Alain Thalineau, « Être femmes à la rue ». Texte initialement

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Alain Thalineau, « Être femmes à la rue ». Texte initialement
Alain Thalineau, « Être femmes à la rue ». Texte initialement publié dans Femmes et Villes, textes
réunis et présentés par Sylvette Denèfle, Collection Perspectives « Villes et Territoires » no 8, Presses
Universitaires François-Rabelais, Maison des Sciences de l’Homme « Villes et Territoires », Tours, 2004,
p. 113-122.
Ce texte est mis en ligne sous format électronique par les Presses Universitaires François-Rabelais
et le Centre de Ressources Électroniques sur les Villes dans le cadre de leur programme commun de
rétroconversion d’ouvrages épuisés, collection « Sciences sociales de la ville ».
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ÊTRE FEMMES A LA RUE
Alain THALINEAU
Université François-Rabelais, Tours
Parmi les personnes à la rue, seulement 10 % sont des femmes. Mais qui
sont ces femmes qui ne peuvent y échapper ? Alors que la rue est le lieu où
elles sont confrontées à des violences quotidiennes, où l’intimité est sans
cesse remise en question, où la domination masculine peut s’exercer sans
retenue, elles ne peuvent pas être ailleurs. A partir de l’étude de récits
biographiques1, il s’agit de montrer comment ces femmes, issues
principalement de milieux ouvriers, ne peuvent pas faire appel
immédiatement aux travailleurs sociaux et trouvent dans la rue les ressources
nécessaires pour la quitter plus rapidement que les hommes.
QUITTER LE FOYER, POUR EXISTER
La sphère domestique n’a pas le même sens selon les milieux sociaux.
Pour les milieux populaires, la famille constitue le lieu privilégié de la
protection face à la violence quotidienne exercée par le dehors, que ce soit
l’usine, l’atelier ou le quartier. Il s’agit de se protéger en sachant que chacun
a une place particulière. Celle de la femme, de la mère, de la fille sont
différentes de celle de l’homme, du père, du fils. Tous les travaux de
1
Ces récits ont été recueillis dans le cadre de deux enquêtes concomitantes sur les CHRS :
Dagot C., Thalineau A., Étude de l’insertion par l’économique du public CHRS dans le cadre
de l’économie solidaire, Rapport pour le Secrétariat à l’Economie solidaire, Juin 2001, 76 p. ;
Dagot C., Thalineau A., Le rapport à l’hébergement et à l’insertion par l’économique des exrésidents des CHRS, Rapport pour la Direction Régionale des Affaires Sanitaires et Sociales,
Octobre 2001, 90 p.
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recherche sur les milieux populaires ont bien montré que ces
positionnements distincts des membres de la famille sont historiquement
dépendants à la fois de la position accordée à chacun d’eux au sein de
l’espace économique, des représentations associées au masculin et au
féminin, et des ressources disponibles pour vivre au quotidien.
Actuellement, les femmes peu diplômées de milieux populaires, les
premières concernées par le chômage, investissent par défaut la sphère
domestique et se centrent sur leur fonction maternelle. La famille s’organise
autour d’elle. C’est la mère qui protège les membres les plus fragiles des
agressions du monde extérieur en les gardant près d’elle ; c’est elle qui offre
aux autres les moyens de reconstituer la force indispensable pour tenir et
ramener le nécessaire pour vivre. Cette place de la femme n’est pas sans
effet sur les filles. Celles-ci, confrontées à l’injonction familiale d’être au
service des hommes de la famille et soumises à une surveillance parentale
plus grande, cherchent à quitter la tutelle maternelle plus rapidement que les
garçons. (Schwartz, 1990, p. 211). Mais ce départ se concrétise par la
constitution d’une nouvelle famille, tant il est difficile pour elles de trouver
une indépendance financière en dehors de la constitution d’une union
(Battagliola, 2001). Avec l’arrivée des enfants et les possibilités financières
que cela procure depuis la mise en place dès le deuxième enfant de
l’allocation parentale d’éducation, ces jeunes femmes se résignent, comme
leur mère, à vivre au sein de la sphère domestique (Simon, 1999). En retour,
elles attendent de leurs proches un respect pour les tâches accomplies.
