PDF L`aikido est-il un art martial

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PDF L`aikido est-il un art martial
L’Aikido est-il un Art Martial ?
Les motivations qui poussent un individu à franchir pour la première fois les portes
d’un dojo sont de tout ordre. Le propos de cet article ne visera pas à les
répertorier toutes mais, plutôt, tenter d’expliquer pourquoi et comment cette
première motivation est appelée à changer, inexorablement, parallèlement à
l’évolution technique et spirituelle – éventuelle et incertaine - du pratiquant. Il n’a
pas la prétention de fixer une échelle de valeurs de ces motivations, qui serait
parfaitement subjective, mais d’établir que l’évolution d’un pratiquant dépendra,
pour une grande part, de sa capacité de répondre, au fur et à mesure de son
ascension sur la Voie, à la question essentielle - voire existentielle - de savoir
pourquoi il pratique.
Lorsque l’on me demande si l'Aïkido - ou le Budo en général - est un art martial, je
réponds par la négative : il peut certes l’être, mais tel n’est pas, de mon point de
vue, son but. Cette réponse ayant déçu plus d’un pratiquant, je souhaiterais
également, par cet article, clarifier mon point de vue et expliquer qu’elle est
indissociable de la question du « pourquoi » de la pratique.
Les « arts martiaux » sont le terme générique le plus fréquemment utilisé en
Occident sous lequel sont regroupées diverses méthodes japonaises de combat
parmi lesquelles - pour ne citer que les plus connues : le Judo, le Karate-do, l’Aikido,
le Kendo - dont tout le monde a aujourd’hui entendu parler, sans nécessairement les
avoir pratiquées. Mais chacun, adepte ou non, utilise pour les désigner le terme
« art martial » et considère qu’elles peuvent toutes être regroupées sous cette
appellation. Pourtant, toutes ne sauraient se prévaloir de cette qualité qui fait
abstraction du contexte historique au cours duquel elles sont apparues.
Ainsi, du point de vue traditionnel, ces méthodes de combat peuvent être divisées
en 2 groupes, suivant leur nature et leur but :
• BU-JUTSU
• et BU-DO,
lesquels peuvent eux-mêmes être subdivisés en 2 sous groupes, suivant la date de
leur apparition, savoir antérieurement ou postérieurement à la période MEIJI.
Dans le premier cas, il s’agira de :
• KO-BUJUTSU pour les arts martiaux pré datant 1600,
• et de KO-BUDO pour ceux se situant entre 1600 et 1860.
Dans le second cas, il conviendra de parler de :
• SHIN-BUJUTSU pour les arts martiaux proprement militaires ou
assimilés (tels que, par exemple : le Keibo-jutsu, le Keijo-jutsu et autres),
• et de SHIN-BUDO pour les arts martiaux modernes comme le Judo,
l’Aikido, etc.
Mais le propos de cet article n’est pas de dresser l’historique des arts martiaux
japonais et le lecteur intéressé sera avisé de consulter des auteurs tels que Donn
F. Draeger1 pour être parfaitement au fait de cette classification.
En fait, il s’intéressera plus spécifiquement au Shin-Budo en raison de la confusion
entretenue sur sa nature « martiale ». Il est intéressant de constater, à ce propos,
que cette confusion concerne spécifiquement les arts martiaux japonais. En effet,
il existe également une culture martiale en occident, mais personne n’oserait
prétendre que le tir à l’arc, la lutte gréco-romaine, l’escrime, le javelot et autres
constituent des arts martiaux à proprement parler. Pourtant, toutes ces techniques
ont été utilisées sur un champ de bataille au cours de l’histoire.
Qu’il s’agisse du Bu-Jutsu ou du Bu-Do, ils ont en commun le terme « BU », lequel a
été traduit en Occident par « MARTIAL ».
Or, du point de vue étymologique, le kanji « BU »
chinois) est composé de 2 radicaux :
•
•
(équivalent de « WU » en
: hallebarde ou lance,
: arrêter ou dompter.
