La sentence de la dernière chance
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La sentence de la dernière chance
L’ordonnance différée de placement et de surveillance, ça marche? Isabelle F.-Dufour, Ph. D., professeure agrégée Département des fondements et pratiques en éducation Université Laval Marie-Pierre Villeneuve, doctorante École de service social Université Laval Denis Lafortune, Ph. D., professeur titulaire École de criminologie Université de Montréal 1 Les peines alternatives à la mise sous garde pour adolescents 2 L’intérêt pour les alternatives à la mise sous garde des adolescents contrevenants est apparu dans un contexte marqué par : La repénalisation : durcissement des attitudes et réponses du système de justice pénale envers la délinquance juvénile L’adultération : érosion des mesures pénales destinées à protéger les jeunes des mesures pénales destinées aux adultes Il s’agit d’un moyen de diminuer le taux de mise sous garde, en assurant une réponse juste et proportionnelle au délit commis. La réhabilitation et la réinsertion sociale demeurent au premier plan des préoccupations. Parmi ces alternatives, l’ordonnance différée de placement sous garde et de surveillance (ODP) est entrée en vigueur en 2003 lors de l’adoption de la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents (LSJPA) L’ordonnance différée de placement sous garde et de surveillance (ODP) Équivalent de l’emprisonnement avec sursis chez les adultes. Permet au jeune contrevenant de préserver sa liberté, moyennant le respect de certaines conditions. Pour qui? 3 Infraction sans lésion corporelle grave; Omission de respecter des conditions/peines antérieures moins sévères (LC 2002, c1, art. 42(2)p) Sentence de la « dernière chance » (Carrington, Roberts, Davis-Barron, 2011, p. 307) Comment? Suivi dans la communauté Durée maximale : 6 mois Assortiment de conditions obligatoires et facultatives (LC 2002, c1, art. 105(2)(3)) 4 Conditions associées à l’ODP Conditions obligatoires (art. 105(2)) Ne pas troubler la paix et bien se conduire Se rapporter aux autorités Comparaître au tribunal lorsque requis Ne pas posséder d’armes ou de substances prohibées Conditions facultatives (art. 105(3)) Résider à un endroit précis Fréquenter un programme de formation/obtenir un emploi Participer à un programme d’intervention Interdire de fréquenter des lieux/des personnes En principe, « aucune des conditions imposées n’a de visée punitive, mais elle est plutôt sélectionnée en vue de promouvoir la réinsertion sociale de l’adolescent » (Carrington et al., 2011, p. 317). 5 Pourquoi s’intéresser à l’ODP? On ne connaît pas : Le nombre et la nature des conditions imposées avec les ODP; Le nombre et la nature des manquements à ces conditions (Doob et Sprott, 2005); Le taux de récidive des adolescents soumis à cette peine (Carrington et al., 2011); La nature du suivi pénal offert Ainsi, les juges, « dans une certaine mesure, sentencient dans le noir, ne sachant pas les conséquences possibles qu’ont l’imposition de ces sentences » (Carrington et al., 2011, p. 321). 6 Questions de recherche 1. Quel est le type d’échec le plus fréquent chez les jeunes soumis à une ODP? 2. Quelles variables prédisent le mieux le manquement technique? 3. Quelles variables prédisent le mieux la révocation? 4. Quelles variables prédisent le mieux la récidive des adolescents ayant reçu une peine d’ODP? 7 Méthodologie Données générées par le Projet d’intégration jeunesse (PIJ) dans l’ensemble des Centres jeunesse de la province (voir Lafortune et Royer, 2015). Population à l’étude : les 1 116 adolescents ayant reçu une ODP entre le 1er juin 2003 et le 31 décembre 2011 Période d’observation : à compter de l’entrée en vigueur de l’ODP, jusqu’au (selon la première occurrence): 1. 31 mai 2012 OU 2. La date d’atteinte de l’âge de la majorité OU 3. La date de décès. Plus de 300 heures de travail préparatoire, réalisées entre octobre 2013 et juin 2015. Analyses quantitatives : analyses descriptives, régressions logistiques binaires, régressions de Cox Portrait sociojudiciaire des jeunes (N = 1 116) soumis à une ODP entre le 1er juin 2003 et le 31 décembre 2011 Variables Fréquence (%) Genre : • Garçons • Filles 1031 (92,4%) 85 (7,6%) Âge moyen au prononcé de l’ODP 17,5 ans Situation de garde : • Biparentale • Monoparentale/matricentrique • Monoparentale/patricentrique • Autre 226 (25%) 460 (50,7%) 145 (16%) 76 (8,4%) Antécédents LPJ 688 (61,6%) Nombre moyen de délits ayant mené à l’ODP 3,44 délits Durée moyenne de l’ODP 148 jours Antécédents judiciaires 666 (59,7%) Nombre de sentences moyennes antérieures 2,84 8 9 Délits ayant mené à l’ODP Délit principal Fréquence (%) Manquements 347 (31,1%) Contre la personne 341 (30,6%) Contre la propriété 224 (20,1%) Reliés aux drogues 102 (9,1%) Autres infractions au Code criminel 76 (6,8%) Reliés aux armes à feu 26 (2,3%) 10 Nature et nombre de conditions assorties à l’ODP Conditions d’interdiction : n % des conditions De contact avec des complices, des personnes qui ont des antécédents judiciaires ou qui consomment de l’alcool/drogues 666 25,8 De consommer alcool/drogues 558 21,7 De contact avec la victime 188 7,3 De fréquenter certains lieux 174 6,8 De contact avec des enfants de moins de 12 ans 38 