LA RÉCEPTION CRITIQUE D`ALEXIS OU LE TRAITÉ DU
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LA RÉCEPTION CRITIQUE D`ALEXIS OU LE TRAITÉ DU
LA RÉCEPTION CRITIQUE D’ALEXIS OU LE TRAITÉ DU VAIN COMBAT par Triantafyllia KADOGLOU (Université de la Macédoine Occidentale) La critique littéraire d’Alexis ou le Traité du vain combat se focalise initialement, dès sa publication jusqu’aux années ’50, ’60, sur la comparaison avec l’œuvre d’André Gide. En 1963, Marguerite Yourcenar écrit la préface définitive d’Alexis où elle se propose d’éclairer ses lecteurs au sujet de ses sources littéraires. Elle admet donc que « le sous-titre d’Alexis fait écho au Traité du vain désir de Gide » mais elle demande aux critiques « que l’on ne pousse pas plus loin la comparaison entre Alexis et l’œuvre de Gide, affirmant que l’écrivain qui a le plus influencé ce premier récit est au contraire Rilke »1. Il faut également dire que dans son compte rendu d’Alexis publié dans Les Nouvelles Littéraires du 29 avril 1930, Edmond Jaloux, l’un des premiers critiques de Marguerite Yourcenar, souligne que le lecteur a l’impression que « son livre n’est guère qu’une préface – une longue préface à un livre qui n’a pas été écrit […] »2. Il finit pourtant par exprimer sa grande admiration pour ce premier roman de jeunesse de Marguerite Yourcenar dont la « “puissance psychologique égale parfois à de grandes œuvres consacrées” »3. De nos jours, Ana Medeiros signale que sous le passage du temps ce « jugement de Jaloux s’est voulu confirmé » ; car « on sait maintenant 1 Ana Maria Sousa AGUIAR DE MEDEIROS, Les Visages de l’autre. Alibis, Masques et Identité dans « Alexis ou le Traité du vain combat », « Denier du Rêve » et « Mémoires d’Hadrien », New York, Washington, D. C. / Baltimore, Bern, Frankfurt am Main, Berlin, Vienna, Paris, Peter Lang, 1996, p. 16. 2 Cité par Ana DE MEDEIROS, ibid., p. 14. 3 Cité par Ana DE MEDEIROS, ibid. 245 Triantafyllia Kadoglou qu’Alexis était en effet le prélude à une œuvre admirable », annonçant « les thèmes développés par la romancière dans ses futurs romans »4. Dans sa réponse au discours de réception de Marguerite Yourcenar, première femme élue, à l’Académie Française, Jean d’Ormesson signale que son œuvre « si elle naît d’abord de l’histoire, se résout et culmine en une aspiration à l’universel »5. Dans cette perspective l’universel, remarque-t-il, « ne se limite pas à la société et à la communauté des hommes », mais il « établit un lien de cohérence et de continuité entre la matière inanimée et la transcendance, en passant par le tissu du monde, par tous les degrés de la vie, par [les] chers animaux, par les sens, par le corps et par l’âme »6. Décelant le fait que le plus souvent « l’âme apparaît comme un prolongement du corps », il suggère comme exemple le héros d’Alexis qui donne à voir à plusieurs reprises dans sa longue lettre à sa femme Monique, cette relation interactive du corps et de l’âme. Dans cet échange entre l’individuel et l’universel, dans ce « grand débat entre le service de la littérature, de la pensée, de l’universel et le bonheur individuel », Jean d’Ormesson reconnaît à Marguerite Yourcenar le fait d’avoir « introduit dans la liberté toutes les exigences de l’universel », sans faire « le choix auquel aspire notre temps »7. À travers une telle approche critique de l’œuvre yourcenarienne, il fait donc émerger la notion de « l’élévation », considérant que « c’est dans Alexis ou le Traité du vain combat et dans Feux qu’éclatent le désir et le besoin d’altitude »8. Car ils prennent chez Alexis « un relief particulier parce qu’ils se combinent avec le destin d’un être »9. En effet « hors de l’opinion commune, et peut-être même de la sienne propre, aux aguets de la beauté et de la vérité, il se conquiert plutôt lui-même, au terme d’un long combat et d’une lettre épuisante, il se découvre et il s’assume »10. Aussi d’autres chercheurs entrevoient-ils dans cette quête d’identité sexuelle d’Alexis une dimension universelle. Comme Jean d’Ormesson, 4 Ibid. Discours de réception de Madame Marguerite Yourcenar à l’Académie française et réponse de Monsieur Jean d’Ormesson, Paris, Gallimard, 1981, p. 73. 6 Ibid. 7 Ibid., p. 8. 