Téléphone mobile : la coûteuse erreur de l`Europe
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Téléphone mobile : la coûteuse erreur de l`Europe
REPÈRES ET TENDANCES TÉLÉCOMMUNICATIONS Téléphone mobile : la coûteuse erreur de l’Europe PATRICK ARTUS* L Les gouvernements des grands pays européens ont décidé de vendre très cher les licences UMTS (téléphone mobile de la troisième génération). Mauvaise affaire, à la fois pour les futurs utilisateurs, pour les opérateurs européens, pour les gouvernements eux-mêmes, pour la vitalité de l’économie, et… pour le paysage. L es modalités d’attribution des licences UMTS illustrent l’accumulation d’erreurs dont est capable la politique économique européenne : mesures fiscales nuisibles à la croissance et tournées vers des objectifs inefficaces, absence de coordination, absence de politique industrielle et d’effort d’économie de capital. On connaît les faits : sous des formes diverses (enchères pures ou enchères et « concours de beauté », c’est-à-dire sélection des projets), les grands pays européens ont décidé de vendre extrêmement cher les licences UMTS (téléphonie mobile de troisième génération, avec la possibilité de transmission de données à haut débit). Au total, pour l’attribution de ces licences, les opérateurs de téléphone auront déboursé 150 milliards d’euros : 1 milliard en Espagne, 51 en Allemagne, autour de 30 en Italie, 40 au Royaume-Uni, 20 en France… Première question : pourquoi avoir choisi des prix si élevés ? Dans l’ensemble des pays de l’OCDE, les gouvernements sont obsédés par l’idée qu’il faut réduire les dettes publiques : la zone euro suit ce mouvement, lancé par les EtatsUnis, le Royaume-Uni, la Suède (graphique 1). Or la réduction, voire la disparition programmée, comme aux EtatsUnis, de la dette publique n’a pas * Directeur des Etudes économiques de la Caisse des dépôts et consignations. de sens économique. La théorie enseigne qu’une dette publique trop faible conduit à une surcapitalisation de l’économie : les investisseurs ont besoin de titres sans risque de défaut. Quoi qu’il en soit, la réduction de la dette est aujourd’hui considérée comme une priorité. Mais lorsque le gouvernement allemand vend pour plus de 50 milliards d’euros les licences UMTS, il transfère en réalité cette partie de la dette publique aux opérateurs de télécommunications. Or transformer de la dette publique en dette privée n’améliore pas nécessairement le bienêtre. De plus, les gouvernements pourraient réfléchir aux utilisations des recettes fiscales autres que la réduction de la dette. Il en existe certainement (recherchedéveloppement, investissement dans la « nouvelle économie », éducation, constitution de fonds de réserve pour les retraites…) qui ont un rendement supérieur aux taux d’intérêt sur la dette publique – ce taux d’intérêt représente en effet le rendement des réductions de dette, et il faut le comparer aux rendements des autres emplois possibles des fonds publics. Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 21 REPÈRES ET TENDANCES TÉLÉCOMMUNICATIONS cences UMTS, ils sont exclus à terme du marché de la télé phonie. Ils sont donc obligés de les acheter, et, de ce fait, le prix qu’ils acceptent de payer n’a aucun rapport avec la valeur économique des licences. Graphique 1 : VERS L’AMENUISEMENT DES DETTES PUBLIQUES Dette publique brute (en % du PIB) 80 70 Il faut donc aussi examiner les ventes des licences UMTS du point de vue de l’analyse fiscale. Tout d’abord, elles entraîneront très probablement une hausse des tarifs de télécommunications : les opérateurs ont des contraintes de rentabilité et devront accroître leurs recettes pour compenser les dépenses liées à l’achat des licences. La vente des licences s’apparente à une TVA additionnelle sur les communications téléphoniques et les accès à Internet, capitalisée et non perçue progressivement. La réduction de dette publique qu’elle permet est donc due à une hausse de la pression fiscale, ce qui n’est ni original ni efficace. 60 50 Etats-Unis Allemagne France Royaume-Uni Suède 40 Source : Datastream 30 1990 1991 1992 1993 1994 Dans certains pays (dont probablement la France), la cherté du prix de vente des licences UMTS semble être aussi une réaction aux hausses des cours des opérateurs en télécommunications (graphique 2). Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 22 L’argument « politiquement correct » consiste à dire que les actionnaires de ces sociétés ont profité d’un considérable enrichissement boursier, ou, de façon parallèle, que ces sociétés, ayant des cours surévalués, peuvent facilement financer sur les marchés boursiers les dépenses liées à l’achat des licences. L’analyse traditionnelle indique en effet que, si une société est surévaluée en bourse, elle peut en profiter pour émettre des actions (réaliser une augmentation de capital) pour un coût de capital réduit. Mais cet argument n’est plus vrai aujourd’hui : les investisseurs, quel que soit le prix d’achat, exigent un rendement élevé. La surévaluation ne signifie donc pas que les opérateurs de télécommunications se financent à faible coût sur les marchés. En outre, l’annonce de la vente des licences UMTS a fait fortement chuter les cours de ces opérateurs. Mais on ne peut pas considérer que cette baisse opère une 1995 1996 1997 1998 1999 2000 redistribution de revenus utile ou intéressante. D’ailleurs, le gouvernement français a, de ce fait, subi une perte patrimoniale bien supérieure au produit de la vente des licences. Et ce n’est pas le rôle des gouvernements de réguler les cours boursiers. On peut avancer que les opérateurs, soumis à une forte concurrence, ne pourront pas reporter le coût de l’achat des licences UMTS sur leurs clients : ce coût n’est pas alors assimilable à une hausse de la TVA, mais à une hausse de la taxation des profits des entreprises. UN IMPÔT SUR LES NOUVELLES TECHNOLOGIES M ais, dira-t-on, pourquoi ne pas taxer les opérateurs, s’ils sont prêts à payer ? Ils n’ont pas le choix : s’ils n’achètent pas de li- Graphique 2 : SECOUSSES BOURSIÈRES SUR LES OPÉRATEURS Cours boursiers 200 175 150 France Telecom Deutsche Telecom 125 Telefonica 100 75 50 25 Source : Datastream 0 1995 1996 1997 1998 1999 2000 TÉLÉPHONE MOBILE : LA COÛTEUSE ERREUR DE L’EUROPE Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une surtaxation de la « nouvelle économie », idée étrange – pour ne pas dire stupide. On connaît le retard de développement de l’Europe sur les Etats-Unis dans ce domaine. Le secteur qui produit les nouvelles technologies représente 4 % du PIB en Europe, 8 % aux Etats-Unis ; l’investissement en nouvelles technologies, 10 % de l’investissement total en Europe, 20 % aux EtatsUnis – ce qui explique, pour une bonne part, la différence enregistrée dans la croissance des investissements productifs (graphique 3). Or, comme le montrent les études disponibles, le coût élevé d’accès aux télécommunications et à Internet joue un rôle certain dans ce retard (tableau). Il est clair que les nouvelles technologies dégagent des externalités favorables : création d’emplois, hausse des investissements, baisse des coûts, stimulation de la recherche-développement… Si la politique industrielle existe encore, elle devrait donc viser à les encourager. Cette orientation est d’ailleurs constamment affirmée par les gouvernements européens. Certains investissements peuvent avoir une rentabilité privée insuffisante et une rentabilité sociale forte ; au XIXe siècle, ce fut le cas des chemins de fer ; dans un passé plus récent, du tunnel sous la Manche. Le financement privé pur de ces investissements échoue, et la solution est sans doute un financement mixte, public-privé. L’attitude des gouvernements européens vis-à-vis de la nouvelle économie est complètement à l’opposé : non seulement il n’y a pas de financement public, mais de plus le financement privé est taxé. DISTORSIONS DE CONCURRENCE EN EUROPE D ans cette affaire, la zone euro montre, une fois de plus, son Graphique 3 : L’INVESTISSEMENT AMÉRICAIN STIMULÉ PAR LES NOUVELLES TECHNOLOGIES Taux d’investissement productif en valeur (en % du PIB) 15 Etats-Unis 14 France 13 12 11 10 9 Sources : DRI, INSEE 8 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 L’OBSTACLE DU COÛT D’ACCÈS Dépenses de NTIC* (en % du PIB) Coût d’accès à Internet (en $ pour 20 heures) Nouvelle-Zélande 8,5 42 Suède 8,3 39 Australie 8,1 38 Etats-Unis 7,9 33 Suisse 7,8 73 Royaume-Uni 7,5 55 Canada 7,4 28 Japon 7,4 83 Pays-Bas 7,0 53 France 6,3 58 Allemagne 5,5 67 Italie 4,3 66 Espagne 4,1 86 * Nouvelles technologies de l’information et de la communication. incapacité à coordonner les