La colonisation en Algérie : Processus et

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La colonisation en Algérie : Processus et
Université de Paris 8 -Vincennes/Saint-Denis
Doctorat "Archi tecture"
E c o l e d o c t o r a l e " Ville et Environnement "
Année 2006
N° attribué par la bibliothèque
Thèse
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pour obtenir le grade de
Docteur de l'Université Paris 8
Présentée et soutenue publiquement par
Tarik BELLAHSENE
La colonisation en Algérie :
Processus et procédures de création des centres de peuplement.
Institutions, intervenants et outils.
***
Les cas de centres en Kabylie du Djurdjura, 1857-1899 :
Une illustration,
de la plaine vers la montagne.
TOME I
Directeur de thèse :
Pierre PINON
Jury
Mme.
Odile GOERG, Présidente
Mr.
Marc COTE
Mr.
Xavier MALVERTI
Mr.
Saïd ALMI
Mr.
Youcef KANOUN
TOME I
Plan de la thèse
1ère partie
1/I Introduction/problématique
1
1/I. 1 : Généralités
1
1/I. 2 : Problématique générale : Pourquoi et comment projette-t-on un centre
8
de peuplement colonial ?
1/I. 2a : Questionnement général :
8
Quel en est le processus et / ou procédures, qui sont les intervenants institutionnels
et techniques et quels sont leurs outils. Enfin, comment se conçoivent les projets de
création de centres et pour quelles applications territoriales (armatures, systèmes et
desseins économiques/politiques des centres).
1/I. 2b : Hypothèses :
12
Le processus a engendré des stratégies spatiales en vue du peuplement rapide et
durable de la colonie, mais dans une instabilité institutionnelle et législative
chronique liée/adaptée à la complexité du terrain et ce, malgré l'assurance et/ou la
permanence d'un savoir technique urbanistique éprouvé depuis les villes créées dans
le Nouveau-Monde. La Kabylie du Djurdjura aura cristallisé et amplifié, de par sa
complexité, l'action fragmentaire de la colonisation territoriale.
1/I. 2c : Choix du terrain
16
Un terrain accidenté, densément peuplé, contraire aux besoins extensifs de la
colonisation. La Kabylie du Djurdjura prétexte pour nous, de reconstitution dans
l'espace et dans le temps du processus et des procédures de création de centres de
peuplement, sous l'action des différentes institutions à l'œuvre dans le projet
colonial algérien. La complexité de la région aura concentré et amplifié les
stratégies territoriales.
1/I. 2d : Rappel de la problématique du terrain abordée lors du DEA
I
20
1/I. 2e :Objectif du travail par la spécificité du terrain
25
***
1/II Méthodologie générale de recherche et corpus
27
De l'analyse au cas par cas des projets de centres à la recomposition des
procédés mis en œuvres : processus, procédures et acteurs récurrents,
institutionnels et techniques
1/II. 1 : Démarche suivie pour la recherche documentaire
28
1/II. 1a : Phase exploratoire et rassemblement de documents graphiques
28
1/II. 1b : Phase de sélection et d'interprétation des documents d'archives
29
1/II. 1c : Méthode de recherche
30
1/II. 1c. 1 / Méthode de recherche des données générales politiques
et institutionnelles liées à la colonisation
30
1/II. 1c. 2 / Méthode de recherche au sujet du terrain
32
1c. 2a Analyse du territoire et des sites :
La Grande Kabylie/Cartes géographiques d'époque et tracés des voies
32
1/ Etude du territoire, données géographiques, sociales et historiques
32
2/ Répertorier les centres, les sites naturels d'implantation
32
3/ Observation, compréhension et sélection des plans d'archives
32
1c. 2b Recherche/analyse au cas par cas des documents portant sur
les projets de centres de colonisation : une fiche d'identité pour chaque projet
33
1/Le cas échéant, le programme de groupes de centres à créer
dont est issu chaque projet de centre
1/II. 2 : Corpus : documents d'archives et documents publiés
II
34
36
1/II. 3 : Localisation et organisation des archives
1/II. 3a : Organisation des Archives
37
40
1/II. 3a. 1 / Service Historique de l'Armée de Terre (S.H.A.T.),
Château de Vincennes, Pavillon de la Reine
40
1/II. 3a. 2 / Centre des Archives d'Outre-Mer, Aix-en-Provence
42
***
1/III Présentation et organisation du mémoire de thèse
47
1/III. 1 : 1ère partie introductive et présentations générales
47
1/III. 2 : 2ème partie : développement/analyse, institutions, lois,
intervenants et corps techniques de la colonisation. Processus et Procédures
48
1/III. 3 : 3ème partie : le terrain/études de cas
48
Sémantique : concepts, notions et expressions usités
49
***
1/IV Rappels : Présentation historique et géographique
53
Les Kabylies, régions montagneuses refuges peuplées de longue date
1/IV. 1 : Présentation générale de la Kabylie : les Kabylies
1/IV. 1a : La Grande Kabylie
53
54
1/IV. 1a. 1 / La Kabylie du Djurdjura
54
1/IV. 1a. 2 / La Kabylie Maritime ou Basse Kabylie
56
III
1/IV. 1a. 3 / La Kabylie des Bibans
58
1/IV. 1b : La Petite Kabylie
59
1/IV. 1b. 1 / La Kabylie des Babors
60
1/IV. 1b. 2 / La Vallée de la Soummam
61
1/IV. 1b. 3 / La Kabylie orientale
63
1/IV. 2 : Brefs rappels historiques sur la Kabylie du Djurdjura
1/IV. 2a : Une présence humaine tôt dans la Préhistoire
66
68
1/IV. 2b : Période historique : au contact des Phéniciens puis de Carthage la punique 69
1/IV. 2c : Antiquité romaine : les Ferratus Mons des Quenquegensianis
70
1/IV. 2d : La période médiévale, la pénétration islamique (IXème/XIIème siècle)
73
1/IV. 2d. 1 / Une population aux origines diverses
74
1/IV. 2e : Les républiques kabyles, le recentrage politique et territorial du Djurdjura
(XIIème/XVème siècèle)
76
1/IV. 2f : Le Royaume de Kouko (XVème/XVIIème siècle):
De la montagne refuge à la colonisation des basses terres
79
1/IV. 2g : Tentative de pénétration turque vers 1640 : le système des tribus makhzen,
les bordjs et la politique du blocus
85
1/IV. 2g. 1 / Avancée des Ottomans en Grande Kabylie
IV
87
1/IV. 3 : Etablissements humains en Grande Kabylie : les logiques territoriales
90
à la veille de la pénétration française
1/IV. 3a : La montagne
90
1/IV. 3b : Les vallées de Grande Kabylie
92
1/IV. 3b. 1 / La vallée du Sébaou, l'antique Savus
92
3b. 1a Le haut Sébaou : les sources
92
3b. 1b Le bas Sébaou : la plaine côtière
93
1/IV. 3b. 2 / La vallée de l'assif Isser, l'antique Serbes
93
1/IV. 3b. 3 / La dépression de Dra el Mizan/Boghni
93
1/IV. 3c : Le couloir naturel reliant les basses vallées du Sébaou et de l'Isser
94
1/IV. 3d : Les côtes
94
1/IV. 4 : Les souks, instruments d'échange et de structuration de l'espace social
96
traditionnel
1/IV. 5 : Les établissements humains dans les vallées durant la période ottomane :
98
bordjs et beyliks
1/IV. 5a : La ceinture de bordjs
100
I. IV. 6 : Aperçu sur le découpage territorial administratif à la veille
102
de la colonisation
I. VI. 6a : Le découpage ottoman : pour la collecte de l'impôt
102
I. VI. 6b : Le découpage territorial kabyle à la veille de la colonisation :
les communautés villageoises et les territoires fédérés
V
104
2ème partie
106
La colonisation en Algérie/Kabylie : ses principes, institutions et outils
2/I La colonisation en Algérie
106
Hésitations quant à l'occupation définitive de la possession africaine
2/I. 1 La France de 1830 et la colonisation
106
2/I. 2 Conquête et naissance de l'Algérie : de la Régence à la "Possession en
108
terre d'Afrique"
2/I. 2a : La Régence ottomane d'Alger la veille de 1830
108
2/I. 2b : Le fameux coup d'éventail, prétexte à l'expédition d'Alger
110
2/I. 2c : Hésitations quant à l'occupation de la Régence et ses dépendances
112
2/I. 2c. 1/ Partir ou rester?
112
2/I. 2c. 2 / Occupation restreinte, progressive et pacifique ?
114
2/I. 2c. 3 / " colonistes" et " anticolonistes"
115
***
2/II Objectifs généraux de colonisation
121
Reconnaissance internationale, coup d'éclat interne et compensation à la
Perte des Amériques
2/II. 1 : La colonisation en général : des objectifs en amont
121
2/II. 2 : La conquête et l'occupation de l'Algérie, des objectifs
jamais définis au préalable mais s'affirmant avec le temps :
le peuplement et l'agriculture
122
VI
2/II. 3 : Officialisation de la colonisation : de la "Possession française
du Nord de l'Afrique" à "l'Algérie"
125
2/II. 4 : L'Algérie colonie de peuplement ou l'Amérique en Afrique
127
2/II. 5 : La colonisation officielle : le peuplement (français) planifié par l'Etat
135
2/II. 5a : L'appel au peuplement français contre l'immigration
spontanée sud-européenne
135
2/II. 5b : La colonisation officielle de peuplement contre la colonisation
économique et la main d'œuvre étrangère
137
2/II. 5c : La colonisation officielle et le peuplement carcéral
138
2/II. 5d : La prospérité de la colonisation privée à l'origine de la prise d'intérêt
de l'Etat
139
2/II. 5e : Les premiers centres algérois pour l'hébergement des colons :
une initiative individuelle de Clauzel, Gouverneur Général
141
2/II. 5f : Les essais ou plans de colonisation officiels : les systèmes de peuplement
143
2/II. 5g : Les documents/publications officiels accompagnant le colon :
publicité et pédagogie
145
2/II. 5h : Villages ouvriers de métropole, villages agricoles d'Algérie,
un même principe
145
2/II. 5i : la colonisation officielle, un principe étatique pyramidal
146
VII
2/II. 6 : La colonisation privée : artefact mais anti-modèle politique pour
la colonisation officielle
149
2/II. 7 : Les outils mis en place pour la colonisation territoriale :
des outils non spécifiques, une coordination législative malaisée
152
***
2/III L'organisation politique, législative, administrative et foncière
159
L'Algérie selon 7 grandes périodes historiques (selon le G.G.A.,
à la veille du Centenaire de l'Algérie 1830/1930
(Ordonnance royale du 22 juillet 1834)
179
2/III. 1 : Les institutions coloniales : leurs prérogatives/leur personnel
et leur composition entre 1830 et 1900
180
2/III. 1a : Le Gouvernement Général de l'Algérie ou G. G. A. :
la seule institution permanente, visibilité des attributions
180
2/III. 1a. 1/ Le Gouverneur Général, reconduction en Algérie d'une fonction
appliquée en Louisiane moins d'une trentaine d'années auparavant
181
2/III. 1a. 2/ Un rôle stratégique, fluctuation de ses attributions
183
2/III. 1a. 3/ Nomination du Gouverneur Général : des tractations en haut lieu,
en fonction des régimes en places à Paris
184
2/III. 1a. 4/ Une durée de mandat jamais définie
185
2/III. 1a. 5/ Une implication active dans la colonisation
186
2/III. 1a. 5/ Les Services adjoints au Gouvernement Général
189
VIII
(Index des Commandants en chef et Gouverneurs Généraux de l'Algérie 1830-1900)
191
2/III. 1b : Le Service de la Colonisation : une pseudo-entité administrative,
versatile et sans structure organique tangible avant 1900
192
2/III. 1c : L'Inspection de la Colonisation et l'Inspection Générale de la Colonisation :
Un service directement issu des attributions du Gouverneur Général
2/III. 2 : Le découpage administratif
194
196
2/III. 2a : Le statut des villes et les premières communes
198
2/III. 2b : Les trois provinces de 1845 et le régime triparti des territoires : civils,
militaires et mixtes
200
2/III. 2b. 1 / Le territoire militaire
201
2b. 1a La Division, la Subdivision et le Cercle
202
- 1/ Organisation d'une province type
203
- 2/ le Bureau arabe, sa structure et son rôle
206
2b. 1b Organigramme administratif du régime territorial militaire
209
- la Division
209
- la Subdivision
210
- le Cercle
210
2/III. 2b. 2 / Le territoire civil et les premiers départements de l'ordonnance
du 9 décembre 1848
210
2b. 2a L'intendant des territoires civils
210
2b. 2b Les premiers départements de l'Ordonnance du 9 décembre 1848
et les premiers préfets en lieu et place des intendants civils
211
2b. 2c Le Conseil général
212
2b. 2d Les attributions du Préfet
213
2b. 2e Le Bureau arabe départemental
216
IX
2/III. 2b. 3 / Le territoire mixte
218
2/III. 2c : L'avènement des grands Départements de 1870 et la disparition
des territoires militaires
220
2/III. 2c. 1 / L'Arrondissement et le sous-Préfet : une entité administrative
particulière
224
2/III. 2c. 2 / Le Canton, une entité mathématique abstraite sans réalité territoriale 227
2/III. 2c. 3 / Communes et Communes de Plein exercice : le pouvoir des colons
227
2/III. 2c. 4 / La Commune mixte : structure passive. Elle est militaire puis civile
232
2/III. 2c. 5 / La Circonscription cantonale : une entité intermédiaire
issue du sous-découpage de la Commune mixte civile
238
2/III. 2c. 6 / La Commune de Subdivision
239
2/III. 2c. 7 / La Commune indigène ou le Douar
239
2/III. 2c. 8 / Organigramme récapitulatif du découpage administratif
avant et après le décret Crémieux du 24 octobre 1870
242
2c. 2a La Province
243
2c. 2b Les territoires militaires
244
- la Division
244
- la Subdivision des Territoires de commandement
244
- le Cercle
244
- la Commune mixte
244
X
2c. 2c Les territoires civils
245
- le Département
245
- l'Arrondissement
245
- le Canton
246
- le District
246
- le Cercle civil
246
- les Commissariats civils
246
- la Commune
246
- la Commune de Plein exercice
246
- la Commune mixte
246
- la Commune subdivisionnaire
247
- la Commune indigène ou Douar
247
2/III. 3 L'empreinte physique : le concept de centre européen
ou "centre de population"
250
2/III. 4 Le support physique et législatif de la colonisation :
de la constitution du domaine de l'Etat à la concession des terres
258
2/III. 4a : Les lois foncières de l'Algérie : mettre fin aux différents, réglementer
et sécuriser autant que possible les transactions privées, anarchiques depuis 1830,
et dégager indirectement des terres pour la colonisation
259
2/III. 4a. 1 / L'ordonnance du 1er octobre 1844 : une première réglementation
axée sur la régularisation des transactions antérieures
261
2/III. 4a. 2 / La loi du 16 juin 1851 (dite aussi loi Didier): la reconnaissance de la
propriété privée européenne et indigène par l'émission de titres définitifs
263
2/III. 4a. 3 / Le Senatus-Consult de 1863 : le cadastre des propriétés musulmanes
265
2/III. 4a. 4 / La loi du 26 juillet 1873, dite Loi Warnier : le démantèlement
de la propriété "collective" indigène et son introduction au titre "individuelle"
sur le marché foncier francisé
269
XI
2/III. 4a. 5 / La loi de 1897, un texte provisoire mettant indirectement fin
à la politique de colonisation territoriale
273
2/III. 4b : La constitution directe du foncier livrable à la colonisation :
le domaine privé de l'Etat et ses origines
276
2/III. 4b. 1 / Terres issues du Domaine ottoman : le Domaine "privé" de l'Etat
colonial ou la constitution des immeubles domaniaux, première réserve
foncière consacrée à la formation des périmètres de colonisation
277
2/III. 4b. 2 / L'expropriation
279
4b. 2a L'expropriation pour cause d'utilité publique
279
4b. 2b L'expropriation pour cause d'utilité publique avec prise de possession
d'urgence
281
2/III. 4b. 3 / La colonisation par le séquestre des biens immeubles
(Ordonnance du 31 octobre 1845/séquestres de1839 et 1871)
4b. 3a L'insurrection de 1839 et le séquestre dans la Mitidja
283
285
4b. 3b L'insurrection de 1871, l'enrichissement exceptionnel du domaine
privé de l'Etat et l'explosion des créations de périmètres de colonisation
en Kabylie
285
2/III. 4b. 4 / Le cantonnement : un essai jamais abouti
287
2/2/III. 4b. 5 / La concession : prétexter la création de centres
de colonisation pour l'encouragement et le contrôle du peuplement français
291
4b. 5a Le premier règlement sur les "attributions territoriales"
du 27 septembre 1836
294
4b. 5b L'arrêté du Gouverneur Général Bugeaud du 18 avril 1841 :
l'adoption de la concession gratuite absolue, régime de protection
de la colonisation officielle
295
4b. 5c Décret du 26 avril 1851 : la fin des cautions, la loi du laisser-faire
297
4b. 5d Décret du 25 juillet 1860 : abandon de la concession par la liquidation/
vente des biens domaniaux, le libéralisme officiel sous le Second Empire
XII
298
4b. 5e Les lois de 1871 : l'organisation massive de l'immigration des
Alsaciens-Lorrains et la répartition en lots des terres confisquées ayant
appartenus aux autochtones insurgés
301
4b. 5f Décret du 30 septembre 1878 : base stable de la législation en matière de
concession jusqu'en 1921.
La vente et la concession gratuite simultanément réglementées
304
***
2/IV Les systèmes de colonisation
306
Essais territoriaux et urbains pour systèmes de peuplements métropolitains
durables
2/IV. 1 : Définition du concept de système
306
2/IV. 2 : Des premières expériences françaises de systèmes de colonisation
308
2/IV. 3 : Les différents systèmes de colonisation appliqués en territoire algérien
310
2/IV. 3a : Prémices de la colonisation organisée, la création des centres :
la politique du duc de Rovigo
310
2/IV. 3a. 1 / 1832, Clauzel : l'invention du premier village type
et le projet de villages en série
313
2/IV. 3a. 2 / Boufarik, paradigme, et premier jalon des villages de la Mitidja
315
2/IV. 3b : "L'Obstacle continu" ou l'inauguration du premier "Plan de Colonisation"
320
2/IV. 3c : Le système Bugeaud, la première véritable armature urbaine planifiée
323
2/IV. 3c. 1 / La Colonisation Militaire ou le "Soldat colon" :
Les villages de Fouka, Béni-Méred et Mehelma, des expériences controversées
XIII
326
2/IV. 3c. 2 / Le Plan de Colonisation du Sahel de 1842
330
2/IV. 3c. 3 / Les villages maritimes : Aïn Bénian, Sidi Ferruch et
Notre-Dame de Fouka pour les pêcheurs français contre la main mise étrangère
334
2/IV. 3c. 4 / La colonisation régionale métropolitaine
337
2/IV. 3c. 5 / La colonisation religieuse : la trappe de Staouéli, pendant civil
de la colonisation militaire de Bugeaud
339
2/IV. 3c. 6 / Les villages arabes ou la "colonisation indigène"
341
2/IV. 3d : Le système Lamoricière en Oranie, un système semi-libéral
345
2/IV. 3e : Le système Bedeau dans le Constantinois : la synthèse
et la superposition des systèmes Bugeaud et Lamoricière
351
2/IV. 3f : Le Comte Guyot, Ministre d'Etat, pour une colonisation civile parallèle
aux systèmes du Gouvernement Général de l'Algérie
357
2/IV. 3g : 1848-1852, "Les colonies agricoles" inspirées par le
"plan Enfantin", un principe viable mais une mise en application aléatoire
359
2/IV. 3h : 1851-1870, le Second Empire, et ses rapports variables
vis-à-vis de la colonisation territoriale
364
2/IV. 3h. 1 / La colonisation pénitentiaire
364
2/IV. 3h. 2 / La colonisation clientéliste et les grandes sociétés financières
soutenant le régime
365
2/IV. 3h. 3 / La colonisation clientéliste par les concessions individuelles
366
2/IV. 3h. 4 / Le système de Randon : la création au préalable d'un réseau
routier dense et hiérarchisé
367
XIV
2/IV. 3h. 5 / 1858-1870, la politique du libéralisme et la "Zone de colonisation de
l'intérieur"
372
2/IV. 3h. 6 / Les villages départementaux, pour une question de peuplement durable
à travers la solidarité sociale et la vocation spécialisée du village en projet
373
2/IV. 3h. 7 / La colonisation par l'élément étranger
376
2/IV. 3i : La colonisation après 1871 : remise de l'Algérie à l'autorité civile,
expansion de la colonisation. La politique du séquestre
378
2/IV. 3i. 1 / 1871-1880 : La reprise massive de la colonisation civile
consécutivement à la confiscation des terres des insurgés de 1871
379
2/IV. 3i. 2 / Le Programme Général de Colonisation
du Général Chanzy pour la décennie 1878-1888
383
2/IV. 3i. 3 / 1881-1890 : Nouveau projet des "50 millions"
de Grévy puis Tirman, premiers gouverneurs civils. Extension du territoire civil
387
2/IV. 3i. 4 / 1891-1900 : l'agrandissement des centres déjà existants comme système
d'affermissement de la colonisation
390
***
XV
2/V Les intervenants techniques dans la projection d'un centre
de colonisation
396
Les "services concernés" ou "services compétents" : Le Service des Bâtiments
civils, le corps du Génie, les Ponts et Chaussées, le Service de la Topographie.
2/V. 1 : Le Service des Bâtiments civils / travaux coloniaux
396
2/V. 1a : La Commission des Bâtiments Civils pour l'Algérie siégeant à Paris
et la Commission mixte basée à Alger : l'organisation officielle du
"service des travaux coloniaux"
396
2/V. 1b : Rôle de l'architecte par rapport aux travaux coloniaux (1843) :
de l'action ponctuelle et réduite depuis 1830 puis inexistante à partir de 1846 dans
le processus de création des centres de colonisation
399
2/V. 1c : Réorganisation en 1844 du personnel administratif encadrant le
"Service des Travaux coloniaux"
403
2/V. 1c. 1 / Dans la Province d'Alger
404
2/V. 1c. 2 / Dans la Province d'Oran
404
2/V. 1c. 3 / Dans la Province de Constantine
404
2/V. 1d : Arrêté portant réorganisation du Service des Bâtiments Civils en 1846
406
2/V. 1d. 1 / Le service ordinaire, ou service des Bâtiments Civils proprement dit
408
2/V. 1d. 2 / Le service extraordinaire
408
XVI
2/V. 2 : Le Génie
409
2/V. 2a : L'Ecole du Génie. Principes anachroniques dans l'Algérie
du XIXème siècle
415
2/V. 2b : Structure du corps du Génie
417
2/V. 2c : Attributions du service du Génie
424
2/V. 2d : La conception urbaine du Génie : la géométrie au service du pragmatisme,
un progrès sous l'Ancien Régime, longévité et archaïsme au début du XIXème siècle
2/V. 3 : Les Ingénieurs des Ponts et Chaussées
427
435
2/V. 3a : Compétences et organisation des Ponts et Chaussées
435
2/V. 3b : La formation des ingénieurs des Ponts et Chaussées
437
2/V. 3c : Attributions du personnel des Ponts et Chaussées :
du technique à l'administratif
438
2/V. 3d : Le service des Ponts et Chaussées en Algérie :
entre réticences des militaires et appui de l'administration civile
442
2/V. 3e : Personnel et structure interne du Service des Ponts et Chaussées :
stabilité et autonomie en Algérie
446
2/V. 3f : Les plans urbains des Ponts et Chaussées : des plans "Beaux-arts"
du XVIIIème siècle aux plans mathématiques froids et modélisés du XIXème siècle
2/V. 4 : Les Géomètres du Service de la Topographie
***
XVII
447
456
2/VI Le processus et les procédures générales de création des centres
465
Les procédés de mise en œuvre des projets
2/VI. 1 : L'établissement de la Commission des Centres
à partir de l'arrêté du 2 avril 1846
465
2/VI. 1a : Arrêté du 2 avril 1846 :
création par Bugeaud des Commissions d'Enquête. Un préalable technique commun
à l'ensemble des projets de création de centres
468
2/VI. 1b : La Commission Spéciale sous le Second Empire
via l'arrêté ministériel du 23 août 1859 : un rôle politisé
472
2/VI. 1c : L'arrêté du 3 mars 1862 : la délégation de la présidence des Commissions
d'Enquête aux hauts fonctionnaires
476
2/VI. 1d : Les Commissions d'Enquête deviennent en 1871
les Commissions dites "des Centres". Adjonction de "notables"
pour un rôle partial dans la prospection des terres livrables à la colonisation
476
2/VI. 1e : Les Commissions d'Arrondissement selon l'arrêté du 21 décembre 1881 :
de l'absolutisme à la figuration dans le Programme Général de Chanzy
478
2/VI. 1f : Après 1900, une commission politiquement neutre
et définitivement technocrate
485
2/VI. 2 : Le processus et le(s) procédure(s) général(les) de création des centres
2/VI. 2a : Le processus général
489
491
2/VI. 2a. 1 / Etape 1/ le(s) commanditaire(s) des projets
491
2/VI. 2a. 2 / Etape 2/Disponibilité des terres/Assiette d'implantation
492
XVIII
2/VI. 2a. 3 / Etape 3/Evaluation de la qualité des terres
493
2/VI. 2a. 4 / Etape 4/Avant-projets des corps techniques et évaluation des coûts
494
2/VI. 2a. 5 / Etape 5/Les Commissions des Centres
496
2/VI. 2a. 6 / Etape 6/Approbation officielle du projet par l'Administration supérieure
et instruction de mise en travaux
497
2/VI. 2a. 7 / Etape 7/Exécution des travaux
498
2/VI. 2b : La procédure principale
499
2/VI. 2c : Les grandes lignes de la Procédure officielle (militaire ou civile)
500
2/VI. 2c. 1 / Etape 1/Le(s) commanditaire(s): rapports, requêtes…
500
2/VI. 2c. 2 / Etape 2/Disponibilité des terres / Assiette d'implantation
502
2/VI. 2c. 3 / Etape 3/Evaluation de la qualité des terres/acquisition des terres :
Avis d'Utilité publique
503
2/VI. 2c. 4 / Etape 4/Avant-projets et projets des principaux corps techniques :
rendu des dossiers : rapports et documents graphiques
504
2/VI. 2c. 5 / Etape 5/Les Commissions des Centres : arrêtés portant sur leur
formation. Rapports et Procès Verbaux des Commissions
506
2/VI. 2c. 6 / Etape 6/Approbations officielles, arrêtés, décrets de création
507
2/VI. 2c. 7 / Etape 7/Délais d'installation-travaux: instructions
du Gouverneur Général, arrêtés préfectoraux de mise en adjudication…
2/VI. 2d : Le dossier de création d'un centre
XIX
508
511
3ème partie : La colonisation française en Grande Kabylie
513
3/I La Kabylie, une entité géographique, socioculturelle
et historique reconnue singulière
513
***
3/II Extension de la colonisation vers la Kabylie
514
3/III Chronologie de la pénétration française en Grande Kabylie, depuis
les plaines et vallées de Basse Kabylie (ou Kabylie occidentale), 1840 1855 : la fondation du poste de Tizi-Ouzou
516
3/III. 1 : La conquête du Djurdjura : de Tizi-Ouzou vers le Massif Central kabyle,
1857-1871
521
3/III. 1a : L'expédition de 1857
521
3/III. 1b : Premier séquestre et contributions de guerre de la part des Kabyles pour
les travaux de fortification et de désenclavement de la région : Les prémices de la
colonisation française par l'ouverture des routes selon les principes du système
défendu par Randon.
