Untitled - Au diable vauvert
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Xavier Gual Ketchup Roman traduit du catalan par ANTOINE MARTIN Ouvrage traduit avec le concours de l’institut Ramon Llull Titre original : KETCHUP ISBN : 978-2-84626-148-7 © Xavier Gual, 2006 © Éditions Au diable vauvert 2008, pour la traduction française Au diable vauvert www.audiable.com La Laune BP 72 30600 Vauvert Catalogue sur demande [email protected] Pour les gens qui connaissent leur ignorance. Un couteau carnivore À l’aile douce et homicide Maintient un vol et une lueur Autour de ma vie. Miguel Hernández, L’éclair qui ne cesse pas K « La liberté n’existe pas. La vie ne t’offre que deux options : te fondre dans le troupeau ou mourir. » Voilà la maxime qui te traverse l’esprit quand tu as le couteau sous la gorge. On te prédit que tu ne tarderas pas à tomber, mais tu es né pour vivre dangereusement. « Te fondre dans le troupeau ou mourir… » Faire ses devoirs, finir ses études, chercher un travail décent… Ou vaut-il mieux vendre des cachets, conduire comme un malade et compter sur le petit numéro débile du « ketchup » ? Où est ton avenir ? Avec quelles cartes joues-tu ? Sur quel os risques-tu de tomber? Ignorance et frustration, ou révolte sans cause ? Tu as deux options. Seulement deux. — Qu’est-ce qu’il y a, Miki ? Tu sens la lame du couteau un peu trop près de ton cou ? Choisis. 9 Le Gagneur Vivre dans ce quartier n’était pas facile. Miguel Hernàndez le savait, et voilà pourquoi il s’y était si bien adapté. Depuis qu’on l’avait renvoyé du collège à quinze ans, il traînait du bar à la place et de la place au bar, à y mener ses « affaires » et à chercher la bagarre. L’école est dans la rue, disait-il à Sapo, un ami au curriculum identique au sien. Miki, comme il préférait se faire appeler, était convaincu que les choses n’allaient pas si mal et que l’avenir lui sourirait. À dix-huit ans passés, avec son allure dégingandée et son crâne rasé, il avait deux buts dans l’existence : être le roi du quartier et conduire une voiture mortelle. Des motivations peut-être idiotes en apparence, mais elles représentaient pour lui les symboles de la réussite personnelle et les clés de voûte d’une façon d’être. Rien ne laissait prévoir, pourtant, que tout finirait comme ça, au bout du compte. 13 1 — Maintenant. Ils ouvrent la porte d’un coup d’épaule, en faisant pas mal de bruit. Pourtant, personne ne les regarde, personne ne dit rien. Finalement assez contents de cette indifférence, ils gravissent l’escalier d’un pas décidé. Arrivés à l’étage, ils se retrouvent perdus dans une mer de bureaux. Ils inspectent la salle et localisent une paire de chaises libres qu’ils réquisitionnent rapidement. — T’es sûr que c’est ici, Sapo ? — Laisse-moi faire. — Ce genre de boulots, c’est sans moi, cousin. Le Miki pose son casque de moto par terre. — Quoi, tu veux pas gagner de blé ? — Grave que oui, mais j’ai pas besoin de traîner ici et de perdre mon temps comme un branleur. Il fouille les poches de son survêt et en tire un paquet de cigarettes et un briquet, qu’il se met à tripoter nerveusement. 