Le premier sens2 qui fut attribué au terme BU était d’« arrêter la lance », que l’on
pourrait rapprocher de la locution latine : « Si vis pace, para bellum » (« Si tu veux
la paix, prépare la guerre »). En effet, pour arrêter la lance, l’intention ne suffit
pas : il faut apprendre à le faire.
Le kanji « BU » - ainsi que la locution latine – peut donc être interprété de 2
façons, savoir :
• « arrêter la lance » dans le sens d’annihiler l’attaque d’un adversaire, ou
d’un ennemi,
• « arrêter la lance » dans le sens d’annihiler l’intention de l’attaque,
comme certains végétaux ou animaux le font pour se protéger des
prédateurs, en se dotant de moyens de dissuasion.
La 1ère interprétation pourrait s’appliquer de fait au Bu-Jutsu, et la seconde au BuDo. Mais nous y reviendrons plus tard.
« BU » est donc communément traduit en Occident par le mot « martial ». Or, si
l’on s’en tient stricto sensu à l’étymologie du mot « martial », il dérive de MARS,
dieu romain de la guerre.
1
Donn F. Draeger : « Le arti marziali giapponesi come discipline spirituali » - volume 1 « Bujutsu classico »,
volume 2 « Budo classico », volume 3 « Bujutsu et Budo moderno » - Edizioni Mediterranee.
2
Ce terme peut signifier, entre autres : les affaires militaires, les arts militaires, la chevalerie, la gloire militaire, la
puissance militaire, les armes.
Par ailleurs, toujours du point de vue étymologique, l’adjectif « martial » se traduit
en latin par « bellicus », c’est-à-dire « guerrier », et non par « martialis » qui
signifie « de Mars ».3
Ainsi, les « arts martiaux » devraient être entendus spécifiquement comme des
« arts de guerre » ou « arts guerriers », c’est-à-dire utilisables sur un champ de
bataille. Ces « arts » ont nécessairement évolué au cours de l’histoire,
parallèlement à l’évolution technologique. L’art des fortifications a muté pour
devenir bunker, générant une technologie balistique capable de les percer. Le
Yabusame est devenu la cavalerie moderne, avec ces chars hyper sophistiqués qui
font appel aux connaissances électroniques les plus pointues. La flèche est devenue
missile, on n’aborde plus un cuirassier avec des cordes et des grappins, et James
Bond est devenu le prototype idéalisé du ninja moderne.
Le terme « de combat» pourrait donc être considéré comme la traduction la plus
fidèle du terme « BU », plutôt que « martial » qui se rapporte à la guerre.
Il devient donc possible de postuler qu’un pratiquant d’Iai, de Judo, d’Aïkido
n’étudie pas un « art martial » dans ce sens où les techniques « de combat » de ces
différents « arts » ne sont plus applicables sur un champ de bataille moderne (si
l’on veut bien considérer le corps à corps comme la portion congrue des armes à la
disposition d’un combattant moderne), mais plutôt un « art de guerrier » et, plus
précisément, un « art de combat ».
Venons-en, maintenant, aux 2 autres kanji : « JUTSU » et « DO ».
Le kanji « JUTSU » 4
composé de 2 radicaux :
•
•
(qui peut également être lu : SUBE) est, lui aussi,
: carrefour,
: dont l’origine est inconnue mais que l’on trouve aussi écrit :
•
: riz
•
: arbre
ce qui permet de supposer :
• soit que le vendeur de riz se positionne à un carrefour
(technique de vente),
• soit de se positionner dans un arbre pour surveiller les 4
directions (technique de guet).
3
À noter que « Martiales » désignaient les soldats de la Légion Romaine. « Bellicus » dérive lui-même du substantif
« bellum » qui signifie « guerre » et qui dérive de « Bellica » qui était la colonne dressée devant le temple de
« Bellonia » (Bellone, déesse de la guerre, considérée parfois comme l’épouse de Mars) contre laquelle on lançait un
javelot en signe de déclaration de guerre. Les langues latines ont toutes conservé cette racine dans les mots :
« belliqueux » (qui aime la guerre ou qui la recherche), « belligérants » (nations en état de guerre), « bellicisme »
(politique fondée sur le règlement par la force des conflits entre états).
