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Vulnérabilité et névrose Colette WESTPHAL Comment rapprocher ces deux termes? Veut-on parler d'une vulnérabilité qui prédispose à la névrose ou d'une vulnérabilité induite par la névrose? Si l'on aborde la névrose dans le champ freudien, à quels concepts psychanalytiques la vulnérabilité fait-elle écho? Constatons d'abord que le vocabulaire de la psychanalyse fait la part belle à des notions voisines : qu'il s'agisse de castration, perte d'objet, clivage, blessure narcissique ou acte manqué, Freud s'intéresse en premier lieu aux ratés, aux fêlures, à ce qui cloche chez le sujet. Mais au bout du compte, la vulnérabilité, est-ce un état morbide qu'il faut rectifier, consolider à tout prix ou est-ce un attribut de notre condition? Après Freud, la psychanalyse s'est divisée sur cette question entre les partisans du moi fort (l'egopsychology, développée surtout dans les pays anglosaxons) et le courant français, lacanien en particulier, qui voit la vulnérabilité sous un jour plus positif. Parce qu'a contrario, l'invulnérabilité n'a rien de rassurant, nous y reviendrons. L'étiologie des névroses. Mon propos n'est pas de dérouler toute la théorie, mais de pointer ce que Freud, sans utiliser le terme explicitement, range du côté d'une vulnérabilité au déclenchement d'une névrose, spécifiquement l'hystérie. Sa pensée passe par deux notions explicatives : le trauma et le fantasme. La théorie traumatique : L'hystérique souffre de réminiscences portant sur un trauma sexuel, selon un processus qui se déroule en deux temps. La vulnérabilité tient à ce qu'une scène infantile enfouie, tombée dans les limbes, se trouve réveillée par une autre expérience qui actualise la première et lui donne sa force pathogène. Au fur et à mesure de sa pratique, Freud est amené à remonter de plus en plus loin dans la vie psychique pour y situer le trauma initial. Poursuivant ce mouvement rétrograde, la psychogénéalogie incrimine un phénomène de crypte constitué dans les générations antérieures. La théorie du fantasme. Coup de tonnerre en 1897, dans une lettre à Fliess : Freud remet en question sa neurotica, sa théorie de la séduction traumatique. Ses découvertes sur la sexualité infantile l'amènent à privilégier la nature fantasmatique des scènes rapportées en séance par ses patientes hystériques. La vulnérabilité ne tient plus à un trauma préalable venu de l'extérieur, mais à un danger interne : le danger pulsionnel des désirs inavouables, la conflictualité psychique qui en résulte et qui se solde par le symptôme, effet du refoulement. Le choix du symptôme. Pouquoi une conversion somatique plutôt qu'une phobie ou une obsession? La vulnérabilité tient aux aléas du développement psychique, repérables dans les fixations de la libido, donc tributaires de l'histoire individuelle. En ce qui concerne l'hystérie, Freud mentionne une aptitude à la conversion qu'il n'explicite pas vraiment, si ce n'est pour dire que le symptôme est surdéterminé. A savoir déterminé à la fois par des associations significatives (comme dégoût et nausée), une prédisposition héréditaire (qu'il n'exclut pas, même s'il minimise l'importance que Charcot lui donne) ou une fragilité physique sur laquelle se greffe le symptôme. Toujours au chapitre des facteurs conditionnants, Freud s'intéresse à la suggestibilité, cette mystérieuse aptitude à être influencé par l'autre. Charcot en fait une caractéristique de l'hystérie, tandis que Freud se range du côté de Bernheim pour qui la suggestibilité est une donnée psychique universelle, simplement accrue chez l'hystérique. La suggestion, présente dans tout processus thérapeutique, appartient à cette catégorie de phénomènes que l'on peut appeler doubles ou ambivalents, à la fois pathogènes et curatifs, suivant l'usage qui en est fait. C'est aussi par leur potentiel suggestif que jouent les déterminants culturels. D'aucuns déplorent la disparition de la belle névrose freudienne. La raison en est que l'époque actuelle suscite moins de conflits intérieurs que de sentiments d'insuffisance. La primauté de l'image, la course à la performance, les connexions multiples génèrent de nouveaux symptômes, notamment dans le registre des phobies sociales et de