15 Le Gagneur Ketchup 16 — Écoute, Sapo, en deux ou trois « ouiquindes », je peux gagner de quoi payer la première traite de la bagnole. Je vendrai un bon paquet de cachetons en discothèque et c’est fait. Allons-y. — Mais t’as pas la moto ? Il se gratte la tête. — Si, mais je veux une bagnole pour faire chier cet enfoiré de Vinagre. Pour le faire chier, et pas qu’un peu, même. — Ça serait pas plutôt que tu veux impressionner ta petite pute ? — Eh, connard ! Répète ça et je te fais sauter les dents ! crie Miki en lui envoyant une bourrade. — Et toi, méfie-toi de moi. Tu sais comment a fini la vieille tantouze de la place, non ? — Oui. Quelqu’un lui a réglé son compte… — Exact. Hier, dans la nuit. Des amis à moi. — Ouais. Et qu’est-ce que ça a à voir avec le fait que tu m’insultes la Sandra ? — J’ai un couteau sur moi, cousin. Intriguées, deux employées de bureau les regardent, tandis qu’une femme assise pas très loin en profite pour filer aux toilettes. — On perd notre temps, Sapo, insiste Miki en mettant une cigarette derrière son oreille. — C’est ça, comme si t’étais pressé. — Ben quoi ? — Un type « comme il faut » doit bosser. — Moi, personne me dit ce qu’il faut que je fasse, même ma vioque, pigé ? — Excusez, messieurs, les interrompt une employée de bureau. Vous cherchez quelque chose? — Ouais, on veut du boulot. — Vous êtes inscrits sur les listes du chômage ? demande-t-elle, avec un léger sourire. — Moi, je dirais que oui. Ça te dit pas quelque chose, Miki ? — Ouais, ça me dit vaguement quelque chose. Mais ça fait longtemps. — Alors voyez, si vous voulez, vous pouvez prendre ces dossiers. Il y a les offres d’emploi disponibles. Si vous en trouvez une qui vous intéresse, il y a du papier et un stylo pour noter le code. Quand vous aurez fini, vous venez à mon bureau et j’enverrai vos cévés aux entreprises que vous aurez sélectionnées. Entendu? — OK, madame. Sans en écouter davantage, Sapo se lève de sa chaise. Miki prend le casque de moto et lui emboîte le pas. — T’as vu, mec ? Elle nous a traités de messieurs. — Ouais, mais dans le fond, on lui fait peur. Je l’ai vu dans ses yeux. — Qu’est-ce que tu veux dire? Ça serait pas parce qu’on a l’air de bourges ? — De bourges? Mais t’as la gueule pleine de boutons, mongolien ! Sapo ouvre légèrement le rabat du dossier. — Cousin, il y a du boulot pour un régiment, là-dedans. — Ne me prends pas la tête avec les militaires, hein ? ronchonne Miki, en fouillant nerveusement les poches du pantalon de survêt. — Ça va. Par quoi tu veux qu’on commence ? — Par les boulots qui rapportent beaucoup de blé. Je veux devenir riche. 17 Le Gagneur Ketchup 18 — Ah! Ben comme ça, c’est clair. Mais à part si tu gagnes au loto… Qu’est-ce que tu espères trouver, si tu n’as pas fait d’études ni rien, si tu es un nul ? — Ta gueule, commence pas à me casser les couilles ! Je suis capable de faire tout ce qui se présente, sans avoir fait d’études ni toutes ces merdes. À l’école, on apprend rien. Tu piges, pas vrai ? Qu’est-ce que tu veux apprendre, toi ? Rien. L’école c’est dans la rue. — D’accord, mais on a aussi besoin de blé. — Putain, c’est pour ça que je vends des cachetons. Je te l’ai déjà dit. C’est plus facile. — Mais maintenant qu’on est ici, on va pas repartir les mains vides ? — Je sais pas… tu vois. Je m’en fous. Je suis venu parce que je m’emmerdais sur la place. Mais cherche quelque chose, toi. Peut-être que t’auras de la chance. — Et toi, alors ? Allez, dis-moi qu’est-ce que tu veux faire ? Moniteur d’auto-école, agent forestier, ou alors entrer dans la police nationale ? — Exactement, policier, le rêve de ma vie. — Fais pas le con, Miki. La poulaille ne