte. Dans le quartier-gare, les habitants ont des idées et ils les expriment. La mode est aux jardins partagés, à l’autoproduction, à retrouver le sens de la terre. Plus qu’une mode d’ailleurs, sans doute pour certains une 104 Myriam Niss, les gens d’abord nécessité. Alors ils demandent l’installation de composteurs, pour fabriquer eux-mêmes le terreau. On peut les installer partout, les composteurs, sur les places publiques, dans les squares, les cours intérieures. Et pour lancer cette campagne tout près de la gare, il y a un slogan qui s’impose : « Pensez à composter ! ». (mai 2011) 105 Clés de sol Chantal et Philippe Krafft en roue libre Ils sont partis du centre socioculturel de la Montagne Verte bien évidemment. Sous les applaudissements et les coups de sonnette. Denis et Patrick de l’Amicale cycliste d’Ostwald les ont accompagnés jusqu’au col de Saales. Les bords des routes sont couverts de genêts jaunes d’or. La chaleur est lourde en ce mercredi 9 juin 2010. a Gérardmer, l’orage éclate. Fin de la première étape. Il en reste 61. 106 Chantal et Philippe Krafft en roue libre Tour de France a Fougerolles, le pays des alambics, Chantal et Philippe Krafft partis pour un tour de France à vélo pourtant ne boivent que de l’eau claire. Premiers constats, les techniciens de la DDE ne doivent jamais penser aux vélos. Match nul entre les Vosges et la Haute-Saône pour les signalisations inexistantes ou fantaisistes. Le Jura en juin est bleu blanc rouge : des bleuets, des œillets blancs, des coquelicots rouges dans les champs. Pause fraîcheur sous le clocher baroque de la cathédrale de Bourg-en-Bresse. Au 7ème jour, jour de repos. On dirait le Sud. Haltes gourmandes. a Nyons, les olives noires sont délicatement parfumées au thym. Chantal et Philippe croisent les cyclosportifs de l’Ardéchoise. Ils filent sur la Cité des papes. Vous connaissez la côte de Fournès sous la fournaise ? Ces régions sont des témoignages de l’histoire, ils étaient fous ces Romains ! Chantal met pied à terre dans la Sainte-Baume. Les jambes sont de plomb. Mais le paysage est une belle récompense. Halte à Arles. Les vélos ont besoin de repos. Juillet arrive et première baignade dans la Méditerranée à Port-Barcarès. a Cerbère, à la frontière espagnole et point de leur périple le plus au sud, rencontre avec un cyclo de 70 ans qui a fait 700 km de cols pyrénéens pour fêter son anniversaire. Chantal et Philippe le félicitent, ils font le trajet dans l’autre sens (mais sans les cols !). Chacun sa route, chacun son chemin. Ici on croise les pèlerins de Compostelle. a Arcachon, la piste cyclable redonne un statut citoyen aux cyclistes. Idem au nord de Bordeaux sur la piste Roger Lapébie. La France défile à 20 km/h avec une centaine de km par jour. a chaque étape, les Strasbourgeois font tamponner leur carnet de voyage avec le nom des localités. Vous connaissez Brûlain ? Sa rue des Clochettes. La France sait être profonde de la Vendée au Marais poitevin. Des châteaux charmants. Les flâneries bretonnes. Les églises de Normandie. Les beffrois du Nord. Le vent souffle dans le bon sens pour rejoindre la Lorraine où tout est encore vert en cette fin de mois d’août. a la 62ème étape, il faut retrouver un tampon historique, ressorti de derrière les fagots, à Hochfelden. Retour à la Montagne Verte. Les voisins agitent frénétiquement les mouchoirs pour les accueillir. Envie de vélo C’est de mère en fille que l’on a la culture du vélo dans la famille de Chantal. La grand-mère née en 1900 était l’une des premières dans son village à s’adonner à la petite reine. On est 100 % vélo chez les Krafft. 107 Clés de sol D’ailleurs c’est bien simple, quand ils veulent faire un cadeau à Chantal et Philippe, les amis offrent qui une petite sculpture en fil de fer représentant un cycliste en plein effort, qui un tableau peint à l’effigie de la petite reine qui encore le souvenir d’une randonnée cyclotouriste. Le tandem ne leur convient pas pourtant. Ils ont bien essayé mais rien ne vaut l’entière liberté, chacun(e) à son rythme et à son plaisir, en couple néanmoins. Monter un col pour le redescendre de l’autre côté, en roue libre. Ensemble, ils ont fait ce tour de France, pour fêter la retraite. De retour à la Montagne Verte, Chantal a repris le fil de ses activités, autour du vélo. Depuis 1995, Chantal Krafft, qui avait été la première secrétaire du centre socioculturel, apprend aux femmes du quartier à faire du vélo. Oui, on dit comme ça en français, on ne dit pas faire du train, de la voiture ou de l’avion, mais on dit faire du vélo. Peut-être parce que lorsque l’on monte sur cet engin, on construit quelque chose, on fabrique soi-même sa vie. Au milieu des années 90, Chantal voit dans le quartier autour d’elle des femmes en demande d’autonomie, souvent immigrées mais pas seulement. Elles étaient en manque de confiance en elles. Elles étaient handicapées pour le travail. Elles ne pouvaient pas accompagner leurs enfants. Avec Joanna conseillère en économie sociale et familiale du centre socioculturel de la Montagne Verte, elles ont une idée : aider ces femmes à monter à vélo et depuis seize ans maintenant, elle n’a plus jamais arrêté cette action. Sa méthode est simple : mettre en confiance. Tout le reste, c’est juste un peu de technique, régler son vélo et sa selle à sa hauteur, mettre la pédale en haut pour donner de l’élan, apprendre à démarrer, apprendre à s’arrêter. Avec Chantal, on apprend d’abord à démarrer debout sur les pédales, en danseuse. C’est seulement après que l’on peut s’asseoir, et non l’inverse. Chantal doit avoir une bonne forme physique pour courir à côté du vélo. Elle ne lâche jamais tant que la personne n’est pas assez assurée. Une chute serait un traumatisme que certaines ont déjà connu auparavant. Chantal a vu passer le monde entier sur son vélo, le Maroc, l’Algérie, le Brésil, le Chili, Salvador, Haïti. La bonne adresse se refile par le téléphone arabe et latino. L’expérience en 1995 était unique en France, repérée par le CADR (Comité d’action des deux-roues) qui délivre le Guidon d’or à son initiatrice en 2002. L’apprentissage se fait dans une impasse sécurisée, la rue de Bergbieten. Les femmes qui veulent apprendre ont en moyenne entre 30 et 50 ans. Beaucoup sont devenues des amies. Une femme qui devait faire une heure et quart de trajet pour aller à son travail par les transports en commun y va maintenant en vingt 108 Chantal et Philippe Krafft en roue libre minutes à vélo. Depuis peu, des enfants viennent aussi quand ils ont tout essayé sans jamais y arriver. En quelques séances, c’est bon. Souvent il suffisait de pas grand-chose. Pour certain(e)s, c’est un perfectionnement qui est proposé, surtout pour apprendre à rouler dans la circulation. Là aussi, c’est souvent une question de confiance. Pour celles et ceux qui veulent, Chantal propose des sorties à vélo le week-end. De la Montagne Verte, on peut aller jusqu’aux contreforts des Vosges, à Romanswiller, à Mutzig, par la piste cyclable du canal de la Bruche. On peut aller aussi facilement au centre ville de Strasbourg. Chantal prenait déjà cette piste pour aller à son travail à France 3 avant sa retraite. La vice-présidente de l’Amicale cycliste d’Ostwald a suivi une formation par la Fédération française de cyclotourisme pour accompagner des groupes. Les premiers vélos ont aujourd’hui rendu l’âme après de bons et loyaux services. Une subvention de la CAF a permis de renouveler le matériel. Mais Chantal a eu alors une autre idée : apprendre à réparer les vélos. Elle est allée à Vélostation. L’association est devenue plus qu’un partenaire. Chantal Krafft s’est engagée dans le bureau et elle en est aujourd’hui la trésorière. Les marchands de cycles voient eux-mêmes généralement d’un bon œil cette activité qui leur assure une nouvelle clientèle. Et puis nouvelle idée de Vélostation, récupérer les vélos abandonnés pour les réparer. La semaine dernière encore, on a pu récupérer quinze vélos sans propriétaire avec l’accord du syndic d’un immeuble. Des opérations pieds d’immeubles permettent d’organiser des actions d’information et de réparation de vélos au plus proche des habitants. Quand leur voiture ne pourra plus rouler, les Krafft ont déjà pris la décision de mutualiser un véhicule à plusieurs. Un vélo pour chacun mais une voiture pour plusieurs. Lamakara Chantal, qui habitait la Montagne Verte depuis 1959, et Philippe, originaire du Haut-Rhin, ont quarante ans de vie commune. Philippe Krafft sortait de la fac de théologie lorsqu’il est parti au Togo pour enseigner dans un collège marianiste à Lama-Kara. C’était une ville de brousse à l’époque. Il y avait l’électricité par groupes électrogènes. Ces deux années togolaises ont été positivement très marquantes pour Philippe comme pour Chantal qu’il a épousée en Afrique. Ce n’est pas pour rien si le blog sur lequel ils racontent leur périple du tour de France s’appelle lamakara. Le couple s’est installé en décembre 1975 dans l’appartement qu’ils occupent toujours aujourd’hui, saisis par le charme de cet endroit où, face au salon, 109 Clés de sol on surplombe un magnifique espace verdoyant et la bucolique île sur l’Ill ; face à la cuisine, on a vue par beau temps sur la montagne vosgienne. C’est quelques mois après son retour en Alsace que Philippe Krafft est entré à l’UDAF (Union Départementale des Associations Familiales) le 1er avril 1974 en tant que délégué à la tutelle. Il y restera près de 37 ans. Délégué principal en 1978, chef des services de tutelle en 1987. Chargé de mission auprès du Président, « bras droit » de Jean-Claude Fimbel, en 2007. Au service des tutelles, Philippe a suivi entre 1974 et 1985 la famille Weiss, une famille manouche-yéniche du nord de l’Alsace. On lui a vite demandé à l’époque, en tant que seul homme du service, de 110 Chantal et Philippe Krafft en roue libre suivre les familles de « vanniers », une vingtaine sur le département. Son mémoire pour la certification des compétences de délégué à la tutelle a naturellement porté sur le sujet. Il était devenu le spécialiste de la question dans son institution, tant et si bien que qu’on le retrouve avec le pasteur Lehmann et le curé Daval comme membre fondateur de l’Association pour la promotion des populations d’origine nomade d’Alsace (Appona). Il représente également l’UDAF au CREAI et à l’association GALa dont il est le trésorier. Aujourd’hui encore, malgré la retraite, il continue à assurer sur tout le territoire national des formations pour l’UNAFOR, l’organisme de formation de l’UNAF et des UDAF. En 1977 est née l’Association du Centre Socioculturel de la Montagne Verte, fondatrice sur le quartier du premier centre socioculturel en 1979, hébergé dans un Algeco qui n’a été démoli que 25 ans plus tard. Philippe Krafft est arrivé là pour animer l’activité de tennis de table. Mais ceux qui ont une fibre associative prennent vite des responsabilités et il a ainsi fini par arriver en 1998 à la présidence après avoir occupé à peu près toutes les fonctions au bureau du centre. Le président l’avait dit : il démissionnera dés que le nouveau centre attendu depuis si longtemps sortirait de terre. Celui-ci a ouvert fin 2010 et à l’Assemblée générale du 15 avril 2011 suivie du Ca du 28 avril, Philippe Krafft a laissé la place à Jacques Barthel. Reste-t-il du temps pour voir leurs deux fils déjà trentenaires et leurs petites-filles à Toulouse ? Pas sûr ! Chantal, « non encartée » précise-t-elle, est sollicitée par l’adjoint du quartier et conseiller général pour le suppléer dans ses représentations. Elle est sollicitée par tous les amoureux du vélo de la ville, anciens et nouveaux adeptes. Elle aimerait bien organiser une nouvelle fête des voisins et prendre le temps de lire le livre a contrevoie : mémoires de vie sociale, de Roger-Henri Guerrand, que Philippe lui a conseillé. Chantal et Philippe trouveront-ils le temps de repartir pour une nouvelle aventure cyclopédique ? « Il y encore de quoi pédaler ! », ironisent-ils en chœur, en tandem. (mai 2011) 111 Clés de sol Jean-Louis Hess en courant alternatif « Je ne reconnais pas là nos Alsaciens » aurait dit Adrien Zeller en découvrant la galerie de portraits du collectif Chambre à part à l’aube du 3ème millénaire. C’est pourtant bien dans les villes et villages d’Alsace que pendant cinq ans le kiosque à photographies s’est installé, explorant en profondeur le corps social de la région. Les quatre photographes ont pris des centaines de clichés. Toutes les femmes et les hommes qui se sont prêtés au jeu l’ont fait librement, volontairement, avec enthousiasme même. Mais ces visages sont d’abord si humains, avec leurs effronteries, si vrais, avec leurs gamineries, si populaires, si éloignés de bien des stéréotypes. 112 Jean-Louis Hess en courant alternatif L’Alsace, c’est « la vallée des étrangers », écrit Mokhtar Benaouda, né à Reichshoffen, qui est allé chercher là une étymologie oubliée. Regards croisés Jean-Louis Hess a bouclé le voyage du livre « L’Alsace en portraits Portraits d’Alsaciens ». Le sourire doux d’Amanda, complice de Anne, viril de Pascal, les lunettes des arroseurs arrosés (des photographes photographiés), don’t touch Nathalie, touchante Corinne, humanités, mais qui donc est cette inconnue ?; jeux de foulards, lady flowers, jeux de regards, jeux de cheveux, jeux de grains, beautés, folklore alsacien, jeux de longueurs, les jongleries de Nadia, la féminité d’Anne, la félicité de Roxane, les amitiés de Félix, folklore altersacien quand Slimane ferme le ban. L’exposition a eu une suite, « Portraits de Polonais », réalisée en Basse Silésie. Les regards se sont croisés. Adrien Zeller a aimé : « Je reconnais bien là nos Polonais ». L’association Chambre à part a été créée en 1991. Elle est née du pari de faire cohabiter des artistes de la photo de sensibilités différentes mais désireux de partager leur passion commune. Elle s’est implantée au départ rue Sainte Madeleine à la Krutenau, à quelques pas de la place d’Austerlitz où la Galerie La Chambre a ouvert son espace de 180 m2 au cœur de la ville, en septembre 2010. La galerie a pris à cette occasion son indépendance du collectif de photographes qui peuvent ainsi mieux se laisser aller à leur créativité artistique. En vingt ans, les projets originaux se sont multipliés, publiés par les éditions Chambre à part. Strasbourg-Bâle, via… a commémoré en images le 150ème anniversaire de la création de la ligne ferroviaire régionale. Rheinhafen Port du Rhin a fixé les espaces industriels et les délaissés des ports rhénans de Strasbourg et Kehl. Merlimont plage est un coup de cœur du photographe en Calaisis et L’œil de la sirène sur la côte d’Opale, où sont tant de souvenirs personnels. Le photographe est le complice du géographe lorsqu’il raconte la ville de Saint-Dié des Vosges et présente son travail au Festival International déodatien. Il est écologiste lorsqu’il parcourt en images la si belle forêt de Haguenau pour l’Année de la forêt. Il se fait oulipien en fixant sur la pellicule des milliers de gaufrettes amusantes. Il est sociologue en mettant en lumière le regard généreux des chibanis, ces vieux immigrés oubliés dans nos villes qu’ils ont bâties. Il est pédagogue… 113 Clés de sol L’atelier L’antre de Jean-Louis Hess déborde d’objets de toute nature : un téléobjectif soviétique aux allures de kalashnikov qui a passé les frontières à la grande perplexité des douaniers, un appareil photo miniature, grand comme un dé à coudre, avec une pellicule à l’intérieur –et qui fonctionne !-, le coin studio avec tissus de fond d’image et d’immenses projecteurs, le coin salon pour recevoir les visiteurs autour d’une tasse de café, des photos de nus sur les murs, le coin grand bazar digne des plus grandes heures stanbouliotes ou plutôt constantinopolitaines, des souvenirs de voyages justement, d’Ispahan à Katmandou, et puis des livres, des tonnes de livres. Ceux que Jean-Louis apprécie particulièrement de montrer sont des livres d’enfants. Le photographe est pédagogue… Depuis des années, il a une collaboration éditoriale avec un auteur, textes et illustrations, de livres d’enfants. Les images sont des compositions artistiques réalisées dans les matériaux les plus divers et pleines de couleurs qu’il photographie pour illustrer le récit de son ami Christian Voltz. « Monsieur Louis plante une graine en pleine terre mais comme elle met du temps à pousser, il s’impatiente et s’énerve au point de ne plus s’en occuper tandis que l’oiseau, qui lui rend visite, attend sans dire un mot que la graine devienne une fleur. » Jean-Louis dispose sur une table de travail un fil de fer, un haricot peint, une fleur et prend son appareil. L’image parlera, dans les rêves d’un enfant. Et cela donne aux Editions du Rouergue, Toujours rien ? ou Sacré sandwich ! ou bien encore Vous voulez rire ? et autre Nous les hommes ! On s’exclame, on dubite, on poétise « la caresse d’un papillon ». Pour le professionnel qu’il est, s’intéressant parfois à l’équilibre de ses comptes - car il faut bien payer le loyer -, Jean-Louis Hess avoue bien volontiers que l’édition de livres pour enfants est aussi un gagne-pain. Le métier a changé. On ne peut pas vivre de la photographie de publicité. Aujourd’hui, les images de pubs sont réalisées avec des logiciels de photocomposition manipulés par de jeunes maquettistes qui font du tout en un. Exit les créatifs de la pellicule. La technologie numérique avait déjà révolutionné le métier. Aujourd’hui, le webdesign donne le coup de grâce. Alors il faut faire autre chose ! Chaque mois, un stammtisch réunit l’équipe de la Chambre à part pour inventer de nouveaux projets collectifs. La solidarité entre les créatifs est la solution. 114 Jean-Louis Hess en courant alternatif Zone d’art C’est sur cette idée qu’est née Zone d’art au Port du Rhin. En 1999, cinq plasticiens ont imaginé de construire des ateliers dans une ancienne usine, afin de modeler des espaces de travail qui leur conviennent. Aujourd’hui, ils sont aussi bien des graphistes, des musiciens, des metteurs en scène, des plasticiens, des photographes qui occupent ainsi quotidiennement les vingt ateliers existants. Ce pôle artistique indépendant, où chaque professionnel paie un loyer à la SCI, donne une stabilité des conditions de travail bien plus grandes que le Bastion 14, aux Remparts, ces friches militaires transformées par la Ville en ateliers d’artistes mais conçues en « hébergement provisoire ». Surtout, Zone d’art permet de belles coopérations entre tous les créatifs présents. Jean-Louis Hess apprécie particulièrement les collaborations avec les écrivains. En 2011, il réalise l’exposition Première de couv’, qui parle du rapport à l’image, avec les collaborations littéraires de Abdelkader Djemaï, auteur franco-algérien prolixe né comme lui à Oran, de Pierre Kretz, l’écrivain de la vallée qui parle si bien des Alsaciens. Les écrivains ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Le CRAPT-CARRLI organise en Alsace le concours d’écritures, avec des « écrivants » considérés comme éloignés de l’écrit (illettrés ou peu alphabétisés ou bien encore immigrés). Les écrits de ces auteurs peu ordinaires seront présentés le 15 juin 2011 au Palais des Fêtes sous la forme d’ateliers-portraits avec la collaboration, pour la photo, de… Jean-Louis Hess. L’association strasbourgeoise Regain a produit pour la « journée de la femme » du 8 mars 2010 des portraits photographiques Femmes, réalisés par… Jean-Louis Hess. Il est partout, Jean-Louis Hess, lui qui, comme son nom ne l’indique pas, est né à Oran ! Un ancêtre protestant suisse était venu se réfugier en France en devenant catholique. Les ascendants de Jean-Louis viennent de toute la Méditerranée, de la Grèce à la Catalogne, un mélange fertile qui a trouvé à Oran la synthèse de ce qu’était la famille et qui a vécu là jusqu’en 1966. L’enfance oranaise de Jean-Louis aura duré douze ans et les souvenirs heureux sont bien sûr nombreux dans l’insaisissable cité radieuse. Mais après 45 ans de vie strasbourgeoise, il se sent « vachement alsacien ». Il précise : « a Toulon, je ne me sens pas chez moi. a Karlsruhe, je ne me sens pas dépaysé ; ça ressemble à Strasbourg. a Barcelone, oui, je me sens à l’aise ; ça ressemble à Oran. » De toute façon, Jean-Louis aime les gens, les peuples, les cultures, les langues. En passant son bac en candidat libre en 1969, son goût pour les langues l’a sans doute aidé et 115 Clés de sol pour passer la philo, il pouvait puiser dans ses lectures de Bakounine dont il connaissait tout par cœur : « La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté. » Toujours de philosophie libertaire, il serait aujourd’hui plutôt proche d’Europe-Ecologie Les Verts, sauf qu’il « oublie » de payer les cotisations et les réunions interminables ne lui conviennent pas vraiment. « Enfin, je fais leurs photos de campagne ! » La fac Dans les années 70, Jean-Louis était en fac de philo et de Lettres modernes en même temps qu’il passait un CAP d’électricien en bâtiment. a l’époque, les post-soixante-huitards étaient un peu ouvriéristes, et puis surtout l’intérim payait bien, surtout en Allemagne. Il suffisait de se faire un chantier de temps en temps pour pouvoir vivre et suivre ses études tranquillement. a l’époque, on était aussi routard. Traverser le Pakistan n’était pas un problème comme aujourd’hui sur la route des Indes. La seule destination impossible était le Cambodge. Les premiers voyages étaient dans ces années 70, 71, 72. Un voyage pouvait durer un an. C’est en 1978 que Jean-Louis Hess a découvert la photo. Un ami lui a « filé » un appareil. Il a aménagé un laboratoire dans sa salle de bains. De sa nouvelle passion, il a voulu en faire un métier, et les années de galère n’ont pas terni l’envie. C’est vrai que côté pub, c’est le calme plat, que la crise est passée par là. Mais l’artiste a ajouté une corde à son arc, ou des pixels à son image, en se lançant dans l’enseignement. « Je suis docteur ! » lance-t-il avec amusement. Le Doctorat en arts visuels, passé à l’Université Marc Bloch (Université de Strasbourg) et le dossier de qualification qui a suivi lui permettent aujourd’hui d’enseigner et c’est un plaisir permanent de transmettre sa passion aux plus jeunes. Evidemment, il n’oublie pas de créer des partenariats entre l’Université de Strasbourg et l’Université d’Ispahan. Jean-Louis apprend le persan, s’est rendu à plusieurs reprises en Iran ces dernières années. a Strasbourg, il est de toutes les festivités irano-alsaciennes. En Iran comme en Alsace, il a toujours un appareil photo en bandoulière et cela ne lui a jamais posé le moindre problème. 116 Jean-Louis Hess en courant alternatif En quittant Jean-Louis Hess, en passant une heure ou deux avec lui, on a l’impression plutôt agréable d’être devenu un peu plus intelligent ! En quelques minutes de voiture, et deux ou trois contrepèteries plus loin - car l’homme ne manque pas d’humour -, on a parlé de la mosquée de Kehl qui nous fait rêver d’Istanbul à une traversée de pont de Strasbourg, des coquelicots (de la famille du pavot) qui fleurissent un peu partout sur les talus depuis que la Ville a abandonné ses nitrates, de sa fille de douze ans dont la mèche rebelle est de la plus haute importance – adolescence ! -, de Facebook, piège ou liberté ?, des amies en ligne, comme Deborah la poétesse, qui, voyant le jour se lever, contemple « cet instant rêvé; le souffle du jour sur les plis de l’herbe comme un cantique ». La carte de visite de Jean-Louis dit son univers. Please find alternative route ! (mai 2011) 117 Clés de sol Marinette Gonon, en clé de sol « Du Morvan ne vient ni bon vent ni bonnes gens » dit le dicton bourguignon, Pourtant c’est bien de Chitry-les-Mines, le village morvandiau de Jules Renard, que vient Marinette Gonon, que l’on pourrait difficilement classer dans la catégorie des « mauvaises gens ». Quel bon vent alors a bien amené la Nivernaise vers l’Alsace ? 