Musique et Internet : vers une décentralisation de la culture

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Musique et Internet : vers une décentralisation de la culture
Musique et Internet :
vers une décentralisation de la culture ?
Mutations des processus de diffusion de la musique ;
Stratégies de diffusion ;
Culture Libre
Florent Verschelde
Avant­propos
Le texte qui suit est le fruit d'une réflexion personnelle sur les évolutions récentes de la diffusion de la musique et des œuvres culturelles en général, en lien avec le développement des technologies de l'information.
Cette réflexion a ses limites. Je ne suis ni acteur de l'industrie de la musique, ni musicien indépendant. Je ne suis pas impliqué dans un label associatif, ou dans une initiative liée à la « musique libre ». Malgré tout je m'intéresse à ces sujets, et la distance – ou le recul – dont je bénéficie compensera, je l'espère, mon inexpérience de ce domaine.
En rédigeant ce petit dossier (ou ce long article, ou ce court essai…), je me suis inspiré de nombreuses lectures, pour la plupart découvertes sur Internet. Hélas, ma mémoire n'est pas toujours très fiable, et je ne dispose pas du don qui consiste à savoir citer, à chaque étape d'un raisonnement, les propos significatifs qui sauront le mieux l'illustrer. De nombreux inspirateurs de cette réflexion n'y seront donc pas cités. C'est pourquoi je voudrais remercier ici tous ceux qui ont contribué à cette réflexion, par leurs ouvrages, leurs articles, ou leur participation à nos échanges sur des forums de discussion.
Je pense en particulier à Florent Latrive, Dana Hilliot, les participants à la liste Creative Commons France, et ceux des forums de Framasoft.
Enfin, et pour finir de rendre à César…, ce texte constitue la majeure partie d'un mémoire universitaire rédigé dans le cadre d'une licence professionnelle en Communication électronique, suivie au sein de l'Institut de la communication de l'université Lumière Lyon 2. À l'heure actuelle (10 avril 2006), il n'a pas été évalué par l'équipe pédagogique responsable de ce diplôme.
MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ?
Modalités de diffusion
Le présent document, comptant en tout 26 pages et comprenant un avant­propos, une introduction et une réflexion en quatre points, est publié par la volonté de son auteur selon les dispositions de la licence de libre diffusion Creative Commons BY­NC­ND (Paternité ; Pas d'Utilisation Commerciale ; Pas de Modification) 2.0 France, dont les détails sont accessibles à l'adresse suivante :
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MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ?
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Table des matières
INTRODUCTION......................................................................................................4
I DROIT D'AUTEUR, MARCHÉ DE LA MUSIQUE ET INTERNET.....................................................5
I.1 La musique est volatile...................................................................................................................5
I.2 Le monopole de l'auteur.................................................................................................................6
I.3 Constitution d'un marché de la musique........................................................................................7
I.4 La fin de la rareté............................................................................................................................7
II TYPOLOGIE DES STRATÉGIES DE DIFFUSION DE LA MUSIQUE EN LIGNE....................................10
II.1 Transposition du modèle traditionnel et maintien de la rareté.....................................................10
II.2 L'auteur comme diffuseur............................................................................................................12
II.3 La libre diffusion..........................................................................................................................13
III « CULTURE LIBRE » ET LIBRE DIFFUSION : UN PROJET DE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE........16
III.1 Origine des licences libres..........................................................................................................16
III.2 Creative Commons et la musique en libre diffusion...................................................................17
III.3 Pragmatisme économique et militantisme idéologique..............................................................18
III.4 Libre diffusion et rémunération des artistes...............................................................................19
III.5 Quelles pratiques ? Quels publics ?...........................................................................................20
IV AU DELÀ DE LA DISTRIBUTION : LA PLACE CENTRALE DE LA PROMOTION..............................22
IV.1 Libre diffusion, artistes auto-produits, musiciens indépendants :
pour quelle visibilité ?........................................................................................................................22
IV.2 L'industrie de la musique : un marché de la promotion des artistes..........................................23
IV.3 Vers un repositionnement des maisons de disque ?..................................................................23
BIBLIOGRAPHIE....................................................................................................25
MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ?
Introduction
« Vers une décentralisation de la culture ? » : voici une interrogation bien vague. La culture serait­elle centralisée, aurait­
elle donc un centre d'où viendrait toute impulsion ? Dans le cas de la musique on peut en douter, vu l'abondante production musicale présente dans chaque ville, ou même dans chaque chambre à coucher.
Toutefois, et il ne s'agira pas là d'une grande révélation, les ventes de musiques sont très fortement concentrées. Quatre sociétés multinationales représentent plus des trois quarts des ventes de musique à travers le monde. Voilà qui laisse songeur.
De même, le monde de la musique possède ses « institutions », telles que la SACEM pour les auteurs­compositeurs, qui représentent souvent un passage obligé pour un auteur voulant diffuser sa musique.
Enfin, la concentration des médias, médiateurs non négligeables de la musique, est un facteur supplémentaire venant renforcer la cohésion d'un système en forme de goulot d'étranglement : beaucoup d'appelés, peu d'élus.
Il ne s'agit pas ici de condamner ce système. Est­il condamnable, au juste ? On peut en douter. Par contre, nous pouvons dépasser ce débat pour nous intéresser aux fondements de ce système. Pourquoi ? Parce que ces fondements sont, aujourd'hui, remis en cause.
Numérisation des œuvres, « détournement » du droit d'auteur : autant de facteurs récents – liés directement ou indirectement à l'informatique et au développement d'Internet – qui permettent de s'interroger sur les évolutions du marché de la musique, du statut des œuvres et des artistes.
Alors, vers une décentralisation de la culture ? Voyons cela de plus près.
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MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ?
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I
Droit d'auteur, marché de la musique et Internet
I.1
La musique est volatile
S'il y a une chose que l'on peut dire de la musique, en dehors des considérations philosophiques ou esthétiques, c'est que toute musique est une œuvre de l'esprit. Toute musique humaine, composée ou imaginée par une personne ou un groupe de personnes, est une œuvre d'un ou plusieurs esprits humains.
En tant qu'œuvre de l'esprit, la musique est volatile. Elle n'est pas limitée à une expression ponctuelle, ou à un support, car il est possible de la décrire techniquement, ou de la retenir mentalement. Ainsi, je peux retenir une mélodie rien qu'en l'ayant entendue. Il y aura sans doute une perte, due aux limites de ma mémoire et à ma méconnaissance de la science musicale, mais il me sera possible de retenir cette musique, son rythme et sa mélodie, peut­être même ses sonorités. Dans la mesure où je dispose des outils adéquats (voix, instruments), je pourrai même la reproduire, alors même que je ne suis plus en contact direct avec cette musique.
Y a­t­il une tendance « naturelle » de la musique à se propager ? Si d'une part chacun est capable (à des degrés divers) de s'approprier mentalement une musique, et si d'autre part chacun est capable de transmettre cette musique (là encore, à des degrés variables et selon les compétences de chacun), alors oui, on peut sans doute parler d'une tendance naturelle. Ou, si l'on hésite à employer cet adjectif trop lourd de sens, on pourra sans doute parler d'un automatisme (naturel, culturel, les deux à la fois ?) profondément ancré chez la plupart d'entre nous.
