Diagnostiquer les fœtus intersexués : quoi de neuf docteurs ?

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Diagnostiquer les fœtus intersexués : quoi de neuf docteurs ?
Sciences Sociales et Santé, Vol. 33, n° 1, mars 2015
Diagnostiquer les fœtus intersexués :
quoi de neuf docteurs ?
Commentaire
Cynthia Kraus*
doi: 10.1684/sss.20150102
L’article de M. Raz analyse la manière dont l’essor des techniques
de diagnostic prénatal (1) génère de « nouveaux dilemmes, hésitations et
questions éthiques et sociales » (p. 27), « politiques et sociologiques »
(p. 5) à partir d’une problématique spécifique et encore peu étudiée : le
diagnostic prénatal de l’intersexuation. L’identification du sexe des fœtus
constitue désormais une pratique de routine dans le suivi médical de toute
grossesse (et non seulement des grossesses dites à risque) dans les pays
du Nord. La banalisation de cette pratique crée des situations inédites
lorsque le développement du sexe (pénis, testicules et scrotum pour le sexe
masculin ; clitoris, lèvres, utérus et vagin pour le sexe féminin) ne paraît
* Cynthia Kraus, philosophe, Institut des Sciences Sociales, Faculté des Sciences
Sociales et Politiques, Université de Lausanne, Bâtiment Géopolis, bureau 5132,
Quartier Mouline, CH-1015 Lausanne, Suisse ; [email protected]
(1) Cet essor concerne autant l’ « offre » médicale que la « demande » de la part des
« femmes favorisées sur le plan socioéconomiques » qui peuvent autofinancer des tests
complémentaires aux tests standards de dépistage (et non de diagnostic) effectués
dans le suivi obstétrique des grossesses « normales ». Pour une discussion de ces
questions à partir de l’exemple de la trisomie 21, voir : Vassy (2011), Seror (2011),
Champenois-Rousseau et Vassy (2012), Dupouy (2012).
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pas typique pour les traits recherchés à l’échographie (absence du trait,
morphologie, taille, position, direction du jet urinaire, etc.), ou encore s’il
y une discordance entre les images échographiques et les résultats de
l’amniocentèse, autrement dit entre l’apparence morphologique des
organes génitaux (sexe phénotypique) et la constitution des chromosomes
dits sexuels (sexe génétique).
Le diagnostic prénatal d’une forme d’intersexuation ne fait pas que
perturber le « rituel de reconnaissance du sexe » (p. 16). Lorsque la loi le
permet, un tel diagnostic ouvre aussi la possibilité de pratiquer des avortements sélectifs pour raisons médicales à l’instar d’autres « anomalies »
du développement jugées invalidantes pour la qualité de vie des enfants à
naître. Notons que cette équivalence ne va pas de soi, étant donné que la
naissance d’un enfant dit hermaphrodite (dans l’ancienne terminologie
médicale) a longtemps constitué une « urgence sociale » et médicale
(American Academy of Pediatrics (AAP), 2000 : 138). Il n’est pas certain
que la nouvelle nomenclature des « troubles du développement du sexe »
(DSD) (2) ait réussi à faire passer l’intersexuation du statut de « trouble
extraordinaire » (a disorder like no other) à celui d’un « trouble comme
tant d’autres » (a disorder like many others) (3). Cela dit, le diagnostic
d’intersexuation/DSD ne justifie pas automatiquement une interruption
médicale de grossesse (IMG). Le contraire serait étonnant, puisque
l’accès des femmes enceintes aux IMG est, par définition, contrôlé par
l’expertise médicale.
L’analyse proposée par M. Raz vise à mettre au jour les critères
selon lesquels les médecins discriminent les IMG justifiées de celles qui le
sont moins en fonction de la « gravité » de l’intersexuation. Elle se base
sur une enquête dans un grand hôpital israélien surnommé Ramon dans
l’article. L’expertise médicale joue un rôle d’autant plus déterminant en
Israël que les interruptions volontaires de grossesse n’existent pas
formellement, mais que les pratiques en matière d’IMG sont très libérales. La politique reproductive et le système de santé, dans ce pays,
allient des mesures pro-natalistes (par exemple, dans le domaine de l’assistance médicale à la procréation) et sélectives (pour prévenir les
malformations congénitales). Concrètement, les femmes israéliennes
effectuent un nombre record de tests prénatals et « tendent à arrêter leur
grossesses dans une proportion plus élevée que les Européennes et les
Américaines » (p. 14). Dans ce contexte, une intersexuation diagnostiquée
au stade fœtal vient contrarier le projet national et parental de donner
naissance à des enfants parfaitement normaux.