se contente pas de serrer les Arabes et les squatters, elle agrafe aussi les fauchés comme toi et moi. Mon père est dans le RG et il en a foutu plus d’un en taule. — Moi, la flicaille m’a serré plus d’une fois et je suis toujours ici. — Eh ben, un de ces jours, je te présenterai un ami qui te racontera des histoires qui vont te brancher. Surtout des histoires de nègres et de bougnoules. Ce type est vraiment givré, mais si tu lui rends des services, il t’invitera au foot. — Allez, bordel ! Regarde dans le dossier ou je me casse. Je sais pas toi, mais moi j’ai besoin de fumer. Sapo palpe sa boucle d’oreille et commence à débiter la liste des offres. — Regarde, cousin, on demande un commis non qualifié pour un magasin. — Et qu’est-ce que ça veut dire un « commis non qualifié » ? Qu’il n’a pas la plus petite putain d’idée du métier, non ? — Je dirais ça, oui. — Et s’il est pas qualifié, pourquoi ils le veulent ? — Je sais pas. Peut-être qu’il y a rien à faire. Un contrat de trois mois et tu te casses. Mais il te faut l’ESO*. — Pour charrier des caisses et transpirer comme un bœuf ? J’hallucine ! — T’aimerais pas être commis de magasin et te trimballer en uniforme ? — En uniforme ? Non, merci. — Et celle-là, regarde, ça dit « expérience en automatismes électropneumatiques ». — C’est quoi, ça, putain ? — Je sais pas. Je demande à la gonzesse? Madame! Eh, vous savez ce que ça veut dire… — Non, non, reste assis, bordel… L’employée de bureau les regarde du coin de l’œil. Muette. * Certificat d’éducation secondaire obligatoire. 19 Le Gagneur Ketchup 20 — Je veux un taf simple, un truc qui me complique pas la vie. Tu comprends ? Mes huit petites heures, une douche rapide et fissa à la maison. Pim pam. Et qu’ils me donnent des thunes pour acheter une caisse et y foutre une super sono. Et que Vinagre en chie dans son froc. — Ouais, surtout ça. Mais mon rêve à moi, c’est d’être riche et d’avoir un harem de gonzesses avec des nibards gros comme ça qui me traitent comme un maharadjah. Et aussi être militaire, bien sûr. Un dictateur qui nettoierait la racaille qui pisse dans la rue. Ha, ha, ha ! — Sapo, ferme-la. Tu racontes toujours les mêmes conneries. D’ailleurs, tu fais partie de ceux qui se gênent pas pour pisser dans la rue, non ? — Et toi aussi. — Mais moi, je veux juste gagner des thunes et me sortir de cette merde ! Je me casse, mec. J’en peux plus. — Attends un peu. Regarde, voilà une offre qui dit qu’ils ont besoin de deux ouvriers pour une chaîne de montage, c’est une agence de travail temporaire. — Pour monter quoi ? — Je sais pas, ils disent pas. Des machins qu’il faut monter… Fais le compte. — Monter des trucs, c’est sans moi. Je monte même pas un puzzle. — Les puzzles, ils les vendent démontés. — Je sais bien, connard. — Eh, fais gaffe à ce que tu dis, le dernier qui m’a cherché, je lui ai coupé la langue. — À qui t’as coupé la langue, Sapo? À moi, tu me racontes pas de conneries. Putain, j’ai trop envie de fumer ! — T’es une merde ! — Non, je suis un gagneur, c’est toi qui es un fils de… Son portable sonne, une mélodie stridente. De nouveau, l’employée de bureau les regarde de travers. — Sauvé par le gong, mec… Ouais? Salut, Macaco, comment va? Qu’est-ce que tu racontes? Ah ouais? Écoute, tu as préparé le truc que je t’ai demandé? Pas d’embrouilles. On se voit cet après-midi ? J’en ai besoin pour la fin de la semaine. Tu me