Toutes proportions gardées, la musique partage certaines caractéristiques fondamentales avec l'idée, avec l'information. Je peux d'ailleurs décrire une musique comme une somme d'informations, sous la forme d'une description minutieuse (orale ou écrite), ou bien en utilisant un code visuel (une partition ou une tablature, par exemple). Partant, quelle différence entre dire « le 14 juillet est le jour de la fête nationale française » et « les quatre premières notes de Frère Jacques sont do, ré, mi et do » ? Il s'agit bien là de deux informations.
Or, nul n'est propriétaire de l'information. Si l'information est un bien, il s'agit d'un bien non­rival : le fait que je sache que les quatre premières notes de Frère Jacques sont do, ré, mi et do, ne vous empêche en rien de le savoir. Mieux encore : si je partage cette information avec une personne qui l'ignorait, alors le fait de lui « donner » l'information ne m'oblige pas à m'en départir.
Pousser plus loin l'analogie ne nous amènerait pas bien loin. On considère généralement qu'une œuvre de l'esprit ne se réduit pas à une somme d'informations, et nous accepterons donc cette différenciation comme cadre de notre réflexion. Cependant, nous garderons à l'esprit que toute œuvre de l'esprit, et dans le cas qui nous intéresse toute œuvre musicale, possède des caractéristiques « informationnelles ». En particulier, on retiendra que l'œuvre musicale est, dans une très large mesure, immatérielle.
MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ?
I.2
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Le monopole de l'auteur
Si chacun peut aisément s'approprier une musique, ne serait­ce que mentalement, ne peut­on pas considérer que la musique appartient à tout le monde ? Les œuvres de l'esprit, qui ont la capacité de se diffuser d'un esprit à l'autre – via un certain nombre d'intermédiaires comme la parole ou l'écrit –, n'excluent­elles pas toute notion de propriété ?
C'est là qu'intervient la notion de propriété intellectuelle. Le terme « propriété » est trompeur, et l'on voit régulièrement fleurir des analogies infondées entre une œuvre de l'esprit et une possession matérielle (une voiture, un meuble, une baguette de pain). La propriété intellectuelle, dont on n'exposera pas ici tous les détails, vient se poser sur les œuvres volatiles et leurs propriétés informationnelles, pour en faire des biens non pas communs, mais rattachés à une personne. Cette personne devient alors « propriétaire » de l'œuvre.
En l'occurrence, c'est l'auteur de l'œuvre qui en est reconnu propriétaire. Il n'en a pas toujours été ainsi, en particulier lorsque les rois de France attribuait directement à un éditeur un monopole sur la distribution d'une œuvre. Depuis le XVIIIe siècle, l'auteur se voit attribuer un monopole absolu sur la diffusion, la reproduction et la représentation de l'œuvre.
L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial, qui sont déterminés par les livres Ier et III du présent code. L'existence ou la conclusion d'un contrat de louage d'ouvrage ou de service par l'auteur d'une œuvre de l'esprit n'emporte aucune dérogation à la jouissance du droit reconnu par l'alinéa 1er.
Code de la propriété intellectuelle, Art. L. 111­1
Ce monopole accordé par la loi est artificiel, car il tend à contrôler des phénomènes dont on a vu que s'ils n'étaient pas forcément « naturels », ils étaient suffisamment ancrés en chacun de nous pour être considérés comme tels. Cette volonté de contrôle, si on voulait la pousser à l'extrême de ce qu'autorise la loi, permettrait de faire condamner les inconscients sifflotant dans la rue une œuvre musicale dont ils ne sont pas l'auteur, ou ceux qui chantent un peu trop fort sous la douche. Représentation de l'œuvre non autorisée par l'auteur, donc illégale. Cependant, on pousse rarement l'exercice du monopole de l'auteur jusque là.
Il s'agit d'un monopole artificiel, mais « artificiel » ne signifie pas « condamnable » ou « inadéquat » ! Ce monopole de l'auteur a ses justifications. Si l'on coupe l'herbe sous le pied de l'humanité en général au profit de l'auteur, c'est dans le but de favoriser ou même tout simplement de rendre possible la création. Le monopole de l'auteur lui permet de réclamer une rémunération pour l'exploitation de l'œuvre, et ainsi de subvenir à ses besoins, ce qui lui permettra de créer à nouveau. La loi prévoit dans un second mouvement de corriger le déséquilibre créé par ce monopole, en le limitant dans le temps (au delà, l'œuvre « tombe » dans le domaine public1), et en le nuançant de quelques exceptions (courte citation, parodie, copie privée, etc).
1 Les œuvres du domaine public constituent alors cet ensemble de « biens culturels communs » dont on retarde l'échéance par l'établissement du monopole de l'auteur. On remarquera que s'il est de bon ton, en France, de vanter la culture française et ses racines, on insiste très peu sur l'accessibilité du domaine public. Pour preuve, le manque flagrant d'ambition et de moyens du projet de numérisation Gallica initié par la BNF. MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ?
I.3
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Constitution d'un marché de la musique
Nous n'avons pas encore parlé du marché de la musique. Nous aurions pu commencer par là, mais nous aurions alors eu bien du mal à caractériser ce marché. Nous aurions commencé à parler de produits, de chaîne de distribution, en passant à côté des spécificités ce marché. Ces spécificités sont liées au caractère volatil de la musique, qui s'oppose à la constitution d'un marché bien délimité.
Prenons les choses ainsi : la valeur d'un produit sur un marché donné dépend directement de la rareté de ce produit. Or, nous avons vu dans notre premier point que l'œuvre de l'esprit, et à fortiori l'œuvre musicale, peut circuler librement de par son caractère volatil. Ou plutôt : l'œuvre étant un bien non­
rival, il est aisé de la partager. Par conséquent, la rareté est compromise. S'il n'y a qu'à se baisser pour ramasser des pépites d'or, le cours de l'or s'effondre.
Il est donc nécessaire, pour constituer un marché des œuvres de l'esprit, de créer de la rareté. Dans le cas du marché de la musique (mais cela peut s'appliquer sans peine à d'autres marchés d'œuvres de l'esprit), il existe deux moyens principaux, qui constituent les deux piliers de ce marché : le monopole de l'auteur d'une part, et les supports physiques d'autre part.
Après lui avoir accordé un monopole sur la diffusion de son œuvre, la loi permet à l'auteur de céder une partie de ce monopole, par voie contractuelle. Il suffit donc à un éditeur de s'assurer par contrat, sur une œuvre donnée, qu'il sera le seul à proposer cette œuvre au public. Ainsi le monopole de l'auteur permet­il de rétablir la rareté de l'offre, dans la mesure où pour une œuvre donnée un acheteur potentiel devra s'adresser à un interlocuteur unique, par exemple une maison de disques.
Le deuxième facteur permettant de rétablir la rareté repose sur le recours au support physique. Si l'œuvre elle­même est volatile, le support physique permet de l'ancrer dans le domaine des choses tangibles, et donc, économiquement parlant, des biens rivaux. Les supports physiques des œuvres sont un pilier solide du marché dans la mesure où ils représentent un avantage certain sur l'appropriation personnelle de l'œuvre, liée aux capacités trop limitées de l'esprit et de la mémoire. Ainsi, si l'expérience d'une transmission de personne à personne d'une œuvre musicale a son intérêt propre, elle ne peut pas rivaliser en fidélité avec, par exemple, la fixation d'un son sur un support de type disque vinyle, bande magnétique ou disque compact.