8 Ibid. 9 Ibid. 10 Ibid. 5 246 La réception critique d’Alexis ou le Traité du vain combat Kajsa Andersson considère que Marguerite Yourcenar inscrit dans la notion de la liberté « un sentiment d’emprisonnement qui déclenche une aspiration à l’universel […] »11. D’après elle « le motif du prisonnier » est déjà très développé dans ce premier roman yourcenarien où Alexis dit de lui-même « qu’il est prisonnier d’un instinct au moins d’après une morale hypocrite qui l’entoure, morale aveugle à la diversité de la nature humaine »12. À partir de la conviction yourcenarienne qu’« ils sont sacrés, ces rapports sensuels, parce qu’ils sont l’un des grands phénomènes de la vie universelle »13, Kajsa Andersson aboutit à la conclusion suivante à propos d’Alexis : « ses mains rendent possible le contact avec autrui et lui donnent accès à l’univers de l’art qui à son tour lui ouvre une porte sur l’infini, sur le sacré »14, donc sur l’universel. De même, C. Frederick Farrell, Jr. et Edith R. Farrell donnent à voir l’image des mains projetée par Marguerite Yourcenar « pour définir et ses personnages et leurs rapports avec l’univers et avec autrui »15. Dans le but de mettre en relief l’universalité et l’écriture yourcenarienne, Elena Real prend comme point de départ de sa réflexion la lettre d’Alexis qui recourt systématiquement à un procédé ayant une double fonction : a) narratologique d’un côté, puisque toute une « série de maximes qui parsèment le discours sont des résumés narratifs des événements singuliers et particuliers que développe tour à tour le récit »16 ; b) idéologique de l’autre, puisque « ces maximes ont la fonction de travestir en universaux, l’expérience individuelle et la différence singulière et même sexuelle »17. 11 Kajsa ANDERSSON, « Marguerite Yourcenar ou le don de l’universalité », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque international de Tenerife, novembre 1993, Maria José VÁZQUEZ DE PARGA et Rémy POIGNAULT éd., Tours, SIEY, vol. 1, 1994, p. 3. 12 Ibid., p. 4. 13 Marguerite YOURCENAR, Les Yeux ouverts, Le Livre de poche, p. 73, cité par Kajsa ANDERSSON, ibid., p. 9. 14 Kajsa ANDERSSON, op. cit. 15 C. Frederick FARREL, Jr. et Edith R. FARREL, « Des mains pour toucher l’univers », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 42. 16 Elena REAL, « Marguerite Yourcenar : une écriture universelle », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 199. 17 Ibid. 247 Triantafyllia Kadoglou C’est ce que souligne également Maurice Delcroix dans sa communication au XXVIIIe congrès de l’AIEF (Anvers, 1976)18. Dans son effort d’étudier la spécificité de ce premier roman épistolaire de Marguerite Yourcenar, caractérisé en fin de compte comme un genre « pour le moins hybride »19, Maurice Delcroix signale la fonction narratologique des maximes pour aboutir à ceci : « une prolifération de la vérité générale, surtout lorsqu’elle est abusivement présentée comme telle et que l’analyse de son contexte fait apparaître ce qu’elle doit à l’expérience singulière, tel est, dans ce récit, le dépassement de l’autobiographie, dans cette lettre, la compromission de la lettre »20. Par le truchement du « mécanisme de la déduction et d’induction » 21 déplié, tout au long du récit, dans le procédé des maximes, Veerle Decroos fait à son tour émerger dans Alexis cette « présence insistante des formes de la généralité »22. Plus précisément, pour Alexis qui est un être singulier et différent, la fonction déductive implique « le raisonnement "je suis comme tout le monde", puisque son vécu à lui est l’illustration d’une expérience universelle ». Cela signifie qu’Alexis ne fait pas exception, qu’il est « conforme à la règle générale »23. D’autre part « dans le cas de l’induction, la loi universelle est énoncée à partir de l’expérience personnelle d’Alexis »24. Or, quand Alexis répète sans cesse qu’il est comme tout le monde et tout le monde est comme lui, il renvoie à une singularité qui cherche à l’œuvre « son répondant dans l’universel »25. De même, se basant sur les analyses de Veerle Decroos et d’Yvette WentDaoust26, Ana Medeiros met l’accent sur le point de vue du narrateur qui se 18 Voir, Maurice DELCROIX, « “Alexis ou le Traité du vain combat” : un roman épistolaire de Marguerite Yourcenar », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, XXIX, mai 1977, p. 223-241. 19 Ibid., p. 224. 20 Ibid., p. 240. Souligné par nous. 21 Veerle DECROOS, « Maximes et Autobiographie dans Alexis ou le Traité du vain combat de Marguerite Yourcenar », Revue des langues vivantes XLII, nº 5, 1976, p. 472. 22 Ibid., p. 469. 23 Ibid., p. 472. 24 Ibid. 25 Ibid., p. 473. 26 Voir Yvette WENT-DAOUST « Quoi ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar : le particulier et l’universel », (En)Jeux de la communication romanesque. Hommage à Françoise Van Rossum-Cuyon, Van DIJK, S. STEVENS éd., Amsterdam, Rodopi, 1994, 248 La réception critique d’Alexis ou le Traité du vain combat modifie « pass[ant] facilement du particulier à l’universel et minimis[ant] ainsi sa culpabilité »27. En étudiant l’universalité telle qu’elle est reflétée dans le style, le temps et l’espace de Mémoires d’Hadrien, la même critique fait aussi référence à Alexis qui, vu sous son aspect formel, « prépare le terrain aux Mémoires »28. Dans cette optique, elle renvoie au point de vue de Marguerite Yourcenar elle-même qui croit que « “si l’on fait parler le personnage en son propre nom, […], on se met à la place de l’être évoqué ; on se trouve alors devant une réalité unique, celle de cet homme-là, à ce moment-là, dans ce lieu-là. Et c’est par ce détour qu’on atteint le mieux l’humain et l’universel” »29. À partir du caractère