La Belle au bois d`ébène

Transcription

La Belle au bois d`ébène
sous la direction de
Ricardo Montserrat
La Belle
au bois d’ébène
Roman-feuilleton illustré
© 2010, Éditions Ravet-Anceau
5, rue de Fives, BP 70123, 59651 Villeneuve-d’Ascq cedex.
ISBNþ: 978-2-35973-141-5
EANþ: 9782359731415
La Belle au bois d’ébène
Écrit en hiver par les hôtes
du PHARE de BÉTHUNE
sous la direction de Ricardo Montserrat,
illustré par Babouse.
Coordinationþ: Séverine Lescoutre.
Feuilleton publié en vingt épisodes
au printemps 2010
par
L’AVENIR DE L’ARTOIS
www.lavenirdelartois.fr
Un projet porté par Colères du Présent
Avec le soutien de La Caisse des dépôts et consignations,
du Conseil Régional Nord-Pas-de-Calais, de la Direction
Régionale de l’ACSE.
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L’association Colères du Présent a pour but de promouvoir l’écriture et la littérature d’expression populaire et de
critique sociale par l’organisation de manifestations culturelles et ainsi de contribuer à la lutte contre l’exclusion
sociale et culturelle. Ces manifestations sont réparties sur
l’annéeþ: un Cabaret littéraire en octobre, L’Ire en fêteþ; le
Salon du livre d’expression populaire et de critique sociale
du 1erþmai à Arras, le Salon international du livre d’expression populaire et de critique sociale (La Réunion, SaintLouis du Sénégal), le Prix Ados en colère et le Prix AmilaMeckert, prix du livre d’expression populaire et de critique
sociale. En complément de ces temps forts, l’association
propose des ateliers de création littéraire, des rencontres
débats, la mise en relation d’auteurs et de structures, etc.
Notre intention est de créer partout où cela est possible
les conditions de la rencontre entre un large public et la littérature d’expression populaire et de critique sociale.
Contactþ: Didier Andreau
Colères du présent
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Chapitre 1
Cendrine Duchez passe l’aspirateur dans les trente
mètres carrés sociaux qu’elle partage avec son fils Éric
dans la ZUP de Béthune. Enroulé dans sa couette, le fiston râle. Il y a de quoi, ça fait trois heures qu’elle astique.
Elle ne peut pas s’en empêcher. Depuis que le père d’Éric
l’a plaquée, la laissant à la rue avec un bébé dans le tiroir,
après des années passées dans des foyers plus crades les
uns que les autres, elle est devenue insomniaque et
maniaque de la propreté. Dès que ça ne va pas, l’éponge,
le balai, la serpillière ou le liquide-vitresþ!
Dans le miroir de la salle de bains, en se lavant pour la
septième fois les mains, elle se jauge d’un regard. Qu’estce qu’elle a qui les a tous fait fuirþ? Qu’est-ce qui leur a
fait peurþ? Elle a des mensurations de rêve, des yeux
verts qui lui donnent un air… un air, quoi. Elle sait cuisiner. Sa mère lui a appris à faire les croque-monsieur
pour son garçon aussi bien que le rôti de porc Orloff
pour son amoureux.
Ah, son amoureuxþ! La seule tache qu’elle ait dans sa
vie bien propre d’allocataire, mais si elle croit en son
intuition, ça ne devrait pas tarder à se régler. Elle attend
neuf heures pour foncer à la pharmacie acheter un test.
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Cette fois-ci, elle ne se laissera pas plaquer. Son bébé
aura un père, Éric un beau-père qui le tiendra serré, et
elle, un gentil mari, plein aux as, qui lui fera une belle
maison bien propre. Elle n’en peut plus de faire les boutiques sans rien pouvoir acheter. Elle n’en peut plus de
cette cité pourrie où tous, autant les hommes que les
femmes la dévisagent comme si elle était une pute.
La tête qu’elles tirent, les mémés à chienchien, quand
elle entre dans la pharmacie demander un testþ! Allons,
mesdames, l’amour, c’est pas une maladieþ!
Bingoþ! Elle a vachement de retardþ! Plus moyen de
faire machine arrière, mon amourþ! Comment elle a fait
pour pas s’en rendre compte plus tôtþ? Quelle heure il
estþ?
–þOù tu vas, Manþ? Il est tôt. Tu as trouvé du boulotþ?