523
3/III. 1c : L'insurrection de 1871 et la soumission finale de la Grande Kabylie :
son territoire devient colonie de peuplement à l'instar du reste de l'Algérie du nord.
526
3/III. 1c. 1 / La répression par le séquestre des biens immeubles
appartenant aux insurgés : une aubaine pour la colonisation civile
et nouvelle politique de création massive de centres dans une région
déjà surpeuplée
530
***
XX
3/IV L'administration française, militaire puis civile, de la Kabylie
du Djurdjura
532
Le fractionnement de la Kabylie
3/IV. 1 : L'administration militaire et le découpage territorial
532
3/IV. 2 : L'administration civile et le découpage territorial
534
3/IV. 2a : Une politique kabyle de la France ?
537
***
3/V Rappel sur la chronologie de pénétration coloniale en Grande Kabylie 541
De la plaine de l'Isser/bas Sébaou vers le massif central kabyle
et le haut Sébaou
3/V. 1 : La Basse Kabylie comme premier point d'occupation militaire français
541
3/V. 2 : Le haut Sébaou, les vaux et les crêtes du massif central :
une pénétration de la colonisation par "archipels" de centres
545
***
3/VI Etudes de cas : les projets de création de centres en Kabylie du
Djurdjura entre 1857 et 1900 : entre vallées et montagnes
549
3/VI. 1 : Ensemble des centres et classement chronologique des projets de
création selon les grandes régions naturelles de la Kabylie du Djurdjura :
38 centres
549
3/VI. 2 : Ordre chronologique des projets de création de centres
de Grande Kabylie proposés à l'étude : Vallée du haut Sébaou,
dépression de Dra el Mizan, Massif Central
553
3/VI. 3 : Les projets de centres classés par systèmes et isolats
554
XXI
ANNEXES
557
Principales abréviations
558
Lexique
558
Plans témoins à échelle identique des centres étudiés
560
XXII
Introduction/problématique
1ère partie
1/I Introduction/problématique
1/I. 1 Généralités
Lorsque l'Algérie connut la pénétration française alors qu'une grande partie de son
territoire relevait jusque là de l'administration ottomane (régime des deys aux liens plus ou
moins distants, voire distincts, de la Porte Sublime), les nouveaux territoires conquis firent
progressivement l'objet d'une réorganisation complète. Il fallut les adapter aux besoins
nouveaux de l'occupant, les "remodeler à (son) image"1 tant sur le plan militaire que sur les
plans économique et social, donc politiques. Le pays nous offre "une rare et précieuse
occasion de prendre sur le fait, la naissance des fermes, des hameaux, des villages, des
bourgades, des cités, de scruter les éléments qui les suscitent, et ceux qui les secondent ou les
contrarient."2
Néanmoins, la perspective visant la réorganisation territoriale de la "Possession
africaine" ne fut pas l'objectif premier de la conquête, tant est-il qu'elle s'imposa d'elle-même
avec le temps. Progressant au même titre que l'avancée des troupes françaises dans le pays et
la consolidation des prises, l'idée de s'y installer germa au-delà du simple coup d'éclat
politique alors échafaudé depuis 18273, puis destiné après 1830 à relever le prestige interne
d'une Monarchie de Juillet alors fraîchement installée. Les confrontations quant à l'occupation
de l'Algérie, tant sur le plan idéologique que sur le plan des moyens matériels et humains à
mettre en oeuvre, ne manquèrent pas.
1
M. Côte, L'Algérie ou l'espace retourné, Média-Plus, Constantine, 1993, p. 105.
2
J. Duval, "Tableau de la situation des établissements français dans l'Algérie" in Bulletin de la Société
Géographique, 5ème série, t. X, 2ème semestre, pp. 149-170.
3
Laver l'affront du fameux "coup d'éventail" par le blocus de la rade d'Alger le 16 juin 1827. Les tirs du 3 août
1829 des canonnières de la ville contre le navire-amiral "La Provence", alors venu proposer au dey une armistice,
scella le sort entre la France et la Régence. Une expédition punitive était désormais décidée à Paris par le cabinet
Polignac. "L'impopulaire" (selon D. Rivet) Maréchal comte de Bourmont prendra la tête du corps
expéditionnaire alors que la Révolution de Juillet emportera peu après Charles X. Louis Philippe sera porté sur le
trône. Dès septembre 1830, après la prise d'Alger - le 5 juillet - le comte de Bourmont sera condamné à l'exil par
le nouveau régime et remplacé à la tête du corps expéditionnaire par le Général Clauzel, alors rentré depuis peu
- de son exil - en Louisiane (Mobile)...
1
Les références et les modèles de colonisation antérieurs ou contemporains étaient
souvent mis en relief dans les discours officiels, ou encore soulignés dans les littératures de
tous bords de l'époque. L'Amérique et la colonisation britannique servaient pour certains
d'exemple, pendant que d'autres les agitaient comme repoussoir4. Pourtant, partisans ou non
de la colonisation, notamment dans la dimension du peuplement, n'avaient de cesse de
rappeler, voire comparer, la situation algérienne avec la situation américaine (éventuellement
australienne ou encore argentine) : être face à un pays neuf aux grands espaces. Mais ceci ne
relevait que de la vision, une déformation d'optique que seul le recul de certains permit de
rectifier pour se frotter davantage à la réalité. L'Algérie ne pouvait être l'Amérique…
En effet, déjà peuplée, certainement moins densément que les pays d'Europe, il s'y
trouvaient des villes, des villages, des campagnes ainsi que des montagnes habitées, cultivées
selon les besoins de simple subsistance ou selon une logique d'exploitation économique. La
Régence exportait depuis la fin du XVIIIème siècle "des produits de ravitaillement, entre autres
du blé"5, vers une France régulièrement en pénurie. Ceci s'oppose de fait au cas américain ou
encore à celui de la défunte Nouvelle France. Les amérindiens organisés en tribus (ou nations
selon les vocables actuels), se composaient essentiellement de populations pratiquant la
chasse et la cueillette. Répandus sur de vastes territoires, ils laissèrent pour de multiples
raisons (faible densité de population, territoires sacrés, territoires de parcours….) d'immenses
portions du pays encore sauvages, ou perçues comme telles, par les occupants successifs.
Cela n'était pas le cas de l'Afrique du Nord présentant au contraire une armature
urbaine franche et tangible, établie depuis longue date (même altérée au XIXème siècle), ainsi
qu'un double terroir, paysan agricole sédentaire dans le Tell (plaines, côtes et montagnes) et
nomades ou transhumants dans les steppes6. Ce qui n'empêcha pas de porter un regard
similaire aux Amériques sur l'état des lieux du pays : vastes étendues sauvages et
potentiellement vides, à valoriser, coloniser, c'est à dire peupler d'Européens. C'est alors que
4
Cf., Franc Julien, La colonisation de la Mitidja, Lib. Félix Alcan, (coll. "Du centenaire de l'Algérie (1830-
1930"), Paris, 1928.
5
Le livre d'or du Centenaire de l'Algérie française, 1830-1930, éd. d'Alger, 1930, Gandini, Nice 2003, p.54.
6
Ces derniers ont poussé leur territoire de parcours depuis la fin de l'époque médiévale, il est vrai, assez loin
dans le Tell pour être considérés par les Français comme indigènes d'une grande partie des territoires oranais. Ce
ne sera pas le cas du Constantinois (bien qu'une présence sporadique de nomades soit signalée) et encore moins
le cas des Kabylies et de tout le littoral méditerranéen.
2
Introduction/problématique
dans la perspective du pouvoir en place, "des villes neuves vont donc être fondées […] pour le
peuplement"7 et "améliorer les capacités de commerce."8
C'est ainsi qu'après d'âpres débats, le gouvernement de Louis Philippe s'engagea dans
la "possession"9 restreinte du pays, sous-entendu sa colonisation et son peuplement par des
métropolitains, une manière de recréer en Afrique l'Amérique perdue. L'expérience française
des XVIIème et XVIIIème siècles sur ce dernier continent, encore récente, aura sans doute joué
un grand rôle dans la perception spatiale qu'avaient les promoteurs de la colonisation de
l'Algérie. Clauzel, Commandant en Chef, ne pensait-il pas en 1833 que le territoire d'Alger
deviendrait entre les mains de la France "une grande colonie qui nous indemniserait de la
perte de Saint-Domingue."10 Il comparera la plaine de la Mitidja, humide et fertile, à la région
de la ville de La Mobile, en Louisiane (actuellement en Alabama), au point d'y appliquer les
mêmes méthodes de mise en valeur et les mêmes cultures tropicales. Il est à noter que les
expériences caraïbes et de Nouvelle-France n'auront que rarement été mentionnées dans les
documents récemment publiés au sujet de l'Algérie, si bien que nous ne manquerons pas de
relever quelques documents et ouvrages anciens, pour laisser entrevoir continuité et
similitudes.
Entre les années 1830 et le début des années 1870, l'Algérie fut donc le théâtre
d'intenses bouleversements spatiaux sous l'action des ingénieurs du Génie, commandée par
l'administration militaire responsable d'une part, du contrôle de la nouvelle colonie et d'autre
part, chargée de préparer, organiser et rendre lisible/accessible le terrain à l'apport d'un
peuplement européen, de préférence français alors à même d'incliner le destin de l'Algérie
vers celui de la France toute proche. D'emblée, la colonie sera officiellement divisée en 3
provinces : Alger, Oran et Constantine11.
Le Génie militaire allait apporter avec lui sa logique propre en terme de lecture et
d'organisation de l'espace. Outre la mission première de l'armée, de pacification puis de
7
P. Pinon, La ville régulière. Modèles et tracés, ouv. coll., Picard, Paris, 1997, p.125.
8
Idem.
9
Ordonnance du 22 juillet 1834, préparée par le Maréchal Soult sur les conclusions de la Commission d'Afrique
envoyée en Algérie en 1833, afin de statuer sur la nécessité de se maintenir dans la Régence.
10
Bertrand, comte Clauzel, cité par Franc Julien, La colonisation de la Mitidja, H. Champion (coll. du
Centenaire de l'Algérie), Paris, 1928, p. 81.
11
Ordonnance du 15 avril 1845
3
contrôle du territoire, les ingénieurs du Génie furent dans leur ensemble les premiers mis à
contribution pour la création de villes et de systèmes de villages pour les Européens et ce, à
partir des places fortes qu'ils contrôlaient. De ce fait, naquirent les premières villes françaises
d'Algérie, les premiers villages entourant les villes anciennes, elles-mêmes agrandies,
adaptées aux nouveaux besoins, c'est à dire européanisées.
Mais la conquête du pays et sa colonisation ne furent pas épargnées par les vicissitudes
de la vie politique métropolitaine. La défaite de 1870 des Français face aux troupes
prussiennes fit écho en Algérie, plus précisément dans une Kabylie encore sous simple
protectorat militaire. Se sentant assiégée depuis 1830 par les territoires limitrophes de
colonisation civile, la région réagit violemment, saisissant ainsi l'opportunité d'une France
affaiblie. Une insurrection généralisée déclenchée en 1871 emporta la plupart des
implantations militaires et les quelques présences civiles. Cette révolte organisée depuis une
forteresse nichée dans la chaîne montagneuse des Bibans, fut planifiée par le bachagha
Mokrani (Amoqran en Kabyle) et le Cheikh El-Haddad, de riches notables issus d'une
dynastie familiale ayant fait allégeance à la France.
Mokrani visait en réalité sous couvert d'une guerre sainte, chasser l'occupant, ou du
moins lancer un avertissement à l'encontre des futurs administratifs civils désireux d'installer
en Kabylie une colonie de peuplement, suite à la chute du Second Empire et le remplacement
immédiat de l'administration militaire par l'administration civile. Ce remplacement intervint
notamment au niveau des territoires dits indigènes alors encore exempts de tout colon. Mais
l'insurrection échoua, le redéploiement des forces françaises en Kabylie ayant eu raison des
insurgés.
Mille huit cent soixante et onze marqua une année charnière dans la vie administrative
ainsi que dans la stratégie de colonisation. Les militaires, vaincus en Europe et incapables de
contenir une insurrection en Kabylie étalée sur plus de six mois (avant de s'étendre à d'autres
régions), furent remplacés selon les termes des décrets dits Crémieux de 187012, par
l'administration à l'œuvre dans les territoires civils. La répression qui suivit l'insurrection fut
dure et radicale : séquestre nominatif et collectif des biens meubles et immeubles des
populations insurgées, déportation en Nouvelle Calédonie ou en Guyane des notables et autres
12
Décret du 24 octobre 1870.
4
Introduction/problématique
"meneurs" kabyles ou arabes13. Il va de soi que ce dispositif sous-entendait la libération de
terres aptes à se voir appliquer un programme de colonisation. Le séquestre puis la
confiscation des terres fut particulièrement "rentable" pour l'administration civile, bien plus
engagée dans la colonisation de peuplement du pays que ne l'était l'administration militaire
quarante ans durant.
Cette année historique vit par conséquent l'irruption brutale de la Grande Kabylie sur
la scène de la politique de colonisation territoriale (ou de peuplement) de l'Algérie. Noyée
dans les provinces déjà existantes (les anciens "Cercles" et autres "Subdivisions" militaires
ayant été abolis au profit des "Communes de Plein exercice" dans le cas de centres
d'Européens ou "mixtes" ou encore "Douars" dans le cas des territoires indigènes), la Grande
Kabylie fournira presque le tiers des nouvelles terres à coloniser sur l'ensemble de l'Algérie,
malgré ses paramètres physiques et humains contraignants : un territoire montagneux très
tourmenté, à peine plus grand que la Corse. La densité de peuplement y était plus proche des
départements les plus denses de métropole que n'importe quelle autre région d'Algérie.
La Grande Kabylie concentrera durant la période 1871-1900 la majeure partie des
projets de création de centres, le corps du Génie militaire se voyant dans toute la colonie,
officiellement et progressivement (mais assez brusquement dans certains cas) remplacé par
celui des Ponts et Chaussées. Ce dernier fut alors appelé aux même missions d'aménagement
du territoire que les attributions qui lui étaient dévolues en métropole : ouverture de routes,
constructions d'édifices, présence active et localisée dans le corps administratif, constitution
planifiée d'un réseau national de communications, création de centres urbains, etc.
Le service de la Topographie, capital en Algérie dans le cadre du lotissement agricole
colonial, sera très présent dans une région qui n'a pas connu, pour ainsi dire depuis 1830, le
moindre "Périmètre de Colonisation", l'outil foncier fondamental du projet de peuplement. La
Grande Kabylie rejoignait ainsi les autres régions du nord algérien dans la réorganisation,
voire le bouleversement cadastral de son territoire. Elle verra l'émergence de nouveaux
13
Lois du séquestre de 1871 des bien meubles et immeubles, collectifs ou individuels, frappant les tribus
insurgées. Lois instituées par les arrêtés du 31 mars, 7 mai et 15 juin 1871, en vertu de l'ordonnance du 31
octobre 1845; la loi du 16 juin 1851, §2, art. 22 et du Senatus-Consult du 22 avril 1863, art. 7.
Les premiers insurgés frappés par ces lois furent les communautés Amraouas du bas Sébaou : arrêté du
Gouverneur Général du 17 août 1871.
5
centres et l'agrandissement de quelques-unes des "places de guerre", serties de leurs villages
dessinés par le Génie, alors réparties sur les points stratégiques. Ces villages n'ont pas eu de
vocation agricole, ni la même envergure que les centres jalonnant l'armature urbaine des
riches régions voisines : la Mitidja à l'ouest ou le Constantinois à l'est.
En dehors du poste, puis village14 de Tizi-Ouzou, auquel "on donne déjà le nom de
ville"15 avec, et ce dans une moindre mesure, Dra el Mizan et Fort-National, nous ne
rencontrons en Grande Kabylie avant 1871 aucun village colonial, aucun vrai centre de
peuplement européen, ni même de territoires d'agriculture européenne (c'est à dire colonialeextensive), si bien que l'ancienne capitale médiévale de la région, Dellys, port sur la
Méditerranée, n'est demeurée qu'une petite bourgade. Dellys fut tout de même agrandie pour
abriter le siège du pouvoir militaire local et promue dès 1844 au rang de Cercle puis de
Subdivision, à la veille de la première expédition vers le Djurdjura en 1854.
Cependant, la ville "européanisée" resta sans commune mesure avec les établissements
côtiers qui virent le jour d'une part, à l'ouest dans le Sahel algérois, et d'autre part, à l'est de
Bougie sur les franges côtières du Constantinois (Philippeville et Bône en particulier). Enfin,
dès 1858, les dotations officielles de Dellys seront transférées à Tizi-Ouzou après la conquête
définitive de la Kabylie du Djurdjura en 1857.
Certes, la Grande Kabylie n'a jamais été perçue par les nouveaux administrateurs
militaires comme une entité dont il fallait préserver l'autonomie, même si des différences
flagrantes avaient été très tôt relevées en regard des régions voisines. La Kabylie est une
région densément peuplée d'agriculteurs et d'industrieux, sédentaires, regroupés en villages,
voire petites villes, fortifiés. Le "mythe kabyle"16, de même que la non moins mythique
14
C.A.O.M., 1L187 (Tizi-Ouzou). Décret de création du village de Tizi-Ouzou, n°605, 27 octobre 1858.
Avec le poste de Dra el Mizan, une agglomération se formera spontanément à proximité de la caserne. Ces
agglomérations "spontanées" seront "régularisées" par les rapports portant sur des projets de décrets impériaux
respectifs de création de ces centre; voir C.A.O.M., 1L87 (Tizi-Ouzou); C.A.O.M., 1L188 (Dra el Mizan).
15
C.A.O.M., 1N23, Rapport fait au Prince chargé du Ministère, Ministère de l'Algérie et des Colonies, Direction
des Affaires civiles, 4ème bureau, n° 128, On propose d'approuver le plan d'alignement du centre de Tizi-ouzou
(province d'Alger) et les premiers travaux d'installation de ce centre. Alger le 22 décembre 1858.
16
Cf. A. Mahé, Histoire de la Grande Kabylie, XIXème-XXème siècles. Anthropologie historique du lien social
dans les communautés villageoises, éd. Bouchène, Paris, 2001, p.147.
6
Introduction/problématique
"politique kabyle de la France"17, auront paradoxalement longtemps alimenté les débats sur la
particularité du pays jusque tard après l'indépendance, au sujet d'un hypothétique favoritisme
fait au peuple de la région quant à son aptitude à l'occidentalisation (ou assimilation); c'est à
dire intégrer la civilisation française…
La Kabylie était dans son ensemble à la veille de la conquête du Djurdjura en 1857,
soumise au 2/3 de son territoire. Une certaine proportion (les villes du littoral et la Kabylie
des Bibans) l'était également sous l'administration ottomane. A partir de 1871, la Grande
Kabylie, encore isolée, repliée sur elle-même et étroitement contrôlée par les Bureaux arabes
militaires présents depuis 1857, rejoignait effectivement l'ensemble homogène que constituait
déjà le territoire de l'Algérie française. Il se succédait en effet dans la colonie, depuis 1835,
des centres urbains de création militaire et des centres de peuplement civils rythmant une
armature urbaine nouvelle.
Celle-ci allait sensiblement se densifier, d'abord sous le mandat du Gouverneur
Général Bugeaud (1841-1847), avant de s'accélérer après la chute du Second Empire (1870)
"brisant tout à fait avec les errements du passé"18, c'est-à-dire les réticences impériales face au
peuplement massif. Alors que des cités anciennes furent redessinées, voire complètement
transformées et reclassées, des routes nouvelles furent ouvertes (les voies préexistantes furent
élargies, des tracés plus directs furent mis en service) pour desservir les implantations
européennes, en particulier sous le "Programme Général de Colonisation"19 du Gouverneur
Chanzy. Celui-ci remit au goût du jour "la petite colonisation" du système Randon20, c'est à
dire la colonisation par la création de centres de peuplement et non plus par la grande
concession réservée aux sociétés financières et autres individus au capital conséquent, alors
souvent pronée au Second Empire. Le pays désormais armé à la Française allait servir ses
propres priorités, c'est à dire celles des Européens, tournés vers la métropole toute proche…
17
Cf. A. Mahé, op. cit., Histoire de la Grande Kabylie, p.147.
18
C.A.O.M., 5L28 (Programme 1877-1888).
19
Idem.
20
Cf., A. Bernard, Histoire des colonies françaises et l'expansion de la France dans le monde, s. dir. G. Hanotau
et A. Martineau, T. 2, Livre III. Calmann-Levy, Paris, 1883.
7
Introduction/problématique
1/I. 2 : Problématique générale : Pourquoi et comment projette-t-on un centre de
peuplement colonial ?
1/I. 2a : Questionnement général :
Si nous nous proposons dans un premier temps une problématique généraliste, c'est à
dire affranchie des limites de terrain que représente la Grande Kabylie, c'est pour pousser la
réflexion au-delà d'une simple approche physique descriptive, et ne pas se borner aux
spécificités propres à la région. Il s'agira par conséquent de traduire une réflexion applicable à
l'ensemble du domaine colonial français du XIXème siècle, dont le champ d'expression et
d'expérimentation trouvera un terrain propice dans l'ensemble nord-africain, successeur de
l'expérience américaine.
Il est clair que la Kabylie ne peut être dissociée de son environnement local algérien,
dans la mesure où son occupation militaire d'abord fragmentaire, puis effective par le
peuplement civil, résultera directement de la création et de la colonisation de "l'Algérie"21.
Tardive, la colonisation en Kabylie, et plus particulièrement dans la Kabylie du Djurdjura,
bénéficie dès lors des savoirs-faire ou du cumul de l'ensemble des expériences menées
antérieurement dans le reste de la colonie. Ainsi, notre préoccupation principale se formulerat-elle dans un premier temps par rapport au processus lui-même de création des centres de
colonisation et ce, de la manière suivante :
Outres les villes existantes ou nouvellement créées au début de la colonisation,
pourquoi et selon quels processus et procédures les "centres de peuplement" ou
"villages de colonisation" ont-ils été créés sur un territoire perçu comme vierge ?
Par processus et procédures nous entendons autant les chronologies, les outils
techniques et institutionnels, les instruments administratifs et législatifs, les compétences
21
C.A.O.M., 32L44 (Lois, décrets, arrêtés…), Ordonnance du Roi des Français n°7654 (1838) : Sur
l'Administration Civile de l'Algérie.
Cette loi légalise pour la première fois le mot Algérie jusque là en usage officieux. Le "Bulletin des lois" n° 609
du 31 octobre 1838 publiant l'Ordonnance royale, l'officialisera définitivement en remplacement des Possessions
françaises du Nord de l'Afrique.
8
Introduction/problématique
humaines ainsi que les considérations politiques générales ayant conduit à la création des
centres de peuplement et ce, dans un laps de temps assez court. Ces créations obéissaient-elles
systématiquement à des programmes prédéfinis géographiquement, et limités dans le temps, à
l'image du trop célèbre et référentiel "Plan de Colonisation militaire"22 de Bugeaud.
Celui-ci marqua par empruntes successives, l'ensemble des études ayant eu trait à la
colonisation territoriale de l'Algérie. Ce qui manifestement conduisit à masquer, tant sur le
plan idéologique que chronologique, les autres "systèmes" ou encore "essais" de colonisation,
le cas échéant relatifs au maillage du territoire. Un fait est constatable : l'action de Bugeaud
n'est intervenue que sur une partie du Sahel algérois entre 1841 et 1847; et l'Algérie n'est pas
le Sahel algérois. Des villes et surtout des villages sont partout sortis de terre, non pas
uniquement dans les grandes plaines riches, mais aussi en milieux plus hostiles et reculés.
Notre travail de recherche actuel élargit évidemment le terrain d'investigation délimité
au cours de notre DEA23, pour l'étendre à l'ensemble de la Kabylie du Djurdjura. Bien
entendu, nous nous bornerons au territoire cerné par la chaîne montagneuse du Djurdjura au
sud et la mer Méditerranée au nord. La ligne Tigzirt/Tizi-Ouzou constituera pour nous la
limite occidentale, dans la mesure ou la vallée du bas Sébaou ainsi que celle de l'Isser
répondent du Programme de l'Est du département d'Alger. Assez tardif, l'aménagement de ces
deux vallées illustre le sur-découpage administratif de la Grande Kabylie, saisie non pas
comme une entité à part entière, mais comme un ensemble compartimenté. La Kabylie du
Djurdjura aura constitué le dernier maillon à coloniser du nord algérien.
Dans un second temps, notre questionnement s'articule autour de la recherche
d'éléments de réponse, manifestations in situ des processus/procédures de création des
centres, au sujet de l'existence de programmes ou systèmes ayant conduit au tramage de la
région, conséquences physiques des politiques officielles de colonisation.
22
C.A.O.M., L32 (Villages militaires), Quelques notes sur un plan de colonisation militaire en Algérie.
Novembre 1839.
Bugeaud parlera lui-même au moment de sa nomination de "plan de colonisation militaire en Algérie" ou encore
de "plan de colonisation du Sahel". Le terme de système n'apparaîtra que bien plus tard lorsque se posera la
question du peuplement civil et des moyens de le faire prospérer.
23
Voir plus loin, p. 20, rappel problématique/hypothèses et conclusions du DEA (sous la direction conjointe de
MM. Pierre Pinon et Ph. Panerai): De Tizi-Ouzou, village de création militaire, à la vallée du bas Sébaou/ plaine
de L'Isser : 1857-1877, le premier espace colonial de Grande Kabylie.
9
Si les centres en projet n'ont pas toujours eu un avenir garanti ou contrôlé comme nous
avons pu le constater au cours du DEA, nous pouvons nous interroger sur le contexte ayant
décidé l'acte même de projection d'un centre. Quels sont alors les motifs réels/originels ayant
conduit à créer en Kabylie du Djurdjura des villages de colonisation, voire des armatures ou
sytèmes de centres ? et dans quelles conditions ?
Ce qui implique forcément la question de l'existence d'une politique locale pour ne pas
dire "politique kabyle", en matière de création de centres de colonisation, cependant, non pas
en faveur des populations indigènes telle que cette "politique" laisserait entendre à l'image de
la "Colonisation arabe" de Bugeaud, mais en faveur de l'occupation européenne massive d'une
région atypique : Quel comportement ont donc adopté les institutions coloniales en Kabylie
du Djurdjura et selon quel degré d'implication ? Assiste-t-on à une spécification localisée des
processus/procédures ?