4
Ce terme signifie, entre autres : l’art, la technique, le doigté, le moyen, l’artifice, le tour (de magie), le stratagème,
les ressources.
Dans « l’Encyclopédie des Arts Martiaux »5, Jutsu (ou Jitsu) est défini comme :
technique, science, art, méthode (Gei). Notion qui se retrouve dans Bugei et Bujutsu (techniques d’arts martiaux enracinées dans la tradition d’une école Ryu ou
Ha), et Bu-Jutsu comme : technique de combat ou technique du guerrier.
Donn F. Draeger, dans ses écrits, définit le Bu-Jutsu comme : art martial.
Le kanji « DO »6
•
•
(ou « MICHI ») est également composé de 2 radicaux :
: cheveu + œil, qui symbolise une tête humaine (associée, en japonais,
au cou « Kubi »),
: pied, chemin.
Tous les auteurs s’accordent pour traduire ce terme par : « VOIE » dans ce sens où
il exprime l’idée d’un chemin que l’homme – en l’occurrence : le pratiquant –
emprunte en vue de son perfectionnement.
« Le budo classique est né du remplacement de la dénomination « bujutsu » par la
substitution de l’idéogramme jutsu : « art » en do : « la voie ». Une telle innovation
révélait le désir de l’homme de développer une conscience de sa propre nature
spirituelle à travers la pratique de disciplines qui le conduiraient à un état de
réalisation de son être, du « soi ». C’est cet objectif qui est à la base de la
principale différence entre les disciplines martiales qualifiées de « jutsu » et celles
définies comme « do ». »7
Dès lors, il devient possible de suggérer les traductions suivantes pour les termes :
• BU JUTSU = art de guerre, technique guerrière, art martial.
• BU DO = Voie martiale, discipline martiale, Voie du Guerrier.
Mais le dictionnaire ne s’arrête pas à cette seule définition pour le terme
« martial ». On peut ainsi relever :
• Digne de Mars, guerrier : des peuples martiaux.
• Qui traduit une attitude guerrière, du goût pour les combats : un discours
martial, une voix martiale, une démarche martiale.
Il semble donc que la martialité puisse se rapporter au guerrier et non simplement
aux techniques utilisées. Encore faut-il préciser ce qu’on entend par guerrier. Ici
également, la racine induit qu’il s’agit d’un homme dont le métier est de faire la
5
« Encyclopédie des Arts Martiaux de l’Extrême-Orient, technique, historique, biographique et culturelle » par
Gabrielle et Roland HABERSETZER aux Editions @mphora (tous les sports).
6
Ce terme signifie, entre autres : district, province, préfecture, route, sentier, rue, allée, grande route, voyage,
distance, course, moyen, devoir, moralité, enseignement, spécialité, art, raison, justice.
7
Ibid. note 1
guerre, voire qui a le goût de la guerre. Mais les arts martiaux, nous l’avons vu, ou
tout du moins les arts martiaux modernes (Shin-Budo par opposition au ShinBujutsu), ne sont plus des arts de guerre.