comprends. Je dois les « amortir ». Quand est-ce que tu me les apportes? Tu pars en vrille ou quoi? On en reparlera. Oui, je te fais confiance, mais j’ai des clients qui me démoliront la tronche si ce que tu me livres leur plaît pas. Fais gaffe, je suis un mec dangereux, je te jure. Tu es au courant pour la pédale qui s’est fait régler son compte hier, non? Donc, il me suffirait de prévenir des types que connaît un pote à moi. Toi et moi, on fait du bizness. Pas plus. Allez, cet après-midi, sur la place. D’accord, mec. Ah, et viens pas avec des excuses. Si tu te fais suivre ou si tu te dégonfles, c’est comme si tu me doublais. Et puis, j’ai pas envie de t’attendre. Eh ouais, Macaco, j’ai été clair. Quand tu me les apporteras, je les regarderai et s’ils ne me plaisent pas, tu te les coltineras toi-même. Allez, Macaco, je te laisse, je suis avec un pote. On se voit plus tard. Il raccroche. — Ton dealer, il est plutôt chelou, non ? — Il fait ce qu’il a à faire. 21 Le Gagneur Ketchup 22 — Où tu l’as pêché ? — En enfer. Bon, qu’est-ce que tu as trouvé, parce que je crève d’envie de fumer… — Ben… Il y a une offre de commercial pour une société de cosmétiques. — Sans moi. Je refuse de vendre des crèmes au porte-à-porte. — Et si c’est une bimbo qui t’ouvre la porte, t’en dis quoi ? — Et si c’est une vieille qui se pointe, une vieille avec une moustache de phoque, t’en dis quoi ? Tu te la taperas ? — Tu manques d’imagination, Miki. T’arriveras à rien, comme ça. — Et toi, tu trempes ton biscuit dans le premier cul que tu vois. — C’est parce que j’ai la plus grosse asperge du monde. — C’est pour ça que tu t’épuises à te branler. Quel gaspillage, pas vrai ? — Ça vaut mieux que de sortir avec une meuf qui… — Enfoiré ! Finis cette phrase et je te refais le portrait ! — Attention, mon père a un gros calibre. — Et ma mère une serpillière. Comme ça, s’il fallait nettoyer sa chiasse… — Si je te braque avec, tu trouveras ça moins marrant. — C’est ta mère qui doit être contente. — Écoute, ça vaut mieux que de se marier avec un poivrot comme ton père. La femme qui était allée aux toilettes pointe le nez par la porte et quand elle voit les deux jeunes en train de se quereller, elle file par les escaliers. — Je me tire, crie Miki. — Attends un peu, voilà la bonne. T’aimerais pas travailler comme manutentionnaire ou emballeur de fruits ? — Oh que non ! — Et comme conducteur d’engin ? — Bien sûr, mon vieux, et pourquoi pas pilote d’avion ! — Ça y est, distributeur de publicités. — Argh ! Filer des papelards dans les boîtes aux lettres, c’est sans moi, mec. Ça te fait passer pour un con. — Et tu l’es pas ? — Ferme ta gueule, Sapo. Je suis le meilleur du quartier. C’est bien clair? Le putain de roi! Putain… Maintenant c’est bon, je me casse. — Écoute, et livreur de pizzas, quoi ? T’as une moto… — Parle pas de moto. Je veux une caisse. — Et agent de nettoyage ? — La serpillière, c’est pour les femmes. Tu trouves que j’ai une tête de pédé ? Dis-moi… Miki s’éloigne du bureau. — Qu’est-ce que je fais? Je note le code pour livreur de pizzas, ou pas? Eh, et maître nageur? T’aimerais pas être le maître nageur d’une piscine pleine de nanas? — Je veux juste sortir d’ici et me fumer un clope à la santé de l’employée de bureau, qui est si polie et nous a traités de messieurs. 