L’impossibilité de se réaliser dans des activités extérieures et le
dénigrement masculin des tâches domestiques peuvent provoquer des
conflits. Lorsque l’homme est au chômage, la tension peut être encore plus
grande. Incapable d’apporter le nécessaire en travaillant, il peut être tenté de
compenser sa perte de légitimité par l’affirmation de sa domination. Le désir
des femmes de partir pour mettre un terme aux conflits familiaux n’est pas
des plus facile à accomplir.
Dans cet univers fortement imprégné de la représentation de la femme
comme pivot de l’ordre familial, le départ ne doit pas apparaître comme la
conséquence d’une incapacité à tenir sa place. Le conjoint violent,
irrespectueux, n’est pas en soi un critère suffisant pour provoquer le départ.
Il faut que la violence masculine devienne visible à l’extérieur du foyer.
Quand Hélène décide de quitter son mari qui l’agresse physiquement depuis
plusieurs années, sa fille est en vacances chez ses parents :
Hélène : Quand je suis partie non, je suis retournée chercher ma fille
le 15 août, première fois que mon père il me fichait une gifle, il voulait pas
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me redonner ma fille mais je l’ai récupérée, on a été deux mois sans se
parler et puis, c’est revenu après quoi
Enquêteur : Pourquoi il voulait pas ?
Hélène : Parce qu’il acceptait pas que je parte quoi ! Après, quand il
a appris des choses sur mon ex-mari bon ben, il a compris, parce qu’il s’est
renseigné à sa façon lui. (silence) Au début c’est sûr, ça leur a fait un choc
quoi !
Pour que ces femmes n’aient pas honte de quitter un compagnon violent,
elles ont besoin d’être soutenues par des proches ou des travailleurs sociaux
auprès de qui elles se confient (Coutrot et alii, 1998, p. 42). Sans cet appui,
le départ peut se faire attendre pendant des années. C’est la situation de ces
femmes ayant connu les placements à l’ASE et qui ont espéré ne pas être
comme leur propre mère, « incapable de tenir le foyer ». Désireuses d’avoir
leur propre enfant et de fonder leur propre famille, elles supportent de
recevoir des coups, d’être humiliées par leur compagnon. Mais les tensions
peuvent en décider autrement. Marie a attendu d’être mise à la rue par son
mari alors qu’elle subissait depuis plusieurs années des violences :
Marie : bah! De toute façon notre couple s’est carrément dégradé. Ça
s’est. De toute façon, plus. De toute façon, on n’avait plus rien à se
dire, on s’entendait plus. Il rentrait du boulot, on se parlait plus. Et
puis à chaque fois que bon il y avait une, l’alcool, le moindre petit
truc allez hop! il m’envoyait. Devant tous les gens, il m’humiliait…
(…)
Marie : Et puis plus ça allait plus ça allait mal. Et puis un jour, il m’a
dit « tu prends ton sac et puis tu te casses ».
Enquêteur : C’est lui qui vous a demandé de partir.
Marie : ah! oui, il a pris mon sac à main. De toute façon, il ne m’a
même pas demandé, il m’a poussée sur le palier, il m’a jeté mon sac à
main, mes chaussures et puis bon bah ! Alors je suis partie.
Enquêteur : et vous êtes allée où ?
Marie : chez des amis au P. qui m’ont recueillie pendant quelques
jours… Et puis après de là, je suis allée à SOS femmes battues.
Là encore, la violence masculine devient visible à l’extérieur et la femme
peut tenter de trouver une protection auprès de proches.
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Cependant, même si l’entourage apporte son soutien, il n’est pas facile de
partir lorsque l’on a des enfants à charge et une absence d’autonomie
financière. Ces femmes doivent lors de la séparation continuer à assumer la
charge matérielle et éducative des enfants. Certes, le droit social, tout en
renforçant l’assignation des femmes à l’éducation des enfants, offre des
aides financières (l’allocation parent isolé et l’allocation de solidarité
familiale) qui peuvent faciliter le départ (Soulié, 1997). Mais partir, c’est
aussi prendre un risque qui ne concerne pas seulement sa propre personne,
surtout quand on est incertain quant à la destination.
Le choix du lieu d’accueil dépend de la situation familiale et de l’histoire
individuelle de la femme. Selon la présence ou non des enfants, l’accueil se
fera plus ou moins par des proches. En milieu populaire, le soutien des
proches, des frères et sœurs, des oncles et tantes, des parents et des copines,
primordial pour éviter la rue, se réalise plus facilement lorsqu’il s’agit d’une
mère en danger (Passaro, 1996). Cependant, les recherches ont montré que
malgré cet appui, les mères ont plus de difficulté à quitter le foyer que les
femmes seules (Villeneuve-Gokalp, 1994).