À ce point, il devient donc nécessaire d’opérer une distinction entre le militaire (le
soldat) et le guerrier. L’histoire et les grands hommes de notre temps semblent en
effet considérer qu’il existe une différence fondamentale entre un militaire, c’està-dire un homme auquel on a appris à guerroyer et dont c’est le métier, et un
guerrier. Les bons mots et les phrases assassines ne manquent pas à l’encontre des
premiers, comme, par exemple :
• « La guerre est une chose trop grave pour la confier à des militaires. »
(Georges Clémenceau)
• « Un bon soldat ne doit penser qu’à trois choses : 1° au roi, 2° à Dieu, 3° à
rien. » (Proverbe allemand)
• « Il est vrai que, parfois, les militaires s’exagérant l’impuissance relative de
l’intelligence, négligent de s’en servir. » (Charles De Gaulle)
Toujours selon le dictionnaire : « le militaire est une personne qui fait partie des
forces armées », c’est un soldat, la cheville ouvrière de l’armée, comme l’abeille
l’est à la ruche. Il fait donc partie d’un groupe, appelé troupe, dont la valeur est
proportionnelle à sa cohésion. Par extension, un soldat isolé est, soi un déserteur,
soi l’unique survivant d’une bataille, soi un ahuri. En probabilité, c’est un homme
mort ou, en tout état de cause, devenu stratégiquement inutile. Sauf, bien entendu,
lorsqu’il s’agit de Rambo. On peut donc tirer la conclusion que le soldat n’a de valeur
que dans la mesure où il est une partie d’un tout. S’il se comporte bien sur le champ
de bataille, c’est-à-dire qu’il fait preuve de courage, il est décoré. S’il est
exceptionnellement doué (les militaires disent « brave »), on l’affecte à un corps
d’élite, mais il ne représente toujours rien sans les autres membres du groupe.
L’armée japonaise n’est pas différente de toutes les armées du monde. Seules les
armes et les stratégies changent, fonction du degré d’évolution technologique et
culturelle. À son époque, le samurai était d’abord et avant tout un soldat aux
services d’un daimyo et était rétribué en conséquence, comme le chevalier de nos
compagnes l’était vis-à-vis de son suzerain. Il apprenait son métier au sein d’une
école (RYU) dont certaines existent encore aujourd’hui telles qu’elles étaient à leur
origine. La plus célèbre, et la plus ancienne, est Tenshin Shoden Katori Shinto Ryu.
On y enseigne les mêmes techniques qu’autrefois, essentiellement aux fins de
préservation culturelle, en aucun cas pour alimenter les troupes d’élite de l’armée
japonaise. Le cursus de l’école va du maniement de différentes armes blanches ou à
poudre, avec ou sans armures, à l’étude des techniques des fortifications et de la
stratégie. Ces arts martiaux entrent dans le cadre du ko-Bujutsu, mais n’ont
aujourd’hui plus aucune valeur militaire ou/et guerrière.
Certains clubs occidentaux, notamment européens, tentent également de leur côté
de perpétuer leur tradition martiale à des fins culturels. Il en existe un à Mouans
Sartoux (près de Cannes) et le plus célèbre est à Sommières (Gard) qui organise
annuellement une fête médiévale mettant à contribution l’ensemble de la population,
avec tournois et autres démonstrations des arts militaires de l’époque.
De ce qui précède, il devient possible de tirer 2 conclusions majeures relatives aux
« arts martiaux » modernes :
1. ce ne sont pas des arts de guerre, sauf en ce qui concerne le ko-Bujutsu,
perpétué à des fins essentiellement culturels, propres au pays qui en
maintient la tradition,
2. ils n’ont donc pas vocation à former des guerriers, dans le sens militaire du
terme et, de ce point de vue, ne sont pas martiaux, c’est-à-dire qu’ils sont
inapplicables sur un champ de bataille.
Dès lors, il convient d’envisager l’appellation « martiale » sous son autre sens,
savoir : « qui traduit une attitude guerrière, un goût pour les combats ». Dans ce
sens et à partir du moment où les techniques utilisées trouvent leur origine dans
une méthode proprement guerrière, c’est-à-dire appliquée sur un champ de bataille
à une époque déterminée, il devient possible de les concevoir en tant qu' art
martial », quelles qu’elles soient. Ainsi, le tir à l’arc occidental comme le Kyudo
japonais sont des arts martiaux, de même le tir rapide au pistolet comme l’Iai, le
fleuret comme le Ken, etc.
Cependant, si la politique d’isolement qu’a connue le Japon durant plus de 250 ans lui
a permis de maintenir la tradition de ses arts militaires médiévaux jusqu’à nos
jours, l’Occident, pour sa part, du fait notamment de l’adoption des armes à feu, l’a
perdue ; et ne serait-ce l’étude de chercheurs passionnés, ce patrimoine de notre
culture aurait définitivement disparu, sinon à travers les films hollywoodiens.