118 Marinette Gonon, en clé de sol Madame a suivi son mari, tout simplement, comme cela se produit plus que fréquemment. La famille est chevillée au corps enseignant, à l’Education nationale, et quand le mari de Marinette, qui était elle-même institutrice, a été nommé Inspecteur, il a bien fallu accepter la mobilité. Originaire, quant à lui, du Mâconnais, il est ainsi arrivé à Strasbourg au début des années 80 avec un projet : développer l’enseignement artistique et notamment l’éducation musicale à travers les classes à horaires aménagés. Bénévole Marinette Gonon, en Alsace, a cessé toute activité professionnelle, ce qui est loin de vouloir dire toute activité tout court. Il y avait d’abord l’éducation des trois garçons. Le fils aîné était passionné d’agriculture mais il a découvert les TIC (les technologies de l’information et de la communication) et il en a fait son métier. Un autre est gendarme. Le troisième est musicien à Kiel en Allemagne, un soliste de hautbois formé aux conservatoires de Strasbourg, de Stuttgart, de Paris. Il y a eu ensuite la recherche d’une activité bénévole. Les journées auraient été longues dans l’appartement de l’Avenue des Vosges s’il n’y avait pas eu d’engagements associatifs. Tout a commencé comme ça. Marinette Gonon s’est présentée au Centre du volontariat. Aussitôt, elle y a elle-même assuré les permanences et très vite, elle en est devenue la présidente ! Ce fut l’occasion pour elle d’engager une vraie réflexion sur le rôle des bénévoles et sur l’importance de la communication dans les associations, tout au long de ses sept à huit années de présence active au Centre du volontariat de Strasbourg.. Dans les années 90, Marinette Gonon a croisé le chemin de Caritas. Au Secours Catholique, il y avait un homme qui mettait toute son énergie au service des autres, c’était Raoul Gillmann. Marinette a beaucoup travaillé avec Raoul. Elle a apprécié la philosophie du réseau qui est de dire : « non pas faire pour mais faire avec ». Ce dont les gens ont d’abord besoin, c’est d’être soutenus, accompagnés pour aller vers l’emploi. C’est de cet esprit que sont nés les projets de « chantiers d’insertion » et qu’on a pu imaginer Carijou (Cari comme Caritas et Jou comme jouets). Carijou L’histoire de Carijou est sympathique et un peu folle. Caritas collectait et distribuait des jouets en vrac mais les jouets s’entassaient. 119 Clés de sol On avait déjà l’expérience des vêtements que l’on triait et que l’on reconditionnait pour aboutir au final au moins de déchet possible. Le recyclage permet de « tisser la solidarité ». Pourquoi ne pourrait-on pas faire de même pour les jouets ? L’idée de Carijou, c’est de récupérer les jouets dont les enfants ne veulent plus, de les remettre à neuf et de les vendre à des prix bien inférieurs à des produits du commerce mais d’égale qualité. Une camionnette offerte par Electricité de Strasbourg permet d’assurer la collecte dans toute l’agglomération. Les jouets de Carijou sont vendus à qui le veut. Il suffit d’ouvrir la porte du 6, rue Déserte, du mardi au samedi, pour y trouver des peluches, des poupées, des jeux de société,… D’expérience, on trouve ici ce que l’on trouvait en magasin cinq ans auparavant (tant pis pour la mode !), beaucoup de jouets 1er âge, des livres. Les grands-parents sont les premiers à franchir la porte mais les collectionneurs viennent aussi à la recherche d’un article particulier introuvable ailleurs. a Noël, les bons d’achats permettent d’offrir des étrennes à bon marché. Une équipe de 25 salariés à mi-temps recycle les jouets dans le chantier d’insertion et cinq personnes encadrent l’activité dont une personne en charge du suivi socioprofessionnel. Depuis quelques années, la vente des occasions en ligne nuit à l’activité mais à Carijou, on a tous les jours de nouvelles idées pour animer l’offre et la vente comme les semaines à thèmes, des partenariats avec des créateurs de jouets. Ce printemps, Marie-José Lasnier, créatrice de poupées en tissu, a présenté ses « poupées faites à la main, avec soin, avec amour, réalisées avec des matières naturelles, souples et douces, sécurisantes et chaleureuses pour l’enfant ». Carijou s’implique dans son quartier en s’associant aux événements qui s’y déroulent ; comme le festival Couleurs Conte, et à la participation locale. Les 7 pains Du quartier de la gare à celui de la cathédrale, il n’y a guère qu’un kilomètre que Marinette franchit quotidiennement pour se rendre à son autre association, également chantier d’insertion, les Sept Pains, lui aussi membre de la Fédération de Charité du Diocèse de Strasbourg. Sept comme les jours de la semaine, car on mange bien tous les jours. Les 7 Pains proposent une restauration, malheureusement six jours sur sept pour le moment, aux personnes les plus démunies. Il ne s’agit pas là d’une soupe populaire mais d’un vrai restaurant, même s’il est « social », pas « commercial ». Ce restaurant a le goût des autres. « Il prit les pains, 120 Marinette Gonon, en clé de sol les rompit… et les donna à la foule » peut-on lire dans l’Evangile. Si on a commencé par proposer au début 30 à 40 repas par jour, ce chiffre peut être multiplié par dix aujourd’hui. De quoi inquiéter la Présidente qui voudrait limiter le nombre à 200 repas pour conserver à ce lieu sa qualité de vie et de prestation. Les repas sont « subventionnés » par convention avec la Ville et l’Etat, mais chaque utilisateur règle une contribution symbolique. Ils sont préparés par des personnes en insertion (20 à 25 salariés encadrés par un chef de cuisine) qui retrouvent dans ce travail une confiance en eux et une capacité à retrouver un emploi, même et le plus souvent dans des domaines qui n’ont rien à voir avec la restauration. Le restaurant d’insertion a été ouvert en novembre 2002 dans une salle inutilisée du Foyer de Jeunes Travailleurs « Arc en Ciel ». En plein cœur de la ville vivent aujourd’hui dans cet environnement très touristique, des étudiants, des « jeunes travailleurs », des « jeunes majeurs ». Les 7 Pains proposent désormais également un restaurant solidaire pour celles et ceux qui en venant prendre ici leur déjeuner savent qu’ils permettent, avec le prix payé, d’offrir un repas à une autre personne dans le besoin : des demandeurs d’asile, des gens à la rue,… Marinette Gonon peut raconter de belles expériences humaines aux 7 Pains. Les meilleurs moments sont lorsque le restaurant propose des semaines à thème, comme « la semaine camerounaise » ou « les tartines en fête », en plein air sur la place Saint-Etienne (« nous apportons le pain, vous apportez les ingrédients ! »), ou bien encore lorsqu’il participe à Vivre Noël Ensemble : le repas de Noël est éclaté sur cinq ou six lieux, on prend « l’amuse-bouche » tous ensemble, Place Kléber, et les uns et les autres se dispersent joyeusement pour réveillonner après avoir arpenté la ville. La magie de Noël se prête à la décontraction. Plus que le repas luimême, il y a un esprit 7 Pains. On peut le constater lorsque le restaurant est fermé pendant les vacances d’été ou les petites vacances de Pâques, les utilisateurs ne vont pas dans une autre structure, ils préfèrent trouver d’autres solutions individuelles en attendant la réouverture. La Fondation Kronenbourg a apporté dans les débuts des 7 Pains une aide importante au lancement du restaurant social. Tant et si bien que Marinette Gonon est restée attachée à cette fondation d’entreprise en s’associant aux travaux de son Conseil d’Administration où elle apporte son expertise. La Fondation des Brasseries Kronenbourg soutient en France le développement de projets innovants et générateurs de lien social et de convivialité, qui brassent les différences et qui changent la vie. Mais 121 Clés de sol plus qu’au mécénat financier, Marinette croit au mécénat de compétences, où un « parrain » professionnel appuie un projet porté par des bénévoles. Marinette Gonon croit toujours, en 2011 comme il y a 30 ans, lorsqu’elle est arrivée dans cette ville, au bénévolat qui déplace des montagnes. De ses yeux toujours rieurs, elle regarde son interlocuteur de façon appuyée pour faire passer son message : un message de solidarité. (mai 2011) 122 Jeanne Maurer, la chronique du siècle Jeanne Maurer, la chronique du siècle Jeanne Forissier est née en 1917, à Lyon. Après de solides études musicales à Strasbourg, elle est professeure de piano à Notre-Dame de Sion. En 1939, elle épouse Frédéric Maurer. Pendant la guerre, la famille Maurer quitte Strasbourg pour la Haute-Savoie. Elle revient dans notre ville en 1945, et s’agrandit. Jeanne est mère d’une famille nombreuse : six enfants. Voilà, ça c’est pour la biographie officielle, c’est pour Wikipédia. Mais à côté de cela, il y a la femme, ô combien attachante, la musicienne, à combien talentueuse, l’apôtre de la promotion des femmes, ô combien déterminée, un grand cœur, ô combien généreux, une marraine, une mamie, chef de tribu. 123 Clés de sol a 94 ans, Jeanne ne porte toujours pas de lunettes, conduisait encore sa voiture il y a quelques mois, pose des questions sur tout lorsqu’elle se trouve dans les locaux de l’association : où avez-vous mis les dessins ? qu’avez-vous fait du livre sur… ? Elle ne perd pas la mémoire, est capable de donner le nom précis des étudiants africains qu’elle a reçus chez elle à Souffelweyersheim, dans le cadre des Amitiés Européennes où on accueille pour un repas partagé des étudiants étrangers. Pendant un demi-siècle, elle s’est occupée de trouver les familles d’accueil dans l’agglomération strasbourgeoise. Elle garde toutes les lettres que les étudiants lui écrivent par la suite depuis leur pays. a la première lettre, ils disent Madame, à la deuxième « chère grand-mère », à la troisième Mamie ou Maman. Elle reçoit les faire-part de mariage. Elle apprécie toujours les rencontres au Cercle Européen où les étudiants sont reçus et au Centre des Organisations Féminines où se retrouvent les femmes actives de la ville. Album souvenirs Pour l’entretien, Jeanne s’est mise sur son 31. Il ne manque que les Palmes Académiques - reçues en 1999 - mais il ne manque pas l’album souvenirs. « Je vous ai apporté des photos, notre livre d’or, le discours de Mme de Montgolfier. De quoi voulez-vous que nous parlions ? De la guerre ? Mon mari était parti, comme tous les hommes, et pourtant nous avons eu trois enfants entre 39 et 45. » D’un rire coquin, elle va répéter cela trois ou quatre fois pendant la discussion. « Vous vous rendez compte ! » Jeanne Maurer était cheftaine de « louveteaux » (scouts) avant la guerre. a la Libération, de retour à Strasbourg, elle s’engage à l’Action Catholique Générale Féminine. L’énergie des femmes est la force du monde, dit-on à l’ACGF. En promenant ses enfants du côté de la Rue des Bosquets, Jeanne remarque ces baraques en bois le long du canal à l’Orangerie. Avec les Pères Oblats, elle va vers ces gens, des réfugiés de la misère, organise des réunions au bord du canal, car elles veulent rester près de chez elles, Puis, en hiver, les Pères Oblats prêtent une salle, «on amenait les chaises nous mêmes ainsi que le bois pour le chauffage dans les voitures d’enfants».Elle fut aussi l’une des fondatrices des Amitiés Européennes qui se chargeaient de l’accueil des étrangers. «Il n’y a pas d’accueil possible dans une société sans l’acquiescement et la participation des femmes» dit-on aux Amitiés Européennes. Le mari de Jeanne donne toujours un coup de main. Il est très bricoleur. 124 Jeanne Maurer, la chronique du siècle Cadre à la SOGENAL, il était très aimé, très respecté dans l’entreprise Sogenal où il s’occupait des relations humaines. Il s’est lui aussi engagé dans la vie associative, étant un des dirigeants de l’Association Générale des Familles du Bas-Rhin. M. Maurer est décédé il y a une quinzaine d’années. Jeanne adore la musique. Elle a été lauréate du conservatoire de Strasbourg et professeur de piano à Notre-Dame de Sion. Elle aime faire découvrir des musiciens et vivre avec les gens des moments de beauté en écoutant de la bonne musique. Un esprit sain dans un corps sain. Jeanne s’est aussi occupée d’une section de gymnastique, ce qui lui a valu une médaille de bronze de la Jeunesse et des Sports en 1989. Mais c’est surtout au sein de l’Union Féminine Civique et Sociale, une organisation féministe issue du catholicisme social, qu’elle s’investit dés les années 60, jusqu’à créer une antenne dans le nouveau quartier de Hautepierre en 1971. C’est elle maintenant qui raconte… La cave « 1971 marque le début de nos activités dans cette ZUP. a cette époque, la Municipalité de Strasbourg cherche à donner une âme aux trois premières mailles : Eléonore, Catherine et Jacqueline. Le tout nouveau quartier est habité par des personnes très diverses : françaises, étrangères et de tous âges. C’est un vaste chantier. » C’est alors que Yvonne Knorr, conseillère municipale, propose à l’UFCS un local dans les »mètres carrés sociaux » construits par l’OPHLM (m2 sociaux, c’est le nom donné à l’époque aux locaux destinés aux associations). Quarante ans plus tard, elle occupe toujours ces locaux, des « caves » que l’association tente d’humaniser au mieux et qu’elle partage maintenant avec le collectif d’artistes « Hautepierre sur les Tréteaux ». Mais elle continue son récit d’alors. « Pleines d’enthousiasme, peut-être un peu naïves, nous proposons aux divers mouvements et associations de nous réunir dans une taverne, proche de Hautepierre, à Cronenbourg. De nombreux responsables d’associations répondent à notre invitation pour parler des problèmes qui se posent à Hautepierre. Peu de temps après, les locaux disponibles où nous pouvons nous réunir sont attribués aux différentes associations. Mais l’entente est difficile à obtenir, une certaine animosité régnant entre les responsables des associations. Après bien des palabres, le GACESCH est né (groupement pour l’animation et la gestion des équipements 125 Clés de sol socioculturels de Hautepierre). Les réunions avec les élus de la Mairie se multiplient. Elles se terminent souvent fort tard dans la nuit. Petit à petit, les locataires des immeubles viennent assister aux réunions. Ils deviennent agressifs. Il est vrai que la vie n’est pas facile dans les mailles. C’est ainsi qu’une mère de famille part énervée lors d’une réunion de quartier, sous la présidence de Mr Pflimlin et d’un certain nombre d’élus. Cette mère brandit une paire de chaussures de son fils, chaussures couvertes de boue, le tout accompagné de paroles menaçantes. Il est vrai qu’au départ, les rues n’étaient pas encore goudronnées ! » Les débuts C’est dans ce contexte que l’UFCS commence à mener ses activités à Hautepierre. Une petite équipe se soude : Josiane Berninger, Colette Lallemand, Jeanne Maurer. Elle décide de se faire connaître et pour cela distribue une quantité d’invitations dans les boites aux lettres : invitations destinées aux femmes du quartier. « Nous nous préparons à recevoir un grand nombre de femmes. Craignant de n’avoir pas assez de chaises, nous demandons aux voisins de nous en prêter quelques unes. Nous couvrons le béton du sol avec des cartons pour que nos invitées n’aient pas froid aux pieds et… Une seule femme est venue. Quelle déception ! » Pourtant elles décident de poursuivre l’effort pendant six mois. Petit à petit, le nombre de participantes augmente. La CAF propose une monitrice d’enseignement ménager. Le local se meuble : tables, chaises, cuisinière électrique, etc. Les activités proposées à l’époque sont : bricolage, confection de fleurs, couture, cuisine, etc. C’est Josiane Berninger qui accepte la responsabilité de ces activités. En 1973, les dames lancent de nouvelles invitations, en direction des personnes âgées cette fois. Même démarche : invitations dessinées et coloriées distribuées auprès des hommes et des femmes du 3ème âge. Bientôt, le 55 Bd Balzac devient, une fois par semaine, le lieu d’animation des aînés autour d’un goûter et de jeux de société. Le groupe prend son indépendance sous le nom Entente 3ème âge. Pendant de longues années, Contact et Promotion assure des cours d’alphabétisation, Le local devient trop exigu. Les « élèves » partent au Galet. Les années passent. L’UFCS n’oublie pas qu’elle est un mouvement d’éducation permanente. Elle propose aux femmes des informations sur la santé données par une femme médecin, sur le sida, sur les produits 126 Jeanne Maurer, la chronique du siècle de beauté avec une pharmacienne, sur la contraception. Elle propose des cours de gym mais un accident d’auto de la monitrice fait interrompre le cours au grand regret des participantes. Elle familiarise les femmes étrangères avec la monnaie française : les francs puis les euros. Deux fois par semaine, elle propose une initiation à la pratique du français. Victoires « Il faut beaucoup de courage à des mères de familles nombreuses – 6, 8, 10 enfants – pour apprendre à parler, à lire et à écrire une langue étrangère, mais quelle victoire lorsqu’on arrive à lire un petit texte ! » Deux fois par semaine, les femmes vont travailler le code de la route avec persévérance. Chaque réussite à l’examen est une victoire. C’est aussi un encouragement pour les futures candidates. L’instruction civique est une préoccupation essentielle pour l’UFCS, dans une démarche toujours pluraliste. Il s’agit de comprendre le fonctionnement des communes, des départements, des régions, à l’aide de dessins et d’images. Une fois par trimestre, les femmes font une sortie avec le précieux concours de la JEEP qui accompagne avec dévouement et amitié les démarches administratives. Jeanne Maurer ouvre avec moult précaution le registre où sont inscrites depuis des années les noms et les coordonnées des participantes. Il y a des piliers, comme Mme Belfassi, des générations qui se succèdent, des dames âgées (plus de 65 ans) et des jeunes d’une trentaine d’années. Il y a des Sri Lankaises, une dame de Pondichéry - une belle diversité -, une mère de dix enfants qui vient à pied de Wolfisheim ! « Nos rencontres sont très amicales. Nous sommes toutes des mères de famille. Ensemble nous apprenons à respecter nos différences et essayons d’être tolérantes. Nous partageons les soucis, les joies de chacune. J’ai été très touchée de sentir la part que le groupe a pris à mon épreuve lorsque j’ai perdu mon mari. Un bon nombre de personnes de Hautepierre sont venues m’entourer à l’église et me témoigner une amitié…Je rencontre les maris dans la cour, nous faisons la causette et j’ai parfois droit à des bisous ! » (mai 2011) 127 Clés de sol Albert Luther, in persona Hautepierre, scène 1. Des jeunes sont en bas des cages d’escalier. Ils ont des seaux, des serpillières. Ils sonnent chez les gens pour leur demander de l’eau. Les habitants sont surpris : « mais pourquoi vous faites ça ? ». « Madame, on fait ça pour l’amour de Dieu. » répond un gamin. 128 Albert Luther, in persona C’est Carême. Un groupe de jeunes réunis autour du Centre communautaire Martin Bucer s’interroge sur la violence et la nonviolence. La saleté dans les entrées est une violence faite aux gens. La décision est prise de nettoyer, d’aller de maille en maille, semaine après semaine. La presse est venue pour voir cela. Près de 200 jeunes se sont trouvés rassemblés autour des journalistes. Ce jour-là, le pasteur Albert Luther se réjouit : « La conscience a changé ». Hautepierre, scène 2. C’est mercredi. Comme chaque semaine, les jeunes affluent vers Martin Bucer pour la répétition. Ils ont tous les âges, de cinq à quinze ans. Ils sont des filles et des garçons. Ils sont blonds et bruns, ont toutes les couleurs de peau, des parents d’une quarantaine de nationalités d’origine. Ils rient ensemble, ont l’air heureux. Ils vont chanter. Chanter ensemble. La chorale, c’est du sérieux. Il faut choisir une quarantaine de choristes pour aller au Stade de France chanter a capella les deux hymnes nationaux à l’ouverture du match FranceCroatie. Pas facile de choisir 40 parmi les 1200 jeunes de tous les quartiers de la CUS qui participent aux Gospel kids ! Histoires de vie C’est le 29 mai 2011, les Gospel kids chantent en couleurs au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg. Le chef de chœur s’appelle Alfonso Nsangu. Il est né en 1983 en Angola. Sa famille a fui la guerre lorsqu’il avait six ans pour s’installer d’abord en région parisienne puis dans ce quartier. Là il est tombé dans la marmite du gospel. Il avait 15 ans. Après s’être essayé à la mécanique, il a choisi la musique en donnant des cours de chant, d’abord bénévoles avec une quinzaine d’enfants. Aujourd’hui, il dirige les 1200 gamines et gamins. Sa carte maîtresse est l’humour. Avec lui, les enfants chantent dans la joie. Le pasteur voit le résultat du travail accompli : les enfants ont appris la liberté, l’unité, le respect, la paix et la tolérance ; ils ont élargi leur horizon en interprétant des chants africains aussi bien que des compositions en français. Le chant est une fenêtre ouverte sur le monde «Chanter ensemble malgré les différences physiques ou de culture permet d’apprendre à s’écouter et à s’aimer les uns les autres !» apprécie Albert Luther. Hautepierre, scène 3 : Prosper, d’origine angolaise lui aussi, a entendu parler d’un arrivage de jeans dans un entrepôt. Tout le monde 129 Clés de sol sait ici que le marché parallèle peut rapporter gros. La nuit suivante, il va faire sa visite. La police le prend sur les faits, le poursuit. Il se jette à l’eau dans le canal, se noie. Le lendemain, c’est l’émeute dans le quartier. Les faits passent à la une du journal de 20 heures (23 octobre 2002). Le pasteur Frédéric Setodzo, originaire du Togo, alors collègue d’Albert Luther, est interviewé par Pujadas. La rédaction de France 2 a ce jour-là aussi préparé un sujet sur « les bandes qui obstruent les entrées » et un autre sur la prostitution « avec passages à l’acte dans les portes cochères » en précisant bien l’origine des jeunes femmes (africaines, est-européennes). Sur le plateau est invité le Ministre de l’intérieur de l’époque, futur chef de l’Etat. Il boit du petit lait, on lui a ouvert un boulevard pour présenter sa politique sécuritaire. Les pasteurs Setodzo et Luther sont les fondateurs à Hautepierre des High Rocks Singers (High Rocks, comme Hautepierre). Le centre communautaire Martin Bucer à la fin des années 90 a travaillé avec deux pasteurs, Frédéric et Albert. Frédéric aujourd’hui est parti pour animer une paroisse plus rurale. Albert est resté. Il parle de cette triste soirée de 2002 comme d’un mauvais souvenir. Le jeune Prosper fréquentait le Centre. Il n’aurait jamais dû mourir. Hautepierre, scène 4 : J. est une jeune fille camerounaise du quartier. Au Centre, on la connaît bien. Elle vient chanter à la chorale. Elle vient aux offices religieux qui ici sont plutôt œcuméniques ; nul besoin d’être protestant pour participer. Elle doit passer son BTS dans quelques semaines. En ce samedi soir de février 2011, la police est venue la chercher chez elle, en lui présentant son obligation à quitter le territoire. Jeune majeure, J. n’avait plus de titre de séjour valide. La police lui donne le choix : où elle part elle-même lundi matin à l’aéroport et tout ira bien, ou ils l’emmènent ce samedi soir et feront mention de l’expulsion sur le passeport. Elle « accepte » le départ. Elle prévient son petit ami. Elle passe le dimanche matin à l’office religieux, informe de son départ le lendemain. Lundi matin, les amis du quartier et de la paroisse sont présents à l’aéroport. J. est partie. Albert Luther raconte l’histoire avec tristesse : « Ils auraient pu au moins la laisser passer son BTS ». La vie du pasteur Luther à Hautepierre est pleine de ces histoires de vie, de ces scènes « ordinaires » de la France du XXIe siècle. Quand on parle des incidents qui touchent de près le Centre, comme cette Bible déchirée un jour sur l’autel ou comme ces tableaux évoquant 130 Albert Luther, in persona Israël qui ont été brûlés dans l’entrée, le pasteur retient plutôt la solidarité que lui a manifesté l’imam. La paroisse ne défend-t-elle pas la construction de la mosquée de Hautepierre ? Ici, dans le quartier, le curé, le pasteur, l’imam, le rabbin parlent d’une même voix. Nicaragua Il faut dire que l’histoire de vie d’Albert Luther est elle-même peu banale. Naissance à la campagne, en décembre 1950, à Dommatzen en Basse-Saxe (Niedersachsen), à quelques pas de la frontière estallemande. Les parents d’Albert sont paysans. Le père est maire du village et il préside le conseil presbytéral. De son père, Albert retiendra l’engagement citoyen. Le jeune allemand réussit des études brillantes où il est particulièrement doué pour les mathématiques. En été, il aide sa famille pour