–þNon, je vais voir Joaquimþ! Je te laisse du fric sur la
table.
–þPutain, pourquoi tu ne laisses pas tomber ce ratþ? Il
est plein aux as mais, quand il donne dix balles, tout
juste si tu ne dois pas lui lécher les pieds.
Elle sourit en entendant Éric s’emporter. Son petit
homme et elle ont été tellement proches pendant les
années de galère que, depuis qu’Éric a du poil au menton, il est d’une jalousie féroce envers tous les mecs qui
l’approchent. Et comme avec Jo ça dure depuis des
mois…
–þT’exagères. Il ne sait que faire pour me faire plaisir.
–þToi, je dis pas. Moi, je sais ce qu’il devrait faire pour
me faire plaisir.
–þTu ne vas pas au lycée, aujourd’huiþ?
–þLe prof a la grippe A. Je commence à midi. J’ai entraînement de foot. S’il te plaît, si tu reviens avant moi, tu ne
touches pas à ma chambre.
–þJe ne sais pas comment tu fais pour vivre dans cette
porcherieþ!
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–þEt toi, je ne sais pas comment tu fais pour coucher
avec ce Portosþ!
–þJe ne te permets pas. Jo m’aime et je l’aime.
–þTu parles, c’est ton cul qu’il aime. Le reste, il n’en a
rien à foutre. Sinon, tu crois qu’il te laisserait dans ce
cagibiþ? Il est rat, je te dis. C’est un richeþ!
–þArrête, Éricþ! Et puis, c’est quoi ce portableþ? Il est
neufþ!
Éric bat en retraite. Terrain miné.
–þEuh, je l’ai échangé avec Momo contre ma Play…
–þTu te fous de moiþ? Je te préviens, Éricþ: si jamais, on
vient encore me dire que… Où tu vasþ? Je t’interdis de me
claquer la porte au nez.
En guise de réponse, il met The Cure à plein tube.
J’essaye d’en rire
De le cacher par des mensonges
J’essaye et j’en ris
En cachant les larmes de mes yeux
Car les garçons ne pleurent pas
Les garçons ne pleurent pas…
–þBaisse çaþ! T’as envie que les voisins débarquent.
Mets le casqueþ!
Elle pousse un soupir, enfile le trench-coat qui lui
donne l’air d’une actrice de vieux films. T’as de beaux
yeux tu saisþ! Embrasse-moiþ! Elle en oublie le test sur la
table. Elle tricote des aiguilles de dix centimètres des
talons hauts tout neufs que Jo lui a offerts la semaine
dernière.
Dans le TER, elle envoie à son amant un textoþ: G 1 Kdo
4 U.þRDV Kfé 10 Hþ? LOV.100DY
Chapitre 2
Elle lui a donné rendez-vous dans la brasserie en face
de sa boutique de téléphonie. Des boutiques comme
celles-là, l’ancien champion en a plusieurs dans le Nord.
Celle-ci, c’est la principale. Elle adore cet endroit, c’est
clean, ça brille, du verre, du métal, des écrans qui diffusent du bon son. À l’arrière, il a aménagé un nid
d’amour. Des fois, ils s’amusent à se faire des films hot.
Joaquim adore ça. Elle ne sait pas lui dire non.
Il entre, yeux noisette d’écureuil, un mètre quatrevingts, cheveux mi-longs maintenus par du gel, menton
mal rasé, nez cassé. Joaquim Domingo faisait de la boxe
avant d’épouser une héritière. Il prend le temps de saluer
le patron et les clients, avec un mot marrant pour chacun. Il se penche, lui fait un bisou.
–þDommage qu’il y ait du mondeþ! murmure-t-il à son
oreille.
Il en profite pour lui mordiller le lobe.
–þCe que t’es belle aujourd’huiþ! C’est quoi, ton
cadeauþ? T’as pas cassé ta tirelireþ? Mon vrai cadeau, c’est
toi, poupée.
Elle rougit du compliment, lui effleure le bout des
doigts. Jo est un homme délicat. Il a pensé à ôter son
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alliance avant d’entrer. Il revient du Portugal, le bronzage laisse une marque blanche.
–þNe pleure pas, je t’emmènerai dès que Pamela aura
accepté le divorce. Tiens, on s’arrêtera à Lisbonne quand
on ira en Afrique du Sud pour la Coupe. Bon, parle, je
n’ai pas beaucoup de temps.