épistolaire de ce premier roman yourcenarien écrit à la première personne et du nombre important des maximes inductives ou déductives qu’il possède, il y a de la part des chercheurs une approche critique concernant la relation entre les maximes et l’autobiographie. Dans son article intitulé « Maximes et autobiographie dans Alexis ou le Traité du vain combat de Marguerite Yourcenar » , Veerle Decroos aboutit à la conclusion suivante : […] Une étude de la relation du narrateur avec son destinataire suivie d’un ultime examen des faits mis en rapport avec la problématique de la sincérité dans l’autobiographie nous apprend que les maximes, ces porteuses d’une véracité au moins actuelle, dans Alexis, sont paradoxalement des indices de duperie trahissant le désir de se convaincre soi-même de sa normalité autant que d’en persuader autrui30. p. 175-184. 27 Ana DE MEDEIROS, op. cit., p. 34. 28 ID., « L’Universalité dans Mémoires d’Hadrien à travers le style, le temps et l’espace », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, vol. 2, 1995, p. 202. Dans Les Visages de l’autre. Alibis, Masques et Identité dans « Alexis ou le Traité du vain combat », « Denier du Rêve » et « Mémoires d’Hadrien », op. cit., A. Medeiros fait également un rapprochement entre Alexis et Mémoires d’Hadrien, ce qui a été examiné par d’autres critiques, entre autres, voir Claude BENOIT, « Marguerite Yourcenar de la première à la troisième personne », Bulletin de la SIEY, nº 3, février 1989, p. 35-50. Elle y analyse en détail les éléments stylistiques des deux romans à titre autobiographique. 29 Marguerite YOURCENAR, Les Yeux ouverts, (Entretiens avec Matthieu Galey), Paris, Centurion, 1980, p. 61. 30 Veerle DECROOS, op. cit., p. 481. 249 Triantafyllia Kadoglou Maurice Delcroix à son tour interroge les limites de la forme littéraire de ce court récit. Il finit par conclure qu’il s’agit d’une « autobiographie par lettre unique et sentencieuse, [d’un] lieu de l’amour sans amour, de la confession sans coupable et du plaidoyer sans juge ni code […] »31 qui marie en fin de compte les genres. Car « l’œuvre véritable transgresse ce dont elle hérite »32. Christiane Papadopoulos dans L’Expression du temps dans l’œuvre romanesque et autobiographique de Marguerite Yourcenar33 distingue trois voix dans Alexis : a) la voix des maximes, b) la voix de la confession sous la forme de cri, c) la voix de l’élévation à travers l’art musical. C’est, d’après elle, à l’aide de la voix de l’altitude que la voix du cri confessionnel arrivera à supporter celle des maximes. Veerle Decroos met en relief d’autres fonctions des maximes. Elles servent, selon lui, à « marquer et effacer le bizarre et même défendre Alexis en le justifiant […] »34, à transformer sa faute en innocence, à rejeter « une morale qui le condamne du seul fait qu’il est homosexuel »35, enfin à l’aider « à se faire admettre dans la communauté des hommes »36. Maurice Delcroix analyse également « l’obsession de la faute »37 chez Alexis, mettant l’accent sur l’écriture qui, « même si elle apparaît le plus souvent comme un rabâchage de la faute, aboutit à la justifier »38. Il montre donc que « l’aveu de la faute conduit à l’émancipation »39. Dans ce cours vers la libération, dit-il, la faute se déplace selon la maturation morale d’Alexis. Elle s’assimile d’abord à une maladie pour s’associer ensuite à l’expérience charnelle. Elle devient encore « la tentative majeure osée pour échapper à sa nature » réalisée dans le mariage « pour se confondre enfin avec le silence gardé jusque-là à l’égard de Monique »40. Maurice Delcroix souligne, lui aussi, l’effort d’Alexis de transformer la faute 31 Maurice DELCROIX, op. cit., p. 240-241. Ibid., p. 241. 33 Cf. Christiane PAPADOPOULOS, L’Expression du temps dans l’œuvre romanesque et autobiographique de Marguerite Yourcenar, New York, Peter Lang, 1988, passim. 34 Veerle DECROOS, op. cit., p. 475. 35 Ibid., p. 476. 36 Ibid., p. 475. 37 Voir Maurice DELCROIX, « Marguerite Yourcenar et l’obsession de la faute justifiée », La Licorne (Poitiers), 1991, nº 20, p. 145-152. 38 Ibid., p. 148. 39 Ibid., p. 149. 40 Ibid., p. 148. 32 250 La réception critique d’Alexis ou le Traité du vain combat en « pureté »41, « d’éprouver la viabilité d’une attitude morale, d’en expérimenter les limites et la valeur »42. Aussi Béatrice Ness analyse-t-elle l’aveu de la faute généralisée par Alexis au moyen de maximes qui « servent en fait à convaincre le destinataire »43. Elle aperçoit les étapes successives de ce discours confessionnel de la sorte : « confesser pour convertir : tel est le premier but du plaidoyer épistolaire d’Alexis »44 ; « avouer pour dominer »45 est le second but d’Alexis qui s’adresse à « une allocutaire muette et invisible »46. Et le discours de l’aveu se transforme au fur et à mesure pour glisser de la confession à la dictature. Car Monique n’est qu’« un simple pôle du moi, une entité rhétorique par laquelle