Une bête parmi les hommes, raisons d`une étude animale dans la

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Une bête parmi les hommes, raisons d`une étude animale dans la
Que la bête meure ! L’animal et l’art contemporain – Hicsa/musée de la Chasse et de la Nature –
Introduction
Une bête parmi les hommes, raisons d’une étude animale
dans la production artistique contemporaine
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Marion Duquerroy
« Je vais tuer un homme. Je ne connais ni son nom, ni son adresse, ni son aspect
physique. Mais je vais le trouver et le tuer. »
Ainsi commence le journal de Felix Lane dans le roman policier de Cecil Day Lewis écrit sous
le pseudonyme de Nicholas Blake, The Beast Must Die (1938)i. Tuer l’assassin de son fils,
abattre la bête, est la seule raison de vivre de ce personnage de fiction qui, face à l’incapacité
de la police locale, décide lui-même de mener l’enquête, de traquer le meurtrier, de s’immiscer
dans le quotidien de cette « créature monstrueuse » pour enfin l’éliminer. Ce dernier,
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incapable de remords, dépourvu de morale, perd dès les premières phrases, tout aspect
humain pour se transformer en animal.
-
Vous avez-vu ça ? cria-t-il en se tenant les côtes. Je l’ai renversé comme une
marionnette !
-
Brute ! articula Léna. N’avez-vous pas honte de blesser vos invités ?
Georges me tapa sur l’épaule avec une sollicitude pleine de raillerie.
-
Pauvre vieux Pussy, va ! Excusez-moi, mon vieux. Je plaisantais.
L’emploi de ce surnom ridicule, en public, porta ma colère à son comble. Je rispostai :
-
Je vous pardonne, mon vieux Rat. Vous ignorez votre propre force, voilà ce que cela
prouveii.
Le polard est adapté par Claude Chabrol en 1969 changeant le lieu du déroulement de la
scène de l’Angleterre à la France ainsi que les noms des personnages. C’est Jean Yanne qui
endosse le rôle de l’assassin sous le patronyme de Paul Decourt. Il joue là une de ses
meilleures interprétations, maniant avec dextérité le plaisir décadent du sadisme et de la
manipulation. Petit bourgeois, Decourt aime tout autant inviter dans sa grande demeure de
province que tyranniser ces hôtes, sa femme et son fils en premier lieu. L’occasion est
toujours bonne pour rappeler à chacun que l’argent qu’il gagne servant à régaler tout le
monde lui confère tous les droits ; il est seul maître chez lui. Seule alliée, sa mère, dont la
bouche s’ouvre régulièrement sur un petit rire démoniaque, surveille le petit groupe et
moucharde s’il le faut. Entrée fracassante du maître de maison, la table est mise :
Et bien ce ragoût est tout simplement dégueulasse. La sauce c’est de la flotte ! […]
Je te l’ai déjà dit vingt fois. Quand la viande est cuite tu la tiens au chaud et la sauce tu
la fais réduire à part dans une casserole. A part dans une casserole. Je te l’ai dit ou je
ne te l’ai pas dit ? […]
Moi on m’accuse de râler mais on fait tout pour ça. Et j’aime pas qu’on gâche la
nourriture, moi.
Et la cuisine c’est le seul art qui ne mente pas. On peut se planter sur la peinture, sur
la musique mais sur la bouffe, y’a pas d’histoire, c’est bon ou c’est mauvais.
Seulement ma petite femme elle, elle préfère s’enfermer dans sa chambre pour écrire
des machinsiii.
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Le glissement de l’homme à l’animal exercé par le meurtrier, de la culture à la nature est
évidemment caricatural. Néanmoins c’est bien la figure de l’animal et ses métamorphoses
dont regorgent les productions littéraires et artistiques, qui permet, entre autres, de faire
ressortir les caractéristiques de l’humanité. L’animal est alors perçu comme le contraire de
l’homme, un être régi par son instinct, dépourvu de toute réflexion et donc à abattre.
