Médecins israéliens face au diagnostic prénatal des fœtus intersexués
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Médecins israéliens face au diagnostic prénatal des fœtus intersexués
Sciences Sociales et Santé, Vol. 33, n° 1, mars 2015 Médecins israéliens face au diagnostic prénatal des fœtus intersexués Michal Raz* doi: 10.1684/sss.20150101 Résumé. Si la gestion médicale de l’intersexuation se fait principalement au moment de la naissance, les développements du diagnostic prénatal ont récemment rendu possible sa détection dès la grossesse. Israël, où l’usage de ces techniques est en essor, est un lieu intéressant pour étudier le dispositif médical à l’égard des fœtus soupçonnés d’avoir un sexe atypique. L’émergence de la possibilité de voir et d’examiner, in utero, les organes génitaux ainsi que les chromosomes sexuels, fait apparaître de nouvelles questions médicales mais aussi politiques et sociologiques, sur lesquelles il paraît important de réfléchir. La gestion médicale de ces cas est traversée de tensions. Cet article propose de voir comment l’équipe médicale d’un hôpital en Israël les décrit et les régule, et selon quels critères de jugement. L’exemple du micropénis est particulièrement intéressant pour comprendre le contexte d’incertitude et les normes du genre qui régulent les cadres de la pensée et de la pratique médicale du sexe. Mots-clés : norme, incertitude, nouvelles techniques de reproduction, Israël. * Michal Raz, sociologue, École des Hautes Études en Sciences Sociales, CERMES3, 7, rue Guy Môquet, BP 8, 94801 Villejuif Cedex, France ; [email protected] 6 MICHAL RAz « Par delà le stigmate social, (les intersexués) ne sont pas des gens malheureux, ils pourraient avoir une bonne vie heureuse, donc pourquoi arrêter ces grossesses ? Parce que nous avons du mal, nous, pas l’enfant lui-même. L’enfant trouvera son chemin. Sauf que ce sont les parents, et non pas l’enfant, qui décident de l’avortement » (1). Ces paroles d’un chef de service de néonatologie annoncent la complexité des questions soulevées par le diagnostic prénatal de l’intersexuation qui nous occupera dans cet article : le rôle de la médecine et celui des parents dans les décisions bioéthiques, la qualification de ce qu’est une vie heureuse, une vie viable et vivable (Butler, 2006), la force de la stigmatisation sociale et la place du « nous » collectif. Si, jusqu’à récemment, l’enjeu des interventions médicales sur les enfants intersexués concernait le sexe à assigner et des chirurgies à effectuer, de nouvelles questions émergent autour du moment prénatal. En effet, les médecins concernés se penchent de plus en plus sur les interrogations suivantes : l’intersexuation diagnostiquée in utero est-elle traitable ? (2) Est-elle grave au point de justifier une interruption de grossesse ? Le processus fait d’explorations biologiques, d’interprétations des résultats, de jugements portés sur la qualité de vie et de décisions irréversibles, fait d’eux des acteurs d’une « régulation normative (…) pris entre le registre de la loi, des institutions sociales et celui de la demande » (Membrado, 2001 : 32). En l’absence de règles suffisantes fixées par la loi, les médecins se retrouvent au centre de controverses éthiques, en définissant l’acceptable ou l’inacceptable en fonction de considérations à la fois techniques, morales et légales. Or, quels sont les mécanismes qui sous-tendent la régulation normative du sexe prénatal ? Le partage entre avortement justifié et non justifié n’est pas déterminé d’emblée mais se négocie constamment. Pour l’intersexuation, ce partage se construit dans un contexte d’incertitude et selon les normes de genre qui structurent les cadres de la pensée médicale. Ainsi, cet article propose une lecture sociologique de la gestion médicale des cas d’intersexuation diagnostiqués pendant la grossesse en Israël. (1) Entretien avec le Pr I., chef du service de néonatologie à l'hôpital Ramon (anonymisé). Extrait de l’entretien effectué le 27 avril 2010. Les noms des personnes interrogées ont été anonymisés. Les entretiens ont été menés en hébreu et les traductions en français sont faites par mes soins. Les citations en italiques proviennent toujours des enquêtés. (2) Plus que la question du caractère curable ou non de cette anomalie, l'interrogation tourne autour de la possibilité pour la médecine d’intervenir et de la « corriger », ou de la « contrôler » à l'aide d’hormones et de chirurgies. INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL 7 En Israël, où la formation des médecins s’apparente à celle de l’ensemble des sociétés industrialisées, la médicalisation de ceux qu’on a appelé longtemps des hermaphrodites va aujourd’hui de soi. Alors que les praticiens israéliens enquêtés reconnaissent de temps à autre le fondement social du « problème » qu’est le sexe atypique, leur pratique, qui sera examinée ici, accorde à ces variations le statut pathologique de malformations congénitales. Ils les construisent comme des objets scientifiques, considérés avant tout comme « une panne » ou un « problème dans le parcours de la sexuation » qui résulte en « la création d’un fœtus ayant un sexe phénotypique erroné ». Objets de classifications, d’investigations génétiques et de mensurations, les intersexués sont conçus comme relevant du savoir scientifique. Les nouvelles techniques préventives, et surtout le diagnostic prénatal (DPN), créent des situations inédites qui imposent aux différents acteurs (femmes enceintes/couples et soignants) des prises de décision dont le caractère social et éthique se voile parfois derrière des jugements qui sont considérés par leurs auteurs comme « purement » médicaux car, pour les médecins, « après tout, il s’agit de malformations comme dans tout autre appareil ». Or, la gestion médicale de l’intersexuation est doublement sociale : d’une part, parce que, comme toute anomalie, sa définition est socialement construite et sa perception dépend des normes en vigueur et, d’autre part, parce que, comme dans de nombreux cas de handicap, ce sont avant tout les critères d’acceptation sociale qui prédominent le jugement quant à sa gravité. Les médecins, qui peuvent admettre le deuxième volet, peinent à reconnaître le premier. Ils agissent sur les cas d’intersexuation vus en prénatal selon des critères qui seront ici délimités et analysés à la fois dans le cadre local de la société israélienne et dans celui, international, des normes de la médecine préventive. Qu’est-ce que l’intersexuation ? Contrairement au sens commun, l’intersexuation ne se réduit pas à l’ambiguïté génitale. Il s’agit d’un ensemble complexe de variations physiologiques, hormonales ou génétiques qui ne se laissent pas classer selon la binarité des sexes. Il est donc plus exact de définir l’intersexuation non pas comme un mélange mythologique du féminin et du masculin, mais comme un sexe atypique. En effet, le sexe dit biologique d’un individu, loin d’être une affaire simple, est composé de plusieurs sous-catégories. Outre le sexe génétique, gonadique, hormonal et phénotypique, on considère également que le sexe 8 MICHAL RAz social et le sexe psychique ou cérébral participent de cette entité désignée par les scientifiques comme « le sexe ». Or, dès qu’il n’y a pas de concordance entre ces différents éléments (certains jugés masculins, d’autres féminins), le corps est regardé comme pathologique — qu’il s’agisse d’un génotype inhabituel (chromosomes XXY, X0 ou une mosaïque) (3), de gonades mixtes, de testicules internes, de production hormonale hors norme ou d’un phénotype atypique (un pénis trop petit, un clitoris trop grand, etc.). Quant au nombre d’individus intersexués, il n’existe pas de chiffres consensuels étant donné le manque de recueil systématique des données. De plus, le chiffre avancé par les uns et les autres varie en fonction de la définition donnée et de l’approche restrictive ou élargie, incluant ou non des variations comme les formules chromosomiques connues sous les noms de Klinefelter (XXY) ou Turner (X0). Les estimations vont de 1,7 % (Blackless et al., 2000) (4) à 0,018 % (Sax, 2002) des naissances. On admet généralement que le nombre de personnes ayant subi une chirurgie génitale « correctrice » est de de 0,1 à 0,2 % de la population. Actuellement, le corps médical spécialisé utilise souvent le terme de DSD (Disorder of sex development) (5), introduit dans les classifications en 2006, avec un grand nombre de variations (6). Cependant, la terminologie utilisée dans le cadre médical constitue en elle-même un enjeu théorique et politique. Pour mettre fin aux allusions péjoratives ou pathologisantes, certains militants intersexes (7) ont rejeté le terme classique d’hermaphrodisme ainsi