Elle pousse un gros soupir.
–þC’est si difficile que ça à direþ? Nous deux, c’est pas la
confianceþ? On ne s’est pas toujours tout ditþ?
Tout et n’importe quoi. Elle croit à tous ses mensonges. Enfin, elle fait semblant.
–þAccoucheþ!
–þJuste…
–þTu as flashé sur une robe, c’est çaþ?
Il s’interrompt parce que passe devant la vitrine une
volée de gamins. Il a aussitôt son petit air triste. Avant
lui, elle n’avait jamais rencontré d’homme qui soit
autant en mal d’enfant. Elle devine ce qu’il va dire.
–þQuand nous serons mariés, tu m’en feras un comme
ça, heinþ?
Elle se jette à l’eau.
–þÇa tombe bien, j’allais annoncer que tu vas être
papa. On se marie quandþ?
Il en avale son café de travers.
–þT’es pas contentþ?
–þSi, mais je… Je ne m’y attendais pas.
Il ment. Quand il ment, il se frotte le nez.
–þÇa fait tellement longtemps que j’espérais ça. Mais
Pam’…
–þSi tu veux, je lui dis. Je n’ai pas peur d’elle, moiþ!
Il en devient tout rouge. Elle lui fait peur, cette carne
botoxéeþ!
–þT’es folle. Faut d’abord que je trouve un moyen de
vider ses comptes.
–þTu as une assurance-vieþ?
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–þOui, pourquoiþ?
–þS’il t’arrivait quelque chose, notre fils serait ton héritierþ?
–þEuh, oui…
Elle respire un grand coup.
–þEt ta poupée Barbie, elle en a une d’assurance-vieþ?
–þTu veux dire…
Elle hoche la tête.
–þTu es folleþ! J’irai direct en tôle et je prendrai perpèteþ!
Tu ne connais pas sa famille. Ils font la pluie et le beau
temps dans le Nord. Ils ont tous les juges dans leur
poche. Pour eux, un Joaquim Domingo, c’est pas mieux
que leur concierge ou leur maçon au noir. S’il n’y avait
pas eu la boxe, jamais je n…
–þLaisse-moi faire. Question ménage, je m’y connais.
Élégance et discrétion, c’est la devise de la maison. Moi,
personne ne me connaît et y a pas plus chti que les
Duchez.
L’œil de biche de Joaquim s’allume. Elle a eu la bonne
intuition. Tant d’années dans la rue, les gens, elle lit sur
leur visage comme à livre ouvert. Il sourit, soulagé.
–þSi c’est toi qui t’en charges…
Ils sortent.
–þTu viens avec moi jusqu’à la boutiqueþ? On va fêter la
nouvelle. Un peu de neige, ça te dirait, pour te réveillerþ?
–þTu sais bien que je n’ai pas besoin de ça. Et maintenant qu’on va avoir un bébé, fini les folies.
Elle ne voit pas la grimace tordre le visage du boxeur.
Elle marche à deux mètres derrière lui. Il ne la prend
par le bras que lorsqu’il l’emmène à Manchester ou à
Liège voir un match.
Chapitre 3
Le jour est bien avancé quand Éric se décide à sortir du
bunker qu’est sa chambre. Il ramasse le billet sur la table.
Vingt eurosþ! Qu’est-ce qu’elle veut qu’il fasse avec vingt
eurosþ? Il remarque le test sur la table. C’est pas vrai, ce
salaud ne met pas de capotesþ? Ma mère est vraiment
une tourteþ!
C’est la première fois qu’il en a un dans la main. Il le renifle, ricane, lit le prospectus. «þPour effectuer le test, maintenez la tige absorbante sous le jet d’urine pendant cinq
secondes. Attention cependant à bien attendre le premier
jour de retard des règles pour que la fiabilité soit bien de
99þ%. Attendez une minute.þ» Il rougit. CLEARBLUE™, test
de grossesse, est positif si un trait bleu apparaît au niveau
de la fenêtre de lecture. Dans tous les cas, un trait bleu foncé
doit apparaître dans la fenêtre de contrôle.þ» Ça pour être
bleu, il est bleu. La mother s’est fait mettre comme une
bleue. Si Jojo-le bagout croit qu’il va s’en sortir comme ça, il
ne le connaît pas. Le futur avant-centre du Racing va lui
faire avaler ses fausses dents à l’ancien champion. Non, il a
une meilleure idée. Il va aller voir sa meuf. Il va lui scier la
branche à ce pourri, le laisser à poil. Tout le monde sait que
le fric qu’il flambe c’est celui de sa vioque. Tout le Racing la
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connaît. Pour se venger des infidélités de son boxeur, elle
drague les footballeurs dans les boites. Tu vas voir le ballon
qu’on va lui mettre avec les potes du footþ! Expédition
Clearblueþ! Il va virer au rouge, le trait bleuþ!
