Michel Chion
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Michel Chion
MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion Entretien avec Michel Chion Michel Chion. Né en 1947, Michel Chion est à la fois compositeur (de musique concrète), musicographe, essayiste, théoricien du son et de l’audiovisuel, écrivain et réalisateur. Il a publié chez des éditeurs très divers (dont Bordas et Nathan) seize ouvrages traduits en une dizaine de langues, a participé à un grand nombre de dictionnaires et d’encyclopédies, a écrit dans des mensuels comme Le Monde de la musique (où il a créé et tenu plusieurs années une chronique sur “Le son aujourd’hui”). Il a reçu un Grand Prix du disque en 1978 et plusieurs prix pour u n court métrage réalisé en 1984. Il est aussi enseignant en musique et en cinéma, et maître de conférences associé à l’Université Paris III. Son travail critique et théorique, inspiré de son expérience aux côtés de Pierre Schaeffer, puis suivant sa voie propre, a porté notamment sur l’objet sonore et l’acoulogie (Guide des objets sonores, 1982, Buchet-Chastel/INA, Le Promeneur écoutant, 1992, Plume/Sacem), sur les effets audiovisuels, qu’il est le premier à avoir explorés et formalisés exhaustivement (de La Voix au cinéma, 1981, Cahiers du cinéma, à l’Audio-vision, 1990, Nathan), et sur la musique (Le Poème symphonique et la Musique à programme, 1993, Fayard, La Symphonie de Beethoven à Mahler, 1994, Fayard). avec Marie Thonon, Patrick Berthier, Gilles Delavaud Marie Thonon : Compositeur de musique, réalisateur de courtsmétrages, auteur de nombreux essais sur le cinéma et la musique, vous êtes un personnage atypique. Atypique parce qu’il est rare qu’un artiste soit en même temps critique et théoricien. Atypique aussi parce qu’il est rare que les compétences s'exercent dans deux domaines différents et tout particulièrement ici puisqu’il y a d’un côté l’image et de l’autre le son. Vous êtes ainsi, à cause de la musique et du cinéma, devenu un spécialiste incontesté de la voix et du son au cinéma, objets que vous avez travaillés en pionner et qui vous permettent aujourd'hui de proposer des éléments théoriques aptes à penser le son et à analyser le sort qui lui est fait dans les médias. Pouvez-vous évoquer cette aventure, ce parcours dans les milieux intellectuels, artistiques, professionnels qui sont souvent très séparés, très cloisonnés, et très étanches. Comment avez-vous fabriqué votre méthode dans cette diversité d’approches et de milieux ? Comment votre pensée s’est-elle appuyée, à la fois, c’est ce qu’on ressent en vous lisant, sur le travail intellectuel et sur le travail artistique ? Comment avez-vous pu articuler les concepts aux oeuvres ? 9 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ Michel Chion : En prenant les choses chronologiquement, j’ai fait des études de composition musicale parallèlement à des études de lettres à la Faculté de Nanterre et je me destinais à être professeur de français, tout en composant, parce que je savais bien qu'être compositeur ne nourrit pas son homme. Il y a eu une série de hasards heureux qui font que je me suis inscrit au stage de musique électro-acoustique organisé à ce moment-là par le Groupe de Recherches Musicales qui fêtera l’année prochaine son cinquantenaire. Le GRM, qui offrait un stage de composition électro-acoustique, était intégré dans une structure plus vaste, le Service de la Recherche, qui était un des éléments de l’ORTF et qui avait un rôle prédominant. Il a été créé par Pierre Schaeffer, a existé jusqu’en 1975 et supprimé par la loi de démantèlement de l’ORTF. Jusqu’à cette époque-là, le service de la recherche était logé dans le pavillon du centre Bourdan, à proximité de la maison de la Radio. Evidemment les gens y entraient parfois avec une sorte de spécialisation, dans leur tête ou dans leur capacité professionnelle, mais Schaeffer tenait beaucoup à ce que les gens s’essaient à différentes choses et ne s’identifient pas tout de suite à un rôle. Les gens qui arrivaient en tant qu’artistes ne devaient pas s’identifier à un artiste dans le genre : moi je ne réfléchis pas, je crée, je fonce. Inversement, les gens qui étaient des intellectuels pouvaient aussi avoir une possibilité assez ouverte d’accéder à des moyens de création. Tout cela s’échangeait facilement et d’ailleurs il y avait côte à côte des studios d’électro-acoustique, des petits studios de vidéo, des petites salles de montage en 16 mm, un banc titre pour faire de l’animation... Une foule de gens y a séjourné et c’était assez naturellement qu’on passait de la composition de musique à la rédaction de textes, ce qui m’est arrivé puisqu’il y avait un bulletin interne du service de la recherche où j’écrivais des articles. J'avais 25 ans. J’ai même pu écrire une émission de télévision qui est passée sur la 2e chaîne. C’était très ouvert et Schaeffer y tenait beaucoup pour que les gens ne s'y fossilisent pas tout de suite dans une sorte de rôle. Ce qui est malheureusement la tendance actuelle où, pour des raisons qu’on devine, sociales, sociologiques, on a tendance à demander aux gens de s’identifier assez vite à quelque chose, même à l’avance puisqu’on les oriente. Cétait déjà ma propension naturelle, dirais-je, d’essayer de travailler sur les deux aspects de la réflexion et de la création, mais le lieu où je suis tombé le favorisait. A ce momentlà, j’ai été engagé par le Groupe de Recherches Musicales, mais pas comme compositeur : on n’y exerçait pas le métier de compositeur on avait une tâche à y faire. La mienne a été d’abord de faire de l’enseignement, puis ensuite de m’occuper des émissions de radio du 10 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion GRM qui étaient diffusées sur France Culture et France Musique, qui d’ailleurs existent toujours, mais de façon beaucoup plus restreinte. Là j’ai commencé aussi à m’occuper des publications du groupe, écrire des textes sur le son, sur la théorie du son, et j’ai évidemment appris la technique d’écoute que Schaeffer a conçue, créée, mise au point sous le nom d’écoute réduite. Le principe en est très simple. Il s’agit de travailler sur l’écoute des sons, en essayant de les décrire, de les classer, en faisant abstraction volontairement de la cause et du sens, c’est à dire non pas d’où vient ce son, non pas qu’est-ce qu’il veut dire, par référence à un code, le code verbal, mais comment est-il ? A partir de cette question simple, on est affronté à des problèmes très basiques, mais très fondamentaux. Un son qui n’a pas de hauteur précise, est-ce pour autant qu’il n’a pas de masse, de forme, d’épaisseur ? Dans les années soixante, Schaeffer s’est affronté à ce problème-là avec une équipe bien sûr et il a mis au point un système descriptif du son qui est très pratique pour aborder certains problèmes. Ça ne supprime évidemment pas la question linguistique, la question musicale, mais on peut se rendre compte que nous avons des écoutes superposées tout en faisant de l’écoute causale, c’est à dire en quoi le son m’informe sur sa cause, et de l’écoute caudale, ou sémantique, c’est à dire quel en est le sens. Si c’est du langage, ou même si c’est trois coups à la porte, on a convenu que ces trois coups se décodaient comme : c’est moi, c’est telle personne. Indépendamment de ça, tout le monde écoute en écoute réduite, comme dit Schaeffer, c’est à dire les formes, les contours des sons, soit une écoute implicite par rapport à des schèmes que nous avons assimilés mais qui sont très peu nommés, quelques uns le sont, d’autres ne le sont pas. Schaeffer a essayé d’élaborer une méthode de description des sons généralisée qui ne concerne pas seulement les sons dits musicaux, mais tous les sons. Et c’est là-dessus que j’ai continué à travailler parce que je suis quasiment le seul à continuer son entreprise aujourd’hui. Voilà. Marie Thonon : Le service actuel est-il équivalent à celui que vous décriviez tout à l’heure ? Michel Chion : A ma connaissance, hélas non, parce que ensuite, quand Schaeffer a été mis à la retraite d’office, le lieu a été démantelé. Et démantelé aussi le service de la recherche dans différents lieux d’accueil. Une partie à Bry sur Marne, qui est devenue l’INA qui vend des archives. Il y a une petite cellule de recherche image qui est paumée quelque part à Bry sur Marne, et le Groupe de Recherches Musicales, heureusement, a gardé son autonomie et son esprit, sous la conduite de François Bayle et actuellement de Daniel 11 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ Terouggi. Ce groupe est inséré dans les locaux de la Maison de la Radio. Il est obligé de se concentrer sur la recherche musicale et la création électro-acoustique mais le côtoiement avec des gens de l’image ne se fait plus naturellement. Il y a ça et d’autre part, comme vous le savez, tout le raz-de-marée technologique qui est arrivé dans les années 80-90, avec tous les problèmes que ça a posé de s’initier à des nouveaux systèmes et qui a encouragé cette spécialisation, que je regrette, mais on n’y peut rien. J’espère que ça va se tasser parce que ça devient impossible. Les gens consomment un temps énorme à s’initier à des nouveaux moyens, dont ils ne savent pas s'ils vont être durables. Pour suivre mon projet personnel, en 76 j’ai démissionné du Groupe de Recherches Musicales, non pas par opposition mais pour vivre ma vie en quelque sorte. Je voulais faire d’autres choses et ne pas être forcément associé à un groupe, mais j’ai gardé des rapports avec eux. Après j’ai écrit pour gagner ma vie et sur des sujets qui m’intéressaient. C’est Schaeffer qui m’a mis le pied à l’étrier pour travailler le son au cinéma puisqu’on lui avait proposé à l’IDHEC, de faire un enseignement sur le son. Il n’était pas spécialiste du cinéma mais il avait écrit des articles intéressants sur la musique dans le cinéma, qui sont parus dans la Revue du Cinéma dans les années 50. Il a pensé que ça pouvait m'intéresser et à ce moment-là, les gens de l’IDHEC et Jean-Jacques Languepin qui dirigeait, m’ont contacté. J'avais déjà écrit des articles là-dessus dans des publications internes du service de la recherche. C’était aussi les débuts du magnétoscope VHS. J’ai commencé mes cours avec quelques étudiants de l’IDHEC avec des copies de quelques films pris à la télévision, comme "Un condamné à mort s’est échappé" de Bresson. J'ai appris comme ça. Je me suis dit que jusque-là, étudier l’image des films, c’était compliqué mais qu'avec quelques photogrammes, une copie et un montage, on pouvait le faire. C'est ce qu’avait fait Raymond Bellon. Pour le son, c’était encore plus problématique, mais la cassette VHS permettait de dire: bon on va regarder ce film, on supprime l’image, qu’est-ce qu’on entend ? On supprime le son, qu’est-ce qu’on voit? En quoi ce qu’on entend et ce qu’on voit se transforme et vice versa? Et c’est comme ça, avec des étudiants, sur cinq ou six films et puis ensuite sur des centaines, que j’ai ouvert ce chemin en me servant évidemment de certains concepts schaefferiens et aussi d’autres concepts lacaniens. J’ai eu assez vite le projet d’en faire un livre parce que j’ai accumulé un certain nombre de travaux d’abord sur la voix, ensuite sur le son en général, et j’ai proposé ce livre aux Cahiers du cinéma en 1982. Ils m’ont dit oui ça peut nous intéresser et après tout on cherche des rédacteurs, donc je me suis mis à faire de la critique de cinéma à 34 ans. Ça s’est fait comme ça et ça a 12 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion intéressé des gens, et je me suis pris de passion. Voilà, tout ça n’était pas prémédité. Ensuite j’ai continué parallèlement les choses que je faisais par ailleurs. Pour résumer, j’ai eu pas mal de chance de tomber sur un endroit où c’était possible de ne pas se déterminer trop vite dans une direction. Aujourd’hui c’est très dur pour les gens qu'on veut trop vite classer. Gilles Delavaud : Au début de votre ouvrage sur la voix au cinéma, vous constatez qu’il n’y a pas de théorie du cinéma parlant en tant que parlant, et vous vous proposez de jeter les bases d'une telle théorie. Je voudrais savoir comment et pourquoi vous avez considéré que c’était par la voix qu’il fallait commencer, qu’il fallait d’abord penser la voix si l'on voulait fonder une théorie du cinéma parlant en tant que parlant ? Michel Chion : Oui c’est vrai. Quand j’ai proposé aux Cahiers du Cinéma d’éditer mon travail sur le son au cinéma, je leur ai dit : j’ai matière pour faire trois livres, je serais parti de la tripartition habituelle, les bruits et le son en général, la musique et la voix. Puis j’ai parlé avec une amie, Christiane Sacco à qui l’ouvrage est dédié. Elle m’a dit sur la voix tu touches quelque chose de précis, tu es plus sûr que pour les deux autres, donc tu peux commencer par là, au niveau du modèle que tu veux mettre en oeuvre, par exemple le rapport entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, il y a quelque chose de fort. Il est vrai que la question du corps et de la voix est une question cruciale, parce que c’est justement une question où on peut illustrer à la fois le son et l'image. A travers la métaphore de la voix et du corps, ça soude tout de suite, ça montre la contradiction, l’enjeu, la tension entre ce qu’on voit et ce qu’on entend. Ça démarrait par quelque chose qui est un modèle fort où on voit tout de suite le modèle que j’ai petit à petit mis au point, un modèle dissymétrique du cinéma sonore en général, dans lequel il y a certains paradoxes. Par exemple, il n’y a pas de cadre sonore des sons. Les sons se positionnent par rapport à un cadre visuel et il y a une sorte de dialectique d’être dans l’image ou en dehors, d’être sur les bords, une sorte de jeu d’attraction, de modèle influencé par ma lecture lacanienne, évidemment. Mais en tout cas, la voix était l’objet qui permettait de synthétiser le maximum de choses, de concrétiser ce rapport entre ce qu’on voit et ce qu’on entend. Et puis évidemment c’est une question centrale quand on dit que la voix centre l’attention, ça ne veut pas dire qu’il n’y a qu’elle, mais qu'il y a un centrement de l’attention autour d’elle, ce qui ne veut pas dire que le reste devient secondaire, mais en tout cas que c’est un point important de la structure. 