La Kabylie du Djurdjura constitue alors pour nous un prétexte pour illustrer en situation
réelle le mécanisme de création des centres, depuis les premières formulations des projets (les
commanditaires), aux types d'interventions sur le territoire, c'est à dire la manière avec laquelle
prend forme l'armature urbaine coloniale, avec pour témoin cette région réputée spécifique et
difficile.
Ainsi, si l'on s'interroge de manière générale sur le pourquoi et le comment prennent
forme les projets de création des centres de colonisation, la Kabylie du Djurdjura nous
illustrera comment le processus et les procédures, outre l'implication locale des différents
intervenants institutionnels et techniques, ont engendré, ou non, des modes de projection
planifiée précis, via des programmes, des systèmes territoriaux de centres groupés ou des
isolats, signant par-là l'impact d'une "Colonisation officielle" balisant tous projets de création
de centres de peuplement, à l'instar de ce qui se fit antérieurement dans les grandes régions
telliennes voisines.
Ce qui nous amène à rechercher l'existence d'une forme hiérarchisée, théorisée, de
maillage urbain (des systèmes) dans le mode de projection de l'ensemble des centres recensés
dans la région (depuis la conquête de la Grande Kabylie en 1857, à 1899, date mettant
10
Introduction/problématique
officiellement fin à la colonisation en Kabylie24, via l'ouverture effective de la région à la
colonisation civile après 1871). Cela ne pourrait aller sans une reconnaissance plus détaillée
du "dessein"25 éventuellement réservé à chacun des centres projetés. De même qu'il faudrait
identifier précisément les différents intervenants au sein même des études préparatoires,
depuis la formulation de l'idée de "créer" un centre, puis sa conception, jusqu'à l'officialisation
administrative du projet de création.
Par conséquent, comment le processus général/procédures se manifestent-ils sur un
territoire allant à l'encontre des géographies propices aux ambitions de toute entreprise
coloniale : territoires vastes, vierges de préférence, riches et rentables sur le plan de
l'exploitation économique, présence de matières premières ? Quel rôle peut-on ensuite
attribuer à la géographie tourmentée de ce pays dans la volonté de l'administration coloniale
d'occuper, de peupler et réorganiser ce territoire.
Enfin, la colonisation de la Grande Kabylie étant tardive comparativement au reste de
l'Algérie, des modèles urbains antérieurs ou directement issus d'une expérience française plus
ancienne, ont-ils été introduits/appliqués dans la région ? Ou bien assiste-t-on à l'émergence
de modèles propres, innovations dictées par la configuration du terrain et de la "marche à
suivre"26 (procédures) de création alors spécifique ?
24
C.A.O.M., 4M191 (Fort-National), d'après la circulaire du Gouverneur Général Laferrière, n° 8616 et datée du
30 novembre 1898, rapportée et instruite par la lettre de l'Administrateur de la Commune mixte de Fort-National,
Mr. Marselin, au sous-Préfet de l'Arrondissement de Tizi-Ouzou, n°28 : Au sujet de la création de centres en
Kabylie, Fort-National, le 5 janvier 1899.
25
Cf. P. Panerai, B. Gendre, A-M Chatelet, Villes neuves et villes nouvelles. Les composantes rationnelles de
l'urbanisme français. Nantes, 1986.
26
C.A.O.M., 32L30 (Colonisation, principes, décisions), Instruction n° 2325 du Gouverneur Général datée du 7
mars 1897 : La marche à suivre pour tout projet concernant la création d'un centre.
11
1/I. 2b : Hypothèses :
Le processus a engendré des stratégies spatiales en vue du peuplement rapide et
durable de la colonie, mais dans une instabilité institutionnelle et législative
chronique liée/adaptée à la complexité du terrain algérien (territoire déjà peuplé et
occupé) et ce, malgré l'assurance et/ou la permanence d'un savoir technique
urbanistique éprouvé depuis les villes créées dans le Nouveau-Monde. La Kabylie du
Djurdjura aura cristallisé et amplifié, de par sa complexité, l'action fragmentaire de la
colonisation territoriale.
Le processus aura engendré des stratégies d'occupation/modification de l'espace
colonisé en vue du peuplement, d'abord métropolitain puis ouvertement européen, le plus
rapide et le plus durable possible et ce, à partir de méthodes ou "marches à suivre" (c'est à
dire procédures) voulues planificatrices et permanentes. La réalité du terrain dément
pourtant le monolithisme27 dans la mise en œuvre globale du projet colonial : des procédés
aux institutions, une instabilité chronique, une fragmentation de l'action dans le temps et
dans l'espace, malgré la permanence des acquis techniques, gage de projets "clé en main" :
la modélisation géométrique répétitive (Génie et savoirs acquis depuis le XVIIIème siècle) et
arithmétique (Ponts et Chaussées au XIXème siècle). En effet, les centres de colonisation
créés sous l'administration militaire consistaient en général en des places fortes sécurisées
nécessitant uniquement des territoires (ou Périmètres de Colonisation) restreints, réservés
aux besoins de subsistance immédiats; l'occupation militaire de stratégie et de contrôle
demeurant prioritaire.
Ce ne sera qu'avec l'administration civile (après 1870) que l'entreprise coloniale de
peuplement se généralisera, et la création de centres de population européenne s'intensifiera.
L'effet prompt fut une consommation et une demande accrue en sols : les terres les plus riches
et les plus aptes aux cultures extensives pour accueillir les centres. Un prétexte. Il était de ce
fait nécessaire de rentabiliser les créations et garantir un minimum d'avenir au peuplement
européen ainsi que son enracinement durable. Pour cela, la recherche et la possession sans
cesse renouvelées de terres devint nécessaire et l'expropriation des - présumés - possédants
"indigènes" s'institutionnalisa (les mesures répressives du séquestre, la loi du cantonnement
ou les divers régimes d'expropriation pour cause d'utilité publique en ont été les outils
27
Cf. J-L. Cohen, M. Eleb, Casablanca, mythes et figures d'une aventure urbaine. Hazan, Paris, 1998.
12
Introduction/problématique
"légaux"). Le territoire de colonisation devint le premier maillon et le support incontournable
du peuplement civil.
Les centres projetés devaient se situer de préférence au centre d'un "Périmètre de
Colonisation", au cœur d'un lotissement de terres arables, et par souci d'économie, en fonction
de l'existence des voies de communication"28. La stratégie strictement défensive reculait au
profit de l'organisation politique et socio-économique de la colonie. Le maillage du territoire
par la constitution d'un réseau d'échange fluide était en marche en Algérie, conformément aux
idées alors en vogue en métropole au XIXème siècle, coïncidant avec les débuts en Europe de
l'ère industrielle.
L'agriculture aura constitué le prétexte objectif de la colonisation de peuplement,
pendant que celui-ci aura fourni la raison principale du maintien de la France en Algérie.
Ceci, si bien que, au bout du compte, la "possession africaine", en compensation de la perte
des Amériques, permit un retour de la France sur la scène des grandes puissances
européennes. Le peuplement de la nouvelle colonie, officiellement encadré et assisté, était la
garantie du maintien de la France évitant ainsi les carences observées dans le NouveauMonde, avec comme atout pour l'Algérie, sa proximité d'avec la métropole.
Ce peuplement, étroitement lié à l'agriculture - avant l'économie - produira l'ensemble
des centres sertis de leurs territoires respectifs qui allaient doter le pays, en ses parties rurales,
de nouveaux découpages spatiaux et d'une nouvelle structure territoriale, à l'origine de
l'ensemble du processus de création des centres : des protocoles juridiques (lois foncières) aux
procédures (programmes, systèmes et autres "marches à suivre"), en sus de l'organisation
institutionnelle de la colonie.
Agriculture et peuplement forment alors le binôme fondamental de la colonisation
(officielle) pour produire, paradoxalement, l'armature urbaine de l'Algérie post-1830. Le
village, ou centre, est le lieu d'hébergement et d'enracinement de l'élément européen sur le sol
algérien. Il soulage d'abord la ville (préexistante mais européanisée), puis la protège et la relie
au territoire colonisé. Un ensemble de villages recrée artificiellement une région, voire un
28
C.A.O.M., 32L30 (Colonisation, principes, décisions), instruction n°2325 du Gouverneur Général aux Préfets,
datée du 7 mars 1897, au sujet de : La marche à suivre pour tout projet concernant la création d'un centre.
13
terroir européen, à l'image de ce qui se retrouve en France: une cité au cœur de sa campagne
et de son réseau villageois (un fait universel).
Le centre de colonisation, éminence du peuplement volontariste, prendra tout son sens
après 1871, lorsque pour compenser le déficit migratoire des "français qui ont le défaut de ne
pas à aimer voyager en mer"29, il sera ouvertement fait appel à l'immigration étrangère jusque
là subie et taboue et "tous les fonctionnaires, soit civils, soit militaires, de l'administration,
encourageaient vivement la colonisation […] non seulement par les émigrants français, mais
encore les belges, les suisses, les italiens, les espagnols et les autres émigrants appartenant aux
autres nationalités amies."30
Nous l'avons dit plus haut, la colonisation en Grande Kabylie est tardive et par voie de
fait, largement affiliée/apparentée aux différentes expériences antérieures en matière
d'organisation (ou réorganisation) des territoires conquis depuis la prise d'Alger.
Les politiques de colonisation appliquées en Algérie entre 1830 et 1871 se
caractérisent par leur instabilité chronique : des incertitudes quant au sort à réserver à la
conquête, aux hésitations quant aux choix et moyens d'occuper le sol. C'est à dire le préparer
aux mieux des intérêts de la colonisation de peuplement. Des idéologies radicalement
opposées se sont régulièrement affrontées annonçant "la longue suite des irrésolutions
françaises"31 au sujet des fondements même de la colonisation : l'importance à donner au
foncier et la manière de l'acquérir/redistribuer; la place à donner à la présence indigène, les
possédants de la terre, le mode de peuplement, etc. De ce fait, partisans de la colonisation de
peuplement planifiée officielle, ou économique libérale, ou encore partisans de la colonisation
par la grande propriété avec un minimum d'immigration, se sont continuellement opposés non
sans laisser de stigmates palpables sur l'espace.
Mille huit cent soixante et onze ouvre la voie à la généralisation du pouvoir civil en
Algérie, année à partir de laquelle se juxtaposeront ou se chevaucheront divers plans de
colonisation, des essais les plus sérieux aux propositions les plus farfelues. Le foncier, du
29
C.A.O.M., 5L28, Gouvernement Général de l'Algérie, Direction de l'Intérieur, Lettre : "L'Algérie" de Jules
Maistres, Membre correspondant de la Chambre de Commerce de Montpellier, Alger le 17 novembre 1877.
30
Idem.
31
Op. cit., Le livre d'or du Centenaire de l'Algérie, 1830-1930, p. 60.
14
Introduction/problématique
moins dans ses modes d'acquisition et surtout au niveau de sa disponibilité après l'insurrection
de 1871, aura largement contribué à l'éclosion des projets de création de centres. Dans le cas
inverse d'indisponibilités, il aura été le principal facteur des ajournements, voir d'abandon de
tout projet de création. Rappelons que la conquête définitive de la Kabylie en 1871 s'est
traduite par une libération massive, et jusque là inédite, d'emprises foncières livrables à la
colonisation. Ceci conduisit à l'émergence d'un grand nombre de projets de centres, parfois
tous-azimut, comme nous avons pu le constater au cours de notre recherche de DEA. Une
vision d'ensemble du territoire aura disparu par voie de fait, depuis les systèmes rigides initiés
par Bugeaud. La Grande Kabylie et ses nouvelles opportunités, pourtant sans communes
mesures avec l'étendue des terres offertes par les grandes plaines algériennes, fournira dans un
certain enthousiasme administratif, un prétexte pour étendre le plus rapidement possible la
colonisation de peuplement, et ce aux portes d'Alger.
La configuration géographique et humaine du terrain, combinée à l'impréparation
relative de la nouvelle administration, allaient tôt faire réduire la lisibilité des principes de
colonisation en cette contrée. Aucun programme spécifique global à la région ne sera élaboré,
si ce n'est des sous-programmes, extrêmement localisés, produisant ce que nous appellerons
des "archipels" de centres, alors lovés au creux des dépressions les plus accessibles.
Parallèlement à cela, certains villages occuperont en isolats, ici et là, les pentes ou les crêtes
kabyles.
Nous sommes enfin en position de croire, à la lecture des emplacements des centres et
de leur disposition groupée ou isolée, que nous sommes en présence dans le cas du Djurdjura
de plusieurs systèmes et projets de centres, isolés ou pas, à distinguer les uns des autres non
sans l'influence du relief caractéristique de la région. Ils se côtoient dans l'espace et se
rapportent chacun à des programmes administrativement et géographiquement séparés,
chaque programme signant "le point de départ de la création, ou si l'on veut, l'acte de
naissance d'un village"32. Ceux-ci incorporent une mosaïque de principes de colonisation alors
déjà éprouvés ailleurs en Algérie. Le résultat en sera l'émergence d'une armature de synthèse,
circonscrite à la région certes, mais diversifiée depuis l'existence de plusieurs armatures
localisées, autonomes les unes par rapport aux autres, à la présence de centres satellites ou
autres isolats dans la montagne.
32
C.A.O.M., 32L40, "Les commencements d'un village. Etude administrative et juridique sur l'installation des
nouveaux colons" in Le Petit Colon algérien, quotidien, n° 790, 3 août 1880, troisième année.
15
1/I. 2c : Choix du terrain : Un terrain accidenté, densément peuplé, contraire aux besoins
extensifs de la colonisation
C'est dans ce cas de figure que l'action coloniale française, tardive en Grande Kabylie,
ou plus précisément dans l'arc du Djurdjura, soulève notre intérêt sachant les particularités
tant physiques qu'historiques que présente la région.
Signalons que si les études géographiques sur l'espace algérien et ses transformations
sont régulièrement menées, les travaux se rapportant à la formation proprement dite des
centres de colonisation, et plus précisément des villages agricoles, restent encore assez rares,
même si certaines recherches axées sur des thématiques voisines, concernent l'action générale
du corps du Génie en Algérie33, ou bien encore, s'orientent vers des analyses ponctuelles ou
des monographies villageoises. Plus rarement, est traitée l'histoire sociopolitique de quelquesuns des villages. Cependant, point de travaux sur le processus de formation de ces centres, de
la projection à la concrétisation sur le terrain, avec toute la réflexion, les prises de décisions et
les nombreux intervenants que cela stipule.
En outre, les travaux rapportés à la Kabylie en général, et la Grande Kabylie en
particulier, dans une approche géographique et urbaine couvrant la période coloniale,
demeurent sommaires et très rares si l'on aborde la question sous l'angle de l'analyse
historique des processus de création : du dégagement des systèmes et des morphologies de
villes et villages de création, à l'identification des périmètres de colonisation, des vocations de
centres, etc.
En référence au travail amorcé au cours du DEA, Tizi-Ouzou fut le véritable et
premier village (et dans une moindre mesure Dra el Mizan34) créé en Grande Kabylie. Celuici constitue aujourd'hui un pôle urbain d'importance alors que le plan quadrillé dessiné par les
33
Les travaux les plus détaillés sur la question étant ceux entrepris par A. Picard et X. Malverti.
34
Nous aurions pu considérer Dellys comme le premier point d'appui colonial en Grande Kabylie. Mais Dellys
se présente davantage comme une ville ancienne agrandie, adaptée aux besoins et stratégies du nouvel occupant.
La problématique s'avère dès lors différente dans la mesure où il ne s'agit pas d'un centre créé ex-nihilo, ni même
d'un point explicite de peuplement. Les Européens s'établirent à Dellys de manière progressive à l'image de ce
qui se déroula pour les autres villes algériennes du littoral. De plus, l'établissement des colons intervint très
tardivement, après 1871, lorsque des terres furent confisquées suite au séquestre et que des lots arables furent
livrés "dans la banlieue" de la ville à la colonisation agricole.
16
Introduction/problématique
ingénieurs du Génie "afin de régulariser"35 une implantation européenne au départ
"spontanée"36, sous-entendue informelle/non issue de la politique officielle de colonisation, ne
fut destinée à l'origine qu'à renforcer la présence militaire française aux portes des massifs
kabyles réputés inaccessibles. Point créée à des fins de colonisation agricole, Tizi-Ouzou n'eut
jamais eu au départ pour ambition d'évoluer en pôle économique de poids, encore moins en
capitale régionale. Tout au plus, le village militaire servirait de "petite ville" où l'élément
européen et kabyle pourraient se rencontrer en ce point de passage étroitement contrôlé, entre
une Kabylie du Djurdjura exempte de présence européenne et une Basse-Kabylie déjà sous
influence coloniale.
Ce village fut en fait le fruit d'une conjoncture, d'un fait accompli, suite au peuplement
des abords de la caserne française par une petite foule bigarrée de personnages accompagnant
les besoins quotidiens d'une garnison en stationnement (commerçants, débitants d'alcool,
maisons de tolérance…). Dans le rapport n°605 fait à l'Empereur et précédant le décret de
création, n'est-il pas explicitement proposé de "régulariser l'existence d'un centre de
population qui s'est formé spontanément, dès 1855, au-dessous du fort de Tizi-Ouzou"37?
De ce fait, le décret impérial de 185838 constituera pour nous l'artefact, l'acte de
naissance historique et officiel de l'entreprise coloniale française en Grande Kabylie, depuis la
petite plaine qui s'étire de l'embouchure de l'Isser à la vallée du bas Sébaou, et par delà,
l'ensemble de la Kabylie du Djurdjura. Les postes ou places de guerre primitifs de Tizi-Ouzou
et de Dra el Mizan au pied du Djurdjura ainsi que Fort-Napoléon - rebaptisé Fort-National
après 1871 - au cœur du Massif Central, ne constituant que des postes avancés servant au
stationnement de troupes.
Près de trente ans après la pénétration française dans la région, ces trois places fortes
feront l'objet d'études pour se voir évoluer en centres de peuplement civil. Néanmoins, ces
trois villages demeureront à l'état d'agglomérations urbaines dépourvues de réels Périmètres
de Colonisation jusqu'en 1871, date du retrait de l'administration militaire de Kabylie et son
remplacement par l'administration civile. "C'est seulement après l'insurrection de 1871 que
35
C.A.O.M., 1L187 (Tizi-ouzou), Minute de la Lettre écrite, Rapport à l'Empereur, n° 605, le 25 octobre 1858.
36
Idem.
37
Ibidem.
38
Ibidem.
17
l'ancienne organisation kabyle disparut"39 pour laisser la place à la colonisation administrative
et civile de la région sachant "la nécessité absolue d'implanter en Kabylie une population
européenne assez dense pour exercer une action civilisatrice sur l'élément indigène et en
même temps assez forte pour assurer sa propre sécurité."40
De là, les anciens postes-villages serviront comme tête de pont pour la projection de
35 centres accompagnés cette fois-ci de leurs territoires agricoles et ce, entre 1871 et 1900. Et
les anciennes places fortes, nouveaux noyaux d'archipels ou de systèmes de centres, ne
manqueront pas de subir les agrandissements nécessaires pour tenir leur nouveau rôle. La
Grande Kabylie fournira au domaine colonial durant la période sus-citée, presque un tiers des
terres arables, faisant de la région parmi celles les plus prometteuses en matière de
colonisation et avec le plateau de Médéa le "pays le plus propre à recevoir les populations du
centre et du nord de la France."41
Cependant, selon Mr. Marselin, l'Administrateur de Fort-National, un texte viendra
mettre officiellement un terme à toute entreprise coloniale de peuplement en Grande Kabylie,
par la circulaire du Gouverneur Général Lafferrière, datée du 30 novembre 1898.
Mr. Marselin évoquera ce texte dans sa dépêche du 5 janvier 1899 à l'adresse du sousPréfet de Tizi-Ouzou pour rejeter toutes les nouvelles demandes qui lui sont soumises,
expliquant "que la population indigène kabyle est beaucoup trop dense pour donner place sur
son territoire actuel à un centre européen. Les terres en Kabylie ont une valeur exorbitante,
hors de proportion avec leur rapport, les propriétés domaniales y sont relativement rares"42 et
d'ajouter, que dans ces conditions il ne croit pas possible l'obtention d'un périmètre
quelconque de colonisation, soit par voie d'achat, soit par voie d'échange et "telles ont
39
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie, Livre III, p. 325.
40
C.A.O.M., L20 (Commissions des Centres), Division d'Alger, Bureau civil, n° 1001, Proposition pour la
nomination d'une Commission Spéciale. Alger le 19 juin 1871.
41
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général) et 1L57 (Dellys), "La colonisation sur le plateau de
Médéa", in L'Avenir Algérien. Journal Républicain et quotidien, 1ère année, n° 24, vendredi 3 mai 1878.
42
C.A.O.M., 4M191 (Fort-National), Dépêche de l'Administrateur de la Commune mixte de Fort-National à
Monsieur le sous-Préfet de Tizi-Ouzou, n° 28, Au sujet de la création de centres en Kabylie, Fort-National, le 5
janvier 1899.
18
Introduction/problématique
toujours été les conclusions des rapports de mes prédécesseurs lorsqu'ont été traitées les
diverses questions se rattachant au développement de la colonisation en Kabylie."43
Enfin, il est utile de rappeler quant à notre intérêt porté à la Kabylie, que nous avons
déjà eu à étudier la région dans le cadre de l'obtention en 1994 du Diplôme d'Etat
d'Architecte, au sein de l'Ecole Polytechnique d'Architecture et d'Urbanisme d'Alger. Le
thème portait sur la ville de Tizi-Ouzou, sa création, ses morphologies, son territoire et ses
évolutions. Ancienne place forte coloniale, elle a cru en métropole moderne pour devenir la
capitale régionale, administrative, économique, politique et culturelle de la région.
De ce fait, plusieurs interrogations s'ensuivirent parallèlement à l'avancée des
recherches et la consultation des documents d'archives, partiels et rares, alors demeurés en
Algérie. L'existence d'un nombre conséquent de villages ou petites villes d'origine coloniale
au sein d'un territoire aussi peu apte à répondre aux besoins d'une colonisation tant
économique (agriculture/monoculture extensive) que de peuplement, ne manqua pas de
surprendre et la Grande Kabylie étant particulièrement connue pour la densité très élevée de
sa population autochtone, l'hostilité de son relief et la rudesse de son climat, plus proche de
celui de l'Ardèche ou l'Auvergne, que l'exotisme régulièrement véhiculé par les conquêtes
lointaines de l'Europe coloniale.
Notre connaissance du terrain, par notre pratique du pays, constitue aussi un avantage
pour mener à bien notre recherche et contribuer modestement à l'approfondissement et
l'enrichissement des connaissances actuelles sur la question coloniale en Afrique du Nord,
ceci en général, et en Algérie plus particulièrement. La Kabylie constituant une entité
originale, souvent évoquée mais trop rarement étudiée, qui se devait d'être abordée en regard
de la colonisation de peuplement et son corollaire la création des centres.
43
C.A.O.M., 4M191 (Fort-National), Dépêche de l'Administrateur de la Commune mixte de Fort-National à
Monsieur le sous-Préfet de Tizi-Ouzou, n° 28, Au sujet de la création de centres en Kabylie, Fort-National, le 5
janvier 1899.
19
1/I. 2d : Rappel de la problématique de terrain abordée en DEA
Notre thèse actuelle fait suite au travail de recherche entamé dans le cadre de notre
DEA. La question s'était essentiellement articulée autour de la création des premiers centres
coloniaux de Grande Kabylie, notamment au niveau de la plaine reliant les vallées de l'Isser
(sa partie septentrionale) à celle du bas Sébaou. Un enchaînement de centres étant observé
entre les deux points névralgiques de cette partie de la Grande Kabylie : le Tizi-n'At-Aïcha
(col des Béni-Aïcha), point d'entrée en Kabylie du Djurdjura depuis la Mitidja, et le Tizin'Ouzou (Col des Genêts), point d'entrée à la vallée du haut Sébaou, unique pénétrante
naturelle vers le cœur des massifs centraux kabyles.
Pas moins de huit centres constatés jalonnent la voie de grande communication (AlgerBougie) traversant cette plaine qui constitue la partie la plus occidentale de la Grande
Kabylie. Peu élevée, la sous-région connue aussi sous le vocable de Basse Kabylie, proche de
la côte méditerranéenne, est frontalière des plaines algéroises colonisées depuis 1830. Cette
sous région fut en effet la première à connaître l'établissement de l'administration coloniale
française (militaire puis civile) et l'exploitation économique européenne, sachant que dès 1844
"Bugeaud jugea nécessaire de réduire les Flissas qui occupent la région située entre l'Isser et
le Sébaou."44
Contrairement à la Grande Kabylie des montagnes (qui comprend bien entendu la
vallée du haut Sébaou et la dépression de Dra el Mizan), restée longtemps impénétrable, cette
partie du pays se montre plus ouverte et plus riche en terme de sols disponibles. La Basse
Kabylie n'est cependant pas restée à l'écart de l'emprise ottomane, si bien que la France y a
hérité des terres beylicales (terres domaniales d'une province ottomane), versées alors aux
Domaine privé de l'Etat français, d'après l'arrêté du Commandant en Chef Clauzel daté du 8
septembre 1830. Ce qui naturellement facilita la première installation française dans la région,
même si l'administration militaire ne fut guère partisane de l'implantation massive de colons;
L'armée préférant le contrôle des Kabyles. Notre question d'alors se posait dans les termes
suivants :
Pourquoi et comment le processus de colonisation territoriale s'est-il manifesté pour la
première fois en Grande Kabylie dans la plaine du bas Sébaou/Isser ?
44
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie, Livre II, p. 241.
20
Introduction/problématique
Quels sont alors les éléments physiques (réseau de voies, centres, périmètres de
colonisation,…) et historiques ayant engendré une configuration spatiale nouvelle dans
cette partie du territoire?
Il s'agissait pour nous de comprendre la formation d'une chaîne facilement perceptible
de centres, régulièrement espacés les uns des autres (une moyenne de 4km), disposés soit en
épingle de part et d'autre de la voie de grande communication (reliant Alger à Bougie via TiziOuzou, future route n°6), soit directement traversés par celle-ci (cas des centres créés par le
Génie). Notre objectif était de rechercher l'existence, ou pas, de programmes spécifiques à la
région, ayant visé la mise en place d'un système de centres hiérarchisés, à l'image de ce qui
s'est fait dans la Mitidja voisine depuis l'essai ou le "Plan de Colonisation du Sahel" du
Maréchal Bugeaud.