En partant de cette dichotomie nature/culture, ce colloque cherche à cartographier la figure
animale dans la production artistique contemporaine, à en comprendre les raisons et les
enjeux ; car il va sans dire que les expositions, les œuvres, les débats et les écrits se font de
plus en plus nombreux autour de cette thématique dévoilant, de fait, un intérêt croissant pour
la faune chez les artistes. Les animaux ont bien changé et les territoires qu’ils occupaient jadis
sont aujourd’hui brouillés, imbriqués, voire confondus avec ceux de l’homme. L’animal seraitil alors un refuge futur, dans un monde en perpétuel changement, un repère naturel face à
l’accroissement exponentiel des artéfacts et de la société de consommation, une niche
singulière et réconfortante dans un monde où règne l’état de mondialisation? Serait-il là aussi
pour mettre en valeur la barbarie de l’homme, son désir de puissance sans limite qui le guide
tout droit vers l’animalité ? Prendrait-il encore une nouvelle place dans les arts, l’imagerie et
les cultures visuelles pour devenir post-moderne comme le propose Steve Baker dans son
ouvrage The Postmodern Animaliv.
Du homard en aluminium de Jeff Koons aux vaches bien réelles conservées dans du formol
de Damien Hirst, des peluches de Mike Kelley aux cabinets de curiosités de Mark Dion, la
figure de l’animal est soumise à tous les médiums, à toutes les pratiques pour mieux rendre
compte de notre condition d’humain. Quelle est alors la place qu’occupe la figure animale
dans la production contemporaine?
Les textes qui suivent sont directement issus du colloque. Ensemble, ils forment ce qu’on
appelle communément des actes. Riches de références et montrant une approche tout autant
scientifique qu’exclusive face à ce sujet, ils permettent de donner un peu de visibilité à ces
recherches et de retranscrire en partie les journées. Ils ne comportent pas, hélas, les moments
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de discussion et la richesse des débats ; ils ne reflètent pas non plus, le plaisir que nous avons
eu a travailler ensemble et à échanger.
Suivant l’objectif premier d’un grand panorama de la question animale sur la scène
contemporaine, il semblait nécessaire de faire appel à des chercheurs, des artistes, des
commissaires d’exposition, jeunes et confirmés, de Paris comme de province et même de
bien plus loin. Ces moments de rencontre ont permis de faire une pause dans le train infernal
du travail. Que soit ici remercié chaleureusement Benoît Manginv pour avoir mené d’une
main de maître la table ronde consacrée aux commissaires d’exposition. Il a su, avec
gentillesse, intelligence et précision, amener Emmanuelle Héranvi, Gaël Charbauvii, Judith
Hénonviii, Anne Forray-Carlierix et Claude d’Anthenaisex à s’interroger sur les raisons de leur
engouement pour la monstration de la figure animale que ce soit dans un grand musée ou une
plus petite galerie, pour révéler des œuvres de design, des collections permanentes ou des
jeunes plasticiens, pour un événement ponctuel ou une réflexion inhérente à l’institution.
Cette discussion à cinq à su mettre à jour certes les motivations de chacun mais aussi les
contraintes et obligations que rencontrent les commissaires d’exposition ou directeurs
d’institution muséale qu’il leur faut dépasser et sublimer. Il est important, dans cet
établissement qu’est l’Institut National d’Histoire de l’Art d’ouvrir notre regard sur l’ensemble
des acteurs qui composent ce champ passionnant de l’art et d’en saisir véritablement les
engagements imposés par leurs activités.
Le deuxième jour a été ponctué d’une rencontre qui, même si elle n’avait jamais été activée
avant, est apparue d’un naturel déconcertant. Marie Darrieussecq (auteur et psychanalyste) a
donné la réplique à Marion Laval-Jeantet (artiste et maître de conférences). Toutes deux
éprouvent dans leur œuvre, jusqu’à épuisement, les limites de l’humain, ses facettes les plus
énigmatiques, brouillent les frontières entre nature et culture. Elles questionnent
incessamment les limites entre les genres, les disciplines, le bon et mauvais goût, l’humour et
le sérieux etc. Tout est sujet à jeu chez ces deux artistes-auteurs, à décorticage, à modelage
jusqu’à transformation : la femme-truie et la chef de meute, le tiraillement adolescent et le
rêve d’altérité par l’utilisation des sciences et bien d’autres encore. Elles ont fait tournoyer
leurs réflexions protéiformes, leurs œuvres littéraires et esthétiques avec dextérité et
amusement jusqu’à parvenir à une forme de partage que, seules elles deux, auraient pu créer.