13 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ Gilles Delavaud : Le cinéma a beaucoup exploré les pouvoirs de la voix, en particulier avec les usages divers de la voix-off, que vous appelez voix-Je. Et, comme vous le dites, la voix est un vecteur très efficace de l’identification puisqu'elle s’insinue jusqu'à l’oreille du spectateur : elle résonne en lui et en même temps l'enveloppe. C'est ce caractère englobant -qui répond à des normes d'interprétation et d'enregistrement précises- qui fait sa force. Or aujourd'hui, pour "englober" le spectateur, on a recours à des moyens technologiques qui permettent littéralement de l'encercler de sources sonores. Dans ces conditions, qu'advient-il des pouvoirs de la voix ? Michel Chion : C’est une question importante. Il y a pas mal de choses qui changent à différents niveaux. D’une part il y a une première phase avec le son Dolby dans laquelle on a pu constater, je crois, qu’il n’y avait plus de voix-off, qu’on ne savait plus quoi en faire, parce qu’évidemment la voix devient à ce moment-là ellemême englobée dans un espace sonore qui se répartit un peu partout, etc. Et le côté de la voix englobé-englobante, etc, cette dialectique qu’il y a dans le film Psychose, ne peut pas du tout marcher. D’ailleurs c’est intéressant, parce que par exemple, dans un film comme Blade Runner de 1982, un chef-d’oeuvre, j’avais été frappé par le fait que la voix-off avait l’air un peu paumée là-dedans. On avait vraiment une série d’espaces concentriques entre les sons de l’ambiance, l’écran et la voix-off d’Harrison Ford, dans le style de certaines voix-off de thrillers, de films noirs. Je me disais: elle n'entre pas bien dans ce cadre-là. On voit qu’elle n'est pas chez elle, et puis c’est bien après que j’ai appris qu’en fait elle n'était pas préconçue, elle a été rajoutée après pour clarifier l’histoire. Ridley Scott a fait une version dans laquelle il l’a retirée. C’est vrai que pendant un certain temps, la voix narrative a disparu avec tous ses effets, et dans un certain sens ça ne peut plus exister de la même manière aujourd’hui. Parce que le hors-champ devient réel, parce que l’espace sonore se déploie effectivement en largeur. Beaucoup de ces effets ne jouent plus de la même façon. J’ai vu le film de Manuel Poirier, Western, qui est en Dolby, on ne s’en rend absolument pas compte parce que c’est fait tellement discrètement qu’on a quasiment le même son sur toutes les pistes. Mais même si on utilise le Dolby comme ça, ce qui est après tout le droit du réalisateur, le spectateur sait que le son peut venir de là ou de là, donc il perçoit ça dans un cadre culturel différent. Si on fait un film en noir et blanc aujourd’hui, ça n’a plus le même sens que dans les années 40 puisque ce sera un film en noir et blanc parmi des films en couleur. Tandis qu’avant c’était la majorité, tout simplement. Je pense qu’à 14 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion ce niveau-là certaines choses que je décris par exemple dans des films comme Psychose ou Docteur Mabuse, on ne peut plus le faire aujourd’hui de la même façon, il faut trouver autre chose. Gilles Delavaud : Comment pourrait-on décrire le fonctionnement des films actuels, par rapport au modèle classique ? Michel Chion : Je me suis intéressé à ce qui est apparu à la place. Il y a une série de choses. Je noterai quand même que la voix-off, la narration est revenue en force dans les années 80-90 et c’est incroyable le nombre de films où il y en a 1. Évidemment ils fonctionnent d’une autre manière, ils ne centrent plus forcément l’attention mais par contre ils sont dans un système de superposition des choses plus ou moins destructurées, d’ailleurs parfois fascinantes, intéressantes parce que c’est un système beaucoup moins centré, plus additif. Je viens de recevoir un travail d’un étudiant suédois qui me paraît très intéressant sur les chansons dans Thelma et Louise. Il a bien repéré que les chansons qu’on entend en arrièreplan ont toujours un sens et que c’est presque une sorte de commentaire libre de ce qu’on voit, mais que c’est perdu dans le décor. Or, si on y fait attention, on s’aperçoit que le texte de la chanson parle de ce qu’on vit, comme dans la vie où il y a toujours une chanson qui traîne quelque part où on applique à soi-même ce qui se passe, mais ce n'est pas centré. C’est à multi-couches. A ce moment-là on a des voix-off, comme par exemple chez Scorsese qui se disputent la narration, l’une qui raconte ceci, l'autre qui raconte cela, et c’est très fréquent aujourd’hui, ces superpositions dans un régime assez décentré. Il m’a semblé aussi qu’une des choses significatives, c’était la prise de conscience par le public et la prise de conscience dans les films que le public est conscient du fait que la voix est quelque chose d’hétérogène au corps. Je crois qu’on a pris livraison dans le cinéma populaire et dans le cinéma en général d’une sorte d’hétérogénéité absolue entre les deux, étant donné que même déjà les acteurs ont à coeur d’avoir des voix différentes pour chaque rôle, soit dans un but de réalisme, (avoir l’accent de telle région), soit pour des effets spécifiques. Gilles Delavaud : Le régime classique était très homogène, avec une distinction claire entre champ et hors champ, qui donnait parfois lieu à une dialectique assez retorse, mais sans mettre en danger l'unité de la scène. Ce modèle classique qui n'est pas aboli, doit être concilié avec les recherches actuelles. 1 elle joue un rôle à la fois limité et central dans le Titanic de Cameron) 15 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ Michel Chion : Oui, là c’est effectivement un régime de superposition, et c’est effectivement plus, c’est une sorte de séries de strates comme ça, et je crois que le public est assez conscient de ces superpositions. D’ailleurs Coppola a quand même été quelqu’un qui a bien senti ça, il a fait ce film que j’aime beaucoup : "Coup de coeur". Au lieu que ce soit un chanteur et une chanteuse qui commentent l’action (il se réfère lui-même à une forme de théâtre balinais), il y a un commentaire sous forme de chanson et ce sont d’autres personnages que ceux qui sont dans l’écran, également un homme et une femme 1, qui commentent, qui sont leur double au niveau de la fosse musicale, comme ce jeu de commentaires qui se produit de manière aléatoire dans la vie, quand tout à coup on croise une chanson. Quand on met l'autoradio, tout le monde a fait cette expérience-là, on écoute une musique symphonique et tout à coup ça marche magnifiquement pendant dix secondes. On a l’impression que c’est une musique de film, on s’arrête et la musique s’arrête. C’est aléatoire, c’est désynchronisé. Et les films jouent des deux dimensions. Ils fabriquent une sorte de nouveau rapport, tantôt lié, tantôt délié. Effectivement vous avez raison, de même que pour les frontières champ hors champ, elles sont beaucoup plus fluides à ce niveau-là, non pas par rupture avec l’ancien système mais par strates qui s’ajoutent. L’ancien système est toujours là, le système de montage, et là-dessus on ajoute des choses. Il a pu en être ainsi de la musique à certains stades, où il y avait vraiment des strates différentes, on gardait les strates anciennes. Alors d’un point de vue abstrait comme on l’avait facilement il y a vingt ans, on aurait dit si on fait ça il faut tout changer. Parce que normalement il faudrait tout refaire autrement : si on met du son Dolby, avec des effets droite gauche, il faudrait qu’on découpe l'image différemment. Cette idée que si on change un élément, il faut changer le tout, j’en suis revenu, je me suis dit que les choses sont plus complexes, mais qu’en fait rien ne se fait jamais logiquement. Ce serait intéressant remarquez, de faire des films dans lesquels on découpe le son différemment, donc on va découper l’image différemment. Mais je crois que ça se fait. Il y a tellement de films qui travaillent là-dessus qu’à la longue, on crée de nouveaux systèmes mais c’est quand même par empilement de couches de langage. Un peu comme le parlant s’est additionné, s’est greffé sur le muet. Il y a des thèses en regard, les thèses de la continuité de David Bordwell, qui dit qu'en fait le parlant a intégralement conservé la structure du muet, et puis la thèse de la discontinuité qui est celle de Rick Altman qui, au 1 les chanteurs Tom Waits et Crystal Gayle 16 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion contraire déclare un état de crise permanent. Je trouve la dialectique des deux intéressante. Gilles Delavaud : Je voudrais continuer sur le son en général. A propos des perfectionnements techniques qui sont apparus dans les années 70 -80, vous parlez de "révolution douce": le cinéma devient plus sensoriel, les bruits sont de moins en moins perçus comme signes et davantage comme une matière sonore concrète. Quels sont les enjeux de cette mutation esthétique ? Car cette révolution douce, cette plus grande richesse et cette plus grande finesse dans le rendu du réel, coexistent avec ce que vous appelez vousmême la grosse artillerie sonore. Michel Chion : Je pense qu’il y a les deux. Bien sûr, en raison du succès de certains films d’action trépidante, ça entraîne d’autres films d’action trépidante étant donné que la notion de genre dans l’histoire du cinéma populaire dont les stars étaient l’axe (on allait voir un film avec Greta Garbo),. ça ne marche plus tellement. Il y a peu de stars, Sean Connery peut-être mais peu de stars au sens où elles font venir les gens. Les genres eux-mêmes, les catégories sont plus floues, donc souvent c’est à partir d’un film qui sert de modèle, de matrice et alors, on en fait beaucoup. Il y a beaucoup de films actuellement qui sont comme des genres de jeux de pistes dans un espace spatio-temporel restreint, avec une sorte de jeu dans une ville, et puis des poursuites, des explosions, des échanges de voix1 Alors là évidemment ça fait beaucoup de bruit tout le temps, mais il y a quand même des subtilités à l’intérieur. C’est à dire que dans certains films, le style implique une sorte de folie technique de ce genre, mais aussi parfois parce que dans certaines salles françaises, on a tendance, moins maintenant mais il y a dix ans c’était un peu insupportable, à mettre le son trop fort. J’ai vu quelques films de ce genre aux Etats-Unis, j’ai constaté que le son était d’une puissance tout à fait raisonnable, on ne se croyait pas obligé de balancer le film comme un char d’assaut. Donc l’effet est aussi créé parfois par la projection du son, où on le met très fort, en disant c’est des jeunes qui vont être dans la salle, ils ont besoin d’un son très fort. D’autre part, je trouve que dans certains de ces films, il y a quand même un raffinement à l’intérieur et une texture très riche, par exemple, un film qui n’est pas très récent, qui date de 6 ou 7 ans, le 3e Indiana Jones fait par Spielberg avec Sean Connery et Harrison Ford. J’ai remarqué qu’il y avait un travail assez précis et assez riche, sur les sons d’avions des années 30 les coucous, les machines, 1 Die hard 3, Speed, The Fugitive... 17 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ c’est à dire qu’au lieu que ce soit des sons un peu impersonnels, il y a vraiment un travail très riche, très agréable pour ceux qui aiment les sons, ce qui est mon cas, sur des bons sons de machines vrombissantes. Alors évidemment c’est un effet rétro et tout d’un coup on trouve que le son d’une machine à coudre devient très intéressant parce qu’il a une matière et parce qu’on utilise moins les machines à coudre. De même avec certains appareils mécaniques qui sont remplacés. De même les sonneries de téléphone, par exemple, qui sont remplacées par les sonneries électroniques. J’ai remarqué qu’il y avait un son très subtil, très riche, très ingénieux plus quelques gags sonores. Pour quelqu’un qui pourrait revoir le film, qui s’y intéresserait comme objet d’étude, il y aurait beaucoup de choses à trouver. Pour d’autres films qui sont entièrement basés sur la parole, par exemple Rain Man de Barry Levinson qui est un film très bavard, comme beaucoup de films américains, j’ai remarqué qu’il y a une richesse des espaces sonores, de la prise de son, des perspectives sonores, des raccords de son qui est très grande. Quand on regarde minute par minute, c’est bourré d’idées. Et puis autre chose, il me semble qu’on est dans une phase deux, si je puis dire comme pour une fusée, du Dolby qui commence à se dessiner, dialectiquement, qui est la phase où puisqu’on a plus d’espace à remplir, on a aussi plus d’espace à vider. Donc je vois qu’il y a de plus en plus de films dans lesquels soit temporairement, soit tout le temps de film, le réalisateur ou les gens qui font le son, utilisent le vide, puisque quand vous avez six haut-parleurs au lieu d’un seul, ou six pistes au lieu d’une seule, évidemment la première tendance est de le remplir, pour justifier le fait que les gens se déplacent, que la salle coûte plus cher, que le son Dolby est annoncé à l’entrée. On se dit au contraire: puisqu’on a toute cette place, on peut très bien mettre un seul son au milieu, et on aura tout un vide autour, et ce vide sera beaucoup plus sensible qu’avant. C’est exactement comme pour le cinémascope phase un. On agrandit le champ, plus ou moins virtuellement parce que parfois c’était un peu une arnaque puisqu’en fait, parfois c’était du faux cinémascope, on rognait le haut et le bas de l‘image et puis on projetait plus grand, ça s’appelait le format panoramique. Dans certaines salles, l'écran panoramique, en fait c’était tous les films en format normal dont on coupait le haut et le bas de l’image et qu'on projetait plus grand. Phase deux, on a mis beaucoup moins de gens dans l’image, beaucoup d’espace. Ça a été marqué notamment par Sergio Leone, et aussi d’autres et certains cinéastes japonais, on s’aperçoit que ça rend tout d’un coup très séduisant le fait d’avoir dans l’écran uniquement un visage et puis tout est noir sur les bords droit et gauche de l’image. Max Ophüls a fait ça dans Lola Montès, certains plans sont très pleins, 18 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion d’autres très vides parce qu’il s’arrange par un artifice de décors, pour faire qu’il n’y ait qu’un visage au milieu et le reste, c’est un espèce de magmas dans le cadre. 2001 de Kubrick c’est évident, 2001 c’est un film où l’écran est rempli et souvent il n’y a rien, il y a un petit personnage, noir, etc. Sergio Leone a utilisé le scope pour, a priori ce qui semblait contradictoire, vider l’écran, ne mettre qu’une seule chose, mettre un personnage perdu dans un grand espace, mettre un très gros plan, donc avoir l’air de prendre le moyen par le contraire, mais en fait on s’aperçoit que ça rend l’espace autour des personnages. Gilles Delavaud: C'est aussi ce que fait Jacques Tati. Michel Chion : Oui tout à fait. Pour le son ça me frappe énormément comment des gens comme Angelopoulos, et Kieslowski, qui est décédé malheureusement, se sont servis de ça. Les silences autour des sons sont magnifiques. Dans certains films de Kieslowski vous avez un silence, on peut dire numérique, d’une pureté absolue autour des voix et ça devient très beau, très étonnant, parce que le rapport signal/bruit s’est amélioré, a augmenté, quantitativement. Quand il n’y a plus de son, on n’a plus cet espèce de bruit de fond continu qu’il y avait autrefois. Donc si on s’en sert dans un sens positif, ça fait un silence beaucoup plus grand autour des voix. E t c’est très étonnant, parce que je trouve qu’il y a pas mal de films qui s’en servent très bien maintenant. Vous avez aussi des films dans lesquels ça dure 5 minutes, par exemple certains films de David Lynch, bien sûr les gens en gardent un souvenir un peu fracassant parce qu’il y a du rock, des choses comme ça. Mais parfois, dans le dernier film de David Lynch “Lost Highway”, vous avez vingt minutes au début où vous n'avez rien, un espèce de grondement vague quelque part et une sorte de frôlement de bruit de vêtement, et puis c’est rien, et puis évidemment le son actuel permet de faire ça très bien. Comme une sorte de trait sur une grande toile blanche, et à ce moment-là, le numérique ou le son actuel, permettent de mettre beaucoup plus de moins, beaucoup plus de vide qu’avant. Gilles Delavaud: Ça devient minimaliste. Michel Chion : Voilà. Alors parfois ça coexiste dans les mêmes films, c’est pour ça que les gens ne le remarquent pas, comme chez Lynch, parce qu’ils ont plutôt le souvenir de la partie fracassante du film, et pas le souvenir de la partie chuchotée, minimaliste. D’autres fois, tout le film est fait dans cette optique-là et quelqu’un qui s’en sert très bien aussi, à mon avis, c’est Kurosawa: dans Rêves 19 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ il y a des passages magnifiques où il y a un seul son à la fois, très pur et très net. Alors à quoi servent tous ces haut-parleurs, toutes ces pistes ? Ça sert à faire entendre ce son-là, exactement dialectiquement, comme quand l’orchestre symphonique s’est grossi d’instruments et de timbres, s'est enrichi, tout à coup on a trouvé que c’était beaucoup plus intéressant, comme