À la place, il a créé le Sport. À noter que « sport » est un mot anglais dérivé de
l’ancien français « deport »8 qui signifiait : divertissement, plaisir, passe-temps.
À la fin du XIXe siècle, à l’apogée de la révolution industrielle, certains hommes
politiques ont réalisé que l’activité physique par la pratique du sport était un moyen
d’améliorer la santé et le moral de la jeunesse. La compétition, le nerf de l’esprit
capitaliste, en fut le ferment et l’école obligatoire, depuis Jules Ferry, a servi de
support et permis sa popularisation. Puis, Pierre de Coubertin ressuscita les jeux
olympiques.
Au Japon, Jigoro Kano, entre autres, comprit également la valeur éducative de
certains arts martiaux, notamment le Ju-Jutsu. Il adapta les anciennes techniques,
éliminant les plus dangereuses, pour ainsi permettre des confrontations amicales
sans risque pour les combattants, et offrir au plus grand nombre possible
d’individus les vertus d’une pratique qui allait devenir « l’art martial » le plus
populaire du monde.
8
La langue espagnole a conservé le mot puisque sport se dit « deporte ».
Il est donc possible de considérer que le terme le mieux approprié pour définir
l’ensemble de ces « arts martiaux compétitifs » serait « sport de combat ». Mais
qu’en est-il des « arts martiaux » non compétitifs tels que, par exemple l’Aikido ?
À noter également que dans le monde des sports de combat japonais, certains
pratiquants de Judo continuent de pratiquer leur discipline telle qu’elle existait à
l’origine, savoir le Ju-Jutsu. De même, certaines formes de Karate ont exclu la
compétition de leur pratique.
Comme cela a été vu précédemment, ces pratiques ne sauraient être assimilées à
des arts de guerre puisqu’elles ne sont plus applicables sur un champ de bataille.
Aucune forme de compétition n’ayant été instituée en AIKIDO, ou tout du moins à
grande échelle ou de façon suffisamment significative, cette pratique ne peut pas
être considéré non plus comme un « sport » ou un « art de combat ». Cette
ambiguïté laisse libre cours à moult interprétations, ce qui ne facilite guère la
transmission de l’art mis au point par O’Sensei.
Ainsi, nous avons les défenseurs de l’Aikido en tant « qu’Art Martial ». Que disentils pour soutenir cette thèse ?
D’une part que l’Aikido est une pratique destinée à tuer. Ils ne pratiquent donc pas
avec un partenaire, mais contre un adversaire (communément appelé Uke) dont le
seul devoir est de mourir. Reprenant les paroles du fondateur, ils soutiennent bec
et ongles que l’Aikido est « Irimi et Atemi ».
S’il l’est dans son essence, il ne l’est plus dans sa nature. En effet, quel pourrait
être le champ d’application d’une telle conception de la technique puisque, nous
l’avons vu, l’Aikido n’est pas un art de guerre ? Ou tout du moins, quand bien même
on voudrait y voir une technique de combat applicable sur un champ de bataille, les
guerres modernes ont démontré que les combats au corps à corps restent
aujourd’hui du domaine de l’anecdote et ne permettent pas de remporter une
bataille.
S’agirait-il donc simplement d’occire le premier malotru qui oserait marcher sur
leurs pieds grâce à la technique laborieusement apprise sur le tatami ? Il semble
cependant difficile de croire que des pratiquants puissent réduire l’Aikido à une
simple technique de self-défense. Il est donc préférable de l’oublier.