que ce nouveau terme médical (DSD). Ils optent plutôt pour le terme d’intersexuation, ou pour celui de variation du développement sexuel (Picquart, 2009). Il existe, en effet, une lutte politique pour les droits des intersexes qui revendiquent, depuis les années 1990 aux États-Unis et les années (3) Lorsque toutes les cellules ne contiennent pas le même matériel génétique, par exemple certaines contiennent des XX, d’autres des XY. (4) C'est également le chiffre reconnu par l’OII, l’Organisation internationale des intersexes. (5) Traduction répandue : anomalie du développement sexuel. (6) Un colloque international s’est tenu en 2005 à Chicago durant lequel les recommandations internationales ont été débattues et modifiées. (7) On utilise ici le terme d’intersexué pour désigner les individus ayant un sexe atypique, et celui d’intersexes pour les militant(e)s qui revendiquent ce terme comme faisant partie de leur identité. INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL 9 2000 en Europe et en Israël (8), l’arrêt des interventions imposées par les protocoles médicaux qui préconisent d’assigner un sexe à la naissance et d’effectuer les opérations médicales nécessaires — que les militants qualifient de mutilations — pour que le « sexe d’éducation » choisi corresponde aux organes génitaux externes (Kraus et al., 2008). On peut donc se demander si et comment se transforment les pratiques et les représentations médicales à l’égard du sexe atypique, y compris en prénatal, au moment où certaines revendications commencent à être connues et reconnues par le milieu médical (Lee et al., 2006). Méthode et sources Cet article se fonde sur une enquête menée dans un grand hôpital israélien, accueillant un public socialement varié, nommé ici Ramon. Cette enquête, qui a eu lieu en 2009-2010, se compose d’une série d’entretiens semi-directifs menés avec les différents acteurs du processus de diagnostic prénatal de l’intersexuation (9). Certains sont des chefs de service dans cet hôpital et jouissent d’une grande réputation. De plus, nous avons eu accès à des lettres rédigées par le service de génétique en direction des couples/femmes enceintes suite à un DPN d’une « anomalie des organes sexuels ». Nos sources se complètent par une analyse des publications scientifiques notamment celles de l’équipe enquêtée. Il ne s’agira pas tant d’une typologie des positions divergentes ou des trajectoires individuelles (10), mais d’une analyse d’ensemble de leurs discours et des descriptions de leurs pratiques, en m’inspirant des travaux d’études sociales et féministes des sciences qui expliquent comment « les scientifiques ne se contentent pas de lire la nature pour y trouver des vérités à appliquer au monde social, (mais) se servent des vérités issues de nos (8) La première grande organisation intersexe (ISNA) a été fondée aux États-Unis en 1993. Pour des informations en français sur l’OII voir : http://oiifrancophonie.org/. Ces mouvements ont eu un écho international bien que, au niveau local, en Israël comme en France, la lutte ne soit menée que par quelques individus qui participent à la médiatisation de la question. (9) Parmi eux : cinq obstétriciens échographistes, deux spécialistes en génétique, un gynécologue plasticien des organes génitaux, une endocrinologue pédiatrique, une assistante sociale, un urologue et un spécialiste en néonatologie. Au total : douze personnes dont trois femmes et neuf hommes. (10) Cela nécessiterait une enquête plus poussée. 10 MICHAL RAz relations sociales pour structurer, lire et interpréter la nature » (FaustoSterling, 2012 (2000) : 140). Les médecins soupçonnant une intersexuation chez le fœtus doivent la communiquer à la femme enceinte et proposer, s’ils trouvent l’anomalie suffisamment grave, une interruption médicale de grossesse (IMG). La femme ou le couple doit, par la suite, au moyen d’informations parfois parcellaires, opter soit pour l’arrêt, soit pour la poursuite de la grossesse. La question qui nous occupera est de savoir, dans le cas de l’examen prénatal du sexe fœtal, quels sont les normes et les mécanismes par lesquels des médecins classent les anomalies du sexe et jugent de leur gravité potentielle. On discutera plus particulièrement l’intersexuation qui, bien que relativement rare, est particulièrement intéressante puisqu’elle montre comment se fabriquent les critères du normal et du pathologique reflétant une vision éminemment sociale du sexe-qui-poseproblème. J’esquisserai d’abord les conditions locales des pratiques de DPN en Israël et les problèmes particuliers qu’elles soulèvent. Ensuite, j’explorerai, à travers l’exemple du micropénis, par contraste avec l’hypertrophie du clitoris, les questions qui se posent à ces médecins et les critères mobilisés pour y répondre. Ces critères dépendent d’une économie interne de la gravité médicale des différents cas, gravité qui se définit selon les normes dominantes du féminin et du masculin telles qu’elles sont interprétées et reproduites par l’équipe médicale. Nous verrons enfin que les opérations de détection d’anomalie sont loin d’être de simples données techniques. Elles sont, en réalité, imprégnées d’incertitudes et d’erreurs, intrinsèques aux formes de diagnostic du micropénis et de l’intersexuation en général. Les politiques reproductives en Israël : entre quantité et qualité « Les Israéliens sont... je ne sais pas s’il faut les qualifier de racistes mais un peu spartiates. Ils veulent un enfant parfait. Notamment les populations laïques, riches de classe supérieure qui n’acceptent pas l’Autre, ni en général ni chez eux. Il leur est très très difficile d’assumer cette réalité, et même des malformations ridicules comme par exemple un doigt supplémentaire qui va tomber après la naissance ou qu’on peut enlever sans problème, les bouleversent profondément pendant la grossesse » (11). (11) Dr H., jeune gynécologue spécialisé en échographie foetale, le 12 décembre 2009. INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL 11 La situation en Israël, en matière de médecine reproductive, concentre de multiples enjeux. Les pratiques reproductives y sont caractérisées par un effort politique pro-nataliste, d’une part, et par une attention accrue à la santé du fœtus, d’autre part, attention que même certains médecins enquêtés estiment exagérée, voire « spartiate ». Cette référence pourrait être comprise comme une allusion au culte du corps, à la puissance physique et au militarisme (12). En effet, un constat fait consensus dans les études sur la procréation en Israël : la politique reproductive y est pro-nataliste et la fertilité y joue un rôle important (Portugese, 1998). Israël est le pays dans lequel les techniques d’assistance médicale à la procréation sont les plus utilisées, profitant d’une subvention publique très large (Shalev et Gooldin, 2006). Cette valorisation de la fertilité est souvent expliquée par des traits socio-culturels spécifiques à la société juive et israélienne ou par ses objectifs politiques. En réalité, différentes explications s’articulent : l’importance de la maternité et du sentiment de collectivisme juif, mettant la famille au centre de la vie sociale, une tradition religieuse selon laquelle il faut se reproduire et, enfin, un effort nationaliste pour préserver la majorité juive de l’État d’Israël (Kahn, 2007). Ainsi, « reproduire des Juifs » (13) serait une preuve de patriotisme, un soutien à la cause nationale dans ce qui serait une lutte démographique opposant Palestiniens et Juifs. En outre, Israël serait aussi « championne » en nombre d’échographies et de tests prénatals effectués par femme — environ 20 % des grossesses auraient recours à une amniocentèse (Weiss, 2002) (14). Si l’on en croit les médias, les travaux sociologiques et ce qu’en disent les médecins spécialisés, les Israéliens auraient une préoccupation particulière pour la (12) Cette stigmatisation des corps jugés imparfaits se trouve déjà dans le projet sioniste qui, dès la fin du XIXe siècle requiert un investissement collectif pour produire des « Juifs à muscles », des corps sains et forts, voués à remplacer le juif, considéré comme faible, de la diaspora — voir les travaux non traduits de M. Gluzman (2007) et R. Falk (1998). (13) Selon le titre original de l’ouvrage de S.M. Kahn en anglais, Reproducing Jews. (14) Un rapport au parlement daté du 23 janvier 2012 sur « la politique du ministère de la Santé quant au financement des amniocentèses » (en hébreu) estime que, en 2010, 32 158 amniocentèses ont été effectuées (dont la moitié pour raison d'âge de la femme ou de recommandation du service de génétique, un quart pour risque élevé suite au dépistage et un quart sans indications médicales, effectuées dans le cadre de la médecine privée). Rapporté au nombre de grossesses de la même année — 186 434 (dont 166 255 naissances vivantes, 868 mort-nés et 19 311 interruptions de grossesse) —, on arrive plutôt à un pourcentage de 17,2 %. 