23 Le Gagneur Ketchup 24 — Ouais, ça arrive pas tous les jours. Elle doit être fonctionnaire, non ? — Qu’est-ce que j’en sais. Écris ce putain de code et on va la voir, vas-y, magne. Et tu lui poses toutes les questions. Miki porte la cigarette à la bouche, comme si le contact sur ses lèvres pouvait le calmer. — Madame, on est pas au clair, mais on aimerait que vous nous donniez quelques infos, dit Sapo en s’approchant. — Très bien, répond l’employée de bureau. Mais vous devez d’abord me montrer vos cartes d’identité, s’il vous plaît. — Comment ? Mais vous avez pas dit qu’on était déjà inscrits dans un programme ? — Oui, mais c’est pour entrer les données de référence. L’ordinateur me donnera ensuite votre fiche individuelle. — Tu te rends compte, Miki, on a une fiche individuelle et tout. — Et qu’est-ce qu’il se passe si on a une carte périmée ? — Alors, il faudra aller la faire renouveler, plaisante l’employée de bureau. Tout ce que j’ai besoin de savoir, c’est votre nom et votre numéro de carte d’identité. — Je sais même pas si je l’ai sur moi. Tu l’as, toi, Sapo ? — Je suis en train de la chercher, murmure-t-il en palpant son gilet kaki. — Ouais, regardez. Voilà. — Alors moi… Celle du vidéoclub, ça vous va ? Les renseignements… — Ça ne fait rien. Voyons, donnez-moi vos noms et prénoms, vous serez bien aimables. — Il l’est jamais, aimable. — Tais-toi, abruti ! Voilà, je m’appelle Santiago Poveda García. — Sapo pour les intimes. La femme sourit à la plaisanterie*. — Très bien, voilà les renseignements vous concernant. Et vous qui m’avez donné votre carte d’identité… voyons… (Elle pense qu’il a encore une tête d’enfant, sur la photo, mais ne dit rien) Miguel Hernàndez, pas vrai ? — Ouais, Miki pour les tantouzes, murmure Sapo. — C’est curieux, dit la femme. — Qu’est-ce qui est curieux ? répond-il, inquiet de ce qui pourrait s’afficher sur l’écran. — Rien. De s’appeler Miguel Hernàndez, comme le poète. C’est joli, dites. — Joli ? De quoi vous parlez, bordel ? — Mais si, allons, celui qui a écrit les… bon, peu importe. C’était juste une remarque. Elle lui rend la carte. — Même si elle est périmée, il en a besoin pour se faire ses lignes de coke, dit Sapo, très sérieusement. — T’es con ou tu t’entraînes pour le devenir, mec? — Allez, dit l’employée de bureau, qui commence à se lasser. Allons-y pour du travail. Donnez-moi les codes et les options que vous avez choisis. — Il y avait des codes ? Bordel, c’est vrai… * Outre d’être une contraction du nom complet du personnage, ce mot signifie également « crapaud » en castillan. 25 Le Gagneur Ketchup 26 — Sapo, t’es vraiment une tête de nœud ! Cette fois-ci c’est bon, je te laisse te démerder seul ! — Le code, je vous l’avais dit avant, ronchonne très légèrement l’employée de bureau. — Mec, dit Miki en le regardant. Quand tu veux, t’es vraiment le roi des baltringues. — Qu’est-ce que tu dis? Tu sais même pas de quoi tu causes ! — Et toi, tu te la tripotes toutes les trois secondes. — C’est parce que je l’ai très… — Voyons, si vous voulez bien m’écouter un instant, s’il vous plaît, demande l’employée de bureau en fermant les yeux. Vous avez noté le code ou non ? Le code, ce sont les numéros qui figurent en tête de chaque offre d’emploi. Vous les avez sûrement vus. — Ça, pour les voir on les a vus, madame, c’est pas ça. Ce qui se passe c’est qu’à la fin je les ai pas notés. J’ai juste écrit pizza, publicité et… et ça, je sais pas ce que ça veut dire, putain. J’ai