l'ont fait Mahler ou Bruckner parfois, d’avoir un seul instrument qui joue et 50 instruments qui cessent tout autour. Donc je pense qu’on est déjà un peu dans la phase deux. Parfois c’est dix minutes dans un film et ça m’amuse beaucoup de chercher ces choses. Il y a un film qui s’appelle Contact, qui n’est pas un grand film, mais qui m’a plu, qui est un film de science fiction. Jodie Foster écoute les ondes radio-électriques et puis elle rencontre des extra-terrestres. Au début du film, ça commence par ce qui se veut le plus grand travelling arrière du cinéma, puisque ça part d’une maison et on recule, on recule et on se retrouve sur une galaxie, puis on voit un milliard de galaxies, pour qu’on prenne conscience de l’immensité du monde. C’est fait évidemment en images de synthèse, c’est continu, ça n’arrête pas, ça devient affolant parce qu’on prend conscience physique du côté pascalien, de l’échelle de notre planète là-dedans. Ça commence par beaucoup de voix et petit à petit il se fait un silence absolu, et pendant une minute, dans le film, on a un silence absolu, rien. Ce n’est qu’une minute, on se dit bon, ils ont bien cherché quelque chose, bien senti quelque chose. Ils ont réussi à faire passer l’idée d’un silence absolu, pas dans le sens de Godard: "je romps les codes", voici le silence absolu, ça ne se fait pas, je suis conscient que ça ne se fait pas, vous êtes conscient que ça ne se fait pas. C’est comme de faire des fautes d’orthographe, ça n’a aucun intérêt. Mais si ça a un sens précis, chapeau. Godard, parfois ça a un sens précis, d’autres fois à mon avis, ça en reste au niveau de la faute d’orthographe qui s’affiche. Dans "Contact", ça a un sens. Je me dis peut-être qu'à force de se décanter, dans quelques années, on aura de plus en plus de films avec cette espèce de raffinement de la matière. Effectivement, pour bien entendre certains sons, il faut qu’il n’y en ait pas trop, parce que si on a 50 sons l’un sur l’autre, les saveurs, les couleurs des sons se brouillent. C’est vrai que dans beaucoup de films encore, on a ces espèces d’empilements des sensations, mais si on revoit ces films sur cassettes, on s’aperçoit qu’il y a énormément de choses à l’intérieur. Evidemment il y a tendance à en mettre beaucoup. Mais je vois pas mal de films, même un film comme Smoke avec Harvey Ketel et William Hurt où il y a des espèces de confidences. Harvey Ketel raconte une histoire à William Hurt, et il y a sa voix qui est voilée. Ce sont des choses qui font effet, qui font sens, moi j’y suis sensible. Je pense que toutes les pos- 20 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion sibilités technologiques servent aussi à ça, parfois faire écouter mieux quelqu’un qui parle. Avoir un silence plus beau autour, et avoir ce côté confidentiel. Alors c’est vrai que d’autres cinéastes ont très bien joué là-dessus, sans avoir le Dolby. Certains films de Tourneur ou un film que je cite maintenant souvent : "Le jour se lève", de Carné. Une bonne partie du film est chuchotée, est parlée à mi-voix, selon la volonté de Carné d’ailleurs, parce que Gabin trouvait que c’était une drôle d’idée. Maintenant ça devient beaucoup plus courant, et technologiquement, on a les moyens de faire autour des voix un silence plus profond. Maintenant il faut savoir ce que ça donne esthétiquement, mais ça se prête à plein de choses, sensoriellement, en particulier. Alors ça fait évoluer le cinéma, un peu comme la littérature, enfin le roman, a évolué en intégrant de plus en plus de sensations. Par exemple il y a beaucoup plus de sensations dans les romans de Flaubert que dans ceux de Diderot. Dans ceux de Diderot, on n’a jamais de couleur. Dans Marivaux, il n’est jamais fait allusion au grincement de quelque chose, tandis que Mme Bovary est bourré de sensations. Il y a parfois un côté accumulatif, je ne sais pas vers où ça va aller, mais je crois qu’il y a beaucoup de possibilités. Patrick Berthier : A propos de sensations, il semble que celles ci soient culturellement représentées de façon inéquitable. Autant on dispose de quantité de sémiologies, de sémiotiques, des arts visuels et picturaux, autant on est pauvre au plan du son, donc ce qui m'intéresse beaucoup dans votre perspective c'est la tentative de constituer une esthétique du sonore, qui fait cruellement défaut, comme si le sonore était quelque chose d'un peu révolu comme la voix dont vous parliez tout à l'heure. Comme si il y avait une précellence du visuel aujourd'hui, or vous êtes à la croisée des chemin puisque vous vous occupez autant de l'image visuelle comme réalisateur de cinéma que de l'image sonore comme compositeur de musique. Aussi je voudrais prendre un fil conducteur pour vous questionner, directement inspiré par un de vos ouvrages : Le promeneur écoutant, qui portait une sorte de sous-titre programmatique, essai d'acoulogie. Je crois savoir qu'il y aura une suite à ces essais d'acoulogie mais je ne veux pas trop anticiper. Dans un premier temps, suivons cette liste de concepts, peut-être vous en souvenez vous, que vous donniez à la fin du texte et que vous présentiez comme des concepts nouveaux. Je voudrais vous rappeler un certain nombre de ces concepts, pour vous demander quelques éclaircissements. Le premier d'entre eux, ce serait la notion de "racisme sensoriel". 21 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ Miche Chion : Je faisais référence à cette espèce d’idéologie, que je critique et qui consiste à mythifier un peu les sens, en imaginant que chaque sens serait enfermé dans sa propre sphère et qu’alors, on a tendance, notamment dans le cas des sourds, à hystériser le cas des gens qui n’entendent pas, en imaginant qu’ils entendent d’autant mieux des tas d’autres choses. Pour moi le son est une chose très concrète, je le vois de manière beaucoup moins idéalisée, c’est à dire que le son n’est pas une dimension homogène en soi. Une des idées principales du livre au niveau théorique, c’est que le mot son est un mot d’abord, c’est ce que je suis en train de développer dans le livre que je suis en train de terminer. Qu’est-ce que le son ? C’est un mot, le fait qu’il s’agisse d’un mot qui embrasse des sens assez différents laisse croire que ces sens sont en correlation, qu’il y a une harmonie naturelle entre tout ça, et si on travaille le problème on constate que pas du tout. Ce sont des usages disparates de ce mot qui ont traîné parmi les siècles et qui n’ont pas été remis en cause, bien que nous ayons depuis l’enregistrement des sons, un certain nombre de faits nouveaux et le moyen de reconceptualiser la chose de manière différente. En effet, ce qui s’est passé il y a 120 ans, c’est qu’on a pu fixer les sons, je préfère dire fixer qu’enregistrer, pour des raisons que j'expliquerai, et dans cette mesure-là le son peut devenir un objet pour la première fois, puisque jusque-là par définition tout son était éphémère. Alors tout dépend de ce qu’on appelle son, si on dit le son du torrent à côté duquel j’habite, en fait il change tout le temps, mais c’est toujours le même parce que statistiquement c’est un phénomène constant, mais si on appelle son un cri d’oiseau, eh bien ce cri d’oiseau une fois qu’il est terminé, il est terminé à tout jamais, on n’a jamais trace de ça nulle part, c’est perdu. On peut imaginer ce qu’était le bruit de tel appareil, de telle machine qui existait il y a trois siècles mais n’existe plus d’après des textes littéraires, mais ils sont très peu fiables parce que souvent d’ailleurs ils ne décrivent pas. Ils disent le son du rouet, ou des choses comme ça, donc ça ne dit pas comment ça sonnait. Le seul moyen, ce serait de reconstituer l’objet et de voir quel son ça faisait. Mais en même temps, des sons familiers par la littérature se sont évanouis à tout jamais, à moins de reconstituer leur cause. Patrick Berthier : Comme le courant baroque le fait avec la reconstitution d'instruments d'époque, les flûtes traversières en bois à perce conique du XVIIIe, les cordes en boyaux des violons... Michel Chion : Voilà on le fait pour les instruments, et on sait que c’est très complexe parce qu’il y a des tas de variables. D’une part on peut essayer de reconstituer des instruments et se documen- 22 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion ter sur les manières de jouer à l’époque, mais il y a des données acoustiques de l’époque qui sont sujettes à discussion, ce n’est pas si simple que ça, et d’autre part comment reconstituer le milieu dans lequel ces sons résonnaient, comment les gens prononçaient, on sait que c’était très différent, au temps de Molière par exemple. Il y a d’ailleurs des acteurs qui font un travail maintenant sur la prononciation au temps de Racine, ça m’intéresse beaucoup également. Bref, on peut dire qu’on peut le reconstituer, par contre si quelqu’un a joué un texte ou une musique il y a 200 ans, c’est perdu à tout jamais, ça c’est clair. Et même le son est devenu le symbole de ce qui se perd, peut-être dans une sorte de mémoire divine ou cosmique, mais en tout cas qui se perd. Et c’était ça le son. Depuis qu’on peut fixer les sons, on peut les réécouter, ça devient un objet d’un autre type, et ça nous permet de nous rendre compte d’une série de choses. Premièrement que le son n’est pas quelque chose d’homogène. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire par exemple que tel son a des propriétés rythmiques, or le rythme est une propriété qui n’est pas réservée au son, certains phénomènes visuels sont rythmiques, des phénomènes moteurs, tactiles, etc, c’est ce que j’appelle le trans-sensoriel, d’autres appellent ça, je crois, l'inter-sensoriel. Ce sont des dimensions qui ne sont pas spécifiques au sonore. Des gens qui sont sourds sont susceptibles de recevoir par d’autres canaux que le canal sonore. A côté de ça, nous avons dans les perceptions sonores, des perceptions spécifiques au sonore, par exemple la perception des intervalles, il n'y a dans aucun autre sens l’équivalent de ce que c’est que l’équivalent d’un intervalle déterminé, et quelqu’un par exemple qui est complètement sourd de naissance ne peut absolument pas se figurer ce que c’est. Pour résumer un peu ça, je dirais que je me suis aperçu que le son n’est pas un domaine homogène, qu'il peut être considéré d’un certain point de vue comme une sorte de canal par où passent des choses de toute nature. L’oreille, c’est un trou, mais c’est valable aussi pour la vision, et pour le reste, nous présupposons que tout ce qui passe par un canal sensoriel est réifiable en un objet cohérent, c’est à dire qui se referme sur lui-même, que le son c’est le son, et tout ce qui passe par le son est sonore. Alors la première idée, c’est que le son n’est que partiellement réifiable, et cet objet en lequel on peut le réifier n’est que partiellement spécifiquement sonore. Le son est vraiment un canal rythmique de variations sensorielles, qui dans certaines limites des autres sens, peuvent se communiquer par un autre moyen. La preuve en est que certaines perceptions, certains messages qui ne peuvent pas passer par un certain canal peuvent très bien être transposés sur d’autres. Il suffit de voir, par exemple, que les gens qui ne peuvent pas entendre développent une agilité à percevoir les 23 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ figures visuelles, à les lire dans l’espace et à les isoler dans le temps, qui est stupéfiante pour quelqu’un qui n’a pas l’habitude. Il y a là des transferts comme ça de type d’attention. Dans l’autre sens, ce qui entre par l’oreille, on sait bien que c’est ensuite dispatché dans certaines zones du cortex, un cortex plutôt mobile, plutôt tactile, donc ça rentre par le canal auditif mais ça cesse assez vite d’être de l’auditif en soi. Donc il y a quand même du son en tant qu’objet réifiable, mais ça ne concerne pas tout ce qu’on appelle le son. C’est un problème assez complexe. Une autre réponse que je peux donner aussi, c’est qu’on peut dire que le mot son dans beaucoup de langues, et dans beaucoup de traductions qu’il a, soit en français, ou klang en allemand. (même si là c’est plus le son musical), ou alors sound en anglais, ou suono en italien, confond deux choses complètement différentes, qui n’ont absolument rien à voir, ce qu’on appelle la cause et ce qu’on appelle l’effet, c’est à dire des ondes, des vibrations de l’air ou de l’eau d’ailleurs, des ondulations, des choses comme ça, qu’on appelle le son dans les théories acoustiques avec ce qu’on perçoit. Ça entraîne à mon avis de fausses interprétations du genre : il y un domaine objectif, c’est les vibrations, on peut les calculer, les déclencher, mesurer leur trajet, leurs propriétés et puis il y a du subjectif, c’est ce que les gens entendent. Je m’inscris en faux contre ça, le son n’est pas si subjectif qu’on le dit. Il peut être objectif et Schaeffer a inventé le terme d’objet sonore, pour désigner ce qu’on entend, et qui a les propriétés d’un objet. Par ailleurs le mot son confond également, deuxième confusion source non seulement de malentendus, mais aussi institutionnellement de tas d’erreurs et de gaspillages à la fois matériels et intellectuels, y confond ce qu’on entend in situ, c’est à dire ce qui se produit une fois au moment où ça se produit. Si les gens par exemple appelaient image aussi bien ce qu’ils voient de leurs yeux dans la vie que ce qu’ils voient sur un écran, on aurait la même confusion terrifiante. Donc sans arrêt cette ambiguïté, cette confusion, cette indistinction se remarque. Il y a un ouvrage qui fait référence en France et dans d’autres pays, que je trouve tout à fait confus et très caractéristique, c’est le livre de Robert Murray Schafer le canadien. Il parle du paysage sonore du port de Vancouver, du paysage sonore des villes françaises, et sans arrêt je me dis : mais il parle de quoi. Il parle de ce qu’il entend avec ses oreilles ou de ce qu’un étudiant entend en étant dans une rue de Vancouver ou de Paris, qui est quelque chose de particulier, ou d’un enregistrement fait des sons de Vancouver et de Paris à tel moment et qu’on écoute ou réécoute, et ce qui me stupéfie, c’est qu’il ne le précise jamais. Alors je dis, c’est comme si on parlait dans une même conceptualisation de ce qu’on voit de ses yeux quand quelque chose se passe et d’une photographie ou d’un 24 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion film ou d’une video de ça, ce qui, comme nous le savons, n’a absolument pas les mêmes propriétés, le même statut sur tous les aspects. Patrick Berthier : A propos de l’hétérogénéité du son, il y a une autre confusion que vous levez dans vos travaux, celle du schématisme sonore et de la sensation. Est-ce que vous pouvez nous en dire davantage sur cette opposition du schème et de la sensation. Dans le Promeneur écoutant, vous disiez à propos du frottement, par exemple (je suppose que c’est le frottement de l’archet sur un instrument du quatuor), il y a le schème du frottement qu’on identifie comme une représentation, c’est donc un travail d’entendement, et puis il y a la sensation et c’est, selon vous, deux choses très différentes. Michel Chion : Oui c’est vrai. C’est justement parmi les choses que je suis en train de développer. Je pose l’hypothèse, c’est une formulation provisoire, que beaucoup de phénomènes qu’on appelle sonores, à partir du moment où on les reçoit avec un certain niveau d’intensité, où ils comportent un nombre de fréquences graves nous touchent sur deux points. D’une part ce qui entre dans la fenêtre auditive. Ce que j’appelle la fenêtre auditive, c’est la fenêtre des perceptions de l’oreille dans laquelle se dessine un objet perceptif, donc c’est la partie, dirais-je, réifiable. D'autre part, ce qui, dans