Éric et ses potes suivent leur proie de salle de gymnastique en salon de coiffure, de boutique de mode en bar
privé. Le Ritz Royal de Merveilles-à-Nohelles. Ils touchent au but. Il n’y a plus qu’à attendre en fumant des
joints sur du gros son qu’elle sorte.
–þLa voilà, les gars. Elle n’est pas seule. Oh, la p… Elle
se fait sauter contre sa bagnoleþ! Il est pas dégoûté, le
mec. T’as vu, qui c’estþ? Unþ! Mais, si, tu le reconnais pas,
il joue en défense. Et un et deux… et… déjàþ? Elle le
payeþ! J’en reviens pas. Combien tu crois qu’elle lui a
donnéþ? Pas grand-chose, si c’est payé à la seconde… Il
s’en va. C’est à nous les copainsþ! Attention, en douceur.
La capuche sur la têteþ! On attend qu’elle monte dans sa
tire. On reviendra chercher la nôtre plus tard.
–þMadame Van Vermineenþ? Policeþ! On peut vous parler deux secondesþ? N’ayez pas peur, ce ne sera pas long.
C’est au sujet de votre mari.
Elle n’a pas le temps de réagir qu’Éric la pousse à
l’intérieur de sa tire de luxe et prend sa place au volant.
Un pote monte par l’autre porte et coince la blondasse.
L’autre s’installe à l’arrière. Pour le coup qu’elle a la
trouille. La voiture s’enfonce dans la nuit désolée, prend
de petites routes pour finir par s’arrêter sous le chevalet
d’un puits abandonné, pas loin de Lens.
–þNe me faites pas de mal, je vous donnerai ce que
vous voulez. J’ai des bijoux et, dans mon sac, il doit y
avoir un peu…
–þPlus tard, la coupe Éric. Écoute bien ce qu’on a à te
direþ: ton lapin de mari a mis en cloque la grande sœur
d’un de mes potes.
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–þQu’est-ce que…
–þTa gueuleþ! Tu te débrouilles comme tu veux, mais,
primo, le bébé tu payes ce qu’il faut pour que notre
copine le fasse passer. Deuxio, ton Portugais, tu lui mets
un cadenas à la braguette et tu le tiens en laisse. Comprisþ?
Si tu n’obtempères pas, tout le pays te verra troncher sur
You Tubeþ!
–þCompris, gémit-elle.
–þMaintenant, tu te désapes et tu descends.
–þIciþ?
–þIci… Dépêche-toi, avant qu’on change d’idée.
–þJe… Vous n’allez pas me…
–þÇa ne va pasþ? Passer après un Portoþ? Enlève tout,
qu’on te dit et dégage.
–þMais comment je…
–þT’as grossiþ! Un peu de marche à pied te fera du bien.
Et n’oublie pas ce qu’on t’a demandé. On t’a filméeþ!
Le cabriolet redémarre dans un tintamarre de pneus,
de freins, de rugissements, de rires et de rap à plein tube.
–þNon, ne me laissez pas. J’ai peurþ! hurle la grande
poupée nue qui court sur le chemin qui jadis menait les
mineurs à la salle des pendus de la mine.
Chapitre 4
Take the highway to the end of the night…
Jerry – ce n’est pas son vrai nom, c’est son nom de
scène, (Tartous, à Monchy-Le-Breton, tu parles d’une
scèneþ!) son vrai nom, c’est Thierry Henri – Goalþ! a dû
crier son père le jour de sa conception – Jerry, paysan et
bassiste du groupe Les Doors litt’eul Quinquin braille à
tue-tête le tube de Jim Morrisson sur la longue ligne
droite qui ramène sa 4L pourrie à la ferme qu’il a
reprise avec une bande de potes de la Conf’. La version
grunge a valu à son groupe un succès d’estime dans
tout le Pas-de-Calais (mais presque). Oh, la la, il en
tient uneþ! Pas de panique, Mellique, pas de flic en vueþ!