Alexis impose sur l’autre une véritable dictature »47. Béatrice Ness met aussi l’accent, du point de vue stylistique, sur le ton du discours qui devient « inquisiteur en une série de négations qui prouvent combien Alexis dicte à Monique la lecture de son récit »48. Vu sous son aspect formel, Alexis amène plusieurs chercheurs à signaler l’usage des formes négatives à travers l’ensemble du récit. Entre autres, Ana de Medeiros remarque que l’aveu d’Alexis « se masque derrière le désaveu »49, que « la négation perçue de l’identité du narrateur est symbolisée par sa façon de s’exprimer »50. Maurice Delcroix évoque à son tour ce « vocabulaire de la faute »51 négatif qui s’emploie « à différer, à éluder la révélation d’un acte qui sera suggéré plus que nommé »52. Le discours de l’aveu inhérent à une quête de soi et « à une méditation continue au sujet de la sexualité »53, érigé par la société, les normes 41 Ibid., p. 147. Ibid., p. 152. 43 Béatrice NESS, « Le Discours de l’aveu chez Marguerite Yourcenar », French Forum, 17, 1, janvier 1992, p. 51. 44 Ibid. 45 Ibid. 46 Ibid. 47 Ibid. 48 Ibid. 49 Ana DE MEDEIROS, Les Visages de l’autre. Alibis, Masques et Identité dans « Alexis ou le Traité du vain combat », « Denier du rêve » et « Mémoires d’Hadrien », op. cit., p. 28. 50 Ibid., p. 29. 51 Maurice DELCROIX, « L’Obsession de la faute justifiée », op. cit., p. 152. 52 Ibid., p. 146. 53 Ana DE MEDEIROS, Les Visages de l’autre, op. cit., p. 31. 42 251 Triantafyllia Kadoglou religieuses et morales par principe prohibitives, en sujet tabou, est au centre de la critique littéraire. Ana de Medeiros démontre que la sexualité d’Alexis se focalise sur le « centre de son discours. Et ce discours se veut infini […] »54, renvoyant à une « lutte constante pour trouver une identité cachée sous les multiples masques portés et décrits par le narrateur »55. Pour Mircea Al. Birt la confession d’Alexis constitue « un plaidoyer pour une identité sexuelle assumée, pour l’acceptation de l’idée que les plaisirs du corps ne sont pas interdits, nuisibles, à incriminer »56. Examinant les configurations de l’amour dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar et de Marguerite Duras, Osamu Hayashi remarque que toutes les deux dénoncent par le truchement de leur œuvre le système social « qui fait intervenir la loi dans l’intimité d’une vie amoureuse pour illégitimer certaines formes d’amour »57. Dans Alexis, il prétend par exemple que Marguerite Yourcenar « ne s’intéresse pas à l’homosexualité du héros »58, et si elle n’introduit pas dans son texte le terme homosexuel, ce n’est pas, comme plusieurs critiques le prétendent, et comme Marguerite Yourcenar le fait croire dans la préface de 1963, parce que l’amour homosexuel était censé être à l’époque un sujet immoral soumis au tabou, mais « parce que l’auteur refuse de se soumettre à ce qu’implique le mot homosexuel c’est-à-dire toute une idéologie sociale qui renvoie l’homosexualité à un “péché”, à une “maladie” […] »59. Évoquant aussi l’opposition de Marguerite Yourceenar à « un amour stylisé et conventionnalisé »60, Osamu Hayashi considère que la problématique yourcenarienne fonctionne comme une « résistance face à 54 Ibid., p. 31. Ibid., p. 14. 56 Mircea Alexandru BIRT, « Marguerite Yourcenar entre l’exil et l’universalité. Démarche psychologique », Marguerite Yourcenar. Citoyenne du monde. Actes du colloque international de Cluj, Arcalia, Sibiu (8-12 mai 2003), Maria VODA CAPUSAN, Maurice DELCROIX, Rémy POIGNAULT éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2006, p. 56. 57 Osamu HAYASHI, « Configurations de l’amour : Marguerite Yourcenar et Marguerite Duras », Marguerite Yourcenar. La Femme, les femmes, une écriture-femme ?, Actes du colloque International de Baeza (Jaén) (19-23 novembre 2002), Manuela LEDESMA PEDRAZ, Rémy POIGNAULT éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2005, p. 180. Souligné par l’auteur. 58 Ibid. 59 Ibid. 60 Ibid. 55 252 La réception critique d’Alexis ou le Traité du vain combat l’amour socialisé “génitalisé par la société” »61, selon l’expression du philosophe japonais Tetsuji Yamamoto. En adoptant le discours de ce philosophe, il projette « la remise en question du familialisme »62 et le caractère socioculturel de l’identité sexuelle, rappelant que « la vie d’Alexis, celle qu’il va abandonner, est une succession de compromis avec la maison en tant que symbole des valeurs sociales »63. Quoi qu’il en soit, Marguerite Yourcenar construit ce discours confessionnel, cet aveu d’inversion à partir d’une réception socioculturelle de la morale et des mœurs. Ce discours de l’aveu reproduit successivement par Marguerite Yourcenar, de son premier roman Alexis jusqu’à son ouvrage posthume Quoi ? L’Éternité, circonscrit, d’après Béatrice Ness, « les grandes étapes yourcenariennes s’avér[ant] essentiel à la genèse romanesque »64. La question de l’autobiographie semble susciter l’intérêt de la critique, car