certains sons déclenche, ce qu’on ressent très bien encore que de manière diffuse, dans le corps comme étant des vibrations, des covibrations, des affects, des tremblements de la peau, des choses dans les os, le sternum. Par exemple, quand on va dans une boîte de nuit, on le ressent. Je veux dire que le son, n’est pas seulement dans l‘oreille. Ce sont des perceptions simultanées, qu’on englobe dans le mot de son et qui n’ont pas de frontière précise, ni dans le temps, ni dans le corps, dont on aurait tendance à identifier, à considérer que c’est la même sensation. Ce qui entre par la fenêtre auditive, auquel on peut attribuer des propriétés, des qualités de hauteur, masse, timbre, des choses comme ça, et puis ce qui vibre, ce qui fait vibrer le corps par co-vibration et là c’est un phénomène plutôt tactile. Ce sont des sensations distinctes, qu’on ne confond que parce qu’elles sont par définition simultanées. Quand on entend un grand orchestre dans une salle de concert, ou une musique symphonique ou une musique techno sur un haut-parleur assez puissant, on a à la fois dans la fenêtre auditive une forme dotée notamment de propriétés de masse ou de hauteur, c’est à dire un son réifiable, comme un objet et puis on a des vibrations dans le corps. Imaginons quelqu’un qui, chaque fois qu’il entendrait tel son, recevrait telle 25 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ lumière et ne pourrait évidemment pas se défendre de cette lumière. Cette personne-là n’aurait pas de mot différent pour discriminer les deux sensations, ce serait la même. Je pense qu’il en est ainsi du son. Beaucoup de problèmes théoriques qu’on rencontre pour décrire le son, en faire un objet, viennent de ce qu’on englobe dans le mot de son en fait tous ces aspects-là, dont certains se produisent absolument simultanément et sont le produit des mêmes causes, une vibration de corde de contrebasse, un haut-parleur, mais nous touchent sur deux plans différents. Il faut bien dire de quoi on parle quand on parle du son. Sinon on s’embarque dans des tas de discussions entre des spécialistes qui ne s’entendent pas, parce qu’ils ne parlent pas de la même chose. Les uns disent que le son touche tout le corps, et d'autres que le son touche l’oreille. En fait, les uns parlent de ce phénomène de co-vibration, dans une partie du corps, et les autres considèrent qu’il y a un continuum entre ça et ce qui passe dans la fenêtre auditive. Je dis que ce continuum est créé par la culture, par le mot son qui englobe tout ça, il est créé simplement par la concomitance des phénomènes, puisque c’est toujours en même temps que ça se produit, toujours en même temps qu'on a ce son dans la fenêtre auditive et ces vibrations dans le corps. On aurait une tendance aujourd’hui à être très causaliste. Une même cause doit produire un même effet. A cause unique, effet unique. Donc on considère comme allant de soi, qu’une contrebasse qui joue une note grave ça ne fait qu’un effet qu’on doit appeler le son, même si ça déclenche en fait deux effets, l’un réifiable, l’autre non réifiable. C’est des idées toutes simples, mais c’est vrai qu’on ne fabrique pas un objet avec une sensation qui est au bout des doigts : un coup qui est donné ou une vibration rythmique contre la peau, n’est pas réifiable, n’a pas les mêmes propriétés. C’est ce à quoi je faisais allusion sur ce schème du frottement. Oui c’est une sorte de schème, ce qu’étudie aujourd’hui le cognitivisme, il y a des schèmes de frottement, ça c’est au niveau de la fenêtre auditive, et il y a des impressions diffuses dans le corps, pour certains sons. Prenons les gens qui écoutent une musique sur des baladeurs : il est évident qu’ils écoutent des instruments, ça ne touche en principe que la fenêtre auditive, n’est-ce pas, puisque c’est vraiment un casque vissé sur les oreilles, il n’y a pas vraiment de grave dans un baladeur. Mais il suffit qu’ils aient entendu la même musique, par exemple dans un contexte beaucoup plus bruyant avec des vraies basses, sur un hautparleur assez puissant ou a fortiori dans un concert de rock pour que par la mémoire du corps, telle image de la musique qui est reconnue déclenche tout le corps, se mette à se souvenir des impressions ressenties au moment d’une écoute en vraie grandeur. Inversement 26 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion quelqu’un qui n’aurait écouté la musique que sur baladeur, n’aurait pas du tout la même impression. Marie Thonon : C’est la petite madeleine. Michel Chion : Voilà c’est ça. Il y a une sorte de mémoire des vibrations qu’on a reçues. Le son est à la fois dans la fenêtre auditive, si on utilise le sens courant du mot son, et puis aussi dans cette perception qui se diffuse dans le reste du corps, qu’on ne peut pas délimiter, qu’on ne peut pas étudier en tant qu’objet ou en tout cas, il faut lui appliquer une conceptualisation différente. Patrick Berthier : Une bonne partie de l’intérêt de la chose, est de présenter ce que vous appelez une critique du naturalisme sonore qui constitue la philosophie naturelle de chacun, pour les phénomènes concomitants que vous rapportez. Michel Chion : Exactement oui. C’est à dire qu’à propos du son, j’ai constaté que c’est d’ailleurs assez mondial, et qu'on fait maintenant de l’écologie sonore, des trajets d’écologie sonore, on promène les gens dans des paysages pour écouter le son naturel. Ça me paraît naïf de penser que le son qu’on va entendre est le son du paysage. Je me suis beaucoup promené avec une caméra vidéo, par exemple aux Etats-Unis ou au Chili. On devrait savoir que quand on filme par exemple un endroit ce n’est pas le son de l’endroit qu’on entend, c’est le son des voitures qui passent sur la route. Si on filme le grand Canyon du Colorado, qu’est-ce qu’on entend sur la piste sonore ? On entend les touristes japonais qui sont arrêtés au même endroit que vous et les voitures qui passent derrière. Marie Thonon : On a fait la même chose avec les forêts. Elles ne sont pas plus naturelles. Michel Chion : Oui c’est ça, pour les forêts en plus, une bonne partie a été replantée par l’homme, mais évidemment une des différences effectivement, c’est qu’on peut dire que le visuel nous renseigne beaucoup plus sur ce qu’il y a. En simplifiant, on voit des arbres, mais par contre le son qu’on peut enregistrer à un moment particulièrement silencieux dans un paysage, ne nous dit rien de tout ça. Quand on entend quelque chose, ce son ne nous raconte pas forcément le plus important, on peut ouvrir un micro pendant deux heures dans une rue de Paris, si aucune voiture ne passe ou si c’est un moment calme, s’il y a une voiture, on entend la voiture, c’est tout, mais on n’entendra pas l’architecture, tout ce qui est spéci- 27 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ fique à Paris et bref, c’est aussi ça que j’appelle naturalisme, c’est cette idée que le son est une sorte de boîte magique dans laquelle on enferme tout ce qui constitue l’essence d’un lieu, d’un moment, etc. Patrick Berthier : Qui serait redondant par rapport au visuel ? Michel Chion : Qui serait effectivement une sorte de modèle réduit ou de duplication du réel, alors évidemment là on oublie aussi que le son est essentiellement événementiel, c’est à dire qu’il n’y a de son que si quelque chose se produit. Si rien ne se produit, il a beau y avoir le plus beau paysage du monde ou la plus belle ville du monde, on n’entend rien. Par contre, un objet passager, ou un véhicule passager va faire tout le bruit. Donc le son en tant qu’événementiel ne nous renseigne pas beaucoup sur l’événement luimême. C’est tout l’aspect de l'ambiguïté des sons, la faible valeur informative des sons, c’est à dire que lorsque quelqu’un marche derrière vous, on ne peut pas savoir si c'est un homme ou une femme, comment est-il ou est-elle habillé, quel âge a-t-il, etc... tout un tas d’informations que nous donne la vision, c’est certain. C’est bizarre parce que pour moi, ça c’est mon B,A, BA, je l’enseigne partout, mais il y a une résistance à ça. Le son est mythologisé si on peut dire, comme étant ce qui nous relie à notre enfance. Donc il incarne l’idée du continuum, du lien continu, puisque forcément le son est quelque chose de plus continu, on entend le son dans le noir, on entend quelqu’un à distance, donc c’est lié à l’idéologie du continu, du lien primitif, du cordon ombilical non complètement rompu. On aimerait bien que le son nous relie à tout, que le son porte tout en lui. Il y a l’idée du tout, d’un tout originel, et à ce moment-là on se résigne mal à l’idée que ce son, d’abord n’est pas significatif de ce dont il émane, et souvent nous aveugle, nous trompe plutôt qu’il ne nous révèle. Donc je constate cette espèce de résistance à l’idée que le son raconte très mal ce qui se passe, quand il raconte quelque chose, c’est de manière très ambiguë, etc. J’appelle ça naturalisme. Et le naturalisme se traduit aussi par le fait que dans la plupart des textes que je lis encore, les gens disent le son, le son, mais ne précisent absolument pas si c’est le son que quelqu’un entend, par exemple si quelqu’un laisse tomber un objet ou joue de la percussion in situ devant des gens, ou si l'on écoute l’enregistrement du phénomène. On ne fait pas la différence. Je trouve ça incroyable, qu’étudie-t-on alors ? Les gens disent le son sans dire attention, là nous parlons de son fixé, donc réécoutable, donc qui n'est plus la trace de ce qui est passé mais un nouvel objet en soi. Donc c’est pour ça que je dis : son fixé, et non pas son enregistré, parce que son enregistré nous tire en arrière dans le sens que nous écoutons 28 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion une espèce de trace inférieure, lacunaire, de ce qui s’est passé. Je suis d’accord, on peut considérer ça comme ça, mais il y a aussi l’inverse, on a quelque chose qui est fixé, et qui n’est pas la reproduction de ce qui s’est passé. De même qu’une photographie ou un film de 1900 ne nous retranscrit pas tout ce qu’on pouvait voir à tel moment, mais nous avons quelque chose. Ce quelque chose devient un objet en soi, avec son cadre, temporel et spatial, avec ses propriétés, mais il n’y a pas plus de raison de dire son enregistré, s'agissant de musique faite pour l'enregistrement en vue de la fixation, que de dire quand je vois un dessin de Michel-Ange, j’ai la trace du geste qu’il a fait le 16 janvier de telle année. Malheureusement je n’y étais pas, mais heureusement il me reste ça. Ce n’est pas le problème. Philosophiquement le problème c’est : ça a été fait pour être fixé. donc il ne s’agissait pas d’enregistrer le moment où il dessinait, il s’agissait de créer une forme qui subsistait. Pour le son, cette possibilité n’existe que depuis 120 ans, donc ça explique bien des choses, c’est à dire cette espèce de lenteur à prendre conscience que quelque chose a changé à ce niveau. Patrick Berthier : Du retard sur les arts picturaux, en quelque sorte ? Miche Chion : Oui c’est ça, et qui s’explique en grande partie par le fait que la fixation du son est si récente dans l’histoire de l’humanité. Ca laisse le temps à des tas de concepts d’être créés mais il y a une sorte de résistance ou de lenteur à créer des concepts spécifiques de description du son qui prennent en compte sa nouvelle spécificité. Patrick Berthier : Toujours en faisant retour vers cet espèce de mini glossaire que vous proposiez à la fin du Promeneur écoutant, il y avait bien sûr cette notion essentielle d’acoulogie. Pour autant que vous êtes comme le fondateur de cette discipline, j’aurais voulu savoir en quoi l’acoulogie se distingue des entreprises de Pierre Schaeffer que vous citiez au début de l’entretien ? Son acousmatique par exemple ou des choses de cet ordre ? Michel Chion : Effectivement, c’est important parce que le mot acoulogie vient de Schaeffer lui-même. Je le précise bien. Pierre Schaeffer a écrit un livre, avec des concours différents, des corédacteurs, mais ce sont ses idées. Il a fait un livre génial, qui s’appelle "Le traité des objets musicaux". Ce qui a été retenu de ce livre par beaucoup de gens qui l’ont lu, notamment les musiciens, encore que peu l’aient lu, c’est que c’était une proposition pour un nouveau 29 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ type de musique. Alors comme cette proposition ne leur agréait pas, ils ont refermé le livre, ils ont dit ça ne nous intéresse pas, de toute façon nous ne faisons pas de musique concrète, alors que ce n’était pas la question. Ce sont des hypothèses sur l’invention de la musique la plus générale qui soit, se servant des sons les plus généraux qui soient, tous les sons. A partir de là, il y a tout un plan de recherche musicale en cinq parties, typologie, morphologie, analyse, synthèse, caractérologie. Cinq étapes dont le traité n’expose que les deux premières, à charge pour les autres si ça les intéresse de les continuer, qui seraient d’abord un inventaire du sonore, au sens le plus général, pas seulement au sens esthétique : classification du sonore, ensuite expérience sur les capacités de certains caractères sonores à être mis en forme dans des structures musicales, au-delà bien sûr des cas bien connus de la hauteur et du rythme déjà expérimentés, et hypothèses sur les variations de grain dans un son, pas grain au sens de Barthes qui veut dire tout et rien, mais grain au sens de qualité tactile du son, de rugosité.En fait, chez Barthes, ça veut dire le timbre, alors évidemment, comme on ne sait pas ce que c’est que le timbre de la voix, que c’est une notion fourre-tout et que chacun y projette ce qu’il a envie, ce n'est pas la peine d’en attendre plus. Le grain au sens de Schaeffer, est cette rugosité, cette inégalité du détail du son, à une échelle micro-temporelle, dirons-nous, qui est très reconnaissable. Par exemple, on sent bien que c’est présent dans certaines voix graves ou même des voix aiguës mais qui ont un chat dans la gorge. C’est présent dans certains sons créés par frottement mais aussi certains sons synthétiques, et le grain est plus ou moins gros ou lisse, ou il n’y a pas de grain, bref c’est une catégorie perceptive très précise du son. Schaeffer pose la question : est-ce qu’on peut faire des gammes de grain ou l’équivalent comme on a fait des gammes de hauteur, vraiment des questions de ce genre. C’est la partie prospective musicale de son acoulogie, et effectivement là-dessus, je me suis permis de récupérer le terme d’acoulogie en précisant bien dans quel sens Schaeffer l’a proposé. Il l’avait proposé en tant que discipline visant une nouvelle synthèse, un nouveau type de musique générale, musique généralisée à tous les types de sons, et moi je le reprends en tant que science de ce qu’on entend. L’acoulogie telle que je me permets de la redéfinir, je l’ai fait avec l'approbation de Schaeffer de son vivant, puisque ce mot-là il l’a proposé et personne n’en avait rien fait. Pour moi, l’acoulogie c’est une discipline qui s’occupe de ce qu’on entend sous tous ses aspects. La division parole-musique-bruit n’est pas fondée dans l’absolu, mais elle a quand même une pertinence à un certain niveau, au niveau de l’organisation des sons, donc il faut réfléchir là- 30 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion dessus. En faisant des expériences, et pas seulement sur des sons mais sur des mots parce que parfois ces expériences sont totalement faussées par le fait que les mots, je le vois bien dans certaines recherches cognitives, ne sont pas les bons. On dit aux gens : on va vous faire écouter un son, bon mais qu’est-ce qu’on appelle son, voilà le problème. Alors après on lit des textes théoriques que je réfute, nous avons fait écouter deux sons à quelqu’un, alors