les travaux de la ferme. Déjà licencié en informatique, il opte néanmoins pour des études de théologie (six années de théologie protestante) et prend pour cela la direction de Strasbourg où il prépare sa maîtrise. Le jeune théologien est engagé dans un groupe contre l’apartheid. Il est très influencé par Georges Casalis et la théologie de la libération, au point de décider de partir en 1981 pour le Nicaragua sandiniste. Par sa participation très active dans des groupes de solidarité avec les pays du Tiers-Monde, il avait déjà beaucoup de contact avec l’Amérique latine. La famille Luther (Albert, sa femme française et leurs trois enfants) passeront cinq ans au Nicaragua. Dans ce pays, les protestants sont une importante minorité (15 %) mais Albert Luther travaille dans un esprit œcuménique en enseignant dans un centre de formation théologique qui comprend quatre prêtres et quatre pasteurs. L’Eglise protestante au Nicaragua était très éclatée. Avec le fils de Georges Casalis, il enseigne l’hébreu nécessaire pour l’obtention du diplôme de théologie, organise une université d’été des théologiens d’Amérique latine et d’Europe. Son activité le conduit à sillonner tout le pays et à constater les conséquences dramatiques du boycott américain : la pénurie, les magasins vides. De retour à Strasbourg en 1986, Albert Luther prépare la Rencontre œcuménique de Bâle en 1989, où il est déjà question d’écologie : « Le Programme Justice, Paix et Sauvegarde de la Création, c’est l’écologie ! ». a Sao Paulo, il rencontre Lula, alors syndicaliste ouvrier. « C’était une découverte, cette ville immense ! » s’exclame le pasteur, « a Sao Paulo, nous construisions les liens entre les ouvriers d’Europe 131 Clés de sol et d’Amérique latine. » Le premier poste de pasteur pour Albert Luther a été à la Cité des Ecrivains. Bischheim a une tradition protestante forte qui lui vient des ateliers SNCF. Ici, on est protestant et à la CGT. Le pasteur explique les textes bibliques sur le travail et « la peine » comme le Psaume 90,10 lu aux enterrements. Hautepierre Albert Luther est arrivé à Hautepierre en 1997. Dans le quartier, les premiers cultes se faisaient dans les écoles ou dans les caves : « c’était l’église des catacombes ! ». Le conseil presbytéral s’est interrogé avant de créer un nouveau temple : faut-il choisir la modestie pour rester au plus près des pauvres ou faut-il opter pour la visibilité ? Finalement, le lieu sera cet espace ouvert à tous, au cœur du quartier, dans l’esprit de Martin Bucer, le réformateur alsacien, dont le centre portera le nom. La première pierre a été posée en 1992. En signe d’ouverture, l’équipe pastorale sera multiculturelle avec Frédéric Setodzo et Albert Luther, animée d’une volonté de toucher les habitants de tous les âges (rencontres des jeunes et clubs des aînés), de toutes les cultures (avec la quarantaine d’origines nationales sur le quartier), de toutes les sensibilités religieuses (avec le groupe interreligieux). Le pasteur et le curé de la paroisse catholique Saint Benoît, un prêtre-ouvrier, sont très amis et le travail avec la jeunesse peut se faire en harmonie. Ils participent au conseil de quartier. Ils imaginent des projets en commun. Depuis dix ans, note le pasteur, les changements dans le quartier qui vient de fêter ses quarante ans sont très positifs. Quelques mois après son arrivée, dans le gymnase voisin une bombe artisanale avait explosé le 31 décembre, ce qui avait causé un traumatisme. Aujourd’hui, on sent une aspiration à la solidarité et à l’entraide. La moitié des dixsept mille habitants de Hautepierre ont moins de 25 ans. Et c’est des jeunes que vient l’exemple. Ils chantent. Ils chantent ensemble. (mai 2011) 132 Arlette Bleny, une voix Arlette Bleny, une voix « Docteur Bleny, je viens vous voir parce que j’ai comme un kyste ici qui m’inquiète beaucoup », « Arlette, tu peux m’inscrire pour la sortie de dimanche ? Il y a encore de la place ? » C’est la même personne qui s’adresse à Arlette Bleny, médecin généraliste de la rue du Faubourg National et présidente de l’association Porte Ouverte de la rue du Hohwald. Dans un cas, elle vouvoie, dans l’autre, elle tutoie. Cela amuse Arlette mais elle laisse aller comme ça, ce n’est pas un problème, plutôt le signe d’une grande proximité entre elle et les gens. Elle les connaît tous « par cœur », leurs petits ou grands bobos, leurs goûts, leurs enfants, leurs parents,… Au cabinet, les rendez-vous sont du coup plus rapides, plus besoin de présentation ! Les activités ne se mêlent pas mais elles sont tout 133 Clés de sol de même très liées. D’abord, Arlette ne pouvait pas s’installer, en 1989, ailleurs que dans le quartier Gare, à côté de l’association. Ensuite, quand elle doit faire des stages professionnels, elle choisit toujours les dates et les lieux en fonction des besoins de l’association. Les journées sont très organisées : jusqu’à 17 heures, le cabinet, après 17 heures, l’association. Arlette ne pouvait pas non plus être autre chose que généraliste : « Vous m’imaginez, moi, m’occuper juste d’un petit organe ? Non, non et non ! », Ce qui intéresse le médecin, c’est la santé physique et morale des patients. Lorsqu’il s’agit d’une « consultation » à caractère administratif, elle ne demande rien : « pas question que je sois payée pour ça !». Idem pour les personnes qui rencontreraient des difficultés : « non, non et non :! » Quand on lui demande pourquoi elle fait tout ça, pourquoi son engagement bénévole, elle répond : « Je ne peux pas m’imaginer ne rien faire d’autre dans la vie, que mon métier et ma famille ? C’est impossible. » Des solidarités sensuelles Arlette Bleny est une hyperactive. Cela peut poser des problèmes parfois, convient-elle, à certains collaborateurs, mais il faut faire avec, c’est sa marque de fabrique. a côté de ça, elle n’est pas dirigiste, elle a un sens de l’écoute extraordinaire. C’est bien simple : à Porte Ouverte, si quelqu’un a une idée, on fera tout pour la réaliser. Une ancienne salariée de l’association a dit un jour publiquement que nulle part ailleurs, elle n’aurait pu trouver cette chance de réaliser ses idées, qu’ici on lui a fait confiance a priori et qu’ensuite, elle a pu voler de ses propres ailes. Cela, c’est plutôt la marque de fabrique de l’association. Porte Ouverte, ce sont les idées ouvertes, toutes les idées sont bonnes ! Citons en vrac les projets qui sont nés comme ça : les ateliers physiques et sportifs du samedi matin, la caravane mobile au pied des immeubles, les repas interculturels [email protected]ût, Famille Quartier Culture en fête, les sportévénements, la bourse aux jouets, les mercredis du square,… Voilà une action très symbolique de Porte Ouverte, ces mercredis du square, quelqu’un dans l’association a constaté que le quartier avait plusieurs squares mais que les enfants et leurs familles ne les fréquentaient plus en raison de la présence de personnes dites indésirables, celles dont on ne veut nulle part… Porte Ouverte a voulu démontrer que la cohabitation de tous les publics était possible, à travers le jeu et la convivialité. Cette action a permis de modifier les regards de chacun. Le logo de Porte Ouverte, ce sont des enfants qui rient ; c’est une 134 Arlette Bleny, une voix photo des années 80 ; aujourd’hui, Arlette sait ce que sont devenus ces enfants ; certains amènent maintenant leurs enfants à l’association. Le Conseil d’administration de Porte Ouverte, ce sont des parents et des jeunes. L’objectif premier de Porte Ouverte, c’est de créer des solidarités. Elle dit : « des solidarités sensuelles ! », autour des animations de rue, des immeubles en fête, des sorties du dimanche. Un effet d’impact, c’est qu’ici, beaucoup de gens se sont formées. Murielle K., par exemple. Quand elle est arrivée, elle était dans le flou quand à son orientation professionnelle, elle a eu un « contrat emploi solidarité », a pu préparer un BEATEP (un Brevet d’Etat d’animateur) ; aujourd’hui, elle est adjointe de direction de la Maison d’enfance de Ostwald et est membre du Ca de Porte Ouverte. L’insertion socioprofessionnelle de chacun, l’épanouissement des jeunes vers l’âge adulte, est un enjeu quotidien. « S’occuper des autres » Arlette Bleny née Kuentz peut se souvenir de sa propre enfance. Elle était la fille unique de parents viticulteurs d’un petit village haut-rhinois de 300 h, Husseren-les-Châteaux. Elle a grandi avec la nature. a l’arrivée en fin de maternelle, elle ne parlait pas le français, seulement l’alsacien. a l’école à classe unique, elle était très travailleuse. Elle explique : « Moi, mon boulot, dans la famille, c’était de bien travailler en classe. » La scolarité au collège à Colmar, puis au lycée en section D s’est déroulée parfaitement. Arlette a toujours eu dans l’idée de « s’occuper des autres », elle voulait « travailler avec des gens » avoir du contact. C’est peut-être dû à sa mère qui était d’une très grande générosité, simple, sensible à la vie. « Il fallait que je bouge ! », se souvient-elle. Alors quand elle s’est engagée dans des études de médecine, elle ne passait pas ses soirées à bûcher. Elle voulait être utile autour d’elle et a opté pour le bénévolat à ATD Quart-Monde. Mais à l’esprit religieux de cette association, elle préférait une action laïque. C’est alors qu’avec un groupe d’amis, en 1981, elle a décidé d’organiser à Strasbourg des activités en faveur des enfants de milieux populaires, de proposer du soutien scolaire et des activités de loisirs. Ainsi est née l’association Porte Ouverte, d’abord place du Quartier Blanc (Finkwiller), près de la fac, puis dans le quartier Gare à partir de 1985. La Ville de Strasbourg apportait son soutien financier pour les locaux et les contrats aidés permettent de recourir aux premiers salariés. Arlette ne s’attendait pas, à la fin de sa première 135 Clés de sol année en fac de médecine, à ce que celle-ci soit validée. Cette année a pourtant été très bonne et les autres ont suivi pareillement. Diplômée en 1986, elle ouvre son cabinet moins de trois ans plus tard. L’association ne cesse de se développer. De déménagement en déménagement (rue Sainte Hélène, rue de la Broque), les locaux sont toujours trop exigus, jusqu’à l’arrivée rue du Hohwald, dans la friche de la laiterie. Dans ces locaux de la Résidence des Arts s’installent plusieurs associations, dont l’ASTTU (devenue ASTU). Un réseau interassociatif naît sous le nom de Quartier Libre, avec l’appui des financeurs, en 1999. Arlette Bleny s’investit totalement dans ce nouveau partenariat mais, analyse-t-elle aujourd’hui, en s’investissant trop en externe, on se détruit à l’interne. a l’interassociatif formel et budgétivore, elle préfère l’informel. Pendant ce temps, le nombre de personnes accueillies a considérablement augmenté. Le travail de fond réalisé par Porte Ouverte, conventionné par la CAF, la Ville, le Conseil général, ancre l’association au cœur des problématiques sociales et culturelles du quartier, un quartier de 13 000 habitants, d’une grande diversité (culturelle, sociale, intellectuelle, générationnelle), un quartier complexe mais qui offre beaucoup de potentiel. Arlette Bleny goûte les propos d’Edgar Morin (La Voie), à la fois pessimiste car tout annonce la catastrophe, mais en fait résolument optimiste car il croit à la créativité de la société civile. C’est ce talent des peuples qui inventera les nouvelles solidarités, avec la conscience d’une communauté de destin. Arlette aime inscrire sur les murs de l’association « sa » phrase du jour, qui va peut-être faire réfléchir et susciter des réactions. Aujourd’hui, c’est chez Christian Bobin qu’elle a puisé : « Nous n’habitons pas des régions. Nous n’habitons même pas la terre. Le cœur de ceux que nous aimons est notre demeure ». (mai 2011) 136 Francis Kern, un pionnier Francis Kern, un pionnier Ces années-là sont pionnières. Le restaurant universitaire de la Gallia, le plus ancien de France, avait déjà 40 ans. Des étudiants strasbourgeois s’y retrouvent pour rédiger le manifeste de la fête révolutionnaire qui s’annonce : la créativité libérée dans la construction de tous les moments et événements de la vie est la seule poésie qu’il (le prolétariat) pourra reconnaître, la poésie faite par tous, le commencement de la fête révolutionnaire. 137 Clés de sol Les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car la vie qu’elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête. Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entraves sont les seules règles qu’il pourra reconnaître. » (« De la misère en milieu étudiant »). Les situationnistes de l’AFGES, dans leur rejet festif des institutions, ont fini par disloquer le syndicalisme étudiant, qui va pourtant se reconstituer par la base : l’occupation du Palais Universitaire, les AG de l’Université Autonome de Strasbourg, ses beaux T shirts avec des fleurs dessinées par les étudiants des arts déco. Le mouvement hippie n’est pas loin. Le débat entre situationnistes, libertaires ou marxistes bat son plein lors de ces AG où se construit une nouvelle vision de la société déjà gangrenée par le productivisme et le consumérisme. a la rentrée 68 le mouvement prend de nouvelles formes : au Lycée Kléber, des élèves de terminale créent un Comité d’action lycéen (CAL). Parmi eux, Francis Kern. Fils d’une famille de négociants et de marchands de fer, il dénote un peu parmi ces jeunes bourgeois du lycée et se remet à peine du coup sur la tête de son redoublement au milieu de tous ces bûcheurs. Mais l’épisode lui a permis de suivre librement les évènements du printemps sans avoir à s’interroger pour savoir si le bac aurait lieu et sans s’astreindre aux révisions. Uss’m follik (issu du peuple) Ces années-là sont enthousiasmantes. Les braises de Mai 68 restent incandescentes et ils sont encore nombreux tous ceux qui, dans le mythe maoïste, croient mener le peuple des usines vers « leur » révolution. L’idée surgit d’un journal quotidien qui accompagnerait les luttes. Strasbourg est au cœur du projet : on y imprime l’un des numéros zéro du journal Libération : Le cri des vallées. a Schirmeck, la Coframaille est en grève contre le travail au rendement. On sort le Cri de la vallée, supplément à Libération, directeur Jean-Paul Sartre, soutenu par le curé doyen Jean Godard chez qui se réunissent les rédacteurs du journal que tous les diffuseurs de presse de la vallée mettent en présentoir, relayés par les sections syndicales dans les usines. Le succès est énorme : 200 exemplaires à la Maison de la Presse de Schirmeck, 1500 exemplaires vendus dans la seule vallée de la Bruche à chaque parution bimestrielle. On parle ici du quotidien des gens, une presse populaire d’expression locale est possible. a Strasbourg s’était créée l’équipe Uss’m follik, autour de René Sager, qui a trouvé le titre, et de Philippe Morinière. 138 Francis Kern, un pionnier Jamais très loin de cette créativité journalistique, on peut retrouver l’entourage de Sartre, son secrétaire Benny Lévy, Serge July, le premier directeur de Libération, le journaliste reporter qui a été à l’initiative du Cri des Vallées, Jean-Pierre Barou, connu en 2011 pour être l’éditeur d’« Indignez-vous » (Stéphane Hessel). a la Librairie-Bazar Coopérative de la rue des Veaux à Strasbourg, où bat le cœur d’Uss’m follik, on rencontre Francis Bueb (aujourd’hui et depuis 17 ans, directeur du Centre culturel français qu’il a lui-même créé dans Sarajevo assiégé), Michel Arnould, Philippe Morinière, Hugues et Marie-Dominique Dreyssé, Jean-Louis Hess (voir notre portrait par ailleurs),... Francis Kern et son amie et compagne d’alors Françoise Stoeffler ont été de toutes ces aventures. Francis conserve dans sa cave tous les numéros de ces publications héroïques que, gestionnaire, il a portées à bout de bras, face à tous les risques financiers. Une fête de soutien, organisée en 1978 avec Radio Verte Fessenheim, réunit 3000 personnes de façon inespérée à Benfeld, « Le festival de l’Alsace en Liberté », et permet de payer l’imprimeur, sauvant pour un temps encore Uss’m follik. Nous sommes dans les années 70. Le 101 Ces années-là sont printanières. « Le printemps est inexorable » (Pablo Neruda). Francis Kern me montre cette carte postale en noir et blanc qui réunit Salvador Allende et Pablo Neruda. Oui, la gauche peut gagner ! En mai 81, la rose entre au Panthéon. Au 101, grand’rue à Strasbourg, siège de l’Association de promotion de l’information et de l’expression locales, sous le regard attentionné du sage Sager, la galaxie de la gauche de la gauche devient autogestionnaire, régionaliste et écologiste, bref alternative. Se prépare-t-elle aux responsabilités ? a la rue Saint-Joseph à Koenigshoffen, la famille Kern (Francis et Françoise) s’agrandit, par les enfants qui naissent, et par les amis du monde entier qui passent par là, comme cet étudiant libanais devenu parrain du fils. Francis poursuit ses études de Sciences Economiques. Une convention de recherche lui permet de préparer sa thèse d’Etat (sur la sidérurgie française), réussie avec mention très honorable en 1982, sous la direction de Jean-Paul Fitoussi, tout en travaillant au Bureau d’Economie Théorique et Appliquée (BETA), à l’Université Louis Pasteur. Les aventures du Cri de la vallée et d’Uss’m follik ont pris fin pour toutes les raisons conjuguées : l’arrivée de la gauche, des finances 139 Clés de sol précaires, des responsabilités familiales et professionnelles nouvelles, des formes nouvelles d’expression avec les radios locales, l’âge, la professionnalisation du métier de journaliste. Nous étions dans les années 80. Mais après le printemps vient l’été. Burkina Ces années-là sont brillantes. Francis Kern fait son choix professionnel. Il enseigne à la fac et apprécie aussi particulièrement de former à la compréhension de l’économie et des enjeux qu’elle constitue sur les modes de développement de nos sociétés, les étudiants du Centre universitaire d’enseignement du journalisme (CUEJ), les techniciens supérieurs en formation continue à l’Institut Professionnel des Sciences et Technologies (IPST), les stagiaires du Département d’éducation permanente de l’ULP, les élèves de l’école d’infirmières et des cadres hospitaliers pour expliquer que si la santé n’a pas de prix, elle a un coût. Jusqu’alors, Francis Kern n’avait depuis son enfance jamais vraiment quitté Strasbourg, préférant son Alsace aux offres d’études à l’étranger. Vivre et travailler au pays ! Mais l’économiste a une vision mondiale et s’intéresse particulièrement au développement économique des pays du Sud. C’est ainsi que de 1988 à 1992, le Strasbourgeois va enseigner à l’Université de Ouagadougou (Burkina Faso). La politique de coopération au développement est une préoccupation majeure pour celui qui, depuis 1984, est membre du Conseil d’administration du Centre de Formation pour le Développement (CEFODE). Il devient à son retour administrateur du programme de troisième cycle interuniversitaire africain en économie, programme phare de la Conférence des institutions d’enseignement et de recherche en Afrique. Le Professeur Kern accepte en 1999 la responsabilité de doyen de la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion et d’administrateur du Pôle Européen de Gestion et d’Economie, jusqu’en 2004. Les partenariats avec le Sud se multiplient ainsi que les communications lors de colloques internationaux au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, en Algérie. Développement durable, économie solidaire Ces années-là sont solidaires. Lorsque nous rencontrons Francis Kern dans son bureau de la rue Saint-Maurice, il rentre à peine de Bejaia en Algérie, où il participait à un colloque sur « la coordination des acteurs pour un développement durable des territoires » et il a rendez140 Francis Kern, un pionnier vous avec son ex-compagne Françoise en partance pour Ouagadougou. pour l’association Pogbi qui soutient la scolarisation des filles dans les villages. Le bureau est une mine d’ouvrages de toute nature (livres, travaux de recherche, actes de colloque,…) que l’économiste consulte en permanence en préparation de ses cours et de ses articles. Sur le peu d’espace restant libre, l’Afrique est partout présente (œuvres d’art et d’artisanat, souvenirs personnels). Impliquer les collectivités, les entreprises, les populations dans la démarche des Territoires de Commerce Equitable, c’est le message que Francis Kern a porté, au nom du Collectif pour une Economie Solidaire, le 20 mai dernier, lors d’une journée d’étude à la Région Alsace, ainsi qu’au Salon de la Consommation responsable et du Commerce équitable à l’Orangerie. C’est le message qu’il porte au nom du COLECOSOL au sein des instances de la Chambre Régionale de l’Economie Sociale d’Alsace. a Strasbourg, « l’économie sociale et solidaire a des racines très profondes dans le territoire » de la ville et de sa région a souligné le Maire lors de l’installation du nouveau Conseil de l’ESS en mars 2011. Le retour sur le développement durable des territoires, la coordination des acteurs, l’entrepreneuriat collectif dans les structures de l’Economie sociale et solidaire, au nord et au sud, est aujourd’hui au centre de ses activités d’enseignement et de recherche et de son engagement associatif. Il est responsable de l’Observatoire Régional de l’ESS qui est issu d’un partenariat entre son laboratoire de recherche le BETa et la Chambre régionale de l’économie sociale (CRES Alsace) et intervient activement dans le master Ingénierie de projet en ESS à l’Université de Haute-Alsace. Il y a une continuité, une cohérence dans le parcours militant et professionnel du Professeur Francis Kern qui aboutit à cet engagement dans la cité et dans le monde. Mais c’est loin d’être un point final. En doutiez-vous ? (mai 2011) 141 Clés de sol Mina El Bakali, l’art en entrée libre « Allez-y, vous pouvez peindre, imaginer, rêver, faire, défaire ! Faites ce que vous voulez ! ». Le premier jour, les hésitations. Le deuxième jour, les expérimentations. Le troisième jour, les impressions. Le quatrième jour, les expressions. Le cinquième jour, les exhibitions. Le sixième jour, la passion. Le septième jour,… La Création. Mina El Bakali est une créative. En mars, elle est allée avec Anne Sophie, artiste plasticienne comme elle, poser ses pinceaux au Foyer Adoma du Neuhof. Les résidents, d’abord dubitatifs et inhibés, ont fini par jouer et ne l’ont pas regretté. L’influx artistique. La ville La jeune plasticienne (elle vient de fêter ses trente-trois ans) aime que l’art soit dans la rue, dans le café, dans les foyers, que l’art soit une arme (non-violente) pour simplement vivre, une liberté sans entrave. L’art est un acte solidaire. Chez Mina El Bakali, l’art est en entrée libre. Mina pose un regard décalé sur sa ville. Les trottoirs humides sont 142 Mina El Bakali, l’art en entrée libre si beaux après la pluie. L’Eglise Saint-Paul se dresse vers le ciel en surplombant les bras de l’Ill. Le tram donne une chaleur indicible à la rue. Il transporte des silhouettes. Tous les matins, elle vient de son village du Ried qui connut tant de batailles. Elle prend sa petite voiture pleine de choses et d’autres. Sa voiture est un atelier d’artiste. Indispensable ! Mina est d’ici. Elle expose dans les restaurants, … au milieu des tartes flambées et des verres de sylvaner. La peinture de Mina est une mémoire d’entre deux, entre réel et imaginaire, entre Rif (sa région de naissance) et Alsace, entre douceur et violence, entre instinct et destin. Mina prend la peinture, la mélange au sable, au papier journal. Peindre, c’est jouer avec la matière, c’est l’humidifier, l’assécher, c’est la gratter et la recouvrir. Peindre, c’est laisser errer ses yeux, ses mains, c’est caresser la toile, c’est toucher, frôler ; c’est façonner, désorienter pour mieux rééquilibrer ; c’est danser. Mina s’amuse à tourner en rond dans sa performance d’artiste. Serait-ce comme dans la vie ? Parfois on tombe, on perd son équilibre, c’est pour mieux se relever, et continuer à tourner. a ses pieds, le sol est instable comme dans un vertige. Ivresse est un mot féminin. Mina a besoin d’être, peut-être parce que pendant longtemps elle n’a fait qu’exister. Depuis aussi longtemps qu’elle se souvienne, Mina El Bakali était attirée par les arts plastiques. Enfant, elle décollait les dessins des couches culottes pour faire des assemblages. Mais elle n’avait aucune ambition pour elle-même, comme s’il était acquis pour tout le monde (sa famille, ses enseignants) et donc pour elle-même que de toute façon, après l’âge de 16 ans, elle n’avait d’autre destinée que le mariage. Mina El Bakali est née au Maroc, dans la région rifaine de Temsamane. Elle est la troisième de la maisonnée, la deuxième fille de cette famille nombreuse (six filles, six garçons). Mina est arrivée à Lauterbourg, dans le Nord de l’Alsace, à l’âge de six ans. La fillette ne parlait que le berbère en arrivant dans sa classe de CP. De l’école primaire, elle a des souvenirs plus que contrastés. Au CE2, Mme Braun était « une belle personne. Elle m’a permis de construire quelque chose en moi. Elle utilisait le conte », comme dans la tradition familiale. Mme Braun passait à la maison. Avec elle, tout était magnifique. La suite, au Cours Moyen, n’a pas été aussi agréable. Mina raconte cette histoire des kimonos. a l’école, on faisait du judo et les enfants amenaient les tenues de toute la classe à tour de 143 Clés de sol rôle à la maison. Mais quand est venu son tour, la maîtresse a dit aux enfants : « Non, pas Mina. Vous ne trouvez pas que sa mère a déjà assez à faire à la maison ! ». Humiliation. Redoublements. Puis c’est l’entrée au collège. Malgré ses deux années de « retard », Mina, d’allure plutôt chétive, ne dénote pas par rapport aux autres élèves. Après la cantine, on fait du théâtre. Elle découvre Molière et les Précieuses ridicules : Mina voulait absolument jouer le personnage principal. Mais une autre élève, la meilleure de la classe, voulait aussi le rôle. L’enseignant a décidé de les mettre en concurrence, leur proposant de se présenter devant leurs camarades et de leur demander de voter. Les élèves ont choisi Mina à l’unanimité ! Victoire. Alors Mina s’est plongée de plus en plus dans les livres. Elle lisait beaucoup : des histoires vraies, comme « Jamais sans ma fille », « Les cornichons en chocolat »… et surtout ce livre fabuleux, « La trace du serpent ». Le soir, elle aidait ses frères et sœurs, en particulier sa petite sœur Nadia. Aujourd’hui, Nadia est mère au foyer. Elle adore lire elle aussi. « C’est sans doute un peu moi qui lui ai donné ce goût des livres », dit Mina. Les années collège passaient ainsi : Mina voulait profiter du moment présent où on peut se laisser aller à ses rêves d’enfant. a la fin de la 3ème, elle s’est inscrite au CAP-BEP Vente avec un apprentissage dans une boulangerie salon de thé. Elle était vendeuse à très bon marché, mais cela semblait arranger tout le monde. L’entrée en Bac Pro Commerce au Lycée de Haguenau a été pour elle une divine surprise. Et à ceux qui ont pu dire qu’elle est entrée « par erreur », elle a voulu prouver qu’elle méritait sa place. Au Bac Pro Commerce du Lycée de Haguenau, on propose une matière d’arts plastiques. Pour le prof qui, un jour, reçoit sa copie, c’est la sidération … comment peut-il noter cette production ? On l’entend dire : « De toute ma carrière professionnelle, jamais je n’ai mis 20 à une copie. 