plusieurs chercheurs étudient et mettent en relief le rapport entre Alexis et Quoi ? L’Éternité ou entre Alexis et Souvenirs pieux. En effet, Marie-Bernard Constant remarque que c’est dans les « Mémoires de Yourcenar, dans Souvenirs pieux, que l’on puise un motif qui se répercute dans Alexis : l’accouchement »65. Cette critique considère que la scène de l’accouchement de Monique « peut être ressentie comme la réplique de ce que Lacan appelle scène primitive »66. Le désir commun de procréer, habitant Monique et Fernande, la mère de Marguerite Yourcenar, la même tension caractérisant Alexis et Marguerite Yourcenar vis-à-vis du phénomène de la procréation consistent en ce que Monique renvoie à Fernande mais c’est l’image de Monique qui s’impose en tant que femme : l’« écart entre Fernande et Monique s’apprécie à la distinction entre l’image et la figure. Ce désaveu de l’image maternelle s’apparente bien à une rhétorique toute derridienne de déconstruction / reconstruction de l’image maternelle »67. De plus, Marie-Bernard Constant signale que le fait de se remémorer l’accouchement de Fernande et le mettre en corrélation avec un 61 Ibid., p. 181. Ibid., p. 182. Souligné par l’auteur. 63 Ibid., p. 181. Souligné par l’auteur. 64 Béatrice NESS, op. cit., p. 50. 65 Marie-Bernard CONSTANT, « Alexis et Anna, soror… Roman des origines et origines du roman », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., vol. 2, p. 128. 66 Ibid. 67 Ibid., p. 129. 62 253 Triantafyllia Kadoglou accouchement romanesque renvoie à « un exercice rilkéen de remémorisation d’événements participant à la genèse du poète »68. Sous cet angle, l’accouchement prend, selon elle, « une signification socratique » car il exprime « davantage la réconciliation d’une âme avec elle-même, l’épiphanie solitaire et douloureuse d’une sensibilité poétique »69. Sally Wallis opère un rapprochement entre Alexis et Quoi ? L’Éternité, donnant à voir « cette intuition de l’universalité de la condition humaine [qui] mène à la réapparition de certains protagonistes ou d’incidents des textes précédents »70. La révélation dans Quoi ? L’Éternité que le personnage d’Alexis s’incarne dans Egon de Reval et celui de Monique dans Jeanne, change, d’après elle, les données du discours narratif. Car là « où la narration d’Alexis se limite à un seul long aveu, la narration de Quoi ? L’Éternité la libère des limites d’un récit, d’une seule vie […] »71. Ainsi le procédé de l’aveu confessionnel inhérent à l’information qu’Egon a essayé mais sans succès de quitter sa femme, étend-il « les actions d’Alexis au-delà des limites établies par le texte originel »72. Aussi Ana de Medeiros confirme-t-elle le caractère autobiographique d’Alexis, évoquant à son tour des témoignages de Marguerite Yourcenar pris dans les entretiens que celle-ci a eus avec Rosbo et qui nous font savoir qu’« elle a basé le personnage d’Alexis sur deux personnes qu’elle a connues et qui l’ont aidée à se décider quant au thème à l’époque de ce premier roman »73. Elle renvoie aussi à un entretien avec Galey au cours duquel Marguerite Yourcenar affirmera plus tard que la personne qui a servi de modèle pour Alexis était en fait quelqu’un qu’elle avait aimé et c’est cela qui l’a amenée à la décision de « se distancier du personnage en le situant au tournant du siècle »74. Walter Wagner remarque lui aussi que « le couple Jeanne-Egon, anticipé dans Alexis ou le Traité du vain combat, se réalise ou disons plutôt échoue de nouveau dans ce court roman, récusé par Yourcenar, ce qui prouve à quel 68 Ibid. Ibid. 70 Sally WALLIS, « Quoi ? L’Éternité : un tour de clé poétique », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., vol. 1, p. 157. 71 Ibid. 72 Ibid., p. 158. 73 Ana DE MEDEIROS, op. cit., p. 13. 74 Ibid. 69 254 La réception critique d’Alexis ou le Traité du vain combat point le jeune écrivain puise dans son expérience personnelle afin de créer un univers fictif »75. Quoi qu’il en soit, un rapport entre Alexis et Quoi ? L’Éternité est examiné par d’autres critiques aussi76. Plusieurs chercheurs s’intéressent au sujet du silence qui fait partie de l’écriture yourcenarienne dans Alexis. Ana de Medeiros souligne que Marguerite Yourcenar « recherchait un style qui lui permît d’éviter tout mot qui pourrait sembler indiscret. Son dégoût pour le terme “homosexuel” est évident dans ce court roman où elle l’évite tout à fait, bien que ce soit l’homosexualité d’Alexis qui est à la source de l’aveu qu’il essaye de faire à Monique par le truchement de la lettre »77. Au lieu de parler de lui-même ou de Monique, dit-elle, Alexis « fait référence à l’universel. Le silence de son enfance devient le silence de Woroïno et par la suite celui de toute maison […] »78. Aussi l’oxymore silence/musique constitue-t-il l’épicentre de l’intérêt des critiques. Pour Téofilo Sanz, Alexis « se rapproche du point de vue formel de la structure qui caractérise la sonate classique »79. Il s’agit d’un « récitsonate »80 qui fait chanter le silence servant « à décrire la difficulté qu’Alexis a éprouvée depuis son enfance pour communiquer avec les autres »81. D’après lui, ce silence musical est successivement lié à la « pureté », à la 75 Walter WAGNER, « De la femme idéale à l’idéal féminin. Sur le féminin rêvé de Marguerite Yourcenar », Marguerite Yourcenar. La Femme, les femmes, un écriturefemme ?, op. cit., p. 92-93. 