D'une redoutable (et appréciable !) efficacité, le support physique constitue la pierre d'angle du marché de la musique. Mais, bientôt, il faudra peut­être en parler au passé.
I.4
La fin de la rareté
Dans les années 1980, le CD audio remplace le disque vinyle. Sur ce disque, l'information n'est plus codée de manière analogique, mais en numérique. La numérisation de la musique est déjà acquise. Par la suite, celle­ci ne fera que se diversifier (multiplication et optimisation des formats numériques pour la musique).
Le changement est subtil. Lors du développement du marché du disque, les supports physiques avaient fait oublier que la musique ne se réduit pas à la matérialité des disques dans les bacs des disquaires. Au fur et à mesure de l'évolution des techniques et des supports, cette matérialité (qui ne disparaît jamais complètement… du moins pas encore !) tend à se faire oublier. Ainsi, il n'est pas impossible de copier un disque vinyle vers un autre disque vinyle, c'est juste particulièrement coûteux. D'une cassette audio MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ?
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vers une autre, voilà qui est déjà plus aisé. Par contre, on perd la qualité du signal d'origine. L'informatique viendra changer cela : avec un graveur de CD, il devient possible de réaliser une copie sans perte, une copie qui, pour ce qui est de la musique portée sur le support, est réalisée à l'identique.
On peut aller encore plus loin, et depuis une petite dizaine d'années c'est le cas : on peut se passer de support physique visible. La musique devient alors un fichier stocké dans la mémoire de l'ordinateur. Au début, stocker de tels fichiers est difficile. Mais avec l'augmentation exponentielle des capacités de stockage, le fichier musical en question devient une infime partie de cette capacité. La musique est toujours stockée physiquement sur le disque dur de l'ordinateur (sans rentrer dans les détails, soulignons simplement que l'enregistrement d'informations sur un disque dur demande un changement d'état physique de parties de ce disque dur), mais symboliquement ça n'est plus le cas.
Lorsque la contingence physique s'estompe, symboliquement, elle tend à disparaître. La musique s'extrait de sa condition matérielle pour atteindre l'immatériel. Un des deux piliers du marché du disque s'effrite.
Ceci n'est pas une baguette.
À elle seule, la numérisation (« dématérialisation ») de la musique ne serait qu'un bouleversement limité. Cependant, elle se combine avec un autre facteur : la fluidité des flux d'information sur Internet. Les débits des connexions augmentant, il devient possible, et ensuite aisé, de diffuser des fichiers musicaux sur Internet. L'exemple le plus frappant est celui des réseaux de peer­to­
peer. Ceux­ci démontrent parfaitement que les œuvres musicales sont des biens non rivaux : lorsque l'internaute A télécharge depuis l'ordinateur de l'internaute B un fichier donné, à la fin du transfert à la fois l'internaute A et l'internaute B sont en possession de ce fichier. La transmission fonctionne sur le mode de la copie, exactement de la même manière que si l'internaute B avait, en présence de l'internaute A, chanté une chanson, et que ce dernier avait retenu l'air de la chanson. Le fonctionnement est le même dans les deux cas : lorsque l'on prend une information chez autrui, il y a une incapacité fonctionnelle empêchant de supprimer chez l'autre cette information. En bref, je ne peux ni lobotomiser mon interlocuteur, ni supprimer à distance les fichiers de son ordinateur.
Bien rivaux contre bien non­rivaux. Voilà une nuance (pourtant fondamentale !) qui manque cruellement à la majorité des acteurs du marché du disque. Ceux­ci, auteurs et maisons de disques confondus, n'arrivent pas à envisager la musique en dehors du support physique, non aisément reproductible, et garant de la rareté des produits sur le marché.
L'exemple le plus flagrant a été donné par de nombreux auteurs­compositeurs lors des débats sur le projet de loi DADVSI2.
Copier illégalement une chanson sur internet c'est comme entrer dans une boulangerie, prendre une baguette et ressortir sans la payer. Très rapidement la boulangerie se vide !
Yves Duteil (auteur­compositeur­interprète), déclaration au journal télévisé de 20h de France 2, le mardi 7 mars 20063
2 Droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information, loi débattue à l'Assemblée nationale en décembre 2005, puis en mars 2006. Les interventions publiques relatives à cette loi ont eu lieu principalement en janvier 2006, ainsi qu'au début du mois de mars 2006.
3 Il s'agit d'une comparaison reprise maintes fois déjà, par divers artistes, en janvier 2006.
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Emmanuel Clément, sur son site personnel, propose un test de vol de baguettes. Pour les besoins de cette démonstration, il a donc fabriqué une baguette numérique. Je me permet de la reproduire ici même.
Vous avez la baguette sous les yeux ? Très bien.
Alors sachez que cette baguette, je l'ai volée (sans rien payer) dans la boulangerie d'Emmanuel Clément. Je vous invite à aller vous aussi voler l'unique baguette d'Emmanuel Clément dans sa boulangerie :
http://emmanuel.clement.free.fr/etudes/boulangerie.htm
Résultat : quoi que l'on fasse, la baguette en question reste en place.
Cette petite démonstration humoristique permet de différencier clairement les biens rivaux, physiques (une baguette, un CD audio dans les bacs d'un disquaire), des biens non­rivaux : l'œuvre elle­
même, mais aussi la version numérisée de l'œuvre.
Voici donc, en quelques pages, l'essentiel des fondements du marché de la musique et de ses évolutions en cours et à venir. Volatilité des œuvres, monopole de droit, rareté du support et duplicabilité des œuvres : à partir de ces notions vont se jouer les grands enjeux du marché de la musique et des pratiques se situant dans ses marges.
Chaque acteur adoptera alors une stratégie propre, selon sa compréhension – ou son incompréhension ! – des critères définissant la diffusion de la musique dans la société de l'information, et selon ses enjeux personnels, économiques, esthétiques ou idéologiques.
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II
Typologie des stratégies de diffusion
de la musique en ligne
II.1
Transposition du modèle traditionnel et maintien de la rareté
Disons­le d'emblée : il est illusoire de vouloir fixer une « typologie » parfaitement précise et cohérente des usages et des stratégies en terme de diffusion sur internet de la musique. Les acteurs, les motivations et les enjeux sont variables, et les choix stratégiques souvent modulables entre eux. On se contentera donc ici d'une catégorisation quelque peu sommaire, et forcément réductrice.
À l'heure actuelle, la stratégie la plus nette est celle des grands acteurs du marché de la musique, en particulier des quatre Majors qui dominent ce marché4. Comment réagissent­elles à la perturbation du marché qu'implique la numérisation des œuvres ?
Cette réaction comporte deux volets. Le premier vise la préservation du marché existant, tandis que le deuxième mise sur le développement d'un marché numérique semblable au marché des supports physiques.
Le droit pour préserver le marché des supports physiques
Si la numérisation des œuvres transpose en termes techniques certaines des propriétés de l'œuvre de l'esprit, elle n'annule pas pour autant la loi. Or, le droit d'auteur ne protège pas le support, mais l'œuvre elle­même, dans son lien avec son auteur. Les usages qui peuvent découler de la numérisation des œuvres peuvent donc s'affranchir des contraintes techniques ; ils ne s'affranchiront pas de la même manière des contraintes légales. Un des aspects de la réaction des majors consiste donc à pénaliser les échanges non autorisés de fichiers d'œuvres protégées. Typiquement, ce sont les usagers des réseaux d'échange en peer­to­peer qui sont les plus visés.