la dépression. Le destin de la névrose. La névrose constituée génère-t-elle une vulnérabilité spécifique, un destin névrotique? Le cas d'Anna O., dont parle Freud, dans ses « Etudes sur l'hystérie », tendrait à prouver que la névrose conduit parfois à de grandes choses. De son vrai nom Bertha Pappenheim, la patiente de Breuer est considérée comme la fondatrice du travail social en Allemagne et a mené une campagne internationale contre la prostitution. Mais la sublimation n'est pas à la portée de tous, et la vie des névrosés a souvent moins de panache... Après l'euphorie des premiers succès de sa méthode cathartique, Freud constate qu'il ne suffit pas de ramener à la conscience les souvenirs enfouis ni même d'élucider le sens des symptômes pour les faire disparaître. Il se heurte à une autre forme de vulnérabilité : la compulsion de répétition. Tous les praticiens connaissent ce désespérant retour du même. Le même mauvais choix éternellement rejoué, la même histoire d'amour qui finit mal, les accidents en série de celui qui se trouve toujours au mauvais moment au mauvais endroit. Face à ces constatations incompréhensibles, Freud fait l'hypothèse d'un « au-delà du principe de plaisir » régi par une mystérieuse pulsion de mort. Il écrit (XXXIIe conférence) : « Il y a des gens qui répètent toujours, à leurs dépens, les mêmes réactions sans les corriger, ou qui semblent euxmêmes poursuivis par un destin inexorable alors qu'un examen plus précis nous enseigne qu'euxmêmes, sans le savoir, se préparent ce destin. Nous attribuons alors à la compulsion de répétition le caractère démoniaque. ». Le qualificatif démoniaque s'applique ici au déterminisme inconscient qui gouverne le sujet à son insu et contre son gré. La névrose de destinée freudienne renvoit à une conception tragique de l'existence, au fatum des Grecs, qu'un patient féru de nouvelles technologies traduit par « bogue dans le logiciel »! En conclusion de ce rappel freudien, une citation extraite de la XXXIe conférence : « Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas n'importe comment, il se casse suivant ses directions de clivage en des morceaux dont la délimitation, bien qu'invisible, était cependant déterminée à l'avance par la structure du cristal. Des structures fêlées et fissurées de ce genre, c'est aussi ce que sont nos malades mentaux ». La métaphore prend une allure prophétique quand on pense au succès du courant structuraliste qui imprégnera la psychanalyse durant des décennies. Pour Lacan, les évènements traumatiques ne le sont que dans la mesure où ils trouvent un écho dans une fêlure préalable de la structure. Mais il y a plus. Outre la comparaison élogieuse du malade avec un cristal, ne peut-on voir la fêlure (donc la vulnérabilité) comme partie intégrante de l'identité, particulière à chacun, génératrice de troubles mais aussi de solutions originales pour y remédier? En définitive, la fêlure n'est-elle pas le lot de tout psychisme? A chacun son talon d'Achille et charge à chacun de s'en accommoder. La vulnérabilité dans les mythes. Les mythes sont riches d'enseignement sur cette vulnérabilité, qu'en d'autres termes les philosophes appellent finitude. Toutes les cosmogonies racontent un état primordial du monde chaotique et invivable. Pour que le monde soit vivable, c'est-à-dire ordonné, il faut que les puissances déchaînées qui l'agitent soient régulées, limitées. Chez les Grecs, Ouranos engendre des monstres tant qu'il couvre Gaïa de manière ininterrompue. Il faudra sa castration par Cronos pour qu'advienne l'être humain. Malheur à celui qui veut devenir invulnérable, donc immortel. Il sort de sa condition pour prétendre s'égaler aux dieux. Il brise l'harmonie du cosmos en transgressant ses lois. Plus sage, Ulysse renonce à l'immortalité que lui promet la divine Calypso pour retourner chez lui, auprès de la fidèle Pénélope. A noter qu'en arrivant à Ithaque en haillons, c'est par la cicatrice d'une blessure au genou qu'il sera reconnu par sa nourrice d'abord, puis par Pénélope. Un autre thème mérite de s'y arrêter, celui de la boiterie qui touche certains héros. La boiterie illustre l'ambivalence d'une particularité physique qui représente à la fois un défaut et un potentiel. Le cas le plus connu