12 MICHAL RAz qualité de la progéniture et seraient à « la recherche de l’enfant parfait » (Hashiloni-Dolev, 2006 ; Prainsack et Firestine, 2006 ; Remennick, 2006). Un cadre légal favorable, un pragmatisme religieux, un contexte social de confiance en la technique médicale et d’intolérance envers les corps jugés anormaux (Raz, 2004) (15) et une attitude médicale qui y voit un progrès de la modernité, tous ces éléments contribuent à ce que les interruptions médicales de grossesse y trouvent un terrain favorable. Or, plutôt que de s’opposer, les deux pôles — pro-nataliste et sélectif — s’articulent au sein des politiques spécifiques de reproduction dans une tension permanente entre un souci pour la quantité et celui pour la qualité de la population. Ces deux tendances appartiennent à une biopolitique spécifique (Foucault, 2001) qui répond à une multiplicité de logiques politiques. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’avoir beaucoup d’enfants mais de contrôler de plus en plus leurs caractéristiques vitales, en écartant ce qui est considéré comme anormal. Ces contrôles peuvent se comprendre comme une forme de régulation de la population qui passe par le corps des femmes, car c’est souvent à travers elles que le collectif national se reproduit biologiquement mais aussi symboliquement (Yuval-Davis, 1996). Une des formes récentes de cette régulation des corps se trouve dans les tests prénatals en constante prolifération. Les tests de DPN sont en expansion depuis les années 1980 et sont devenus par conséquent des techniques reproductives des plus banalisées (Rapp, 2000). L’essor de ce mode de contrôle médical des grossesses et des fœtus, dont la généalogie ne sera pas déployée ici — pour cela, voir Löwy (2014), Vassy (2011) et Schwartz-Cowan (2008) —, est lié à des innovations techniques, aux évolutions récentes de la génétique et aux changements législatifs et sociétaux à l’égard de l’avortement. La promotion gouvernementale du DPN en Israël est initiée par un programme national datant de 1978, intitulé « Programme pour la prévention des malformations congénitales » (16). Ce programme est renforcé par une réforme globale de la sécurité sociale entrée en vigueur en 1995, qui introduit la subvention publique de certains tests génétiques. (15) A. Raz a également montré que les militant(e)s pour les droits des handicapés en Israël expriment une attitude plutôt indifférente, voire positive, envers le DPN. Ces militant(e)s tiennent donc une « double position » par rapport au handicap : d’une part, soutenir les tests génétiques pendant la grossesse et, d’autre part, soutenir les handicapés une fois qu'ils sont nés. (16) Dès 1974, Israël rejoint le International Clearinghouse for Birth Defects Surveillance and Research (ICBDSR). Un registre existait déjà au niveau local dans un hôpital israélien dès 1964 (voir Rapport annuel de l’ICBDSR, 2012). INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL 13 Actuellement, un grand nombre d’examens sont pris en charge par la sécurité sociale et les mutuelles, notamment tous les examens qui sont effectués lorsque le risque d’anomalie est jugé élevé (femme de plus de 35 ans, indications médicales diverses, résultats hors norme des tests sériques de dépistage, etc.). Auparavant, les médecins proposaient les examens prénatals extensifs uniquement aux couples jugés à risque tandis qu’aujourd’hui les tests facultatifs occupent une part croissante parmi l’ensemble des dépistages effectués, de sorte que, depuis 1992, le nombre total de tests effectués — surtout génétiques — triple tous les cinq ans (Remennick, 2006). Cette spécificité est reconnue par les enquêtés qui, dans l’ensemble, approuvent cette prolifération (17). Elle serait, selon eux, le produit souhaité du progrès technique, du caractère « pragmatique » et « libéral » de l’État d’Israël et de la plus forte « sensibilisation » (18) du public à l’égard des risques. Or, comme l’indique cet extrait d’entretien « aujourd’hui, les femmes exigent la perfection », certains médecins admettent que ces pratiques peuvent déboucher sur des dérives « ridicules » sous forme d’examens superflus ou d’IMG qu’ils considèrent comme non justifiées (pour bec-de-lièvre par exemple). Le Dr L., gynécologue et conseiller génétique, critique la façon dont l’information est véhiculée aux femmes par les médecins qui, dans le cadre de la médecine actuelle qu’il qualifie de « défensive », ont « arrêté de parler des bonnes choses ». Il faudrait néanmoins nuancer cet engouement national à l’égard du DPN et noter que cela concerne surtout une partie de la population israélienne, celle qui peut investir beaucoup de ressources dans les grossesses. Les caractéristiques sociales qui, en Israël, favorisent le recours à ce suivi intense sont principalement : être séculiers (19), d’origine (juive) ashkénaze (20), avoir un revenu élevé, un supplément d’assurance de santé et moins d’enfants (Sher et al., 2003). (17) Il ne faut pas oublier aussi que certains praticiens, notamment les obstétriciens échographistes, pratiquent en parallèle dans une clinique privée. L’essor des examens prénatals est ainsi, pour eux, une source de revenus supplémentaires. (18) Le terme très souvent utilisé est Muda'ut. Il signifie en hébreu (comme le mot « awareness » en anglais) une prise de conscience individuelle ou une sensibilisation aux sujets de santé, d'alimentation, etc. (19) Les ultra-orthodoxes juifs refusent le plus souvent l'interruption de grossesse. Pourtant, des responsables religieux peuvent parfois autoriser ces gestes, notamment avant la 24e semaine (seuil de viabilité), reflétant une certaine flexibilité de la religion juive à cet égard. (20) On distingue habituellement les juifs ashkénazes provenant d'Europe et les juifs séfarades ou orientaux (Mizrahim), originaires des pays arabes ou musulmans. 14 MICHAL RAz Cette population privilégiée, capable de payer pour les examens facultatifs, aspire non seulement à ce que le bébé ne soit pas grièvement malade, mais à ce qu’il soit le plus conforme possible à une norme médicale et sociale. Il devient donc de plus en plus fréquent, surtout pour les classes favorisées, de rythmer la grossesse par les visites chez le médecin, tests, vérifications, estimations de risques. Ainsi, un nombre croissant d’anomalies sont diagnostiquées ou soupçonnées par les médecins qui, dès qu’il y a un indice de malformation, doivent alerter et juger, toujours en faisant plus d’examens, si le problème est grave et s’il pourrait faire l’objet d’une IMG. En 2011, 20,3 % des grossesses interrompues en Israël l’étaient pour cause d’indications embryopathiques (3 809 sur 18 975) (21). Parmi celles-ci, 34 % étaient effectuées avant la 7e semaine d’aménorrhée, 27 % entre les semaines 8 et 12, et 39 % après la 13e semaine. On peut néanmoins faire l’hypothèse que ces chiffres globaux sont exagérés. En effet, comme il n’existe pas d’équivalent de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en Israël, de nombreux avortements non thérapeutiques, tolérés avant la 13e semaine, sont classés comme IMG, faute de catégorie adéquate, sans qu’il y ait d’anomalie fœtale. D’un autre côté, la plupart des IMG ont lieu après la 13e semaine. Ce chiffre élevé fait écho aux études montrant que les femmes israéliennes tendent à arrêter leur grossesse dans une proportion plus élevée que les Européennes ou les Américaines (Sagi et al., 2001). Une des conditions qui rend ce phénomène possible est le cadre législatif (semblable au cadre français) qui, d’une part, permet d’interrompre la grossesse à tout moment (à condition d’avoir un accord du comité) et, d’autre part, ne mentionne pas précisément quelles anomalies justifient un tel accord. Celui-ci est administré en Israël par des comités hospitaliers : un pour les grossesses n’ayant pas atteint la 24e semaine et un autre qui tranche dans les cas allant de la 24e semaine jusqu’au terme. Or, malgré ce dispositif de régulation, 99 % des demandes ont été approuvées en 2008 et ce taux reste stable depuis les années 1990. À Ramon, lorsque l’on veut interrompre une grossesse pour des motifs thérapeutiques, notamment à des stades avancés, il faut être suivi par un conseiller génétique et écouter ses explications concernant le diagnostic et ses probables conséquences. Le conseiller génétique se fonde sur les conseils des différents spécialistes qui, dans leur jugement, dessinent les frontières entre les cas mineurs et les cas graves justifiant une IMG (22). (21) Chiffres issus des rapports de l’Institut central de statistique. (22) Comme le note Membrado, « il est encore difficile de structurer autour de disciplines spécifiques » (Membrado, 2001 : 39) les attitudes des médecins face à la régulation des cas en prénatal. INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL 15 Ce qui constitue pour eux la ligne de démarcation c’est la « conséquence significative sur la vie » (23). Il s’agit ici d’une décision médicale qui opère une distribution de valeurs selon les conséquences estimées d’une anomalie détectée ou soupçonnée. La gravité est qualifiée selon l’influence qu’une anomalie aurait sur le « fonctionnement » et la « qualité de vie » de l’enfant. Bien sûr, ce partage entre IMG justifiable et injustifiable, dans les cas d’intersexuation comme dans la majorité des cas, n’est pas déterminé d’emblée mais se négocie à chaque fois, dans une logique de cas par cas (24). Pour le comprendre, il faudrait se demander comment les médecins déterminent l’influence et les conséquences de cette variation sur la vie de l’individu, quelle conséquence est jugée grave ou bien mineure et selon quels critères. La facilité relative des avortements en cas d’anomalie fœtale ainsi que l’économie de la reproduction structurent cette biopolitique dans laquelle on recherche la perfection du bébé ou plutôt sa plus grande normalité. Après avoir exploré les conditions locales du diagnostic précoce en Israël, j’examinerai par la suite la manière dont se décline ce souci pour la qualité dans les cas d’intersexuation afin d’examiner comment l’équipe médicale détermine ce qu’est un sexe anormal. La qualification du sexe atypique Une des premières choses que le médecin effectuant une échographie obstétricale cherche à voir est le sexe du fœtus (au sens d’organes génitaux externes). Depuis les années 1980, la résolution des appareils échographiques s’est largement améliorée, faisant avancer l’heure de la « découverte » du sexe. L’augmentation des amniocentèses, qui fournissent le matériel génétique, multiplie également les moments où ça/le bébé devient il ou elle. Fille ou garçon, c’est aussi l’information qui est souvent demandée par le couple pour entamer le travail de préparation à la naissance, travail qui passe par le rituel de la reconnaissance du sexe. Mais visionner les organes sexuels du fœtus ou déceler ses chromosomes (23) Pr F., gynécologue, directeur du service de médecine fœtale de l'hôpital Ramon, le 24 décembre 2009. (24) Pour une enquête sur un « comité de vigilance » français et les processus décisionnels autour de l’IMG, voir Membrado (2001). 16 MICHAL RAz sexuels ne sert pas uniquement à énoncer au plus vite : rose ou bleu (25). La recherche du sexe est aussi, pour les spécialistes de médecine fœtale, une étape qui participe à la vérification de la normalité physique du fœtus. Ils peuvent, depuis peu, constater dès la 13e-16e semaine de gestation, que les organes sexuels ou les chromosomes du fœtus sont atypiques. Le rituel de la reconnaissance du sexe rencontre dès lors un obstacle que les médecins doivent franchir : expliquer le problème à la famille et tenter d’établir un diagnostic différentiel. Ainsi, la banalisation de la recherche du sexe du fœtus constitue-t-elle une condition nécessaire au développement du diagnostic prénatal des variations atypiques du sexe. Dans cette partie, nous allons voir comment l’intersexuation est identifiée in utero puis comment elle est analysée et traitée par les médecins israéliens interviewés. Parmi plusieurs types d’intersexuation, j’ai choisi de me focaliser sur les dilemmes concernant ce qu’on appelle le micropénis, et de le comparer aux cas d’hypertrophie clitoridienne, un exemple qui donne à voir les problèmes qui se posent à cette pratique préventive et les normes avec lesquelles travaille l’équipe médicale. Les deux « lieux » de l’identification prénatale de l’intersexuation Schématiquement, il existe deux espaces principaux de l’identification d’une intersexuation prénatale : lors d’une échographie (l’investigation du sexe phénotypique et parfois les organes reproductifs internes) ou par l’examen du sexe génétique (amniocentèse ou prélèvement des villosités choriales). Cette identification peut aussi advenir par la comparaison des résultats de ces deux tests, si le sexe génétique ne correspond pas au sexe phénotypique. Selon quelles normes les médecins évaluent-ils la normalité du sexe dit biologique ? L’étape centrale est l’échographie, étape par laquelle passent presque toutes les femmes enceintes aujourd’hui, surtout en Israël (Ivry, 2009). La visualisation du pénis, du scrotum et des testicules atteste d’un garçon, tandis que clitoris et lèvres à l’extérieur et utérus et ovaires à l’intérieur attestent d’une fille. La distinction entre clitoris et pénis se fait soit par leur taille, soit par leur position : un pénis ayant une structure « normale » se projette vers le haut alors que le clitoris s’oriente vers le bas. (25) Lors d'une consultation de routine au service d’échographie prénatale à laquelle j’ai pu assister, j’ai observé que, dès qu’on connaît le sexe du fœtus, le Pr S., expert qui effectue de nombreuses échographies, le marque sur l’écran et l’identifiant de ce fœtus devient bleu ou rouge clair, pour masculin et féminin. INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL 17 Or, la visualisation des organes n’est pas suffisante, il faut les mesurer. Pour le faire, des normes et des outils de mensuration ont été établis, outils par lesquels le médecin (via l’échographe qui calcule les résultats) détermine si les organes sont à la bonne taille par rapport au stade de la grossesse. Cette évaluation, selon des courbes de normalité statistique, est d’autant plus minutieuse que l’expérience et l’expertise de l’obstétricien sont grandes. À la naissance, un micropénis est un pénis dont la longueur est inférieure à 20 mm (la moyenne est de 35 mm). En prénatal, il s’agit par exemple d’un micropénis sévère si sa taille est de 1,6 mm à la 18e semaine (Danon et al., 2012 ; zalel et al., 2001). Une autre technique utilisée pour déterminer le sexe et sa normalité est la visualisation du jet urinaire du fœtus, en vérifiant sa direction (vers le haut ou le bas) et le lieu de sortie (au bout du bourgeon génital ou non) (26). Les spécialistes insistent également sur l’importance de la visualisation de l’utérus fœtal le plus tôt possible, puisque sa présence joue un rôle central dans le processus de diagnostic, dans la mesure où elle leur permettrait d’établir plus clairement — malgré l’ambiguïté — s’il s’agit d’un sexe masculin ou féminin (Pinhas-Hamiel et al., 2002 ; Soriano et al., 1999). Dès qu’une variation atypique des organes sexuels est soupçonnée, le gynécologue qui effectue l’échographie envoie la femme examinée vers les services de génétique et d’endocrinologie, et les échographies deviennent dès lors encore plus fréquentes. Le processus complexe de détection prénatale de l’intersexuation intensifie donc le suivi médical de la grossesse. Comme il a été rappelé plus haut, tous ces examens et interventions constantes sur le corps des femmes enceintes sont fortement conseillés et même remboursés par la sécurité sociale à partir du moment où une anomalie est soupçonnée. Le deuxième lieu d’identification est l’amniocentèse qui établit le caryotype, élément indispensable dans l’établissement d’une étiologie (Katorza et al., 2009). Il permet de séparer les cas d’« anomalies chromosomiques » des cas dont la cause serait probablement hormonale. Si, suite à ces tests, le diagnostic s’oriente plutôt vers une cause hormonale, des examens endocriniens sont pratiqués à partir du liquide amniotique et du sang maternel. Le caryotype permet également aux médecins de comparer les résultats échographiques avec les résultats génétiques pour voir s’ils concordent. L’intersexuation ne se réduit donc pas uniquement aux (26) Chez un nombre non négligeable d’individus masculins, le méat urinaire ne se retrouve pas au bout du bourgeon génital, situation qu’on appelle hypospadias et qui peut donner lieu à une intersexuation. 