19, oui, mais 20, jamais ! Y a-t-il une perfection dans l’art ? Pourtant là, je ne peux pas faire autrement. Bravo ! ».Mina avait à peine osé rendre son travail. Elle l’avait glissé au milieu des autres copies, discrètement, doutant d’elle peut-être, une fois encore. Après le Bac Pro, Mina aurait pu se retrouver en BTS Commerce mais pour cette formation qu’elle voulait en alternance, il fallait une entreprise en stage pratique et « impossible de trouver une entreprise ! ». Finalement, en début d’année et selon les informations dont elle disposait alors, il n’y avait plus que la fac de droit qui acceptât encore des étudiants. 144 Mina El Bakali, l’art en entrée libre Au bout de quelques mois, elle devait se rendre à l’évidence : cela ne lui convenait pas du tout. Un destin Tous les jours, pour aller de son domicile à la fac, elle passait devant le Palais U (Palais Universitaire). Là elle voyait des étudiants entrer avec leurs pochettes à dessin et elle se mettait à rêver : « Mais c’est ça que je veux faire ! Pourquoi moi, je ne pourrais pas ? ». Un jour, par hasard, elle accompagnait au secrétariat de la fac de lettres une amie qui voulait se réorienter. Mina, d’habitude plutôt timide, a ce jour-là osé poser la question : «Comment faire pour me réorienter vers la Fac d’Arts Plastiques ? », « Mais ce n’est pas un problème, Mademoiselle, je vous inscris tout de suite ! ». De victoire en victoire, parfois aidée par une drôle de chance – ou un destin peut-être !-, Mina El Bakali est ainsi devenue ce que depuis toujours elle a voulu être, une artiste plasticienne. C’est le mythe à Mina ! « J’avais coulé, j’ai essayé de me relever, j’étais toujours en rattrapage, mais au fond de moi, j’ai toujours su ce que je voulais ». La vie est un combat. Pour vivre tout en continuant ses études, Mina a occupé des emplois de vendeuse et de serveuse. Pendant ses sept ans d’étude supérieure jusqu’au Master en 2007, elle a fait un travail de nuit. Elle multiplie les identités de rechange pour mieux construire sa propre mythologie personnelle. « Mythologies personnelles : l’art contemporain et l’intime » d’Isabelle de Maison-Rouge (édition Scala, 2004) est plus que son livre de chevet. Le livre la suit partout. L’œuvre jaillit du chaos. L’artiste est face à sa toile. Elle fait jaillir la vie. Elle pense le monde. Elle panse l’immonde. Nous sommes au printemps 2011. Mina El Bakali expose à Lyon à la MJC du Rancy. Le soir du vernissage, elle n’a qu’un seul regret : ne pas être avec les résidents du Foyer Adoma qui présentent leurs œuvres – même jour, même heure – et eux n’ont qu’un seul regret, que Mina ne soit pas là. Lauréate du Collectif Expo, elle se confie à la presse régionale rhônalpine : « Ma peinture prend forme dans le silence. a travers mes gestes remonte à la surface des tableaux l’expression d’une profondeur instinctive ». Les toiles de Mina El Bakali ont des lignes abstraites, légères qui se détachent d’un fond blanc omniprésent : « Le blanc rappelle la couleur de la maison de mon grand-père dans les montagnes du Rif. » L’artiste passe avec aisance de la peinture à la photo. La rue strasbourgeoise est son territoire. Elle 145 Clés de sol photographie des silhouettes. Elle les met en scène. Elle se met en scène. Elle marche les pieds nus sur les trottoirs humides. Puis elle passe avec autant de brio de la photo à la poésie. Mina El Bakali est lauréate du dernier Prix de la Poésie Michel Burg, attribué en 2008, un prix créé en hommage à un poète disparu à l’âge de 21 ans. Mina se sent chez elle au milieu des artistes, des poètes, des photographes, des créatifs, des imaginatifs. Mina s’exprime, elle s’expose, elle s’extasie, elle s’extirpe de son enfance. Mina fait des rencontres : Didier Guth, Jean-Louis Hess, Germain Roesz,… l’équipe de Zone d’Art au Port du Rhin. Les gens Mina aime les gens. L’association Calima, dirigée par Moustapha El Hamdani, participe à la 7ème édition du festival Strasbourg Méditerranée. Cette association a pour but de promouvoir la diversité culturelle et le rapport à l’altérité. Cette année le projet présenté traite sur « la condition économique de la femme maghrébine dans l’exil ». Jean Louis Hess, photographe professionnel, réalisera les portraits des femmes et Mina El Bakali retracera à l’écrit leurs parcours. L’art doit aller vers la rue, vers les gens. Nous nous sommes fixés rendez-vous au Parc de l’Orangerie. Mina prend un stylo comme elle prendrait un pinceau. L’outil aide la parole. L’orage éclate. Sur la terrasse du bar du bowling, face au petit lac, ses canards et ses cigognes, la toile qui fait office de toiture laisse soudain tomber un jet d’eau au milieu des clients. On ne se laisse pas perturber. Mina a tant à raconter encore… (mai 2011) 146 Max Disbeaux, hors les murs Max Disbeaux, hors les murs Route des Romains à Strasbourg - Koenigshoffen, le Service Territorial Educatif en Milieu Ouvert (STEMO) de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Nous sommes en mai 2011. Pendant tout ce mois, Strasbourg a parlé paix et tolérance avec l’initiative Cultures de paix – Des regards croisés , un ensemble de manifestations (conférences, projections, performances artistiques,…) pour promouvoir la tolérance, avec une attention particulière pour cette deuxième édition à « la négritude ». Adil Essolh est éducateur au sein de ce service. C’est lui qui a coordonné l’atelier vidéo, avec des jeunes suivis par la PJJ, pour la réalisation de « Je deux mains », film d’éducation. Ce matin-là ; il a invité pour une réunion de travail Géraldine Grenet, Etienne et Max Disbeaux. E-mages Géraldine a créé en 2008, avec son amie Anne Duton, E-maginons un autre monde, une association dédiée à la connaissance et à la défense des droits de l’homme ainsi qu’à l’échange interculturel. Cette ancienne étudiante de Sciences Po Strasbourg, lauréate de Talents des cités, amène 147 Clés de sol de nombreux projets et ateliers ludiques et éducatifs dans les quartiers populaires de la ville. Originaire du Neuhof, elle a installé l’association dans ce quartier dont elle est fière et où elle anime des ateliers d’écriture sur les thèmes de l’immigration, de l’exil, de l’identité. C’est elle qui anime Alliance Ciné Alsace, à l’initiative du Festival du film des droits de l’homme. Dés leur adolescence, Géraldine et Anne, qui se sont connues au collège, menaient déjà des projets en commun auprès des enfants en difficulté. Elles partagent les mêmes valeurs. Etienne est éducateur au Galet, le centre socioculturel de Hautepierre, où il propose aux jeunes du quartier des activités culturelles et éducatives. Max Disbeaux, trentenaire comme ses partenaires de cette réunion de travail, a déjà à son actif la réalisation de nombreux films et documentaires radio, témoins de la décennie de baroudeur qu’il vient de passer : Einsam in Berlin, Seul à Berlin (radio, 30 mn), Fremd in Sarajevo, Etranger à Sarajevo (radio, 30 mn), Radio 202 (radio, 52 mn), Sainte Odile (TV, 18 mn), a visage découvert (TV, 13 mn), un documentaire sur l’agriculture biologique (TV, 7mn). Il a aussi plusieurs films en projet : Sauvons la planète (TV, 52 mn), I love éduc pop (TV, 52 mn) et le projet Web Doc. Adil, Géraldine, Etienne et Max se sont retrouvés ce jour-là pour structurer un réseau d’acteurs audiovisuels et internet à visée éducative sur la ville. Ils ne tarissent pas d’éloge sur les « anciens », comme JeanMarie Fawer, qui depuis des années ont su, en tant que réalisateurs documentaires, utiliser leur art comme un engagement citoyen. Mais aujourd’hui, ils pensent nécessaire d’offrir sur la ville les ressources techniques et un accompagnement aux initiatives pour que l’audio-visuel et l’internet soit pour tous un outil d’éducation populaire, un facteur d’émancipation sociale, de démocratie, de liberté, comme il l’ont été au cours du tout récent « printemps arabe » en Tunisie, en Egypte,… Educ’pop’ Pour eux quatre, les valeurs qui les réunissent et qui réuniront autour de leur « plateforme », comme ils appellent pour le moment ce réseau, ce sont celles de l’éducation populaire. Max n’a certes pas connu Léo Lagrange et tous les fers de lance de l’éduc pop mais il en est un vaillant héritier et défenseur. Secrétaire national du Syndicat d’Education Populaire affilié à l’UNSa (les Syndicats Autonomes), il se sent proche du mouvement des CEMEa et de la Ligue de l’Enseignement. Max croit 148 Max Disbeaux, hors les murs fortement au pouvoir des nouveaux médias pour retisser les liens entre les générations, pour solidariser les gens, pour leur donner un projet collectif face à toutes les formes de solitude. Adepte du tai-chi-chuan, il concentre son énergie sur ce qui lui semble le plus important à un moment donné, et en ce moment, c’est ce projet de plate-forme qui permettra de mutualiser, de transmettre, de pérenniser et surtout de « faire ensemble ». Est-ce que naître à Noël prédestine à partager le pain et le vin ? Estce que naître d’un père basque d’origine gasconne et d’une mère bretonne prédestine à l’appel du large ? Quelle est donc cette rumeur aussi idiote qu’insistante qui voudrait que les enfants des années 80 soient de la bof génération ? En point et contrepoint, allons chercher les réponses à ces quelques questions en « disséquant » cet individu qui se prénomme Max et porte le nom Disbeaux de lointaine racine béarnaise. Multikulti Max Disbeaux est né à Saint-Jean-de-Luz un jour d’attentat. Les fenêtres du Mac Do ont volé en éclats ce 25 décembre 1980. Plus tard, il traverse la chaîne pyrénéenne quand la famille s’installe à Port-Vendres. La vie aux frontières appelle l’enfant à passer de l’autre côté, lui donne une âme de voyageur. C’est à Marseille que Max poursuit ses études et à Aix-en-Provence qu’il s’inscrit à l’Institut d’Etudes Politiques. C’est parti pour Max : sa destinée sera forcément multiculturelle, Marseille la Méditerranéenne, Istanbul la ville aux deux continents, Berlin multikulti, Londres capitale du Commonwealth et que dire de Sarajevo ? et pour finir (pour le moment en tout cas), Strasbourg (Strassburg, Strossbüri). Marseille est tombée dans la diversité quand elle était toute petite. Depuis lors, elle n’a plus besoin de potion magique pour faire émerger des personnalités politiques aux noms de Haïdari ou Zéribi. Parce que la cité phocéenne, comme disent les journalistes, est cette ville de toutes les cultures, Max Disbeaux se dira toujours Marseillais, bien que de plus en plus Strasbourgeois. Aix-en-Provence pour Sciences Po. Londres pour son King’s College. Max parle bien évidemment anglais. C’est essentiel dans le monde où il vit, qui n’a pas de frontière. Istanbul est la plus belle ville du monde. Normal donc que Max ait été attiré par cette ville qui a la vertu d’aimanter (au sens presque étymologique du terme) tous les voyageurs. La première fois, Max est 149 Clés de sol allé en 2CV de Marseille à Istanbul. Plus tard, il est revenu pendant cinq mois pour de la création radiophonique avec l’Université (plus que francophone) de Galatasaray. Pour le jeune réalisateur, l’expérience est forte et inoubliable. Berlin a fait tomber son mur. Max parle allemand et aime cette langue de Goethe qui lui est indirectement encore utile aujourd’hui pour s’initier au dialecte alsacien, Mais Berlin est une ville-monde, à la créativité foisonnante et où, plus qu’ailleurs peut-être, la liberté prend tout son sens. Elle a accueilli le jeune Français pour un stage Erasmus d’un an. Sarajevo. C’est dans cette ville que Max Disbeaux a choisi d’effectuer un Service Volontaire Européen dans une activité de création radiophonique. Action Et enfin Strasbourg ! Celui qui fut pendant deux ans chargé de communication au Vaisseau, la « cité des sciences » strasbourgeoise, a quitté le navire pour se lancer dans la production audiovisuelle et la réalisation documentaire. Que de belles rencontres Max Disbeaux a pu faire par son activité de réalisateur et « développeur » ! a Sainte-Odile, le père Koehler qui fait passer aux visiteurs de ce site mythique son enthousiasme de faire vivre l’esprit sacré du lieu. a l’Espace Django Reinhardt au Neuhof où le 19 mai 2011, il animait un atelier participatif sur la culture de paix et les nouveaux outils internet, Jean-Claude Bournez, chef de projet à la Direction de la Solidarité de la Ville, comme lui féru d’éducation populaire et comme lui ancien Marseillais. Max est un réalinateur (le mot est de lui : un réalisateur qui crée du lien social). Dans chaque ville où il est passé, il s’est créé très vite un réseau, entre animation et réalisation. Mais ici à Strasbourg, c’est encore différent, plus fort sans doute. Max est devenu un vrai Strasbourgeois. Strasbourg n’est-elle pas la ville des routes ? (mai 2011) 150 Marguerite Keck, une enfance dans la guerre Marguerite Keck, une enfance dans la guerre C’est sûr, un jour, elle écrira cette histoire. Cette enfance au milieu des bombardements. L’exode. Le courage d’une mère. Les faits de résistance. Cette foi en Dieu qui permet l’héroïsme. Elle aurait dû s’appeler Colette si l’état-civil allemand n’avait pas préféré Marguerite, un prénom traduisible en hochdeutsch. Elle aurait pu mourir à la naissance lorsque sa mère accoucha seule d’une petite fille prématurée sans un miracle, le premier d’une longue série. 151 Clés de sol Au début de la guerre, Marguerite avait sept ans. Elle était la fille d’un militaire de carrière aux racines strasbourgeoises en poste sur la ligne Maginot, à Errouville en Meurthe-et-Moselle. Son père était adjudant chef de l’Infanterie. Les officiers et sous-officiers vivaient dans des maisons particulières avec jardins potagers; les soldats avec leurs familles vivaient dans des blocs. Tout cela a été dévasté par les bombardements allemands. « Dans ce fort, nous avions tout, des magasins, une école. C’est là que je fis mes premiers pas à l’école en parlant allemand et français en même temps, car mes grand-mères ne savaient pas parler français et j’allais parfois en vacances chez elles. » Exode a la déclaration de la guerre, il fallait tout laisser, la maison, le jardin, tuer le chien et le chat, mais le chat s’évada et ne fut pas tué. Le régiment de cette ligne Maginot a été le premier sous la menace allemande et les premiers à être évacués au début de la guerre. En 1940, le père de Marguerite Keck a été fait prisonnier. Sa mère a pris ses deux filles par la main, le cheval, le chariot, quelques affaires rudimentaires et la petite famille a pris la route en direction de l’Eure-et-Loir avec 24 autres personnes et des enfants dont un bébé de 6 mois. La responsabilité du groupe revenait à sa mère. a Chateaudun, elles restent 24 heures à peine dans un château, dormant sur le sol ô combien joli avec ses carreaux blancs. Là, ce fut un désordre indescriptible au milieu des têtes de la Croix Rouge essayant de répartir de leur mieux cette centaine de réfugiés qui n’avaient pas voulu cette guerre. Nous étions les seules Alsaciennes et de ce fait, nous étions appelées "les boches". Ce terme, je l’ai entendu maintes fois durant cette guerre maudite », dit-elle, « nous étions les maudits de la France et pourtant, nous étions plus françaises que d’autres. » C’est finalement à Lanneray que la famille Keck a été accueillie. Marguerite se souvient de ce village, de sa rue principale, son puits fleuri et à la droite de ce puits la maison du Maire où toutes trois allaient habiter au rez-de-chaussée dans une chambre unique. Marguerite se plaît à raconter ses souvenirs : le Maire de la ville se prénommait Jules - il était un vieux célibataire mais avait une maîtresse qui tenait un restaurant -, sa Traction avant (une voiture luxueuse pour l’époque), le vol à la fin du séjour. Et puis l’armée allemande est arrivée… La fuite n’était pas terminée. Les souvenirs de petite fille, entre Châteaudun et Vierzon, sont parcellaires mais précis sur des éléments 152 Marguerite Keck, une enfance dans la guerre marquants… plus de 70 ans plus tard. Ce sont les petites histoires qui font la grande Histoire. Marguerite raconte comment sa mère est repartie en Lorraine, franchit la ligne Maginot sous des balles de part et d’autre des deux zones, la zone française et la zone allemande, pour rechercher des affaires. Mais il ne restait plus rien dans la maison bombardée, juste la chatte qui avait fait des petits. Parmi les chatons, il y avait un petit rouquin que la mère de Marguerite a emmené avec elle. Ils l’ont appelé Frédéric. Frédéric a suivi ensuite tous les exils et toutes les péripéties de la famille, entre Paris et Strasbourg. Et puis cette belle anecdote : un jeune réfugié espagnol fuyant la dictature avec sa mère, son père avait été tué, il était tombé sous le charme de la fillette et il lui dit : « Quand tu auras 20 ans, je viendrai te chercher comme femme ». Ils ne se sont jamais revus. La fuite vers Vierzon a été particulièrement épique. Arrivés en gare de Châteaudun avec toute la tribu dont sa maman était responsable, en chariot tiré par des chevaux, il n’y avait plus de train. « Nous étions dans la rue ne pouvant plus fuir les Allemands. » Mais sa maman, qui avait un certain sens de l’orientation, découvrit caché sous des branchages et des arbres tout un régiment français dans une école. Elle prit la bicyclette et se rendit dans ce lieu comme pour demander un miracle à Dieu. Le Général fut charmé par sa mère et les soldats avec deux camions vinrent chercher tout ce monde de la Ligne Maginot. Courage La fillette a sauvé la vie de son entourage le jour où elle les a alertés que les avions qui les survolaient étaient allemands : « ils avaient peint les avions en bleu-blanc-rouge mais en inversant les couleurs ! » Il fallait encore fuir et fuir, emmenés par tout ce régiment en 14 camions et bateaux « sur roulettes » amovibles jusqu’à Vierzon. Il fallait dormir le jour et circuler la nuit, car « nous étions bombardés bien souvent », dit-elle, traire les vaches pour avoir du lait pour les enfants. Il fallait à tout prix arriver à Vierzon pour traverser un pont majestueux, tel que le pont d’Avignon, quelques heures avant sa destruction. Car de l’autre côté de ce pont, la zone libre française se dessinait. Ceux qui n’avaient pas pu rejoindre le pont à temps étaient tués. Le régiment qui accompagnait les réfugiés a abandonné tous les véhicules à l’entrée de Vierzon, les 14 camions dont quelques « bateaux à roulettes ». Marguerite n’a jamais compris pourquoi les militaires n’ont pas pris leurs camions pour aller au pont et le traverser, car ils avaient de l’essence. La mère de Marguerite a donné la bicyclette 153 Clés de sol à un capitaine français pour lui permettre de fuir et d’aller plus vite, afin de traverser le pont, car il était souffrant et au bout de ses forces. On ne connaissait pas l’heure de la destruction du pont. Chaque jour, le défilé des militaires français, en leur distribuant à boire et à manger au bord de cette route nationale qui les menait à la liberté. Puis, les Allemands arrivèrent, tuant sur leur passage tout ce qui bougeait, prenant les maisons d’habitation et garages pour leurs chevaux ou les gradés pour leur intimité. Comme sa maman parlait allemand, elle a souvent servi de traductrice pour l’hôtelier (« il a fait fortune avec ma mère ! »), auprès de la Préfecture, qui était devenue allemande. Anecdote encore : « ce Noir que nous avons déguisé en femme et couvert de farine pour le dissimuler ». Il fut prisonnier malgré tout mais il ne fut pas fusillé. En cachette, Marguerite lui apportait à manger et à boire. Il y eut beaucoup de soldats prisonniers. Sa mère était chargée de dire qui était un gradé. Elle savait que les gradés étaient fusillés et les simples soldats mis en prison. Alors, elle transmit le message en cachette que tous les soldats qui se présentaient à la Préfecture aux Allemands n’étaient que de simples soldats. L’armistice fut signé, mais il y eut beaucoup de morts, car le pont était détruit et beaucoup de personnes essayaient de fuir à la nage pour la liberté, en se faisant tués ou en se noyant. Le retour à Châteaudun. Le chat Frédéric était encore en vie. Par la suite, il fut sauvé par un médecin militaire à Paris. Il fallait fuir encore et essayer de regagner l’Alsace, mais d’abord Paris, (enfermés dans une école pendant 3 semaines) avant de pouvoir regagner la Lorraine pour revenir à Strasbourg. La mère de Marguerite qui se trompe de valise dans la fuite en perdant toutes les affaires personnelles. La rencontre avec Rommel à Châteaudun, de passage avant de vouloir aller en Angleterre, qu’il n’a jamais franchi, car il disait que la guerre était perdue pour les Allemands. Il a même pris la fillette sur ses genoux et promit à sa maman de transmettre une lettre à son papa et de le retrouver même s’il est prisonnier. Le Maréchal allemand tint sa promesse et retrouva la trace de son père, prisonnier à Metz – Woippy, à deux pas de chez sa bellesœur ! De retour à Metz, « on a vu mon père prisonnier derrière le grillage, j’ai crié Papa ! » raconte Marguerite, « c’était une intense émotion ! ». Ensuite libéré, il a rejoint la Résistance et la famille est venue habiter à la Robertsau à Strasbourg chez les parents de son père avec « Frédéric ». La fillette sauva une fois encore la vie de sa famille un jour de visite de la Gestapo où elle eut l’audace de montrer une carte postale décrépie 154 Marguerite Keck, une enfance dans la guerre de Hitler faisant croire qu’elle l’avait trop caressée. En 1944, un soir de bombardement, il y a eu un grand bruit dans le grenier, « les tuiles avaient valsé dans un tourbillon en se fracassant devant nos yeux sur le sol en grande quantité ». Marguerite, courageuse et sans doute aussi curieuse, habillée d’une charmante chemise de nuit, car il était 22 heures, a glissé sa petite tête avec ses longs cheveux défaits (les nattes étaient pour le jour), à travers la trappe du grenier. Un homme, coincé autour d’une poutre dans les liens de son parachute, tendit un revolver sur elle, c’était un parachutiste anglais, habillé de l’uniforme de la Navy, « un beau gosse », aux cheveux bruns et aux yeux bleus, Marguerite connaissait deux mots en anglais, elle dit : « I love you ». « La Gestapo est venue nous trouver à cause du toit ouvert au ciel, ils recherchaient le parachute. Mais comme j’étais très dégourdie pour mon âge, maman hospitalisée, grand mère âgée et qui n’avait rien remarqué, je sortis de ma cachette pour leur montrer l’embout d’une bombe, d’ailleurs très lourde, qui quelques jours auparavant était tombée dans le jardin. Ils le crurent et partirent. » Libéré de son parachute, habillé ensuite en civil avec les vêtements du père de famille, le jeune soldat a pu reprendre sa route, grâce au père de Marguerite arrivé au milieu de la nuit pour voir ses enfants, la maman étant hospitalisée. Quelques temps plus tôt déjà, un Hollandais blond, jeune, amené par son père, avait été caché dans la cave de la maison familiale et les enfants lui apportaient à manger, de l’eau pour se laver, etc. « L’Europe a commencé à la Robertsau dans un grenier en 1944 », sourit Marguerite Keck que nous allons retrouver bientôt avec son nom d’épouse, Marguerite Zabern. a suivre… (juin 2011) 155 Clés de sol (suite) Marguerite Zabern, une vie, deux passions Je suis une Marguerite aux pétales blanches et au petit cœur jaune. Je pousse partout, dans les près, dans les jardins, je fleuris des tombes et des maisons. Je pousse au gré du vent, de la pluie, des tempêtes, de la neige et toujours je redresse ma tête et jamais je ne faiblis. a présent, je me sens un peu courbée par les années et la faiblesse de mon cœur, même si je contemple encore de beaux jeunes hommes ravissants à aimer dans les Clubs, au sein de la Fédération et partout où je pose le pied. Lorsque Marguerite Keck (voir notre récit précédent) a fait sa confirmation à l’âge de 14 ans, le pasteur lui a donné le verset suivant : Psaume 37, verset 5 « Recommande ton sort à l’Eternel, mets en lui ta confiance et il agira ». Et il ajoute le verset 6 qui dit : « Il fera paraître ta justice comme la lumière ». Combien le pasteur avait vu juste en disant « recommande ton sort à l’Eternel ». Lorsqu’à l’âge de 16 ans, elle s’est retrouvée sans père ni mère tous deux décédés, elle a remis ce sort à l’Eternel et il l’a secourue. Tourbillons La fillette de la Robertsau était attirée par le dessin, la musique, la danse et les arts plastiques mais bientôt, c’est une autre passion qui va remplir sa vie. Elle a toujours rêvé de patiner, à la recherche de la beauté, de l’art, de la finesse, du régal, de la satisfaction de la glisse. Un jour d’hiver, un cousin l’a emmenée sur le lac gelé du Baggersee près de Strasbourg. Elle devait avoir 11 ans. Il lui a mis les patins de sa maman et l’a entraînée « sur cette étendue de glace à tourbillonner en une valse de rêve enfin réalisée », comme elle le raconte dans ses mémoires « Une vie sur un tapis de glace ». Le conte de fées a commencé ainsi. « Le lac était transformé en patinoire, les branches des arbres recouvertes d’un manteau blanc entourant le lac, étaient devenues les spectateurs dont le vent les faisait bouger en de mains applaudissant. Le soleil faisait partie de ce décor magique, illuminant de mille feux cette étendue féerique. » Marguerite a renouvelé l’expérience sur le lac de l’Orangerie à Strasbourg, 156 Marguerite Zabern, une vie, deux passions où « seule, je m’envolais tel un cygne silencieux en faisant des arabesques sur ce miroir magique. » En février 1961, Marguerite Keck n’avait pas encore 30 ans. Elle pratiquait le ski depuis ses 17 ans, d’un bon niveau, à Valloire, et un jour, chaussée de patins de location, elle a pris des leçons de patinage chez le professeur « Tintin », qui avait lui-même appris sur le tas mais capable de faire un saut de valse, une arabesque et une pirouette, ce qui émerveillait Marguerite. Il l’a encouragée à aller à la patinoire de Strasbourg, qui se trouvait dans un hall de foire au Wacken, pour continuer à évoluer sur la glace. Depuis lors, et malgré son emploi qui l’occupait 48 heures par semaine, chaque matin avant le travail, chaque midi, chaque soir et chaque week-end, elle allait à la patinoire pour prendre des cours payants. En octobre 1961, elle a voulu s’inscrire au club, mais, surprise ! Il n’y avait pas de club ! Elle a ainsi créé elle-même le club en louant la glace au propriétaire des lieux et en cherchant un président et un vice président, trouvés parmi des adeptes des sports de glace du milieu hospitalier. Marguerite Zabern - Keck devenait la secrétaire et trésorière de l’association, pour un mandat de cinquante ans ! Des années de bonheur… « Chaque année l’Assemblée Générale ressemblait à une fête de famille où chacun venait. Les patineurs recevaient leur diplôme d’une médaille passée avec succès au cours de la saison et les compétiteurs un bouquet de fleurs. Ils étaient à l’honneur un soir, comme il se doit pour le travail bien fait au cours de la saison, de vrais champions en herbe à la quête d’arriver un jour aux Championnats de France. » Certains patineurs strasbourgeois se sont hissés au plan national, voire international. - L’apothéose furent les Championnats d’Europe à Strasbourg en 1978 avec la patineuse strasbourgeoise Sabine Fuchs dans les dix meilleures places continentales en couple, applaudie par un public enflammé. Au fil des ans, Marguerite a pris des responsabilités régionales – elle a créé la Ligue de l’Est en 1970 et nationales – elle ne manque aucune assemblée générale de la Fédération française des sports de glace (elle a assisté déjà à 49 AG fédérales !) et a reçu de la FFSG une médaille d’or le 28 mai 2011 pour ses cinquante années d’activité. Il y a, dans les meilleurs souvenirs de Marguerite Zabern, cette année 2005 où, après tant d’années d’attente (depuis 1961 !), tous les passionnés de la glisse à Strasbourg ont pu enfin chausser leurs patins sur ce magnifique équipement des sports de glace (3330 m2 de glace), l’Iceberg, inauguré en décembre. 157 Clés de sol La juge Dans « le patinage », Marguerite est une personnalité appréciée de tous, avec un sens profond des responsabilités, capable en même temps de mettre de l’ambiance et de détendre l’atmosphère souvent crispée de ce milieu. « Je sais parler à cœur ouvert et alors mes paroles ont un sens de la vie. » confie celle qui a souvent trouvé les mots qu’il fallait pour les compétiteurs stressés par l’enjeu. 50 ans de club, d’un dur labeur, 50 ans de secrétariat où elle n’a pas vu passer le temps, des semaines de plus de 35 heures lorsqu’on compte les permanences et le temps passé à la maison pour écrire et préparer une nouvelle saison. Un mandat au Conseil Fédéral, toute jeune, elle ne pouvait pas prendre de congé pour venir aider aux Jeux Olympiques de Grenoble, ni aux Championnats ISU à Lyon. Quelle déception pour elle, mais des années après, elle a eu Nice, Paris et une longue liste de jugements à travers la France et le monde. C’est en 1964 que Marguerite Zabern est devenue juge de patinage artistique, juge de médailles d’abord, et se déplaçant à ses frais pour juger « en blanc » les grandes compétitions nationales dans les gradins des patinoires. Elle a jugé sa première compétition, un Championnat de France Minimes, en 1970. « Une boîte autour du cou et la feuille de juge sur la boîte, en main le crayon, j’avançai sur la glace avec un cœur palpitant, des genoux qui flageolaient et une bouche qui se séchait, ayant brusquement les symptômes de l’amour. C’est ce que j’appris plusieurs années après. J’avais l’impression que ma dernière heure était arrivée. J’avais rien demandé et me voilà poussée en avant comme un ballon qu’on lance à toute vitesse dans le vent. » Depuis lors, elle a jugé près de 600 compétitions dont une centaine à l’étranger, en prenant des congés à chaque fois. C’est un choix. Certains partent se dorer au soleil sur une île, d’autres se font geler au bord des patinoires. Mais il vaut mieux ça : le soleil brûle et provoque des cancers, le froid conserve. « Ce qui est formidable, apprécie-t-elle, c’est reconnaître le talent de nos athlètes. C’est leur donner la récompense en quelque sorte en leur donnant du courage. » Etre juge, c’est une école de la vie : apprendre à se maîtriser, à garder son calme, à se dominer. La glace donne des ailes ! Souvent « juge de dépannage », elle a connu tous les désagréments de la fonction mais aussi un incroyable rapprochement des cultures, des coutumes, des 158 Marguerite Keck, une enfance dans la guerre religions, des nations, avec la fierté de représenter la France auprès de tous. « Aujourd’hui le temps est venu de partir, car j’arrive à la fin d’un livre de vie. C’est normal à 78 ans, même si mon cœur se sent toujours 30 ans. J’ai promis de rester jusqu’en octobre pour former d’autres bénévoles et m’investir juste pour les Championnats de France Elites 2012 encore (qui auront lieu à Strasbourg) et être une main solide pour ma présidente Joëlle Bonnomet. » Marguerite Zabern prend souvent la plume et pas seulement pour rédiger avec méthode les comptes-rendus de réunion, Elle est connue pour ses discours passionnés et enthousiastes – 100 % nature – où elle rend hommage aux jolies filles et aux princes charmants qui l’entourent. Elle a son entrée officielle aux DNa où elle rédige tous les articles du patinage et a créé une véritable relation d’amitié avec les journalistes de la rédaction. L’hôpital Marguerite Zabern a aussi pris la plume pour raconter sa vie professionnelle, sa deuxième passion : 43 ans, salariée de la Caisse Régionale d’Assurance Maladie : d’abord en tant que secrétaire médicale puis en tant qu’infirmière. C’est le 1er octobre 1950, à l’âge de 17 ans, qu’elle a fait son entrée dans le service du Docteur Entz, un véritable père pour elle, devenue orpheline, et son service était une nouvelle famille. Les Hospices Civils, c’est une ville dans la ville, un peuple dans le peuple. Dans Un certain bonheur au service des autres (auto-édition), Marguerite Zabern raconte avec beaucoup d’humanité les anecdotes chaleureuses de son travail auprès des personnes hospitalisées et au côté de tous ces professionnels (médecins, infirmiers, aides-soignants,…) qui forment un ballet magique au service des malades. 1968 a été l’année de la chance, au temps des barricades. Marguerite apprend que des bourses d’études peuvent être accordées pour devenir infirmière. Le rêve d’enfance pouvait enfin se concrétiser pour elle qui, à l’âge de dix ans, faisait des injections à sa mère asthmatique. Après un travail assidu par correspondance puis à la toute nouvelle Ecole d’infirmières de la rue Saint Marc, après la succession de stages divers, les uns et les autres plus exemplaires, elle entre enfin dans la fonction, avec le Diplôme en poche, le 2 octobre 1972, au Centre de Réadaptation Fonctionnelle 159 Clés de sol (CRFC) du boulevard Clémenceau. Trois ans plus tard, presque jour pour jour, le 1er octobre 1975, elle entre au Centre de Traumatologie et d’Orthopédie (CTO) d’Illkirch pour y rester jusqu’à son départ en retraite, le 15 septembre 1993 au soir. Le récit de Marguerite Zabern est à lire et faire lire à toutes celles et ceux qui se destinent au métier : un foisonnement d’anecdotes, un hymne à la vie et à l’amour, ponctué de citations bibliques inspirées, se concluant par : « C’est dans la tranquillité et le repos que sera votre salut ; c’est dans le calme et la confiance que sera votre force. » (Esaïe, 30.15) « J’aimerais terminer mon récit par le verbe Aimer. Aimer, ce n’est pas penser à soi, mais aux autres, aimer, c’est se donner tout entier à une cause noble, donner avec humilité, le meilleur de soi et de se dire, je peux partir, j’ai donné de l’amour à vous tous, j’ai aimé vos regards, vos yeux, vos sourires. J’ai apprécié votre travail et tout cela je l’emporte avec moi dans une seule photo colorée de vos visages. » Ce portrait est un hommage à Arthur. Il faut dire que Marguerite a tellement patienté avant de rencontrer - dans la même rue où il habitait depuis 15 ans ! - l’homme de sa vie, à l’âge de 52 ans. Malheureusement la maladie l’a emporté après quatre ans et six mois de souffrance à l’âge de 64 ans. « Les quelques années ensemble, malgré la maladie, méritaient d’être vécues et aujourd’hui je sais qu’un jour je le rejoindrai pour l’éternité. » dit Marguerite. « Aimer, aimer, tout le reste n’est rien » (Jean de La Fontaine). La vie de Marguerite Zabern - qui a encore beaucoup à vivre et à témoigner –, dans l’une et l’autre de ces deux passions, vaut bien un 6.0 ! (juin 2011) 160 Michel Hentz en co-voitur’ange Michel Hentz en co-voitur’ange C’est en 1984. Michel Hentz sort tout juste d’une réunion des parents de la crèche parentale qu’avec quelques amis il a créé pour partager la garde des enfants. Les réunions sont souvent interminables et il est déjà pas loin de onze heures du soir. Il se dirige vers l’Ange d’Or, le caféconcert qu’il a monté deux ans auparavant avec un statut de SARL avec une quarantaine d’associés et dont il est le gérant. 161 Clés de sol Arrivé à proximité de la rue des Orphelins, il entend monter de façon anormale le bruit que fait la musique du groupe invité ce soir-là. Il comprend vite pourquoi : toutes les portes sont ouvertes et dans la rue, il y a un attroupement de gens qui ne peuvent pas entrer avec un profil très différent du public habituel du lieu. La police est là, sans doute appelée par le voisinage. Michel Hentz se présente à eux. Mais juste avant qu’ils ne verbalisent, le groupe se met à interpréter l’un de ses morceaux originaux. On peut entendre : « Ne la laisse pas tomber. Tu sais c’est pas si facile Etre une femme libérée. » Dés les premières notes, la police change de comportement : « ah, c’est eux ! alors, c’est bon, pas de problème. Bonne soirée !». Sur la scène, Christian Dingler, alias Cookie, invité régulier de l’Ange d’Or, se produisait là comme d’habitude, par fidélité. La chanson « Une femme libérée » a été écrite en une heure sur un coin de table de cuisine par une copine et voisine de Cookie, Joëlle Kopf, une jeune mère de famille et enseignante strasbourgeoise d’une trentaine d’années. C’était une chanson parmi d’autres du répertoire du groupe, mais voilà ; elle commençait à tourner de plus en plus sur les radios ; une chanson légère, simple, dynamique qui correspondait parfaitement à l’esprit de l’époque et qui montait en puissance dans les ventes françaises. Michel Hentz et son équipe, Cookie, Joëlle se sont trouvés eux-mêmes surpris par l’ampleur du phénomène. Un moment épique de la vie nocturne strasbourgeoise. How many roads ? La nouvelle équipe de l’Ange d’Or avait repris ce lieu en 1982 en faisant la tournée des amis prêts à prendre une part de 600 francs dans la SARL, une somme loin d’être ridicule à l’époque. Les habitués du lieu se retrouvaient là midi et soir où on leur proposait en même temps une restauration sympa, de la musique et une ambiance entre potes. Michel Hentz avait abandonné son boulot de prof d’anglais pour se lancer dans cette aventure. So british. Il faut dire qu’en cette fameuse soirée comme en toutes circonstances, Michel sait toujours garder ce calme très britannique de l’anglophile qu’il est depuis ses années - lycée à Sarrebourg. Au pays de la montagne inspirée du Donon, on a toujours le choix de basculer d’un côté ou de l’autre, vers la Lorraine (Nancy, Metz) – c’est ce qu’a fait par exemple son camarade de terminale, Jean Stock, le fils du maire, devenu grand journaliste puis patron de télévision – ou bien alors vers 162 Michel Hentz en co-voitur’ange l’Alsace – c’est ce qu’a fait Michel .D’un côté comme de l’autre, il y a l’Europe, Luxembourg ou Strasbourg, on élargit son horizon, et au-delà de l’Europe, il y a le monde. Michel Hentz, en fac d’anglais à Strasbourg en 1968, n’a jamais eu l’idée de passer sa vie derrière un pupitre en tant que prof. La langue anglaise est plutôt une ouverture sur un monde musical, artistique en pleine gestation. a cette époque-là, on venait de créer les IUT. Un ami, étudiant à l’IUT Chimie derrière le Palais U, lui a dit qu’en Carrières de l’information, ça avait l’air plutôt cool et qu’il y avait plein de filles. Michel s’est alors inscrit dans le même temps à l’IUT. Pour rester étudiant plus longtemps peut-être, il a prolongé ensuite par les Hautes Etudes Européennes et une maîtrise d’Anglais. Au moment où il fallait faire un mémoire de fin d’études, les étudiants les plus carriéristes choisissaient un sujet bien pointu qui devait leur ouvrir les portes de l’institution. Michel, lui, s’est intéressé pour son mémoire à ce petit parti anglais dit « liberal » (au sens anglais, plutôt à la gauche de la gauche) et surtout à sa branche jeune, les Young liberals, groupuscule qui avait alors plutôt des pratiques très spontanéistes mais une véritable action antiraciste et surtout anti-apartheid (Afrique du Sud). Ils avaient même une représentation parlementaire au Conseil de l’Europe et quand Michel a pu y rencontrer un assistant, ils se sont immédiatement reconnus par leurs looks bien éloignés du costard – cravate. Yeaah ! How many times ? Les étés, Michel Hentz les passait en Angleterre. Un jour d’août 1969, il voit des affiches pour un concert où on parlait des Who, des Moody Blues et surtout du retour de Dylan. Incroyable ! Avec un ami, avec le peu de sous qu’il leur restait, ils achètent plusieurs billets, espérant par le gain de la revente au noir se faire suffisamment d’argent pour se payer ensuite le retour à Strasbourg. Nouvelle surprise en arrivant sur le lieu, c’était un immense terrain avec des centaines de milliers de personnes, c’était le festival de Wight. L’année suivante en 1970, il y retourne en connaissance de cause pour y voir Miles Davis, les Doors et Jimi Hendrix. C’était les années routard en Dedeuche, ou plus précisément en Dyane. En juin 1971, Michel avec un copain et une copine prennent leur petite Citroën, direction le Pakistan (la nouvelle ville d’Islamabad) et l’Inde (New Delhi). L’Iran fabriquait un modèle de Dyane à l’époque et pour trouver des pièces de rechange, c’était facile. L’année suivante, c’est 163 Clés de sol le Tour de la Méditerranée mais Kadhafi n’en faisait déjà qu’à sa tête, il imposait un certificat de non-judéité aux touristes, un document qui n’a jamais existé nulle part évidemment mais un ami curé a bien voulu faire un papier. Au même moment, Kadhafi a fermé la frontière avec l’Egypte. Il a donc fallu changer d’itinéraire et prendre le bateau pour la Sicile et la Turquie puis la Syrie et enfin le Liban. En étant immatriculés RL comme République Libanaise, on les prenait pour des Libanais malgré leurs chevelures blondes ! En 1973, c’était l’Amérique du Nord, la traversée des Etats-Unis et du Canada en auto-stop. En 1974, la traversée de l’Afrique, direction Libreville au Gabon, avec une vieille Land Rover d’occasion, revendue à bout de souffle en pleine forêt gabonaise. Elle avait bien servi ! a son retour, cap sur le sud marocain, où Michel enseignera l’Anglais pendant deux ans. C’est le début d’une courte carrière d’enseignant qui s’achèvera avec l’ouverture de l’Ange d’Or en 1982. Pendant cinq ans, l’Ange d’Or tourne à fond. L’adresse est incontournable pour la jeunesse branchée de Strasbourg mais surtout pour les musiciens. Michel Hentz et ses amis ont toujours une idée d’avance. Le Festival Jazz d’Or est lancé en 1986. Il existe toujours aujourd’hui et il est un événement majeur de l’année culturelle à Strasbourg. Michel aime ainsi lancer de nouveaux projets. Au départ, on pense à une manifestation unique. Puis ça marche tellement bien que l’on fait une deuxième édition, puis une autre,… Quand l’événement marche, il a envie de passer à autre chose… la manifestation pourrait continuer sans lui. En 1988, il fallait bien se rendre à l’évidence que le lieu de l’Ange d’Or n’était plus conforme ni à son développement ni aux exigences de tranquillité nocturne pour le voisinage. L’ouverture du Café des Anges, à quelques pas de là, au cœur de la Krutenau, a été la solution au problème. Le nouveau café-concert a été ouvert par une équipe mixte de l’Ange d’Or et de la Chambre des Métiers, l’autre lieu branché de l’Avenue des Vosges. Fin d’une aventure et début d’une autre, plus fabuleuse encore, avec sept concerts par semaine et les plus grands jazzmen qui sont passés par là, avec Didier Lockwood, le fidèle Bireli Lagrène, le grand guitariste manouche strasbourgeois, et tant d’autres… How many years ? Michel Hentz est ainsi devenu producteur (« on peut dire cela comme ça ! »), plutôt accoucheur d’événements. Au Café des Anges, 164 Michel Hentz en co-voitur’ange on voyait souvent passer des musiciens qui venaient avec un accordéon. L’accordéon est un instrument facile, pas besoin d’une lourde logistique, et qui plaît à tous les milieux, à toutes les générations. Ainsi est né le Festival Le Printemps des Bretelles en 1998, proposé à la Ville d’Illkirch-Graffenstaden, une ville où il ne se passait rien, où la culture était parasitée par la trop grande proximité de Strasbourg. Les Bretelles ont commencé en un lieu, l’Illiade, puis deux, puis trois… et en 2011, le Festival de l’accordéon est l’évènement populaire attendu au sud de l’agglomération. En 1999 est née l’idée d’un festival autour des musiques et des expressions artistiques de la Méditerranée, permettant de valoriser les apports migratoires par la culture. Très actif dans ce projet, Hossein Mokry, a souhaité que le festival Strasbourg Méditerranée puisse fédérer les projets culturels des associations référées à l’immigration. Chacune devait proposer son projet et rechercher ses financements, le festival leur offrant une vitrine de premier plan, à un moment précis de l’année (décembre) et une bonne communication. Michel Hentz avec l’association Decade assuraient cet accompagnement. Le festival, sous la houlette en particulier de Salah Oudahar, un homme de théâtre d’origine algérienne, a pris une ampleur que nul n’aurait pu imaginer au départ, multipliant les événements et les formes d’expression. Le développement a été si important qu’il est alors apparu nécessaire un jour de créer une association propre à Strasbourg Méditerranée, interlocuteur unique pour les partenaires financiers. Chaque année, un thème fédérateur est retenu ou un concept. En 2011, il s’agit du thème Exils. Au printemps 2011, on note de fortes inquiétudes du côté de l’Etat qui semble vouloir se désengager. Le Président de Strasbourg Méditerranée, Muharrem Koç, issu de l’Association citoyenne interculturelle (ex Association de solidarité avec les travailleurs de Turquie) a lancé une alerte. De nombreux projets sont en suspens, dépendant des décisions financières. Michel Hentz continue à suivre tous les projets qu’il a initiés, multipliant les contrats pour chacune de ses prestations. Il gère son affaire depuis son domicile - bureau de la rue des Bains, un espace à vivre, propice à son way of life, un lieu magique découvert en 1991. Depuis longtemps, Michel cherchait alors à quitter son appartement sur quatre niveaux de la Place du Marché Gayot pour un lieu plus fonctionnel en cherchant à transformer un site d’entreprise en un espace habitable. L’occasion s’est présentée en ce lieu et le hasard a voulu que l’adresse était celle de l’imprimeur qui depuis longtemps réalisait ses affiches. 