on se dit mais de quoi il parle là ? Ah! Il voulait dire deux hauteurs. Il voulait dire un do et un sol en même temps, tandis que dans un autre moment de l’expérience, ça voudra dire deux phénomènes sonores distincts temporellement et séparés par un silence. Comment peuton confondre des choses pareilles ? C’est insensé. On ne peut pas faire un travail scientifique en se plantant sur les mots, donc l’acoulogie doit commencer par une critique et un inventaire des mots. Dans cet espèce d’ensemble, de tiroirs, il y a un travail que je suis en train de continuer, que j’ai commencé dans Le Promeneur Écoutant, qui consiste à inventorier en français tous les mots susceptibles de désigner des sensations sonores en se posant la question : d’accord ce mot-là existe, par exemple grondement, craquement, est-ce que ça désigne un phénomène spécifiquement sonore ? Est-ce qu’on se laisse abuser par la cause ? Craquement, c'est un phénomène physique au niveau de la source, alors parfois oui, c’est un schème auditif, d’autres fois c’est une cause. Il faut être critique par rapport aux mots, en même temps qu'on leur fait confiance. La langue française comporte cent à cent cinquante mots spécifiques pour le sonore, c’est quand même pas mal, c’est beaucoup plus que ce qu’on utilise, mais ça n’existe qu’à l’état de vocabulaire passif, c’est à dire que les gens normalement cultivés les comprennent lorsqu’ils les lisent chez les écrivains mais ne les utilisent jamais. Je dis les écrivains, parce que ce qui m’a frappé, c’est que les écrivains et certains poètes sont à peu près les seuls à s’être intéressés à désigner des sensations sonores par des mots relativement précis. Chez Flaubert, dans l’Education Sentimentale, j’ai fait un travail sur ce corpus, chaque fois qu’il parle de son. Il y a 600 ou 700 occurrences, on s’aperçoit que ce n’est pas n’importe quoi, qu’il évite les mots flous : il parle de craquement, de pépiement, de sifflement, de tintement, de mots vraiment simples qui désignent des schèmes sonores précis. Tintement ce n'est pas n’importe quoi. Patrick Berthier : C’est intraduisible. Michel Chion : C’est relativement traduisible, tintement est traduisible mais par contre d’autres mots ne le seront pas. Alors làdessus, ce qui est intéressant c'est de réfléchir sur les mots d’autres 31 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ langues parce qu’il y a des recoupements, des croisements ou d’autres choses qui ne sont pas traduisibles. L’acoulogie, évidemment sans se perdre dans trop de problèmes, doit aussi considérer en quoi certains mots spécifiques dans une langue sont des pivots de sensations différentes. Par exemple si le mot brummen en allemand, bourdonner, désigne en même temps un son que fait quelqu’un en s’éclaircissant la gorge ou n'importe quoi d'autre, ça peut induire chez la personne qui est éduquée dans la langue allemande une sorte d’assimilation entre deux phénomènes sonores relativement différents mais qui ont quand même un point commun. Si on fait un voyage dans le dictionnaire allemand, on voit six mots différents, six verbes, ensuite on va voir : brummen, qui renvoie à d’autres mots, et ainsi de suite. Ça fait des constellations de choses, ce qui pourrait inciter à une sorte de relativisme généralisé. En même temps on peut se dire : on tient quand même quelque chose, parce que il y a des points communs, des recoupements, ça désigne des territoires. Certes il faut dans l’acoulogie, qui est fondée sur le langage, prendre en compte le fait que certains mots induisent des sortes de coagulation, de perceptions ou des rapprochements de perceptions différentes parce que c’est le même mot. Il faut être critique par rapport au langage, mais c'est quand même un bon guide et par exemple le mot tintement en français, est précis, mais aucun étudiant ne dit jamais : "tiens j’entends un tintement". Alors qu’il pourrait le dire et il ne confondra jamais un tintement avec un grondement. Mais il ne le dit pas, et ça reste à l’état de vocabulaire passif de la perception qu’il a, et son analyse esthétique ou descriptive est plus floue, molle et intellectuellement invertébrée. Je pense que la recherche d’une rigueur verbale, sans aller jusqu’à l’absolu, est une bonne discipline. Patrick Berthier : L’acoulogie se définit comme une perspective critique puisqu’elle est une critique du naturalisme sonore mais aussi une critique de l’utilisation du langage et au passage vous égratignez la désinvolture des universitaires par rapport à l’univers du sonore, en disant que dès qu’il est question des objets sonores, largo sensu, finalement ils perdent toute précision terminologique et se contentent d’à peu près qui les satisfont pleinement sans y regarder de plus près. Michel Chion : Oui tout à fait, d’ailleurs si je me souviens bien, j’égratigne les intellectuels français en général. Dès que c’est du son, on peut y aller, mais ce n'est pas spécialement franco-français. J'étais à un colloque aux Etats-Unis sur le son, avec des universitaires très précis dans l’emploi des mots, mais des gens sont venus 32 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion présenter une soi-disant entreprise de cassettes avec sons subliminaux. Vous savez, c’est une espèce de conte d’Andersen, on n’entend pas le son mais il paraît que le son existe subliminalement. Je me suis aperçu que les gens étaient prêts à gober n’importe quoi, puisqu’ils étaient prêts à croire ça, alors que si on raisonne, le son subliminal est une escroquerie absolue. Cette perte d’esprit critique dans le milieu intellectuel me chagrine. Beaucoup de gens n’ont pas le temps ou pas la possibilité de faire ce travail critique, c’est vraiment une fonction des intellectuels et il y a un obscurantisme je trouve, notamment en France, au niveau du son. J’ai parlé une fois avec Daniel Buren qui me disait que le son est indicible, etc. D’accord mais le mot indicible, tant qu’on n’est pas allé jusqu’au bout de ce qu’on veut dire, est une aimable fuite par rapport au sujet. Beaucoup d’artistes, par exemple d'artistes conceptuels s’accompagnent d’un discours. Ils ont des prétentions au niveau du discours, mais dès qu’il s’agit du son, c’est n’importe quoi. J’incrimine autant ou plus certains artistes pour cette espèce de brouillard de mots qui sert à masquer le fait que finalement, ils se fichent complètement comment ils fabriquent leurs sons, comment c’est entendu. Ça sert aussi dans le réel, dans le concret, à fuir des tas de problèmes parce que si on ne se préoccupe pas de ce qu’on fait entendre aux gens en tant qu’artiste, plasticien ou compositeur, on est bien obligé de se poser des problèmes très concrets, très précis, des problèmes de rigueur. On ne peut pas penser que le son existe en soi dans une pièce. Si cette pièce est elle-même ouverte à d’autres bruits, comme une pièce d’exposition, par exemple, où les sons rentrent et sortent comme ils veulent, comment peut-on prétendre faire entendre des sons n’importe comment sans penser aux conditions dans lesquelles on les fait entendre ? Il y a une espèce de laxisme général. Je connais bien le milieu vidéo, puisque je fais de la vidéo moi-même. Là on voit bien certains artistes qui sont scrupuleux, qui disent ce n’est pas parce que je balance un son par hautparleur qu’il existe. C’est comme un cinéaste qui se dirait : on va projeter ça, même si c’est en plein air, et si l’écran est à dix kilomètres des gens, on s’en fiche, l’image existe. Il y a une responsabilisation à faire. Le laxisme intellectuel est le reflet d’un laxisme au niveau esthétique. Là j’incrimine certains artistes, pas tous, mais beaucoup. Patrick Berthier : Est-ce seulement un problème de responsabilité ? En vous écoutant je me demandais si le laxisme intellectuel dont vous parlez, ne vient pas en droite ligne d’un préjugé très à la mode qui considère l’audition comme passive. L’oreille est un trou, vous l’avez dit tout à l’heure, et on en a des versions très contem- 33 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ poraines, je pense par exemple à ce qu’écrivait Régis Debray dans Vie et mort de l’image, qui en venait à dire que l’ouïe est serve et archaïque, par constitution, et Pascal Quignard qui est pourtant mélomane et musicien, redoublait ce point de vue en affirmant que l’étymologie d'ouïr c’est obéir, donc l’oreille est un trou passif. C’est pour ça qu’il n’y a pas grand chose à dire du son puisque de toute façon il n’y aurait qu’une seule façon de le recueillir. Voilà un préjugé extrêmement fort, extrêmement tenace contre lequel vous vous insurgez, puisque vous parlez de responsabilité d’écoute et de "point d’écoute". Or Debray, comme Quignard, pour ne citer qu’eux car il y en a bien d’autres mais ce sont des intellectuels assez bien médiatisés, ils prétendent qu’il n’y a pas de point de vue sonore. Quignard le dit explicitement, et Debray aussi. Vous dites exactement le contraire. Comment défendez-vous cette conviction minoritaire ? Michel Chion : Je dirais que ça ne m’étonne pas tellement de Debray, mais ça c’est une réponse ad hominem, il nage dans le flou complet. Si on prend l’image chez Debray, on ne sait pas de quoi il parle, c’est vraiment le mot de la langue française qui permet de mettre absolument tout et n’importe quoi et son contraire. Evidemment ils se disent après il y a le son, alors comme le son ça ne se laisse pas attraper aussi facilement que ça, souvent la réponse consiste un peu à noyer le poisson, du son, si je puis dire. C’est ce qu’a fait quelqu’un que je respecte, mais à ce niveau-là il a aussi noyé le poisson: Deleuze dans son essai sur le cinéma. Patrick Berthier : Il y a un petit chapitre quand même sur le continuum sonore, la voix-off et la musique, à la fin de L'imagetemps. Michel Chion : Il y a 50 pages pour dire que le son est une composante de l’image et c'est tout. Je dis que tout ça je veux bien parce que le problème est délicat, nouveau, il ne se laisse pas facilement attraper. Si je cherche un argument personnel dans son attitude ce serait de se dire : comme ça je suis débarrassé du problème. Marie Thonon : Voulez-vous dire que les diverses approches suggèrent toujours plus ou moins une certaine neutralité ou passivité du son ? Qu'elles en font finalement un non-objet intégré au seul objet reconnu, à savoir la vision ? Michel Chion : Oui, or l’écoute n'est pas plus passive que la vision. Il y a différents aspects : d’une part toute écoute est forcé- 34 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion ment active mais c’est parfois une activité réflexe parce qu’il y a toujours une sélection à faire. Si on se borne à ce qui se voit, à ce qui se manifeste, évidemment on n’a pas des oreilles mobiles, visibles extérieurement comme les pavillons des oreilles des lapins, par contre à l’intérieur si on était transparent, on verrait qu’il y a des muscles qui se tendent, qui tendent le tympan pour dresser l’oreille, pour aider la perception à se focaliser sur un aspect. La plupart du temps, c’est réflexe, c’est pour isoler un signal verbal, un signal qui nous intéresse ou pas forcément verbal, mais synonyme de danger, etc. L’oreille a une fonction de guet, on sait tout ça. Mais enfin il y a des muscles qui travaillent à l’intérieur et à ce niveau-là ce n'est pas réflexe. Il est évident qu’aujourd’hui où l'on valorise beaucoup ce qui se voit, on valorise plus la vue comme activité que l’audition, parce que le regard se voit, parce qu’on peut très bien voir quand les gens tournent les yeux vers, ils peuvent faire semblant de regarder mais en tout cas on a là un indice d'une activité d’attention. Cette activité d’attention peut être aussi forte ou beaucoup plus forte encore avec les oreilles, mais pour quelqu’un qui est très attentif acoustiquement, on aurait tendance à dire qu'il est passif. Les gens qui disent ça sont victimes, à mon avis, du préjugé favorable qui s’attache à tout ce qui se voit, tout ce qui est ostensible par rapport à ce qui ne se voit pas. En réalité, c’est Dolto qui dit ça quelque part, on survalorise aujourd’hui ce qui est démonstratif mais les fonctions de réceptivité active, si je puis dire, sont dévalorisées, parce que dans une classe, ou un groupe, on peut avoir un enfant ou un sujet qui est très attentif, très présent, ça travaille beaucoup dans sa tête, dans son attention, mais il ne dira rien pendant deux heures, il ne bougera pas et on aura tendance à dire qu’il est passif, ce qui est ridicule parce qu’il est actif au niveau de la compréhension, du détachement, de la sélection des bonnes informations. Patrick Berthier : Et ça ne se voit pas. Michel Chion : Rien ne se voit. Je crois que c’est tout simplement ça. Marie Thonon :La langue l’a manifesté, en français en tout cas, entre entendre et écouter. Michel Chion : Voilà, entendre, écouter, effectivement, la langue permet de le signifier. Il est certain qu’il y a cet aspect-là et d’autre part on survalorise le moment de l’écoute elle-même. C’est assez paradoxal parce qu’aujourd’hui où on peut réécouter les choses, le 35 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ moment de l’écoute n’a plus tellement d’importance. Qu’est-ce que ça veut dire le moment où on a écouté tel fragment de film ou tel son fixé sur un support, tel disque ? Ce qui est beaucoup plus important, c’est ce qui se construit peu à peu par réécoute, par réaudition par une sorte de gravure dans la tête, petit à petit. Le moment x où on a entendu pour la première fois tel son a eu une importance affective, mais après tout par rapport, à l’observation d’un son, il n’a pas l'importance qu’on lui prête, ce n'est pas de dire c’est entre 12 heures et 12 heures une, c’est un ensemble de processus d’observation d’un objet. Là-dedans intervient non seulement l’activité de l’oreille à tel moment mais aussi le fait qu’à un autre moment donné, on a essayé de nommer ce qu’on a perçu. Je travaille avec des étudiants là-dessus dans des endroits où j’ai la possibilité de le faire, où il y a des conditions très favorables, avec peu d’étudiants. J’ai dix jours, et pendant deux, trois jours je leur fais écouter des sons, et ensuite je leur dis parlons des sons, je leur demande : faitesnous tel son, de deux ou trois secondes, après parlez-en. Je considère à ce moment-là le parler du son qu’on a fait. Bien sûr il ne s’agit pas de fondre sur les gens en leur disant: ah ! vous avez employé tel ou tel mot. Mais de les faire travailler sur ce qu’ils ont entendu, sur ce qu’ils entendent de ce qu’ils ont fait ou de ce qu’ils ont gravé sur la bande magnétique. L’écoute ne se borne pas à un moment donné où le tympan fonctionne, c’est aussi un processus d’intégration d’une forme de réflexion sur les mots qui servent à dire les sons. C’est un processus à long terme qui ensuite va servir, j’espère, pour l’ensemble de la vie des gens, et notamment leur compréhension de ce qu’ils font quand ils utilisent des sons en tant que réalisateur ou quand ils analysent en tant que chercheur, philosophe, théoricien, et donc ce n’est pas seulement l’écoute qui compte, c’est le travail de réflexion, de nomination. Là mon axe est de dire : soyons précis sur les mots, n’en attendons pas plus évidemment. Ne pensons pas qu’à chaque son correspond un mot, idéalement, dans un monde idéal mais le fait, d’affronter un mot à un son est une expérience formidable. Jai entendu un tintement, c’est déjà un point de départ. Vous êtes sûr que c'est un tintement ? C’est plutôt telle famille de son... Voici un son qui serait aussi un tintement, ah non ça n’a rien à voir. Quelle est pour moi la force du mot par rapport à la notation ? Aujourd’hui on fuirait le problème de l’écoute dans la notation, notamment avec l’ordinateur qui permet