(2) « Disorders of sex development » (Lee et al., 2006).
(3) Comme le soutient par exemple Feder (2009 : 226-227).
DIAGNOSTIQUER LES FŒTUS INTERSEXUÉS
Tensions dans la médecine fœtale :
opérations de genre et incertitudes diagnostiques
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Qu’est-ce qu’une intersexuation grave ? Autrement dit, quelles sont
les raisons médicales qui permettent de motiver une IMG ? M. Raz aborde
ces questions à partir d’un exemple concret : le micropénis (moins de
20 mm à la naissance). L’exemple me semble particulièrement bien choisi
puisque le développement fœtal du sexe masculin est dans ce cas tout à
fait typique, à l’exception de la taille du pénis jugé trop petit pour un fœtus
de sexe masculin. Il n’y a ainsi aucun doute sur le sexe de l’enfant à naître
(ce sera un garçon) ni aucune inquiétude particulière à se faire pour sa
santé physique en général (c’est du reste souvent le cas des variations du
sexe). Et pourtant, le micropénis constitue la raison médicale la plus
fréquente pour les IMG pratiquées à Ramon pour cause de développement
atypique du sexe. Par contraste, le diagnostic prénatal d’une hypertrophie clitoridienne (un clitoris jugé trop grand pour un fœtus de sexe
féminin) associée à certaines formes d’intersexuation, en particulier,
l’hyperplasie congénitale des surrénales) (HCS) (4), n’a débouché sur
aucune IMG dans ce même hôpital.
M. Raz analyse en détails les opérations de classement et de hiérarchisation qui sous-tendent le jugement clinique de la gravité. Ces opérations sont éminemment genrées. Elles consistent tout d’abord à réduire les
formes d’intersexuation à la binarité des sexes, en cherchant à déterminer
le « vrai » sexe du fœtus intersexué. Cet acte de réduction dichotomique
n’est pas une mince affaire étant donné les nombreuses variables biologiques pour le sexe et les différentes combinaisons possibles entre elles.
L’attribution d’un « vrai » sexe se fait toutefois le plus souvent sur la base
(4) L’auteur ne précise pas s’il s’agit de la forme dite classique de l’HCS avec perte
de sel (dans les urines), laquelle peut mettre la vie du nouveau-né en danger si elle
n’est pas traitée rapidement. Sur cette base, on pourrait arguer que cette forme d’intersexuation est grave, plus grave que le micropénis. Dans certains pays, le fameux
test de Guthrie (prélèvement sanguin au talon le 4e jour après la naissance) qui vise
à dépister certaines maladies rares inclut l’HCS. C’est le cas de la France, de la
Suisse et j’imagine d’Israël, mais non de la Grande-Bretagne, où le taux de mortalité
des nouveau-nés due à une perte de sel n’en est pas pour autant plus élevé, ce qui
suggère que le « problème » est aussi bien traité dans ce pays en l’absence d’un test
systématique. Pour un aperçu sur l’introduction du dépistage généralisé de l’HCS en
France, voir Secher (2014).
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de critères génétiques (5) et sert à définir des formes masculines ou féminines d’intersexuation. À partir de cette binarité reconstruite, il devient
alors possible pour les médecins de parler de sous-virilisation des
organes génitaux (pour un fœtus de sexe masculin, par exemple avec un
micropénis) et de sur-virilisation (pour un fœtus de sexe féminin, par
exemple avec une hypertrophie clitoridienne) (6) ; les premiers cas sont
jugés « difficiles », les seconds plus « faciles ».
La distinction facile/difficile dépend de considérations qui lient la
qualité de vie plus ou moins acceptable pour les enfants à naître à la possibilité ou non de traiter l’intersexuation. Les médecins considèrent qu’une
hypertrophie clitoridienne n’est pas grave parce que la taille du clitoris
peut être facilement réduite par un traitement hormonal (in utero ou après
la naissance) et une génitoplastie fémininisante précoce (7). Avec ces traitements, « l’enfant sera facilement reconnu comme une fille et en possèdera les attributs que les médecins jugent nécessaires : un vagin, un utérus
(potentiellement fertile) et un clitoris suffisamment petit. Sa qualité de vie
pourrait donc être relativement acceptable » (p. 22) ; aussi conseillentils/elles le plus souvent aux femmes de poursuivre leur grossesse lorsqu’ils/elles diagnostiquent une sur-virilisation chez des fœtus filles.