En fait, il paraît plus plausible de croire qu’ils cherchent, par cette approche, à
retrouver l’état d’esprit du guerrier au combat, c’est-à-dire à tutoyer la mort et
contrôler les peurs qu’elle génère. L’Uke est donc un ennemi qui ne meurt jamais sur
un champ de bataille virtuel. Si l’on peut concevoir une telle approche de l’Aikido,
elle semble plus s’apparenter au Jutsu qu’au Do. La différence est qu’elle n’est plus
applicable pratiquement mais seulement mentalement. En effet, il semble peu
probable, même avec la plus grande détermination possible, que les partisans de
cette approche de la pratique veuillent attenter à la vie de leur adversaire, voire
même à lui nuire. Dès lors, l’attaque d’Uke comme le mouvement de Tori et son
éventuel atemi, aussi réels soient-ils, ne s’apparenteront toujours qu’à un simulacre
de combat.
Aussi, si l’on voulait tenter de définir cette thèse, on devrait parler d’Aiki-Jujutsu
et non d’Aikido. Telle était la pratique d’O’Sensei lorsqu’il enseignait avant-guerre à
quelques élèves hautement recommandés et acceptés par lui.
Or, il a décidé à l’issue de la guerre de modifier cette approche et d’ouvrir sa
méthode au monde. Il a vraisemblablement réalisé, après de longues années de
pratique et d’étude, qu’un art martial pouvait devenir un art de paix. Ainsi est né
l’Aikido.
Que les nostalgiques de la période avant-guerre le regrettent et veuillent ramener
l’Aikido à sa conception originelle de Jutsu est parfaitement légitime et nul ne
saurait leur contester ce droit. En revanche, qu’ils soutiennent que l’Aikido n’est
que cela et que tout ce qui ne l’est pas est du « Budo sportif » est un retour en
arrière qui va à l’encontre de la dimension philosophique, morale et spirituelle
apportée par O’Sensei à la discipline qu’il a créée.
À ce point de cet exposé, il ne serait pas inutile de revenir sur la traduction de
« Budo » par « Art Martial ».
Bu, nous l’avons vu, se rapporte à la guerre, à Mars et chacun s’accorde à penser que
le mot « martial » est la traduction la mieux adaptée, bien que « de combat »
semble plus appropriée.
Mais pourquoi diable a-t-on traduit le mot « Do » par « Art », alors qu’il est
communément traduit par Voie ? Ne devrait-on pas parler de Voies Martiales plutôt
que d’Arts Martiaux et conserver cette dernière appellation aux seules pratiques
Jutsu ?
Aidons-nous une nouvelle fois du dictionnaire pour tenter de cerner le sens du mot
ART, sans toutefois analyser l’ensemble des définitions proposées. L’une d’elles
mérite cependant que l’on s’y intéresse :
• Action, effort de celui qui cherche à appliquer au mieux les connaissances,
les procédés acquis, en vue d’une réalisation, et en particulier d’une
réalisation artistique.
Cette définition pourrait nous réconcilier avec la traduction communément admise
et acceptée par tous, adeptes ou non des arts martiaux. Ainsi, le musicien, le
peintre, le tailleur de pierres sont des artistes dans ce sens où il tente de se
réaliser au travers de leur art. De même, le pratiquant d’arts martiaux devient un
artiste dans la mesure où il cherche, par ses actions et ses efforts, à appliquer les
connaissances et procédés martiaux acquis en vue de se réaliser.
« Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » a dit le poète.
Aussi, à quoi sert-il donc de prétendre que tel breuvage rend plus ivre que d’autres,
pourvu que l’ivresse y soit ? À quoi bon critiquer telle approche de l’Aikido plutôt
que d’autres pourvu que la réalisation y soit ? Ceux qui critiquent n’auraient-ils pas
assez bu ?
Pris dans ce sens, le Budo s’apparente à une Voie martiale, parce que le chemin qui
mène à la réalisation est semé d’embûches et l’apprentissage de la technique, qui lui
sert de support, long, fastidieux et incertain. Pour l’emprunter, le pratiquant devra
s’astreindre à une discipline, tant physique que morale. L’étymologie de ce dernier
terme est intéressante. Elle vient du latin disciplina qui signifie :
• action de s’instruire, éducation, instruction, enseignement ;
• principes de morale.
et duquel sont dérivés :
• disciplinabilis : qui peut être enseigné.