de graver avec certains appareils, le spectre de fréquence du son, alors les gens sont très contents. Ils ont ce qu’ils croient être une projection visuelle de ce qu’ils entendent. Il y a un gribouillis des spectres de fréquence du son généré automatiquement sur certains systèmes de montage du son. Alors on se dit je n’ai plus à me 36 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion fatiguer d’entendre puisque c’est “entendu par la machine”. C’est très grave, parce que du coup les gens écoutent beaucoup moins. Il y a tel acousticien qui trouve fantastique que tout ce qu’on entend on le voit maintenant sur le papier. Je trouve ça incroyable, alors que c’est évident qu’on ne voit rien. La preuve en est d’ailleurs qu’actuellement un analyseur de spectre est absolument incapable, quand on joue un do et un sol en même temps, de différencier les harmoniques des deux notes. Notre oreille le peut. Quelqu’un qui n'a pas travaillé au niveau musical peut entendre un do et un sol en même temps, l’analyseur de spectre, non. Aucune machine actuellement n’est capable de discriminer deux notes émises en même temps parce qu’elle mélange leurs harmoniques. Le mot par rapport à la notation a l’avantage de pousser en avant et d’autre part il ne cesse de désigner ce qui lui manque. C’est très créatif parce qu’on n’est jamais satisfait de comment on a nommé les choses et c’est ça qui est bien. Donc ça fait travailler à la fois sur la perception et sur le langage et après tout, je pars d’une idée un peu basique. Patrick Berthier : Le langage reste impressionniste. Michel Chion : Si on suit loyalement la piste du langage, elle vous mène toujours, elle apprend toujours, ça structure beaucoup les choses. Après tout s’il y a une culture oenologique en France, elle est articulée à une sorte de culture de la nomination. Patrick Berthier : Il y a une grosse critique de tout ça en ce moment, à propos d’oenologie justement dont le défaut serait de demeurer trop librement métaphorique, "trop poétique". En qualifiant d'"empyreumatique" un cru, les taste-vins désignent-ils une saveur universellement appréciable ? Michel Chion : Il y a peut-être des mots que les gens utilisent un peu n’importe comment, en tout cas cette culture existe et elle n’est pas complètement arbitraire et elle trace un chemin dans la forêt des sensations et elle les enrichit. Je ne connais pas ces critiques dont vous parlez, mais il est évident qu’elles se situent différemment parce qu’elles partent d’une situation où il y a toute une discrimination verbale. Mais pour moi l’intérêt de tout ça ce n’est pas de rendre compte de toutes les sensations, c’est de tracer des chemins et de désigner sans arrêt ce qui lui manque, alors déjà quand on peut dire ce que certains disent apparemment à propos des mots en oenologie, c’est déjà beaucoup. Pour le son, on n’en est pas là. Pour le son c’est simple, on en est vraiment comme au quattrocento italien, et même pas, encore avant, pour le visuel, donc ne 37 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ demandons pas des mots absolus, des choses comme ça, suivons loyalement la piste des mots, mais évidemment attendons-nous à être assez souvent frustrés. Le son est souvent associé à une maîtrise, les gens veulent maîtriser, aussi les musiciens ont-ils beaucoup refusé les sons permis par les nouvelles machines ou par les objets, parce qu’ils disent: je peux faire un son avec une bouteille de plastique mais je ne peux pas le maîtriser. Qu’est-ce qu’ils appellent maîtriser ? Je n'en sais rien, mais ça voudrait dire le mettre sur le papier. La maîtrise pour eux passe par une visualisation. Le langage ne donne pas une sensation de maîtrise parce qu’il souligne en même temps ce qu’il défaille à nommer. Mais en même temps on est des êtres de langage. Je pense que si on retient un domaine de l’activité humaine ou de la sensation humaine où l'on renonce à nommer les choses, c’est quand même un appauvrissement, c’est un obscurantisme terrible. Je suis enthousiasmé par Proust qui dit des choses formidables sur le son parce qu’il est allé un peu plus loin que ce qu’on dit habituellement. Parfois bien sûr ce sont des associations, ainsi le tintement ovale de la sonnette. Mais moi je dis : pourquoi est-il écrit tintement ovale de la sonnette de la maison de la tante Léonie? Le mot ovale ne vient pas là pour rien. Il y a deux choses à Illiers dans la maison de Proust, il y a le petit grelot qui ne sonne pas et il y a la cloche que sonnait le visiteur qui n’était pas le familier. C'est un son qui se prolonge dans l’espace et dans le temps, c'est une forme qui peut évoquer un ovale au niveau temporel. On est à la frange entre la poésie et les associations de mots, les correspondances que les gens aimaient bien il y a un siècle, la musique, la peinture de l’époque en sont pleines et puis des choses beaucoup plus précises qu’elles n’en ont l’air. C’est passionnant de travailler là-dessus, sur les textes mais dans une perspective critique évidemment. Patrick Berthier : Ce n’est jamais purement visuel la sensation qui permet l’anamnèse et la mémoire chez Proust, il y a toujours du sonore, du tactile ou du gustatif. Michel Chion : Effectivement, c’est parce que ce sont souvent des mouvements. Le truc de la madeleine c’est encore autre chose, mais c’est sûr il y a des perceptions archaïques ou le goût, l’odorat notamment, le cerveau reptilien, c’est aussi des questions d'ontogenèse et des différents degrés d’apparition des sensations. Le son dans cette espèce d’histoire des sensations, apparaît au milieu d’une série de choses. Par certains aspects il est assez clair, assez rationalisé, et par d’autre côté il plonge ses racines dans quelque chose de beaucoup plus archaïque. Une certaine résistance que je rencontre 38 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion dans ce que je fais, c’est : ah oui mais vous allez nous désenchanter. Je pense que le langage ne désenchante pas mais enrichit. Patrick Berthier : Je voudrais revenir à Deleuze, sur son chapitre sur le sonore dans le tomeII de son oeuvre sur le cinéma. On y trouve la notion de "coupure irrationnelle" entre le visuel et le sonore, et je me demande dans quelle mesure ça ne résonne pas en empathie un petit peu avec ce que vous dites vous, parce que ça fait longtemps que vous maintenez ce point de vue justement sur l’hétérogénéité complète du visuel et du sonore. Dès la voix au cinéma, en 82, vous avez dit des choses là-dessus. En faisant référence à l’histoire du parlant, la grande coupure de 1927 où l'adjonction de la voix de Garbo a fait scandale parce qu'elle ne "collait" pas avec son image: Deleuze dit des choses assez proches et sa coupure irrationnelle, n'est-elle pas ce que vous appelez, vous, "synchrèse" dans la musique au cinéma ? Michel Chion : Oui, là Deleuze cite très gentiment des choses que j’ai écrites, ça fait toujours plaisir mais il cite des tas de gens, c’est sa manière d’aborder ces sujets-là. Comme moi je travaille sur le son, j’ai trouvé qu’il simplifiait exagérément ce domaine, mais sa perspective est cohérente. Simplement je ne suis pas anti-deleuzien, je ne suis pas non plus deleuzien, je suis obligé de le dire parce que dans les travaux d’étudiants, ou dans certains colloques étrangers, les gens appliquent un schéma deleuzien à des choses et pour moi, c’est un peu de la bouillie. Deleuze c’est des mots auxquels on fait dire ce qu’on veut. Je suis plus proche de Lacan, des choses comme ça qui résistent, qui sont des formulations parfois beaucoup plus radicales. C’est une sorte de taxinomie ouverte à l’infini, une sorte d’onde, des mots qui déclenchent des ondes comme ça, des sensations. Je connais mal Bergson, je connais mal ses références, ça me paraît parfois un peu arbitraire. Je suis aussi dans mon propre travail, à la recherche d’une sorte de modèle de description théorique du cinéma, qui est beaucoup plus contradictoire et aiguisé en tant que contradiction. Forcément ça rend parfois un peu fermé à d’autres choses qui sont intéressantes également mais qui sont une direction radicalement différente. Forcément sur le son, je peux penser que Deleuze simplifie le problème. Mais de même quelqu’un qui travaillerait sur la couleur, ou sur d’autres choses, sur l’acteur, va trouver que Deleuze est très simple à ce niveau. Lui sa prétention était de faire un livre qui s’appelle: Cinéma, c'est son pari. C’est pas pour ça qu’il a réussi, mais c’est une approche qui est cohérente. A ce niveau-là on ne peut rien lui dire. Je suis un peu actuellement dans une position réactive par rapport à certaines tendances, par 39 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ exemple je suis assez anti-Barthes, pas la personne mais l’usage qu’on en fait, parce que ça devient vraiment une sorte de subjectivisme mondain, un peu gratuit. Barthes était un individu très cultivé et très honnête, très profond. Mais quand c’est réutilisé par des gens qui n’ont lu que Barthes et rien du tout, rien de ce qu’avait lu Barthes, ça verse dans une sorte de subjectivisme. Après tout moi aussi je peux parler du grain de la voix, et puisque Barthes fait miroiter le mot grain de la voix dans tous les sens possibles, pourquoi moi je ne le ferais pas, se dit un étudiant, ou un chercheur. Et puis on se retrouve avec ce que j’appelle la bouillie pour les chats. En l'occurrence, on ne peut rien dire, c’est ni faux ni vrai. Patrick Berthier : "Indécidable" comme disent les logiciens. Michel Chion : C’est l’arbitraire total, une sorte de subjectivisme où on ne sait pas si on a affaire à la critique subjectiviste du cinéma, à un discours politique, à de la littérature, c’est un peu tout à la fois. C’est très pratique aujourd’hui pour certains étudiants, parce qu’en fait on ne peut rien leur dire. On leur dit : qu’est-ce que ça veut dire ça? Ils répondent : j’ai voulu dire que... ah oui vous avez voulu dire, pourquoi ne l’avez vous pas dit ? Je ne suis pas d’accord. Il faut assumer ce qu’on a dit, le défendre, avoir une cohérence. Le discours n’est pas neutre, je suis assez lacanien là-dessus. Le discours dit quelque chose, forcément, mais ça c’est l’influence de la publicité, n’est-ce pas. La publicité, en France notamment, affiche sur les murs des mots qui sont employés dans deux sens contradictoires, à la fois avec la dénotation et la connotation confondues, de sorte que les gens se disent pourquoi moi je ne parlerais pas comme ça. C’est à dire que quand on me mettra en cause sur la dénotation, je me réfugierai dans la connotation et vice versa. J’ai de multiples exemples de ça, ces discours de fuite qui empruntent au langage publicitaire, mais aussi à des gens qui servent de modèle à ce niveau, comme Godard qui parle entièrement par boutade. On peut retourner le discours dans un sens ou dans l’autre, dire parfois exactement le contraire du premier sens et jouer sur l'ambiguïté du signifiant au maximum. Patrick Berthier : Vous avez parlé du Groupe de Recherches Musicales par lequel vous êtes passé, même si vous êtes parti dès 67, je crois que c’est l’époque où vous avez formé un néologisme qui me plaît beaucoup, celui de "phoniurge", j’ai envie de vous demander dans quelle mesure ce phoniurge se distingue du compositeur ? 40 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion Michel Chion : Dans L’art des sons fixés, je propose le terme de phoniurge parce que c’était pour valoriser un aspect qui est très important dans le genre de musique que je fais et qui n'est pas souvent mis en évidence, c’est l’aspect de créateur de son. C’est vrai que, souvent, la musique concrète est considérée comme une musique qui ramasse les sons. On engouffre les sons de la réalité tels qu’ils sont dans un espèce d’entonnoir et ensuite on les monte, ce qu’on appelle du collage. C’est un malentendu complet, parce que bien souvent, c’est tout à fait le contraire, le compositeur de musique électro-acoustique ou concrète est le créateur de ses sons. Par exemple quand on fait un grattement devant le micro, quand on travaille avec le magnétophone, on crée des sons et même beaucoup plus que le compositeur sur son papier, parce que lui ne crée pas les sons, c’est l’instrumentiste. Donc j’écris ce mot-là d’une part pour valoriser ça et d’autre part pour dire aussi, il ne faut pas considérer les sons seulement comme une sorte de vaste territoire sauvage à domestiquer, ce qui est un peu une perspective colonialiste de beaucoup de musiciens du début du siècle. Par exemple les bruitistes italiens présentaient les bruits comme déjà existants. Aujourd’hui on parle beaucoup de Luigi Russolo, ce futuriste italien, qui était précurseur de certaines tendances actuelles dans la mesure où il a parlé de la musique de bruits en 1913, avec d’autres collègues futuristes, Marinetti et des gens comme ça. C’est intéressant parce qu’il parle de bruit de tramway, de la guerre comme d’une réserve de vitalité, il y a une sorte de côté vitaliste qui est bien dans l’esprit de cette époque où on sortait de ce que beaucoup ont considéré comme un alanguissement des sensations, le côté Huysmans, les torpeurs, les gens qui cherchaient des sensations exquises avec des étoffes. C’était l’époque où on commençait à vouloir reviriliser l’art en général (le Sacre du Printemps s’inscrit là-dedans), la musique notamment qui est considérée comme un art complètement alangui et perdu dans des sortes de sortilèges. Ce n’est pas pour rien si Jean Cocteau1 dans son essai, son pamphlet musical qui est d’ailleurs très gentil et pas méprisant, dit que Debussy c’est de la musique dissolvante et que maintenant on a besoin d’une musique saine, virile. Russolo s’inscrit là-dedans avec une perspective qui rejoint tout à fait ce qui se passait au niveau de l’attitude de certains pays par rapport à leurs colonies, c’est à dire qu'il y a des sauvages, c’est fantastique, ils ont à nous apporter leur vitalité primitive, ce qu’on appelait l’art nègre. Il y a toute cette ambiguïté, cette ambivalence parce qu’à la fois on avait besoin qu’ils soient frustres pour pouvoir puiser la force qu’on imaginait 1 titre du libelle de Cocteau, Le Coq et l'Arlequin 41 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ qu’ils avaient et qu’on avait perdue, mais en même temps il s’agissait quand même bien de les domestiquer. Dans le projet Russolien, il y a bien l’idée qu'on ne va quand même pas laisser tout ça brut, il faut l’organiser, il faut un chef d’orchestre, un ordre. Mais l’idée prédominante est qu’il y a une force brute et préexistante à domestiquer, avec toutes les métaphores possibles : la gangue dont il faut extraire le diamant, ou bien la forêt vierge dans laquelle il faut tailler de belles maisons. L'idée de phoniurge va dans un sens différent, je dirais presque opposé, il ne s’agit pas de savoir si on peut domestiquer quoi que ce soit de préexistant, il s’agit de créer des sons qui ne sont pas forcément naturels, qui ne sont pas dans une réserve naturelle de sons. Il est très possible, même sûr à mon avis, que quand on fait des sons, on crée des choses nouvelles qui n’existent pas dans la nature. Peut-être que certaines choses dans la nature en donnent le modèle ou l’inspiration mais elles n’existent pas, c’est quand même un peu cela aussi la culture, c’est pas seulement mettre de l’ordre, un ordre plus ou moins fédéraliste, c’est aussi ça. Alors j’avais envie effectivement d’insister sur cet aspect-là parce que je dirais que la question d’inventer des sons différents, pour moi, n’a rien à voir avec la technologie. Pour moi, l’ordinateur ne donne pas plus le moyen d’inventer des sons nouveaux qu’un micro et un bout de papier. Il se peut très bien qu’en sachant déchirer d’une manière intéressante une feuille de papier devant un micro, on crée des sons beaucoup plus nouveaux, plus humains, qu’avec tous les ordinateurs du monde. Donc je ne relie pas la question de la création du son avec l’idée de la technologie puisque souvent ce que les gens font avec les ordinateurs n'est que la reproduction pure et simple de modèles un peu préexistants, par exemple le modèle du son absolu qui dure pendant deux heures. L’ordinateur est très pratique pour faire des sons sans fin, c’est simplement la transposition de quelque chose qui est comme le bruit d’un torrent ou certains sons de la réalité, c’est un mythe, un fantasme. On peut réfléchir sur les modèles qui sont en nous, parce qu’on pourrait avoir toutes les machines du monde, elles ne feraient que reproduire ces modèles concrets. La preuve en est avec les images de synthèse qui pour le moment sont des images qu’on connaît par coeur. D’ailleurs c’est une période intéressante où l'on se dit : est-ce que l’imagination humaine est finie ? Certainement oui, bien sûr, mais elle est peut-être ouverte encore ou elle n'a peut-être pas trouvé. Je pense que si les gens cherchaient plus avec des objets autour d’eux et un micro, ils trouveraient des formes sonores. Ce serait beaucoup plus intéressant et plus nouveau dans un certain sens qu’avec les machines. 