fait une lettre… — Sans les codes, ça ne me sert à rien. Je regrette. — C’est qu’on s’est trompés. — C’est toi qui t’es trompé, Sapo, dit Miki. — Ah, alors comme ça, on travaille pas en équipe, quand ça t’arrange. — C’est évident qu’on travaille pas en équipe. Ni en équipe, ni en rien. Si on travaillait, on serait pas ici, tu crois pas ? — T’es un malin, toi. — Et toi tu es un… — Assez! crie l’employée de bureau. J’ai beaucoup de choses à faire. Si vous ne voulez pas suivre les instructions, vous pouvez quitter mon bureau. Elle respire profondément pour retrouver son calme. Si vous étiez assez aimables… — Vous êtes fonctionnaire, vous ? interroge Sapo. J’ai entendu dire qu’ils en foutent jamais très lourd. Qu’ils font juste leurs petits trucs et voilà. La femme en reste comme foudroyée. — Bon, je dis ça parce que c’est peut-être le taf qu’on est en train de chercher. Comment il faut faire pour se faire embaucher là-dedans ? insiste Sapo. — Mec, tu vois pas sa tête ? Tu cherches la merde ou quoi ? Va chercher le dossier et ramène-le ici, qu’on regarde ces numéros qu’elle dit la dame. D’ailleurs, madame ou mademoiselle ? — Qu’est-ce que ça peut vous foutre? répond-elle, irritée. — Et vous gagnez combien ? — Sapo, va chercher le dossier, magne-toi. Sapo récupère le dossier et le laisse tomber devant l’employée de bureau. — C’est ça. Mais je sais pas si je me rappellerai. Miki, tu pourrais pas m’aider un peu ? Sapo est nerveux et une goutte de sueur glisse sur son front. — C’est toi qui as eu l’idée de venir ici. — Oui, mais je l’ai fait pour nous deux. Aidemoi, putain. Tu vois pas que la dame s’impatiente ? — Non, j’ai décidé de ne pas me faire de mauvais sang. — Tu vois ? Elle doit être fonctionnaire. 27 Le Gagneur Ketchup 28 La femme lui lance un regard assassin. — Ça y est, je les ai trouvés. Voyons voir, notez : la première, c’est 626247/0. La seconde dit : 344896/0. Une minute, c’est un six ou un neuf, ça? — J’en peux plus, mec ! Je vais dehors. Tu me raconteras. — Miki, on y est. — Quoi, on y est ? Mes couilles ! L’employée du bureau d’à côté se met à les observer. — Et vous, qu’est-ce que vous regardez ? Vous avez un problème ? Parce que si vous en avez un, je vois pas d’inconvénient à vous éclater la gueule. J’en ai rien à battre que vous soyez une femme. L’interpellée, écarlate, baisse les yeux. Au même instant, un homme ouvre la porte d’un bureau voisin. — Voyons. Qu’est-ce qui se passe ici ? Montse, tu as des problèmes avec ces garçons? J’appelle les types de la sécurité ? — Non, c’est rien. C’est juste qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent. — Un peu qu’on le sait, madame. On veut du boulot, c’est clair. Le problème, c’est que c’est vous qui faites des histoires. Vous pensez qu’on est des débiles, mais on l’est pas. — Foutons le camp, Sapo. On va encore avoir des emmerdes. — Ce ne sont pas les bonnes manières qui vous étouffent, on dirait. Les choses, il faut les demander comme il faut. — Mais vous êtes en train de me balancer à la gueule que j’ai pas fait d’études et que je devrais avoir honte de venir ici demander du boulot, c’est bien ça ? — Eh, eh, je n’ai pas dit ça. Je vous demande seulement un peu de politesse et de respect pour les gens qui travaillent ici. — Ouais, je les connais, les gens comme vous. Belle cravate mais mauvais coucheur. Vous apprendrez que je peux faire tout ce que je veux