76 Voir Daniel LEUWERS, « Quoi ? L’Éternité ou Alexis retrouvé », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Actes du colloque d’Anvers (15-18 mai 1990), Simone et Maurice DELCROIX éd., Tours, 1995, p. 293-299 ; Loredana PRIMOZICH, « Jeanne de Reval dans Alexis et dans Quoi ? L’Éternité », ibid., p. 379388 ; Simone PROUST, L’Autobiographie dans Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar, L’écriture vécue comme exercice spirituel, Paris, Harmattan, 1977, passim. 77 Ana DE MEDEIROS, Les Visages de l’autre, op. cit., p. 15. 78 Ibid., p. 34. 79 Teófilo SANZ, « Poétique musicale de l’amour-amitié et du plaisir dans Alexis », Marguerite Yourcenar. Écritures de l’autre. Actes du colloque tenu à l’université de Montréal (12-15 juin 1996), Jean Philippe BEAULIEU, Jeanne DEMERS, André MAINDRON éd., Montréal, XYZ éditeur, coll. « Documents », 1997, p. 326. 80 Ibid. 81 Ibid., p. 327. 255 Triantafyllia Kadoglou « négation de soi [et à] la mort du corps »82, à l’« expression des pulsions », « “à la liberté de l’art et de la vie” » et enfin à « la Totalité »83. Maurice Delcroix souligne aussi « l’importance que prennent dans ce récit si raffiné la thématique du silence et le mépris des mots »84. Il remarque que le silence menace et la musique et l’écriture. Pourtant ce silence se transmue, à travers la musique, en « silence [qui] parle. Il dit ce qu’on n’ose, ce qu’on ne peut pas dire »85. Mais il n’est pas suffisant parce qu’il s’identifie à la faute. Selon Maurice Delcroix, « à la thématique du silence répond dans Alexis celle du dire et même du tout dire »86. Loredana Primozich donne à voir à son tour « l’antinomie voix-silence [étant] l’une des constantes de l’univers typiquement masculin de Marguerite Yourcenar »87. Au sujet d’Alexis, elle souligne elle aussi que « s’insinuant dans la trame de la vie elle-même, ce silence n’est jamais vide », mais c’est « un silence qui paradoxalement parle »88. Se référant aux recherches de Claude Debussy sur le juste ton, qui s’est servi « du silence comme […] un agent d’expression ! […] »89, Loredana Primozich évoque Alexis qui refusant les livres, est lui aussi « en quelque sorte hanté par le silence que seule la musique peut engendrer »90. M. Carmen Molina Romero parle de la voix narrative d’Alexis faite de silence, nourrie « de silence, exist[ant] à partir de plusieurs silences significatifs […] »91. Ainsi le lecteur se tient-il « à l’écoute de ces silences où l’ineffable, l’indicible et le secret construisent le sens »92. 82 Ibid., p. 330. Ibid., p. 331. 84 Maurice DELCROIX, « “Alexis ou le Traité du vain combat” : un roman épistolaire de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 228. 85 Ibid., p. 229. 86 Ibid. 87 Loredana PRIMOZICH-PARSLOW, « Le Silence des héroïnes chez Marguerite Yourcenar », Marguerite Yourcenar. La Femme, les femmes, une écriture-femme ?, op. cit., p. 165. 88 Ibid., p. 167. 89 Lettre à Chausson du 2 octobre 1893, Claude DEBUSSY, Correspondance 1884-1918, réunie et annotée par François LESURE, Paris, Hermann, 1993, p. 87-88, cité par Loredana PRIMOZICH, ibid. (note 6). 90 Ibid. 91 M. Carmen MOLINA ROMERO, « La Construction du sens à travers le silence dans Alexis ou Le Traité du vain combat de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la SIEY, nº 23, décembre 2002, p. 34-35, cité par André TOURNEUX, « Présentation critique de 83 256 La réception critique d’Alexis ou le Traité du vain combat Dans le silence, Carole Allamand localise la mère. Il explique, dit-elle, « la musique en même temps qu’il implique la présence de la mère »93. Ce silence attentif ou vivant, ce qu’elle appelle « la voix de la mère, est précisément ce que l’art d’Alexis cherche à produire ou à reproduire »94. En conclusion, Carole Allamand signale qu’« à l’origine, Alexis a gardé le silence pour ménager sa mère. Aujourd’hui, sa lettre ménage le silence pour garder sa mère »95. L’image maternelle est aussi dominante dans la critique psychanalytique. Toujours est-il que les chercheurs reconnaissent en général la mère comme motif de l’inversion sexuelle d’Alexis. En effet, diverses analyses dans leur acception freudienne, jungienne, lacanienne ou du côté des femmesanalystes, aboutissent à la mère qui se focalise dans le noyau de la psyché d’Alexis. Or, Jocaste sublimée ou rejetée se cache derrière l’aveu coupable d’Alexis. En tout cas, l’homosexualité d’Alexis attribuée à une crise œdipienne maternelle est signalée par plusieurs critiques. Dans une optique freudienne, Marie-Bernard Constant souligne que dans « ce cadre, l’homosexualité et l’inceste se liraient comme des actes transgressifs qui visent à la démolition de l’image paternelle »96. Notre propre étude sur Alexis97 qui reflète sous différentes formes l’archétype maternel, met aussi en relief, dans une perspective psychanalytique féministe98 tout le chemin inconscient qui empêche le héros « de sortir de son Œdipe maternel »99. Montrant, sous un angle jungien, la relation d’Alexis avec l’eau et la mer, notre analyse renvoie Constantin Cavafy (Gallimard, 1958). Genèse et réception d’une œuvre de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la SIEY, nº 27, décembre 2006, p. 231 (note 216). 