Dans le cadre de notre hypothèse, nous pensions que le village de Tizi-Ouzou avait
joué un rôle clé dans l'entame du processus de colonisation de la Grande Kabylie. Il connut
une croissance fulgurante, de simple casernement à l'état de véritable "ville"45 après son
agrandissement en 1873, et son octroi d'un Périmètre de Colonisation considérable. Le
village-ville abrita le siège de la Subdivision jusque là postée à Dellys, puis produisit, sans
qu'aucun programme préalable ne l'ait envisagée, une dynamique à même de déclencher après
1871 la colonisation effective de la basse plaine occidentale kabyle, avec la création d'un
chapelet de centres, ponctuant régulièrement l'axe reliant les deux cols segmentant la BasseKabylie. Les villages créés pouvaient à première vue sembler liés les uns les autres au sein
d'un système unique préalablement planifié. En désirant vérifier si ces créations obéissaient à
un programme d'ensemble dont le point de départ serait Tizi-Ouzou, nous avons remarqué que
la chronologie des projections était hétérogène, c'est à dire trop étalée dans le temps, entre
1858 et 1877. Ce qui ne pouvait répondre aucunement à un programme prédéfini et
homogène, comparativement à ce qui se rencontre dans le reste de la colonie. Nous avons pu
vérifier et confirmer l'hypothèse d'une accroche progressive des centres à la voie de grande
communication Alger/Tizi-Ouzou, depuis le col des Béni-Aïcha à celui de Tizi-Ouzou. Un
système territorial localisé s'était donc formé a posteriori comprenant 8 centres46.
45
C.A.O.M., 4M444 (Tizi-Ouzou), Session du conseil municipal, séance du 5 mai 1877.
46
Sur 50km, entre le col de des Béni-Aïcha et le col de Tizi-Ouzou, nous aurons les centres suivants, distants les
uns des autres d'une moyenne de 4km : Béni-Aïcha (1872, sur le col lui-même, rebaptisé Ménerville), Blad
Guitoun (1872, Félix Faure), Les Issers (1861), Bordj Ménaïel (1859, village du Génie agrandi en 1871), Azib-
21
Si la ville de Tizi-Ouzou ne doit son existence officielle qu'à l'initiative conjoncturelle
de l'administration militaire : "régulariser" le village "spontanément formé" au pied de la
caserne, nous avons pu conclure que le système linéaire formé dans le couloir naturel reliant
la vallée de l'Isser à celle du bas Sébaou, n'est autre à son tour, que le résultat de conjonctures.
Chacun des centres ayant été projeté (puis créé) de façon indépendante. Ainsi,
géographiquement, le premier d'entre eux, Ménerville47, fut d'abord un projet de
l'administration militaire datant des années 1860 et ce, relativement à la création d'une halte et
d'un poste de gendarmerie (il s'était formé au niveau du col un petit bourg comprenant une
auberge et une taverne, suivis d'un poste de gendarmerie puis d'un bureau de poste et d'une
station de diligence…). La création d'un centre effectif ne se concrétisa qu'en 1873 sous
l'administration civile car "ce sont les besoins commerciaux qui ont créé spontanément ce qui
existe en ce moment au col."48
Les deux centres qui suivent, Felix Faure49 et Les Issers50, répondent davantage d'un
programme touchant la colonisation de l'ensemble de la vallée de l'Isser depuis la création de
Paléstro en 1869, 80km plus au sud dans la vallée. Ce programme répondait du nom officiel
de : Programme de l'Est du département d'Alger, débuté en 1872. Le centre de Bordj
Ménaïel51, projet du Génie datant de 1859, n'était au départ qu'une création isolée
commandant l'axe Alger-Tizi-Ouzou. Le village militaire est issu de la préexistence d'un
caravansérail et d'un poste de cavalerie ottomans, ayant servis au contrôle et à la protection
des terres aghaliks situées dans le territoire de la confédération des Iflissen. Le centre
d'Haussonviller52 (créé en 1873), création privée de la Société de Protection des AlsaciensLorrains, est à rattacher à un programme plus vaste touchant l'ensemble de l'Algérie. On
comptera avec lui dans la région, le centre de Guynemer53 - 1875 - situé 4 km avant TiziOuzou.
Zamoun (Haussonvillers, 1873), Camp du Maréchal (1878), Dra ben Khedda (1872/73, Mirabeau), Boukhalfa
(1875, Guynemer), Tizi-Ouzou (formé en 1855, régularisé en 1858 et agrandi en 1873).
47
C.A.O.M., 4M325 (Village du col des Béni-Aïcha/Ménerville).
48
C.A.O.M., 4M325 (Village du col des Béni-Aïcha/Ménerville), Procès Verbal de la Commission des Centres de
l'est du département d'Alger, Au sujet de la création d'un centre au col des Béni-Aïcha, Alger le 25 octobre 1871.
49
C.A.O.M., 4M177.
C.A.O.M., 4M241a et b, 4M242
51
C.A.O.M., 4M72, 4M73, 4M581
52
C.A.O.M., 4M231, 20L2, 20L3.
53
C.A.O.M., 4M125, 26L2, 26L3
50
22
Introduction/problématique
Le centre du Camp du Maréchal54 est un village tardif (1878), isolé, venu renforcer
l'axe parcourant la vallée du bas Sébaou. Il forme une étape avant l'ascension du col vers TiziOuzou. Mirabeau55, centre n'ayant jamais vu le jour avec son plan initial, ne s'est formé que
progressivement. Il s'agit d'un isolat dans la mesure où sa projection remonte aux militaires,
dès 1857. Le projet fut abandonné avant de ressusciter en 1871, mais sans grand succès.
L'administration hésita entre la création d'un hameau ou un groupe de fermes. Le centre se
développera ultérieurement le long de la voie en tant que village routier/industriel. Son plan
ne correspondra pas aux plans initiaux laissés par le Génie ou ceux proposés par les Ponts et
Chaussées (hameau). Depuis Haussonvillers (1873) jusqu'à Tizi-Ouzou, l'Administration
regroupera a posteriori l'ensemble des projets à réaliser, sous le Programme des Centres de
l'Arrondissement de Tizi-Ouzou, afin d'accélérer, via des financements réguliers, annuels, la
colonisation et relancer ainsi, ou parachever, les projets laissés en souffrance tels que
Mirabeau, Guynemer ou Horace Vernet56 en Basse Kabylie, puis coordonner enfin la
colonisation avec les projets en cours dans le Djurdjura (Dra el Mizan et ses centres
satellites).
De ce fait, ces centres linéairement disposés le long de la route Alger-Tizi-Ouzou,
selon des intervalles réguliers de 4km, pouvaient donner lieu à une interprétation trompeuse
au vu de cet agencement proche d'un système homogène préconçu, mûrement élaboré. De
plus, l'ouverture d'un axe direct reliant Alger à Tizi-Ouzou évitant tout détour par Dellys,
aurait pu nous laisser supposer l'existence d'un système complet de centres disposés en
accroche ou en peigne le long de cet axe. Le système aurait été préalablement hiérarchisé
entre points de contrôle, centres routiers, villages agricoles et industriels. Cependant, il n'en
fut rien. Les chronologies disparates des projections, ajoutées à la multiplicité des
intervenants ou des commanditaires : administration militaire, administration civile, Sociétés
privées, demandes de colons, village formé progressivement… tendent à confirmer non pas
un système localisé prédéfini, mais une armature graduellement formée par strates, sans plan
global préparatoire. De plus, aucun texte officiel, ni document administratif interne, n'est venu
54
55
56
C.A.O.M., 4M117, 20L2, 20L3
C.A.O.M., 4M331a et b, 20L60, 26L95
Ce village proposé en 1877 par la Société de Protection des Alsaciens-Lorrains demeurés français, n'appartient
pas au terrain d'Etude du DEA et ne sera pas abordé dans la thèse. Il concerne l'ensemble des centres formés le
long du cours du Sébaou dans sa partie basse jusqu'à son embouchure à l'est Dellys. L'ensemble des centres du
bas Sébaou aura vu le jour entre 1873 et 1877.
23
étayer l'existence d'un quelconque projet d'envergure, cartes à l'appui, destiné à créer un
cordon de centres le long de cet axe.
Cette première pénétration ex-nihilo de la colonisation française en Kabylie nous
traduit plutôt une somme de tentatives juxtaposées d'établissements urbains, où seule
l'ouverture de l'axe Alger-Tizi-Ouzou aura offert l'ossature d'un système, sa logique. Nous
sommes alors en présence d'un processus territorial non pas théorique et monolithique, mais
en présence de ce que nous appellerons un maillage historique formé lentement au gré des
opportunités. Les programmes de colonisation étant venus après coup appuyer ou accélérer les
créations alors appelées à s'intégrer dans un cadre plus large qu'est celui du peuplement de
l'Algérie. Nous l'avons constaté et vérifié, aucun programme budgété "Kabylie" n'est venu en
outre estampiller les différents projets.
(fig. 1/I. 1) : Village d'Haussonviller. Gravure publicitaire imprimée dans le "Rapport sur la gestion
de l'exercice 1880-1881" de la Société de Protection des Alsaciens-Lorrains demeurés Français;
(Président : Comte d'Haussonville, de l'Académie française, Sénateur); Le 26 mai 1882.
C.A.O.M., 20L2 (Tizi-Ouzou)
24
Introduction/problématique
1/I. 2e : Objectif du travail par la spécificité du terrain
L'objectif immédiat de notre travail de recherche est de comprendre de manière plus
précise l'origine et les modalités de création des centres, en rassemblant des documents
graphiques et manuscrits jusque là éparses ou usités dans des thèmes voisins. En effet, un
nombre certain de publications porte sur la colonisation de l'Algérie. Si les données
statistiques sont relativement courantes, les questions traitant du processus de création des
centres sont rares, plus particulièrement lorsqu'il s'agit de mettre en relief les modalités de
projection et de conception. Contrairement à cela, les monographies villageoises et les
témoignages relatifs à l'installation des colons sont abondants.
Il s'agira donc pour nous de mettre en relief le combiné entre la politique coloniale
territoriale en Algérie (comprenant les villes, les villages et les lots de fermes, expression
même de la notion de peuplement) et son application en Kabylie du Djurdjura entre 1857 et
1899. Il nous serait utile d'établir le processus ou les procédures de projection de centres (y
compris le cas échéant l'élaboration des systèmes locaux), du Périmètre de Colonisation
propre à chaque centre aux types de regroupements de centres (centrifuges, concentriques,
linéaires structurés par un axe, etc.).
Nous prendrons comme balises les diverses politiques d'intervention alors mises en
place. Celles-ci sont évolutives et complémentaires, mais aussi contradictoires, générant des
situations conflictuelles au sein même des administrations. L'intérêt porté au processus ou
"marche à suivre" dans la création des centres, signifie donc l'analyse des conditions et du
contexte de gestation des projets et ce, jusque leur approbation officielle par le Gouvernement
Général de l'Algérie (ou encore selon la période, le Ministère de la Guerre ou l'Empereur luimême). Ceci nous permettra de mettre indirectement en exergue les vicissitudes et les
incohérences de l'administration chargée de mener à son terme le projet colonial.
Par conséquent, cela nous amènera à bousculer ainsi certaines idées reçues d'une part,
en matière de villages coloniaux, ceux-ci étant souvent liés au corps du Génie dans une
conception perçue sous l'angle agricole/défensif et d'autre part, bousculer même l'idée
généralement répandue d'un projet colonial global, uniformément pré-pensé, planifié et
monolithique. Certes, de grandes lignes communes à l'ensemble de la colonie peuvent être
dégagées. Cependant, les moyens, le contexte et l'époque auront sensiblement influé sur le
25
déroulement des opérations et les pratiques opératoires. C'est en cela que la Grande Kabylie,
de par ses spécificités historiques et géographiques hostiles, se révèle être à notre sens un
terrain symptomatique des différentes expériences de colonisation territoriale, tantôt
scrupuleusement planifiées, tantôt projetées dans l'urgence voire anecdotiques, sur un
territoire restreint et dans un laps de temps exceptionnellement court, étalé sur la deuxième
partie du XIXème siècle.
(fig. 1/I. 2) : "Vue du village du Camp-du-Maréchal".
Le village est créé par décret présidentiel le 20 mars 1878. Au premier plan, en fait, les dernières
maisons (en bois) et plantations au sud du Périmètre des fermes de Dar Beïda (créé en 1878). Le Camp
du Maréchal, pas visible sur la gravure, se situe sur la rive droite du Sébaou (à droite de l'image). Le
village ne porte pas le nom du lieu dit : Tadmaït Tala Faraoun ("plateau de la fontaine de Pharaon" en
Berbère!), mais se souvient du Maréchal Randon, haranguant ses troupes stationnées sur ce site lors de
l'expédition de 1854. A gauche, au-dessus des fermes, les ruines du bordj Sébaou (ancien siège du
caïdat ottoman du Bas-Sébaou) et premières pentes du mont Belloua. Au fond, au centre, le village de
Guynemer (connu d'abord sous le nom du "Village Dolfus", son commanditaire privé et représentant
en Algérie de la Société de Protection des Alsaciens-Lorrains demeurés Français), créé par décret
présidentiel en 1875 sur l'emplacement d'un ancien village autochtone des Amraouas Fougas - les
Boukhalfas -, après l'expulsion de ses habitants confisqués de leurs biens par les arrêtés de la loi du
séquestre de 1871. Mais la loi ne leur fut appliquée qu'en 1873 sur insistance de J. Dolfus - lettre du 18
juin 1873 adressée au Préfet d'Alger, C.A.O.M, 4M125 (Boukhalfa) - pour la constitution du Périmètre
de Colonisation alors "débarrassé" de toute "enclave indigène", y compris celles non soumises au
séquestre. Les pierres du village amraoua seront remployées pour la construction du centre européen.
Gravure publicitaire imprimée dans le "Rapport sur la gestion de l'exercice 1880-1881" de la Société
de Protection des Alsaciens-Lorrains demeurés Français; Le 26 mai 1882.
C.A.O.M., 20L2 (Tizi-Ouzou)
26
Introduction/problématique
1/II Méthodologie générale de recherche et corpus
L'approche méthodologique que nous avons adoptée dans le cadre de ce travail se
rapporte en grande partie aux liens qui existent entre les éléments naturels et géographiques,
le contexte historique général et local, ainsi qu'à l'environnement administratif et politique.
Ces facteurs se révèlent déterminants dans la compréhension des processus et procédures de
création des centres en général. Cela nous aura nécessairement dirigé vers un travail
d'investigation, de consultation, et de tri des documents d'archives, publiés ou non, graphiques
ou manuscrits; Les archives constituant la principale source documentaire de notre travail,
alors axé sur la reconstitution critique de l'histoire de la formation des centres urbains de
colonisation française en général, et en Grande Kabylie en particulier.
La recherche, la sélection et l'observation dans un premier temps des éléments
graphiques (plans, croquis, schémas…) et plus précisément les plans de lotissement tant
ruraux (Périmètres de Colonisation) qu'urbains (Plans d'alignement), auront constitué pour
nous le support fondamental pour mener à bien notre réflexion et vérifier nos hypothèses. La
sélection de ces éléments graphiques resta bien entendu tributaire de notre champ de
recherche rapporté aux limites de notre terrain.
Mais quelques documents provenant de régions extérieures auront fait l'objet d'un
intérêt particulier lorsque ceux-ci pouvaient nous apporter des éléments de comparaison ou
combler les lacunes documentaires quant au processus de projection/création des centres
étudiés. Ces manuscrits ou plans nous révélant tantôt des similarités, tantôt, ce qui est
intéressant, des innovations ou des singularités propres à notre terrain. Les éléments
graphiques sont des documents forts dans la mesure où pour un seul centre, plusieurs plans
peuvent successivement se succéder, présenter des différences, montrant par-là, la variabilité
des projets et la succession des étapes de projection. Plans et cartes géographiques de l'époque
ont pu en sus, sans combler les écrits, nous éclairer sur certaines situations lacunaires.
Les éléments graphiques nous ont ostensiblement orientés vers les manuscrits les plus
illustratifs (rapports d'avant-projets ou de projets, rapports explicatifs des plans, des croquis,
Procès Verbaux…), ceux-ci nous donnant plusieurs indications quant à la genèse des projets.
Il s'ensuit la recherche des manuscrits officiels, notamment les avis d'approbation, les décrets,
les arrêtés de créations de centres, les rapports des différents services chargés des projets, les
27
circulaires, les apostilles et minutes, nombreuses, de l'administration militaire ou civile,
responsable des centres à créer. Ces correspondances officielles, ou officieuses, s'échangeant
entre les divers administrations, services ou personnes privées, auront constitué pour nous une
masse informative de premier plan, touchant à l'aspect le plus profond, voire "intime" de l'acte
de projection/création d'un centre. Ce qui nous renvoya directement au contexte in situ de
l'époque, à savoir la révélation d'informations inédites faites de chroniques, commentaires ou
anecdotes, parfois indispensables dans la compréhension de la genèse des projets.
Enfin, les documents publiés tels les journaux officiels, les registres traitant des
origines des communes, les annonces publicitaires, la presse de l'époque ainsi que les
ouvrages d'auteurs ou anonymes issus de la bibliographie, nous ont conduit à constituer une
source d'information plus globale, à l'échelle de l'Algérie. Cela nous a permis d'illustrer tant
les faits de l'époque que les interprétations et autres analyses contemporaines ou postérieures
à la période de projection qui nous intéresse.
1/II. 1 : Démarche suivie pour la recherche documentaire
1/II. 1a : Phase exploratoire et rassemblement des documents graphiques et manuscrits
Il s'agit de la recherche prioritaire au sein des diverses institutions, des plans de centres
projetés que nous avons arrêtés dans le cadre des limites de notre terrain : les plans des
périmètres et territoires de colonisation. Il s'ensuit l'exploration des textes d'accompagnement:
- Manuscrits accompagnant et commentant directement les documents graphiques : rapports
d'ingénieurs, apostilles, lettres minutes, rapports d'analyses, correspondances entre services,
réclamations, commentaires, critiques ...
- Manuscrits relatifs aux analyses et motivations de création de centres : Rapports et Procès
Verbaux des Commissions des Centres, analyses et rapports sur la colonisation alors adressés
par les officiers des Bureaux arabes, les Généraux commandant les Provinces, les Préfets et
sous-Préfets, les Administrateurs des Communs mixtes, etc. Documents adressés selon
l'époque soit au Gouverneur Général, soit à l'Empereur et/ou au Ministre de la Guerre, ou
encore des Colonies et de l'Algérie.
28
Introduction/problématique
- Manuscrits officiels signalant les projets de création de centres :
projets de décrets
(impériaux ou présidentiels), projets d'arrêtés et/ou arrêtés ministériels/gubernatoriaux, arrêtés
préfectoraux d'exécution. Les termes usités dans les textes étudiés nous renseignent sur les
motivations, la date officielle ou celle de première demande de création par exemple. Ils nous
donnent ainsi un premier aperçu sur la procédure administrative appliquée et les institutions
impliquées.
- Correspondances administratives officielles (apostilles, lettres minutes, dépêches…) pouvant
nous éclairer de manière indirecte sur les motivations et modalités de projection de centres.
- Correspondances privées, ou officieuses, constituant une masse d'information parfois plus
loquace que les documents officiels généralement neutres et trop souvent formatés.
Le dépouillement de ces documents peut se solder par la découverte d'autres éléments,
inattendus, alors difficilement repérables ou passant souvent inaperçu au sein des institutions
archivistiques. La consultation de ces archives pourra porter ses fruits en matière de mise à
jour des informations à même de combler les lacunes trop souvent récurrentes. Certains de ces
documents pourront se révéler fondamentaux pour notre recherche.
1/II. 1b : Phase de sélection et d'interprétation des documents d'archives
Le travail de sélection des documents graphiques s'impose de lui-même afin de
produire un corpus homogène permettant l'élaboration d'une synthèse plus aisée. Pour chaque
centre répertorié, nous avons porté notre intérêt sur les documents suivants :
- Plans de situation, plans de délimitation du territoire à créer/plans des Périmètres de
Colonisation/Plans de lotissement. Le cas échéant, si les informations apportées se
révèlent essentielles, les Plans d'agrandissement du Territoire comprenant les
nouveaux lotissements ruraux.
- Plans d'alignement des villages, et si cela se révèle capital, les Plans
d'agrandissement comprenant les nouveaux lots urbains.
Ces documents nous ont laissé entrevoir avec détail la diversité des concepteurs
techniques : ingénieurs du Génie, ingénieurs des Ponts et Chaussées, Géomètres du service
de la Topographie (les géomètres sont les premiers à arpenter le site d'implantation et
29
délimiter la taille du territoire du futur centre). La sélection des documents manuscrits s'est
basée essentiellement sur les textes relatifs à l'analyse des conditions géographiques,
économiques, politiques et sécuritaires liées à la projection des centres, révélateurs des
règlements administratifs et techniques alors en vigueur. Selon les procédures
(militaires/civiles), plusieurs types de documents équivalents sont à relever :
- Procédures militaires : rapports d'officiers à divers échelons destinés aux Généraux de
Divisions/Subdivisions et aux Chefs des capitaineries relatifs aux relevés stratégiques des
sites, besoins de fortifications, approbation technique de création ou nécessité intrinsèque d'un
centre civil.
- Procédures de l'administration civile : arrêtés constituant localement les Commissions des
Centres, rapports et/ou Procès-Verbaux des dites Commissions devant induire un avis
favorable ou défavorable de la part de l'Administration. Nous verrons combien ces
Commissions auront été le théâtre d'enjeux et de nombreux conflits, y
compris entre
membres la composant.
1/II. 1c : Méthode de recherche
1/II. 1c. 1 /
Méthode de recherche des données générales politiques et
institutionnelles liées à la colonisation
Elle est essentiellement basée sur l'identification et la compréhension des textes
d'archives ou des ouvrages publiés liés à la politique de colonisation en Algérie. Le travail de
recherche aura véritablement débuté par le repérage et l'identification des centres créés (dans
nos limites géographiques) puis l'observation au cas par cas de chacun des projets de centre.
Les différents rapports, circulaires et autres correspondances, nous révèleront les
projets et applications de lois (généralement foncières), les textes officiels instituant les
différents services projeteurs et exécutifs des projets (services techniques) et par-là même, les
institutions à l'œuvre. L'objectif est de construire une synthèse permettant de dégager d'une
part, le contexte politique institutionnel et d'autre part, relever les moyens techniques, c'est à
dire les outils employés au vu de la mise en pratique de la colonisation territoriale, à défaut de
30
Introduction/problématique
l'identification d'institutions coloniales propres à la Kabylie; l'Algérie nous aura renseignés
sur les concordances entre ce qui est observé sur notre terrain et les méthodes de projection
mise en place à l'échelle de l'Algérie elle-même.
Avant l'analyse proprement dite de notre terrain, il aura donc été nécessaire d'identifier
attentivement les institutions coloniales en général, notamment dans la compréhension et la
restitution des rôles de chacun des intervenants/commanditaires, projeteurs et corps exécutifs
pour la réalisation des centres : du Gouvernement Général au service de la Topographie, via
bien évidemment les services du Génie et des Ponts et Chaussée. Sans oublier les textes de loi
successivement élaborés dans l'optique de dégager sur le plan foncier, un maximum de terres
livrables à la colonisation.
Enfin, il sera utile de rappeler dans notre travail les différentes politiques appliquées
ou expérimentées depuis le "système Bugeaud" et la "colonisation officielle", des procédures
voulues planificatrices de création de centres. Divers politiques ou systèmes se sont
chronologiquement succédés au gré des avancées ou recules de la colonisation. La réussite du
peuplement et la rentabilité des projets auront ainsi grandement incité ces "essais de
colonisation", et nécessité des textes législatifs et autres "marches à suivre", parfois
contradictoires les uns par rapport aux autres, nous donnant un aspect quelque peu anarchique
et hésitant des pratiques coloniales françaises (et non des principes).
Des pratiques qui auront sans cesse oscillé entre une politique centrale dite
"Colonisation officielle" étroitement encadrée et protégée des opérations spéculatives, et une
politique libérale à l'anglo-saxonne dite "privée" jugée plus propice à l'attraction d'immigrants
et donc favorable à la rentabilité des entreprises. Ces politiques étaient largement dépendantes
des disponibilités du sol, des lois foncières élaborées, indépendamment ou non, de celles
appliquées en métropole. L'adaptation, l'innovation en matière foncière ont largement
influencé la progression de la colonisation territoriale et ont eu un impact direct sur la cadence
et le type de projets de centres à créer et par conséquent les "marches à suivre" pour créer un
centre.
31
1/II. 1c. 2 / Méthode de recherche au sujet du terrain
1c. 2a Analyse du territoire et des sites : La Grande Kabylie/Cartes géographiques
d'époque et tracés des voies
1/ Etude du territoire, données géographiques, sociales et historiques
Il s'est agi ici d'entreprendre la présentation de la Grande Kabylie, par la lecture et la
compréhension des différents éléments physiques composant son territoire, en l'occurrence,
les principaux reliefs, les modes d'établissements humains traditionnels, les grandes voies de
communications. Nous avons mis en exergue les vallées et massifs qui nous intéressent dans
les limites fixées par notre travail.
2/ Répertorier les centres, les sites naturels d'implantation
Il s'agit ici non seulement de répertorier et situer les centres dans l'espace
géographique étudié, mais aussi de les mettre en rapport d'une part, avec leur environnement
immédiat : vallées concernées, couloirs naturels de communication, crêtes montagneuses et
d'autre part, les mettre en rapport les uns avec les autres, notamment entre ceux susceptibles
de former des groupes urbains bien distincts, des réseaux ou systèmes de centres.
3/ Observation, compréhension et sélection des plans généraux d'archives
Nous avons rassemblé ici les plans globaux nous permettant de lire les implantations
de centres et de comprendre les liens existant entre eux (pré-établis ou "spontanés") et/ou avec
le relief. Nous avons alors tenté de dégager l'armature urbaine globale de la Kabylie du
Djurdjura et découvrir par la suite les différents mécanismes ayant conduit, ou pas, à la
naissance de systèmes propres à la région. L'étude de cas de chacun des centres nous
apportera les réponses quant à l'origine de l'armature urbaine coloniale formée dans l'arc du
Djurdjura et nous restituera in situ le processus de projection/création d'un centre colonial de
peuplement.