Par contraste, les médecins estiment qu’un micropénis constitue un
handicap grave dans tous les domaines de la vie sociale d’un garçon, y
compris ses relations sexuelles. Les inquiétudes des médecins et des
parents se cristallisent autour de son incapacité à uriner debout, qui
emblématise les difficultés que l’enfant à naître aura à se faire reconnaître comme un « vrai » garçon. Celui-ci risque ainsi d’avoir de graves
problèmes psychologiques, d’être moqué, voire stigmatisé, d’être mal
intégré et malheureux. Ces considérations psycho-socio-sexuelles plutôt
(5) Voir la nomenclature DSD (Lee et al., 2006) qui s’appuie en effet sur une définition
moléculaire du sexe plutôt que gonadique (tissus testiculaires et/ou ovariens) comme
c’était le cas des anciennes catégories médicales d’hermaphrodisme (Dreger, 1998).
(6) Dans la clinique de l’intersexuation, le principe de virilisation fonctionne comme
« un seul homme », si j’ose dire, pour les deux sexes. Ce cadre clinique est parfaitement consistant avec le modèle prévalent (quoique daté) de la détermination du sexe
(comprendre du sexe masculin, puisque le sexe féminin est censé se développer « par
défaut »). Ce modèle est lui-même entièrement « accroché » à la clinique de l’intersexuation, puisque le matériel (génétique) pour les recherches sur la détermination du
sexe chez les humains provient de patient(e)s.
(7) En l’occurrence une réduction clitoridienne, mais aussi la reconstruction chirurgicale d’un vagin si celui-ci est absent ou jugé « trop petit » pour le coït. Pour une
analyse du récit de jeunes femmes concernées par la vaginoplastie et/ou les dilatations
vaginales en Suède, voir Guntram (2014).
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que strictement physiologiques indiquent non seulement que la qualité de
vie a un sexe (8) mais aussi que les conditions morphologiques d’une vie
vivable pourraient être, selon M. Raz, « plus exigeantes » pour les
garçons que pour les filles, en tout cas en Israël où la gestion des grossesses est marquée par une « recherche croissante de la normalité du
fœtus » (p. 25).
De manière intéressante, les médecins eux-/elles-mêmes trouvent
parfois que cette recherche est exagérée, « spartiate », en particulier au
sein de la classe privilégiée. Plus encore, ils/elles problématisent les
limites de leurs savoirs. De leur propre aveu, la multiplication des tests ne
permet pas toujours de trancher entre une intersexuation avérée ou
présumée, de poser un diagnostic clair, et encore moins de prédire la
manière dont des organes génitaux atypiques se développeront après la
naissance avec (le plus souvent) ou sans (rarement) traitements hormonaux et/ou chirurgicaux. Lorsqu’il y a un soupçon de micropénis, les
médecins explicitent ainsi la difficulté qu’il y a à distinguer à l’échographie un pénis « réellement trop petit » d’un pénis « enterré » dans l’abdomen ; ou encore à déterminer si l’étiologie est hormonale ou génétique,
l’étiologie des micropénis restant le plus souvent inconnue.
La réflexivité des médecins sur leurs propres pratiques diagnostiques n’est pas surprenante en soi. Elle l’est d’autant moins si l’on considère le rôle crucial du diagnostic pour autoriser une IMG, l’obligation
légale des médecins israélien(ne)s de « tout divulguer, même lorsqu’il
persiste des doutes extrêmement forts » (p. 28) et « la peur des plaintes
juridiques » (p. 28) qui les incite à d’autant plus de prudence. Il n’en reste
pas moins que ces incertitudes fragilisent la rhétorique du progrès technique et médical et amènent parfois les échographistes à recourir à des
techniques de diagnostic inhabituelles : examiner la taille du pénis du
père pour confirmer ou non le soupçon de micropénis chez un fœtus. Cela
(8) Pour une analyse complémentaire, je me permets de renvoyer à mon étude sur les
traitements de l’hypospade dans le cadre de missions chirurgicales en Afrique de
l’Ouest (Kraus, 2013). L’hypospade est une variation du sexe très fréquente dans
laquelle le méat urinaire n’est pas situé au bout du gland, mais plus bas sur la partie
ventrale du pénis. Les inquiétudes exprimées par les médecins et les parents se focalisent aussi dans ce cas sur l’incapacité du garçon à uriner debout, autrement dit à
performer la masculinité de manière adéquate devant ses pairs et les autres en
général. L’examen clinique inclut ainsi un test de masculinité : le plus souvent, les
chirurgien(ne)s pédiatres demandent aux garçons d’uriner debout afin d’évaluer la
gravité du problème et la nécessité ou non d’opérer. Le but déclaré de la chirurgie de
l’hypospade (avancer le méat au bout du gland) est de permettre à l’enfant de bien se
développer en tant que garçon et d’améliorer sa qualité de vie globale.