92 Ibid. 93 Carole ALLAMAND, Marguerite Yourcenar / une écriture en mal de mère, Paris, Imago, 2004, p. 40. 94 Ibid., p. 50. 95 Ibid., p. 52. 96 Marie-Bernard CONSTANT, op. cit., p. 125. 97 Voir Triantafyllia KADOGLOU, « Alexis ou le Traité du vain combat : la projection de l’archétype maternel », Bulletin de la SIEY, nº 26, décembre 2005, p. 19-36. 98 Nous adoptons le discours analytique de Christiane Olivier qui, réconciliant à la fois Psychanalyse et Féminisme, parle de la loi de Jocaste. Nous nous référons aussi aux théories de Julia Kristeva concernant l’androgynat. 99 Triantafyllia KADOGLOU, op. cit., p. 26. 257 Triantafyllia Kadoglou également à Karl Gustav Jung traitant l’eau comme le symbole d’une libido protéique, d’une nostalgie du paradis perdu lié encore à l’image maternelle100. Plusieurs critiques se réfèrent à la scène de l’accouchement dans les Mémoires de Marguerite Yourcenar, reflétant ce que Lacan appelle scène primitive répétitive. Marie-Bernard Constant considère que « la scène de l’accouchement de Monique mérite [aussi] d’être envisagée comme la réactualisation d’une scène primitive »101. Le rêve d’une fusion avec la nature et d’un retour au sources, d’un dépassement de la différence des sexes, de toute dualité, de toute distinction, ce fantasme bissexuel de plénitude caractérisant le monde yourcenarien est décelé par la majorité des critiques, entre autres par Elena Real, Carminella Blondi, Francesca Counihan, C. Frederick Farrell Jr. et Edith R. Farrell102… Le mythe de l’androgyne avec point de référence Alexis est repéré par MarieBernard Constant et nous-même103. Elle focalise l’inversion sexuelle d’Alexis dans le symbole éternel de l’androgyne projeté par Marguerite Yourcenar afin de contester les valeurs occidentales qui affectent l’individu. D’après cette critique, l’homosexualité d’Alexis, symbolique du paradoxe et du double, se ritualise dans « le mythe de l’androgyne originel qui consacre la nature double de l’homme et célèbre la complémentarité du mâle et de la femelle »104. Dans cette perspective et en attirant l’attention sur le rôle protecteur de sa propre mère et sur celui de la forêt en tant que lieu symbolique de sa première expérience homosexuelle, Marie-Bernard Constant allègue également le mythe éternel de la Terre-Mère 100 Ibid., p. 22. Marie-Bernard CONSTANT, op. cit., p. 130. 102 Cf. Elena REAL, « Mer mythologique, mer mythique, mer mystique », Marguerite Yourcenar, numéro spécial composé par Alolphe NYSENHOLC et Paul ARON, Revue de l’Université de Bruxelles, nº 3/4, 1988 ; Simone PROUST, op. cit. ; Carminella BLONDI, « Le Mythe de l’androgyne dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar et de Michel Tournier », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit.; Francesca COUNIHAN, « Le Mélange et la combinaison des contraires dans Feux de Marguerite Yourcenar », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., vol. 1 ; C. Frederick FARRELL, Jr. et Edith R. FARRELL, « L’être et l’univers », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, ibid. 103 Au moins de ce que nous avons pu trouver à travers notre recherche. 104 Marie-Bernard CONSTANT, op. cit., p. 131. 101 258 La réception critique d’Alexis ou le Traité du vain combat « “éprouvée comme puissance cosmique asexuée et bissexuée” »105 dans les sociétés matriarcales décrites par Mircea Eliade. De même, dans notre étude mentionnée ci-dessus, nous montrons, nous basant sur les théories de Christiane Olivier et de Julia Kristeva qu’Alexis s’avoue comme homosexuel, « “déviant par rapport à la loi humaine de la monosexuation”, il se déclare androgynal, reflétant le fantasme maternel, faisant “dans la réalité ce que sa mère vit en imagination” »106. Quant à la scène symbolique de la forêt, nous y décelons également le rôle de la nature, faisant écho dans l’image d’« une mère archaïque, embrassant sans aucune exception tous les êtres qui l’entourent »107. Nous donnons même à voir la dimension diachronique du mythe éternel de la Terre-Mère en renvoyant en Amérique et aux techniques thérapeutiques de Robert Blye108 appliquées en pleine campagne avec pour but de déculpabiliser le besoin de sensations identiques chez les êtres de même sexe. Selon Carole