165 Clés de sol Un autre grand plaisir de Michel Hentz est de « s’occuper » de Tartine Reverdy, cette artiste strasbourgeoise extrêmement talentueuse. Tartine a un titre qui s’appelle « covoiturage ». Toute la vie de Michel Hentz a été du covoiturage. Sur la vie, Tartine a un beau texte qui dit ceci : « La vie elle n’est pas grise, elle est comme ça, pleine de surprises !” C’est la devise d’Élise, à fond sur sa chaise roulante; c’est celle de Victor qui trouve au fond du grenier un tapis et s’envole, de Katmandou à Tombouctou, de Stockholm à Lisbonne, et hop ! Et c’est bien sûr celle de Tartine qui nous invite à colorier tout ce qui nous tombe sous la main. Ici, les chansons sont de toutes les couleurs : des bleues pour buller en été, des vertes avec des graminées dedans, des rouges pour parler des choses pas justes et pas seulement... pour dire qu’on n’est jamais ni noir ni blanc mais rose chamalow, vert haricot, rouge coquelicot, couleurs pêle-mêle.... » (juin 2011) 166 Pascale Spengler à cache-cache Pascale Spengler à cache-cache Pascale Spengler est bien née quelque part : « Je suis née en 1957 à Minversheim. J’ai grandi dans ce petit village alsacien, catholique. Fille de paysans, je lisais mes livres en cachette. Lire était moins utile que travailler dans les champs. Un collège a été construit dans le petit bourg à côté. J’ai été fascinée par les vies misérables et étriquées. Depuis j’ai grandi. » La famille, c’était huit filles et un garçon. Le garçon est arrivé en dernier. Ouf ! a dû dire Joseph, le père. Il a prénommé son fils… Joseph. 167 Clés de sol Pascale Spengler existe-t-elle vraiment ? Parler avec elle, c’est s’embarquer dans une histoire où on va traverser une forêt de noms, - chaque nom est porteur de fictions -, qui peuplent son univers. « Il est difficile de grandir » Jean-Claude Schaetzel, psychiatre et psychanalyste strasbourgeois, aujourd’hui décédé. Il a travaillé, dit-on, jusqu’à son dernier souffle. Que sous-entendait-il lorsqu’il a dit à Pascale: « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » ? Qu’elle devait aller plus loin encore dans la prise de risques ? Pour transformer les choses, il fallait casser ce qui existait, pour que quelque chose de nouveau puisse advenir… Communiquer, pour elle, c’était transmettre à un autre des impressions, des expériences, des savoirs, de la connaissance. Or trop souvent elle percevait le malentendu. Autour de Pascale, on a toujours beaucoup parlé « psy ». Normal donc qu’elle s’engageât un jour à entreprendre un travail analytique avec le grand Dr Schaetzel pour aller à la rencontre de son inconscient. Elle a pu acquérir des outils pour savoir analyser les situations, et rendre conscients les mécanismes de l’inconscient. Non pas être coupable mais capable ! Voler de ses propres ailes et trouver sa langue, y habiter et s’y sentir bien. Norbert Engel, dans sa bibliothèque. En descendant de l’échelle, il la toise affectueusement : « Pascale, c’est difficile de grandir ! ». Victor Rotelli, metteur en scène argentin. Il a créé à Strasbourg la compagnie Anabasis où Pascale se forme au « théâtre-laboratoire Odin Teatret-le Tiers théâtre » au début des années 80. Elle apprend à exprimer par son corps une relation au monde. « J’ai interprété des personnages : la muette, Macha en deuil de sa vie, l’opportuniste stalinienne, l’actrice dépressive, la concentrationnaire, l’auteur poète, l’amoureuse, la juive, la communiste… » Chaque expérience était un apprentissage. Elle ne se reposait jamais sur un acquis. Sa matière : l’être humain. Elle était curieuse de connaître, d’apprendre, de comprendre. Sa nécessité : aller constamment à la rencontre de l’étrangement autre, l’inconnu, sonder et explorer ses profondeurs, une remise en question perpétuelle. Elle avait compris que l’acteur quand il ne savait pas ce qu’il devait faire, attendait les ordres d’un metteur en scène. Celui-ci lui dictait sa manière de se comporter. Il obéissait à un texte. Que l’acteur ne soit pas autonome lui déplaisait. Elle voulait être une actrice à la recherche de ses propres mots qui porte un regard sur 168 Pascale Spengler à cache-cache elle-même et le monde qui l’environne. Elle comprenait que c’était le début d’une longue quête à la recherche de soi. Foirades Marc Lador, lui aussi décédé. Pascale l’a rencontré en 1987 et ensemble; ils ont fondé les Foirades, pratiquant un théâtre hors les murs. Ils ont commencé par occuper la Halle B SNCF à Bischheim, un ancien atelier de réparation de locomotives, ouvert à tous les vents, une sorte de hangar industriel à l’abandon n’ayant plus de fonction. Marc, amoureux fou de Samuel Beckett, jouait et mettait en scène avec Michel Froehly, Pascale jouait et réalisait les scénographies. « Nous étions des stakhanovistes. Nous voulions prouver que nous étions capables. Nous cherchions à être reconnus par nos pairs. Nous avions du désir. a Strasbourg, ce type de théâtre qui donnait à entendre une parole contemporaine, qui enfin rendait compte du rapport de nos contemporains, entre eux, et la société, était rare. Seul le TNS remplissait cette fonction, et nous étions convaincus que ce n’était pas suffisant, que nous aussi devions semer la bonne parole pour pouvoir construire un monde meilleur. Du moins c’était ma croyance. J’étais convaincue qu’ « un mieux vivre était possible » à condition que les gens aient accès au savoir. Thomas Bernhard, Beckett racontent le monde qui advient après Auschwitz et « le plus jamais ça » d’Adorno ». Pascale a fait sa première mise en scène en 1989, avec un groupe de sept jeunes femmes, le titre : « Jeux de Média(s) ou Mediaspiel». C’était l’année de commémoration du bicentenaire de la révolution de 1789. Pour elle, ce fut la possibilité d’interroger ce qui s’est passé entre le procès de Nuremberg et la révolte qui agitait les membres de la Rote Armee Fraktion avant qu’ils ne soient arrêtés et emprisonnés à Stammheim. C’était au Théâtre du Marché aux Grains à Bouxwiller. Elle avait à de nombreuses reprises collaboré en tant qu’assistante et actrice avec Pierre Diependaele. Elle fut avec lui deux années de suite au Théâtre du Peuple à Bussang en 1988 et 1989. La fille de paysans a mis du temps à se sentir légitime dans le monde de la culture. Son parcours est celui d’une autodidacte qui, selon les projets qu’elle entreprend, apprend. C’est en pratiquant un théâtre tout terrain, de catacombe, dans une cave, à Hautepierre, transformée en théâtre de poche, sous la toile, le chapiteau de Raymond Roumegous au parc des Contades, dans les locaux d’assainissement 169 Clés de sol rue du Hohwald, dans une Halle B SNCF, en pratiquant un théâtre de la périphérie, qu’elle finit par acquérir un savoir faire et par gagner sa place au soleil sur un vrai plateau de théâtre où enfin son travail comme celui de ses collaborateurs sera considéré et rémunéré à sa juste valeur. Elle put ainsi mettre en scène « les Justes » d’Albert Camus. Elle a été avec le Scarface Ensemble, Elisabeth Marie et Bernard Bloch et Articulations Théâtre, Jean-Jacques Mercier, une des pionnières de l’aventure des Compagnies indépendantes, importatrices des textes contemporains, ici en Alsace. Elle a également milité avec Salah Oudahar et Mokhtar Benaouda au sein des Vibrations algériennes et de Mémoire et Citoyenneté et a participé aux premières éditions du festival Strasbourg Méditerranée avec Michel Hentz (voir son portrait par ailleurs) et Hossein Mokry et à la mise en scène du Bazar d’Aziz Chouaki. Elle a collaboré avec Jean Hurstel, le Centre Européen de la jeune création, et « la politique Trautmann » dans le cadre du développement culturel des quartiers en menant des enquêtes dans le quartier Hautepierre. Cela a donné naissance à un texte de Christophe Huysman édité à l’Avant-Scène théâtre (1992-1994) : « Manuel de Hohenstein, là où l’éternité s’est arrêtée », représenté pendant un mois dans une cave de la place Erasme à Hautepierre, avec des partenaires comme la S.E.R.S, l’Office des HLM, France Culture, le TNS et le Maillon. Entre-temps elle fut aussi enseignante. Elle a formé de nombreux élèves dont Alexandre Lutz, au Tremplin Jeune Théâtre pendant une dizaine d’années au Théâtre Jeune Public, de 1986 à 1996. Elle a également enseigné à l’Ecole Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg entre 2002 et 2005. Toute la violence du monde Entre 2003 et 2005, Pascale Spengler entreprend un projet de coopération culturelle en réalisant une série de résidences croisées entre la France (Strasbourg) et la Serbie (Novi Sad) avec le Human Teatar. Elle avait voulu mettre en scène après « En attendant Godot » de Samuel Beckett, « Manque » de Sarah Kane. Finalement elle n’obtient pas les droits d’auteur, et ce fut « La Correction » de Heiner Müller qu’elle porte à la scène. L’histoire d’un ouvrier, un Allemand de l’Est, né aux environs de 1910. En 1933, il se retrouve dans les camps de concentration pour ses convictions politiques communistes. En 1945 après la libération, parce qu’il vit très mal de retrouver à 170 Pascale Spengler à cache-cache des postes de responsabilité d’anciens nazis, il ne peut s’empêcher de casser la gueule à un de ces reclassés et blanchis. Il est jugé et le Parti désavoue son acte. L’Allemagne pour sa reconstruction avait besoin de tout le monde quel que soit le passé de la personne. Bremer est envoyé « au vert » dans un camp de travail. Heiner Müller, l’auteur, raconte la tragédie d’un oublié de l’Histoire, cet ouvrier, pris dans les tourbillons des grandes catastrophes du XXe siècle, son destin proche de celui d’une sorte de Woyzek contemporain, dans la filiation de Büchner. Sarah Kane, dramaturge britannique, née en 1971, évoque dans ses créations la violence du monde, le viol, la guerre. a l’âge de 28 ans, Sarah Kane s’est pendue avec ses lacets dans les toilettes d’un hôpital. Pascale l’a mise en scène : Initiales SK. « J’ai l’amour de la marge. J’ai toujours été attirée par les marges, et les marginaux. La stigmatisation est productrice de rejet et de haine. ». Lorsque Pascale me dit cela, sur la terrasse d’un restaurant de la place d’Austerlitz, un clochard s’approche de nous pour faire la manche. La patronne du lieu court vers lui et le chasse avec un grand bâton. « Tape là » lui dit le clodo en lui montrant son front. « Pas la peine, dit la patronne, de toute façon, il n’y a rien dedans ». Scène de vie. Scène de théâtre dans la rue. Langue des signes Les artistes muets. Pascale Spengler les surnomme ainsi parce qu’ils ne parlent pas verbalement. Ils pratiquent le langage des signes mais pas celui des sourds-muets, qui est encore un autre langage. Elle a regardé les fabrications des peintres, des photographes, des vidéographes, des scénographes, des cinéastes, des performeurs du body art. Elle a étudié la mise en scène en regardant des tableaux, de l’image. Elle s’est familiarisée avec les langages plastiques à l’École Supérieure des Arts Décoratifs à Strasbourg et à l’école de la vie, au gré des rencontres. « J’ai croisé des êtres qui m’ont appris à regarder. Je n’ai pas validé mes études avec l’obtention d’un diplôme. Peut-être ne m’en suis-je pas donnée les moyens. Cependant depuis 2006, je suis titulaire du diplôme d’Etat d’Enseignement du Théâtre. » C’est en enseignant les rudiments de la langue française à des boat people et des étrangers venus d’ailleurs au Neuhof avec Jean Claude Bournez, avec Nabil Badache et Miloud Fatouaki (tous deux aujourd’hui décédés), avec Rachid Madani, qu’elle a mis en œuvre une écriture urbaine avec 171 Clés de sol des sculptures en papier, ses animaux blancs, qu’elle installe dans le cadre d’un paysage urbain. Il y eut : Zoo-psy-taxie, Au fil de l’eau, J’ai vu des dinosaures bienheureux, Cas type de faux pégase, Concerto pour les animaux blancs à la mémoire de Kurt Schwitters, La starlette blanche et son photographe, L’amour du jambon… Le Centre Européen d’Actions Artistiques Contemporaines de Strasbourg a remarqué et récompensé son parcours d’artiste avec le prix du Centre Européen d’Actions Artistiques Contemporaines de Strasbourg en 1988. Les historiens et leurs histoires. « Je suis une boulimique d’histoire qu’elle soit littéraire, historique, musicale, cinématographique, artistique, psychanalytique, sociale, anecdotique.» Apprendre toujours apprendre et mieux voir et mieux entendre et mieux discerner et mieux transmettre. L’essentiel. Les auteurs avec qui elle a eu une histoire. Pascale s’est intéressée à eux parce qu elle a reconnu chez eux leur exemplarité à vouloir transmettre leur rapport au monde à leurs lecteurs : Philippe Minyana, Slimane Benaïssa, Albert Camus, Bertolt Brecht, Samuel Beckett, Sarah Kane (déjà nommée), Heiner Müller, Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, Aziz Chouaki, Gaston Jung, Thierry Simon, Peter Handke, Christophe Huysman, Friedrich Dürrenmatt, Marguerite Duras, William Shakespeare, Jean-Pierre Sarrazac, Michel Vinaver, Roland Barthes, Karl Kraus, Sophocle, Euripide, Susan Sontag, Georges Perec, Thomas Bernhard Mahmoud Darwich, Jean-Luc Godard. Elle adresse sa gratitude à tous ces auteurs, vivants ou morts. « Ils ont été mes compagnons. Ils m’ont appris même quand ils se trompaient. C’est avec eux que je chemine sur la longue route du langage. » Chemins faisant Pascale Spengler trace son chemin en rapprochant les choses entre elles. Elle construit en associant le disparate, l’hétéroclite, l’anodin. Avec cette matière, elle tisse son œuvre. Un parcours s’inscrit. Entre Les justes et La correction, elle réfléchit. Elle se prend le temps de penser. Elle s’intéresse aux nouveaux médias et les changements qu’ils impulsent. Elle classe ses archives. Elle ferme les yeux. Elle écoute le bruissement de la langue. Elle ouvre grand les fenêtres pour laisser pénétrer le vent et le cri du monde. Elle reconnaît ce qu’elle voit, celle qui parle quand elle parle. Quelquefois elle la perd et puis elle la perçoit à nouveau comme un petit air de musique qu’elle reconnaît, une 172 Pascale Spengler à cache-cache ritournelle même si tout autour d’elle est en constante révolution. Et par conséquent elle ne fixe pas une fois pour toutes, la forme avec laquelle elle va s’adresser à l’inconnu. Elle pense que tout est mouvement entre les choses, et c’est dans ce rapport qu’il y a le vrai. Toute vérité est relative jamais absolue. Elle ne peut que tourner autour sans jamais l’atteindre. Elle demande à voir plutôt qu’à croire. Elle aime bien les métamorphoses. Les jeux de cache-cache. Pascale me balance trois mots sans en dire plus « Les dernières minutes d’Adrienne ». Elle teste ma réaction. Je lui dis : « Le dernier souffle avant la mort ». Elle répond « Non, avant la vie ». Toute notre conversation aura été une espèce de jeu de cache-cache. Pascale Spengler existe vraiment. (juin 2011) 173 Clés de sol Françoise Benoît, connue comme le loup blanc « Il faut battre le fer quand il est chaud ». Ce soir du 18 janvier 1977, au 25, rue Ampère, dans cette cité toute neuve aux chemins pas encore goudronnés, Françoise Benoît a rassemblé chez elle 17 locataires (12 femmes, 5 hommes), dont 12 qu’elle ne connaissait pas. Elle en attendait cinq ! Tous se sentent concernés par le montant des factures d’énergie émises par l’Electricité de Strasbourg pour ces trois derniers mois. Françoise n’a pas vraiment besoin de motiver les troupes. Tout le monde est déjà bien remonté. On lance une pétition. 174 Françoise Benoît, connue comme le loup blanc « Moi, je suis prête à faire signer toute la cité ! » dit Marie-Jeanne ; « Il faut faire signer tout le monde » appuie Christiane. Rose-Marie : « On nous a menti. On promet de chauffer par la dalle au moins 15° et c’est à peine si on obtient 5° ». Hélène : « Je ne payerai pas. On s’est fait avoir par les HLM. Même si je reçois la visite d’un huissier. » Alphonse Pierre assiste à la réunion. Quelques mois plus tard, il sera élu des locataires HLM. Il pourra faire entendre la voix des habitants, des petits vieux qui touchent une retraite de 900 francs et reçoivent des factures de 800 francs d’énergie : « ce n’est pas aux locataires de payer les défauts de construction ». Dans cette cité Ampère, tous les thermostats avaient été changés. Les techniciens avaient dit qu’il fallait régler entre le clic et le clac (sic) ! Malfaçons, fissures, infiltrations, moisissures, la cité a tout connu. Il fallait agir. Ainsi est née l’Association des locataires (l’APFS Musau), avec tout de suite plus de 200 adhérents. La pétition a réuni 300 signatures. La rue Ampère a été goudronnée en avril, la rue de Wattwiller en juin. La maternelle s’installe en septembre. Le téléphone arrive en février 1978. Une ligne de bus est créée, toutes les 40 minutes, mais pas le week-end. Les dalles ne chauffent toujours pas. Il fait 10° dans les appartements. Une boite aux lettres est enfin installée en avril 1978, les premiers garages en 1979. Il faut une nouvelle pétition pour que l’on pense à construire les premiers commerces en 1982. Mais les malfaçons sont toujours là avec tous les risques pour la santé des enfants, l’insécurité routière. L’association crée l’aide aux devoirs et la halte garderie familiale. La zone industrielle du Port du Rhin (Stracel,…) renvoie vers la cité ses pollutions, ses odeurs nauséabondes, ses bruits intenses et trépidations, les explosions dues aux purges. 1989 est une année de lutte intense contre l’usine d’incinération des déchets toxiques prévue sur le Rhin à Kehl. Le projet est arrêté en 1992 ! L’association ouvre un centre de loisirs, lance le concours des balcons fleuris. Une nouvelle ligne CTS arrive en 1994 et la place de Wattwiller fait enfin l’objet d’un aménagement en 1995 avec l’installation du premier marché. Vivre tout simplement Le 13 septembre 1997, l’association a vingt ans. Nicole Müller et Françoise Benoît sont là depuis le début. Elles ont été de tous les combats. Françoise retrace pour son auditoire sa chronologie des luttes « non pas 175 Clés de sol pour mieux vivre, mais pour vivre tout simplement ». Ses proches souvent lui demandent : « mais pourquoi tu fais tout ça ? ». Ils ne comprennent pas très bien le bénévolat. Elle leur répond qu’elle ne peut pas faire autrement, qu’elle ne pourrait pas imaginer rester devant sa télé alors qu’il y a tant à faire autour de soi. Toute la vie de Françoise a été faite d’engagements. Elle est née en 1945 dans l’Ecole Militaire de Saint-Cyr où son père était ordonnance et sa mère blanchisseuse pour l’armée, elle-même fille d’un tailleur militaire. Cela explique peut-être pourquoi elle a commencé sa vie professionnelle dans la couture ? Quatre des six enfants du couple ont été placés dans une famille d’accueil. Françoise est ainsi arrivée à Ottmarsheim. Elle se souvient : « On allait à l’école en sabots. Il n’y avait pas d’eau à l’évier il fallait la chercher aux fontaines communales! ». Son père adoptif travaillait pour les centrales hydroélectriques EDF sur le Rhin. De déménagement en déménagement, elle a fini par arriver à Strasbourg en 1968 à l’âge de 23 ans. Françoise a toujours adoré tout ce qui est mécanique comme les travaux du bâtiment, mais « j’ai toujours été fâchée avec les chiffres » précise-t-elle. Après un stage professionnel de dessin industriel en Allemagne, elle entre cette année-là chez Général Motors. Chargée de la réception des matériels mécaniques, elle était la seule femme dans son équipe de travail au milieu d’une centaine d’hommes. Elle y a connu son mari. Une semaine avant son mariage en 1971, la direction lui dit : « Attention avec qui vous vous mariez ». Son mari était délégué CFDT, délégué du personnel. Le sous-entendu était clair: Aujourd’hui, Françoise sait que la carrière professionnelle de son conjoint a été bloquée du fait de son engagement syndical et de ses responsabilités au sein du syndicat de la métallurgie. Les grèves de 1976 ont été particulièrement dures dans l’entreprise. Le couple était en première ligne dans les conflits sociaux. Il a eu trois enfants. Françoise a quitté son emploi pour élever sa famille mais s’est investie totalement dans l’engagement de quartier. En 1978, la militante APF de la Musau rencontre à Paris le ministre Jacques Barrot. Alphonse Pierre, responsable fédéral, l’a désignée pour exprimer auprès du ministre la parole des habitants des quartiers, dans l’émission Aujoud’hui madame sur Antenne 2. a la Musau, dans les trois cités de Neudorf, elle a multiplié les initiatives ne manquant jamais d’idées pour améliorer la vie au quotidien : avec l’OPAL, l’outil des APFS pour les activités d’animation, elle a développé l’offre de loisirs pour les enfants, elle a promu des partenariats pour le nouveau centre socioculturel, 176 Françoise Benoît, connue comme le loup blanc le « Cesomu » ; avec l’équipe de prévention OPI et d’autres un « espace rencontre ». En 1975, elle s’est aussi investie pour la généralisation avec la fédé APF de la carte santé (un tiers payant avant l’heure). Elle bataille pour faire installer un feu rouge (qui arrivera après 35 ans d’attente), une piste cyclable (qui n’existe toujours pas), une extension de ligne de bus et de ses plages horaires, une journée du maire, une fête des voisins (« il y a 10 ans ! »). Elle réunit les parents d’élèves depuis 1981, organise les balcons fleuris depuis 1994… En 2004, l’association a connu de grosses difficultés financières, surtout dues à des retards de trésorerie et la paupérisation débutante du quartier. Il a fallu laisser à d’autres le service offert aux enfants du quartier. Il y avait alors plus de 150 « gamins » bénéficiaires. Cela a fait depuis chuter le nombre d’adhérents qui est passé à 50. Scènes de vie Il y a quelques années, Françoise Benoît a pu craindre pour sa santé. Sa prothèse à la hanche a dû être refaite plusieurs fois jusqu’à ce qu’une greffe osseuse solutionne le problème. « Maintenant, je revis ! ». Elle reçoit ses petits-enfants tous les jours dans son modeste appartement de la rue de Stosswihr et, dans le même temps, elle prépare dans sa cuisine la prochaine réunion aux HLM avec Josiane Reibel et Michel Friederich, élus CSF à CUS Habitat. Sa fille Véronique sonne à la porte. Le téléphone sonne. Elle court à l’ordinateur pour sortir un de ses derniers rapports d’Assemblée générale où elle a décrit l’action menée en 1998 à Ampère avec une troupe parisienne de théâtre-forum. La première scène raconte les entrées d’immeubles : « les jeunes qui traînent dans les parties communes rendent ces endroits invivables pour les habitants ; détritus, mais aussi urines et déjections humaines sont fréquemment ramassés par les habitants. Les locataires sont effrayés. Quelles solutions ? » Les habitants vont décider de revendiquer avec les jeunes des locaux adaptés pour qu’ils puissent se retrouver sans déranger personne. La deuxième scène représente une habitante qui va chez ses voisins pour se plaindre de nuisances. Les spectateurs, des habitants, se reconnaissent dans ce qui est mis en scène et le débat s’en suit, animé, constructif. La troisième scène raconte la rencontre entre un locataire et un représentant de l’Office, à l’occasion d’un déménagement. Pas réaliste, dit quelqu’un, ici on ne déménage jamais ! Pas tout à fait vrai semble-t-il, me dit Françoise Benoît qui précise : « Si, si, on déménageait souvent, un vrai turn-over, jusqu’à 90 177 Clés de sol déménagements par an pour diverses raisons : santé, transport, isolement, manque de services... aujourd’hui c’est environ 30 à 40 déménagements par an. » Un autre dit que la discussion avec le bailleur semble possible et ouverte. Le théâtre-forum atteint son but : il permet à tous de rester attentifs aux problèmes des autres, d’être solidaires, de rechercher la convivialité plutôt que la confrontation, de proposer des solutions, d’agir. Comme le fait Françoise depuis 35 ans dans son quartier. (juin 2011) 178 Jean-François Mugnier, non formaté Jean-François Mugnier, non formaté Jean-François Mugnier s’interroge : pourquoi travailler ? « J’ai toujours été contre le travail. » Puis il corrige : « Disons, contre la dépendance au travail. » Il dit : « Je suis contre l’automobile ». Puis il précise : « Disons, le rêve, c’est d’habiter trois étages au-dessus de son lieu de travail. » Tout comme lui, rue des Couples, au cœur de la Krutenau, où il anime un espace alternatif, le Syndicat Potentiel. Jean-François Mugnier se passe de voiture, n’a même pas le permis de conduire, vit plutôt chichement, mais