18 MICHAL RAz organes génitaux, elle désigne des variations chromosomiques et des « discordances » entre le génotype et le phénotype qui peuvent être révélées par hasard, comme c’est le cas dans l’exemple rapporté dans la lettre retranscrite et traduite ci-dessous. Cette multitude atteste de la complexité de la définition médicale actuelle du sexe en tant que tel. Un exemple vu à travers le conseil génétique Le cas dont traite la lettre exposée ci-dessous (Encadré 1) peut nous aider à comprendre le processus en question. Cette lettre, que nous avait communiquée la Dr B., généticienne, a été rédigée fin 2005 et concerne un cas pour lequel les différents médecins, au fur et à mesure de la grossesse, détectent une anomalie des organes génitaux. Le rôle de ce service génétique, dont la Dr B. est la responsable, est multiple : les parents potentiels peuvent le consulter avant ou pendant la grossesse pour choisir quels tests génétiques ils voudraient effectuer, notamment en fonction d’antécédents familiaux et d’origine géographique et/ou ethnicisée (Juifs ashkénazes ou séfarades). Une autre fonction remplie par ce service est l’orientation des couples dans le processus de diagnostic prénatal lorsqu’une anomalie fœtale est détectée, ainsi que l’accompagnement lors d’une IMG. Les conseils sont donnés aux familles lors du rendez-vous avec le service de génétique et par le biais d’une lettre (la femme enceinte n’est pas présente lors des réunions de staff). Une telle lettre est un élément indispensable pour que le comité d’interruption de grossesse autorise l’acte. La Dr B. joue donc un rôle central dans la chaîne d’actions entre diagnostic et IMG. C’est à elle que revient la charge d’organiser les réunions hebdomadaires de l’équipe du DPN, nommées « réunions de malformations », durant lesquelles les différents spécialistes discutent des cas qui se sont présentés à l’hôpital. Elle convoque à ces réunions de staff des praticiens de différentes disciplines considérés comme des experts sur la question, afin qu’ils contribuent à la discussion autour des malformations fœtales complexes. Pour les cas d’intersexuation, les spécialistes convoqués sont habituellement : endocrinologue pédiatrique, chirurgien des organes génitaux, urologue ou néonatologue, auxquels s’ajoutent toujours les spécialistes en échographie, centraux dans le processus de DPN. Le groupe d’experts donne ensuite ses recommandations à la femme, qui décide, en fonction des résultats des tests et des conseils médicaux, ce qu’elle souhaite faire : continuer la grossesse, poursuivre les investigations ou interrompre la grossesse. INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL Encadré 1 Lettre du conseil génétique (2005) 19 Madame, Monsieur, Vous avez été orientés à l’institut génétique suite à un diagnostic d’une malformation dans les organes génitaux du fœtus. Vous êtes tous les deux en bonne santé et sans lien familial (...) Il n’y a pas de malformations ou de maladies dans la famille éloignée. Le premier test échographique général a été effectué à la semaine 15 + 2 jours par le Dr z. Il a été dit qu’il s’agissait d’une femelle. Une amniocentèse a été effectuée sans indication médicale et on a reçu un caryotype normal d’un être masculin. À la 21e semaine + 2, un test général a été effectué par le Dr z. qui a (encore) dit que c’était une fille. Mais lorsque vous avez indiqué les résultats du caryotype, on a conclu qu’il y a un soupçon pour hypospadias, micropénis ou ambiguïté génitale. Un autre test général a été effectué par le Pr F. à 21 + 3 semaine (...) Les organes génitaux extérieurs ne sont pas clairs. La taille du sexe est de 3 mm. L’utérus n’a pas été vu. Le sac des testicules n’est pas tout à fait élargi et le sexe (si masculin) est très court, courbé et déformé (...) Un test général supplémentaire a été effectué à la semaine 22 par le Pr F. L’organe sexuel semble courbé. Sa longueur maximale est de 5 mm. Il a été mentionné qu’il était difficile d’estimer s’il s’agit de pénis enterré, d’hypospadias ou de micropénis (...) La Dr R. a également examiné votre enfant, et selon elle il s’agit d’organes génitaux normaux (...) Il s’agit d’un fœtus avec une pathologie dans le développement des organes génitaux. Il est difficile de déterminer à ce stade quel est le problème donc on ne peut pas déterminer le niveau de gravité. Il existe deux possibilités : 1. Il s’agit d’un problème isolé qui ne fait pas partie d’un syndrome. 2. Il s’agit d’un syndrome plus complexe. Le développement des organes génitaux est un processus complexe dont sont responsables un grand nombre de gènes (…) Vu l’étiologie complexe des anomalies du sexe masculin il n’est pas possible de faire un diagnostic complet durant la grossesse. Même dans les cas où un enfant avec un sexe anormal est né, pour la plupart on n’identifie jamais la cause du problème et dans beaucoup de cas il ne s’agit pas du tout d’une raison génétique (...) Dans le passé, un diagnostic hormonal partiel a été fait en amniocentèse mais le laboratoire n’a pas de normes suffisamment bonnes, donc il ne peut pas effectuer ces examens-là. 20 MICHAL RAz Il vous a été conseillé : 1. Une deuxième amniocentèse (remboursée par le ministère de la Santé) avec le diagnostic mentionné plus haut. 2. Plus d’examens échographiques des organes génitaux. Au prochain test on va aussi convoquer un urologue pédiatrique. Dans ces tests on pourra voir le rythme de croissance du sexe et essayer d’estimer quel est son problème. S’agit-il d’hypospadias avec cordée ? La chose trouvée est-elle grave ? Le pénis a-t-il grandi ? S’agit-il de pénis enterré et qui a pour cela l’apparence d’être court et courbé ? Cordialement, Dr B., généticienne clinique L’obstacle de la binarité Cette lettre nous permet de mieux saisir quels sont les éléments qui orientent le jugement et le diagnostic de l’équipe médicale face à un fœtus présumé intersexué. Une des choses à noter est l’importance de distinguer l’intersexuation « masculine » et « féminine ». Comme nous le confirme la Dr B., « on veut voir d’abord si c’est un garçon ou une fille, parce que ça va vers des directions complètement différentes en matière d’investigation ». De même, l’obligation légale de l’attribution quasi immédiate d’un état civil à tout nouveau-né (et donc d’un sexe masculin ou féminin), et l’impossibilité sociale d’imaginer une assignation neutre, contraignent également les soignants à penser en termes de garçon ou fille, même avant la naissance. En effet, les médecins cherchent toujours à dissoudre l’ambiguïté en appliquant le schéma binaire dominant. Pour eux, il faut avant tout trouver le « vrai sexe » du fœtus, et celui-ci ne peut qu’être masculin ou féminin (Dreger, 1998). Comme nous l’explique le Pr S., échographiste, qui utilise parfois des expressions anglaises : « Lorsque le médecin qui examine ne peut pas déterminer c’est ce qu’on appelle ambiguous genitalia. Dans ce groupe il y aura soit celles qui paraissent être des filles ok ? Qui seront female avec un organe sexuel un peu plus saillant ok ? Enlarged. Soit ils seront male, ils semblent être des garçons et en auront un peu moins. » De plus, si l’on regarde la classification des cas présente dans les publications scientifiques de l’équipe, citées plus haut, on peut constater la permanence des catégories de « pseudo-hermaphrodisme masculin/ INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL 21 féminin » qui reproduisent le schéma binaire fondé en grande partie sur la génétique (27). Les seuls qui y échappent sont peut-être les cas de mosaïques chromosomiques qui provoquent un désarroi quant à leur classification et qui, de ce fait, sont considérés comme a priori plus graves. Cette distinction s’accompagne aussi de la comparaison entre les cas jugés difficiles, lorsqu’il s’agit de garçons, et les cas plus faciles des filles « virilisées » (28) : « ces filles qui ont été exposées à un surplus d’hormones masculines » (29). Les ambiguïtés sexuelles des filles sont considérées comme plus faciles parce qu’on peut les « réparer par la chirurgie esthétique » ou les traiter avec des hormones. « Sur/sous virilisation » Des filles virilisées, ou ce qu’on appelait autrefois des « pseudohermaphrodites féminins », sont des individus à sexe génétique XX ayant une hypertrophie clitoridienne définie parfois par une saillie de plus de 5 mm au dessus du plan des grandes lèvres et un vagin court ou inexistant. Il s’agit, pour la plupart, de ce que les médecins appellent une surexposition aux androgènes in utero. La cause en est le plus souvent une hyperplasie congénitale des surrénales (HCS). Dès qu’elle est diagnostiquée, parfois déjà dans l’utérus (30) les médecins administrent des hormones et de la cortisone (31). Cette hormonothérapie est considérée comme la seule (27) Depuis de nombreuses années, les biologistes tentent de découvrir le gène de la détermination sexuelle (masculine). On a cru le trouver dans le gène SRY mais, aujourd’hui, on admet que le processus de détermination sexuelle n'est que partiellement connu (Kraus, 2000 ; Ohnesorg et al., 2014). Globalement, les médecins considèrent que, dès qu'on est face à une formule chromosomique 46 XY, l’individu est considéré comme masculin. (28) Qualifier les intersexués d’emblée comme êtres masculins ou féminins est en soi contestable, mais je ne fais ici que restituer les modes de pensée médicale. (29) Entretien avec la Dr P., chef du service d’endocrinologie pédiatrique, le 22 décembre 2009. (30) Depuis les années 1980, suite à une recherche menée dans une équipe lyonnaise, on peut administrer in utero une hormone glucocorticoïde de synthèse (surtout la dexaméthasone) pour empêcher la « virilisation » du fœtus féminin, dans les cas où les parents sont porteurs de la mutation génétique en question. (31) À noter que, dans certains cas, la vie de l’enfant peut être en danger à cause d’une insuffisance surrénalienne, et le traitement par la cortisone est alors vital pour sa survie. 