Allamand, l’aveu coupable d’Alexis fait émerger « l’amour exclusif de sa mère »109 ; et c’est pour cela que sa musique inhérente au silence, ne signifie pas, d’après elle, ce que la critique littéraire « a toujours défini comme un dépassement (des préjugés ou du langage),110 mais elle répercute l’image maternelle, symbolisant « une régression, un retour à une harmonie originelle (et imaginaire), à cette dyade formée de l’infans et de sa mère avant que celui-ci ne s’en déchire pour devenir un sujet »111. Et si Alexis, signale-t-elle, n’entre pas dans le physique, laissant au lecteur l’impression, d’après la remarque d’Edmond Jaloux, d’un récit inachevé, c’est parce qu’« il n’y a précisément pas de sujet… »112. Avec point de référence l’expérience du stade infans et du stade du miroir, nous aboutissons à la même conclusion en soutenant qu’Alexis adoptant une identité androgynale et refusant à la fois la castration, « est voué 105 Mircea ELIADE, Histoire des croyances et des idées religieuses, II, Paris, Payot, 1978, cité par Marie-Bernard CONSTANT, op. cit., p. 133. 106 Triantafyllia KADOGLOU, op. cit., p. 31. Souligné par nous. Cf. Christiane OLIVIER, Les Fils d’Oreste ou la question du père, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1994 ; Julia KRISTEVA, Histoires d’amour, Paris, Denoël, coll. Folio/Essais, 1983. 107 Ibid., p. 23. 108 Voir ibid., p. 23-24. 109 Carole ALLAMAND, op. cit., p. 44. 110 Ibid., p. 50. 111 Ibid. Souligné par l’auteur. 112 Ibid. 259 Triantafyllia Kadoglou à vivre dans l’imaginaire qui fonctionne dans la champ de la mère »113. Aussi situons-nous l’homosexualité d’Alexis dans son amour unique pour la mère mais dans une optique analytique féministe. En adoptant le discours de Christiane Olivier, nous mettons l’accent sur les pratiques éducatives des enfants abandonnés exclusivement aux mains des mères114, en tous cas des femmes. Il faut aussi dire que Marie-Bernard Constant se basant sur les théories de Michel Foucault115 soutient juste le contraire. Dans ce cadre anthropologique, l’homosexualité d’Alexis, étant lui-même victime naïve et sentimentale d’un système coercitif et normatif, ne résulte pas plus d’un désir rentré de la mère à laquelle il s’identifie, que d’un rejet de la mère. Or, le récit d’Alexis est « le récit de la mort symbolique de la mère » ; et ce travail symbolique « du meurtre de la mère en tant que réceptacle de valeurs sociales et culturelles exclusives et des normes judéo-chrétiennes, constitue le nœud de la fiction yourcenarienne »116. De plus, il faut noter qu’il y a une critique consacrée à la femme et les héroïnes yourcenariennes117 comme réponse à tous ces critiques qui accusent Marguerite Yourcenar de négliger la femme et de décrire dans son œuvre un univers typiquement masculin. Dans cette optique, Monique est présentée comme « femme idéale »118, comme « créature éthérée […] : inégalée et sublime »119, enfin comme « femme parfaite »120, portant les traits qui sont communs à toutes les héroïnes yourcenariennes : « […] le silence, la sérénité, la beauté, la générosité et la maternité »121. 113 Triantafyllia KADOGLOU, op. cit., p. 36. Ibid. 115 Cf. Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; Histoire de la sexualité. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. 116 Marie-Bernard CONSTANT, op. cit., p. 128. 117 Cf. Marguerite Yourcenar. La femme, les femmes, une écriture-femme ?, op. cit., passim. 118 Francesca COUNIHAN, « Marguerite Yourcenar : L’autorité au féminin ? », ibid., p. 85. 119 Walter WAGNER, « De la femme idéale à l’idéal féminin. Sur le féminin rêvé de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 92. 120 Andrea HYNYNEN, « La Femme parfaite dans Alexis ou le Traité du vain combat, Anna, soror…, Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir », ibid., p. 285. 121 Ibid. 114 260 La réception critique d’Alexis ou le Traité du vain combat Enfin une navigation sur la Toile montre qu’Alexis est à la tête de la littérature homosexuelle mondiale, fonctionnant, d’après le terme internationalement utilisé, comme un coming out122. Toujours est-il que depuis 1929, Alexis fait l’objet d’une critique littéraire qui est sans doute inépuisable. Pourquoi ? La réponse est à Marguerite Yourcenar, dans la préface rédigée en 1963 pour la réédition du roman : Il suffit de regarder attentivement autour de nous pour s’apercevoir que le drame d’Alexis et de Monique n’a pas cessé d’être vécu et continuera sans doute à l’être tant que le monde des réalités sensuelles demeurera barré de prohibitions dont les plus dangereuses peut-être sont celles du langage […]. Les mœurs, quoi qu’on dise, ont trop peu changé pour que la donnée centrale de ce roman ait beaucoup vieilli.123 122 Cf. Monchoix. net. Marguerite YOURCENAR, Alexis ou le Traité du vain combat, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1971, p. 12. 123 261
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