42 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion Marie Thonon : Vous dites dans votre livre Musiques, Médias et Technologies, que les machines ne vont en aucun cas créer pour nous et faites une judicieuse observation des pratiques sommaires ou des pratiques substitutives qu'elles entrainent. Vous faites, à cet égard, un large appel à la mise en place de formations. Comment envisageriez-vous cela ? Michel Chion : Oui, par exemple : j’ai parlé avec des gens qui font des images de synthèse, je ne critique pas il y en a de merveilleuses, mais je leur disais : vous avez tel modèle perspectif qui est une adaptation mathématique du modèle Renaissance, etc, mais il y a d’autres perspectives, est-ce que vous travaillez là-dessus ? Non ? Alors c’est idiot, parce qu’il y a certainement en puisant dans l’histoire des représentations, des perspectives, tellement de modèles différents qui permettraient de varier. Par contre dans les clips il y a beaucoup de choses. Le clip est une technique beaucoup plus mixte où il y a de la prise de vue, du grattage de pellicule, là on a des conjonctions absolument abracadabrantes de techniques différentes. Il y a des gens qui ont une culture graphique très grande visiblement et qui font des choses passionnantes. Je pense effectivement à une formation pour inscrire ça dans l’histoire de la représentation, non pas dans un but pédantiste, mais pour que les gens inventent, parce que les gens qui croient inventer à partir de rien ne font que reproduire. Les gens qui se mettent devant un clavier de machine et qui disent que c'est tout nouveau, ce n’est pas vrai. Au contraire on voit bien qu’ils retombent dans des modèles de représentation archi-connus, notamment au niveau du mouvement. Par exemple le fait qu’on n’ose pas du tout arrêter le mouvement dans certaines images de synthèse, il faut que ça bouge tout le temps, alors qu’on sait depuis longtemps que c’est beaucoup plus intéressant d’avoir des à-coups. La perception est par sauts, il y a là toute la problématique continu, discontinu, n’est-ce pas ? En ça le cinéma est formidable, à cause de la dialectique entre les coupes et les mouvements à l’intérieur des plans, et les mouvements qui débordent des plans. Continu, discontinu, sans arrêt. Gilles Delavaud : J'aimerais revenir à certaines conséquences, pour le spectacle cinématographique, des perfectionnements récents des techniques de reproduction sonore. Outre cette plus grande sensorialité qu'elle rend possible et dont nous avons parlé, la technologie du son multi-pistes a aussi pour conséquence, comme vous le notez dans votre livre sur Le Son au Cinéma, que le "lieu" du film tend à se déplacer de l'écran vers la salle. Si la salle devenait le 43 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ lieu du film, n'est-ce pas le dispositif cinématographique lui-même qui s'en trouverait ébranlé ? Michel Chion : Je ne sais pas, ça dépend des salles, moi je suis frappé par le fait que les salles à Paris dans lesquelles on avait les haut-parleurs sur les côtés et au fond, ont fait maintenant un recentrement des haut-parleurs vers l’avant. Donc on refait un compromis. Il y a eu une période de flottement dans laquelle pour valoriser le son Dolby et parce que dans les salles, il n’y avait pas de règle précise d’installation des haut-parleurs, on les mettait un peu n’importe où. J’étais à Cannes en 83, pour les Cahiers, c’était le nouveau Palais du festival, et là ils avaient fait strictement n’importe quoi, mettant certaines pistes complètement derrière le public, alors une personne ouvrait une fenêtre et on entendait le bruit de la circulation venir derrière soi. Les gens se disaient : mais les films en Dolby c’est une bêtise. Ce n’était pas le film qui était en cause, c’était la place des haut-parleurs. Des aberrations comme ça venaient de l’installation des salles. Je constate que dans beaucoup de salles, notamment sur les Champs-Elysées, celles où je vais le plus souvent, il y a aujourd'hui un recentrage de la place des haut-parleurs, parfois on a des effets un peu de tornade, en rapport à certains films catastrophes, qui vous passent au-dessus, mais c’est très ponctuel. Souvent tout est beaucoup plus recentré qu’il y a dix ans, donc il y a un compromis, parce qu’on se rend bien compte qu’on ne peut pas non plus distendre trop l’écran, enfin mental, et que si les sons se mettent un peu partout, l’écran a l’air ridicule. De même qu’il y a eu des compromis divers dans l’histoire du cinéma, je pense qu’on est actuellement dans une phase de compromis où en fait le son se ressent, mais il garde à l’image son rôle central. De toute façon il a besoin d’elle pour se recentrer parce que les gens se moquent d’entendre les sons bouger autour d’eux, ils en ont trop entendu, il faut que ça ait un sens pour eux. Qu’est-ce qui donne le sens ? C’est l’histoire, le film, l’écran aussi. Donc si ils ne le rattachent pas à ce qu’ils voient, ça ne leur fait ni chaud ni froid. Gilles Delavaud : L’écran reste la référence. Mais dans la mesure où tous les spectateurs ont le sentiment d'être dans le même bain sonore-je veux dire que tous sont soumis aux mêmes vibrations produites par les basses fréquences, et chacun ressent physiquement la même chose que son voisin-, est-ce que cela ne modifie pas le mode de communication du spectateur avec le film, qui s'opérait traditionnellement sur le mode du face à face avec l'écran, chacun pour soi. Alors qu'aujourd'hui on a parfois le sentiment d'une 44 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion communion par le son qui fait en quelque sorte refluer l'écran vers la salle ? Michel Chion : Oui c’est amusant parce que si ce que vous dites est vrai, on retrouverait quelque chose qu’on avait perdu. Parce que dans les salles des années 50, ma mémoire acoustique est assez précise, les salles étaient beaucoup plus réverbérantes. J’ai des souvenirs très précis, d’avoir vu pour la première fois, Mon Oncle, dans une salle assez réverbérante: le son des voix se diffusait dans la salle et remplissait la salle. Quand il y avait du monde, ça faisait une rumeur, donc il y avait le bain sonore, qui était aussi le bain du public. Aujourd’hui c’est paradoxal apparemment, on a des salles très sèches, justement pour encaisser des forts niveaux sonores, donc une acoustique très neutre, elles sont même parfois inhumaines, pas très agréables. On entend très précisément, on localise très précisément les bruits, les sons se mélangent moins. Mais après quand le film commence, le son remélange lui-même l’espace. Alors c’est plus tellement le public, mais c’est les sons du film. Autre exemple, j’étais frappé par le fait que dans les films italiens, le son est souvent assez sec et on le pensait postsynchronisé. Ce n’est pas ça la raison, parce qu’en postsynchronisation, on peut très bien rajouter de la réverbération. Il n’y a pas très longtemps, je suis allé voir plusieurs films en Italie, et j’ai vu que certaines salles étaient des vieux palaces, pas du tout remis au goût des sonorités actuelles, encore réverbérantes. J’ai vu Les incorruptibles dans une version italienne bien sûr, parce que làbas ils doublent tout, avec De Niro, en italien, dans une salle qui était une vraie cathédrale, tout le son roulait dans la salle. Quand on utilise ces films-là sur cassette, les gens se disent : mais pourquoi ils font ça ? Le son est sec, il n’a pas d’espace, mais pour eux c'est mixé pour des salles réverbérantes. C’est intéressant parce que ce côté du son qui est aussi dans la salle, on l’avait aussi autrefois, c’était une sorte de chose caverneuse qui venait de l’écran mais qui faisait quand même une sorte de brassage acoustique dans la salle. Plus le son du public. Mais aujourd’hui, si on va au nouveau Max Linder à Paris, l’acoustique est très sèche, moi ça me met mal à l’aise, parce qu’il y a une sorte de contradiction entre le gigantisme de la salle et l’acoustique tellement nette, je trouve que ça manque de chaleur. Ce n’est pas ce que je préfère comme acoustique. Là c’est un son, qui lui-même est réellement spatialisé, avec des trajectoires. Gilles Delavaud : Dans certaines salles, en début de séance, il y a une démonstration de l'équipement sonore: on fait vrombir 45 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ simultanément tous les haut-parleurs en annonçant au public qu'il va vivre "l'expérience numérique". Même si l'on est conscient qu'il s'agit là d'un effet publicitaire, je me demande si cela n'affecte pas ensuite la perception du film. Michel Chion : Je ne sais pas. J’ai des souvenirs de séances de cinéma, très réussies, c’est à dire que je retrouvais quelque chose de chouette, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs : des salles en Dolby, mais pas trop grandes. Par exemple j’ai vu à côté de la Bastille, des films comme Smoke ou Madadayo avec une très bonne acoustique, un son très bien réglé. J’ai l’impression que la salle n’est pas très grande, les gens sont assez près de l’écran, mais il y a une vraie intimité, c’est comme si on était 50 ou 60, on est bien ensemble et il y a une sorte de vraie chaleur. Ça dépend de la place des hautparleurs et de la place du public par rapport à l’écran. C’est très fluctuant. Et c’est certain que là, des tas de choses sont possibles. Gilles Delavaud : Beaucoup de films sont expérimentaux, même les plus commerciaux. Michel Chion : Oui forcément. Ce qu’on ne dit peut-être pas assez. Ils voient qu’il y a un film qui s’appelle Alien, Alien 2, 3, 4 alors ils se disent c’est le même film. Pas du tout, parce qu’à chaque fois on essaie de renouveler le concept pour relancer la série. Alors en fait, on a plus de prototypes sous des titres semblables qu’autrefois, sous des titres différents, on avait le même film. Quand on aime de toute façon un genre, comme le film policier, on aime bien qu’il y ait les deux dimensions, c’est à dire la répétition des choses et en même temps quelques variantes. Je ne suis pas d’accord avec les gens qui disent : les films aujourd’hui se ressemblent tous. Si on n'aime pas le jazz, tous les morceaux de jazz se ressemblent, on a toujours un petit solo, et puis un solo de batterie et puis le côté ternaire, mais si on est sensible on voit les nuances. Si on aime le cinéma d’action, ce qui est mon cas, je me dis : tiens là il y a une variation, c’est le plaisir de la variation. J’aime le cinéma de science fiction et d’action, les films ne sont pas tous bons mais il y a souvent des expérimentations. Par contre le problème pour moi, c'est qu'il y ait une prise en main parallèle de ces moyens-là par les créateurs. Je ne suis pas contre le cinéma d’auteur, je suis pour les deux, mais c'est vrai qu’il y a un problème qui surgit ici. Trop peu d’artistes s’intéressent à ces moyens-là. Le problème se pose en France notamment. Aux Etats-Unis, les créateurs, comme Scorsese, Lynch, ont parfaitement intégré le Dolby, s’en servent très bien dans ce qu’ils veulent faire. En France, 46 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion très peu de cinéastes s’intéressent à tout ça. Ça crée un gouffre qui me paraît dommageable entre un cinéma grand public, et le cinéma d’auteur. On ne va pas dire à Desplechin : vous avez tort, à cause de vous, le public ne va pas au cinéma. Mais c'est vrai que le public sent qu’il y a quelque chose comme si on ne voulait pas savoir que le cinéma en couleur est possible. Quand c’est une personne, on ne peut pas la critiquer, elle a le droit de faire un film comme elle le sent, mais quand c’est la majorité d’une école, d’un pays, qui ne s’intéresse pas à un procédé, comme c’est le cas en France pour le Dolby, je trouve que c’est dommage. Mais qu’y faire ? Étonnamment, je trouve que c'est Chabrol qui se sert le mieux du Dolby dans le cinéma français. Il y a une foule de trucs dans ses films, une vraie gourmandise de ce qu’on peut faire avec ça. Pour Desplechin, qu’est-ce qu’on peut dire ? Il n’a rien à faire avec ça, ça ne l’intéresse pas, idem pour Western de Poirier, ça n’a aucun sens que ce soit en Dolby, il le fait parce qu’il faut bien le faire. Mais c’est un peu comme si il tournait en couleur et scope, ce qui est le cas, en se disant : je ne veux pas savoir que je tourne en couleur et en scope. Ça commence à poser un problème esthétique. Mais en même temps, c’est son droit individuellement. Gilles Delavaud : D'où viennent ces résistances ? Michel Chion : Je pense que c’est aussi un puritanisme, parce que la France est le pays de la cinéphilie, un pays qui a énormément apporté au cinéma, indépendamment de ses cinéastes, par la cinéphilie elle-même. Mais ça a généré aussi parfois une sorte de paresse, les gens n’ont pas été ouverts à certaines possibilités physiques du cinéma actuel. Le physique est considéré par beaucoup de cinéphiles que je connais, parfois des collègues, comme quelque chose de pas bien. Alors moi je dis d’accord, mais à ce moment-là la musique symphonique aussi, c’est bourré d’effets physiques. Vous ne me ferez pas croire que si vous allez, c’est pas sûr qu’ils y aillent, à un concert symphonique, que c’est uniquement spirituel. Il y a des effets physiques, à l’opéra aussi. Quand Wagner fait des choses, il faut accepter que tantôt l’accent soit mis sur le côté métaphysique, tantôt sur le côté physique. C’est spectaculaire, il y a des ouragans de sons, c’est du Dolby musical, Wagner et c’était bien reçu et apprécié comme ça, c’était une politique de l’effet physique. Je pense que beaucoup de critiques, même comme Daney sont restés, par sensibilité personnelle, absolument insensibles à cette dimension-là, ça ne leur faisait ni chaud ni froid, mais que du coup, ils ne pouvaient pas sentir ce que ça apporte, comme quelqu’un qui aurait jugé la musique de Wagner, ou même de Debussy, au nom de 47 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ critères valables pour la musique de Mozart. Là le registre des effets physiques a complètement changé. Le puritanisme consiste à dire : le physique est une chose qui s’immisce dans le cinéma mais n’a rien à y faire, les effets physiques, les effets d’éblouissement, les effets de vibration, les effets de choc sensoriel, là il y a un déphasage entre le discours, la critique, la théorie et l’art. C’est comme si les gens qui aiment la peinture ne pouvaient pas faire abstraction dans la peinture de certaines époques de l’effet physique, du