En France, cette action se fait, par la force des choses, plutôt discrète. Contrairement à ce qui se passe aux États­Unis où la RIAA (Recording industry association of America, équivalent américain de la Société nationale de l'édition phonographique) a déposé plusieurs milliers de plaintes (plus de 11000 en janvier 2005, et le rythme reste soutenu avec plusieurs centaines de plaintes par mois5), en France la situation est moins nette. L'exception pour copie privée inscrite dans le code de la propriété intellectuelle6, et la loi dite « Informatique et Libertés », protègent en partie les téléchargeurs français. 4 On peut rappeler qu'il s'agit des quatre sociétés suivantes : Universal Music (le leader), Sony/BMG, Warner et EMI.
5 D'après Guillaume Champeau, Ratiatum, juillet 2005. http://www.ratiatum.com/journal.php?id=2231
6 La copie privée est définie au 2 de l'article L. 122­5 du code la propriété intellectuelle comme une exception au monopole de l'auteur, qui ne peut interdire « les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective ». La loi ne requiert pas explicitement que la source de la copie soit licite, ce qui a permis en France la mise en place d'une jurisprudence largement favorable aux « simples téléchargeurs ».
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Cela devrait cependant évoluer assez rapidement, avec l'adoption du texte définitif de la loi « Droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information » (DADVSI), qui désigne clairement le téléchargement non autorisé d'œuvres protégées comme relevant d'un régime contraventionnel.
La technologie au secours de la rareté
Le deuxième volet de la réaction de l'industrie du disque est technologique : il s'agit de limiter les copies (puisque c'est là le cœur du problème) grâce à des procédés logiciels appelés DRM (Digital Rights Management) ou, en droit français, Mesures techniques de protection7. Le principe est le suivant : puisque les ressources numériques suppriment la contrainte du support physique garant de la rareté de l'œuvre, on impose des barrières artificielles via des logiciels de verrouillage des données, afin de limiter ou interdire les copies. De la sorte, la double contrainte de la rareté est reproduite : à la fois juridique et technique.
Une fois ces mesures mises en places, les œuvres numérisées dotées de DRM peuvent être commercialisées. En effet, elles ont retrouvé leur caractère « rare » par le biais d'une restriction technologique. La copie étant bridée (limitée ou interdite), l'œuvre au format numérique « DRMisé » se rapproche des formats physiques, et perd toute « volatilité ».
On peut donc affirmer que les plateformes de vente de musique en ligne telles que l'iTunes Music Store d'Apple ou VirginMéga en France sont essentiellement des transpositions du modèle traditionnel de distribution de la musique. L'illustration ci­dessous compare les schémas (ici simplifiés) de diffusion de la musique. On remarque que la seule différence notable est la disparition d'un intermédiaire, disparition peu significative si l'on songe au fait que cet intermédiaire, le distributeur, est bien souvent rattaché (par exemple en tant que filiale) à la maison de disques dont il distribue les produits.
Les modèles de diffusion de la musique (1)
Auteurs
Auteurs
Maisons
de disques
Maisons
de disques
distributeur
Grandes surfaces
et disquaires
plateformes
commerciales
de
téléchargement
Public
Public
Modèle traditionnel
Modèle traditionnel transposé
7 Les mesures techniques de protection sont définies à l'article 7 de la loi sur les Droits d'auteur et droits voisins dans la société de l'information. Le contournement de ces mesures est par ailleurs prohibé, ce qui crée une boucle dans la loi : la loi protège l'auteur des usages abusifs de l'œuvre, les DRM empêchent techniquement ces usages illégaux, et en retour la loi vient protéger les DRM.
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II.2
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L'auteur comme diffuseur
Les Majors ne sont pas les seules à avoir transposé leur modèle à Internet. Nombre d'artistes indépendants et de petits labels, n'ayant pas ou peu accès aux plateformes dites « légales » de téléchargement (il faudrait en réalité parler de plateformes commerciales, car elles sont loin d'être les seules à être légales), utilisent les possibilités d'Internet pour diffuser leur musique.
Sites d'artistes, webradios, extraits et streaming
Ce qu'Internet change pour ces artistes, comme pour de nombreux artistes dans d'autres domaines8, c'est la possibilité de publier par eux­même. Chaque artiste peut disposer d'un site personnel consacré à la promotion de sa musique, voire même à sa diffusion. De même pour les petits labels dont le catalogue n'est pas distribué chez les disquaires, qui sont souvent des labels associatifs : ils trouvent dans Internet les moyens de relayer leur activité située non pas en dehors du marché de la musique, mais en marge de celui­ci.
Il serait fastidieux de répertorier les différents moyens techniques ou services sur internet disponibles. On peut en citer quelques uns : la micro­publication sur internet, les webzines, les webradios, la diffusion d'extraits ou de chansons en streaming, la facilitation du contact pour la vente par correspondance, etc.
On remarquera pourtant une différence significative avec le modèle traditionnel de diffusion de la musique. Pour ces artistes qui investissent Internet et tentent d'exploiter tous les moyens à leur disposition pour promouvoir et vendre leur musique, les intermédiaires disparaissent. Ou plutôt, les seuls intermédiaires restant sont des intermédiaires choisis : un label associatif, par exemple.
Les modèles de diffusion de la musique (2)
Auteur
Site du label
de l'auteur
Site officiel
de l'auteur
services ouverts
de vente en ligne
?
Public
La fragmentation des moyens de diffusion
8 Le domaine de l'illustration et de la bande dessinée dispose en France d'une « blogosphère » de jeunes illustrateurs, souvent talentueux, qui voient dans Internet et dans les blogs (ces sites web clef en main !) une forme de micro­
publication peu coûteuse et efficace. Sont recherchés, entre autres : le contact avec d'autres illustrateurs, la constitution d'un public attentif aux sorties d'albums, le démarchage indirect des professionnels du secteur.
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Réduction drastique du coût d'entrée sur le marché
Aujourd'hui, l'autoproduction permet d'obtenir un résultat de qualité grâce à la baisse du coût du matériel d'enregistrement, et grâce à la production de la musique via des outils logiciels 9. Cette baisse significative du coût de production des œuvres musicales (du moins de celles qui ne demandent pas la participation d'un orchestre complet), combinée au coût dérisoire de la diffusion des fichiers numériques, permet de réduire drastiquement le coût d'entrée sur le marché. Il devient donc envisageable, pour tous ceux qui le souhaitent, de distribuer sur Internet sa production musicale !
Les évolutions de la technique permettent donc à nombre d'artistes d'éviter le « passage obligé » de la sélection par une entreprise, la maison de disque. Cette sélection, qui pendant longtemps a constitué une ligne de démarcation franche entre les « artistes » et les « musiciens du dimanche », perd aujourd'hui de son sens. On pourrait donc imaginer, par exemple, une plateforme commerciale de vente en ligne de musique ouverte à tous les auteurs, et pas uniquement au catalogue des majors et de quelques labels importants.