32
Introduction/problématique
1c. 2b Recherche/analyse au cas par cas des documents portant sur les projets de
centres de colonisation : une fiche d'identité pour chaque projet
L'accent a ici été mis dans un premier temps sur l'observation des plans produits pour
chacun des centres, en nous axant sur les liens et les similitudes existants entre les plans. Il
nous aura fallu discerner alors les éventuelles adaptations morphologiques locales. Ces plans,
aidés de leurs rapports manuscrits originels, nous ont aidés à comprendre la conception même
des villages, tout comme à établir la procédure générale suivie d'une part, par l'Administration
et d'autre part, par les projeteurs. Les plans retenus pour l'homogénéisation de l'information
ont été les suivants :
-
Site d'implantation /échelle : 1/10.000 (ou plus)
Périmètre de Colonisation et choix d'emplacement du centre projeté/échelle :
1/10.000 (voir 1/5000 ou 1/4000)
Plan d'alignement et de nivellement du village ou Plan de lotissement urbain du
centre/échelle : 1/1000
Plan de lotissement du territoire/échelle :.1/10.000
Plans d'agrandissement du territoire/échelle : 1/10.000 - 1/5000
Plan d'agrandissement du village/échelle : 1/1000
La recherche sur les centres proprement dits aura porté dans un premier temps sur leur
structure, leur emplacement, leur forme, leur découpage parcellaire et leur insertion dans le
territoire qui leur a été concédé. Ces observations nous auront permis de comprendre sur le
terrain, c'est à dire de manière concrète, le processus de création des centres dans le temps et
dans l'espace. Il a par ce biais été mis en évidence la diversité ou l'unité des centres de
peuplement, tant au niveau de l'origine et des objectifs liés à leur création, qu'au niveau de
leur morphologie structurelle selon qu'ils soient des villages de conception militaire ou civile,
à vocation agricole ou commerciale, ou bien encore, qu'ils soient des villages relais/hameaux
routiers ou enfin, qu'ils soient des centres créés à partir d'initiatives privées, communautaires
ou publiques.
Afin de mettre en évidence de manière précise et rationnelle le processus de création
au niveau de chacun des cas, nous avons procédé à l'élaboration d'une "fiche identitaire",
pour chaque projet de centre, en fonction du processus et des procédures alors identifiées.
Nous nous sommes penchés aussi bien sur les projets concrétisés que sur les projets ajournés
ou annulés, dans la mesure ou tout projet de centre de peuplement entre dans une logique et
une stratégie territoriale plus large. Les interactions entre les différents villages nous
33
renseignent alors sur l'existence éventuelle d'un ou plusieurs systèmes ou réseaux urbains,
entièrement planifié(s) ou progressif(s), voire improvisés(s) dans certains cas.
Nous rappelons que nous avons mis en place une fiche identitaire durant notre
recherche en DEA. Ce qui nous a permis de vérifier nos hypothèses après le dépouillement de
l'ensemble des documents, admettant de la sorte une approche synthétique et homogène de
notre champ de travail. Cependant, ces fiches identitaires57 connaîtront dans le cas ici présent
une adaptation liée à l'étendue du terrain, la multiplicité des points géographiques pris en
compte et, bien entendu, le processus (dont la, ou les, procédures) de genèse des projets de
centres. En effet, l'ordre chronologique des créations de centres que nous avions adopté
(distinguer la période militaire de la période civile), sera repris pour les premiers centres de la
région, puis ce sera l'ordre géographique, en fonction des vallées et crêtes, qui sera pris en
compte, mettant de la sorte en relief les systèmes et les isolats.
Ce sera à l'intérieur de chaque ensemble géographique que nous reviendrons sur la
chronologie des créations. Dans notre DEA, nous avions limité notre terrain à un axe
présentant une certaine régularité liant deux vallées en elles. Dans le cas présent, nous
étendrons nos observations à plusieurs sous-régions liées à des vallées, des lignes de crêtes ou
dépressions naturelles. Les centres isolés seront traités séparément, tout en étant joints le cas
échéant, au sous-régions aux quelles ils se rattachent éventuellement.
1/Le cas échéant, le programme de groupes de centres à créer dont est issu
chaque projet de centre
La découverte d'un projet de groupe de centres n'est possible que par le dépouillement
attentif des rapports des Commissions ou gubernatoriaux dans la mesure où nous rencontrons
la mention suivante : " X centres à créer dans la partie Est du département…". Ce qui laisse
entendre un projet global où les villages projetés sont, en amont, liés les uns aux autres,
répondant à une logique systémique qui leur est propre, avant de se voir éventuellement
intégrés à un ensemble plus global (hors Kabylie). Ces documents peuvent nous laisser croire
57
P. Panerai, B. Gendre et A-M Chatelet ont proposé dans leur rapport de recherche, op. cit., Villes neuves et
villes nouvelles. Les composantes rationnelles de l'urbanisme français, une démarche reposant sur les quatre
identifications suivantes : date (de fondation), nature (ville neuve ou ville nouvelle), dessein (politique,
économique, défensif…), fondateur (autorité ou personne politique), auteur du plan (ingénieur, architecte…).
34
Introduction/problématique
en l'existence de programmes collectifs basés sur un mode de financement dépendant des
budgets alloués annuellement à ces travaux. Nous rappellerons que le terme "programme"
traduit généralement l'aspect budgétaire annuel des travaux de colonisation à accomplir.
Si la découverte d'un groupe de centres en projet signe l'existence d'un programme
local comprenant plusieurs créations simultanées, l'iconographie (c'est à dire les cartes
globales indiquant l'emplacement géographique de chacun des territoires réservés aux centres
projetés) relative à ces groupes reste rare, sinon partielle. Parfois, quelques esquisses nous
dévoilent les emplacements choisis pour les centres, mais cela reste insuffisant par rapport
aux indications relatées par des documents écrits. Les cartes sont le plus souvent des relevés
dressés a posteriori, relatifs aux documents accompagnant les dossiers d'érection des centres
en Communes de Plein exercice ou en Communes mixtes.
Remarque : Les informations relatives à l'élaboration des fiches identitaires sont
essentiellement issues des documents d'archives graphiques et manuscrites
sélectionnés. Ce travail constitue pour nous la partie centrale de la recherche et nourrit
en continu notre réflexion. Nous y joindrons dans le mémoire, à titre illustratif, les
différents plans relatifs à chacun des villages, ainsi que nous introduirons régulièrement
dans le texte les extraits les plus significatifs, parfois au complet, des documents écrits :
pièces officielles, rapports divers, correspondances et autres dépêches entre
administrations, particuliers et corps d'ingénieurs.
Note 1 : Les plans tardifs tels que ceux exécutés dans le cadre de l'érection des
Périmètres de Colonisation en Commune de Plein exercice ou en Communes mixtes (de
1875 à 1900), nous auront renseignés sur les interactions existantes, soit a priori, soit a
posteriori, entre les centres, isolés ou entre archipels.
Note 2 : Nous ne manquerons pas d'utiliser quelques plans singuliers telles que les
esquisses, les contre-projets ou encore les dessins concurrents, afin d'illustrer nos
propos tout en nous immergeant dans l'atmosphère de l'époque, et comprendre de la
sorte les méthodes de projection et/ou de perception du territoire par les
commanditaires et les concepteurs techniques.
35
1/II. 2 : Corpus : documents d'archives et documents publiés
Il est clair que dans le travail ici présenté, le corpus ne peut se limiter à un seul
document ou un seul plan. Il englobe, au contraire, un grand nombre de dossiers d'archives
manuscrites, graphiques ou d'ouvrages imprimés/publiés. Cet ensemble considérable de
documents, dont le repérage et le dépouillement a pris quelques années, est restitué dans ce
travail de manière apte à livrer une lisibilité nouvelle et continue de l'information, sous l'angle
de notre problématique, c'est à dire, le processus de création des centres de colonisation, les
procédures qui s'en suivent et leur manifestation physique sur le territoire. Les documents se
décomposent en deux grandes catégories :
- Les documents relatifs à l'Algérie : Ce sont des documents généraux traitant aussi bien des
principes de colonisation du pays que du fonctionnement des différents services ayant pris
part aux projets. Ils relèvent aussi des nombreux textes législatifs sans cesse en évolution et
largement tributaires des politiques alors en vigueur. Ce qui laisse découvrir une richesse,
mais aussi une instabilité chronique des institutions coloniales durant une grande partie du
XIXème siècle.
- Les documents relatifs à la Kabylie : Ils dépeignent davantage les centres qui nous
concernent et définssent, par accumulation, un ensemble de monographies plus ou moins
complètes de projets de création de centres. Cependant, les documents d'archives traitant de
la Grande Kabylie proprement dite, portent généralement sur des rapports ou autres essais
traitant de l'histoire de la région, sa géographie et surtout sa population autochtone. Des
publications à ce sujet sont nombreuses. Ces documents mettent en relief une réalité encore
valable aujourd'hui d'une entité kabyle originale, nettement distincte sous bien des angles, par
rapport aux régions limitrophes. Pourtant, lorsqu'il s'est agi d'entreprise coloniale, nous
n'avons guère rencontré de textes, ni même de projets globaux propres, singularisant la
région pour illustrer un projet colonial local.
Enfin, les archives écrites étant des documents rares et précieux traversant l'histoire, ils
nous sont parvenus tant bien que mal. Par conséquent, nous rappelons que ces derniers se
présentent souvent de manière disparate, lacunaire, parfois remarquablement éloquents et
d'autres fois à peine anecdotiques. Leur dépouillement aura nécessité un travail méticuleux, le
texte, ou le plan, quelque peu discret et secondaire pouvant, contre toute attente, se montrer
d'une richesse capitale. Une sélection minutieuse, le croisement entre certains documents, et
le va-et-vient dans notre cas entre d'une part, les ouvrages généraux de colonisation relatifs à
l'Algérie (publiés ou manuscrits) et d'autre part, les cartons traitant des centres crées en
Kabylie du Djurdjura, s'avèrera de la première exigence, les documents localisés ne pouvant
se suffire sans ceux plus généraux, et vice versa.
36
Introduction/problématique
1/II. 3 : Localisation et organisation des archives
Les Archives sur la colonisation algérienne présentent des lacunes, et de surcroît, se
voient dispersées entre diverses institutions publiques ou privées aussi bien en France qu'en
Algérie. Emile Violard nous signale déjà dans son ouvrage Les villages algériens, les
difficultés qu'il rencontra en matière de recherches archivistiques, en particulier la perte ou
l'inaccessibilité de certains documents auprès des instances locales, dès les années 1925.
Avant lui, Franc Julien nous apprend que pendant 78 ans, les archives des administrations
algériennes furent "entassées pêle-mêle dans les caves du Vieux Palais (Gouvernement
Général, NDLR.) à l'abri des intempéries, mais non des poussières et des moisissures. La
place venait-elle à manquer? On envoyait au pilon un lot de dossiers choisis au hasard; […].
Parfois le feu se chargeait de faire de la place; c'est de cette façon que fut détruite en 1902 la
presque totalité des archives du bureau des domaines. Dans certains cas, les documents
administratifs jugés trop encombrants et parfaitement inutiles étaient vendus au poids à des
commerçants de la Place de Chartres (à Alger) pour servir de papier d'emballage. Pour éviter
ces dilapidations, M. Jonnart, par un arrêté du 16 avril 1908, créa un service d'archives où les
papiers versés par les bureaux devaient être mis à l'abri et classés."58
C'est dire les manques concernant les débuts de la colonisation. De plus, nous ne
pouvons faire l'impasse sur les propos, toujours d'Emile Violard, très révélateurs au regard des
lacunes documentaires que l'on continue de rencontrer aujourd'hui encore. Cela illustre à bien
des égards la délicatesse imprimée à tout travail de recherche historique et archivistique
concernant les débuts de la période coloniale, période guère favorisée sur le plan
documentaire comme à tort, on le croit souvent. Dans bien des cas, nombre d'auteurs
aventurés dans l'écriture de l'histoire de la colonisation ont inlassablement repris et prorogé
les clichés que les festivités du Centenaire de l'Algérie ont bien voulu imprimer à l'Histoire.
Ainsi, selon Emile Violard :
"lorsque les récits consacrés aux débuts de la conquête française par les multiples
Loriquets qui s'adonnèrent à cette besogne, on est fort étonné d'y rencontrer d'innombrables
contradictions, pour ne point dire d'incohérences. Cela n'a rien qui puisse surprendre quand on
en connaît les motifs. Ils sont simples mais éloquents. On ne possède que des renseignements
confus, épars, imprécis, sur la période 1830 à 1870, les documents qui s'y rapportent ayant été
systématiquement mis au pillage par les Bureaux (Bureaux arabes militaires et civils ndlr.) et
par tous ceux, civils et militaires, qui avaient intérêt à faire disparaître les preuves de leur
58
Franc Julien, L'histoire de la colonisation en Algérie. Les sources d'archives, s. éd., Paris, 1928, pp. 35 et 36.
37
mauvaise gestion. Et ce fut la curée. On fouille les bibliothèques, on disperse les archives, on
détruisit les dossiers compromettants, et il ne resta, en Algérie, que des bribes. Que voulez
vous que fissent les publicistes chargés d'écrire l'Histoire de la conquête algérienne et de la
colonisation ?… Il ne se donnèrent pas la peine, pour la plupart, de demander au Ministère de
la Guerre, à la Bibliothèque Nationale, à la Bibliothèque de l'Arsenal de leur communiquer les
pièces, rapports ou relations, bourrées de faits, qui, sauvées du cataclysme, y avaient été
déposées : ils échafaudèrent trop souvent leurs œuvres sur des racontars ou sur des documents
suspects et firent besogne, non d'historiens, mais de romanciers."59
L'auteur nous confesse qu'il n'eut guère eu davantage de chance pour la collecte des
archives réputées plus prolixes et plus accessibles sous l'administration civile, y compris pour
les documents qui lui étaient encore récents au début du siècle :
"Les archives sont inexistantes pour les nouveaux villages comme elles le furent pour
les anciens, ou, si elles existent, on ne les communique pas aux profanes, surtout lorsque
ceux-ci ne sont pas embrigadés dans le troupeau des joueurs de flûtes. Ce qui m'arriva le
prouve, M. Cambon, M. Laferrière, M. de Peyerimhoff (ce dernier étant le Directeur du
Service de la Colonisation) s'attachèrent à livrer la superbe région qui, partant de Boghari va
rejoindre Tiaret par les Hauts-Plateaux algérois et oranais […]. Il m'était donc permis
d'espérer que je pourrais consulter une curieuse documentation sur cette œuvre qui date d'hier.
J'éprouvais là encore une vive déception. Les fonctionnaires du Service de la Colonisation aux
quels je m'adressais manifestèrent leur surprise lorsque je les priais de me communiquer les
dossiers relatifs au Sersou : la Direction de l'Agriculture, me fut-il assuré, n'en avait aucun!"60
Outre le projet d'enquête sur le terrain, l'auteur nous apprend qu'il eut "une chance
inespérée"61 lorsque l'une de ses connaissances personnelles le mit en relation avec un
Français d'Algérie, un érudit petit-fils d'une famille d'officiers militaires ayant administré le
pays et "qui laissèrent sur l'histoire de leur époque, de très précieux manuscrits - un véritable
trésor."62 Emile Violard eut, en un mot, recours aux archives privées relatives à l'action
publique, pour élaborer son travail. Il se voulait loin de l'amateurisme ou du parti pris qui
caractérisaient les ouvrages imprimés de son époque. C'est pourquoi nous suivront d'assez
près le texte relativement critique d'Emile Violard lorsqu'il s'agira de retracer l'histoire de la
colonisation de l'Algérie, en particulier sur le plan territorial et ce, relativement aux divers
systèmes d'armatures urbaines (systèmes de Lamoricière, Bedeau, Randon…).
59
E. Violard, op. cit, Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 69.
60
E. Violard, op. cit, Les villages algériens, 1871-1890, Tome 2, p. 50.
61
Idem.
62
Ibidem.
38
Introduction/problématique
De nos jours, la majeure partie de la documentation ayant servi à construire notre
recherche est rassemblée au Centre des Archives d'Outre-Mer à Aix-en-Provence (C.A.O.M.).
Elle provient du transfert des archives algériennes conservées au C.A.R.A.N. parisien, où
l'essentiel des cartons (rapports, décrets et arrêtés officiels, minutes, délibérations
municipales, cartes et plans, dossiers techniques…) concernant la création des centres, est issu
des dépôts du Gouvernement Général de l'Algérie et ses diverses Directions (Agriculture et
Colonisation notamment), des Départements d'Alger, d'Oran et de Constantine alors
rassemblés sous la rubrique indistincte : Colonisation, création de centres.
Le C.A.O.M. hérita indirectement d'une partie des archives militaires se rapportant aux
travaux publics et ce, à travers les divers documents conservés au sein du Ministère de la
Guerre, du Gouvernement Général, mais dans "un ordre non-chronologique"63 quand la
documentation eut la chance d'avoir conservé au sein d'un unique dossier, quelques éléments
administratifs issus de la période d'avant 1870.
De manière moins prononcée, les archives du Service Historique de l'Armée de Terre
(Château de Vincennes) sont limitées dans le cadre de la création des centres, aux travaux de
fortifications des places, incluant les villes et villages créés par le Génie autour des casernes.
Les documents officiels (ou officieux) décisionnaires (décrets, arrêtés) de création d'un centre,
sont ici quasi-inexistants, les archives de l'armée se rapportant davantage aux problématiques
techniques et non politiques. Il n'était pas, officiellement, des prérogatives du Génie de
proposer un projet, mais d'exécuter une commande administrative, même si le régime
militaire était en charge de la colonie. Il reste toutefois possible d'identifier l'origine (ou les
commanditaires) de certaines créations, à travers les descriptions de terrain présentant les
avantages stratégiques (cas de Tizi-Ouzou, Fort-Napoléon et Dra el Mizan) et répondant aux
aspirations de l'administration militaire.
Il est remarquable que des doubles de documents et plans émanant du Service du
Génie se retrouvent au C.A.O.M., nous permettant de mettre en rapport entre eux d'une part,
les différentes périodes et d'autres part, les multiples intervenants dans le processus (et les
procédures) de création des centres. Enfin, les "bribes"64 rescapées ou conservées aux
Archives Nationales algériennes renferment une collection plus éparse de cartons et plans,
63
C.A.O.M., sous-série 4L, B. Hodoul, Catalogue des cartes, plans et croquis relatifs à l'Algérie, extr. de Thèse p. 266.
64
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1870-1890, Tome 2.
39
bien plus hétéroclites que les dépôts français. Les plans sont souvent séparés de leurs dossiers
initiaux. Les dossiers eux-mêmes très partiels rendent toute recherche, un minimum
rétrospective, délicate et hasardeuse. Nous avons constaté que bien des cartons manquant à
Alger ou Tizi-Ouzou, se retrouvent à Aix-en-Provence. La complémentarité entre les deux
institutions est donc à développer, y compris dans les nomenclatures de conservation.
Les archives déposées au sein de l'ex Préfecture de Grande Kabylie (devenue après
l'indépendance Wilaya de Tizi-Ouzou) sont encore plus fragmentaires. Elles concernent pour
une bonne part les affaires dites "indigènes" s'agissant de la gestion et de l'organisation des
populations autochtones. Les documents n'étant toujours pas classés lors de nos visites
ponctuelles étalées entre 1994 et 2000, la recherche sur place demeura très aléatoire. Pourtant,
nous avons pu constater des fonds à exploiter concernant la création des centres de la région,
notamment la période pré-coloniale (relevé des bâtis pré-existants, des voies…). Mais une
exploitation efficace ne peut en aucun cas être menée à bien dans le laps de temps qui nous est
imparti. Les cartes, plans, dossiers, chemises, requêtes, correspondances, rapports et autres
extraits de délibérations municipales, ont été ici séparés de leurs liasses originelles (les
manuscrits ayant été extraits de leurs cartons respectifs), suite à l'évacuation de
l'administration coloniale. S'est-il agi d'une sélection systématique de documents précis à
retirer des cartons pour leur rapatriement en 1962 ? Ceci, sans compter avec l'anarchie qui
régna de longues années durant après l'indépendance, et le peu d'intérêt alors porté aux
archives de cette époque. Les atteintes du temps, le vandalisme, la disparition et la dislocation
de plusieurs dossiers ont tôt fait de réduire le fonds documentaire local.
1/II. 3a : Organisation des Archives
1/II. 3a. 1 / Service Historique de l'Armée de Terre (S.H.A.T.), Château de Vincennes,
Pavillon de la Reine
Les archives du Génie, transmises directement par les Directions divisionnaires et
Chefferies locales, au Château de Vincennes, s'effectuaient au fur et à mesure de l'avancement
ou de le finalisation des projets. Des copies manuscrites, dressées en dossiers plus restreints
que les originaux étaient quant à eux déposés au Gouvernement Général de l'Algérie et
40
Introduction/problématique
demeuraient en Algérie. Ce qui explique la présence de documents militaires au C.A.O.M. Le
fond d'archives du Génie consulté dans le cadre de ce mémoire est :
- a/ Fonds du Commandement du Génie en Algérie; Le fonds/Dépôt du Génie : 1H. Ce fonds
répertorie les places françaises et se présente en cartons ordonnancés par ordre alphabétique
des places. Ce fonds se compose des sous-séries suivantes :
article 1 : Généralités
article 2 : Fortifications
article 3 : Bâtiments militaires et casernements
article 4 : Marche pour l'exécution des travaux
article 5 : Comptabilité des travaux
article 6/1 : Domaine militaire
article 6/2 : Domaine militaire
article 6/3 : Affermages et locations
article 6/4 : Inventaires-état des propriétés domaniales
article 7/1 : Servitudes défensives
article 7/2 : Servitudes défensives
article 8 : Travaux mixtes.
Les articles 1, 2, 6/4 et 8 contiennent les fonds les plus susceptibles d'apporter
quelques éléments concernant l'origine de la création des centres créés par le Génie, mais de
manière indirecte, ou collatérale, si l'on veut comprendre la genèse du projet à usage civil.
L'article 5 concernant la comptabilité peut nous renseigner sur la teneur, la concrétisation ou
encore l'ajournement de certains projets.
- b/ Guide des sources de l'histoire des Nations, série Afrique du Nord et Proche-Orient (deux
volumes où les noms des Places sont classé par ordre alphabétique). Nous avons consulté le
fonds du Dépôt des fortifications : Article 8 (comprenant 5 sections), le plus susceptible de
nous mener vers les projets de création de centres :
section 1 : Mémoires et plans
section 2 : Plans directeurs (relevés sur les états des lieux antérieurs du site)
section 3 : Mémoires militaires
section 4 : Terrains militaires
section 5 : Environnement des places (plans à l'échelle 1/2000ème)
P.A. : fonds relatif aux Places abandonnées.
41
Cette série se révèle intéressante au vu des plans que l'on peut rencontrer, souvent
accompagnés des rapports d'ingénieurs ainsi que des compte-rendus d'avancement des travaux
d'exécution. Certaines correspondances nous permettent de suivre pas à pas, l'évolution des
projets/contre-projets; Un fait des plus intéressant reflétant ainsi les diverses tendances, ou
propositions, pour un seul projet de centre. Dans notre cas, seuls les places bien connues de
Kabylie sont représentées : Tizi-Ouzou, Fort-Napoléon et dans une moindre mesure Dra el
Mizan.
- c/ Le fichier 28/ T.20.B.I.b renferme sous la cote 6.B les cartes et plans militaires (cartes
géographiques, plans de villes, itinéraires...) de l'Algérie et de la Kabylie, dont la toute
première carte de Grande Kabylie, dressée pour cette région à l'occasion de l'expédition
exploratoire de 1851 menée par le Général de Division, Daumas. Nous avons alors un aperçu
détaillé
de
l'ensemble
des
voies
et
agglomérations
de
la
région
avant
les
adaptations/transformations coloniales.
1/II. 3a. 2 / Centre des Archives d'Outre-Mer, Aix-en-Provence
Le C.A.O.M. conserve les fonds les plus abondants couvrant les programmes de
colonisation. En effet, on observera des documents provenant aussi bien de l'administration
militaire que civile. Nous avons pu ainsi opérer quelques recoupements complétant certains
manques, sans pour autant combler entièrement les lacunes.
L'étendue des fonds et l'importance du nombre de séries/sous-séries nous a conduit à
rechercher de prime abord, ce qui se rapporte directement aux villes et villages d'Algérie, puis
de Kabylie. Outre le fonds Carte et Plans (C.P.) présentant quelques plans d'intérêt (TiziOuzou et Dra el Mizan, copies provenant des services du Génie), les séries L et M nous
concernent tout particulièrement dans la mesure où elles traitent de la colonisation territoriale
et du peuplement proprement dit. Par "colonisation", il est entendu dans ces fonds, la création
des centres, les programmes budgétaires, le foncier, le peuplement, les constructions civiles…
La série L est directement constituée des documents provenant des services
administratifs du Gouvernement Général de l'Algérie. A compter de l'année 1903, le Service
de la Colonisation du Gouvernement Général voit progressivement se réduire ses attributions
42
Introduction/problématique
pour disparaître en 1942 au profit du service autonome de la Colonisation et de l'Hydraulique.
En conséquence, les archives constituant la série L n'ont eu de cesse de voir leur masse
diminuer et s'assécher au fil du temps, pour être dispersées par la suite entre les nouvelles
structures et Directions du service.
La lisibilité du volume documentaire est donc constante malgré ses inégalités, jusqu'à
la fin du XIXème siècle. Par la suite, l'évolution des travaux et autres projets de colonisation ne
nous sont parvenus que de manière ponctuelle avant de disparaître, nous amputant ainsi
d'informations détaillées traitant de la phase créatrice des centres, et de leur évolution, à la
charnière des XIXème et XXème siècle. Cela explique l'absence de documents, notamment les
plans illustrant l'évolution des infrastructures et du bâti des centres concernés. Pour cela, la
consultation des archives des services Départementaux de la Colonisation, mixée à celles du
service de la Colonisation et de l'Hydraulique demeurées à Alger (Département des Archives
Nationales) est rendue nécessaire, mais point obligatoire dans notre cas, car le fait colonial
pionnier de peuplement tendant à s'amenuiser avec le temps, les archives nous parvenant
s'orientant davantage vers l'aspect technique de l'aménagement moderne du territoire
(développement des barrages, infrastructures routières, portuaires, etc.).
-a/ La série L qui nous intéresse couvre les activités de l'Etat chargé dans un premier temps,
de recenser les terres disponibles, de recruter les colons, de créer les centres correspondants
(nous assistons parfois au cas inverse de projet de création de centre, sans recrutement
préalable de colons) et superviser les travaux publics. Cette série comprend les dossiers issus
des services centraux de la colonisation relatifs aux études précédent les projets de créations,
les choix de noms à donner aux villages…
Nous avons à cette occasion consulté les cartons de la série L, ainsi que ceux des sous
séries L, classées sous la rubrique "colonisation" :
L
: Colonisation/Statistiques : colonisation, centres en projet, postes militaires,
immigration…
1L : Colonisation : Centres, villes et villages
2L : Colonisation : Périmètres de colonisation
4L : Colonisation : Création de centres / Dépôt de Constantine
5L : Colonisation : Création de centres, programmes / départements d'Alger et Oran
6L : Colonisation : Projets de colonisation
9L : Colonisation : Villages construits par des particuliers
10L : Colonisation : Villages arabes
43
11L : Colonisation : Villages maritimes
20L : Colonisation : Création de centres dans le département d'Alger
21L : Colonisation : idem
23L : Colonisation : Bâtiments, équipements, travaux publics/département d'Alger
26L : Colonisation : Création de centres-agrandissements/département d'Alger
29L : Colonisation : idem, lotissement, agrandissement, peuplement/dpt. d'Alger
Si la série L, ainsi que les sous-séries 1L/2L/5L se montrent généralistes tout en
présentant des documents disparates et hétérogènes, contenant parfois quelques plans ou
textes dispersés provenant des cartons de centres, les sous-séries 20L/21L/23L et 26L
ordonnancées par ordre alphabétique des créations, nous livrent inversement les informations
les plus probantes sur les projets de centres. Pour chaque projet, un dossier plus ou moins
complet contient les textes officiels, les correspondances administratives ou de particuliers,
mais aussi et surtout, l'ensemble des plans accompagnant chaque centre projeté et
subséquemment, son territoire de colonisation. Certes, des manques existent ici aussi, et les
recoupements avec d'autres séries (exemple de la sous-série 4M comme nous le verrons plus
loin) s'avèrent nécessaires, pour compléter, dans la mesure du possible, les informations
faisant défaut.