est la lignée des Labdacides. Elle comporte trois générations d'estropiés : Labdacos, le boiteux, Laïos, le bancal et Oedipe, le pied enflé. Aucun ne marche droit. A un premier niveau de lecture, ne pas marcher droit implique une transmission de travers, d'où la catastrophe que l'on sait. Mais une autre grille de lecture suggère que ne pas marcher droit permet de sortir des sentiers battus, de tracer un sillon original et une destinée hors du commun. A l'extrême, ce peut être marcher en décrivant des cercles (la figure de la perfection chez les Grecs) et retrouver le paradis perdu des êtres primordiaux sphériques décrits par Aristophane. Héphaïstos, le dieu du feu, est un boiteux. Le thème de la boiterie figure aussi dans la Bible. Après son combat avec l'ange, Jacob garde une blessure à la hanche. C'est après cette épreuve qu'il occupe une place privilégiée dans la descendance d'Abraham. Moïse, quant à lui, boite de la langue : il est bègue. Citons encore David, que Dieu choisit contre toute attente, alors qu'il est petit, mal charpenté et faible. La vulnérabilité vue par la psychanalyse. « Boiter n'est pas pécher » : Le titre d'un livre de Lucien Israël reprend la phrase de l'Ecriture par laquelle Freud termine l' « Au-delà du principe de plaisir ». En réalité, la citation de Freud comporte deux vers et une note en bas de page qui les attribue à Rückert. Cet écrivain du XIXe est totalement tombé dans l'oubli mais Israël en restitue la biographie et l'oeuvre poétique. Complétée, la citation de Rückert donne: « Ce qu'on ne peut obtenir d'un coup d'aile, il faut l'atteindre en boitillant, Il vaut mieux boiter que se perdre corps et biens. L'Ecriture dit que boiter n'est pas pécher. » Retour à la psychanalyse donc, pour autant que la névrose nous enseigne sur les mécanismes psychiques normaux. L'être humain est vulnérable par essence, ou par nature, ou de structure, quelque soit le terme utilisé pour le définir fondamentalement. Il l'est pour deux raisons : parce qu'il est sexué et parce qu'il parle. En tant qu'être sexué, il partage avec beaucoup d'espèces vivantes la condition d'être mortel, contrairement aux bactéries qui se reproduisent en se coupant en deux. En tant qu'être sexué, il devient étranger à la moitié de ses congénères. Il se sépare radicalement de l'autre sexe dont il devra s'accommoder avec plus ou moins de succès. La première vulnérabilité psychique, c'est la différence des sexes. La seconde tient à ce qu'il ne sait pas ce qu'il dit. Le sujet est divisé : une part de lui échappe à sa conscience. Dans « L'inquiétante étrangeté », récemment traduite par « inquiétante familiarité », Freud décrit bien cette partie de soi si intime et pourtant si étrangère à soi (unheimlich). On ne peut jamais être au clair avec son inconscient. Toute analyse, même bien conduite, laisse une sorte de tache aveugle inguérissable. Opacité génératrice de malentendus, de troubles et de symtômes. Faut-il le déplorer? Que serait l'invulnérabilité psychique? Une autosuffisance coupée de tout ou un fonctionnement de robot? Ce serait à tout le moins une incapacité à aimer et à créer. Animal parlant, l'être humain est un être de relation, soumis aux risques du désir, le sien et celui de l'autre. Le désir, c'est le tourment de l'homme, dit Lacan dans son séminaire. Pas moyen d'y échapper, puisque c'est aussi l'essence de l'homme, selon Spinoza! Deux citations en guise de conclusion. La première provient d'un petit livre d'Alexandre Jollien intitulé : « Eloge de la faiblesse ». Porteur d'un lourd handicap physique (IMC), l'auteur imagine qu'il dialogue avec Socrate. Ce dernier lui demande : « Se sentir tributaire des autres ne te rend-il pas amer? ». Il répond « Au coeur de ma faiblesse, je peux apprécier le cadeau de la présence de l'autre et à mon tour, j'essaie avec mes moyens de lui offrir mon humble et fragile présence ». Phrase un peu grandiloquente, mais belle définition de l'intersubjectivité. Plus légère, la seconde citation, une phrase de Michel Audiard, provient du livre de Josef Schovanec, dont le titre : « Je suis à l'Est » est une manière de qualifier son statut d'Asperger. Audiard, donc : « Bienheureux les fêlés, ils laissent passer la lumière »... Strasbourg, novembre 2013