22 MICHAL RAz solution possible : « si elles (les femmes enceintes) les prennent comme il faut et se soignent bien, en général il ne devrait pas y avoir de problème et elles (ces fœtus) grandissent bien. Elles (ces fœtus devenus adultes) peuvent accoucher, elles ont un utérus, elles ont des ovaires — tout va bien » (32). Et, si ces individus naissent avec un organe génital jugé trop masculin, les médecins effectuent de façon quasi systématique une génitoplastie féminisante « pour réparer le génital, réduire ce clitoris et créer un vagin qui soit utilisable » (33). Par conséquent, on conseille le plus souvent, lorsqu’un cas comme celui-là est diagnostiqué, de continuer la grossesse. On considère que, suite à ces modifications hormonales, l’enfant sera facilement reconnu comme une fille et en possèdera les attributs que ces médecins jugent nécessaires : un vagin, un utérus (potentiellement fertile) et un clitoris suffisamment petit. Sa qualité de vie pourrait donc être relativement acceptable. Pour les médecins, il n’est pourtant pas question de juger selon les conséquences que peuvent avoir les interventions médicales ellesmêmes sur la vie de l’individu. Ce sont les cas d’intersexuation que l’on qualifie de masculins (XY) qui sont « plus problématiques » pour la médecine fœtale aujourd’hui, tant du point de vue chirurgical que pour le diagnostic (34). Les individus « sous-virilisés », que l’on nommait « pseudos-hermaphrodites masculins », sont des individus à sexe génétique XY ayant des testicules, mais dont l’activité hormonale ne fonctionne pas comme prévu, si bien que les organes génitaux externes se rapprochent d’un sexe féminin. Des documents publiés par l’équipe médicale sur les cas d’intersexuation prénatale pris en charge à Ramon nous montrent qu’il y a bien eu des interruptions médicales de grossesse et que ces interruptions ont eu lieu surtout dans les cas de micropénis dont l’étiologie reste souvent inconnue. Pourquoi cette sous-virilisation pose-t-elle problème ? Cette forme d’intersexuation est jugée plus difficile par les médecins puisqu’il serait plus difficile de faire un homme suffisamment masculin selon les critères établis (Fausto-Sterling, 1997 ; Kessler et McKenna, 1978). Ainsi, un garçon insuffisamment masculin suscite-t-il de graves inquiétudes : « Tu (32) Dr P., le 22 décembre 2009. (33) Entretien avec le Pr G., spécialiste en urologie pédiatrique et chirurgien, 27 avril 2010. (34) Une exception pourtant se trouve dans les individus XY qui ont une insensibilité complète aux androgènes, de sorte qu’aucune ambiguïté n’est constatée à la naissance. Ces individus sont le plus souvent élevés comme des filles, et ne prennent connaissance de leur spécificité que plus tard à la puberté ou à l’âge adulte. INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL 23 sais comment c’est quand les hommes font pipi les uns à côté des autres et vérifient qui a le plus grand, ça fait partie des problèmes psychiques graves, puis, pour les relations sexuelles, bien sûr que c’est un problème grave » (35). Celui qui ne peut pas uriner debout aurait des problèmes psychologiques trop lourds même s’il n’a pas de problèmes de fonctionnement par ailleurs. Plus précisément, le fonctionnement même est considéré comme lésé lorsqu’un garçon urine en position assise. Cela constituerait donc en soi un problème médical justifiant une intervention de normalisation des corps pour marquer la différence des sexes. Par conséquent, un garçon qui prend la position assise sera assimilé à une fille. Or, la façon d’uriner est une technique du corps qui s’apprend par la socialisation (Mauss, 1936). La manière masculine d’uriner n’est pas principalement un souci physiologique mais plutôt une démonstration de force dans une compétition entre hommes sur la distance accomplie de l’urine (Kessler, 1998). Les problèmes d’« esthétique », de « relation sexuelle », et ceux concernant la position pour uriner, sont donc tous vus comme de potentiels dangers pour la bonne intégration d’un enfant dans les structures de socialisation comme la crèche (lorsque la nourrice le changera), l’école (en urinant avec les autres garçons), l’armée (où les douches sont communes) (36) ou les relations sexuelles qui seraient, selon les médecins, forcément anormales. Ces critères révèlent en quoi sont toujours imbriquées les normes sociales et médicales de la masculinité. De plus, les multiples explications fournies par les médecins nous apprennent que, dans les processus de sexuation, et donc dans les diagnostics d’intersexuation, c’est la virilisation qui constitue le cadre de perception médicale : dans les articles scientifiques, dans les présentations pédagogiques qu’ils utilisent et dans leurs propos, l’intersexuation est constamment perçue comme un excès ou un déficit de virilisation, selon qu’il s’agit pour eux d’une fille ou d’un garçon. La façon dont la Dr P. nous explique la classification des cas d’intersexuation est révélatrice de ce mode de pensée collectif : « La femelle c’est XX et le mâle XY (elle écrit un petit schéma sur une feuille) et lorsqu’un bébé naît avec une ambiguïté génitale ou DSD, appelez-le comme vous voulez, il peut y avoir deux situations : soit la femelle était exposée, pour une raison quelconque, à un excès d’hormones masculines ok ? soit le mâle n’y a pas été assez exposé (35) Pr T., le 20 décembre 2009. (36) Le service militaire est en principe obligatoire en Israël (à part pour certains groupes), pour filles et garçons de 18 ans, respectivement pour une période de 2 et 3 ans. 24 MICHAL RAz pour certaines raisons, et ses organes ne se sont pas développés comme il fallait, et c’est une sous virilisation ». Tous les cas d’ambiguïté génitale sont expliqués par ce schéma binaire dont le principe de lecture est la virilisation. Le « malheur » parental Une sous-virilisation inquiète souvent en raison de la souffrance qu’un micropénis pourrait causer à l’enfant et à ses parents qui « s’inquiètent beaucoup, même si c’est juste un micropénis et que le bébé et la personne aura un fonctionnement normal sous tous les aspects (…) Ils s’inquiètent de ce qu’on dirait de lui, on se moquerait de lui, de comment il se sentirait psychologiquement, le malheureux, et c’est pourquoi ils veulent (avorter) » (37). Les médecins admettent donc que les conséquences de l’intersexuation sur l’individu — le malheur d’être différent, stigmatisé — agissent moins sur le plan physiologique que sur le plan psychologique et social. Comme le montraient déjà les critiques formulées par les disability studies, les professionnels de santé croient que la tragédie est inévitable pour un enfant handicapé ou pour sa famille, et que « la vie d’une personne avec une maladie chronique ou un handicap serait à jamais perturbée » (38) (Asch, 1999 : 1650). Pour insister sur « l’impact traumatique » qu’aurait la naissance d’un enfant avec un sexe atypique sur les parents, plusieurs enquêtés rapportent le cas d’un enfant né à Ramon il y a quelques années avec un micropénis, apparemment dû à un déficit hormonal « réparable » car non génétique. Ayant appris qu’il avait un pénis trop petit, les parents du nourrisson auraient préféré abandonner leur enfant à l’hôpital et annoncer à leur entourage que celui-ci était mort pendant l’accouchement : « rien ne les intéressait, ils ne voulaient pas de bébé défectueux (...) Un couple jeune, gentil, tsfoni (39) de Tel-Aviv » (40). Comme l’a noté Kessler (1998), c’est en effet en grande partie pour les parents que les opérations de normalisation du sexe sont effectuées, afin de rendre acceptable pour la famille l’apparence du bébé. (37) Dr K., gynécologue spécialisé en médecine fœtale, le 29 décembre 2009. (38) Traduit de l’anglais par nos soins. (39) Littéralement « du nord » (du quartier nord de Tel-Aviv), adjectif qui renvoie à une classe sociale et culturelle favorisée et à un caractère gâté ou snob. (40) Dr P., 22 décembre 2009. INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL 25 La différenciation dans le jugement médical entre