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dit, M. Raz conclut à raison que « cette prudence médicale ôte (…) aux
médecins le poids de la décision et ajoute de la responsabilité morale et de
l’angoisse aux femmes concernées » (p. 29).
Obstinations : traitements médicaux non consentis
et leurs effets sur le diagnostic prénatal
Outre l’originalité du terrain et donc des matériaux que M. Raz
analyse de manière très fine et convaincante, l’intérêt de l’article me
semble également résider dans la possibilité d’identifier plus précisément
comment les techniques de diagnostic prénatal modifient — et j’ajouterais, ne modifient pas — les termes dans lesquels les médecins posent et
gèrent le « problème » de l’intersexuation. Je me propose d’expliciter ici
la manière dont les pratiques diagnostiques des médecins de Ramon
prolongent le cadre clinique défini par Money et ses collègues dans les
années 1950 (Money et al., 1955a ; 1955b). Il s’agira plus précisément
d’éclairer ce que les nouveaux dilemmes dans la gestion prénatale de l’intersexuation doivent selon moi à ce cadre contestable et contesté depuis
plus de deux décennies, y compris au sein de la communauté médicale.
Je commencerai par une question que je me suis posée à la lecture
de l’article : l’asymétrie dans la gestion prénatale de l’intersexuation en
faveur des fœtus féminins « inverse »-t-elle ou non la logique sexiste des
avortements sélectifs des filles, illégaux et combattus, mais néanmoins
pratiqués dans certains pays (les plus connus étant l’Inde et la Chine) ?
La réponse me semble être clairement négative, et ce pour des raisons que
l’on peut identifier à partir de l’article. L’élucidation de ces raisons
m’amènera à préciser mon argument sur la persistance du cadre clinique
hérité de Money et ses effets tangibles sur les pratiques de diagnostic
prénatal.
Tout d’abord, il convient de revenir sur les incertitudes inhérentes,
selon M. Raz, aux techniques de diagnostic prénatal. L’auteur parle même
« d’impuissance médicale face au diagnostic prénatal, en particulier de
l’intersexuation qui est par définition liminale et incertaine » (p. 27). Il me
semble toutefois que les médecins de Ramon thématisent tout particulièrement leurs doutes, leurs hésitations, et tout ce qu’ils/elles ne savent pas
lorsque le soupçon d’intersexuation concerne un fœtus masculin : s’agitil d’un « vrai » micropénis ou d’un pénis de taille normale mais
« enterré » dans l’abdomen ? L’étiologie du micropénis chez le fœtus
examiné est-elle hormonale ou génétique, autrement dit « réparable » par
hormonothérapie ou pas ?
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D’un point de vue médical, ces questions sont entièrement justifiées.
Mais on est d’autant plus frappé par l’absence de tout questionnement
équivalent pour l’hypertrophie clitoridienne, comme si les difficultés de
confirmer un soupçon d’intersexuation et la gravité du « problème »
étaient inexistantes dès lors qu’il s’agit de fœtus féminins sur-virilisés. Il
y a manifestement une asymétrie dans le regard clinique lui-même : voir
du simple (hypertrophie clitoridienne) versus du complexe (micropénis).
Or, c’est le complexe plutôt que le simple qui incite les médecins à la
prudence diagnostique. En ce sens, on pourrait faire l’hypothèse que les
incertitudes liées à la complexité « visuelle » du micropénis tendent à
tempérer plutôt qu’à favoriser les IMG de fœtus masculins avec un micropénis. Et pourtant, ce sont bien ces fœtus-là qui motivent une IMG.