À fond, la musiqueþ!
Take a journey to the bright midnight…
Une 8.6 coincée entre les jambes, il se penche pour
ramasser le briquet qu’il a laissé tomber et rallumer son
joint, quand il sent un choc sur le côté de la tire. Il relève
la tête, freine à mort. La 4L cahote, cale, glisse sur la
route verglacée et s’immobilise sur le bas-côté. Un
chouia et c’était le plongeon dans le fossé. La bière s’est
renversée sur son fute.
–þM… C’était quoiþ?
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Il rattrape la canette, l’achève, récupère le joint. Il est
trempé. Dans quoi il a tapéþ? Une vacheþ? Impossible, il
n’y a pas d’éleveur dans le coin. Un sanglierþ? Ça tomberait bien. Il ne rentrerait pas les mains vides. Il a bu les
cent balles que Tartous lui a données comme cachet.
–þJésusþ!
Dans les phares jaunes, une poupée grandeur nature
gît inconsciente et nue sur l’herbe couverte de givre. Une
blondeþ! Enfin… pas une vraie blondeþ!
–þSi c’est une blague, les potes…
Elle est gonflée mais elle n’est pas gonflable, la poupée
qu’il a amochée. Bien roulée, la Barbie. Poupée, poupée… c’est vite dit. Elle est comme sa 4L, elle a au moins
quarante ans au compteur. De l’argent, ça, c’est sûrþ!
Rien que le parfum, le brushing, l’épilation, la chirurgie,
il doit y en avoir pour un paquet. Avec tout ça, il en
oublie de vérifier si… Il s’agenouille, lui prend le pouls.
Pas évident. Approche la tête de son, de ses… Ça sent
bon, ça, madame… Ouf, elle respire. Qu’est-ce qu’il va
faire d’elle ?
Il la gifle comme il l’a vu faire au cinéma.
–þOh, la petite dameþ! On se réveilleþ!
Elle ouvre les yeux, de grands yeux clairs, un peu… un
peu vides. Elle est shootée ou c’est le chocþ?
–þÇa va, madameþ?
Elle ne réagit pas. Elle n’est peut-être pas française.
Sans papiers et sans culotte. Il ôte son blouson, le lui
enfile.
–þI can help youþ? Je vous aide à vous leverþ?
Il la soulève. Il est tellement cuit qu’il se casse la
gueule avec elle.
–þPourriez faire un effortþ! Vous voulez que je vous
laisse làþ? C’est pas moi, j’ai rien vu. Je fais marche arrière
et adios… Après tout, il faisait noir. Il n’y a pas idée de
traverser la route à oualpé. Si je vous ramène chez les
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schmittes, ils vont penser qu’avec ce que je tiens, je vous
ai… Je n’ai rien fait moi, monsieur Maigret, c’est la dame
qui s’est jetée devant ma bagnole. Pourquoiþ? Heinþ? Qui
vous a balancéeþ? Et vos vêtements, ils sont oùþ?
Elle se contente de gémir en guise de réponseþ:
–þJ’ai peurþ!
–þN’ayez pas peurþ! proteste Jerry. Je ne suis pas cannibale. Vous avez mal quelque partþ? Faites voirþ!
Elle se laisse faire. Vraiment bien roulée…
–þÀ part l’hématome sur la hanche, je ne vois rien.
Vous avez de la chance d’être tombée sur moi. Un gars
bien, Jerry, qui a des idées et de la morale. Imaginez que
vous ayez été renversée par… Chépaþ! Demain, qu’est-ce
qu’on lirait dans L’Avenir de l’Artoisþ? Même défoncé, je
ne laisse pas une dame toute nue dans le désert, moiþ!