Le reste des séries nous livre ici et là, des informations tantôt d'importance, tantôt
anecdotiques, mais combien salutaires lorsqu'il s'est agi de retrouver les traces des procédures
en vigueur, et essayer de mettre en avant un modèle général relatif au processus de création
des centres.
La série 9L se montre particulièrement intéressante car certains dossiers de projets
privés peuvent nous renseigner sur la dite "colonisation privée" ou libérale, dont la Kabylie
fut, à l'instar du reste de la colonie, le théâtre (Société des Alsaciens-Lorrains, personnes
privées…).
-b/ La série M correspond au dépôt des archives départementales (il s'agit bien entendu des
Départements de l'Algérie) concernant les projets de création de villages, les agrandissements,
les colons, le peuplement, les rapports d'inspection, les statistiques, les programmes de
colonisation, ainsi que les projets d'érection des centres en Communes de Plein exercice ou en
Communes mixtes.
44
Introduction/problématique
Remarque : Les documents se rapportant à la propriété indigène peuvent être consultés au
niveau des séries M du Gouvernement Général (distincte de la série M présentée plus haut),
ou N des archives départementales. Il s'agira le plus souvent des délimitations des Douars,
avec l'achèvement des opérations cadastrales initiées par le Senatus-Consult de 1863.
La Série M des archives départementales relatives à la colonisation se subdivise
également en sous-séries. Nous citerons ci-après, les deux sous-séries ayant particulièrement
attiré notre attention, suivie de leur dépouillement systématique :
La sous-série 5M : Elle concentre les rapports d'ensemble, les affaires générales, les
affaires de particuliers, bref, une grande quantité de correspondances entre divers services de
l'administration, au sujet de la colonisation et de ses développements. Des cartons renfermant
certains dossiers de créations de centres ou de programmes budgétaires sont disponibles selon
une chronologie déterminée, et non pas par ordre alphabétique des centres (exemple : 5M2/
colonisation 1842-1869; création de centres 1842-1847; projets 1847-1869.)
La sous-série 4M, sœur des sous-séries 20L/21L/26L du Gouvernement Général,
concentre une liste de dossiers classés par ordre alphabétique des centres du Département
d'Alger (et donc la Grande Kabylie alors annexée à ce Département); liste complétée depuis
1972 par de nouveaux dossiers non classés jusque là.
Mais cette sous-série comporte certaines inégalités entre les dossiers, quelques uns
assez édifiants quant à l'origine et le développement des projets de centres, côtoient d'autres,
très pauvres, ne pouvant guère faire l'objet d'une exploitation constructive.
Cette série est particulièrement riche en plans et cartes diverses, du Plan d'Alignement
des villages aux Périmètres de Colonisation, sans oublier les plans de certains ouvrages civils
(ponts, routes, adductions d'eau…) ou bâtiments civils (églises, mairies, écoles…). La soussérie se montre particulièrement prolixe au sujet du développement des centres, leur
agrandissement et leur érection en Communes (mixtes ou de Plein exercice). Les dossiers
représentent ici en fait, les copies complétées et augmentées des dossiers relatifs au projet de
création d'un centre comprenant les rapports, commentaires, esquisses et plans de l'ensemble
des intervenants (des Commissions des Centres aux corps techniques) déposés auprès du
Gouvernement Général (séries 20L/21L/23L et 26L).
45
Le dossier relatif à un projet de centre comprend plusieurs sous-dossiers comme suit :
- Création du centre : historique, acquisition de propriétés, lotissement, peuplement, affaires
foncières, titres de propriétés…jusqu'aux dossiers particuliers de colons (doléances,
déchéances, etc…).
- Mise en valeur des centres : défrichements, plantations, demandes de secours, de marchés…
- Travaux de colonisation : construction de bâtiments civils (mairies, écoles, bureaux de
poste), travaux publics (routes, chemins d'accès, canalisations, alimentation en eau potable).
Mais ici, des différences flagrantes existent entre les liasses propres aux centres. Pendant que
certains nous livrent une documentation détaillée allant jusqu'aux devis et avis d'adjudication
pour le choix des entrepreneurs, les archives d'autres centres demeurent désespérément
muettes à ce sujet.
Au vu de ce qui vient d'être dit sur l'organisation des archives, les recoupements
systématiques entre les différentes sources d'informations, tant gouvernementales,
préfectorales que militaires, se sont montrés plus que nécessaires. Effectuer des allers-retours
entre notre terrain et ceux d'autres régions, non pas par recherche de similarités, mais pour
constituer un fonds complémentaire d'informations (garder en permanence un œil sur les
projets de centres d'autres régions alors connues pour renfermer des programmes planifiés et
précis), aura porté ses fruits dans la mesure où nous avons pu distinguer ce qui peut exprimer
la spécificité de notre terrain de ce qui relève des insuffisances essentiellement dues au déficit
documentaire.
Déborder des limites de notre terrain physique s'est donc parfois montré indispensable
pour combler les lacunes, aussi bien au niveau institutionnel qu'au niveau des décisions de
projection, c'est à dire du processus/procédures de création des centres. Des projets extérieurs
à la Kabylie du Djurdjura disposent de compléments d'informations pouvant lever un voile sur
les procédures appliquées, notamment sur le plan administratif. Certains documents jamais
rencontrés au cours du dépouillement des archives des centres étudiés, peuvent se rencontrer
ailleurs,
et
nous
permettre
par
conséquent
une
reconstitution
plus
fidèle
des
processus/procédures alors en vigueurs (décisions, intervenants, chronologies administratives
et techniques).
46
Introduction/problématique
1/III Présentation et organisation du mémoire de thèse
Le mémoire de thèse ci-présenté s'appuie sur trois grandes parties :
1/III. 1 : 1ère partie introductive et présentations générales
Cette
première
partie
comprend,
outre
les
généralités
et
les
données
géographiques/historiques de notre terrain, la présentation du travail de recherche, notamment
la problématique générale suivie de la question directement liée au contexte spécifique du
terrain choisi, ainsi que les hypothèses avancées. Le lien que le mémoire de thèse entretient
avec le travail précédent du DEA y est exposé, le mémoire de thèse se montrant comme la
suite et le développement logique des premiers questionnements alors soulevés.
La problématique est dans ce travail décomposée en deux parties, une interrogation
plus large en rapport avec les processus/procédures de création des centres en général
(s'agissant de la colonisation française en Algérie), car une grande partie de la thèse se
référera aux institutions, lois, corps techniques et politiques d'abord destinés à l'Algérie en
tant que colonie de peuplement. Une problématique résultante et spécifique viendra donc se
rapporter au terrain que nous nous sommes délimité, une illustration et le prétexte pour
comprendre les processus et procédures, leurs enjeux et leurs produits territoriaux (y compris
dans le choix des morphologies et des dispositions spatiales) que sont les créations de centres
de colonisation dans l'Algérie coloniale, alors appliquée à la Kabylie.
La méthode de recherche adoptée et le corpus sont présentés dans cette première
partie, mettant ainsi le doigt sur la particularité d'un travail largement fondé, voire tributaire,
d'une documentation essentiellement archivistique. L'exploitation de cette dernière, ainsi que
la localisation et l'organisation des documents, y sont à leur tour explicités. Une manière de
faire comprendre au sein du mémoire, la méthodologie que nous avons adoptée
conséquemment à l'exploitation raisonnée et critique des sources d'archives ou des ouvrages
publiés (ces derniers ont particulièrement été sollicités pour la présentation et l'analyse des
institutions, lois et corps techniques ayant œuvré en Algérie). Cette partie introductive de la
thèse s'achève par la présentation détaillée du terrain étudié, dans sa géographie et son
histoire, mettant ainsi en place le "décor", aidé par de courts rappels généraux, relatifs à la
situation conjointe de l'Algérie et de la France, antérieurement à la colonisation de la Grande
Kabylie.
47
1/III. 2 : 2ème partie : développement/Analyse, institutions, lois, intervenants et corps
techniques de la colonisation. Processus et procédures
Cette deuxième partie verra l'analyse détaillée et la mise à l'épreuve de nos hypothèses,
par une tentative de reconstitution des processus et procédures généraux de projection des
centres ou groupes de centres. Pour ce faire, il sera grandement traité dans ces chapitres des
questions relatives aux institutions coloniales de l'Algérie. Outre leur présentation, une
analyse critique de leurs rôles sera mise en avant, sachant les institutions "algériennes" de
l'époque, instables. Il s'ensuivra la présentation des différents textes de lois relatifs aux
politiques foncières ayant régulièrement déterminé la colonisation dans ses velléités de sols.
L'analyse des différents corps techniques, acteurs dans les démarches de projections
urbaines, nous permettra de comprendre les manières distinctes d'aborder le territoire et son
corollaire, la conception des centres. L'observation chronologique des différents systèmes ou
plans de colonisation alors appliqués en Algérie constituera le référent principal quant à
l'analyse des processus mis en place en Kabylie du Djurdjura. Cette partie nous aura permis
d'une part, de faire appel aux auteurs ayant traité en profondeur de la question coloniale
algérienne et d'autre part, confronter leurs positions divergentes, voire contradictoires, sur le
déroulement des événements.
1/III. 3 : 3ème partie : le terrain/études de cas
La troisième partie sera exclusivement consacrée au terrain, à la lumière de ce qui aura
été vu dans les chapitres précédents. L'analyse détaillée des différents centres répertoriés, sans
que cela ne soit présenté en annexe, donnera au mémoire une certaine fluidité à sa lecture.
C'est à dire permettre un parcours vivant et continu, évitant la rupture, toujours déplaisante,
entre la partie analyse et l'annexe ciblant les terrains étudiés ou les monographies.
Le mémoire comportant un important corpus iconographique, il nous a donc paru malaisé d'assembler ce dernier en un volume principal suivi d'une simple annexe iconographique,
tant le poids informatif concernant chacune des parties de la thèse devra, nécessairement, être
souligné des correspondants iconographiques, capitaux au regard de l'analyse et des constats à
retirer. Nous avons donc pris le parti d'organiser la thèse en deux volumes, tentant de réduire
48
Introduction/problématique
Concepts/notions
un maximum les coupures entre les différents chapitres et ce, en écho à la démarche adoptée
au cours de nos investigations in-situ : permettre les va-et-vient indispensables entre les
informations d'ordre général et les textes/plans propres au terrain.
Sémantique : concepts, notions et expressions usités :
Nous éviterons toute confusion ou contre-sens en prenant le parti d'expliciter à chaque
fois que nécessaire le terme pouvant prêter à équivoque. Nous nous bornerons à garder le sens
originel des mots, les guillemets signalant le terme ou l'expression introduits pour la première
fois dans ce mémoire et employés tels quels à partir des manuscrits. Nos propres termes
auxquels nous donnerons un sens particulier se feront distinguer lorsque nécessaire en
caractères gras mis entre guillemets. Bien entendu, les citations issues des manuscrits
consultés ou encore des publications d'auteurs, introduites dans le texte à l'appui de nos
propos ou en qualité de témoignage, seront enserrées entre guillemets et annotées selon les
conventions actuellement en vigueur. Enfin, les termes exogènes liés aux langues kabyles,
arabes, latines ou turques seront reconnaissables à leur graphie italique (puis uniquement la
majuscule dans le cas du "Douar" devenant "Douar" car entité administrative coloniale.
D'autres majuscules signaleront les institutions coloniales, certains fonctions ainsi que les
documents manuscrits ou graphiques officiels, dont les titres sont souvent longs comme
d'usage au XIXème siècle. Enfin, nous prenons parti de généraliser l'orthographe "chef lieu" au
lieu de "chef-lieu", afin d'homogéniser le texte au vu des nombreuses citations et références
issues des d'archive ou publiés usant le plus souvent, à l'époque, la première orthographe.
Concepts / notions :
*"Administration" : Nous rencontrerons souvent le terme générique "d'Administration" ou
"Administration Supérieure". Celui-ci est un raccourci régulièrement employé dans le jargon de
l'époque pour signifier le Gouvernement Général et son service de la Colonisation.
*"Algérien" : Nous comprendrons dans notre travail "algérien" comme tout descendant des premiers
contingents de colons français. La population européenne ainsi formée deviendra la population
"algérienne" ou le "nouveau peuple algérien", par opposition à la "population musulmane" "arabe" ou
"indigène". D'abord réservé aux Français d'Algérie jusqu'à la fin du XIXème siècle, ce terme sera élargi
aux autres éléments d'origine étrangère (notamment après la loi de 1889 relative à la naturalisation des
immigrants européens non-français). Ces Algériens allaient être connus aux cours du XXème siècle
sous le sobriquet de "Pied-Noirs". Ce terme dont l'origine épistémologique et chronologique demeure
encore incertaine, touchera après l'indépendance les juifs d'Algérie. La communauté juive n'aura pas
formé durant la colonisation de communauté "Pied-Noire" (malgré le décret Crémieux de
naturalisation collective de 1870), le terme étant l'apanage des colons/terriens européens) mais d'abord
formé les "Juifs indigènes" avant de devenir "Juifs algériens" ou " Juifs d'Algérie ". Aujourd'hui, les
Algériens sont officiellement les ex-"Indigènes" ou "Musulmans" autochtones de l'Algérie
49
indépendante, population aux communautés ethniques et historiques diversifiées, greffées sur un socle
commun Berbère (Amazigh selon le terme historique constitutionnalisé) et musulman. Ces
communautés comprennent les Maures (berbères arabisés), les Kabyles, les Arabes, les Africains,
quelques Turcs slaves et dans une moindre mesure une population assez restreinte d'Européens et de
Juifs demeurés algériens, des immigrants et/ou réfugiés naturalisés d'origine asiatique, sud-américaine,
proche-orientale, noir-africaine et ce, sans compter l'importance des communautés filiales issues des
mixités frontalières d'origine marocaine ou tunisienne.
*Armature urbaine : D'après P. Merlin et F. Choay, l'armature urbaine constitue un ensemble de
villes hiérarchisées inscrites dans un territoire donné. Elle est une "notion à lier à deux autres"65, celle
du réseau urbain marqué par les interactions existantes entre les différents pôles et au grade, ou rôle,
hiérarchique exercé par chacun d'entre-eux. C'est le sens que nous adopterons, en sus du "système de
centres", impliquant pour ce dernier une méthode planificatrice (du peuplement à la création
programmée de centres). Voir aussi le chapitre consacré au concept de système (p. 306).
*"assimilation"/"association" : L'assimilation est l'application tel quel en Algérie de l'ensemble des lois
et systèmes administratifs en vigueur en métropole. Le droit français se substitue aux lois autochtones
dans leur totalité. A terme, l'Indigène devra répondre du droit commun. L'association préconise, au
contraire, la complémentarité des textes et des administrations en colonie, cette dernière préservant
une certaine autonomie issue de ses spécificités propres. Les lois et systèmes administratifs
métropolitains devront s'adapter au terrain. Dans ce cas-ci l'Indigène ne doit pas être refoulé et nié par
l'occupant, mais doit jouir de ses droits originaux alors intégrés à un système français adapté, commun
à l'ensemble des administrés.
*"centres/villages" : Le terme de centre à l'usage très technique fut introduit assez tôt par
l'administration civile lors qu'il s'est agit de créer dans un premier temps des "centres d'accueil" pour
les immigrants s'entassant dans les ports algériens. Le terme se généralisera ensuite pour donner les
"centres de population européenne". Le terme de village fut au départ exclusivement utilisé par
l'administration militaire, distinguant ainsi les villes et les extensions urbaines dont avait la charge le
Génie, des établissements civils ruraux initiés par les plans de colonisation sous l'ère Bugeaud.
Le centre ou village de colonisation désignera en général au sein de l'administration coloniale, le
village lui-même serti de son périmètre agricole ou territoire de colonisation à allotir.
Colonisation : "On peut d'une façon générale, appeler colonisation, tout œuvre ayant pour objet
l'augmentation du nombre des Européens, l'extension de leurs cultures, voire même le développement
de leur civilisation". Emile Larcher, Traité de législation coloniale en Algérie, p. 470. La colonisation
en Algérie a souvent été confondue dans les différentes littératures (manuscrits, documents officiels,
correspondances et publications), tout au long du XIXème siècle, avec le peuplement européen du pays.
Ainsi, les "programmes de colonisation" ou "essais de colonisation" rimeront généralement avec
organisation de l'immigration pour le peuplement du pays, où encore "l'installation des colons".
*"coloniste"/"colonisateur" : Les "colonistes" formaient au départ les partisans du "rester", occuper la
Régence par la colonisation. Quand le peuplement devint une exigence pour le maintien français, les
"colonisateurs" se distingueront des "colonistes" par leur souci porté à l'association des Indigènes à
"l'œuvre civilisatrice". Les "colonisateurs" se recruteront dans les rangs des saint-simoniens, des des
fouriéristes, des indigénophiles de même que parmi les militaires. Les "colonistes" désigneront par la
suite les partisans de la colonisation économique, puis celle massive de peuplement français. Ils
s'opposeront aux "colonisateurs" très influents jusqu'à la chute du Second Empire en 1871.
Colons : Le colon en Algérie, à la différence du grand propriétaire terrien du Nouveau Monde (ou de
la Nouvelle France) est souvent un immigrant, volontaire ou pas, attributaire de la part de l'Etat d'une
concession de dimension assez réduite. Les "Grands-colons" constitueront la minorité possédant les
65
F. Choay, P. Merlin, Dictionnaire de l'urbanisme et de l'aménagement, 1ère éd. P.U.F., Paris, 1988, Nelle éd.
P.U.F. "Quadrige", Paris, 2005, p. 77.
50
Introduction/problématique
Concepts/notions
grandes propriétés foncières issues, soit des premières transactions au lendemain de la prise d'Alger,
soit de la politique des grandes concessions du Second Empire. Le colon désignera aussi le simple
immigrant, sans terre, venu alimenter le secteur tertiaire.
*Français/Européens : Au départ, le terme Européen désignait uniquement l'élément français. Les
immigrants non-français étaient selon la nomenclature officielle généralement dénommés "étrangers".
Le terme sera par la suite utilisé pour signifier les civils venus de métropole, à distinguer alors des
étrangers européens. Le déficit chronique en peuplement métropolitain de la colonie aura conduit à
confondre Français et Européens pour donner un poids statistique aux politiques de peuplement. Les
étrangers seront naturalisés collectivement par la loi de 1889.
"francisation" : Il s'agit de l'assimilation par substitution au système juridique pré-colonial du droit
commun français. La francisation objectivait en réalité de permettre les transactions foncières entre
Européens et Autochtones, selon les lois françaises, et ce à l'avantage des colons.
*groupes de centres/archipels : Nous entendrons par cette expression, les centres projetés sur un
territoire précis, appelé à former un ensemble d'agglomérations urbaines nouvelles : un réseau/système
de villages de colonisation sans qu'un réel plan d'ensemble, théorique et préalable n'ait été
effectivement élaboré.
"Gubernatorial" : acte provenant du gouverneur. Terme actuellement disparu du dictionnaire de la
langue française.
*Indigènes/Musulmans/Autochtones : Les populations constitutives de l'Algérie étant diversifiées, le
terme Indigène aura progressivement remplacé et regroupé les appellations distinctives des différentes
populations locales : Berbères/Kabyles, Maures, Arabes, Turcs, Noirs-africains, etc. Le terme de
Musulman aura plus volontiers été utilisé pour son cachet civilisationnel, législatif ou culturel,
caractérisant les mœurs communes de ces populations. Le terme "indigène", c'est à dire le natif d'un
pays, prendra par la suite une connotation péjorative au sujet de ces populations jugées "arriérées" par
la société coloniale en plein industrialisation, initiant après le Code Noir (1685) en Amérique, le Code
de l'Indigénat en Algérie (1881). Aujourd'hui, l'indigène est perçu dans certains milieux, progressistes
ou écologistes militants, comme le témoin d'une culture des origines, une valeur signant l'importance
donnée à l'écologie par l'intégration de l'Homme dans son environnement. Nous userons de ce fait
volontairement du terme Indigène au même titre que le terme alors plus lisse d'Autochtone…
"lotissement" : Le lotissement correspond au XIXème siècle dans la colonie algérienne à un acte
technique correspondant au découpage, en lots ruraux et lots urbains, du Périmètre de Colonisation
alors définitivement arrêté par le Géomètre topographe pour un projet de centre. Ce dernier se
chargera du découpage et de la numérotation des lots. Il élaborera le "lotissement rural" et assistera le
Génie ou les Ponts et Chaussées dans les choix d'emplacement du village, c'est à dire le "lotissement
urbain".
*"plan"/"programme" : Les deux termes auront souvent été employés indistinctement dans les
correspondances officielles, en qualité d'essais et d'entreprises prédéterminées de création de centres
ou de peuplement : "Plan de Colonisation du Sahel" selon Bugeaud, s'agissant du système des centres
à créer dans l'Algérois.
"Périmètre de Colonisation" : Terres affectées à un centre projeté. L'intérieur du périmètre est découpé
en concessions comprenant chacune des "lots ruraux" (jardins et cultures) et des "lots urbains" (c'est à
dire les parcelles du plan d'alignement du village). La constitution des Périmètres de Colonisation aura
été la préoccupation principale de l'Administration dans l'objectif d'installer un village européen au
sein d'un territoire qui lui est propre.
*"peuplement" : A comprendre le peuplement volontariste européen exclusivement organisé par l'Etat,
ou du moins, sous son contrôle; Il s'agit de la "Colonisation officielle".
51
"régulariser" : Comprendre la volonté d'officialiser le fait accompli d'un centre européen formé
spontanément. Ceci s'apparentera alors à un acte officiel de création de centre, intégré à la colonisation
officielle.
"réseau" : Généralement, le réseau renvoie dans le génie urbain au support matériel nécessaire à "un
ensemble de fonctions, de services et d'objets techniques généralement essentiels à la vie urbaine."66
Le concept de "réseau" avancé par Alexandre de Tocqueville, si cher à la modernité du XIXème siècle,
allait permettre d'une part, le développement de la pensée de l'Ecole des Ponts et Chaussées vers des
notions plus poussées de mathématique, d'économie, de gestion et d'administration : une orientation
vers la facilitation des communications territoriales. Le territoire à aménager se raisonnait par la
facilitation des mobilités. Ceci allait mettre d'autre part l'Ecole, et donc le corps, en phase avec son
temps, rendant ses ingénieurs indispensables dans l'application sur le territoire - et donc sur la société
qui s'y développe - de l'idée de "réseau" dont la colonisation constituait une expérience inédite majeure
et à grande échelle, sur un territoire relativement vierge des contraintes historiques métropolitaines. Le
Geur Gal Randon reprendra à son compte en Algérie, le concept de réseau par l'ouverture prioritaire de
routes mettant en communication entre elles les places européennes, le meilleur moyen d'occuper dans
sa globalité l'espace pacifié.
*"séquestre" et "confiscation" : Le séquestre a souvent été employé à tort dans les diverses
publications, y compris les plus récentes, comme l'acte lui-même d'expropriation des terres. Ce sera la
confiscation d'une certaine partie des terres alors séquestrées qui se verra livrée à la colonisation. Le
reste sera récupéré progressivement - moyennant rachat - par leurs anciens propriétaires (soulte de
rachat ou opérations dites de "liquidation du séquestre").
"spontané" : Est considéré comme spontané, tout centre européen formé en dehors de la colonisation
officielle, sans autorisations, ou hors de toute action privée reconnue. Est donc spontanée toute
agglomération non décidée (mais tolérée) par l'Etat, à titre officiel ou privé, de population européenne.
*"urbain" : Au XIXème siècle le terme urbanisme (un néologisme créé par Ildefonso Cerda urbanizacion - dès 1867, et plus récemment francisé pour désigner une science), n'était pas encore
entré en usage dans les conceptions coloniales. Néanmoins, le terme "urbain", issu du vieux fond
français, se voyait déjà largement employé pour distinguer les "lots ruraux" des "lots à bâtir" situés
dans les plans d'alignement des villages projetés. Il s'agira des "lots urbains" ainsi que des
"lotissements urbains".
*territoire : Si "en droit international, le Territoire est un espace de terrain ou une étendue de pays sur
lequel s'applique un système de normes édictées par un pouvoir politique"67, il peut se comprendre
dans notre travail dans le sens de plusieurs espaces juxtaposés - ou se chevauchant - sur lesquels est
appliqué un ensemble caractéristique de mesures législatives ou administratives, dites de
"territorialité" militaire, mixte, civile ou indigène. Le territoire illustrera le plus souvent pour nous,
l'étendue de terres susceptible d'accueillir un projet de centre de colonisation et son périmètre agricole
alloti, et désormais distinct de son environnement originel. Le territoire possèdera une superficie
arrêtée par l'Administration, et des limites définies par les Géomètres topographes. Le sol y est
catégorisé en fonction de la qualité et le type de terres. Parfois, le parcellaire indigène et les cultures
sont représentées dans le détail lorsque le préexistant est à l'évidence prometteur pour les futurs
colons. Le territoire, qu'il soit européen civil, militaire ou indigène, relèvera de mesures
administratives propres. Ces mesures n'auront de cesse d'évoluer.
66
F. Choay, P. Merlin, op. cit., Dictionnaire de l'urbanisme et de l'aménagement, p. 774.
67
A. S. de Sacy, Hong Kong et le delta de la rivière des Perles, Vuibert (Coll. Gestion Internationale), 2005, p.142
52
Rappels : Présentation historique et
géographique
1/IV Rappels : Présentation historique et géographique
Avant tout travail d'analyse, il est nécessaire de présenter les principales données
géographiques, historiques et humaines d'une région très caractérisée. Mettre en regard ces
rappels par rapport au reste de la colonie, est pour nous une démarche nécessaire sachant les
interactions agissant entre d'une part, la Grande Kabylie et d'autre part, le contexte algérofrançais alors plus large, aux influences certaines sur le déroulement et l'avancée de la
colonisation dans la région.
1/IV. 1 : Présentation générale de la Kabylie : les Kabylies
La Kabylie, souvent présentée comme un territoire homogène et bien distinct, se voit
souvent réduite au noyau dur que constitue la Kabylie dite du Djurdjura, plus communément
connue sous le vocable de Grande Kabylie. Il nous a semblé utile de procéder à quelques
rappels et mises au point au sujet de cette géographie morcelée et tourmentée. Il faut
reconnaître que la région présente une certaine homogénéité historique et culturelle car plus
ou moins protégée des influences ou invasions extérieures en raison de son relief
naturellement bastionné.