Pour comprendre ce phénomène, ce n’est pas tant ce que « montrent » les images échographiques ou encore les résultats génétiques de
l’amniocentèse qui me semble décisif que la possibilité ou non de traiter le
« problème » avéré ou soupçonné. En d’autres termes, l’un des problèmes
au moment du diagnostic prénatal est peut-être bien dans les images
(réalité ou apparence trompeuse d’un micropénis à l’écran ?), mais ce qui
compte vraiment, c’est l’existence ou non d’une solution : c’est-à-dire, de
traitements médicaux permettant de normaliser l’apparence et la fonctionnalité des organes génitaux en postnatal (à une exception près sur laquelle
je reviendrai plus bas). Or, ces « solutions », imposées aux nouveau-nés
intersexués, s’inscrivent dans la continuité directe des recommandations
cliniques émises par Money et son équipe pour traiter l’hermaphrodisme
comme on le disait à l’époque. Plus encore, ces recommandations sont
phallocentriques : c’est le pénis qui est déterminant dans l’assignation du
sexe d’éducation. Sans pénis crédible, impossible de se développer et de
vivre en garçon ; mieux vaudra en faire une fille. Le phallocentrisme est
soutenu par le dogme chirurgical selon lequel il serait plus facile de construire un « néo-vagin » qu’un pénis fonctionnel.
Clarifier le plan de traitement hérité de la clinique de Money est
utile pour pouvoir articuler plus précisément le rapport entre prénatal et
postnatal, diagnostic et traitements : dans l’évaluation de la gravité de
l’intersexuation, les traitements médicaux postnatals précèdent logiquement le diagnostic prénatal. Du point de vue analytique, cela veut dire que
le référent premier dans la gestion prénatale de l’intersexuation est la
distinction postnatale entre opérable (les formes féminines d’intersexuation, faciles, pas très graves, IMG non justifiées) et non opérable (les
formes masculines d’intersexuation, difficiles, graves, IMG justifiées). La
« plus grande exigence » envers les fœtus sous-virilisés est relative au
phallocentrisme chirurgical auquel les médecins de Ramon souscrivent
complètement, autrement dit à l’évaluation asymétrique qu’ils/elles font
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des résultats, jugés mauvais, de la génitoplastie masculinisante, en particulier la phalloplastie, comparés au succès présumé de la génitoplastie
féminisante. Ce succès est en effet présumé car, comme le souligne M. Raz
à propos, les médecins ne tiennent absolument pas compte des « conséquences que peuvent avoir les interventions médicales elles-mêmes sur la
vie » (p. 22) des femmes opérées.
Mon argument sur l’antécédence logique des traitements médicaux
non consentis sur le diagnostic prénatal a mis l’accent sur les opérations
chirurgicales, mais il vaut également pour les traitements hormonaux qui
ne sont pas plus « doux » que le bistouri. À une différence près : la
chirurgie précède également — et toujours du point de vue logique — les
traitements hormonaux. On peut le démontrer à partir des deux mêmes
exemples discutés dans l’article : le traitement hormonal du micropénis et
de l’hypertrophie clitoridienne. Lorsqu’une hypertrophie du clitoris est
détectée, les médecins de Ramon prescrivent aux femmes enceintes un
traitement hormonal (en particulier, la dexaméthasone) pour prévenir la
« virilisation » du fœtus féminin. Précisons que ce traitement n’est offert
que s’il s’agit d’une grossesse dite à risque, c’est-à-dire s’il existe des cas
similaires connus dans la famille et, comme le note M. Raz, que les
« parents sont porteurs de la mutation génétique » (p. 21) responsable de
l’HCS (9) Il s’agit d’un traitement hormonal in utero qui précède donc
chronologiquement tout autre traitement. Le plus souvent toutefois, le
risque n’est pas connu avant ou en début de grossesse ; l’hormonothérapie (avec des substances de la même famille chimique que la dexaméthasone) sera donc postnatale (très tôt après la naissance). Dans tous les
cas, les opérations chirurgicales ne sont jamais exclues, elles sont même
souvent pratiquées : « si ces individus (traités à la dexaméthasone) naissent avec un organe génital jugé trop masculin, les médecins effectuent de
façon quasi systématique une génitoplastie féminisante “pour réparer le
génital, réduire ce clitoris et créer un vagin qui soit utilisable” (dixit un
médecin interviewé) » (p. 22).