politiques autres que la politique monétaire. Cette observation récurrente est d’ailleurs une des causes de la faiblesse de l’euro. Entre des pays partageant la même monnaie, les divergences des coûts de production ne peuvent plus être cor- rigées par les changements de parité. Or ces divergences dépendent notamment des politiques salariales, sociales, fiscales dans la mesure où elles affectent les coûts, ce qui est bien le cas avec la vente des licences UMTS : elle est faite à un prix pratiquement nul en Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 23 REPÈRES ET TENDANCES Espagne, à un prix très élevé en Allemagne ou en Italie, ce qui génère un biais de concurrence tout à fait anormal dans une union monétaire. L’incapacité de la Commission européenne à se saisir du dossier et à coordonner les procédures et les prix d’attribution montre aussi la faiblesse des institutions européennes, autre problème chronique. D’autres biais concurrentiels peuvent d’ailleurs être mis en évidence. La pratique des enchères (celui qui paie le plus gagne le marché) ou de la taxation uniforme (cas de la France) favorise évidemment deux types d’opérateurs : les anciens monopoles publics, qui peuvent utiliser les rentes de monopole accumulées dans le passé pour payer trop cher les licences, ou partir de leur base de clientèle plus importante pour diluer les coûts ; et les très grands opérateurs internationaux (japonais, américains), assis sur des marchés domestiques importants et peu taxés (à la différence de l’Europe). Ce biais en faveur des monopoles antérieurs et des opérateurs étrangers est curieux : l’objectif normal des gouvernements européens était plutôt de favoriser l’émergence d’opérateurs nationaux nouveaux et puissants. GASPILLAGE SUR LES RÉSEAUX L Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 24 ’étude de l’« économie des réseaux » montre que, quand une activité nécessite un capital important pour accéder aux utilisateurs (cas des télécommunications, du transport, de l’eau, de l’électricité, de la banque de détail…), il est efficace de confier la gestion du capital à un opérateur unique (qui peut être un monopole public ou privé), les autres TÉLÉCOMMUNICATIONS Graphique 4 : L’EXIGENCE DE RENTABILITÉ France – Etats-Unis : ROE* des entreprises cotées 30 ROE CAC 40 27 ROE S&P 24 21 18 15 12 9 6 3 0 Sources : Datastream, CDC Service de la Recherche 19851986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 * Return on equity (retour sur fonds propres). opérateurs devant alors, pour acdans toutes les activités compacéder au réseau, payer une rederables, d’avoir un opérateur de vance à ce monoréseau unique (Réseau Ferré de France pole. Du côté de ce Il serait plus efficace, pour le train, Francedernier, l’activité de comme dans toutes Telecom pour le gestion des infrales activités téléphone fixe) qui structures de réseau réalise les investissedoit normalement comparables, d’avoir ments et vende l’acêtre séparée de l’ac- un opérateur de cès au réseau aux tivité de fourniture réseau unique prestataires de serde services transiqui réalise vices. Les pays eurotant par le réseau. péens vont être les infrastructures et couverts d’antennes Cette logique est en vende l’accès aux laides et coûteuses, maintenant applitrois à cinq fois trop quée dans de nou- prestataires de services nombreuses. veaux secteurs, comme la banque, la gestion d’acCe gaspillage a aussi une double tifs et l’assurance, où le métier de conséquence financière : une surdistribution est de plus en plus capitalisation du secteur des téléséparé du métier de production communications, absurde dans un et de conception de produits. monde où la rentabilité exigée du capital est très forte (graphique 4), Pour les licences UMTS, les enet où le capital devrait donc être seignements de l’économie des économisé ; et une dégradation réseaux semblent avoir été sensible de la situation financière complètement ignorés. Chaque des opérateurs de télécommuniopérateur construit son propre cations européens, sous le poids réseau d’antennes (15 000 chacun du supplément de dette qu’ils vont pour les quatre opérateurs UMTS devoir contracter pour financer en France, au prix d’un million de l’achat des licences et les investisfrancs l’unité), alors qu’il serait sements UMTS. l évidemment plus efficace, comme