De toute façon, l’installation chez des proches ne peut être que provisoire.
Rester, c’est prendre le risque de perdre ses soutiens. Le réseau familial et
amical peut se dissoudre tant il devient difficile matériellement et
psychologiquement de soutenir un proche dans la durée alors que l’on est
soi-même en difficulté. Partir de nouveau mais où ? Comment s’en sortir
sans avoir à subir l’humiliation de l’assistance ou, pour celles qui ont connu
la DASS, le sentiment d’être prisonnière d’un destin ? Lorsqu’elles ont la
charge d’enfants, les femmes prennent plus fréquemment contact avec des
services d’hébergement (Marpsat, 1999, p. 903). Certaines quittent parfois le
foyer conjugal uniquement lorsqu’elles ont obtenu une place dans un centre
d’hébergement où elles sont accueillies en tant que mère. Lorsqu’il n’y a pas
d’enfants ou qu’ils ont été confiés aux services de l’Aide Sociale à
l’Enfance, la rue devient le seul lieu possible. Une phase que l’on pense
transitoire, que l’on soit jeune ou non.
LA PROTECTION DE SOI
La rue signe la rupture des relations avec les proches. Comme le dit Robert
Lefort cité par J-F. Laé : « Vous vous dites peut-être pourquoi j’ai perdu
contact avec les membres de ma famille ? Mais la chose est simple : leur
dire que j’étais tombé si bas, tels que je les connais, ils se seraient coupés en
deux pour moi. Je pouvais pas leur demander plus que ce qu’ils avaient fait
pour moi » (Farge A. – Laé J-F, 2000, p. 45). Quels que soient l’âge et le
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sexe de la personne à la rue, le basculement du foyer à la rue signe une
disjonction entre le passé et le présent : le passé, celui des relations qui n’ont
pu se construire, le présent celui de la personne solitaire, même en présence
des compagnons de rue.
Les descriptions du quotidien des personnes à la rue sont nombreuses.
Elles ont mis en évidence la carrière de l’errant, son utilisation des espaces
urbains et des institutions publiques pour survivre. Dans ce nouveau monde,
il faut tenir en effectuant des petits boulots, en volant parfois, en quémandant
aussi, tout cela pour avoir un minimum pour manger et boire. Il faut trouver
un coin où dormir, se protéger des autres. Il faut aller chercher auprès des
institutions sociales le strict nécessaire pour se vêtir ou se protéger du froid.
Ce qui distingue les femmes, c’est le fait d’être là encore dans une position
de dominées parmi les plus dominés et conjointement de toujours représenter
la figure de la mère protectrice.
La domination masculine s’exerce sur le corps féminin. Or, à la rue, le
corps est la dernière chose que l’on possède. C’est le seul bien qui
maintienne une intégrité (Gaboriau, 1993, p. 169). Pourtant, il est malmené.
On ne peut pas se soigner ou se laver à volonté. Pour certaines personnes à la
rue, il faut tout faire pour le maintenir propre. C’est un signe d’optimisme,
d’espoir d’en sortir. Pour d’autres, les blessures, les souillures permettent de
ressentir sa propre enveloppe corporelle, de se sentir encore exister. Les
femmes les plus jeunes n’ont pas seulement à soigner leur corps ; elles
doivent aussi se protéger des agressions sexuelles. Être violées et battues
constituent une menace constante. Il est impératif de ne pas paraître trop
souvent seules. Cette attitude est visible lorsqu’il s’agit de s’approprier un
espace.
L’appropriation de l’espace public, le coin « à soi » que l’on veut à l’abri
des interventions policières ou d’autres personnes à la rue, est nécessaire.
Des descriptions dans la littérature ou dans les recherches sociologiques, il
en ressort la difficulté de se constituer un petit territoire privé. La raison
n’est pas d’ordre spatial mais plutôt temporel. Si les déambulations des
passants sont comme des improvisations de jazz, à la fois ordonnées et sans
cesse imprévisibles, l’installation dans un coin des gens à la rue provoquent
une dissonance. Deux univers temporels se heurtent l’instant d’un regard
furtif : d’un côté celui de la vitesse, indissociable du mouvement ; de l’autre,
celui de la position statique, maintenue parfois pendant toute la journée. Si
vous ajoutez à cela l’opposition du propre et du sale, du neuf et de l’usagé,
tous les ingrédients sont là pour susciter l’envie de repousser ces « SDF »,
ces « jeunes paumés » loin des rues passagères.