côté sensoriel, qui peut être spiritualisé. On parle de Georges La Tour actuellement, c’était quand même les deux, le spirituel passait par le physique. Bizarrement, on dirait qu’il y a une sorte de coupure qu’on veut mettre, c'est du puritanisme. Je suis frappé par quelqu’un comme Rohmer, qui aime pourtant les films de Murnau qui sont très physiques, où les images sont sublimes, où il y a un velouté, une rondeur, une beauté, une musicalité fantastiques, qui, pour ne pas tomber dans le physique, fait des films très secs, très ingrats d'un point de vue sonore. Quand il fait La Marquise d’O, c’est si beau à voir, les étoffes, évidemment c’est aussi le contrecoup de la publicité. Je dérive de la question du son vers le côté de la sensualité en général, c’est certain que si on se dit que la publicité nous montre des beaux couchers de soleil, des beaux vêtements, des beaux corps, des beaux visages, donc pour résister il va falloir faire le contraire. C’est triste parce que du coup le cinéma va devenir synonyme de : il ne faut pas que ce soit beau, il ne faut pas que les couchers de soleil soient beaux, il ne faut pas que les gens soient beaux ! C’est positionné par rapport à la publicité, uniquement par rapport à elle, alors qu’il n'y a aucune raison de laisser à la publicité les belles étoffes, les belles couleurs, les belles lumières. Si on raisonnait du point de vue moral, il faudrait dire : attention ne confisquez pas ça, c’est à tout le monde. Le cinéma muet, notamment à la fin des années 20, travaillait sur la sensualité de l’image, c’était travaillé là-dessus. J’ai vu à la télévision, les premiers films de Garbo, les derniers films muets et les premiers films parlants de Garbo, qu’est-ce que c’est sensuel comme image ! C’est marrant parce que ce sont parfois certains critiques de Libération qui se veulent très libérés, très insolents au niveau verbal, qui en fait sont les plus puritains, parce que dès qu’il y a séduction physique au cinéma, ils ne supportent pas, comme si c'était mal. Marie Thonon : En même temps, n’y a-t-il pas une banalisation aussi de la sensation, par la pub ? Michel Chion : Parce qu’on lui en laisse le privilège. Il y a un domaine où à mon avis, il n’y a pas de censure là-dessus, il y a une 48 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion richesse très grande, c’est le clip. Beaucoup de clips actuels, si on considère ça bien sûr comme un art, ce qui est mon cas, sont faits sur le travail de la texture, de la matière. Ça dure 5 minutes. C’est comme des chansons, mais il y a plein de choses qui se promènent comme ça dans l’audio-visuel, qui passent, et une bonne partie du cinéma français passe à côté. Bien sûr on ne peut pas demander à Pialat de faire des films chatoyants, mais parfois ça s’accorde avec ce qu’on a à dire, d’autres fois c’est purement défensif. Les cinéastes français ont aussi parfois peur de la musique. C’est purement phobique. Pourquoi pas ? Mais c’est dommage. Il y a un film, par exemple, très critiqué, "La leçon de piano", de Jane Campion. On a dit que c’est une croûte, parce que les images sont trop belles. Non, elles ne sont pas trop belles, et pourquoi ne serait-ce pas beau ? C’est vraiment du puritanisme, il faut dire les choses. Un peu comme il y en a eu pour la musique, vous savez les débats sur la musique d’église : doit-elle faire plaisir ou pas ? Patrick Berthier : C’est déjà chez Augustin, ça fait jouir donc c’est suspect. Michel Chion : Oui c’est ça, c’est très frappant. Le son, à travers cette question, ça parle de la sensation, c’est vrai que c’est important. Gilles Delavaud : Vous avez presque répondu à une dernière question que je voulais vous poser. Vous terminiez votre ouvrage sur le son au cinéma, en 1985 par un chapitre très stimulant qui s'intitulait: "Modestes propositions pour une amélioration du son dans le cinéma français". Est-ce que vos propositions ont trouvé un écho chez les professionnels ? Ou peut-être dans les écoles de cinéma ? Avez-vous constaté des progrès ? Michel Chion : A la longue, oui. Dans les premières années où j’ai sorti ce livre, j’ai constaté en fait, que dans la profession personne n’avait lu ce livre. Et qu’en fait, il y a un immobilisme plus facile pour le son que pour l’image dans la mesure où le travail sur le son est éparpillé entre plusieurs corporations, donc c’est plus difficile à faire bouger quoi que ce soit, parce que si vous changez quelque chose à un niveau, de toute façon les autres niveaux vont continuer de la même façon. Ou alors il faudrait que le réalisateur soit le moteur de tout ça, dans la mesure où pour l’image, tout est centralisé par une personne qui est le chef opérateur image, qui a réellement un rôle actif à différents stades. On peut faire bouger plus facilement les choses, parce qu’il y a une personne, un 49 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ interlocuteur. Pour le son c’est plus difficile, parce que vous faites ça d’une certaine manière, mais après si ça ne suit pas, ou si c’est mixé dans un esprit tout à fait différent de la prise de son, ça ne change pas grand chose. Donc il y a un immobilisme assez grand dans le cinéma français au niveau du son, y compris au niveau technique où il y a des problèmes qui traînent depuis des années. Au niveau par exemple de la prise de son directe qui n'est pas assez intelligible. On ne sait pas, parfois c’est voulu, parfois ce n’est pas vraiment voulu. Par exemple, pour La reine Margot, de Patrice Chéreau, on se dit que c’est un style de jeu voulu par Chéreau. Pour d'autres c’est très clairement un défaut. Tout ça est très complexe. Le son doit être intelligible, bien sûr, et on sent bien que chez Tati, ou chez Ophuls, quand on ne comprend pas, c’est voulu. Certaines scènes de Ophuls, quand le son est brouillé, ça a un sens très précis, c’est une valeur esthétique, ce serait stupide de dire : c’est un défaut. Par contre, c’est pour moi tout à fait net dans certains films français, on a encore des sons un peu secs, brouillés, mal articulés, sans vrai respect pour le travail du son. A ce niveau-là, il y a un immobilisme et beaucoup de choses n’ont pas bougé, mais ça commence. La Fémis a mis des années à considérer que le Dolby était un sujet d’étude intéressant. Michel Fano a fait une sorte d’obstruction complète en disant : la vraie stéréo c’est la stéréo française, le son direct, c’est notre spécificité. Il est évident que si on aborde tout en terme de son direct au tournage, on ne peut pas penser les choses de la même façon. Le son direct, c’est très bien mais à ce moment-là, c’est au réalisateur de se donner les moyens de prendre un très bon son direct, parce qu’il y a des films faits en son direct, américains ou allemands, qui sont fantastiques, avec la qualité qu’il doit avoir. Oui, je trouve que ça bouge très lentement, mais certains ingénieurs du son, en France, au mixage notamment font des choses très intéressantes, mais eux ils arrivent en fin de course. Donc le côté parcellisé du travail du son, évidemment, empêche que les choses bougent vraiment. Une des choses qu’on pourrait dire, c’est que ce serait bien que les gens qui font le son en France aillent voir ce qui se passe à côté, où il y a des méthodes de travail complètement différentes. Un film comme Blade Runner où le son a été mixé en Angleterre, est fantastique et plein d’idées. En France, ça commence à venir. Encore une fois il y a des problèmes multiples, techniques, esthétiques, des résistances corporatives, il y a tout ce qu’on veut. Et beaucoup de gens ont peur de perdre la spécificité du cinéma français s’ils se mettent à s’adapter à des techniques différentes. Je trouve peut-être qu’ailleurs l’herbe est plus verte, peut-être que je ne me rends pas compte qu’ailleurs il y a d'autres difficultés. Il faut 50 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion valoriser aussi ce qui existe, dans le cinéma français, il se passe des choses. Mais c’est vrai que si on cherche un point commun, c’est un modèle défensif. Quand je faisais des cours à la FEMIS c’était 20 heures par an, ils se vivaient comme forteresse assiégée, si nous on ne tient pas, le clip va nous ... C’est un modèle complètement phobique, c’est pas très productif, parce que à force si on fait du cinéma par une suite de refus, ou par une suite de fermeture, ça devient très très ennuyeux. Alors c’est vrai que des fois, certains cinéastes ont besoin d’être phobiques. Par exemple Bresson est un cinéaste complètement phobique, tout est fait par refus, mais de ce refus il y a quelque chose à dire. Dans d’autres cas, ce n’est que ça. C'est : on est la forteresse assiégée, du cinéma en Europe, de la culture dans le monde. C’est peut-être très français. Les gens ont peur d’aller voir juste à côté, histoire, non pas de renier ce qu’ils sont mais de s’informer. En France, le cinéma est assez riche, il a une histoire très riche parce qu’il y a eu des pôles. Maintenant les gens essaient de renouer les morceaux, les clans. Il y a des gens qui veulent renouer les fils, sortir d’une espèce d’opposition absolue, entre cinéma d’auteur et cinéma populaire. C’est vrai que là-dedans la critique de cinéma a aussi son rôle à jouer et qu’elle a un peu campé sur des positions également assez phobiques, ou assez stéréotypées. Marie Thonon : Vous décrivez largement dans Musique médias et technologies le conservatisme du milieu musical et vous venez de le faire pour le cinéma, comme on pourrait aussi le faire pour le théâtre, etc... Croyez-vous que les changements technologiques actuels peuvent bousculer cela et produire des changements dans les pratiques ou au contraire vous semblent-ils renforcer d'une manière réactive ces replis frileux et peu innovants ? Michel Chion : Le problème aujourd’hui, c’est qu’avec tous ces changements technologiques, les gens deviennent aussi très conservateurs au niveau des pratiques. C’est à dire que comme tout bouge au niveau des machines, ce n’est pas un bon moment pour changer quelque chose dans les pratiques et dans les divisions des rôles. J’ai fondé une société de conception sonore qui existe toujours, une société à 50 000 francs de capital, en mettant un peu d’argent à moi, à des amis, etc, pour travailler avec des réalisateurs. C'est un peu pour valoriser, pour rentabiliser mon travail, et donc j’ai parlé avec des gens sur la conception sonore en vidéo, en cinéma. Je me suis aperçu que je tombais au mauvais moment. En fait les gens n’ont absolument pas envie de changer quoi que ce soit dans la division du travail. Les concepteurs sonores ça les embête, 51 __________________ Entretien avec Michel Chion __________________ parce que ça remanie les rôles. C’est justement la période où on n’a pas le temps, il faut qu’on s’initie à un nouveau système de montage numérique du son, etc. J'espère que tout ce raz de marée de nouveautés technologiques va se calmer pour que les gens prennent le temps de penser au rôle esthétique. Inversement, dans la période où il y a eu tellement d’innovations esthétiques, c’était quand même une période relativement stable au niveau technique. C’est vrai que dans les années 50, fin des années 60, il y a eu une masse de choses. On osait des tas de trucs, on ne se posait même pas la question du support. Moi j’ai commencé à faire de la musique électro-acoustique à une époque où je ne me posais même pas la question : combien de temps va durer le magnétophone ? Il dure toujours mais il y a dix ans, on disait : le magnétophone à bande c’est fichu. Heureusement il dure encore, parce que moi je ne me sers que de ça, et je n’ai pas envie de travailler avec l’ordinateur pour le son, mais je me mets à la place des gens à qui on dit : dans 3 ans, peut-être que votre ordinateur va être trop réduit. Alors on se replie vers des formes plus stéréotypées. De ça, sortent des choses intéressantes et fascinantes, mais c’est vrai qu’on n’a pas vraiment l’esprit tranquille pour oublier la technique. Les gens disent que les nouvelles technologies inspirent une nouvelle esthétique mais je pense qu’en fait, c’est le contraire qui se passe : plus on est obligé à s’initier à de nouvelles techniques, plus on est obligé de se rabattre sur des stéréotypes dans le contenu pour compenser. Patrick Berthier : Il faut bien que quelque chose reste fixe. Michel Chion : Voilà. Donc on n’a jamais eu autant de clichés. Parfois d’ailleurs très bien travaillés à cause justement de ces nouvelles machines. C’est une thèse un peu trop monolithique, il faudrait raffiner, mais c’est vrai. Vous remarquez que l’imagerie qui sort des images numériques, ce n'est que de l’imagerie sur-utilisée. Marie Thonon : Des clichés sans savoir raconter autrement les histoires... on espère de nouvelles histoires... y croyez-vous ou pensez-vous qu'il faut reécrire les histoires pour maintenant, que c'est ainsi qu'on invente ? Michel Chion : Je dis souvent dans mes cours de scénario : écoutez si vous voulez qu’il y ait de nouvelles histoires, partez du fait qu'on peut tout inventer, mais posez-vous la question du genre qui a permis ça. Prenez les films de Tex Avery. Structurellement il travaille sur le fait de : qu’est-ce que je fais quand je peux tout imaginer. Que ce soit ensuite réalisé en dessin animé, avec des 52 MEI « Médiation et information », nº 8, 1998 ____________ Michel Chion dessins à la plume, ou au crayon, c’est strictement le même problème. Une histoire qui a une totale liberté d’arbitraire, est forcément finie. Cela a déjà été thématisé par Tex Avery. Il y a un film : King size canari. Ils boivent une bouteille qui fait grandir, il y a un canari, ça devient totalement extravagant, et à la fin, les personnages se tournent vers le public et disent : écoutez on est obligé d’arrêter parce que le film est fini ! Et la bouteille est vide, et ils jouent avec humour sur le fait que même l’imagination la plus folle, qui se croit libre, bute sur des effets de structure. Une perspective très intéressante aujourd’hui, c’est qu’on est conscient du nombre fini des possibilités. On est conscient de notre finitude plus qu’on ne l’a jamais été. Si on me dit: vous avez un million de couleurs sur vos écrans d’ordinateur, alors je pense que je n’aurai jamais le temps de les voir toutes. Au lieu d’avoir quelque chose en plus, il me semble avoir quelque chose en moins. Beaucoup de choses rendent les gens conscients de la finitude de l’univers. Je pense que l’histoire des nouvelles histoires, c’est complètement faux. La question est : qu’est-ce qui se passe si on peut faire n’importe quoi ? Le fait que ce soit fait en dessin et pas en photographie n’y change rien, c’est une histoire avec des personnages. Je ne crois pas du tout aux nouvelles histoires, par contre, le nouveau, ce sont les sensibilités nouvelles de l’époque. Tout ce qu’on propose comme nouveau c’est la combinatoire. C’est ça qui est déprimant. On dit notamment aux jeunes, vous êtes dans un monde génial, vous pouvez, c’est interactif, appuyer sur un bouton, pour une fin triste, appuyez sur un bouton pour une fin gaie. C’est triste, parce qu’on présente les choses sous un aspect combinatoire. Alors que c’est beaucoup plus excitant, de se dire par exemple : il y a eu Don Quichotte, c’est l’histoire de quelqu’un qui a lu des romans, qui projette ce qu’il a lu sur ce monde, et au second tome de Don Quichotte, il a lu le premier tome. Vous voyez il y a un thème de réflexion. L’être humain a déjà réfléchi là-dessus. Le passé ouvre des possibilités. Si on dit aux jeunes, tiens il y a trois siècles, quelqu’un a eu cette idée-là, c’est un ressourcement. Je pense que c'est effectivement très excitant de voir tout ce qu’on a déjà fait, parce que ça donne envie de faire autre chose, c’est vrai. 53