Pas une maison dans le coin. De toute façon, il se voit
mal taper à une porte en pleine nuit. «þBonjour, excusez
de vous déranger, j’ai trouvé une fille à poil sur la route,
ce n’est pas à vous, par has…þ» S’il ne se prend pas un
coup de fusil avant d’avoir fini sa phrase, il aura de la
chance. Les hippies, c’est fini depuis un bail, mais, dans
le coin, dès qu’ils voient des cheveux longs, ils lâchent les
chiens. La 4L n’arrange pas les choses. D’accord elle est
pourrie, mais tant qu’elle roule et qu’il trouve encore des
pièces, il n’y a pas de raison d’en changer, ce n’est pas
avec ce que la ferme rapporte qu’il est prêt d’en prendre
une qui marchera au solaire ou à l’huile de friture.
Christine-Anne – oui, oui, c’est son vrai prénom,
Christine-Anne-Germaine-Marie. Ses copains l’appellent
Pamela à cause de sa plastique – Christine-Anne Van
Vermineen ouvre de grands yeux en écoutant ce jeune
euh… autochtone. Quel âge peut-il avoir, la trentaine à
tout casserþ? Il a un parfum… viril… Elle n’a jamais essayé
ce genre-là. Elle entend d’ici ses amies du Rotaryþ: «þIl te
fait fumer la moquetteþ? Il ne sent pas trop le boucþ?þ»
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Elle lui sourit.
–þÀ la bonne heureþ! Ça va mieuxþ? Qu’est-ce que je fais
de vousþ? Je vous conduis à la policeþ?
–þÀ la policeþ? Oh, mon Dieu, nonþ! Je ne veux pas de
scandale, monsieur…þ?
–þJerry. Comme Jerry Lee Lewis. Vous avez eu de la
chance que je jouais ce soir.
–þVous êtes footballeurþ?
–þNon, musico.
Elle soupire.
–þQuand j’étais jeune, je rêvais de devenir chanteuse.
J’avais fait le conservatoire. Je chantais… Comment
c’était déjàþ?
En pleine nuit, elle se met à fredonner, d’une voix rauque abîmée par l’abus de whisky et de cigarettes.
Chérie, tu es ma vie, mon insouciance.
Tu es ma vie, mon espérance.
Rien qu’une larme dans tes yeux
Pourrait me rendre malheureux.
Elle pleure. Il la serre dans ses bras.
–þJ’aurais pu faire carrière. Mais, avec les parents que
j’avais… Mon père était huissier.
–þJe connais ça, madame. Le mien était notaire à
Bruay. Et vous, c’est comment votre petit nomþ?
–þVous pouvez m’appeler Pamela.
–þEnchanté. «þPamela et Jerryþ». On pourrait faire un
duo.
–þVous avez un téléphoneþ? Je vais appeler un taxi. Je
vous rembourserai…
–þAh, non, nous autres, au Phare…
–þAu Phareþ?
–þC’est le nom de notre ferme. Parce qu’on a un
pigeonnier. De loin, au milieu des champs, on dirait un
phare. Les mobiles, on est contre. Les ondes, le flicage,
tout ça… Le prix surtout. Mais au Phare, on en a un vrai,
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pas à manivelle mais presque. Je vous conduisþ? C’est à
un quart d’heure. On trouvera quelque chose de décent à
vous mettre sur le dos. Vous me raconterez votre histoire.
–þOh, vous n’allez pas me croireþ!
–þUne belle femme comme vous, on la croit sur parole.
Décidément, il lui plaît bien, ce jeune homme. La vie a
l’air d’être simple avec lui.
Décidément, elle lui plaît bien, la Pam-pam. La tête
qu’ils vont faire les copainsþ!
Il redémarre, marche arrière, et entonne à tue-tête.
Realms of bliss, realms of light
Some are born to sweet delight
Elle reprend le refrain en riant comme une gamine.
Elle a une voix, y a pas à dire. Janis Joplin dans ses bons
jours, Patty Smith les mauvais.
–þVous fumezþ? Regardez là-dessous, il doit rester un
peu de «þsweet delightþ», spécialité de la maison.
Chapitre 5
þ« Les clés sont sous le pot de fleurs à côté du paillassonþ», lui a dit Joaquim. «þTu es sûr qu’elle ne sera pas
làþ?þ» «þAucun risque, c’est sa soirée “entre filles”þ; le code
de l’alarme, c’est sa date de naissance. 1969.þ» «þO.K. Jo.