les cas féminins faciles et les cas masculins difficiles a des conséquences très concrètes sur la décision d’avorter ou non. On peut dès lors se demander si, au moins en Israël, la recherche croissante de la normalité du fœtus, cet esprit « spartiate », n’est pas plus exigeante pour les garçons. Lorsque j’ai interrogé les médecins à propos de la possibilité d’interrompre une grossesse pour cause de micropénis, ils semblaient tous être d’accord pour dire que cela reste une solution possible pour de nombreuses personnes. Une telle demande d’IMG est normalement autorisée par les comités, décision que les praticiens interviewés trouvent justifiée et justifiable. Par exemple, le Pr S. confirme cette tendance qu’il trouve logique et la justifie par l’impuissance médicale face à ces cas : « Alors il y a des cas comme ça, donc on arrêtera la grossesse ! Quelqu’un ira lui faire une greffe de pénis, ou en fera une fille alors qu’il est 46 XY ? » (41). Un article médical de 2002 recense les différents cas d’intersexuation détectés au cours de la grossesse à Ramon. On y trouve la preuve qu’il est possible d’y interrompre une grossesse pour cause d’intersexuation. Selon une publication des médecins du service, sur 16 cas recensés entre 1996 et 2000, les 5 qui ont été interrompus concernent des « pseudohermaphrodismes masculins » ayant la formule chromosomique 46 XY. Sur ces 5 cas, 2 ont été diagnostiqués in utero non seulement pour micropénis mais pour une autre anomalie (trisomie 13 et une « probable » dysplasie campomélique), et les trois restant concernent seulement une intersexuation (deux micropénis et un cas de mosaïque chromosomique). Par contraste, aucun cas de « pseudo-hermaphrodisme féminin » (caryotype 46 XX avec hyperplasie congénitale des surrénales), ou « d’inversion du sexe » (46 XX ayant un phénotype masculin jugé « normal ») n’a été interrompu. Nous ne pouvons évidemment pas savoir ce qui a fait prendre chaque décision (des facteurs personnels comme les croyances religieuses jouent également un rôle) mais ces données confirment les paroles recueillies. Serait-il plus compliqué d’accepter un garçon qui ne correspondrait pas aux canons de la masculinité, qu’une fille déviant des normes de la féminité ? Comme le remarque Holmes, ce qui revient constamment dans la gestion de l’intersexuation est « le désir de faire correspondre des chromosomes masculins avec une signification sociale » afin de « garantir que tout enfant déclarera, en devenant adulte, “je suis un homme”, aura les chromosomes et le phallus qui y correspondent » (Holmes, 2002 : 174). (41) Entretien du 17 décembre 2009. Le Pr S. est le dirigeant du centre d’échographie gynécologique à l’hôpital. 26 MICHAL RAz Les variations sexuelles atypiques semblent ainsi se résoudre uniquement dans le cadre de la médicalisation : commander plus de tests, mesurer, évaluer les risques et éventuellement arrêter la grossesse ou intervenir médicalement pour supprimer l’ambiguïté sexuelle. L’attitude décrite ici à l’égard du sexe atypique nous renseigne sur les normes déterminant qui sont les vrais intersexués dont l’anomalie est grave. Ces normes façonnent l’attitude que l’équipe médicale aura envers la possibilité d’interrompre une grossesse, et cette attitude, on peut le supposer, influencera la décision éventuelle de la femme/du couple. L’analyse présentée ici s’est focalisée sur la façon dont on a construit le micropénis comme un problème grave, contrairement à l’hyperplasie congénitale des surrénales. Cependant, d’autres distinctions sont à l’œuvre. Les problèmes génétiques (tout ce qui est qualifié de « syndrome », les mosaïques ou les cas de discordance entre phénotype et génotype) sont considérés comme très graves d’abord parce que leur diagnostic est souvent certain (un test peut le confirmer ou l’infirmer), bien que le pronostic ne le soit pas (on ne peut pas toujours prévoir la façon exacte dont les variations des chromosomes sexuels s’exprimeront). Ensuite, l’anomalie génétique est souvent considérée comme difficile par son caractère irréversible car on ne peut pas réellement agir sur elle. Les « perturbations » hormonales au contraire, souvent diagnostiquées chez les filles virilisées, peuvent faire l’objet d’une intervention médicale de régulation endocrinienne. Toutes ces distinctions (facile/difficile) s’effectuent d’une part en fonction de l’usage qui est fait de certaines techniques et de leur histoire : en échographie, me dit le Pr F., « avant on voyait à peine la tête, aujourd’hui on voit le pénis » ; en chirurgie infantile, l’expérience est plus importante en ce qui concerne la génitoplastie féminisante que masculinisante. Par ailleurs, ces distinctions s’opèrent en fonction des normes genrées — la fertilité chez les femmes, en particulier en Israël, et pour les hommes, l’importance d’un organe sexuel suffisamment grand qui permettrait d’uriner debout et d’avoir des relations sexuelles relevant de l’hétérosexualité reproductive. Ces discours et pratiques, avec leurs effets concrets examinés ici, sont ancrés dans une pensée binaire qui résiste à la crise théorique et pratique causée par l’intersexuation (Dorlin, 2005) et l’impossibilité de réduire la diversité biologique à deux sexes exclusifs. INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL Pénis enterré et incertitudes médicales 27 Un autre élément intéressant à tirer de la lettre de la généticienne est cet aveu professionnel d’une impuissance médicale (telle la phrase : « Il est difficile de déterminer à ce stade quel est le problème, donc on ne peut pas déterminer le niveau de gravité »). La quête technologisée de l’information sur le fœtus, à travers de multiples examens, n’est pas toujours un moyen pour se rassurer ou dissoudre les inquiétudes. À travers un exemple, celui du bourgeon génital qui paraît aux médecins comme trop petit d’abord, mais qui s’avère être « caché », il s’agit ici de saisir comment les innovations techniques ne cessent de produire de nouveaux dilemmes, hésitations et questions éthiques et sociales. Lorsque l’échographiste visualise l’organe génital et qu’il/elle soupçonne que le pénis est trop petit, il/elle hésite pour déterminer s’il s’agit d’un micropénis ou si l’image est simplement trompeuse. Il lui est donc difficile de trancher si le pénis est réellement anormal, ou juste en apparence, sur l’écran. En apparence car le pénis pourrait être caché dans les testicules, « enterré » (burried penis) et ne constituerait alors pas un vrai problème. Il pourrait paraître petit par la présence de grands testicules, ce pourquoi on a également développé des normes de mesure des testicules fœtaux. Le souci que pose le constat du micropénis aux médecins est qu’il n’est pas entièrement fiable et ne permet souvent pas de donner un pronostic (comment l’organe génital se développera pendant la vie de l’individu) (42). Un des médecins avoue : « Je ne sais pas quel est le problème ni sa gravité ni s’il existe réellement, ou alors ce sont des situations grises qui nécessitent un examen qui prend parfois deux semaines ou un, deux mois » (43). Il existe donc une impuissance médicale face au diagnostic prénatal, en particulier de l’intersexuation qui est par définition liminale et incertaine. La Dr P., endocrinologue-pédiatrique, résume : « Nous n’avons pas d’outils et il nous est difficile d’en donner aux parents. À part de leur exposer les problèmes, on ne peut pas faire grand chose » (44). La famille attend de ces spécialistes qu’ils leur annoncent clairement si vraiment le pénis va être petit mais, dans de nombreuses situations, ils (42) Les nouveau-nés ayant un micropénis reçoivent des hormones, qui, chez certains, font grandir l’organe, alors que chez d’autres, les récepteurs aux hormones ne réagissent pas. (43) Dr K., 29 décembre 2009. (44) 22 décembre 2009. L’étude étiologique des cas de micropénis est reconnue par les enquêtés comme particulièrement déficiente à l’heure actuelle. 