Il importe de souligner ici que la chirurgie génitale n’est pas là « en
réserve » au cas où l’hormonothérapie (in utero ou postnatale) ne
marcherait pas aussi bien qu’espéré. Elle n’est pas une « solution de
secours » mais la solution logiquement (mais non toujours chronologiquement) première parce qu’elle permet de créer de la certitude médicale,
et ce pour une raison très simple : l’efficacité de la chirurgie génitale
(9) On pourrait ajouter que ce traitement commence en général en début de grossesse
et que sa continuation dépend du sexe du fœtus : si les échographistes identifient un
sexe féminin, le traitement est continué ; si le fœtus s’avère masculin, le traitement est
arrêté. Le but du traitement est clairement cosmétique.
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dépend uniquement des chirurgien(ne)s et de leur propre satisfaction des
résultats des opérations (10). À l’inverse, le succès de l’hormonothérapie
dépend aussi de la bonne réactivité des tissus traités chez les patient(e)s ;
son efficacité reste donc incertaine. Du point de vue normatif hérité de la
clinique de Money, la chirurgie féminisante est toujours un succès ; l’hormonothérapie féminisante (mais aussi masculinisante) marche souvent,
mais pas toujours ou pas assez bien selon les critères établis.
Le fait que la chirurgie génitale fonctionne comme un opérateur de
certitude médicale, voire de certification de l’expertise médicale, apparaît
d’autant plus clairement dans le contexte d’incertitude propre à la médecine fœtale. Tout l’enjeu de savoir si l’étiologie d’un micropénis est
hormonale ou génétique est toujours et encore le traitement postnatal. Si
l’étiologie est hormonale, le micropénis pourra, selon les médecins, être
« réparé » par une hormonothérapie masculinisante. Le cas rapporté par
M. Raz qui a « traumatisé » l’équipe de Ramon est particulièrement intéressant : un couple sympathique, « jeune, gentil, tsfoni (privilégié, voire
gâté) de Tel-Aviv » s’est décidé pour une IMG, alors que le fœtus avait
un micropénis « réparable ». M. Raz poursuit : « Ayant appris qu’il avait
un pénis trop petit, les parents du nourrisson auraient préféré abandonné
leur enfant à l’hôpital et annoncer à leur entourage que celui-ci était mort
pendant l’accouchement : “rien ne les intéressait (raconte un médecin
interviewé), ils ne voulaient pas de bébé défectueux” » (p. 22). Est-ce un
exemple typique de l’« esprit spartiate » israélien ? La décision des
parents est-elle exagérée comme l’estiment les médecins de Ramon ?
De mon point de vue, ce cas est surtout révélateur des incertitudes
thérapeutiques (ce que le couple en question a peut-être justement très
bien compris) plutôt que des incertitudes diagnostiques (dans ce cas, le
micropénis était « apparemment dû à un déficit hormonal »). Pour le dire
autrement, et plus généralement, le dilemme auquel nous confronte un
micropénis quel qu’il soit (autoriser ou non une IMG pour les médecins ;
interrompre ou poursuivre la grossesse pour les femmes concernées) vient
moins des incertitudes inhérentes aux techniques diagnostiques (est-ce un
« vrai » micropénis ou un pénis enterré ? L’étiologie est-elle hormonale
ou génétique ?) que des incertitudes relatives à l’efficacité des traitements
hormonaux à normaliser la taille du pénis pour les raisons que j’ai
mentionnées plus haut. Ces incertitudes thérapeutiques sont irréductibles,
parce qu’il n’y a pas de solution chirurgicale qui permette de créer de la
(10) Ces opérations ne parviennent toutefois jamais à normaliser l’apparence et la
fonctionnalité des organes génitaux. La chirurgie génitale produit l’idée même d’organes génitaux, ce qui est très différent. Pour un argument plus détaillé, je me permets
de renvoyer à Kraus (2013).
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certitude pour le traitement d’un micropénis. Le fait que toute opération
génitale (et non seulement la phalloplastie) soit exclue dans les cas de
micropénis à Ramon est tout à fait révélateur. Si l’on en croit un médecin
interviewé, les options chirurgicales seraient plus que réduites, elles
seraient impraticables : « Quelqu’un ira lui faire une greffe de pénis ou
en fera une fille alors qu’il est 46 XY ? » (p. 25).