il est loin d’être un baba cool éleveur de chèvres. Sans doute même Jean-François Mugnier a-t-il une modernité d’avance. Mayonnaise Ce jeudi 9 juin, lorsque nous lui rendons visite, il est grimpé sur un escabeau en train d’effectuer les derniers réglages du vidéoprojecteur pour la performance prévue le soir même en vernissage de la prochaine exposition : Welcome Wunderlisch Wonderland, de Camille Fischer et 179 Clés de sol Nelly Zagury. Les deux jeunes artistes se sont rencontrées au sein de l’atelier bijoux de l’Ecole Supérieure des Arts Décos de Strasbourg. Elles puisent leur inspiration dans une culture spontanée, faite d’associations d’idées. Dans la salle, un décor minimaliste comme cette toile de soie peinte au rouleau compresseur. a l’écran, des images d’amazones nues dansant dans un décor onirique. D’avril à juin, dix jeunes artistes (comment dit-on au féminin ?) ont présenté en ce lieu Mayonnaise, un cycle de cinq expositions dont WWW. Toutes participent à l’Atelier d’anticipation économique animé par le Syndicat Potentiel. L’objectif est de sensibiliser les étudiants de l’ESADS (4e et 5e années) à l’environnement socioéconomique de leurs pratiques artistiques futures. Les étudiants sont invités à concevoir et réaliser un projet spécifique conciliant leurs pratiques artistiques et leurs démarches professionnalisantes (création d’associations, installation d’un atelier, commissariat d’exposition, projets d’édition, de résidences artistiques), en encourageant les actions collectives. Le rendu public boucle l’Atelier où le Syndicat Potentiel réserve les conditions professionnelles d’une exposition d’art contemporain (montage, communication, vernissage). Dans cette action, le Syndicat Potentiel n’est pas une galerie, mais une association d’art contemporain accompagnant les artistes dans leur professionnalisation. Les étudiants inscrits bénéficient d’un accompagnement renforcé et de temps d’échanges collectifs. D’anciens étudiants de l’ESAD sont invités pour témoigner de leur parcours professionnel depuis leur sortie de l’école. Jean-François Mugnier est présent sur tous les fronts, aménageant la salle avant le vernissage, lançant la com’ sur internet et dans la presse, contactant les partenaires, négociant avec les collectivité territoriales pour qu’elles apportent leur soutien, … Case départ Depuis son enfance, Jean-François suit son intuition : « je veux faire artiste ». Pas évident lorsqu’on est né (à Annecy en 1970) d’un père menuisier – charpentier dans une famille de cinq enfants. La conseillère d’orientation lui a proposé d’entrer au Lycée technique de Grenoble pour préparer un BT en Industries Graphiques. Grenoble n’est-elle pas une ville d’art contemporain depuis que le CNAC occupe cette halle industrielle que les Grenoblois appellent « le Magasin » ? Mais petite erreur d’appréciation : dans ce lycée, on ne formait pas des artistes mais plutôt des travailleurs de l’édition. Pas grave pour Jean-François qui 180 Jean-François Mugnier, non formaté s’initie à des techniques qui lui seront utiles plus tard. Le nom du lycée est André Argouges, celui du proviseur qu’un jour on retrouvera assassiné par un élève dans son bureau, victime d’une violence gratuite. Après le lycée technique, c’est le retour à la case départ pour JeanFrancois Mugnier. Lui qui voulait s’exiler de l’atmosphère pesante de ses racines annéciennes se retrouve finalement à l’Ecole municipale des BeauxArts d’Annecy (aujourd’hui Ecole Supérieure d’Arts de l’agglomération d’Annecy). On le voit fréquenter le plus possible la bibliothèque où JeanFrançois lit Carl Gustav Jung, Gilbert Durand, Mircea Eliade… Jean-François Mugnier s’interroge : n’est-ce pas l’antagonisme entre deux choses qui crée ? Le chaud et le froid font l’orage. Le noir et le blanc font le contraste. Le sale et le propre… Aux Beaux-Arts à Annecy, il a présenté une œuvre où il assemblait une machine à laver et un tas de charbon. « L’art ne nécessite pas une technicité » explique-t-il. Il précise : « Il ne faut pas soumettre la créativité à la technique. » et il cite les Compagnons du Devoir du Tour de France pour s’opposer à cette approche élitiste et techniciste de l’art. Ses références à lui seraient plutôt Thomas Hirschhorn. Le sculpteur suisse crée des œuvres éphémères en utilisant des matériaux de fortune issus de la vie courante : des cartons, des sacs poubelles, des vieux papiers… qu’ils mêlent à des visuels, des messages. L’artiste associe la population à son travail. L’artiste est un philosophe qui parle autrement de l’exclusion, de l’injustice, des inégalités, de la condition humaine. Arrivée Arrivé à Strasbourg en 1992, Jean-François Mugnier termine son cursus artistique à l’Ecole supérieure des arts décoratifs à la suite de quoi il connaît deux ans de RMI. L’artiste – philosophe est certes décalé de la société marchande ! Un jour, en 1998, il contacte le Syndicat Potentiel ou plutôt l’association Le Faubourg qui le gère (dont le nom rappelle que son premier local était alors au Faubourg de Pierre) en lui proposant de monter pour elle, et donc pour lui-même, la création d’un EmploiJeune et c’est ainsi qu’il est entré dans sa fonction d’aujourd’hui. C’est lui ensuite qui a salarié des artistes. En 2007, il implique le Syndicat Potentiel dans Précaritas une action imaginée par Francis Guerrero, un artiste qui travaillait alors pour l’association. Destinée à cinq artistes en situation précaire (érémiste, allocataire spécifique de solidarité ou au chômage 181 Clés de sol depuis longtemps), Précaritas leur permettait de poursuivre leur activité artistique principale en étant salariés pendant neuf mois. Il ne s’agissait pas de leur demander un travail différent de leur pratique habituelle, mais en contrepartie ils devaient relater chaque semaine, sur un blog créé par Jean-François, leur fonctionnement au travers de « points de restitution » Le Syndicat Potentiel avait auparavant lancé un appel à projets national et retenu les cinq artistes sur une centaine de candidatures. En 2008, le Syndicat Potentiel publie Offre de temps pour l’art, un catalogue d’artistes bas-rhinois pour la plupart bénéficiaires du RMI, avec le soutien du Conseil général. Jean-François Mugnier s’interroge sur la place de l’art dans la société. Le Syndicat Potentiel a collaboré avec Franck Michel, l’antropologuevoyageur (responsable à Strasbourg de l’association Déroutes et détours) et Aggée Célestin Lomo Myazhiom, maître de conférences à l’Université de Strasbourg d’origine camerounaise. Il s’engage pour offrir aux artistes une plateforme multimédias. Sous sa responsabilité, le Syndicat Potentiel s’installe dans le paysage strasbourgeois. Avec les jeunes accueillis à L’Etage, il monte l’exposition Un lieu à soi. Avec le Bureau d’Etudes, il réinvente un monde de permaculture à l’échelle de « la Planète Laboratoire ». Avec Till Roeskens, amateur de géographie appliquée qu’il veut inviter pour la prochaine édition de Strasbourg Méditerranée, il est de la famille des explorateurs de la ville. Entre la Gare de Strasbourg et Chez Krimhilde, une friterie perdue de l’autre côté de la frontière, il y a des espaces à vivre… Jean-François Mugnier s’interroge toujours. Sortir du cadre plutôt que passer sa vie à mesurer les dimensions de sa prison. Etre dans un ailleurs ici maintenant désentravé plutôt que de travailler à financer l’obsolescence de la société de consommation. L’artiste est un alchimiste. (juin 2011) 182 Docteur Hamza, Nabila tout simplement Docteur Hamza, Nabila tout simplement C’est le terminus du bus 2. Là il fait sa boucle, presque au milieu des caravanes stationnées sur les trottoirs depuis quelques jours. Des familles tsiganes se posent ici fréquemment au milieu du quartier du Port du Rhin. Juste en face, le cabinet du Docteur Hamza. 183 Clés de sol Dès l’ouverture à 15 h, femmes et enfants manouches se précipitent chez « le docteur » qui les reçoit toujours avec attention. « Les gens savent que je les respecte. Je les écoute. Ils existent. » me dit Nabila Hamza, médecin généraliste installée ici depuis un peu plus d’un an. J’en suis moi-même convaincu. Je suis arrivé une heure plus tôt. Pour être à l’heure au rendez-vous, elle a dû avaler vite fait un sandwich, veiller à ce que tout se passe bien pour ses deux enfants, de deux ans et six ans, répondre à trois ou quatre coups de fils parce que tout le monde l’appelle à n’importe quelle heure et elle répond toujours. Il faut rassurer une patiente et lui rappeler qu’elle a rendez-vous le lendemain, « donc on peut attendre jusqu’à demain, cela ira », lui dit le médecin, « oui, Nabila, on attendra demain ». Ici, tout le monde l’appelle Nabila. Il faut dire que la jeune femme est née ici, à quelques dizaines de mètres de là où elle a son cabinet aujourd’hui. C’est très rare dans la profession d’exercer là même où on a grandi. Ce n’est pas la seule singularité de Nabila Hamza. Née d’une famille ouvrière et immigrée originaire de Bejaia en Algérie, elle est le produit de l’intégration républicaine, comme on dit dans les cercles bienpensants. Mais elle est surtout le produit de sa propre énergie et de son indéfectible volonté. Au temps d’avant Son enfance, c’était encore hier, il y a une vingtaine d’années. Ses parents l’ont inscrite au Collège Vauban à l’Esplanade. Son père voulait s’assurer que sa fille pourrait avoir les meilleures chances de réussite scolaire. Elle a donc pu suivre sa scolarité au Lycée Marie Curie. Elle se souvient très bien que dans sa classe, elle était la seule à avoir cette origine un peu différente, maghrébine, venant du Port du Rhin. Mais elle n’a pas souvenir de réflexions racistes, ni de la part des élèves, ni de la part des enseignants. Il faut dire que la scolarité a été excellente jusqu’au Bac C réussi sans difficultés. C’est pourtant à partir de ce moment là qu’elle a pu vraiment sentir les différences… Aux Journées universitaires, sur le stand « médecine », un (haut) responsable administratif de la fac lui dit qu’elle ne serait pas capable de poursuivre des études de médecine, sans la connaître et encore moins son dossier ! Etonnement de constater que l’une de ses amies qui avait un moins bon dossier scolaire mais des origines plus hexagonales n’avait eu aucune remarque sur le même projet. Un moment déstabilisée et acceptant l’avis « autorisé » du professionnel, elle rencontre alors des étudiants 184 Docteur Hamza, Nabila tout simplement en médecine qui au contraire l’encouragent. Elle décide donc d’y aller. L’incident va même lui donner plus de rage de réussir et elle réussira, travaillant le soir dans la petite chambre familiale qu’elle partageait avec sa sœur pendant toute la durée de ses études. a la fac de médecine à Strasbourg, elle a côtoyé des étudiants qui sont devenus ensuite de vrais amis. Les stages hospitaliers se sont aussi très bien déroulés même si elle a pu rencontrer parfois quelques patients qui refusaient d’être soignés par elle, à l’évidence du fait de son origine. Quand est venu le temps de choisir une spécialité, elle s’étonne que pour tous on considère que la fonction de généraliste soit dévalorisée, comme réservée aux moins bons éléments. Elle a, elle, choisi d’être généraliste. Diplômée, elle a comme tout le monde commencé par faire des remplacements avant que des voisins ne l’incitent à ouvrir son propre cabinet dans le quartier. Une opportunité s’est présentée début 2010 et elle a franchi le pas. Malgré la présence ancienne d’un confrère sur le quartier, elle a été surprise du développement très rapide, en l’espace de quelques mois, de sa patientèle, venue du Port du Rhin mais aussi de Kehl où habitent de nombreux Français. C’est sans doute que Nabila colle à la sociologie du quartier, le plus déshérité de la ville (1400 habitants qui regroupent tous les indicateurs de pauvreté et de précarité, 91,3% d’HLM, 39,3% de ménages à bas revenus), le plus enclavé malgré sa caractéristique transfrontalière, coincé entre le Rhin, des autoroutes, la voie ferrée, les zones industrielles. Le Port du Rhin, c’est au-delà de la ville. L’association locale s’appelle Au-delà des ponts. Mais les gens forment ici un petit village, comme si leur isolement les avait rendus solidaires. Le plus proche voisin du Docteur Hamza est le restaurant à kebab turc où on peut attendre quand le cabinet est fermé. Ici chacun peut compter sur tout le monde. Après l’Otan En avril 2009, le quartier a connu sa tragique heure de gloire. Strasbourg réunissait le Sommet de l’Otan. Le quartier a été totalement bouclé par la police pour isoler sur le site les manifestants et les empêcher d’arriver au centre ville. Les habitants se sont trouvés enfermés euxmêmes au milieu d’un champ de ruines après les exactions violentes de quelques centaines de manifestants (incendies d’immeubles dont l’hôtel Ibis, saccage des rues). Comme pour s’excuser d’avoir totalement sacrifié le quartier et ses habitants, les responsables politiques se sont depuis engagés dans une vaste opération de séduction et de développement du 185 Clés de sol quartier (plan d’urbanisme, arrivée du tram,…). Mais pour le Docteur Nabila Hamza, le Sommet de l’Otan aura été un véritable déclencheur pour prendre ses responsabilités. Elle découvre des associations que jamais pendant sa jeunesse elle n’avait connues, l’équipe de prévention OPI, le Secours Populaire qui a ouvert un lieu d’écoute et d’accueil. Surtout elle est décidée à ouvrir une Maison de la Santé. Elle porte personnellement le projet en contactant des confrères et amis, comme la dentiste Amandine connue sur les bancs de la fac et qu’elle espère convaincre de s’installer avec elle. La pharmacie détruite pendant le Sommet de l’Otan y trouvera logiquement sa place. Ce lieu semble essentiel à Nabila pour répondre aux besoins des habitants dont elle connaît mieux que n’importe qui les difficultés. Les jeunes du quartier, et particulièrement les filles, voient le Docteur Hamza comme un modèle : « On veut être comme Nabila. ». (juin 2011) 186 Djilali Kabèche, le courage en héritage Djilali Kabèche, le courage en héritage « Ma mère était une courageuse. Elle avait coutume de dire: “Tichert-iou khir t’mira guergazen“. Le tatouage que j’ai au menton vaut mieux que la barbe des hommes !”. Et c’était la vérité. Je n’ai vu ma mère pleurer que deux fois: quand je fus jetée dans la haie des cactus, et quant elle apprit la mort de sa mère. » (Fadhma Aït Mansour) 187 Clés de sol Les pères et les mères Dans le « panthéon » de Djilali, il y a une femme, Fadhma Aït Mansour, la première femme maghrébine à avoir écrit un livre, Ma mère, dont sont extraites ces quelques lignes. Aujourd’hui, dans la salle de réunion de l’Espace Nord-Sud à Strasbourg où il me reçoit, on peut découvrir la magnifique exposition des Ecritures du Sud. Mais il y manque Fadhma, l’histoire de sa mère, de sa grand-mère, jadis rejetées pour leur résistance à la domination masculine. Elle fut elle-même la mère de Taos Amrouche… quatre génération de femmes libres. Dans le « panthéon » de Djilali, il y a Imache Amar, ce grand combattant de la cause kabyle, Arrivé en France au cours de la 1ère guerre mondiale, ouvrier chez Michelin puis mineur de fond … il fut OS en même temps qu’un grand dirigeant politique, fondateur de l’Etoile nord-africaine. Tous deux sont nés et ont grandi à Béni Douala, le village d’origine de Djilali Kabèche, tout comme le grand Matoub Lounès. Mouloud Feraoun luimême a grandi tout près de là. Toutes et tous sont des guides pour Djilali Kabèche, directeur de l’Association Migrations Solidarités Echanges et Développement (AMSED) qu’il a fondée à Strasbourg. Les années noires Djilali est né dans une famille très modeste. Son père était berger, résistant à la colonisation française. Après le lycée, il poursuit ses études en sciences politiques et journalisme à l’Université de Ben Aknoun à Alger. Il y crée une association de défense des droits de l’homme. Si sa langue maternelle est l’amazigh, c’est en langue arabe que se fait la formation et c’est en langue française qu’il devra ensuite poursuivre sa carrière professionnelle. a la fin de ses études, le major de sa promotion officie en tant que journaliste au quotidien Alger Républicain, « le droit de savoir et le devoir d’informer ». Nous sommes alors au début des années 90. L’Algérie connaît la guerre civile. Les journalistes sont les premiers menacés par le terrorisme. Djilali Kabèche est directement menacé par téléphone en avril 1995. Il quitte le pays et arrive à Lyon où il s’inscrit en tant qu’étudiant au Centre international d’études pour le développement local (CIEDEL) de l’Université catholique de Lyon. Refusant d’effectuer son service militaire en Algérie, il est privé de son passeport pendant quatre ans. Marié à une Française en 1998, ce n’est que bien plus tard qu’il finit par demander la nationalité de son pays d’accueil et qu’il peut désormais circuler entre la France et l’Algérie. 188 Djilali Kabèche, le courage en héritage Chantiers solidaires a Strasbourg, Djilali Kabèche a réussi sa conversion du journalisme vers le développement local en créant l’AMSED, une association qu’il qualifie de laboratoire social où on multiplie les initiatives solidaires. Centre de ressources Jeunesse et mobilité, l’AMSED accompagne les jeunes pour les inciter à la mobilité internationale. Elle prépare avec eux leur projet en amont des chantiers solidaires, à Aït Hamsi (Algérie), à Fès (Maroc), à Jérusalem, en Sicile, Roumanie, Arménie, Grèce. Centre de ressources Jeunesse et diversité, l’association forme sur l’égalité des genres, la conduite de projets interculturels, l’inclusion des jeunes issus de l’immigration, la résolution de conflits, la coopération transfrontalière et internationale,… Le réseau euroméditerranéen de l’AMSED couvre toute l’Europe du Caucase à l’Atlas en passant par les Balkans… et l’Alsace au centre. Cette coopération interculturelle permet d’imaginer des outils originaux de formation et d’animation, comme « Et si on inversait les rôles ». Du 12 au 25 juillet 2010, ce sont ainsi 17 jeunes issus de huit pays euroméditerranéens (Maroc, Algérie, Palestine, Turquie, Grèce, Norvège, France) qui ont pu travailler sur l’égalité des genres et présenter ensemble une scénette à l’Aquarium à Cronenbourg. Dans chacune de ces actions, les ateliers créatifs créent des partenariats strasbourgeois tels que le Mouvement du Nid, le Home Protestant, Femmes de Parole. Avec l’AMSED, la relation interculturelle se vit par l’expérience, le jeu, l’instauration d’un climat propice à la créativité et à l’échange. Centre de ressources pour le développement solidaire, l’association développe des actions de compagnonnage des migrants, considérant qu’il s’agit là d’un excellent levier pour le développement du pays d’origine : création d’une « banque de compétences », aide à la création de « ruchers – écoles ». Tout naturellement, c’est en Kabylie que Djilali Kabèche a emmené des apiculteurs alsaciens pour un transfert d’expériences avec les apiculteurs du Djurdjura. Cette expérience sera répliquée dans d’autres pays en voie de développement. Le projet a permis la création de 10 emplois (un par rucher) dans la wilaya (département) de Tizi Ouzou, sur les daïras (communes) de Azaga, Akbil, Beni Yeni, Abi Yousef, Iferhounene, Imsouhel, Aït Yahia. L’expérience s’élargit désormais à d’autres productions comme le fromage. Laboratoire d’insertion, l’AMSED a créé depuis plusieurs années une action de parrainage bénévole pour l’emploi des personnes en difficultés des quartiers populaires de Strasbourg, des interventions d’écriture publique dans les foyers de l’ADOMa et une 189 Clés de sol mission d’adultes-relais à Cronenbourg. Toutes les occasions sont bonnes évidemment pour communiquer sur ces expériences et transférer les compétences en s’associant aux actions fédératrices que peuvent être la Semaine de la Solidarité Internationale, le Marché du Commerce Equitable, le Salon des Associations, le marché de Noël ou bien encore le Conseil des Résidents Etrangers. Par sa présence dans les quartiers strasbourgeois, et particulièrement à Cronenbourg, Djilali Kabèche et son équipe entendent démocratiser la culture en proposant des manifestations artistiques et culturelles riches et variées. Les animations se passent sur les places publiques et souvent même au pied des immeubles. Le lien social se fait intergénérationnel en même temps qu’interculturel. Le principal obstacle ? L’obtention de visas ! Dans un pays frileux, il y a par bonheur des gens chaleureux ; dans un pays peureux, il y a par chance des gens courageux et créateurs… comme Djilali Kabèche. (juin 2011) 190 Marc Lévy sème des graines Marc Lévy sème des graines Vers 1850, le gros village de Gérardmer, dans les Vosges, devient une véritable petite ville. Quelques juifs alsaciens s’y établissent. D’une vingtaine alors, ils seront une centaine en 1865, 137 en 1876, disposant d’un lieu de culte, d’un ministre-officiant, d’un cimetière. Nathan Lèvy est un négociant en textiles qui fait travailler des tisserands à domicile. En 1882, il crée l’usine de tissage. En 1906, les Tissages Nathan-Lévy emploient 96 salariés, 159 en 1921, 216 en 1936. Les juifs sont bien intégrés à la vie locale, prenant des responsabilités au conseil municipal, au syndicat des commerçants, au sein des associations. Libertés Le 21 juin 1940, les Allemands occupent Gérardmer. Le gouvernement de Vichy prend des mesures antisémites. a partir de 1942, les juifs géromois sont arrêtés, envoyés à Drancy puis à Auschwitz où ils sont exterminés. Parmi eux, André Lévy, sa femme, son fils, son neveu, sa nièce. Ils étaient revenus de leur exil au sud de la ligne de 191 Clés de sol démarcation pour refaire tourner l’usine, faire vivre les familles ouvrières vosgiennes. En novembre 1944, à la veille de la Libération, les Allemands incendient les maisons. Les survivants de la famille Lévy reviennent à Gérardmer pour reconstruire l’usine détruite. Jean Lévy succède à son frère André et prend la direction de l’entreprise familiale et devient adjoint au maire pendant 18 ans. En 1969, la famille Lévy vend l’usine à Elis, un grand groupe international, pour reprendre une usine à Haguenau. Elle vient habiter à Strasbourg en 1972, sauf Marc qui reste à Gérardmer pour y passer son bac. Amoureux de la nature, de la marche en montagne, Marc Lévy a passé dans les Vosges une enfance heureuse qui lui a laissé d’intenses souvenirs. Après un DUT en mesures physiques à Metz puis une Licence Audiovisuel à Valenciennes, il s’installe à Strasbourg où depuis trente ans, on peut le voir sillonner les rues de la ville à vélo. Dans sa vie, Marc Lévy a toujours fait le choix de la liberté. Il a toujours vécu dans le quartier du Tribunal, au Faubourg de Pierre, et occupe son appartement d’aujourd’hui depuis 1978. Mais plus pour très longtemps… Au Lycée de Gérardmer déjà, Marc animait un Club Photo. L’audiovisuel est sa passion. Pour son entrée dans la vie professionnelle, il a eu la chance de tomber sur une opportunité à l’Université de Strasbourg qui voulait développer un service audiovisuel. Au début, il travaillait sur les photos scientifiques utilisées par les enseignants dans leurs cours, puis leurs vidéos. Il a même fourni en matériel Radio Dreyeckland pour ses émissions réalisées en pleine forêt et brouillées par les autorités, avant 1981 et la légalisation des radios libres. Dans les années 90, l’enjeu était de développer le multimédia dans les quartiers. Aujourd’hui, la fonction d’ingénieur du service audiovisuel à l’Université est plus complexe. Il faut mettre en réseau une dizaine d’amphis dont certains sont séparés de plusieurs kilomètres, comme entre Médecine et Pharmacie (Illkirch), définir le cahier des charges, particulièrement lorsque l’on fait appel à des partenariats externes. Le passage de l’argentique au numérique et le développement de l’internet ont révolutionné le métier. Alain Jaillet, alors chercheur au laboratoire des Sciences de l’éducation et directeur du département multimédia de l’ULP, a conçu les applications permettant de passer au « cartable numérique », un outil au service de l’élève ou de l’étudiant mais dont la maîtrise est toujours confiée au professeur. Tous les 192 Marc Lévy sème des graines acteurs et partenaires