Tu t’arranges comme tu veux, mais il faudra qu’il y ait dix
témoins que tu n’étais pas chez toi ce soir. Tiens, va dormir chez ta maman. Tu lui diras que Pam et toi, vous
vous êtes disputés. Autre choseþ: il ne faut plus qu’on se
parle pendant au moins trois semaines. Tu tiendrasþ?þ»
«þOuais, mon chou. Tu vas me manquer.þ» «þD’ici, deux
jours, tu seras le veuf le plus heureux du monde. Allez,
va. Bisous. Pas de téléphone, pas de mail, pas de texto.
Tu effaces les photos que tu as de moi, tous nos films et
tous mes messages. Sois prudent. Il y aura forcément une
enquête. Ça iraþ? On se retrouve dès que l’assurance
t’aura versé le chèque. Tu m’embrasses une dernière
foisþ?þ» «þSeulement embrasserþ?þ» «þOh, toiþ!þ»
Pas un chat. Ce n’est pas un quartier, c’est un cimetière. Chez les pauvres, au moins, il y a du bruit. Grosse
maison, dis donc, un vrai tombeauþ! Qui c’est qu’est
mortþ? Qui c’est qui va clamserþ?
–þY a quelqu’unþ?
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Où j’ai mis mes gants de ménageþ? Une charlotte sur la
tête, un tablier, des chaussons… On y vaþ! 1969. Année
érotique. Minceþ! Tous les SDF qu’on pourrait mettre rien
que dans le hall d’entréeþ! La loi Dallot, tu n’en as pas
entendu parlerþ? Faisons le tour du proprio. De la future
propriétaire, plutôt. Dis donc, il y en a des photos de
Madameþ! Nue, habillée… Pas mal gauléeþ! Et t’as pas été
fichu de lui faire un môme avec tes petits muscles bodybuildésþ! C’est marrant, plus Madame vieillit, plus elle se
fait retoucher. Madame est plus jeune à quarante ans
qu’à vingt. Photos de mariage… Pourquoi on ne voit que
toi en meringue chantilly. Où il est le mariéþ? Je ne me
retiendrai pas, tu verrais comme je les retouche, tes portraitsþ! Tu ne perds rien pour attendreþ!
Dressing. Qui c’est qui dresse qui iciþ? Pfiouþ! Combien
d’années, il me faudrait pour mettre tout çaþ? Si Éric ne
trouvait pas de boulot, je pourrais toujours lui ouvrir une
boutique de fringues. «þJe peux essayer, mon chériþ? Je
t’en prie, maman, la cabine est par ici. Tu ne trouves pas
que ça fait un peu p… Tu as raison, c’est une question
d’âge. Dis donc, c’est des paires à trois cents euros, çaþ?
Mille euros, en promotionþ? Une pailleþ! Joaquim, my
love passe-moi ma carte Goldþ!þ»
Cendrine sort du dressing, méconnaissable. Elle sourit
dans le miroir à la brune élégante au visage dur, un peu
masculin, aux pommettes hautes, aux lèvres épaisses,
cheveux courts et nez cassé, qui ressemble à ces aventurières que l’on voit à la télé, Florence Aubenas et…
l’astronaute, comment elle s’appelle déjà, Claudie
Quelquechose…þ? «þJe fais quoi de mes vieilles frusques,
mon chériþ? Non, laisse, je les donnerai au Secours populaire.þ» Où est la salle de bainsþ? Pour ne pas faire
d’erreur, vieille peau, il faut que je devine tes habitudes,
tes faiblesses, tes vices, tes failles. Tout le monde en a…
Et qui peut mieux le savoir que moi qui, depuis que je
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suis née, ai tout failliþ? Antirides, amincissants, masques,
démêlants, coupe-faim… Qu’est-ce que tu devais
t’ennuyer pour trouver le temps de mettre tout ça.
Voyons la pharmacie. De quoi endormir un régiment
d’éléphants insomniaques. Je comprends que Madame
rentre à l’aube. La nuit, c’est long quand on n’est pas
aimée. Il t’a aimée un jour, mon Joaquimþ? Non, n’est-ce
pas, il est comme moi, mon boxeur, c’est l’esprit de
revanche qui l’anime. Pour aimer vraiment, faut d’abord
s’aimer. Et ça, c’est quoiþ? La mouche à miel est diabétiqueþ? Intéressant. Tiens, tiens, un antiallergique. Voyons
la notice. Mais, c’est grave, ça, Madame, on peut en
mourir. Œdème, je t’aime.