Nous pouvons cependant décrire la Kabylie comme un espace montagneux bousculé
entre la mer Méditerranée au nord et les hauts plateaux steppiques au sud, prémices du désert
saharien. Cet espace escarpé très dense se subdivise en plusieurs massifs bien distincts
caractérisant chacun "sa" Kabylie. L'altitude, l'exposition à la mer, les plaines et vallées
intérieures ou encore l'isolement des reliefs ont grandement façonné les identités locales, le
vécu historique ainsi que le réseau des voies de communications.
Les sous-régions kabyles se distinguent généralement par la référence faite aux
massifs principaux y culminant, même modestement. Nous rencontrerons deux blocs
régionaux : La Grande Kabylie et la Petite Kabylie. Les qualificatifs "Grande" et "Petite"
n'ont en réalité aucun lien avec la superficie respective de chacune des deux sous-régions,
mais se réfèrent à l'altitude des cordillères principales. En effet, la Petite Kabylie est bien plus
étendue que la Grande Kabylie alors que les sommets culminants y sont moins élevés.
53
1/IV. 1a : La Grande Kabylie
La Grande Kabylie doit le qualificatif de "Grande", comme cité plus haut, à l'altitude
dominante pour l'ensemble de la région (et d'ailleurs pour toute l'Algérie tellienne) de son
massif principal dont les sommets dépassent au Djurdjura les 2300m. La Grande Kabylie se
décompose à son tour en trois sous-régions principales :
1/IV. 1a. 1 / La Kabylie du Djurdjura
Elle constitue la région la plus emblématique qui souvent identifie, à tort ou à raison,
l'ensemble de la Kabylie. Le nombre et la densité de sa population, la hauteur de ses reliefs
vertigineux, sa proximité immédiate d'avec Alger, ont toujours créé un choc pour ceux qui
d'Alger cherchaient à rallier les grandes villes de l'est algérien : Constantine et Bône (actuelle
Annaba). Pour cela, traverser la région connue comme étant un cul-de-sac, relevait de
l'inimaginable. Contourner l'imposante chaîne du Djurdjura par le sud, demeurait l'unique
moyen. Le spectacle saisissant qu'offrait cette muraille aux neiges persistantes, alimenta de
longue date, légendes et mythes, notamment aux sujets des habitants reclus à l'intérieur,
réputés farouches, belliqueux et insoumis.
La région est bordée au nord sur près de 100km par la mer Méditerranée, offrant une
côte déchiquetée aux mouillages rares, régulièrement battus par des vents qui s'amplifient au
contact du relief. Certes, celui-ci guère en à pic est suffisamment élevé pour créer des
perturbations localisées assez fortes, et rendre les côtes de Grande Kabylie des plus hostiles.
Par bien des aspects, cette côte granitique et basaltique, dénudée et couverte d'herbes à ras,
rappelle sans exagération les tempétueuses côtes de Bretagne ou d'Irlande. A l'ouest, la
Kabylie du Djurdjura est frontalière de la Mitidja algéroise, séparée en cela par l'assif Isser
(jadis la frontière était repoussée davantage vers l'ouest au niveau de l'assif Bugwaw,
aujourd'hui l'oued Boudouaou68).
68
Boudouaou, terme provenant de Bu-Agwaw; Agwaw étant le terme autochtone désignant l'habitant de l'ouest
du Djurdjura. Le mot évolua en Azwaw (Azouaou), à l'origine du terme "Zouave". Il est vrai que les Kabyles
furent parmi les premiers fantassins d'Afrique à être enrôlés dans les armées françaises.
54
Rappels : Présentation historique et
géographique
Au sud et à l'est, les plateaux de Bouïra et la vallée de la Soummam séparent d'une part
la Kabylie du Djurdjura du massif des Bibans (toujours en Grande Kabylie) et d'autre part de
la Petite Kabylie proprement dite. Le Djurdjura, chaîne calcaire en écailles, très escarpée,
dessine un arc de cercle s'élevant brusquement au nord-est de l'oued Djemâa et de l'Atlas
tellien (1100m d'altitude en moyenne) avec la chaîne occidentale du Heïzer (2114m). Le
Djurdjura forme une chaîne continue de 50km de long traversée par seulement trois cols (tizi
en kabyle), dont les altitudes s'étagent entre 1600m pour le moins élevé (le Tizi-n'Kouilal au
niveau de la cordillère centrale culminant au Timedwin, 2305m) et 1837m pour le plus élevé
(Tizi-n'Tirourda) situé au niveau de la chaîne orientale, demeure du point culminant de toute
la Kabylie : le Tamgout Amghor (ou Lalla Khedidja), parfaite pyramide de plus de 2308m.
Cet arc de cercle suivant la même direction que la côte, présente sa concavité au nord,
enserrant ainsi une importante enclave au relief moins élevé, mais continu et particulièrement
excavé. La plus grande largeur de cet arc atteint dans un axe nord-sud, près de 60km alors que
sa plus grande longueur, dans un axe est-ouest, atteint les 130km. Cette espace est
exclusivement formé de reliefs très accidentés constituant l'un des massifs les plus
septentrionaux de la côte algérienne après ceux de l'Edough, 827m (près de la ville d'Annaba,
450km à l'est d'Alger) et de Collo, 1183m (la partie la plus septentrionale de la Kabylie, en
Petite Kabylie).
Ce massif compact et complexe forme le bourrelet dit Massif Central kabyle,
comprenant un ensemble de chaînons montagneux enchevêtrés, orientés nord-sud sans
interruptions aucunes, jusqu'à la double vallée du Sébaou : haute et basse vallée. Le bourrelet
est limité à l'ouest par la vallée de l'Isser. Au nord de la vallée du Sébaou s'élève le massif
maritime qui clos l'isolement de la région, la séparant ainsi nettement de la mer : les At
Djennad. La Kabylie du Djurdjura prend la forme alors d'une "bouche" dont la lèvre
supérieure serait formée par le massif maritime, alors que la lèvre inférieure contiendrait le
Massif Central bordé par le Djurdjura. La vallée du Sébaou séparera les deux "lèvres".
Parmi les principaux sommets montagneux, nous retiendrons les monts des At
Djennad (Mont Tamgout, 1278m) qui forment la principale chaîne parallèle à la côte. Elle fait
face au Djurdjura situé plus au sud. Ces deux chaînes se croisent aux extrémités orientales de
la région et donnent naissance au puissant massif de l'Akfadou (Azerou Taghat, 1542m).
55
Le Djurdjura forme quant à lui un rempart naturel ceinturant, voire isolant ou
protégeant, le Massif Central du reste des contrées limitrophes, tout comme les At Djennad et
l'Akfadou séparent la région de la mer. L'ensemble du territoire ainsi enserré ne compte
qu'une seule grande vallée, et donc grande voie de communication : la vallée du Sébaou.
D'autres petites vallées ou dépressions encaissées, s'insèrent au pied du Djurdjura comme les
plateaux de Boghni et de Dra el Mizan, ou encore à l'image du couloir reliant la vallée du bas
Sébaou à celle de l'Isser.
C'est la configuration de cet espace naturellement fortifié qui a conduit à la densité de
population que nous connaissons aujourd'hui. Une population ayant fui les invasions et autres
troubles des plaines, délaissant champs et villes pour les crêtes les plus inaccessibles. Nous le
verrons lorsque nous aborderons la question des établissements humains pré-coloniaux, les
vallées furent particulièrement délaissées, pour ne pas dire méprisées, tant pour des raisons
naturelles (risques de crues fréquentes) que pour des raisons stratégiques : l'envahisseur
empruntera toujours les basses terres avant d'abandonner la progression ou oser aborder la
montagne.
Enfin, cette région demeure par excellence le domaine séculaire de l'arboriculture
intensive (olivier, cerisier, figuier et agrumes), parallèlement aux massifs forestiers naturels
très riches (chênes zéens, chênes liège et afarès, peupliers, pins). De grandes forêts de cèdres
et de chênes à glands doux couvrent les pentes du Djurdjura pendant que boulots et érables
endémiques s'accrochent à ses versants nord ainsi qu'aux pentes et plateaux de l'Akfadou. Les
monts des At Djennad présentent des sommets dénudés par les vents maritimes, pendant que
leurs pentes se couvrent de quelques oliveraies sauvages, de pins, de thuyas, en plus des
massifs de lavande et de garrigue (épineux, genêts), caractéristiques de la Méditerranée.
1/IV. 1a. 2 / La Kabylie Maritime ou Basse Kabylie
La Kabylie Maritime fait en réalité partie intégrante de la Kabylie du Djurdjura. Elle
se distingue de cette dernière par le radoucissement de son relief (notamment la partie
occidentale du Massif Central) et son ouverture sur la mer. La Basse Kabylie constitue le
point de passage obligé pour qui veut d'Alger, pénétrer en Kabylie du Djurdjura : les basses
collines, les plaines et les embouchures du Sébaou et de l'Isser dégagent les seules voies
56
Rappels : Présentation historique et
géographique
d'accès vers la montagne. Aucun relief topographique fort ne vient cependant distinguer la
Basse Kabylie de la Kabylie du Djurdjura (ou Haute Kabylie selon une autre dénomination
régulièrement rencontrée).
Ce sont donc les faibles altitudes de ses collines aux sommets n'atteignant que
rarement les 600m, ainsi que l'élargissement des plaines et vallées aux abords des côtes, qui
singularisent la partie la plus occidentale de la Kabylie. Ce qui contraste fortement avec
l'intérieur de la région, où l'érosion partout extrêmement violente découpe les massifs de
ravins abrupts, aux creux desquels coulent des torrents dévastateurs dès les premières pluies
de l'automne ou à la fonte des neiges au printemps.
La partie extrême ouest de la région signe avec les premiers accidents du relief
surplombant le Sahel algérois, la frontière naturelle de la Grande Kabylie. Le Tizi n'At Aïcha
(un col) constitue l'unique passage entre les deux régions, au travers des monts Bou Arrous
(444m). Vers l'est, un massif de collines s'élève de manière irrégulière pour culminer au mont
Bou Berrak (595m) et redescendre vers la mer à proximité de l'embouchure du Sébaou, via le
mont Tagdemt (372m). Celui-ci dessine la petite baie très protégée de Dellys. La côte qui
prend ici naissance constitue sur une centaine de kilomètres la façade maritime de toute la
Grande Kabylie, jusqu'au cap Carbon, verrou oriental de la baie de Bougie (Béjaïa en Arabe
et Vgayet en Kabyle). Cette façade est aussi connue sous le vocable de Kabylie Maritime. Son
relief bas et assez doux, permet une communication est-ouest plus ou moins aisée à l'intérieur
de la région, tandis que l'axe nord sud se voit barré par la chaîne des At Djennad.
En réalité, la Kabylie Maritime, simple bande côtière uniquement accessible par la
Basse Kabylie ne constitue pas en elle-même une entité régionale propre, mais désigne aussi
couramment tout le versant nord de la chaîne des At Djennad alors plongeant dans la mer. On
ne trouve pas en Kabylie Maritime de plaines côtières à l'image du Sahel algérois ou bônois.
Ici, les versants vallonnés finissent fracassés pour dessiner tantôt une côte rocheuse, tantôt une
côte sablonneuse et plane n'offrant que quelques rares plages ou mouillages. Cette contrée à la
fois boisée et dénudée est le domaine privilégié des pins d'Alep, du maquis sauvage et autres
épineux. Les cultures les plus habituellement pratiquées se limitent aux vignobles et aux
productions maraîchères, au côté de la traditionnelle arboriculture et quelques céréales. La
pêche reste une activité marginale, notamment depuis l'arrivée des Ottomans et leur
57
occupation des villes d'Alger, Bougie et Dellys. L'accès à la mer devenant risqué face à la
course pratiquée à grande échelle par les villes sus-citées...
1/IV. 1a. 3 / La Kabylie des Bibans
Bien que cette région kabyle n'entre pas dans le champ que nous nous sommes limité
pour notre recherche, nous pensons qu'il n'est pas inutile de présenter les autres régions
kabyles et ce, de manière succincte, afin de construire un aperçu le plus global possible du
pays. Cela nous permettra de mettre en exergue les objectifs et l'origine de la colonisation
française en Kabylie du Djurdjura : pays très montagneux, le plus pauvre en aplats et le plus
densément peuplé. La Kabylie du Djurdjura cumule aussi bien pour la région que pour
l'ensemble de l'Algérie, les superlatifs alors très éloignés des intérêts de la colonisation
territoriale/agricole de peuplement.
Ainsi, la Kabylie des Bibans s'étend au sud de la Kabylie du Djurdjura, séparée de
celle-ci par les sources des fleuves Soummam à l'est et de Isser à l'ouest. Cette contrée est la
partie kabyle de l'Atlas tellien, avec la chaîne des Bibans, montagne tirant son nom des
fameuses "Portes de fer" : une profonde entaille permettant la communication entre les HautsPlateaux (grands espaces de la culture du blé) et la Kabylie. Les Bibans offrent devant la
faible altitude de leurs sommets (1400m, ils prennent pied directement sur les hauts plateaux
dont l'altitude moyenne est de 1000m) un paysage plain, plus ouvert et moins vertical que
leurs voisins du nord. Ici s'étalent de vastes espaces, un relief arrondi à peine perturbé par les
plis rocheux des plus hauts sommets, permettant les cultures extensives de céréales.
Cette Kabylie moins typique que celle du Djurdjura, fut le foyer de l'une des plus
importantes insurrections que connut la région, notamment celle menée par le bachagha ElMokrani (1871), contre l'occupant français. De plus, cette région fut le berceau historique
d'une remarquable dynastie berbère médiévale (XIème siècle), en l'occurrence les Hammadites
qui durent fuir le pays après les invasions arabes dites hillaliennes69 du Xème siècle. Ils allèrent
se réfugier et peupler les crêtes de Petite Kabylie, fondant la ville-port de Vgayet (Bougie) sur
69
Hillalien, de Banu Hillal, tribus arabes nomades chassées d'Egypte vers le Maghreb, au XIème siècle. Elles
ravagèrent une grande partie de l'Afrique du Nord, citadine et rurale, peu préparée à ce type de pénétration
massive et violente, pendant médiéval des invasions vandales dans l'antiquité.
58
Rappels : Présentation historique et
géographique
les ruines de l'antique Saldae. Si autrefois cette région des Bibans s'étendait
administrativement jusqu'aux monts du Hodna, chaînon méridional de l'Atlas tellien à la
lisière des hautes plaines steppiques (et lieu d'implantation de la capitale hammadite : Agadir
des Béni-Hammad), ses habitants durent définitivement se replier vers la montagne en
gagnant le nord plus inaccessible, dominé par les chaînes du Djurdjura et des Babors dont les
crêtes se ramifient jusqu'aux côtes.
La Kabylie des Bibans, située à quelques 90km des côtes méditerranéennes subit un
climat continental très contrasté, enregistrant des étés chaux et secs auxquels succèdent des
hivers rigoureux, le plus souvent neigeux. Les précipitations, plus ou moins abondantes car
régulièrement freinées par les massifs septentrionaux, n'empêchent pas de grandes forêts de
chênes et de pins d'Alep de couvrir les versants de la quasi-totalité des montagnes, les Bibans
elles-mêmes abritant un des massifs forestiers les plus importants du pays.
1/IV. 1b : La Petite Kabylie
La Petite Kabylie commence au sud-est de l'arc du Djurdjura pour s'étirer plus à l'est
avec la chaîne des Babors. Elle borde au nord les hautes plaines de Sétif et du Constantinois.
La Petite Kabylie est connue pour être une région côtière particulièrement habitée dans la
mesure où la population locale est volontiers plus maritime qu'en Grande Kabylie.
L'adjectif "Petite" ne fait aucunement référence à l'étendue de la région car,
paradoxalement, celle-ci se montre largement supérieure à celle de la Grande Kabylie.
L'origine de ce sobriquet revient à l'altitude de ses sommets les plus élevés alors inférieurs à
ceux de Grande Kabylie. En effet, les pics des Babors dépassent à peine les 2000m.
Néanmoins, l'altitude moyenne des montagnes habitées dépasse ici facilement les 1200m
contrairement aux 1000m du Massif Central de la Grande Kabylie voisine.
L'escarpement des massifs, la présence de canyons (gorges de Kherrata, les plus
importantes d'Afrique du Nord avec des à pic de plus de 1700m), le boisement épais de
l'ensemble des versants et une humidité proche de celle de l'Europe océanique, ont tôt fait de
défavoriser la région en terme de peuplement. La population occupe plus facilement la façade
maritime (les mouillages sont aussi rares qu'en Grande Kabylie, mais la côte est plus propice à
59
l'établissement de populations) ceci d'une part et d'autre part, elle se concentre dans sa grande
majorité le long du cours de la Soummam, rivière permanente mais non navigable, creusant
une large vallée contournant le sud-est du Djurdjura et séparant la chaîne des Bibans de la
Petite Kabylie.
Enfin, cette région peut être identifiée géographiquement selon trois grandes sousrégions liées chacune à son massif dominant : La Kabylie des Babors, réplique orientale du
système du Djurdjura, la Kabylie du Guergour, la plus méridionale jouxtant les hautes plaines
de Sétif et enfin la Kabylie de l'Edough, chaîne côtière qui court jusqu'à Collo, à la lisière des
environs de Bône (actuelle Annaba). L'Edough est aussi connu sous le terme de Kabylie de
Collo : les habitants sont ici entièrement arabisés et se considèrent volontiers comme kabyles,
mais "citadins" (hadrien). En effet, ceux-ci se répartissent entre les villes côtières que sont
Skikda (la Rusicada antique de Numidie et la Philippeville coloniale française) et Collo
(l'ancienne Cullu) ainsi que les multiples villages longeant la côte.
1/IV. 1b. 1 / La Kabylie des Babors
Cette Kabylie doit son nom à la principale chaîne montagneuse qui la domine d'ouest
en est, les Babors, dont le sommet culmine au mont Babor à 2004m ainsi qu'à son jumeau la
Tababort, 2000m. Cette chaîne très compacte ne forme pas, contrairement au Djurdjura, une
muraille enfermant la région, mais constitue plutôt son centre, le point physique éminent à
partir duquel se ramifie un ensemble de chaînons enchevêtrés aux altitudes moyennes assez
élevées (1500m). Ces chaînons (ighil en kabyle) partent se confondre avec les massifs
limitrophes du sud-est, le Guergour, et au nord-est, l'Edough. Les vallées sont ici très étroites,
presque inexistantes. Au mieux, elles se présentent sous forme de plateaux ou dépressions
accrochés aux ravines, mais rarement situés en dessous des 500m d'altitude. Quant au versant
sud de la chaîne principale des Babors, il s'adoucit graduellement annonçant les vastes plaines
aux altitudes élevées (1000m) du pays sétifien, domaine traditionnel de la céréale.
Au nord, les Babors plongent par contre leurs chaînons (ils dépassent souvent les
1700m) directement dans la mer, formant l'une des côtes les plus sauvages d'Algérie. Connue
sous le nom de "Corniche Kabyle", celle-ci illustre la verticalité d'une côte singulièrement
vertigineuse, lacérée par la mer et courant sur plus de 100km, ponctuée de virages, de gorges,
60
Rappels : Présentation historique et
géographique
de criques et de sommets en à pic. L'hiver venu, cette côte présente d'insolites paysages de
sommets enneigés plongeant directement dans la Méditerranée, à l'image des Fjords
scandinaves. Le point de vue à partir du golf de Bougie résume d'ailleurs à lui seul la
caractéristique de l'ensemble de la région. La Kabylie des Babors, moyennement peuplée, voit
généralement ses habitants s'établir à flanc de montagne ou occuper les quelques crêtes
occidentales les plus accessibles, comme il est de tradition en Grande Kabylie. Sinon, la
population majoritairement dispersée, se regroupe en hameaux isolés, notamment à l'approche
des quelques plateaux.
La Kabylie des Babors reste le domaine exclusif des grandes forêts nord-africaines, la
montagne inhospitalière ayant gardé sa couverture végétale originelle et dense. Région très
humide et abondamment enneigée l'hiver, elle abrite d'importants massifs de chênes zéens,
chênes afarès, de cèdres de l'Atlas mais aussi et surtout, les derniers spécimens du Sapin de
Numidie (cèdre géant cousin du séquoia nord-américain) et demeure le foyer de la toute
endémique sittelle kabyle, redécouverte dans les années 1980. Le Sapin de Numidie couvrait à
la fin de l'antiquité la très grande partie des Hauts-Plateaux nord-africains ainsi que les
versants nord de l'Atlas Saharien!
1/IV. 1b. 2 / La Vallée de la Soummam
Tout comme le Djurdjura est confondu avec l'ensemble de la Kabylie, la vallée de la
Soummam sous-entend souvent la Petite Kabylie. En effet, c'est dans cette longue et large
vallée que se concentre l'immense majorité de la population. Les montagnes la bordant sont à
leur tour couvertes de villages typiquement kabyles, accrochés aux crêtes et commandant
chacun sa part de vallée. C'est ici aussi que les jonctions entre Petite et Grande Kabylie
s'opèrent, les Bibans constituant une sorte d'intermédiaire entre les deux grandes régions. La
vallée de la Soummam, au rôle historique prépondérant, à permis l'émergence, au niveau de
son embouchure, de l'une des plus grandes villes médiévales kabyles, voire nord-africaines :
Bougie (Vgayet en kabyle et Béjaïa en arabe), siège de plusieurs royaumes à la vie culturelle
intense. La ville ne donna-t-elle pas son nom aux chandelles odorantes à la cire d'abeille
(chandelles de Bougie/ la bougie) qu'elle exportait dans l'ensemble du bassin méditerranéen ?
61
La Soummam est d'abord un assif (oued) qui prend sa source aux confins du Djurdjura
et des Bibans, dans la haute plaine à l'approche de Bouïra (Tuviret en kabyle). Il prend dans
un premier temps le nom d'assif Izayen (oued Zaïane) avant de donner naissance avec son
confluent l'Eddous, à l'oued Sahel. Celui-ci prendra véritablement le nom de la Soummam,
lorsqu'il séparera les contreforts du Djurdjura de ceux des Bibans au sud, et des ramis des
Babors à l'est.
Cette vallée a la particularité d'avoir une double appartenance, sa partie haute séparant
les Bibans du Djurdjura se trouve en Grande Kabylie, tandis que sa partie basse limite la
Petite Kabylie face au flanc sud du Djurdjura. La Soummam, non navigable à l'image du
Sébaou ou de l'Isser, termine sa course via les vestiges d'un ancien delta dans le golf de
Bougie. En contournant le Djurdjura, cette vallée constitue la plus importante voie naturelle
de communication, si ce n'est l'unique, qui lie la Petite Kabylie à l'Algérois. La Soummam est
une sorte de répondant aux vallées des oueds Djemâa et Isser, coulant dans le sens opposé,
dans leur contournement du flanc ouest du Djurdjura et créant à leur tour, la frontière
naturelle entre la Grande Kabylie (plus largement aussi l'ensemble de la Kabylie) et l'Atlas
tellien.
La Soummam est le domaine des cultures arboricoles extensives (oliveraies) et des
cultures céréalières ayant longtemps nourri l'ensemble des Kabylies. Les populations ont eu,
comme pour le reste de la région, l'habitude de se fixer sur les hauteurs de part et d'autre de la
vallée, alliant sécurité défensive et protection contre les crues fréquentes et violentes de
l'oued. Cette vallée aura connu des projets de colonisation dès le mandat de Bugeaud et a
fourni à la colonisation après 1871, une grande partie des nouvelles terres nécessaires à
l'installation de colons européens.
Restée relativement à l'écart de toute occupation sous l'Empire, ce sera sous la IIIème
République que sera effectivement entreprise sa colonisation; les centres ou places de
garnison étant rares dans la vallée. Ici, une chaîne de centres se relaiera tout au long du
parcours jusqu'à Bougie (ville elle-même agrandie et européanisée dès 1835), formant ainsi
un système linéaire très caractéristique. Bougie a davantage profité de la colonisation que sa
"jumelle" Dellys, à l'autre extrémité maritime de l'arc du Djurdjura. Cette dernière s'assoupit
suite à l'essor de Tizi-Ouzou, alors que la Petite Kabylie n'aura connu quant à elle, aucune
véritable ville européenne de création ex-nihilo.
62
Rappels : Présentation historique et
géographique
En effet, cette région trop pauvre en vaux, n'a pas connu de matrices urbaines pouvant
prospérer à l'intérieur des terres, tant la vallée est grandement commandée par la position
stratégique et incontournable de Bougie. Les voies menant à Constantine ou Sétif sont de leur
côtés barrées par le relief "petit-kabyle" (gorges et autres méandres à traverser avant de
rejoindre Sétif, ville de plaine la plus proche), contrastant ainsi avec l'axe Alger/Dellys/TiziOuzou, uniquement obstrué par le Col des At Aïcha alors facilement franchissable. Bougie n'a
donc pas connu sous la colonisation française de rivales pour son développement. Elle aura
plutôt entraîné la création d'un chapelet de centres, depuis la ville, jusqu'aux sources de la
Soummam.
1/IV. 1b. 3 / La Kabylie orientale
Certains historiens, géographes ou encore politiques, poussent les limites de la Kabylie
orientale jusqu'au massif de l'Edough (827m). Il s'agit là de la Kabylie la plus septentrionale,
frontalière de la plaine côtière du Bônois (Bonn la numide, Hippone la romaine et l'actuelle
Annaba). C'est en outre la partie de la Kabylie la plus arabisée. La Kabylie orientale se
compose d'un épais massif se différenciant nettement de son grand voisin, les Babors. Le
point culminant ne dépasse que de peu les 1300m pendant que l'altitude moyenne des crêtes
est de l'ordre des 700m.
Ici aussi, aucune vallée, aucune plaine ne vient adoucir le relief. Seul le cours de l'oued
Rhummel (qui devient dans sa partie basse l'oued El-Kébir) sépare à l'ouest la sous-région de
celle des Babors, pendant que le Djebel Sidi Driss sépare à l'est, la Petite Kabylie des monts
du Constantinois. La côte est ici aussi sauvage et peu accessible, aucune voie de
communication ne la longe jusque de nos jours, hormis quelques sentiers. Le chêne zéen est
prédominant dans les massifs, constituant une vaste forêt aidée en cela par les précipitations
abondantes qui stagnent au-dessus des crêtes. La population, peu dense, est essentiellement
répartie entre les vallées de l'oued El-Kébir et les environs des villes-ports de la région,
Skikda et Collo. On se consacre ici volontiers à la pêche et à une agriculture intensive
davantage potagère qu'arboricole.