Alors que la première option n’est pas (encore ?) réalisable, il
importe de rappeler que la seconde n’a pas toujours été considérée
comme aberrante d’un point de vue médical. Au contraire, l’assignation
chirurgicale d’un sexe féminin à des enfants XY sous-virilisés (à la naissance ou suite à un accident) constituait jusqu’à récemment une pratique
standard parfaitement consistante avec les recommandations cliniques
émises par Money et ses collègues (AAP, 2000 ; Money et al., 1955a). Le
cas le plus discuté dans la littérature médicale, mais aussi le plus connu
du grand public est certainement l’histoire du petit garçon (Bruce
Reimer) qui perdit son pénis suite à un accident de circoncision et qui fut
réassigné en fille (Brenda) par l’équipe de Money dans les années 1960.
Money a longtemps considéré cette réassignation comme une réussite et
la preuve vivante du bien-fondé de son plan de traitement précoce de
l’hermaphrodisme (Money, 1975). Mais la réévaluation de ce cas (dit
John/Joan) à la fin des années 1990 mettra en évidence l’échec complet
de cette réassignation forcée : depuis l’adolescence, le sujet vivait, et
vivait mieux, comme un homme prénommé David (Diamond et
Sigmundson, 1997) (11). Cet échec a marqué la communauté médicale et
ébranlé la conviction initiale qu’il était possible de réassigner avec
succès des garçons sous-virilisés en fille, sans toutefois saper le phallocentrisme du cadre clinique hérité de Money. La gestion prénatale du
micropénis par les médecins de Ramon me semble exemplaire de ce cadre
clinique « rafraîchi » (12) par le refus des chirurgies féminisantes pour
les garçons (en tout cas au moment du diagnostic), mais non des chirurgies féminisantes pour les filles qu’ils/elles continuent à prescrire et à
pratiquer : opérer ou ne pas opérer est aussi une opération de genre.
L’exclusion de toute chirurgie génitale sur les garçons autant que sa
pratique routinière sur les filles confirme le rôle primordial de la
chirurgie comme opérateur de certitude dans un contexte d’incertitude.
En complément à l’analyse de M. Raz, j’ai mis en évidence l’antécédence
(11) David Reimer s’est suicidé le 11 mai 2004. Pour des analyses féministes du « cas
John/Joan », voir Butler (2001), Hausman (2000), Kraus (2011).
(12) Je qualifierais de la même manière la section sur la chirurgie dans la Déclaration
de Consensus qui prétend définir de nouvelles recommandations cliniques (Lee et al.,
2006).
DIAGNOSTIQUER LES FŒTUS INTERSEXUÉS
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logique des traitements médicaux non consentis sur le diagnostic prénatal
d’une part, de la chirurgie génitale (postnatale) sur l’hormonothérapie
(in utero et postnatale) d’autre part, dans la formation du jugement
clinique. Le but de mon propos était d’éclairer une condition fondamentale sous laquelle les dilemmes émergents dans la gestion prénatale de
l’intersexuation pourraient se poser de manière très différente, peut-être
même disparaître dans certains cas : par exemple, si les opérations de
réduction du clitoris étaient interdites ou cessaient simplement d’être
pratiquées à Ramon et ailleurs, il n’est pas impossible que les médecins
considéreraient alors qu’une hypertrophie du clitoris serait aussi grave
qu’un micropénis. Dans ce cas, il pourrait y avoir autant d’avortements
sélectifs de fœtus féminins et donc, au total, encore plus d’IMG pour cause
d’intersexuation. Pour contrer cette tendance, il convient de commencer
par penser la fin des traitements médicaux non consentis, et en particulier
de la chirurgie génitale sur les nouveau-nés, comme le demandent nombre
d’activistes intersexes depuis plus de deux décennies. Si ce n’est pas une
condition suffisante pour changer la politique de « prévention » de l’intersexuation, elle est nécessaire pour problématiser les enjeux de cette
politique. Car la logique de la gestion prénatale de l’intersexuation n’est
pas « mieux vaut prévenir que guérir », c’est plutôt « prévenons exactement comme nous guérissons ! ».
Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en
rapport avec cet article.
RÉFÉRENCES BiBLiOgRAphiqUES
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Endocrinology, and Section on Urology, 2000, Evaluation of the newborn
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