Au début de leur carrière artistique, trois jeunes artistes – qui ont aujourd’hui fait bien du
chemin – se sont prêtés au jeu de l’introspection. Il n’est ni nécessaire ni obligatoire pour un
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plasticien d’articuler et d’intellectualiser son travail, mais quand la parole se délie, directe ou
en zigzag, revenant sur les mots et affirmant d’autres certitudes, illustrée ou pas encore mise
en forme, elle est d’une richesse incommensurable. Un grand coup de chapeau donc à Julie
Fischer, Donald Abad et Frédéric Nauczyciel pour leur courage et leur partage.
Les modérateurs ne sont pas à oublier ; chacun à sa façon a su engager le dialogue et le porter
un peu plus loin. Émilie Bouvard, Stéphane Dumas, Pauline Nadrigny, Louis Albert de
Broglie, Benoît Mangin et Pierre-Olivier Dittmar ont endossé ce rôle pour notre plus grand
plaisir, entrelaçant les disciplines, mettant en relief les spécificités tout en ouvrant la
conversation vers d’autres champs.
Ce colloque n’aurait pas pu avoir lieu sans le soutien de l’Université Paris 1 PanthéonSorbonne et plus particulièrement Philippe Dagen et Zinaïda Polimenova pour son
professionnalisme, sa gentillesse et sa disponibilité.
Enfin, Que la bête meure ! vient conclure le cycle de conférences Cas d’Espèce, De la figure animale
dans les pratiques contemporaines qui a eu lieu au Musée de la chasse et de la nature du 22
novembre 2011 au 20 mars 2012xi. Je remercie donc personnellement Claude d’Anthenaise
pour la confiance qu’il m’a accordée tout au long de ces deux années et son intérêt à venir
faire se croiser recherches universitaires et pratiques muséales ainsi que Raphaël Abrille pour
m’avoir largement épaulé, conseillé et guidé dans les choix qui, encore quelques années après,
s’avèrent avoir été férocement bons !
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Blake Nicholas, Que la bête meure…, Paris, l’Empreinte (coll.), n°154, La Nouvelle Revue Critique, 1938.
L’édition originale de ce roman a été publiée en anglais aux éditions Collins à Londres dans la collection
La scène se passe dans le Gloucestershire, en Angleterre avec pour personnages principaux : Franck
Cairnes, auteurs de romans policiers signés Felix Lane – Georges Rattery, directeur de garage – Lena
Lawson, actrice de cinéma.
ii Ibid., p.78.
iii Que la bête meure, film franco-italien réalisé par Claude Chabrol, 1969, dialogue de Jean Yanne.
iv Baker Steve, The Postmodern Animal, Londres, Reaktion Book, 2000.
v Benoît Mangin forme avec Marion Laval-Jeantet le duo d’artistes Art Orienté objet (AOo). Leur travail
est visible sur le site, en ligne : < http://aoo.free.fr/>
vi Emmanuelle Héran, commissaire de l’exposition Beauté Animale, 21 mars-16 juillet 2012, RMN, Grand
Palais, Paris.
vii Gaël Charbau, commissaire de l’exposition Rituels, 7 juin-9 juillet 2011, Fondation d’entreprie Ricard
pour l’art contemporain, Paris.
viii Judith Hénon, commissaire de l’exposition Animalement vôtre, 5 avril-16 septembre 2012, musée de
l’illustration jeunesse et musée Anne de Beaujeu, Moulins.
ix Anne Forray-Carlier, co-commissaire de l’exposition Animal, 18 février 2010-11 décembre 2011, musée
des arts décoratifs, Paris.
x Directeur et commissaire d’expositions, musée de la chasse et de la nature, Paris.
xi Le programme est visible en ligne : <http://www.chassenature.org/site_musee/actualite/animcult.html>
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Photographie : Julie Fischer – Frédéric Nauczyciel – Donald Abad et Pierre-Olivier Dittmar.
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