• disciplinabiliter : avec art, méthodiquement.
• disciplinatus : formé à ; instruit, qui a de l’instruction ; amélioré par la
culture.
Ce but n’était-il pas celui poursuivi par les fondateurs des Shin-Budo - des arts
martiaux modernes - tels que Jigoro Kano, Morihei Ueshiba, Funakoshi Gichin,
Yamaoka Tesshu, pour ne citer que les plus illustres ? Utiliser les arts martiaux
classiques – les « arts de guerre » - comme système pour améliorer le corps et
l’esprit de l’homme en l’orientant vers une recherche d’harmonie avec la société
dans laquelle il vit et parvenir à un monde de paix, et en paix. Leur principal apport
a consisté à transformer des arts de guerre - de mort - en arts de paix - de vie :
Hei-ho hei-ho desu, Setsuninto/Katsujinken (les méthodes de guerre deviennent
des méthodes de paix, le sabre qui tue/le sabre qui donne la vie. Cette
« metanoïa », ce changement de l’être, s’apparente à une alchimie intérieure dont la
discipline, dans tous les sens du terme, est le combustible.
Mais n’était-ce pas non plus le sens du code de la Chevalerie : utiliser les valeurs
guerrières – la loyauté, le courage, la protection des faibles, la courtoisie, la
générosité, le respect, l’honneur, la galanterie – pour éveiller en l’homme un désir
d’élévation morale ? N’est-ce pas ces mêmes valeurs que le pratiquant des arts
martiaux modernes cherche à développer en lui ?
À ce point, qu’est-il besoin de tenter de savoir si l’Aikido est un art martial, un
Budo sportif, un sport de combat ou une discipline martiale, à partir du moment où
chacun peut y trouver ce qu’il y cherche et qu’il est ce que chacun en fait. Pour
beaucoup, un simple divertissement - au sens étymologique du terme -, pour
d’autres une discipline physique et morale, pour d’autres encore un moyen de
pouvoir se défendre, sans nécessairement devoir tuer quiconque.
L’Aikido est tout cela et est encore plus s’il permet à chacun de se réaliser, d’être
en paix avec lui-même et avec les autres.
Bien sûr, un mélomane pourra toujours prétendre qu’un joueur de vina ou de
cornemuse joue faux. N’est-ce pas pour autant de la musique ?
Mais cette méprise n’est pas le seul apanage des aikidoka : des querelles d’école
subsistent par exemple entre pratiquants de Iai-jutsu et de Iai-do. Les premiers
prétendent que leur technique d’extraction du sabre est plus efficace, plus
réaliste, plus vraie que celle des adeptes du Iai-do dont la technique n’est que pur
exercice de style dénué de toute valeur « martiale ». Peut-être est-ce vrai ! Mais
qui le sait ? Qui a une expérience suffisante du combat au sabre pour l’affirmer ?
Cette querelle est d’autant plus stérile que l’arme utilisée – le Katana – est
aujourd’hui tombé en désuétude, notamment depuis la vulgarisation de l’arme à feu,
et que personne ne combattrait aujourd’hui avec un sabre.
Je pense que le principal problème réside dans le fait que les pratiquants « d’arts
martiaux » parlent toujours d’un combat qu’ils n’auront jamais l’occasion de mener,
ou tout de moins je l’espère pour eux, alors que le seul combat qu’un pratiquant de
Budo ou de Bujutsu devrait entreprendre est celui qu’il doit mener, sans relâche,
contre lui-même. Trop de pratiquants oublie cet aspect essentiel du Budo, alors qu’il
justifie sa raison d’être et sa pérennité.
« Le seul vrai combat à mener est le combat contre soi-même,
ici et maintenant. »
En quoi consiste ce combat est une autre histoire et fera peut-être l’objet d’un
prochain article.
Daniel Leclerc
HEIHO HEIHO
Calligraphié par Otake Sensei
Milano – décembre 2009