Cette évolution s'inscrit dans le développement de ce que les anglais Charles Leadbeater et Paul Miller ont intitulé « The Pro­Am Revolution10 » : l'émergence d'une société où la frontière entre l'amateur et le professionnel s'estompe. Dans le domaine de la musique, cette frontière a toujours été floue : en particulier pour ce qui est des musiques populaires, chaque musicien est d'abord un amateur, et sa professionnalisation dépendra pour beaucoup des circonstances. De plus, un musicien professionnel peut très bien redevenir un amateur, pour peu que sa musique ne rencontre plus un public suffisamment nombreux. Mais, malgré tout, la sanction des professionnels de la musique11 permettait de distinguer les « artistes » des « musiciens du dimanche ». Cette distinction était déjà contestable. Aujourd'hui, elle apparaît tout simplement comme obsolète.
II.3
La libre diffusion
Pour conclure cette tentative de typologie, il faut maintenant aborder une troisième modalité de diffusion des œuvres musicales, qui par de nombreux aspects se démarque fortement des deux premières. Il s'agit de ce qu'on appelle parfois la « Musique Libre », ou la musique sous licence de libre diffusion.
Le principe de la libre diffusion, rendu applicable en pratique et à grande échelle par la facilité de duplication des fichiers informatiques, est de ne pas limiter la diffusion à une unique source autorisée. Nous venons de voir qu'Internet permettait aux auteurs de devenir leurs propres diffuseurs, en supprimant la nécessité du recours aux intermédiaires. Ici, on va plus loin encore : non seulement l'auteur est diffuseur de son œuvre, mais en plus toute personne réceptrice de l'œuvre peut à son tour devenir diffuseur.
9 C'est ce que l'on désigne sous le nom générique de « home studio ».
10 The Pro­Am Revolution: How Enthusiasts Are Changing Our Society and Economy, Charles Leadbeater et Paul Miller, Demos, Londres, 2004.
11 Cette expression, « professionnels de la musique », désigne étrangement bien plus facilement les gérants du marché de la musique que les artistes eux­même… comme si les artistes étaient extérieurs au marché de la musique, qu'ils n'en étaient finalement que des clients un peu particuliers.
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Concrètement, un internaute recevant un fichier MP312 marqué « libre diffusion » pourra le rediffuser, pour l'envoyer à des amis, ou même à de parfaits inconnus via un réseau de type peer­to­peer. Du coup, la diffusion de l'œuvre ne passe plus nécessairement par l'auteur.
On peut le représenter sous la forme du schéma suivant :
Les modèles de diffusion de la musique (3)
Auteur
Site du label
de l'auteur
Site officiel
de l'auteur
Auditeur
plateformes
indépendantes
de diffusion
des œuvres
Auditeur
Auditeur
Auditeur
Auditeur
Auditeur
Auditeur
Auditeur
Auditeur
Auditeur
Auditeur
Auditeur
Diffusion coopérative et décentralisée
L'auteur reste le seul capable de réaliser la première diffusion de l'œuvre (il s'agit d'un droit moral, incessible et inaliénable). Mais à partir du moment où il la distribue (sur son site personnel par exemple, ou encore sur le site de son label s'il en a un) selon les termes d'une licence de libre diffusion, il autorise toute personne qui reçoit l'œuvre accompagnée de cette licence à redistribuer l'œuvre, sans avoir à demander d'autorisation spécifique.
12 Pour mémoire, le MP3 ou MPEG Layer 3 est un format numérique de compression des données sonores, permettant de réduire drastiquement le poids d'un fichier de musique, pour une altération relativement faible de la qualité sonore. C'est historiquement, et aujourd'hui encore, le format le plus utilisé pour les échanges de musique sur Internet.
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Nous avons pu voir que la technique et Internet permettent déjà une telle diffusion éclatée. Dans le cas de la libre diffusion, l'auteur fait tout le contraire de l'industrie du disque. Plutôt que d'utiliser le droit et des systèmes de verrouillage informatique pour rétablir la rareté, l'auteur encourage la profusion et la diffusion à l'envie. Pour cela, il se base sur le monopole que lui confère le droit d'auteur, tout en fixant par un contrat les libertés qu'il accorde, en somme, au public. Ce contrat, c'est la licence de libre diffusion.
Que fait l'internaute qui télécharge une chanson sur le site d'un musicien, quand cette chanson est fournie avec le texte d'une licence, ou une référence13 à cette licence ? Il accepte les termes d'un contrat, passé entre lui et l'auteur de l'œuvre. Les clauses de ce contrat n'impliquent aucune obligation contraire au droit d'auteur pour l'internaute. C'est l'inverse : ce contrat de mise à disposition lui accorde certains des droits normalement réservés à l'auteur, dont le droit de communiquer l'œuvre à une tierce personne. Cependant, pour que ces permissions soient valables, il faut que l'utilisateur respecte certaines conditions. En particulier, l'œuvre transmise doit l'être avec la même licence de libre diffusion.
Mais pourquoi l'auteur renoncerait­il à tout ou partie des droits exclusifs qui lui sont accordés par le droit ? Quelles sont les raisons qui poussent des musiciens à choisir ce mode de diffusion ? Nous allons nous y intéresser plus longuement dans la partie suivante.
13 Un lien hypertexte vers le texte de la licence, par exemple.
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III
« Culture Libre » et libre diffusion :
un projet de décentralisation de la culture
III.1
Origine des licences libres
Les licences dites « licences libres » sont des contrats­type qui ont été rédigés pour servir d'outil à des enjeux éthiques. On peut retrouver la trace de ces enjeux dans le texte fondateur de Ram Samudrala, « Philosophie de la Musique Libre »14. Samudrala lie directement la problématique de la musique « libre » à celle, plus ancienne, du logiciel libre15 tel que défini par Richard Stallman et la Free Software Foundation.
Le principe du logiciel libre repose sur un certain nombres de libertés accordées à l'utilisateur du logiciel par son créateur. Ce dernier, en plaçant son travail sous une licence libre telle que la GNU General Public Licence16, se sépare d'une partie de ses droits en tant qu'auteur du logiciel. Le but de la manœuvre est de s'assurer que le logiciel, grâce à son code ouvert, librement diffusable et modifiable, ne pourra pas enfermer l'utilisateur dans une relation de dépendance avec l'éditeur du logiciel. Du plus, le logiciel libre s'inscrit dans une éthique du partage et de la mutualisation des ressources.
Ces principes peuvent­ils s'appliquer aux œuvres artistiques, et plus particulièrement à la musique ? Peut­il y avoir une « musique libre » comme il existe des logiciels libres ? C'est l'avis de Ram Samudrala, et des premiers théoriciens de la « musique libre ».
Les premières licences libres pour la musique
Par la suite, cette transposition du modèle du logiciel libre sera concrétisée par la rédaction de licences, dont l'Open Music Licence et l'EFF Open Audio Licence. Toutes deux sont très marquées par le modèle du logiciel libre et de la licence GNU GPL.
Pourtant, l'analogie entre musique et logiciel est loin d'être évidente. Les logiciels sont, le plus souvent, des outils techniques. La musique quant à elle peut difficilement être évaluée en termes d'utilité ou de fonction. Les enjeux, ne sont donc pas les mêmes. En particulier, le logiciel libre offre à l'utilisateur une garantie sur son indépendance vis­à­vis de l'éditeur du logiciel. Cette caractéristique est difficilement transposable à la musique.