Il faut donc éviter de susciter la crainte en se dénichant un coin
suffisamment protégé des regards. Les femmes, principalement les plus
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jeunes, ont besoin d’être plus vigilantes que les hommes. Surtout la nuit.
Pour ne pas être repérées comme étant seules, elles simulent sous leur
couverture, la présence d’une autre personne. Elles se donnent également
une apparence masculine pour éviter les agressions (Passaro, 1996, p. 63).
Mais elles peuvent aussi se mettre en couple, les hommes à la rue étant
fréquemment en quête d’une relation fusionnelle (Thalineau, 1998). La mise
en couple constitue la plus sûre des protections minimales. Si les violences
ne disparaissent pas, elles sont désormais limitées à celles du compagnon.
Cette protection comporte toutefois le risque d’être une nouvelle fois sous la
dépendance masculine, surtout pour celles qui ont été mises à la rue par leur
ex-conjoint (Thalineau, 1999, p. 151-152). Pour autant, l’homme protégeant
étant en attente lui-même d’une protection maternante, le couple aspire à
trouver un logement pour construire un « foyer ». Ce sont les femmes qui
vont guider le couple vers la sortie de la rue.
SORTIR DE LA RUE
A la différence des hommes, les femmes ne restent pas à la rue. Elles ne
sont pas en quête d’un alter-ego, d’un autre qui serait une partie d’ellesmêmes, et qui resterait inaccessible (Lemaire, 1979). Elles souhaitent surtout
un « chez soi », sans nécessairement s’installer en couple. Lorsqu’elles
trouvent un compagnon, cette relation est établie pour mieux vivre au temps
présent. Pourtant, cette association offre la possibilité de penser autrement.
Pour les plus jeunes, cela donne l’espoir de trouver un « chez soi » pour
avoir un bébé (Lanzarini, 2000, p. 262). Elles entrevoient l’avenir par la
potentialité de trouver la place qui leur est socialement affectée, celle de la
mère. Alors elles se mobilisent pour trouver une solution pour le couple.
Elles contactent les services sociaux ; elles leur demandent une aide pour
obtenir un logement ou une place dans un centre d’hébergement de longue
durée.
Lorsqu’elles ont déjà des enfants, le désir de les retrouver est suffisamment
fort pour faire le choix de prendre contact avec les travailleurs sociaux,
même si ces derniers suscitent parfois la méfiance. Les souvenirs du
placement des enfants, des conflits familiaux et des interventions des
services sociaux, de la police ou des juges sont contrebalancés par le désir de
trouver la seule place socialement reconnue à ces femmes, celle d’être
mères. Au sein des centres d’hébergement accueillant des femmes avec ou
sans enfants à charge, la priorité est donnée à la résolution des conflits avec
l’ex-conjoint, à la restauration des liens avec les enfants et à la recherche
d’un logement autonome. Les activités proposées au sein de ces foyers, en
dehors des accompagnements sociaux vers l’accès au logement et les
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soutiens psychologiques, sont orientées sur l’organisation de la vie
domestique :
Directeur d’un CHRS accueillant des femmes seules avec enfants : « Nous
avons deux monitrices d’ateliers qui font des ateliers de la vie quotidienne
très classique. Les personnes y font des choses qu’elles ne savent pas faire :
la cuisine, l’entretien du linge, le ménage ».
La question de l’emploi n’est pas des plus prioritaire :
Directeur d’un CHRS : « Le problème de l’emploi n’est pas dans leur
préoccupation. Elles ont d’autres problèmes à régler avant. Et puis le fait
que l’allocation Parent Isolé qui leur est versée est plus avantageuse que
d’aller bosser ».
