Jean Métellus raconte le rêve brisé d`une mondialisation heureuse

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Jean Métellus raconte le rêve brisé d`une mondialisation heureuse
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cet autre à son côté qui lui dit qu’il est « étranger
à lui-même », comme il l’écrit dans le poème « La
solitude du nègre » qu’affectionne tant son complice
dès les années estudiantines Claude Mouchard. Il est
cet « homme noir sans harnais et sans chaîne / Bien
affranchi de corps mais jamais libre d’esprit ».
Jean Métellus raconte le rêve brisé d’une
mondialisation heureuse
PAR PATRICE BERAY
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 10 FÉVRIER 2015
Voix importante de la littérature haïtienne en exil, Jean
Métellus donne à titre posthume, avec Rhapsodie pour
Hispaniola, son ultime livre. Ce poème épique relate
la conquête impitoyable des « Indes » chimériques
de Colomb et vient raviver la flamme d’une œuvre
aussi discrète qu'essentielle à notre compréhension du
monde.
« Et si revient hier que ferons-nous ? » demandait
Jean Métellus dès son premier recueil de poèmes Au
pipirite chantant (paru en volume en 1978), c’est-àdire au lever du jour perçu d’Haïti où chante en premier
cet oiseau des Caraïbes, le pipirite. Un an après sa
mort survenue à Paris, le 4 janvier 2014, les éditions
Bruno Doucey publient Rhapsodie pour Hispaniola,
ouvrage posthume qui vient raviver la flamme d’une
œuvre déjà considérable.
Pascale Monnin, Eustache ou l'éloge de la
Complexité (détail) © Nemo Perier Stefanovitch
L’émerveillement à la lecture de Rhapsodie pour
Hispaniola tient alors à la démesure d’un geste créatif
qui pourrait bien être celui de toute une vie, en captant
tous les chemins d’écriture, d’essais de voix (poème,
théâtre – notamment Anacaona, œuvre qui fut créée
pour la scène par Antoine Vitez, et Colomb). Le
dessein est de « revisiter » plus loin encore cette
histoire qui ne laisse pas en paix son auteur. Soit
le monde d’« Ayiti » au moment de l’arrivée de
Christophe Colomb en 1492 : celui des Amérindiens,
des Taïnos.
Jean Métellus est d’abord cela, un être arraché au chant
de sa terre natale en accomplissant ses premiers pas
volontaires dans l’existence, puisqu’il a une vingtaine
d’années quand il doit émigrer pour échapper au
régime de terreur sanguinaire et de pouvoir sans
partage qu’instaure en Haïti François Duvalier, dit
« Papa Doc ».
Cette démesure d’une narration au long cours, visant à
remonter dans des temps effacés, seul le poème épique
peut y satisfaire, et le titre même du livre ne laisse
aucun doute sur l’intention de l’auteur. Se voulant
parfaitement édifiant, le conteur (rhapsode) y insiste
d’emblée : « Il s’agit de prendre acte de l’effet de la
première mondialisation, de la mise en communion de
civilisations différentes (...) » Puis, à peine plus avant :
À Paris, durant la guerre d’Algérie, l’immigré
Métellus entreprend des études de médecine. Au
fil des ans, il devient médecin, puis neurologue,
et enfin spécialiste des troubles du langage,
expérience qui a nourri certains de ses livres. Car
parallèlement, il constitue une œuvre abondante,
poétique, romanesque, théâtrale, où son art de conteur
s’anime au souvenir des tableaux et des personnages
de la vie haïtienne, illustres ou anonymes, comme à
autant de pans d’une réalité enfouie, travestie par le
cours de l’histoire.
C’est que l’homme Métellus a appris tôt à s’écrire
« à lui-même ». Il est cet homme qui marche dans le
monde parce qu’il le doit – et surtout « soucieux de
sentir s’il savait encore marcher » –, tout en écoutant
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« (...) je vous demande de redoubler d’attention, j’ai
encore des choses vraies à rapporter car je suis au
service de la vérité ».
et « conquérants, violents par nature » animés par
une soif d’accaparement sans limites. Bientôt, c’est
la « plainte » de Guacanagaric – même si Colomb le
protège des atrocités commises par les Espagnols –
que fait entendre le rhapsode.