Assez logiquement, le mouvement de la Musique Libre peine d'abord à trouver un véritable écho chez les artistes. La plupart de ceux qui publient sous des licences comme l'Open Music Licence ou l'EFF 14 Version française disponible en ligne sur http://www.freescape.eu.org/eclat/3partie/Samudrala3/samudrala3.html
Le texte original, intitué « The Free Music philosophy », est disponible sur le site de Ram Samudrala :
http://www.ram.org/ramblings/philosophy/fmp.html
15 Également appelé logiciel « open­source ».
16 Texte de la GNU GPL sur http://www.gnu.org/copyleft/gpl.html
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Open Audio Licence sont des développeurs ou des utilisateurs de logiciels libres, proche des courants technologiques de la musique (musique électronique, musique expérimentale).
Mais si logiciel et œuvres culturelles ne répondent pas aux mêmes enjeux, il reste que certaines avancées du logiciel libre peuvent être appliquées à ces œuvres. Tout ce qu'il faudrait, c'est un peu de flexibilité. Le juriste américain Lawrence Lessig va apporter cette flexibilité, en initiant les licences Creative Commons17.
III.2
Creative Commons et la musique en libre diffusion
Lawrence Lessig est professeur de droit à la Stanford Law School. Il connaît la problématique des logiciels libres, et celle, plus générale, de l'évolution du droit d'auteur tout au long de la seconde moitié du vingtième siècle. C'est ainsi qu'il constate que dans le monde entier le droit d'auteur, censé représenter un compromis entre les besoins des auteurs (en particulier leurs besoins économiques) et la société civile en général, se renforce inexorablement en faveur des auteurs et, à travers eux, des principaux acteurs du marché de la culture18.
Comme les licences du logiciel libre, les licences Creative Commons s'appuient sur le droit d'auteur, mais pour le rééquilibrer. En effet, le monopole de l'auteur sur les usages qui peuvent être faits de l'œuvre n'est pas forcément au goût de chaque auteur. Ainsi, certains auteurs veulent pouvoir indiquer aisément que tel texte est librement réutilisable, et les conditions de cette réutilisation. On passe du « tout droits réservés » à « certains droits réservés19 ».
Des licences à la carte
Mais là où Lessig est particulièrement habile, c'est qu'il laisse de côté l'aspect monolithique des licences du logiciel libre. Les défenseurs du logiciel libre professent que les licences doivent être compatibles entre elles, afin que le code d'un logiciel sous licence X puisse être réutilisé pour améliorer un logiciel sous licence Y. Les licences Creative Commons, elles, ne visent pas cette compatibilité. Elles sont d'ailleurs modulaires, et incompatibles entre elles : il existe plusieurs licences différentes20, suivant les clauses que l'auteur y inclut ou pas :
1. Citation : l'auteur peut exiger ou non d'être cité lorsque l'œuvre est reproduite.
2. Usage commercial : l'auteur peut refuser ou non que ses travaux soient reproduits à des fins commerciales.
3. Œuvres dérivées : l'auteur peut accepter ou non que son travail soit modifié par d'autres. Un compositeur peut accepter ou non qu'on remixe sa musique. Un écrivain peut accepter 17 Le site officiel de Creative Commons est disponible sur http://creativecommons.org
18 On ne développera pas ce point plus avant dans ce mémoire. Pour aller plus loin, on pourra lire le remarquable ouvrage de Florent Latrive aux éditions Exils : Du Bon usage de la piraterie – culture libre, sciences ouvertes (Paris, 2004). Cet ouvrage est également disponible en ligne dans une version HTML réalisée par votre serviteur (en accord avec l'auteur et selon les termes de la licence utilisée) : http://host.covertprestige.info/piraterie/
19 « Some rights reserved », mention accompagnant généralement le logo Creative Commons.
20 Dont six licences principales.
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ou non l'adaptation de son roman ; cette dernière condition est assortie d'une option supplémentaire : l'auteur peut accepter les œuvres dérivées à condition que le travail résultant soit protégé par la même licence (ou non).21
Ces clauses modulables s'ajoutent aux dispositions de base de ces licences, qui garantissent aux utilisateurs, au minimum, la liberté de rediffuser les œuvres. On parle donc de « licences de libre diffusion », appellation qui a l'avantage de différencier les « licences libres » caractéristiques des logiciels libres, et les licences visant plus spécifiquement les œuvres culturelles.
Succès des licences Creative Commons
Le succès des licences Creative Commons fut très rapide, et leur adoption à travers le monde a été facilitée par leur transcription dans les diverses législations nationales22. Non seulement ces licences ont complètement occulté celles qui les avaient précédées23, mais elles ont également séduit des auteurs au delà du cercle restreint des promoteurs du logiciel libre. On a ainsi pu voir le magazine américain Wired publier une compilation de chansons24 sous licences Creative Commons, avec des intervenants prestigieux comme les Beastie Boys, David Byrne ou Gilberto Gil.
Par ailleurs, les licences Creative Commons connaissent un écho assez fort sur de nombreux weblogs. Toutes proportions gardées, on assiste à une véritable mode Creative Commons, la libre diffusion devenant une sorte d'étendard contestataire à l'encontre, principalement, des grands acteurs du marché de la musique et de leur politique répressive. On peut toutefois douter de la pertinence d'un marquage « libre diffusion » accolé sur un peu n'importe quoi, comme les billets d'un blog par exemple.
Dans le domaine de la musique, par contre, les licences Creative Commons (ainsi que d'autres licences de libre diffusion) sont assez largement utilisées par les artistes autoproduits et indépendants. Toutefois, ce « largement » est encore loin de représenter, statistiquement, une majorité. Ni même, sans doute, une proportion vraiment importante.
Malgré tout, on est loin des années des licences Open Music ou EFF Open Audio qui ne fédéraient qu'un petit groupe confidentiel d'artistes. On peut donc s'interroger sur les motivations qui poussent des artistes, pour beaucoup talentueux, à diffuser ainsi, le plus souvent gratuitement, leur musique.
III.3
Pragmatisme économique et militantisme idéologique
Disons­le tout net : les motivations sont diverses et variées. Pour la plupart des artistes qui y ont recours, les licences de libre diffusion sont un signe distinctif permettant de s'inscrire en marge du marché de la musique. Non pas complètement en dehors de ce marché, mais en marge : ces licences n'excluent pas toute exploitation commerciale de l'œuvre, en particulier pour ce qui est de la vente de supports physiques (malgré la numérisation des œuvres, ceux­ci restent attractifs) ou la vente de places 21 Florent Latrive, « Savoirs et cultures libres », in Du Bon usage de la piraterie, Exils, Paris, 2004
22 Il existe donc des versions adaptées au droit français de ces licences. On peut les retrouver sur http://fr.creativecommons.org
23 Avec toutefois deux exceptions notables : la Licence Art Libre (http://artlibre.org), une licence d'origine française et proche des licences du monde des logiciels libres ; la GNU Free Documentation Licence, utilisée par défaut pour les articles du projet encyclopédique Wikipédia (http://fr.wikipedia.org)
24 Plus d'informations sur http://creativecommons.org/wired/
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de concerts. Ceci étant, il est vrai que pour certains artistes la culture libre est un moyen d'affirmer un rejet de la marchandisation de la culture. Cette position semble toutefois minoritaire.
Si l'on voulait établir une « classification » des motivations poussant certains auteurs­compositeurs à adopter les licences de libre diffusion pour tout ou partie de leurs œuvres, on pourrait distinguer deux grandes tendances. D'un côté, des préoccupations idéologiques, et de l'autre des préoccupations pragmatiques.