28 MICHAL RAz n’en savent pas assez. Ils sont passionnés et confiants dans le développement technique de leur profession mais leurs outils s’avèrent être souvent insuffisants. Le Pr G., urologue, se rappelle d’« un piège » qui l’a marqué : « Je n’oublierai jamais qu’il y avait une femme médecin qui se baladait longtemps enceinte tout en sachant qu’il y a un hypospadias, et ça lui faisait très peur et la stressait. Puis l’enfant est né, et tout de suite, une heure après, elle le prend dans les bras et court vers moi. Et dans l’examen corporel, le pénis était absolument correct ». Par conséquent, les praticiens essaient de rester prudents dans leurs évaluations, sachant que les risques d’erreur sont considérables et que l’interprétation donnée est en grande partie probabiliste. La peur des plaintes juridiques joue également un rôle dans cette prudence des médecins contraints de tout divulguer, même lorsqu’il persiste des doutes extrêmement forts. Comme l’exprime le Dr L. avec réflexivité : « Nous versons sur le patient plus d’incertitude que de certitude (...) Autrefois, dans des cas où il y avait une grossesse très mauvaise, au moins c’était sûr. Tu disais à la femme “écoute, la grossesse est très mauvaise, tout va mal, tu peux l’interrompre.” Je pense que pour beaucoup de femmes c’était beaucoup plus facile d’entendre ça (…) Aujourd’hui tu demandes aux gens : “Tu veux savoir ce qui se passe ?”, bien sûr qu’ils veulent. “Toute l’information ?” “Je veux tout, je suis sous contrôle”. Et quand tu reçois l’information, et tu ne sais pas quoi en faire, c’est très dur » (45). Comme dans la plupart des cas diagnostiqués en prénatal, à part quelques cas où la non-viabilité est certaine, c’est l’incertitude du diagnostic ou du pronostic qui prévaut, rappelant ainsi « sans cesse aux praticiens concernés les limites de la médecine comme savoir scientifique » (Membrado, 2001 : 34). Ces questions ont souvent été pensées dans le cadre des analyses de la société du risque, surtout dans le domaine médical (Rose, 2001). La biomédecine contemporaine est en effet une pratique surdéterminée par les probabilités et les risques. Le dispositif de DPN joue un rôle exemplaire dans cette tentative biopolitique de prise en charge de la santé future des individus et de l’évaluation de leurs risques de maladies. La pensée du risque engage des calculs sur le futur, selon des éléments de connaissance du présent, calculs suivis d’interventions afin de contrôler cet avenir potentiel (Gross et Shuval, 2008). Il importe de souligner que ces incertitudes ont des effets et qu’il ne s’agit pas uniquement d’un problème épistémologique. En effet, ce mode de pensée et de communication fait porter la responsabilité et la prise de décision sur les femmes devenues des « pionnières morales » (Rapp, (45) Dr L., gynécologue avec une spécialisation en génétique, 29 décembre 2009. INTERSEXUATION ET DIAGNOSTIC PRÉNATAL EN ISRAËL 29 2000). Car des IMG sont parfois autorisées uniquement d’après une estimation statistique si bien que le jugement de ce qui est désirable ou normal ne se limite pas aux fœtus dont on sait qu’ils seront « anormaux », mais s’étend jusqu’aux fœtus qui pourraient l’être. La situation d’incertitude est aussi porteuse d’un sentiment de culpabilité pour les femmes qui ne savent pas après coup si le pronostic était le bon. Cette prudence médicale ôte donc aux médecins le poids de la décision et ajoute de la responsabilité morale et de l’angoisse aux femmes concernées. Alors que, au départ, le soupçon de micropénis était d’emblée un problème grave, la confusion possible avec un pénis qui serait seulement enterré fragilise la certitude du diagnostic et donc la gravité de la situation. Face à l’incertitude médicale (micropénis ou non) les médecins procèdent parfois à des techniques diagnostiques exceptionnelles. Ainsi, deux échographistes racontent que « si par exemple on pense qu’il y a un micropénis, on examine parfois le père (…) Oui ! Et parfois on lui enlève aussi son slip ! ». La comparaison avec la taille du sexe du père renvoie à une autre façon de considérer ce qu’est le sexe anormal : non pas par rapport à des normes statistiques abstraites, mais par rapport à l’entourage familial. Conclusion Les analyses du dispositif de diagnostic prénatal de l’intersexuation en Israël nous montrent à quel point celle-ci est considérée comme une pathologie, parfois grave, sur laquelle il faut intervenir le plus tôt possible. Au dilemme concernant l’intervention médicale à la naissance vient s’ajouter un autre, autour du moment prénatal. Ainsi s’opère-il un déplacement de la question de l’assignation à celle de la prévention, déplacement qui n’est pas uniquement temporel car il ouvre de nouveaux questionnements politiques et bioéthiques. L’ensemble des pratiques médicales prénatales exposées ici sont particulièrement banalisées en Israël : promues par l’État, intéressantes économiquement pour les gynécologues et accueillies positivement par une grande partie de la population. Cette médicalisation de la grossesse accroît le nombre d’anomalies diagnostiquées ou soupçonnées avant la naissance et fait augmenter le nombre d’interruptions de grossesse. Nous avons vu que, dans les cas d’intersexuation, c’est le cadre de la bicatégorisation des sexes et de la différenciation normative des rôles qui guide le regard des médecins. Par conséquent, ce cadre se maintient : de deux choses l’une, tous les individus naissent masculins ou féminins, et ceux qui ne correspondent ni à l’un ni à l’autre, seraient quand même des 30 MICHAL RAz garçons inachevés ou des filles virilisées. La bicatégorisation est un principe de lecture, mais aussi une norme productrice qui façonne les corps. Car si un individu a des organes sexuels atypiques, les médecins interrogés supposent qu’il ne pourrait pas bien vivre en société et qu’une intervention médicale est indispensable. Même dans un contexte d’extrême incertitude, l’exigence médicale est de sauvegarder la normalité du sexe, normalité qui est définie dans un système binaire et qui distribue des valeurs inégales au féminin et au masculin. Le masculin y apparaît comme le lieu où se focalise un grand nombre de problématiques et de malaises chez les médecins. En effet, un micropénis est considéré comme plus grave qu’une hypertrophie clitoridienne, parce que la taille du micropénis n’y atteint pas les canons de la masculinité, et que le fait d’avoir un clitoris réduit ou un vagin construit chirurgicalement ne semble pas menacer la féminité de l’individu. Les critères sur lesquels le concept de gravité repose sont donc moins déterminés par des conséquences significatives sur la santé physique et le fonctionnement physiologique du futur enfant que par des normes sociales que ces médecins contribuent à maintenir. Grave est tout ce qui peut troubler l’ordre des sexes, qui échappe à la puissance médicale et qui est pensé comme un danger psychologique dans lequel on mettrait l’enfant. Or, on est loin d’admettre que ce sont aussi les pratiques et conceptions médicales de la normalité du sexe qui contribuent à perpétuer ce même danger psycho-social de la stigmatisation. Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Asch A., 1999, Prenatal diagnosis and selective abortion: a chalenge to practice and policy, American Journal of Public Health, 89, 1649-1657. Blackless M., Charuvastra A., Derryck A., Fausto-Sterling A., Lauzanne K., Lee E., 2000, How sexually dimorphic are we? Review and synthesis, American Journal of Human Biology, 12, 151-166. Butler J., 2006, Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam. Danon D., Ben-Shitrit G., Bardin R., Machiach R., Vardimon D., Meizner I., 2012, Reference values for fetal penile length and width from 22 to 36 gestational weeks, Prenatal Diagnosis, 32, 1-4. Dorlin E., 2005, Sexe, genre et intersexualité : la crise comme régime théorique, Raisons Politiques, 18, 2, 117-137. 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Indeed, much tension arises around intersex diagnosis. This paper will examine how the medical staff of a large Israeli hospital describes and regulates such cases, as well as the standards and norms that guide their judgments. The example of the micropenis is particularly interesting to understand the uncertainty and the gender norms framing the thoughts and practices of the medical staff on issues concerning sex. RESUMEN Médicos israelíes y el diagnóstico prenatal de fetos intersexuados Si la gestión médica de la intersexualidad se hace principalmente en el momento del nacimiento, los recientes desarrollos del diagnóstico prenatal han hecho posible su detección desde el embarazo. Israel, donde el uso de estas técnicas está en auge, es un lugar propicio para estudiar el dispositivo médico relacionado con los fetos sospechados de tener un sexo atípico. El surgimiento de la posibilidad de ver y de examinar, in útero, tanto los órganos genitales como los cromosomas sexuales, hace aparecer nuevos cuestionamientos médicos pero también políticos y sociológicos sobre los cuales es necesario reflexionar. La gestión médica de estos casos está atravesada por tensiones. Este articulo examina los criterios con los que el equipo médico de un hospital israelí describe y regula esas tensiones. El ejemplo del micropene es particularmente interesante para entender el contexto de incertidumbre y las normas de género que regulan los marcos tanto del pensamiento como de la práctica médica sobre el sexo.