Pascale Monnin, Eustache ou l'éloge de la
Complexité (détail) © Nemo Perier Stefanovitch
Ainsi Jean Métellus s’engouffre dans la brèche ouverte
pour le geste épique par Édouard Glissant dans l’aprèsguerre avec Les Indes – poème de l’une et l’autre
terre. Le rapprochement vaut surtout pour cette soif
inextinguible de découverte qui irradie du verbe de
Glissant, rouvrant l’ancienne route des Indes pour les
laissés-pour-compte de l’histoire, ceux qui y furent
d’abord exterminés, déportés : « Frégates ! Une Inde
encore, de raison démesurée, a pris le large / Avec ses
hommes prévoyants. Ils se souviennent de ceux-là qui
tinrent / Sur la première plage l’oraison de gloire et
de fragilité... »
Pascale Monnin, Eustache ou l'éloge de la Complexité © Nemo Perier Stefanovitch
De ce monde qui va disparaître corps et biens,
Métellus restitue non seulement l’apparat (les masques
travaillés à la feuille d’or, les ceintures ornées de
visages et de lamelles d’or, les vases représentant des
dieux ou des animaux) mais tout le savoir possible sur
le mode de vie des Taïnos, leurs jeux, leurs croyances,
leurs rites. Chaque chant relate le terrible sort réservé
aux différents caciques et à la reine d’Ayiti, Anacaona,
et à leur peuple, tous exterminés jusqu’au dernier par
les massacres, le travail ou la maladie :
Les confidences de Jacmel à Colomb
Le premier des sept amples poèmes composant
Rhapsodie pour Hispaniola s’ouvre par les mots
mêmes que consigne Christophe Colomb dans son
récit de voyage à son arrivée dans l’île. Il est alors tout
acquis à ses beautés naturelles et à l’accueil que lui
réserve « le plus exquis des humains sur la terre ». Ce
jeune cacique (roi) qui lui offre l’hospitalité après que
son bateau s’est échoué, « le cœur sur la main et la
main sur le cœur », répond au nom de Guacanagaric
et règne sur le Marien au nord de l’actuel Haïti, l’un
des cinq cacicats de l’île que Colomb a dénommée
Hispaniola.
Nous Indiens de Quisqueya-Bohio-Haïti
Si nous refusons le ciel des Espagnols
Nous gardons encore en nous des valeurs
Des valeurs sûres, à garder, oui, en lieu sûr
(...)
Nous voulons garder notre fierté de Taïnos, de
nitainos
De sujets des grands caciques trahis
Et nous crierons tous avec les nouveaux venus
d’Afrique
Dès ce premier chant, Jean Métellus alterne les
passages en prose à vocation descriptive voire
didactique – citant notamment le père missionnaire
Las Casas – et les laisses envoûtantes en vers
irréguliers du rhapsode qui va prêter sa voix aux
différents caciques tout au long du poème. Car ce n’est
qu’un répit qui s’offre entre « barbares innocents »
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Certes, dans l’esprit de Métellus, Colomb demeure
à part et sa rencontre initiale avec le cacique
Guacanagaric laisse à penser qu’une autre histoire
aurait pu se produire. Ainsi, à la toute fin de Rhapsodie
pour Hispaniola, en un ultime renversement récitatif
du rhapsode, c’est Jacmel (la ville de naissance de
Métellus) qui s’adresse à Colomb et lui décrit en
observant sa solitude « les saveurs éblouissantes / Des
vies extraordinaires ». Mais quelle autre part que le
rêve pouvait bien y prendre le navigateur ?
De trop s’ancrer ou de sombrer
Ou de tenir debout
Dans un monde toujours couché
(...)
Si bien que c’est à tous coups le rhapsode qui demande
à la face du monde : « Et si revient hier que feronsnous ? »
_________________
Jean Métellus, Rhapsodie pour Hispaniola, Éditions
Bruno Doucey, 192 p., 16,50 €. Préface de Claude
Mouchard.
(...) il ne connaissait
Ni son destin ni sa destinée
Ni son avoir ni son être
Ni son avenir ni son devenir
Il était sur la terre ferme
Mais il vivait en suspens
Ne sachant plus rien de son passé
Encore moins de son présent
Et toujours rien de l’avenir
Toujours prêt à dire adieu à tous les moments de sa vie
Par crainte de se tromper ou de se perdre
Boite noire
Les photographies de l’installation de Pascale Monnin
reproduites dans cet article ont été prises durant
l’exposition « Haïti – Deux siècles de création
artistique », qui se tient au Grand Palais, à Paris,
jusqu’au 15 février.
Pour découvrir cette artiste née à Port-au-Prince d'une
mère suisse et d'un père suisse naturalisé haïtien, se
reporter à cet article d’édition.
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