sans ces diplômes de merde. À l’école, j’ai rien étudié, même pas en rêve. Et je vous le dis la tête bien haute. Ceux qui ont essayé de me faire étudier, ils ont été contents du voyage. — Vous êtes en train de détourner la conversation, monsieur. — Qui c’est qui converse ? Et me traitez pas de monsieur alors que vous me demandez de me barrer. Miki attrape le casque de moto, se lève de la chaise et disparaît dans l’escalier, cigarette au bec. Sapo, surpris par la réaction brusque de son copain, jette le dossier par terre. — Putain ! s’exclame-t-il, impuissant. Vous, c’est aux Arabes que vous donnez du boulot, non ? C’est à cause des gens comme vous qu’il y en a autant. C’est de votre faute si cette racaille nous prend le boulot et nous vire du pays ! L’homme reste pétrifié et l’employée de bureau le regarde, perplexe. — Sale pute ! Après avoir prononcé la sentence, Sapo part en courant, il dévale les escaliers, passe la porte et retrouve Miki planté à côté de sa moto. 29 Le Gagneur Ketchup 30 — Bon, et celle-là, qu’est-ce qu’elle veut, maintenant ? — Qui, la fonctionnaire ? — Non, connard, je parle de Sandra. Elle m’a envoyé un texto. Miki tripote les touches du portable. — Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Encore des putains de codes ! — Cool, mec. On a peut-être pas trouvé de boulot, mais au moins, je me suis bien défoulé. Je te jure. J’y ai dit ma façon de penser, à cette salope. — Eh ben moi, j’ai les boules, dit Miki en allumant la cigarette et en composant un numéro. Il attend un peu, en se retenant d’exhaler la fumée, avant qu’on lui réponde. — Sandra, alors, qu’est-ce tu veux, bordel ? T’es où? Écoute, on doit se voir cet après-midi, non? Sur la place. Oui, Lorena a qu’à venir. Là tout de suite, j’ai les nerfs. J’ai pas envie de discuter. Non, je suis pas fâché. Achète ce que tu voudras, tant que c’est pas avec mes thunes… Ouais, je suis de mauvais poil, et puis après ! Allez, on se voit plus tard. Salut. — Calme-toi un peu, cousin. Si tu veux, on peut revenir un autre jour. Je crois pas qu’ils vont nous interdire d’entrer. Tiens, file-moi une clope. — Tu vas me faire le putain de plaisir de te taire ! crie-t-il, en l’attrapant par le revers du gilet. J’ai vraiment les boules, les gens qui veulent me coller la honte, ça me fait péter les plombs. — Enlève tes pattes de là, enfoiré. — Je te supporte plus, mec. — Et moi encore moins. On a merdé à cause de toi. — C’est toi qui as merdé, pauvre phoque ! C’était trop compliqué, le truc des codes, dis ? Ça se voit que toi, à l’école, enfiiin… — Tu peux parler. Qui c’est qui s’est fait virer pour nullité ? Ils s’empoignent par le tee-shirt et se poussent jusqu’à buter contre la moto, qui tombe par terre en même temps qu’eux. — Aaah, mais qu’est-ce que t’as fait ? — Qu’est-ce que tu m’as fait toi ! Sale bourrin ! Aïe ! crie Sapo, les mains sur les reins. — T’as niqué… ma moto ! Bordel ! Le rétro… le clignotant… Et cette pièce! Merde! Merde! Merde! — C’est toi qui as commencé ! — Non, toi. Mongol. — Non. Miki roule des yeux, il serre les dents et frappe de son casque la voiture d’à côté, dont il cabosse profondément le capot. — Qu’est-ce que tu fous ! — Je fais ce que je veux, je m’en bats les couilles ! — On a intérêt à se tirer d’ici vite fait. Si on se fait choper, on va se faire démonter. — Je m’en tape. J’espère que c’est celle de la fonctionnaire ! 31