Le pense-bêteþ: que des rendez-vous importantsþ! Le
coiffeur, l’esthéticienne, la gymnastique, le jogging, le
golf… Il te reste à peine le temps de déprimer. Tiens, tu
n’as pas prévu de rendez-vous au cimetièreþ? Je m’en
occupe. Tu préfères être incinéréeþ? Joaquim dit que
quand il t’a connue, tu avais le feu au… J’y pense, tu as
peut-être un amant, toi aussiþ? Voyons tes messages. Ben
dis donc, tu as la santé, je comprends mieux le tas de
vitamines. Madame a des exigencesþ! Il lui faut du lourd.
Si jamais mon plan foire, je pourrais toujours te faire
chanter.
Sauna. Tu aimes les films de James Bond, Pamelaþ? Il y
en a un où le méchant dérègle le thermostat. Tu t’imagines en Knackieþ? Pam’friteþ!
Salle de sportþ! Qu’est-ce que tu dirais que je t’accélère
le véloþ? Tu n’aurais plus besoin de somnifères. Bah, c’est
fragile, le mécanisme de cet engin, développé-couché,
développé-écrasé. Trop compliqué. Je garde ça sous le
coude.
Chambre à coucher avec miroirs et caméras, matelas
aquatique, sommier électrique, oreiller antiallergique.
Vibro, ma sœur, sèche-cheveux et sex-toy en équilibre
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au-dessus du jacuzzi, un court-circuit est vite arrivé. Le
courant, ça s’en va et ça revient, c’est fait de tout petits
riens… Ça sert d’avoir fait un stage d’électricité. Emploi
assuré… tu parlesþ! À part fourguer des compteurs
Wopeo à des retraités…
Voyons la cuisine. Ça t’arrive de manger là-dedansþ?
On dirait une morgue. Les couteaux, les hachoirs, le frigo
américain. Dis donc, il y en a de la place dans le congéloþ!
Si tu tombais dedans, qui viendrait te sortirþ? Finir congelée. Le froid, ça conserve. La bonne blagueþ! Tu ne devrais
pas fermer les aérations, ma chérie. Une asphyxie est vite
arrivée. Voyons le chauffe-eau. C’est faisable, mais dangereux. J’y tiens moi à ma future maison. Le garage. En
voilà une belle tire. BM, je l’aime. Décapotable. J’ai fait
aussi dans la mécanique. Encore un stage reconversion… J’aurais mieux fait de faire dans les Pompes funèbres. On dirait que tu vas manquer de liquide de freins,
c’est con. Zut, je n’arrive plus à revisser. Bon, voilà. Il n’y
a plus qu’à attendre que Madame rentre pour l’aider à
mourir dans la dignité et la discrétion. Une coupe de
champagne en attendantþ? La bouteille est déjà videþ?
Une autre, garçonþ!
Quelqu’un sonne. Vaut mieux aller voir. Hop, le foulard sur la tête genre «þLa Madâm népalaþ!þ»
–þQui c’est-iþ?
–þJe suis le voisin. J’ai vu de la lumière. Vous êtes
madame Van Vermineenþ?
–þJe suis Fatima, la femme de ménage au noirþ!
Madame Pamela m’a demandé de rester dormir. Elle
n’aime pas que la maison reste vide quand elle est
dehors avec Monsieur.
–þAh, je préfère ça. Quand j’ai vu toutes ces lumières
qui s’allumaient. J’ai cru à un cambriolage.
–þMoi, non plus, je ne peux pas dormir quand je ne suis
pas chez moi, monsieur Levoisin. Alors j’en ai profité
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pour faire le grand ménage. Je suis désolée de vous avoir
fait peur. Entrez, si vous voulez. Ça vous dirait de prendre un café avec moiþ?
–þJe ne veux pas déranger.
–þOh, vous ne dérangez pas. Madame et Monsieur ne
rentreront pas tout de suite. Une coupe de champagneþ?
Madame a laissé une bouteille ouverte mais moi, je ne
bois pas.
–þCe n’est pas de refus.
–þEntrez alorsþ! Entrezþ!
Beau gosse, dis donc. Il fait quoi, monsieur Levoisin,
dans la vieþ?
–þJe suis assureur.
–þAssureurþ? Alors, vous allez me renseigner. Ma mère
souffre d’un diabète aig…