Cette orientation des centres d’hébergement accueillant des femmes avec
enfants semble aller de soi. Elle est acceptée par la plupart des personnels et
des femmes hébergées comme quelque chose de « naturel ». Cependant, pour
certaines femmes ayant vécu ce passage en Centre d’hébergement, la prise de
conscience de l’aliénation passée suscite un fort désir de trouver un emploi et
d’avoir une indépendance. La trajectoire de Danielle est à ce titre
significative. Ayant vécu pendant près de dix ans au foyer avec un homme
violent, qui était peu présent, même lorsqu’il revenait de son travail d’agent
de police, Danielle a décidé un jour de demander le divorce. Espérant à ce
moment là partir avec ses deux enfants, elle eut la surprise de constater que
ces derniers souhaitaient rester avec leur père :
Danielle : (…) Le papa s’est mis à avoir une autre attitude, c’est je gave
les enfants de bonbons, je leur fais des promesses. Et les petits, on a fait un
tour de table quand ils avaient effectivement 7 et presque 10 ans, ils ont fait
leur choix, je leur ai dit ; bien, c’est votre choix, mais moi à partir de ce
moment-là je ne resterais pas sur place. Alors, ils m’ont demandé des
explications, je leur ai dit que je supporterais pas de vous croiser dans la
rue, sachant que vous avez décidé d’aller avec votre papa. Je savais quelles
étaient mes limites à moi, déjà accepter en me disant, j’ai toujours tout fait
pour eux parce que le père était très absent, très absent. Dans un premier
temps, il travaillait en déplacement qui fait que 5 jours sur 7, j’estime que je
les élevais seule, oui, jusqu’à l’usure, jusqu’à l’usure. Donc, pour moi,
c’était à ce moment-là, c’était une trahison, j’ai ressenti ça comme une
trahison de la part de mes enfants et j’ai mis énormément de temps, et je ne
sais pas si c’est guéri à ne pas leur en vouloir.
Cette « trahison », ce refus de reconnaissance a été pour Danielle une
déchirure mais aussi une injonction à apprendre à vivre pour elle :
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ETRE FEMMES A LA RUE
Enquêteur : Et pour vous, que signifie travailler, ça représente quoi pour
vous le travail ?
Danièle : Ça représente l’indépendance et une revalorisation de soi parce
que bon, moi, c’est vrai, ce qui m’a heurté vis-à-vis de mes enfants, c’est que
tout ce qui m’ont renvoyé au visage, c’est « toi ; tu n’as rien à dire, tu ne
travailles pas », j’étais mère au foyer et ça c’est quelque chose qui m’est
resté. Maintenant, l’indépendance financière et l’épanouissement au travail,
c’est quelque chose auquel, je tiens très, très fort, « tu n’as rien à dire par ce
que tu ne travailles pas » attends, bon.
Même si le travail proposé dans les différents emplois est contraignant,
physiquement pénible, même si Danielle subit des railleries, des plaisanteries
et autres formes d’affirmation de la domination masculine sur les lieux du
travail, elle préfère avoir son autonomie financière, le premier échelon pour
devenir une affranchie (Bergier, 1996).
EN GUISE DE CONCLUSION
A la différence des hommes (Laé – Murard, 1996), les femmes à la rue ont
plus fréquemment vécu en couple. De milieux populaires, ayant peu
d’expériences dans le monde du travail, elles ont été fixées au sein de la
sphère domestique à partir de la fonction maternelle. Occupant la place de
pivot protecteur, à la fois dans une position de dominée et y trouvant par
défaut quelques « avantages », ces femmes ne s’opposent pas facilement à
leur conjoint quand celui-ci est violent. Partir est un risque considérable
lorsque l’on n’a pas des revenus propres, que l’on a des enfants à sa charge.
Si le soutien des proches est possible, il a aussi ses limites. Lorsqu’il n’y a
pas d’autres solutions, ces femmes sont à la rue et doivent plus que les
hommes trouver les moyens de se protéger. A contrario, elles ont plus la
possibilité de trouver l’énergie nécessaire pour s’en sortir. La figure de la
mère, qui est le modèle de référence sur lequel s’exerce la domination
masculine, est aussi celui qui leur permet de reprendre des contacts avec les
services sociaux. Reconstruire un intérieur, avoir son propre « dedans » pour
y accueillir ses enfants ou envisager d’en avoir, voilà les motivations qui les
guident vers la sortie de la rue. Les hommes peuvent contribuer à renouer
avec cet espoir. La mise en couple dans ces moments de galère est pour ces
femmes plus un moyen de se protéger et de s’en sortir qu’un désir de
reconstituer une nouvelle famille.
Alain THALINEAU
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