de l’établissement peuvent être mis en réseau, les élèves ou étudiants travaillent sur un espace virtuel où se trouvent leurs cours, leurs exercices, leur emploi du temps, leurs messages et toutes les informations utiles. Les enseignants comme les étudiants ne se déplacent plus qu’avec leurs clés USB. Pour les montages vidéos, Marc Lévy et son service ont travaillé avec la Maison de l’Image dans le cadre de sa mission d’éducation à l’image. Les enseignements aujourd’hui passent par le e-learning et la WebTV. En vie C’est en tant qu’animateur photos que Marc Lévy a commencé son activité bénévole au Fossé des Treize en 1980, tout en le fréquentant en tant qu’usager pour les activités adulte (yoga). a partir de 1989, ce sont les enfants qui ont fréquenté le Fossé des Treize avec le restaurant parents - enfants et les activités poterie. Marc est entré au Conseil d’administration du Fossé en 1995, et il en est aujourd’hui le viceprésident. Ce qui l’intéresse dans cet engagement, c’est la part qu’il peut y prendre pour animer la vie de quartier, développer le lien social. Avec un tel équipement de proximité, qui a fêté ses 30 ans, on contribue à créer ce sentiment d’appartenance au quartier, la solidarité entre les habitants. Tous les administrateurs sont des parents et habitants. Pour eux comme pour Marc, il s’agit d’être collectivement dans une démarche de diagnostic social permanent, de faire tourner le Centre socioculturel, en prenant des décisions de gestion mais en gardant toujours le coté familial et convivial qui prévaut depuis plus de trois décennies. C’est à ce titre qu’il participe au Conseil de quartier. Il y a quelques mois, celui-ci avait à se prononcer sur le projet Babelle au Palais des Fêtes. Marc a défendu avec fermeté ce projet mais majoritairement le Conseil a donné un avis défavorable. Marc Lévy a beaucoup appris par ce dossier sur des comportements politiques (ou politiciens) qui lui étaient inconnus. Les tensions ont été fortes entre les différents acteurs. Un compromis a finalement été trouvé qui satisfait les porteurs (ou plutôt porteuses) du projet comme ceux d’un projet concurrent, celui de Franck Meunier, l’homme des nuits et des brasseries strasbourgeoises. Marc et son épouse Françoise sont des éléments dynamiques de la vie associative du quartier. Ensemble ils ont participé à la création, 193 Clés de sol avec d’autres parents d’alors, d’une crèche parentale qui existe toujours 25 ans plus tard, et plus récemment, à celle de l’association Envie de quartier avec quelques voisins. L’idée magnifique d’Envie de quartier a été de verdir le « faubourg » en créant du lien social. L’association a signé une convention avec la Ville pour entretenir les pieds d’arbres et quelques particuliers se sont ainsi appropriés des arbres pour les embellir pour le bien de tous. « Ici les habitants fleurissent leur quartier », peut-on lire à chaque petit jardinet et tous les Strasbourgeois respectent. On sème les graines, on arrose, on entretient lors de rendezvous fixés par l’association, le premier dimanche du mois en fin de matinée, et on finit par un apéro en commun, place de Pierre. Le déclic fondateur d’Envie de quartier a été les 30 ans du Fossé des Treize. C’était en 2009. Ce jour-là, en présence de Robert Herrmann, adjoint au maire en charge de la participation et élu du quartier, les idées ont fusé : engazonner la rue Saint Léon, créer des terrains de jeu pour les enfants, mettre des bacs à sable, ouvrir des cours d’immeuble et en faire des lieux de vie, verdir une façade,… Une concertation directe est engagée avec les techniciens de la ville. Un peu d’enthousiasme, de la bonne volonté et on peut changer la vie. Assez vite, l’association compte une centaine de membres et le double de sympathisants. Les réunions se tiennent à la Galerie Apollonia ou au Fossé des Treize, selon les besoins. Envie de quartier donne une identité à un secteur de la ville qui en avait peu. Elle en a fait un cœur de ville vivant. Une habitante originaire de Zurich, une voisine architecte ont été utiles pour donner une consistance aux projets. Les commerçants sont étroitement associés ; ils y trouvent leur compte. Mais en septembre, les Lévy vont quitter le quartier et enfin emménager à l’Ilôt Lombardie à Neudorf-Schluthfeld, sur l’emplacement d’anciens jardins ouvriers. Des amis architectes leur ont proposé de s’associer à leur projet d’éco-quartier en 2004. Ils ont constitué avec leurs futurs voisins une SCI d’attribution pour une copropriété. Les plans ont été conçus avec les architectes dans un esprit d’éco-logis et de qualité de vie. Tout cela à deux pas du centre ville. Le résultat final sera un ensemble urbain comprenant une maison individuelle (la maison Lévy), un immeuble de quatre niveaux d’une dizaine de logements de la plus petite à la plus grande superficie, ainsi qu’un atelier professionnel, et tout cela sans aucun promoteur immobilier. Une expérience unique en France ! 194 Marc Lévy sème des graines Avant de me quitter, Marc s’empresse d’ajouter : « ah oui, j’ai oublié de vous dire, je suis aussi militant syndical CGT » et il reprend son vélo, sans perdre de temps, car une grande journée l’attend encore. Il est 9h30 du matin. (juin 2011) 195 Clés de sol Michel Sexauer, entrepreneur solidaire « Un service à domicile, c’est simple comme un coup de fil » dit LogiServices (Esplanade) qui propose aux Strasbourgeois jardinage, bricolage, ménage, repassage, courses, préparation de repas, garde d’enfants,… « un coup de fil et vous devenez acteur de l’économie sociale et solidaire ». Pour le client, il y a l’assurance d’une prestation de qualité sans la moindre formalité. Pour le salarié prestataire, il y a plus qu’une rémunération ponctuelle, il y a un accompagnement pour l’insertion, on dit aujourd’hui « l’inclusion » dans les réseaux européens. 196 Michel Sexauer, entrepreneur solidaire Les entreprises d’insertion en Alsace sont fédérées au sein d’une Union régionale, l’URSIEA, autour d’une charte qui définit l’éthique du mouvement : « agir concrètement afin que chaque personne puisse développer ses potentialités et reconquérir une citoyenneté à part entière ». LogiServices est l’une de ces entreprises alsaciennes au même titre que Bâti- Scot, des pionniers à Strasbourg implantés au cœur du quartier du Neuhof depuis 1981. Michel Sexauer est le fondateur et gérant de Bati Scot, PDG de Scoproxim et de l’association Proxim, en même temps que vice-président de l’URSIEa et exerçant des responsabilités au sein du réseau national CNEI et européen ENSIE (European Network of Social Integration). L’emploi du temps de Michel Sexauer est plus que chargé. Lorsque je le rencontre dans son bureau de la rue de Brantôme, il rentre à peine de Bruxelles où se tenait l’Assemblée générale de l’ENSIE, il fait un point complet avec ses collaborateurs et il s’apprête à repartir très prochainement à Paris (CNEI). L’accueil est pourtant chaleureux et enthousiaste, lorsqu’il évoque la longue aventure de l’entrepreneuriat solidaire commencée en ce qui le concerne il y a plusieurs décennies. Colmar Michel Sexauer, dés l’âge de 10 ans, en 1960, accompagnait déjà son père sur ses chantiers de peinture en bâtiment dans la région de Colmar. Troisième d’une fratrie de quatre garçons, il avoue volontiers qu’il ne se plaisait guère à l’école et qu’il préférait cette ambiance des chantiers de la petite entreprise familiale. a 14 ans, il entre en apprentissage au Collège d’Enseignement Technique pour les métiers du bâtiment à Strasbourg – Montagne Verte, pour une durée de trois ans jusqu’au CAP. Entré ensuite et assez logiquement dans l’entreprise de son père, il y passe cinq ans, où tout lui est demandé. En tant que fils du patron, il doit accepter sans rechigner toutes les charges de travail et il comprend bien que le rêve de son père est certes qu’il puisse un jour assurer la succession dans l’entreprise. La Corporation des patrons peintres organisait alors des formations techniques pour les publics en apprentissage dans les locaux colmariens de la Chambre des métiers. Michel, en plus de ses semaines de travail, assurait bénévolement ces cours le samedi. Un matin où il se rendait ainsi en voiture à la Chambre des métiers, il entend une annonce à la radio pour l’embauche d’un éducateur technique à l’Institut médico197 Clés de sol professionnel (IMPro) Saint-Joseph de Colmar, établi à Marbach audessus d’Obermorschwihr. Nous sommes en 1972. Il flaire le bon tuyau pour s’échapper du piège de l’entreprise familiale, se porte candidat et est retenu. Le cadre de travail était sensationnel avec cette vue panoramique sur les vignobles des collines sous-vosgiennes. Le boulot lui-même était « confortable » en comparaison de ce qu’il avait connu auparavant : un doublement du salaire en divisant par deux le temps de travail ! Il allait découvrir un milieu professionnel qu’il ne connaissait pas, celui de l’Enfance inadaptée. Il allait vite aussi s’apercevoir que l’établissement n’avait pas vraiment de projet pédagogique ; on était plus dans le gardiennage que dans l’apprentissage. Entre les éducateurs post-soixantehuitards et les dirigeants caritatifs catholiques, il y avait la confrontation. De Hautepierre au Neuhof Après deux années ainsi passées à l’IMPro, Michel préfère prendre une nouvelle fois le large mais il entend prolonger son expérience d’éducateur en entrant en 1974 dans l’équipe de prévention spécialisée, la JEEP, du nouveau quartier de Hautepierre. Là encore, il rencontre la confrontation entre deux cultures professionnelles : celle des éducateurs acquis à l’idée de proposer aux jeunes des occasions de sortir du quartier autour d’activités relevant plutôt de l’animation (camps d’ados) et ceux, comme lui, plus rares, surtout à l’époque, qui préconisent une ouverture aux métiers (visites d’entreprises). Les premiers ont vite fait de considérer les seconds comme des « vendus » au libéralisme et au patronat ! Michel Sexauer, qui entre-temps a pu valider en 1978 son Certificat d’aptitude à la fonction d’éducateur technique spécialisé et est devenu délégué syndical CFDT, reste cependant droit dans ses bottes pour le projet éducatif qu’il défend en direction des publics en difficulté. C’est en 1981 que son ami Denis Métivier, de l’Atelier Populaire d’Urbanisme et d’Aménagement du Neuhof (APUAN), fait appel à lui pour qu’il développe son projet auprès de l’équipe de prévention du quartier (ALP). Depuis près de deux ans, l’ALP travaillait à un projet d’insertion par l’économique : créer une structure proche d’une entreprise traditionnelle permettant de faire participer des jeunes en situation d’échec aux travaux de réhabilitation du quartier du Neuhof. Michel Sexauer est embauché pour concrétiser ce projet. Il va s’intéresser aux actions innovantes déjà menées dans des villes comme Grenoble ou Roubaix. Bâti-Scot est née le 01 octobre 1981, sous la forme d’une SCOP (Société 198 Michel Sexauer, entrepreneur solidaire Coopérative Ouvrière de Production), ce qui à l’époque était une forme de constitution de société totalement méconnue et même dévalorisée. Economie sociale et solidaire Une entreprise d’insertion permet de mettre en œuvre, dans le cadre d’une activité de production ou de service économiquement viable, des parcours d’insertion sociale et professionnelle s’adressant à des personnes qui sont momentanément ou plus durablement éloignées de l’emploi en entreprise traditionnelle. Bäti Scot propose ainsi l’activité qui correspond au savoir-faire professionnel de son fondateur : la peinture intérieure, les revêtements de sols, cloisons, faux plafonds, mais aussi la serrurerie (jusqu’en 1984). Le public visé pour entrer dans l’entreprise est la jeunesse du quartier du Neuhof. Quant aux clients ?.... Au début, ils ne se bousculent pas ! Les quatre premières années ont été très difficiles. Les premiers travaux étaient essentiellement des remises en état de logements après changements de locataires. Bâti-Scot travaille à la rénovation des immeubles de la rue de Ballersdorf. L’entreprise a alors un atelier dans une ancienne école du Polygone, régulièrement cambriolé. Le monde des entreprises percevait mal cette « concurrence déloyale ». Le monde des éducateurs les regardait comme d’affreux libéraux. Bâti Scot obtient l’agrément en tant qu’entreprise d’insertion en 1989. Le dossier Qualibat (qualification professionnelle) a été rejeté en commission départementale, puis régionale, sur des considérations subjectives, idéologiques, contre la forme coopérative et la finalité d’insertion. Heureusement, les SCOP disposaient d’un siège à la commission nationale, en la personne de Didier Durr, alors secrétaire général de la Fédération des Scop BTP. Ce dernier, infatigable défenseur de l’économie sociale, a fortement défendu le dossier et Bati Scot a fini par obtenir la certification Qualibat. Le maire Pflimlin, lui, a cru au projet, le voyant comme la dernière chance de réussir un projet économique innovant sur le quartier. Maryvonne Lyazid à la DDASS a permis pour l’Etat d’accompagner au mieux le développement de l’entreprise en lui faisant bénéficier de la circulaire 44 du 10 septembre 1979 qui fournit le cadre légal d’une activité économique par la Prévention Spécialisée. Après 1989, c’est MarieHélène Gillig, adjointe au Maire chargée du développement économique, qui apportera l’appui nécessaire, permettant à la SCOP d’être positionnée comme « régie de quartier » et de mettre ainsi autour d’une même table des élus, les donneurs d’ordre et les habitants. Grâce au fort investissement 199 Clés de sol de Charles Depret, Directeur de la Mission locale, et de Thierry Page, Directeur adjoint de la DDTEFP, les régies et les entreprises d’insertion en général ont connu un fantastique développement dans les années 90 sur le territoire de la Communauté Urbaine de Strasbourg. Coopérativement vôtre C’est ainsi qu’est créée en 1993 l’association Proxim, régie de quartier pour les activités de maintenance du quartier, les services aux entreprises, collectivités et particuliers (elle deviendra également une SCOP quinze ans plus tard). En 2001, Proxim a racheté l’activité de Coup de fer (repassage). En 1997, l’ALP cesse de porter le financement de l’activité, mais la mise en place de la Zone Franche, permet la redynamisation des activités et le renforcement de la structure financière de Bati Scot et de Proxim. En 2001 est créée la SCOP Scoproxim, qui reprend les activités de nettoyage des locaux particuliers et de collectivités, les espaces extérieurs, la maintenance de bâtiments, les prestations aux entreprises sur chantiers,… Les trois entreprises du groupe (120 salariés), dirigées par Michel Sexauer, sont installées désormais au 10, rue de Brantôme, des locaux qui furent autrefois un espace commercial, plutôt fonctionnels mais qui vont prochainement faire l’objet d’une importante restructuration pour faciliter la fusion des trois entreprises en un seul groupement coopératif en 2012. Elles disposent également de « logements de dépannage » pour les salariés ayant besoin d’une réponse immédiate pour se loger. Depuis 30 ans, Michel Sexauer défend une idée : la nécessité de sortir des pratiques institutionnelles et individuelles de l’assistanat, inverser les flux économiques, créer des plus values générées par la production. Face à la lente dégradation des conditions de vie des habitants du quartier, il fallait construire et développer un outil fort, financièrement indépendant, compétitif et compétent, professionnel en toute chose à commencer par ce difficile nouveau métier: l’Insertion par l’Activité Economique. Une équipe s’est constituée et développée au fil des années; des femmes et des hommes désireux de « donner un sens à leur parcours, travailler au corps cette misère, lui rentrer dedans et essayer, chaque fois qu’elle passe la porte de la mettre au tapis ». Et tout cela dans le respect des valeurs coopératives, où les salariés sont des coopérateurs. Aujourd’hui encore, il ne faut pas cesser de faire comprendre le projet coopératif, même auprès du syndicat (CFDT). 200 Michel Sexauer, entrepreneur solidaire Au-delà de la réussite économique du projet, c’est sa réussite sociale et citoyenne qui compte. Michel Sexauer est fier par exemple de citer le cas d’Erol. Il est arrivé, jeune adulte, de l’Anatolie profonde où il était berger. Il ne connaissait pas un mot de français et était culturellement très éloigné de cet univers ultra-urbain du Neuhof. La SCOP a accompagné Erol dans tous ses apprentissages et son adaptation à la vie française. Aujourd’hui, il est un chef de chantier particulièrement apprécié. Ironie de l’histoire de la famille Sexauer. Michel le peintre est devenu éducateur. Mais c’est son jeune frère Philippe qui d’éducateur a repris l’entreprise familiale de peinture à Colmar. Pour un temps seulement, puisque Philippe a arrêté cette entreprise familiale en 1991 pour rejoindre son frère et le seconder. Il est aujourd’hui responsable technique de Bati Scot. L’un et l’autre ont l’esprit d’entreprise mais ils ne sont pas n’importe quels entrepreneurs ; ils sont des entrepreneurs solidaires. (juin 2011) 201 Clés de sol Véronique Dutriez in eternam Le 11 novembre 2005, Véronique, tu étais place de la République, pour rappeler au-delà de la mémoire des morts de la 1ère guerre mondiale, la dette que nous avons tous à l’égard des combattants maghrébins et d’Afrique noire qui ont contribué à libérer l’Alsace de l’annexion allemande. Une génération plus tard, leurs enfants libéraient la région de l’oppression nazie. Deux générations plus tard, leurs petits-enfants reconstruisaient notre région. Trois générations plus tard, leurs descendants souffrent encore de discriminations dans les banlieues. Tu étais là, Véronique, pour dire tout cela. Le 12 novembre 2005, Véronique, tu bataillais encore pour accompagner les sans-papiers à préparer leurs dossiers administratifs et soumettre leur demande de régularisation auprès de la Préfecture. Le lundi matin, tu tenais la permanence d’accueil des sans-papiers, avenue des Vosges, avec ta grande capacité d’écoute, avec ta générosité, avec la conscience profonde de ta responsabilité vis-à-vis du destin d’une famille, avec malgré tout cette extraordinaire bonne humeur permanente. Tu étais bénévole bien sûr, guidée par ton obligation d’agir face aux injustices. Tu préparais pourtant ton prochain rendez-vous chez le Préfet avec le plus grand professionnalisme. Le 13 novembre 2005, Véronique, tu animais une réunion du comité local du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples dont tu assurais la responsabilité de Présidente. Le racisme t’était insupportable. La rencontre interculturelle te nourrissait, te faisait chanter, rêver, aimer. Le 14 novembre 2005, Véronique, tu passais un peu de temps avec Sarah, ta fille, puis un coup de fil à David, ton fils cadet. Dans ta générosité, jamais tu n’as oublié ta famille. Tu as toujours été si proche de tes enfants, de tes trois enfants. Tu n’as non plus jamais oublié tes amis, tes très nombreux amis, toi qui m’invitais à passer la nuit avec ta famille à chaque fois que je devais séjourner à Strasbourg, qui prenait toujours le temps de la discussion, toi qui as été la première à me parler de ces horribles expérimentations faites sur les cadavres juifs du Struthof à l’Institut d’anatomie des Hospices Civils de Strasbourg en novembre 1943. La reconnaissance de l’horreur était le combat de Georges Yoram, 202 Véronique Dutriez in eternam ton compagnon de vie, ton compagnon de luttes. Le 15 novembre 2005, Véronique, tu donnais, comme tu le faisais souvent, un coup de main à Georges, dans son cabinet de psychiatre de la rue du Haut-Barr. Né au Maroc dans une famille juive d’origine ibérique, Georges Yoram Federmann a une haute idée de la médecine au service des plus pauvres, en soignant tous ceux qui en ont besoin, quelle que soit leur condition. Ce jour là, vers 17 h, un ancien patient rentre dans le cabinet. Il est très excité. Il tient un pistolet. Il tire sur Georges, le touche à la poitrine. Il tire sur toi, Véronique. Il te touche à la tête. Georges sera sauvé par miracle. Toi, Véronique, tu ne survivras pas, malheureusement… Le 16 novembre 2005, c’est la stupeur à Strasbourg lorsque nous apprenons le drame. Nous entrons en liaison avec les enfants. Ils sont dignes dans leur douleur, dignes de toi, Véronique. Le 17 novembre 2005, alors que son père est encore hospitalisé, David lit un message devant l’entrée du cabinet médical : « N’en veuillez pas à notre agresseur ; pensez qu’il a une femme et trois enfants qui doivent être très malheureux. Continuez à lutter pour défendre les plus démunis. ». Le 18 novembre 2005, concours de circonstances, ou signe du destin, une des luttes menées de longue date par Véronique et Georges arrive à son aboutissement, car une plaque commémorative est officiellement apposée sur la façade de l’Institut d’anatomie de Strasbourg, pour témoigner des expériences menées au nom de la science par le professeur Hirth sur les déportés juifs. Le 19 novembre 2005, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées au Palais Universitaire, pour te rendre un dernier hommage. Tu aurais aimé cet événement spontané où la musique et la poésie se sont mêlées aux messages de sympathie, au micro ou sur les petits papiers multicolores que tes nombreux amis ont voulu t’adresser et adresser à ta famille. Georges a délivré un message d’une rare humanité : « Ma première pensée va à mon agresseur et à sa famille qui souffrent aussi. J’espère que mes confrères pourront les aider. » David a dit une fois encore : « Nous n’avons pas de haine. Nous devons continuer à vivre heureux malgré le drame. C’est pourquoi aujourd’hui il y a de la musique, nous ne voulons pas rendre un hommage triste à ma mère. » Dans la salle, ils étaient là aussi, tous ceux qui peuvent t’accorder une reconnaissance éternelle, parce que tu as permis à une sœur, à un frère de pouvoir s’installer en France, souvent après de longues années d’espoir. Sans toi, rien n’aurait été possible. 203 Cet ouvrage a été édité avec le soutien de la Ville de Strasbourg. Les choix rédactionnels ont été laissés à l’entière liberté de l’auteur. La présentation de telle ou telle personnalité strasbourgeoise dans cet ensemble de portraits ne signifie donc pas pour la Ville un appui particulier à chacune des initiatives présentées ici mais son soutien à la démarche de l’association Entre gens pour valoriser les initiatives solidaires dans la ville, dans leur diversité d’approches. avec le soutien de la Ville de Editions Entre gens ISBN 978-2-9540176-0-0 Imprimerie Apache Color 09-11 CLéS DE SOL des Strasbourgeois solidaires Jeannette Wünschel C’est là que tout a commencé : aux Blech. Déjà à la fin des années 50 et au début des années 60, nous pouvions voir là le comble de l’indignité du logement. On y avait casé des ménages (familles ou personnes seules), délogés du centre ville soignant son image… Jeannette était travailleuse familiale. Elle est arrivée aux Blech Biele en octobre 1964. Originaire de Hoenheim, au nord de la ville, elle avait commencé sa vie professionnelle d’aide familiale à la fin des années 40… Nabila Hamza Dans son quartier du Port du Rhin, tout le monde l’appelle Nabila. Il faut dire que la jeune femme est née ici, à quelques dizaines de mètres de là où elle a aujourd’hui son cabinet de médecin généraliste. C’est très rare dans la profession d’exercer là même où on a grandi. Ce n’est pas la seule singularité de Nabila Hamza… et une quarantaine d’autres portraits de Strasbourgeois(e)s solidaires L’auteur, Guy Didier, est le fondateur d’entre-gens, l’e-portail de portraits, site de journalisme citoyen. De formation sociologue, il a été responsable de formation à l’Agence pour le développement des relations interculturelles, directeur d’associations et consultant international. L’auteur de la préface, Pierre Greib, est agrégé d’histoire, ancien professeur de lycée à Strasbourg, membre de la CIMADE et président du CLAPEST. Les photographies sont de Jeannette Gregori, enseignante, photographe sociale (Enfances tsiganes) et Jean-Louis Hess, photographe indépendant, professeur associé à l’Université de Strasbourg. Editions Entre gens iSBN 978-2-9540176-0-0 12 €