Les motivations idéologiques, ou éthiques, sont celles que nous avons abordées jusqu'ici. Opposition à l'attitude agressive des maisons de disques, notion de respect du public et d'équilibre du droit d'auteur, volonté de contribuer à un bien culturel commun, etc.
Les motivations d'ordre pragmatique sont, au premier abord, moins évidentes. Il semble pourtant qu'elles soient primordiales pour beaucoup de ces artistes. Tout d'abord, la libre diffusion augmente la diffusion de l'œuvre au sein du public, et permet donc théoriquement d'atteindre un public plus large de cette manière. Il y a clairement chez nombre d'auteurs utilisant les licences de libre diffusion la volonté de se faire connaître d'un public le plus large possible. Une fois que l'artiste dispose d'une base d'amateurs de sa musique, il peut envisager des activités rémunératrices, telles que des concerts ou la vente d'albums sur support physique.
Il existe un autre positionnement que l'on peut qualifier de pragmatique : celui de musiciens choisissant consciemment de ne pas tenter de s'insérer dans le marché de la musique pour des raisons d'ordre pratique. Par exemple, un musicien qui se décrit lui­même comme amateur et qui ne compte pas se professionnaliser dans le domaine de la musique ; ce « musicien du dimanche » voudra peut­être, malgré tout, faire écouter sa musique à tous ceux qui le souhaitent, et en faire profiter tous ceux qui l'apprécieront. Ou encore, un musicien qui estime avoir les compétences pour être un professionnel de la musique, mais qui ne souhaite pas pour autant plonger dans la jungle du marché du disque… à la porte duquel beaucoup de musiciens extrêmement talentueux se sont déjà cassés le nez).
Sur la question des motivations, que nous n'avons fait ici qu'effleurer, je laisserai le mot de la fin à un artiste talentueux, Dana Hilliot :
À partir du moment où je rends des créations de moi publiques, mon intérêt est de les faire circuler le plus aisément possible. Ce que permet la licence de libre diffusion. Même réflexion dans le cadre du label que j'ai fondé25 : les mélomanes sont impliqués dans la promotion des musiques que nous défendons, il est donc logique de ne pas empêcher la circulation des œuvres, et même de la favoriser.26
III.4
Libre diffusion et rémunération des artistes
La question de la rémunération des artistes est une des plus sensibles lors des débats sur la place de la musique dans la société. Lorsqu'il s'agit de musique libre, cette question est encore plus critique.
Tout d'abord, il faut savoir que la musique libre n'est pas obligatoirement une musique gratuite. Rien n'empêche l'auteur, ou même une maison de disque, de vendre un album sous une licence de libre diffusion. Bien sûr, une maison de disques ne serait sans doute pas enchantée par la perspective d'une 25 Il s'agit d'Another Record, un label associatif de musique folk. Site web : http://www.another­record.com
26 Dana Hilliot, au cours d'une interview informelle menée sur les forums de Musique­Libre.org
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œuvre qui, une fois disponible dans les bacs des disquaires, pourrait immédiatement et en toute légalité être rediffusée par un acheteur. Mais des solutions mixtes existent. Par exemple, un musicien pourrait très bien diffuser sous licence de libre diffusion des fichiers MP3 de qualité moyenne, tandis que l'album physique serait distribué sans licence particulière. Le contrat de licence s'appliquerait alors uniquement à la diffusion des fichiers MP3 fournis via, par exemple, le site de l'artiste. De plus, et nous l'avons déjà précisé, il existe d'autres sources de revenus pour un artiste, notamment les concerts.
Si la musique en libre diffusion n'est pas nécessairement gratuite, elle s'accorde mal avec la gestion collective des droits. En particulier, elle est incompatible avec les statuts de la SACEM :
ARTICLE 18 :
Le Conseil d'administration ayant seul le droit de décider de contracter, comme il est dit en l'article 16, il est interdit à tout Adhérent, Stagiaire, Sociétaire professionnel ou Sociétaire définitif, de céder le droit dont il a déjà investi la société dans le cadre de ses Statuts ainsi que d'autoriser ou d'interdire personnellement l'exécution ou la représentation publique ou la reproduction mécanique de ses œuvres.27
Tout sociétaire de la Sacem cède, en signant ses statuts, le monopole qu'il possède sur la diffusion de son œuvre. Il lui est interdit, par exemple, d'accorder seul un droit d'exploitation sur son œuvre, ou ne serait­ce même que la simple diffusion de cette œuvre. Or c'est bien ce qu'un auteur fait lorsqu'il distribue une œuvre sous une licence de libre diffusion ! À l'heure actuelle, licences de libre diffusion et Sacem sont donc inconciliables.
Cette situation pourrait néanmoins évoluer au cours des années à venir, suite à des projets d'ouverture à la concurrence au niveau européen des marchés des diverses sociétés de gestion collective des droits.
III.5
Quelles pratiques ? Quels publics ?
La musique en libre diffusion se développe presque exclusivement sur Internet. Le réseau des réseau représente à la fois le principal outil technique pour la distribution des œuvres, et le premier vecteur de diffusion du discours sur la musique libre. Il y a quelques années encore, la libre diffusion restait exceptionnelle. Aujourd'hui, il s'agit d'une pratique qui tend à s'installer, bien qu'elle reste largement minoritaire, comparée à l'ensemble de la production musicale.
Malgré tout, pour se persuader de sa vitalité, il suffit de se rendre sur les sites francophones Musique­
Libre.org et Jamendo28. Dans le cas de Jamendo, il s'agit d'une plateforme non commerciale (associative) de distribution de musique sous licences de libre diffusion. On peut y télécharger des albums complets d'artistes autoproduits pour la plupart, qui ont décidé de partager ainsi leur musique.
Lancé au printemps 2005, Jamendo compte un an plus tard plus de 800 albums en libre accès (la grande majorité venant d'artistes français, mais on y voit apparaître ces derniers mois des albums américains ou espagnols, par exemple). Pour un album, le nombre moyen de téléchargements est de 200. Cela permet de relativiser quelque peu l'impact d'une plateforme – aussi appréciable et novatrice soit­elle – comme Jamendo. Pour un artiste qui voudrait y placer sa 27 Société des auteurs; compositeurs et éditeurs de musique, Statuts 2005, Article 18 (les italiques ont été ajoutées).
28 http://www.musique­libre.org
et http://www.jamendo.com
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musique, sous une licence de libre diffusion de type Creative Commons ou Licence Art Libre, la seule promesse raisonnable que l'on puisse lui faire est d'être écouté par quelques centaines de personnes. Peut­être plus si sa musique plaît.
On peut tout de même en déduire qu'il existe une légère disproportion entre le nombre d'artistes présents sur cette plateforme, et le nombre de visiteurs prêts à les écouter. Malgré des initiatives relativement médiatiques comme le « Wired CD », la musique libre reste un phénomène marginal, peu connu du grand public. Sans doute peut­on y voir une méconnaissance du grand public pour tout ce qui se situe aux marges du marché de la musique. Autrement dit, pour tout ce qui ne reçoit pas d'attention médiatique particulière.