1,5 1624 63 Sous-total 11 Nature et nombre de conditions assorties à l’ODP (suite) Conditions de réhabilitation n % des conditions Trouver/conserver un emploi ou fréquenter l’école 677 26,3 Obligation de faire évaluer/traiter un problème lié à l’alcool/la drogue 168 6,5 Obligation d’évaluation/de traitement psychosocial/psychiatrique 77 3,0 Obligation de prendre la médication prescrite 31 1,2 953 37 Sous-total 12 Les issues possibles de l’ODP Trois types d’échecs 1. Échec non criminel : manquement(s) à une (ou plusieurs) condition(s), n’entraînant pas de modification à l’ODP 2. Échecs criminels : a. Révocation : manquement(s) à une (ou plusieurs) condition(s), sanctionné par une mise sous garde pour le reliquat de la peine b. Récidive : commission d’un délit entraînant une sanction pénale durant le suivi ou dans l’année suivant la fin de l’ODP Réussite : aucun échec n’est signalé pendant l’ODP, ni durant l’année qui suit la fin de l’ordonnance, ou jusqu’à l’atteinte de l’âge de la majorité ou leur décès. L’adolescent atteint l’âge de la majorité pendant l’ODP (ou décède). La commission de nouveaux délits relève des tribunaux pour adultes et les données de suivis ne sont donc pas disponibles dans les dossiers des CJs. 13 Les types d’échec les plus fréquents Pour les 1 116 adolescents ayant reçu une ODP, seulement 344 (31%) n’avaient pas atteint l’âge de la majorité durant la période d’observation. Parmi ces 344 adolescents, 206 (60%) ont connu au moins un échec : Total : 196 Manquements 118 25 17 Total : 199 Récidives 99 36 58 Révocations 93 Total : 204 Variable permettant de prédire les manquements 14 Nombre de conditions d’interdiction (odds ratio = 1,115) Seule variable permettant de prédire les manquements des jeunes, peu importe le profil sociojudiciaire ou sociodémographique du jeune (nombre de délits antérieurs, type de délit commis, âge au premier délit) Le nombre de conditions de réhabilitation ne provoquent pas plus de manquements. Le modèle global est significatif (p < 0,01) et prédit correctement 82,4% des manquements. Variables permettant de prédire la révocation 15 Type de délit commis : Délit contre la personne (odds ratio = 2,135) Manquement à une sanction antérieure (odds ratio = 2,741) Manquement à l’ODP (odds ratio = 1,858) Ce sont les adolescents ayant des antécédents de manquements à répétition ou ayant commis un crime contre la personne qui risquent de voir leur ODP révoquée et transformée en mise sous garde (en milieu ouvert ou fermé). Le modèle global est significatif (p < 0,01) et prédit correctement 81,7% des révocations. Variables permettant de prédire la récidive 16 Selon les analyses de régression de Cox, les variables suivantes augmentent le risque de récidive : Mise sous garde (en milieu ouvert ou fermé) augmente de 2 fois le risque de récidive (odds ratio = 2,139) Révocation (odds ratio = 1,426) Criminalité précoce (odds ratio = 1,463) Les manquements, le nombre de délits commis, la nature du délit ou des conditions imposées n’influencent pas le risque de récidive. Probabilité de survie Courbe de survie des adolescents soumis à une ODP sur une durée d’un an Nombre de jours 17 Probabilité de survie Comparaison des courbes de survie des adolescents ayant vu leur ODP révoquée Nombre de jours 18 19 Forces et limites de l’étude Principales forces : Étude portant sur la population d’adolescents soumis à une ODP depuis son entrée en vigueur Première étude à documenter les conditions associées à l’ODP et à évaluer les taux d’échec et de réussite Principales limites : Absence de groupe contrôle/de comparaison Tous les manquements ne sont pas consignés au dossier des jeunes 20 Pistes pour la recherche Documenter les raisons pour lesquels certains adolescents commettent des manquements multiples Explorer les circonstances favorisant ou nuisant à la réinsertion sociale des adolescents soumis à une ODP Documenter la nature du suivi pénal et des interventions psychosociales qui sont favorables à la réussite de l’ODP 21 Pistes pour l’intervention Limiter les conditions d’interdiction Prévoir une réponse graduelle aux manquements et des alternatives aux contrevenants non-violents puisqu’ils ne posent pas de menace sérieuse à la société Assurer une analyse différentielle des circonstances entourant les échecs pour que la réponse soit adaptée 22 Références Carrington, P. J., Roberts, J. V. et Davis-Barron, S. (2011). The last chance sanction in youth court: exploring the deferred custody and supervision order. Canadian Criminal Law Review, 15(3), 299-376. Doob, A. N., & Sprott, J. B. (2004). Youth justice in Canada. Crime and Justice, 31, 185-242. L. C. 2002. Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Gouvernement du Canada. Lafortune, D. et Royer, M.-N. (2015). Les jeunes Québécois soumis à la LSJPA et les sanctions imposées. Dans M. Alain et S. Hamel (dir.) Intervenir auprès des adolescents contrevenants au Québec. Dix ans d'expériences et de défis sous la LSJPA. (p. 91-109). Québec : Presses de l'Université du Québec. 23 Remerciements Nous remercions Denis Lacerte pour son aide précieuse lors de la réalisation des analyses statistiques. Nous remercions également le Fonds québécois de recherche – Société et culture pour leur soutien financier.