Il est trop tôt pour se prononcer sur l'avenir de la musique en libre diffusion, à la fois en tant que pratique sociale et en tant que modèle économique alternatif. S'il s'agit aujourd'hui d'un phénomène marginal, il reste à savoir si ce sera toujours le cas. À ce sujet, l'évolution du projet Jamendo permet – peut­être à tort – une certaine dose d'optimisme.
Nombre d'album disponibles sur Jamendo, fin mars 2006
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23
IV
Au delà de la distribution :
la place centrale de la promotion
IV.1
Libre diffusion, artistes auto­produits, musiciens indépendants :
pour quelle visibilité ?
Au cours de cette réflexion sur les évolutions du marché de la musique et ses implications pour les acteurs indépendants de ce marché, nous avons longuement parlé du support, de la distribution et de la diffusion de la musique. Cela semble bien naturel : d'un côté d'innombrables artistes tentent – le plus souvent en vain – d'obtenir un passe pour le cœur du marché et la possibilité de diffuser leurs œuvres dans les bacs, et de l'autre la technologie promet la disparition des contraintes liées au support et à la distribution. Un monde « meilleur », en dehors des mécanismes classiques du marché, serait donc en train de se développer. Il reposerait sur l'indépendance des artistes, qui deviendraient tous, par eux­
même ou via des prestataires de service non sélectifs, des diffuseurs (et le cas échéant des vendeurs) de musique.
Force est de constater que cet espoir un peu naïf est et sera peut­être encore longtemps déçu.
La réflexion sur les supports et la diffusion de la musique laisse de côté un aspect crucial du marché de la musique : peu importe la qualité et la disponibilité d'un produit, tant que ce produit ne recevra pas suffisamment d'attention, il y a peu d'espoir de le vendre en quantité satisfaisante. En d'autres termes : tant qu'un artiste ne focalise pas l'attention d'une portion suffisamment importante du public, il reste extérieur au cœur du marché de la musique, et éprouvera probablement des difficultés importantes à rémunérer convenablement son activité artistique.
Voilà pour la situation actuelle.
Rien n'interdit de penser que les choses évolueront fortement à l'avenir. On peut même se demander dans quelle mesure, et dans quelle direction. À cette question, de nombreux observateurs du marché de la musique prédisent une mutation radicale de ce marché, suite à la dématérialisation massive de la musique. Ce point de vue me paraît trop extrême. Que les supports de diffusion évoluent, c'est un fait. Mais que cela suffise à modifier profondément le marché de la musique, voilà qui est plus incertain.
Finalement, le support est­il le pilier principal de ce marché ? L'expression « marché du disque » ne nous induirait­elle pas en erreur ?
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IV.2
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L'industrie de la musique : un marché de la promotion des artistes
La maîtrise du support et de la distribution des œuvres, autrefois chasse gardée des professionnels de la musique , devient avec le passage à l'ère numérique accessible à tous ou presque. Parallèlement, le monopole de l'auteur sur la diffusion de son œuvre, jusqu'ici rempart de la rareté, est interrogé par un certain nombre d'auteurs.
Que reste­t­il donc ? Qu'est­ce qui caractérise les grands acteurs du marché du disque, qui n'appartient qu'à eux ? Réponse : le poids médiatique et la force de frappe promotionnelle. C'est là un troisième pilier du marché de la musique, qui pourrait bien s'avérer bien plus stable et permanent que les deux autres.
Finalement, l'industrie de la musique (qui n'est plus une industrie du disque) n'est­elle pas avant tout caractérisée par un marché de la promotion des artistes et de leurs produits ? N'est­ce pas là, avec la promotion des artistes et des produits du marché de la musique, l'épine dorsale du marché de la musique ?
IV.3
Vers un repositionnement des maisons de disque ?
On a beaucoup reproché aux grandes maisons de disques de ne plus assez exercer leur rôle de dénicheurs de talents. Et il est probable que ce reproche perdure, tandis que les « home studios » permettent à nombre de musiciens d'enregistrer des maquettes de plus en plus abouties, voire des albums entiers. En conséquence de quoi, il est probable que, pour ces maisons de disque, le rôle de financement de la création musicale perde également de son importance. Même combat également pour le risque financier lié au pressage et à la mise sur le marché des exemplaires d'un album : avec la numérisation des œuvres, il risque fortement de disparaître, à terme.
Que reste­t­il alors aux maisons de disque ? Sur quoi asseoir leur légitimité ?
Tout simplement, sur leur compétence (et leurs moyens) dans le domaine de la promotion des artistes. C'est là que réside la véritable légitimité de l'industrie du disque, plus que dans une supposée défense de la diversité musicale (il existe bien une offre relativement diversifiée, mais est­elle réellement d'origine philanthropique comme le prétendent régulièrement les maisons de disques, ou bien ne s'agit­
il pas plutôt d'une réponse de ces maisons de disques aux attentes de divers marchés de niche ?). Après tout, pourquoi une maison de disques devrait­elle cacher sont statut et sa finalité de société privée cherchant à réaliser des bénéfices ?
Les critiques qui s'élèvent contre le marché du disque sont donc pour la plupart mal fondées. Il ne relève pas de la mission de sociétés privées de présenter la diversité du paysage musical, ni de rendre justice à des artistes peu médiatisés, pas plus que de découvrir de nouveaux talents (quoi qu' « ils » en disent !) : la vocation de l'industrie du disque, à quelqu'échelle que ce soit, reste avant tout de vendre des produits dérivés de la musique, de minimiser les risques liés à l'investissement et de favoriser autant que possible l'enrichissement des intermédiaires qui travaillent autour de ce produit.29
29 Dana Hilliot, « L'artiste et le commerce de la musique », in De la dissémination de la musique, autopublication, 2005. Cet essai est accessible en ligne sur http://www.another­record.com/textes/dissemination/diss.html
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25
L'une des sources du désaveu actuel des maisons de disques vient sans doute de ce décalage entre les objectifs affichés et les objectifs réels.
En l'absence d'un discours clair assumant le statut d'organisation à but résolument lucratif, les principaux acteurs du marché de la musique se privent de la légitimité qui devrait être la leur, et qui vient de leur compétence pour la promotion des artistes.
À l'heure où tous les autres piliers de ces entreprises sont sur le point d'être concurrencés, à plus ou moins long terme et avec plus ou moins de force, par des acteurs indépendants, les acteurs majoritaires de ce marché auraient intérêt à mettre en avant leur savoir­faire, et ce qui constitue, finalement, leur « valeur ajoutée ».
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Bibliographie
Essais :
LATRIVE Florent, Du Bon usage de la piraterie, Exils, Paris, 2004.
http://www.freescape.eu.org/piraterie/
http://host.covertprestige.info/piraterie/
HILLIOT Dana, De la dissémination de la musique, publié dans Biblio du Libre, 2005
http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=222
Articles :
HILLIOT Dana, « La référence à l'art dans les débats en cours sur le droit de la propriété intellectuelle », publié dans la Tribune Libre de Framasoft, janvier 2006
http://framasoft.net/article382.html
Sites de référence :
Framasoft, Tribune libre : http://framasoft.net/rubrique5.html
Jamendo (musique libre) : http://www.jamendo.com
Musique­Libre.org : http://www.musique­libre.org
Creative Commons (licences de libre diffusion) : http://creativecommons.org
ArtLibre.org (licence de libre diffusion) : http://artlibre.org
Ratiatum (actualité du peer­to­peer et de l'industrie culturelle) : http://www.ratiatum.com
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