63
La frange sud de la Kabylie orientale, tout autant que la Kabylie des Babors, renferme
d'importants vestiges antiques, signe de l'implantation ancienne jadis plus méridionale des
populations autochtones. Cette frange sud, plus arrondie, faite de plaines et de mamelons, est
frontalière à l'est des monts de Constantine. Ce territoire ouvert a été le support de l'ancien
réseau urbain de Numidie et ce, jusque la période romaine, avec les villes de Cuicul (Djemila)
au pied des Babors, Milev (Mila) sur les contreforts des monts de Constantine et Tiddis, en
pleine montagne, face au djebel Sidi Driss.
(fig. 1/IV. 1) : "Kabylie - Brouillard et chaîne du Djurdjura".
Le Djurdjura vu depuis les crêtes du Massif Central Kabyle fait face et domine considérablement le
massif. Au premier plan, sous le sommet, le village kabyle d'At Atelli. La chaîne immédiatement audelà sur la gauche de l'image, annonce Fort-National (ancien Fort-Napoléon). Sous les nuages, non pas
une vallée mais les crêtes de l'étage au-dessous du Massif Central ne dépassant pas les 500 mètres. Au
fond à droite, la chaîne occidentale du Djurdjura, dont le Heïzer qui domine la région de Boghni/Dra el
Mizan culmine au Tachgagalt (2164m). Sur la gauche, suivent dans l'ordre : le mont pyramidal de
Tafengalt (2134m) tout juste masqué par le rocher d'Azrou n'Chréa (2102m), avant l'élévation de
l'immense façade rocheuse de la cordillère centrale : Timedwin (2305m), le deuxième plus haut sommet
du Djurdjura.
Carte Postale/J. Achard, Photo, Fort-National. Années 1900.
64
65
1/IV. 2 : Brefs rappels historiques sur la Kabylie du Djurdjura
Un aperçu bref sur l'histoire générale de la Kabylie du Djurdjura peut se montrer utile,
dans la mesure où brosser un tableau ne serait-ce que succinct au sujet de l'occupation
humaine de la région, dans ses modes de consommation de l'espace notamment, nous renverra
des éléments assez précis sur les influences possibles (ou pas) qui se sont exercées sur les
stratégies adoptées par la colonisation française sur un territoire à l'opposé de l'image
d'Epinal, accompagnant souvent l'idée même de colonisation; A savoir : un monde neuf et
vierge dans le meilleur des cas, ou sous exploité, "arriéré" et "sauvage", dans le cas où le
référent utopique de "monde neuf" se heurte à la présence d'une population indigène bien
marquée, anormalement dense et manifestement présente et active sur une grande partie du
territoire ambitionné.
A ce propos, les textes de l'époque coloniale se montrent contradictoires, tantôt
méprisant à l'égard de la Kabylie et sa population, tantôt soulignant l'existence d'une
civilisation "kabyle", reconnue par une particularité qui lui est propre : sa démocratie! Ces
écarts ne peuvent que nous étonner ou nous faire sourire aujourd'hui, si bien que la
colonisation s'est toujours revêtue d'une mission civilisatrice à l'égard des peuples dominés,
qu'ils soient chasseurs cueilleurs, nomades, agriculteurs, villageois, citadins, etc…
A cet égard, le guide touristique rédigé par Martial Remond70 est révélateur de ces
paradoxes. La Kabylie du Djurdjura, méprisée, est ici directement confondue avec l'ensemble
de la Kabylie, qui, comme nous l'avons vu, présente pourtant des traits géographiques et
humains bien distincts d'un ensemble sous-régional à l'autre, ceci d'une part. D'autre part,
l'auteur nous informe en ses propres mots : "Si l'on juge une civilisation d'après les
monuments qu'elle a laissés, celle des Kabyles est bien pauvre. Rien de saillant dans son
histoire; aucune vue d'ensemble; aucune idée générale; aucune cohésion;[…]. Une poussière
de clans montagnards, aucun sentiment d'ordre supérieur capable de grouper et d'unir. […].
70
Cf. Martial Remond, Au cœur du pays kabyle. La Kabylie touristique illustrée des années trente, rééd.
Publisud, Paris, 2001. Martial Remond fut le premier Administrateur de la Commune mixte de Fort-National
(1880). Il aura succédé aux officiers des ex-Bureaux arabes du Territoire de commandement alors mis en place
par l'administration impériale sous Napoléon III.
66
Rappels : Présentation historique et
géographique
Rien de l'épopée arabe; rien du conquérant; mais une invincible force de résistance, qualité
négative."71
L'auteur s'en tient, dans cet ouvrage destiné à commémorer le centenaire de l'Algérie,
au seul aspect matériel, visible et spectaculaire de la civilisation et de la culture humaines.
Vision aujourd'hui bien entendue fermement remise en cause pour ne pas dire combattue.
Pourtant, dans ce texte grand public (donc véhiculant et "démocratisant" l'image de la
région) l'auteur nous apprend plus loin qu'outre la majesté de son relief, la région conquiert les
esprits par son charme, mais aussi ses "cultures, sa population, ses villages, tout y est
original"72, pendant que la préface signée par Augustin Bernard va à l'encontre des propos
réducteurs et récurrents de l'auteur, pour chercher au contraire à rapprocher ce pays du cœur
même de l'identité française (un moyen de justifier la colonisation?), du terroir si cher aux
politiciens de Paris : "[…] la Kabylie à certains égards, a un visage de France, rappelant le
Dauphiné ou la Savoie […]. Dans ce pays kabyle, ce n'est pas seulement la nature qui est
attirante : l'homme est partout présent, car la densité de la population est extraordinaire,
d'innombrables villages aux toits de tuiles qui ressemblent de loin à nos villages d'Auvergne,
couronnent toutes les crêtes et les habitants de ces cités formant de petites sociétés dont
l'étude est du plus haut intérêt."73
Nous constaterons cependant les rapprochements que nous considérons inopinés entre
la Kabylie (du moins celle du Djurdjura) et les régions de France profonde traduisant la
méconnaissance des auteurs de l'époque, tant de la région, mais étonnamment de la France
elle-même, quand les villages de Provence ou de l'ancien compté de Nice, nichés sur de
hautes crêtes, construits en pierres sèches et couverts de tuiles, se rapprochent davantage par
leur caractère méditerranéen de la Kabylie, à l'instar de leurs homologues italiens, grecs,
andalous, que les villages d'Auvergne aux pierres noires et toits d'ardoise!
Telle était donc la vision bien lacunaire que véhiculait la littérature grand public de
l'époque au sujet de la Grande Kabylie. L'ouvrage de Hannoteau et Letourneux ainsi que celui
de Masqueray ont pourtant dès la fin du XIXème siècle tenté de brosser un tableau à la fois
71
M. Remond, op. cit., Au cœur du pays kabyle. La Kabylie touristique illustrée des années trente. p.18
72
Idem. p.20
73
Ibidem.
67
analytique et descriptif plus profond, d'une certaine manière plus sérieux. Mais rien n'y a fait,
les clichés sont demeurés tenaces, y compris de nos jours, héritage de ce que nous nommerons
"la littérature du Centenaire". En écho à cette dernière, nous n'oublierons pas de mentionner
pour l'histoire de la Kabylie du Djurdjura, un auteur kabyle, instituteur et chercheur en
histoire de son état, qui publia dans les années 1920 son "Djurdjura à travers l'histoire". Il
tenta par son travail de remettre en place certains éléments fondamentaux, alors estompés, de
l'histoire de la région, mais sans manquer à l'inverse, de glorifier ce que le colonialisme a sans
cesse méprisé...
1/IV. 2a : Une présence humaine tôt dans la Préhistoire/paléolithique
Les alignements mégalithiques très répandus en Grande Kabylie, notamment dans sa
partie occidentale, montrent une présence humaine précoce dans la région, aussi lointaine que
l'origine même des populations berbères qui "s'enfoncent dans les couches les plus profondes
de la préhistoire."74 Si les peintures rupestres, à l'image de ce qui existe en abondance dans le
Sahara ne sont pas inexistantes, le fait est que cette région montagneuse n'a pas manqué de se
montrer hospitalière pour l'accueil des premiers êtres humains dans cette partie septentrionale
de l'Afrique. La fameuse stèle dite d'Abizar représentant un cavalier en arme accompagné
d'une épitaphe en Libyque occidental75, prouve encore l'ancienneté de l'habitat dans la région,
mais aussi à cette époque précoce de l'histoire, une pré-civilisation de l'écriture, propre au
Djurdjura, qui allait complètement s'éteindre avec l'arrivée de l'Islam après une longue et
progressive agonie, entamée par la concurrence antérieure, et du punique et du latin.
74
F. Decret, M. Fantar, L'Afrique du Nord dans l'antiquité, Payot, Paris, 1998, p. 39.
75
Ecriture alphabétique berbère propre à la Kabylie, distincte du punique et dont les formes géométriques se
rapprochent fortement des motifs ornementaux traditionnels kabyles qui recouvrent jusqu'à l'heure actuelle tapis
et autres poteries d'artisanat. Rappelons que nombre de villes et villages de Kabylie ont aujourd'hui, dans une
démarche militante, adopté pour leur signalétique urbaine cette écriture, mais sous une forme rénovée et inspirée
de l'écriture touarègue jamais perdue et toujours en usage : la Tifinagh, descendante directe des écritures
paléoberbères dites "lybiques" de la préhistoire (voir à cet effet les travaux de Venture de Paradis, G. Camps, ou
encore plus récemment M. Hachid).
68
Rappels : Présentation historique et
géographique
1/IV. 2b : Période historique : au contact des Phéniciens puis de Carthage la punique
Le contact avec les marins phéniciens s'est très tôt manifesté sur les côtes kabyles, en
témoignent les noms composés (linguistiquement mixtes, phéniciens-berbères) des comptoirs
d'échanges comme Rus76 Tedellest (Dellys), Rus Ucurru77 (Azeffoun), Rus Uzazus (Tigzirt
actuelle mais le comptoir étant probablement à l'origine, le répondant maritime d'un village
kabyle aujourd'hui connu sous le nom de Azzuz), Rus Apicir (correspondant au village
intérieur d'Abizar)…. Les objets ouvragés découverts jusque dans la vallée du Sébaou
témoignent de cette réelle présence phénicienne.
Sans être une colonisation, et bien que la Grande Kabylie, vue de la mer, montre un
visage "peu attrayant et inhospitalier"78, comme "une île inabordable"79, cette présence signe
l'ouverture de la région sur la Méditerranée. Il n'est pas de notre prétention d'étudier ici, ni de
décrire, le type d'établissements humains que connaissaient les Kabyles de cette époque. Mais
il nous paraît déjà certain que la contrée loin d'être inhabitée connaissait déjà une densité de
population intéressante et suffisante pour que Carthage commerce avec elle.
En effet, les cabotages phéniciens ont à la longue abouti à la fondation sur les côtes
d'Afrique de la cité Etat, Carthage, acquérant par la suite puissance et influence dans
l'ensemble méditerranéen occidental, jusqu'à développer un pouvoir quasi colonial dans
l'immédiat des territoires de la cité. Des liens politiques ambiguës ont sans cesse jalonné
l'histoire commune entre la Carthage phénicienne et l'Afrique berbère, jusqu'au métissage
culturel et parfois politique, dû essentiellement aux échanges commerciaux et au nouveau
foyer civilisationnel que représentait la ville, elle même fortement africanisée.
La Grande Kabylie et sa population déjà consistante n'allait donc pas manquer de
soulever l'intérêt des carthaginois, malgré "l'insularité" caractéristique du pays, au sein de
l'Afrique. Cet intérêt s'est d'ailleurs manifesté pour les Phéniciens, par son côté commercial et
76
Rus signifiant "tête" en punique, ou "cap".
77
Rus Ucerru signifiant le "cap des caps", sans doute, le mouillage le plus propice et donc le plus prospère,
Ucurru, des racines CR ou RC, signifiant "tête, cap" en Berbère.
78
Si Amer Boulifa, Le Djurdjura à travers l'histoire, J. Bringo, Alger, 1905, rééd. Berti, Alger, s.d., p.2
79
Ibidem.
69
non colonial, dans la mesure où "par mer ou par terre, la Kabylie, devait en échange de ses
fruits, de ses essences et peut être aussi de ses richesses minérales, recevoir aisément de
Carthage ce qui lui manquait : armes, étoffes et outils de toutes sortes."80
Les comptoirs côtiers se devaient alors alimenter le Djurdjura en produits
manufacturés et autres objets de luxe faisant défaut dans la région. Celle-ci n'a pas manqué
non plus de fournir en hommes Carthage pour ses besoins défensifs. Certains pensent que la
Kabylie aurait hérité de savoirs-faire (par imitation?) carthaginois, au vu de la culture
manufacturière quasi industrieuse et précoce dans cette région montagneuse, réputée fermée,
mais pourtant ouvertes aux influences extérieures.
1/IV. 2c : Antiquité romaine : les Ferratus Mons des Quenquegensianis
Si Phéniciens et Carthaginois se sont uniquement contentés de comptoirs maritimes
pour les échanges commerciaux, les légions de Rome ont poussé la pénétration plus en
profondeur, tentant de contrôler la région, notamment pour la garantie des circulations entre
les grands centres urbains des hautes plaines, jalonnant alors la frange sud des Kabylies. Ces
villes, souvent de fondation berbère, se sont vues élevées en municipes après l'annexion de
l'Afrique du Nord à l'Empire. Cuicul (Djemila), Sitifis (Sétif), et tant d'autres cités étaient
reliées aux villes port comme Icosium (Alger), Ruscurru (Tigzirt), Uzazus (Azeffoun) et
Saldae (Bougie, en Petite Kabylie).
Si l'empire romain s'arc-boutait essentiellement sur son réseau routier, il ne fait aucun
doute que le bastion kabyle du Djurdjura, connu à l'époque sous le vocable de Ferratus Mons
(les Montagnes de Fer) devait faire l'objet d'un contrôle étroit. En effet, les Kabyles antiques
étaient connus des Romains sous le terme de Quenquegensianis, c'est à dire les cinq gens, ou
tribus, parmi lesquelles seules les Faraxen (actuels Ferraoucen) et Iflisensis (Iflissen) et dans
une moindre mesure les Usazus (Yazzuzen) nous sont parvenues. Vraisemblablement, le
Djurdjura connaissait un schéma social à peine éloigné de ce que rencontrera la France au
XIXème siècle en approchant la région : un rassemblement de 5 grandes tribus se fédérant en
cas d'agression extérieure.
80
Boulifa, op. cit., Le Djurdjura à travers l'histoire, p. 3.
70
Rappels : Présentation historique et
géographique
Nous ne savons pas grand chose sur le mode d'établissement spatial de ces gens, mais
sans nul doute, l'occupation des crêtes devait déjà être chose courante. Cependant, aucun
village kabyle n'a fait jusqu'à l'heure actuelle l'objet de fouilles archéologiques, dans l'objectif
de mettre à jour la stratification des établissements successifs. L'obstacle majeur pour une
telle opération, réside dans la densification exceptionnelle, encore de nos jours, de la région
en terme d'habitants, remontant en majeure partie à l'époque médiévale, lors de la fuite d'un
grand nombre de citadins des hautes plaines face au déferlement sur l'Afrique du Nord des
tribus arabes. De plus, si la majorité des toponymes est encore usitée de nos jours, les "tribus"
ont quant à elles souvent changé d'installation, à l'exemple des Yazzuzen, maritimes à
l'époque carthaginoise, occupant les flancs des At Djennad à l'époque romaine (d'après
Boulifa81) pour se situer aujourd'hui au cœur du Massif Central (villages d'Azzuza puis de
Tagmunt Azzuz, patronyme de At Yazzuzen). Un net repli depuis les côtes vers l'intérieur.
Mais il reste possible que la majeure partie de la population ne vivait pas en plaines,
même si ces territoires faisaient l'objet d'une exploitation régulière. Nous pouvons par contre
suivre l'unique itinéraire suivi par les Romains. Ce dernier nous est rapporté par les
témoignages des chroniqueurs antiques se basant sur l'Itinéraire d'Antonin et la table de
Peutinger, prétendant pour la Kabylie du Djurdjura l'existence d'une voie passant par le TiziOuzou (col des Genêts), reliant la ville de Dellys à Saldae via Bida Municipium (actuelle
Djemâa Assaridj au fond de la vallée du haut Sébaou). Cette ville conserve encore aujourd'hui
d'importants vestiges. La voie était ponctuée par les centres de Ruscurru (Dellys), Tigisis
(Taourga), Bida, Tubusuptis (Tiklat) et enfin Saldae (Bougie).
La voie romaine suit donc la vallée du Sébaou dans son ensemble avant de grimper
l'Akfadou et rejoindre la vallée de la Soumman (contraction de Savus Flumen). Certains
historiens font contourner cette route le col de Tizi-Ouzou par le sud, au pied des monts
Ihasnawen, où d'ailleurs quelques vestiges de fortins romains ont été dégagés. S'agissait-il
d'une voie d'évitement du col alors trop exposé aux crêtes dominantes? L'on s'accorde à
penser qu'en dehors des périodes de troubles, le passage s'effectuait au niveau du col
proprement dit, alors point dominant, charnière entre les deux vallées, haute et basse du
Sébaou (d'après l'archéologue Vigneraie).
81
Ce dernier estime que la partie la plus urbanisée de l'époque antique est le massif côtier des At Djennad dont
subsistent, selon le témoignage oculaire direct de l'auteur, de nombreux restes de villages au niveau des sommets
de cette chaîne.
71
Si l'on note l'absence de structures typiquement berbères dans les vallées du Djurdjura,
mais plutôt romaines (ou berbéro-romaines), cela confirme l'installation des populations
autochtones plus en hauteur. Seul Boulifa nous décrit les principales traces du passé, celles de
l'occupant : "Depuis Thamgout […] jusqu'à Dellys, les vestiges des Djouhala [païens] dans
l'intérieur du pays sont assez abondants, sans parler des ruines du littoral en partie connues.
Nous en avons rencontrées sur les crêtes et sur les flancs de montagne, nous en avons vus sur
les côtes et au fond d'étroites vallées. Le piton de Thamgout et le rocher de Makouda étaient
pourvus de solides fortins romains présentant d'excellents observatoires d'où l'on dominait et
surveillait non seulement la région soumise du littoral, mais aussi toute la Kabylie du
Djurdjura."82
Ces traces nous renseignent non pas sur une colonisation massive de la région, mais
partielle accompagnée d'une simple stratégie de contrôle et de contenance; le Massif Central
kabyle et le Djurdjura, régions peu accessibles et inintéressantes du point de vue économique
(si ce n'est les populations locales plus aptes à faire fructifier leurs terres que n'importe quel
colon). Commercer, échanger avec ces populations s'avérait plus rentable que tenter de les
soumettre. Mais dans son ensemble, la Kabylie du Djurdjura par sa situation à la lisière de la
Numidie (à l'est) et de la Maurétanie (à l'ouest), se présentait déjà comme un bastion dans
lequel tous les révoltés de l'Empire trouvaient accueil et refuge - révolte de Firmus (Iferman)
dans la Basse Kabylie entre autres -. L'épisode de la révolte des Circoncellions (les sans
terres) jointe au schisme chrétien donatiste, illustre aussi cet état de fait. Avec les invasions
vandales puis la gestion byzantine du pays, le Djurdjura aura vu grossir sa population par
l'accueil de flots continus de réfugiés : berbères romanisés des plaines, romains, vandales et
grecs, au gré des troubles qui secouaient l'empire, jusqu'à la veille de la pénétration arabe.
Pour certains historiens, tout comme pour beaucoup de partisans d'une "politique
kabyle de la France" en vers la région, la Kabylie du Djurdjura fut le dernier bastion chrétien
d'Afrique du Nord que l'Islam ne put convertir totalement qu'au Xème siècle, avec l'arrivée des
berbères islamisés Almoravides, nomades venus du Maroc. Ce résidu chrétien ne concernait
pas un groupe ethnique ou une communauté religieuse précise, mais plutôt un ensemble de
communautés chrétiennes aux origines diverses venues se greffer aux tribus indigènes,
demeurées en l'état animistes.
82
Boulifa, op. cit., Le Djurdjura à travers l'histoire, p. 9.
72
Rappels : Présentation historique
et géographique
1/IV. 2d : La période médiévale, la pénétration islamique (IXème/XIIème siècle)
La Kabylie du Djurdjura ne fut que tardivement islamisée comparativement aux
régions limitrophes, en particulier la lisière sud de la Petite Kabylie qui vit se développer une
brillante dynastie, celle des Kotamas. Il faut retenir des débuts de l'Islam deux royaumes
parmi les plus anciens de l'époque musulmane. Le premier, dit Hammadite, avait pour capitale
la Qalâa des Beni Hammed dans les monts du Hodna, chef-d'œuvre, selon les chroniqueurs
arabes, de l'art islamique dont il ne reste malheureusement que quelques vestiges au raz du
sol. La ville fut détruite par les tribus hillaliennes.
Ce royaume se réfugia après le déferlement de ces tribus arabes dans les montagnes de
Petite Kabylie, avant de fonder la ville de Vgayet (Béjaïa, Bougie) sur les ruines de l'ancienne
Saldae. Le second royaume, celui des Zirides, dut se déplacer d'Achir sa capitale (région de
Médéà dans l'Atlas tellien, à la lisière des hauts plateaux d'Aumale) et ce, pour les mêmes
raisons que son parent hammadite, vers le petit bourg berbère de Mezghenna, Icosium la
romaine, future Alger. Bologgin, fils du roi fondateur, Tziri, se vit confier la mission de créer
une nouvelle capitale sur les ruines encore importantes de l'antique Icosium, situées en contrebas du bourg médiéval et faisant face à un groupe d'îlots rocheux; D'où peut-être le nom d'ElDjazaïr83.
Lors de ces mouvements de migration massive, la Kabylie du Djurdjura vit arriver de
nouveaux contingents de "réfugiés" venus se greffer aux apports précédents (notamment les
premières grandes vagues de migrations dues aux invasions vandales à l'origine de la
destruction de nombreuses villes dont Icosium et Saldae). Cet apport venu grossir la
population déjà établie fut le facteur de la transposition des valeurs de la civilisation citadine
industrieuse des plaines, vers la montagne. Depuis, ce trait de caractère explique les
innombrables activités de manufacture présentes traditionnellement dans la région84. Du
simple outillage à l'armement, la Kabylie a toujours été le foyer d'une multitude d'activités
inhabituelles pour une région aussi montagneuse et pauvre en matières premières.
83
Nous relèverons cependant que la langue arabe est assez stricte en matière grammaticale, sachant que le pluriel
pour désigner "les îles", ne se dit pas "el-djazaïr", mais "el-djouzour"…
84
Nous avons vu que ce type d'hypothèse fut avancé dans le milieu archéologique pour expliquer les influences
carthaginoises sur la région.
73
Le nombre de villages augmenta considérablement à l'époque médiévale, jusqu'à
saturer l'espace viable. Il réside cependant une particularité : le mode d'occupation de l'espace,
sans varier, a été accentué, obsédés que furent les nouveaux arrivants par les questions
défensives. Les plus hautes crêtes, les nids d'aigles furent systématiquement occupés. Les
chemins sinueux de montagnes se multiplièrent, évitant délibérément les voies à découvert, en
vallées ou en plaines.
Remarque sur l'origine du nom Alger/El-Djazaïr : Nous pouvons penser que le nom
de la capitale ziride est un hommage de Bologgin à son père Ziri (ou Tziri : "clair de
lune" en berbère), et la ville d'être baptisée : Tziri n'At Mesghenna (littéralement "Tziri
de chez les Mezghanna"). Mais officiellement, surtout depuis les fixations de l'histoire
des débuts de la colonisation, reprises souvent en l'état par l'Algérie indépendante, sans
tenir compte de la langue berbère et des faux frères linguistiques berbère-arabe, et sans
recherche réelle à ce sujet, il est d'usage d'affirmer que le nom provient de : El-Djazaïr
Beni Mezghanna; "el-Djazaïr" signifiant en arabe les "îles" et ce, en rapport avec les
îlots protégeant le port de l'antique cité. Cette référence n'est pas étrangère à
l'appellation de l'antique comptoir phénicien, dont le nom se rapportait aux mêmes huit
îlots : Ikossim (Icosium latin) pour "huit". Il faut pourtant savoir que dans le parler
arabo-berbère algérois (ou arabe dialectal local), le terme "el-djazaïr" ne fut jamais
usité contrairement au terme "Dzeyer" pour Alger. Nous remarquerons que la
prononciation pour la "porte de l'île" perçant le rempart au bas du port, se rapproche de
sa prononciation arabe classique : "bab l'djzira", loin de toute déformation prononcée.
Il y a donc confusion entre Tziri, non du roi dynastique, et el-djazaïr, terme censé
désigner "les îles". Nous relèverons cependant que la langue arabe est assez stricte en
matière grammaticale, sachant que le pluriel pour "île", ne se dit pas "el-djazaïr", mais
"el-djouzour"…
1/IV. 2d. 1 / Une population aux origines diverses
Il semblerait qu'à cette époque les communautés chrétiennes, juives et nouvellement
islamisées se côtoyaient sans difficultés dans la région. A ce propos, les témoignages d'El
Idrissi ou d'Ibn Khaldoun nous renseignent indirectement sur la composition religieuse de la
Kabylie du Djurdjura, ne serait-ce que par l'énumération des différentes "tribus" et leurs
confessions. Islamisation et réislamisation de la Kabylie n'intervinrent en réalité qu'aux Xème
et XIème siècles suite aux conquêtes almoravides et almohades. La Kabylie constituait la limite
la plus orientale du premier empire berbère maghrébin, dont la capitale était Marrakech.
L'empire almoravide, dans son souci d'union du "Maghreb" (ou de fondation d'un Islam
d'occident unique) fut à l'origine de la disparition des schismes religieux, tant au sein de
74
Rappels : Présentation historique
et géographique
l'islam (disparition du chiisme en Afrique du Nord alors très répandu chez les Kotamas alliés
des Fatimides arabes; refoulement des Ibadites vers le désert…), qu'au sein des autres
religions, dont le trait marquant aura été le recul prononcé de la chrétienté au profit de l'islam.
Les Almoravides laissèrent en Kabylie une nouvelle caste, celle des religieux
musulmans (marabouts). Ils se confinèrent dans un rôle clérical exclusif. Ceci permit de
maintenir en Kabylie un système social laïc, unique en islam, mais assez commun en islam
d'Occident en général et chez les populations berbères en particulier. Sans nul doute, la
multiplicité des communautés réfugiées dans ces montagnes et la nécessaire solidarité pour la
survie - individuelle ou collective - dans un milieu naturel des plus austères, ont sciemment
favorisé un système d'entente minimum (exit tout idée de centralisme, chacune des
communautés villageoises préservant son autonomie), forgeant par pragmatisme une laïcité de
fait. Le manque de centralisme expliquera pour un œil extérieur non averti, le caractère désuni
de la Kabylie, voire souvent en proie à des luttes intestines.
Agglomérées par greffes successives, les populations kabyles se montrent, y compris
sur le point physique, extrêmement diversifiées. Le temps aidant en sus du nivellement
civilisationnel et cultuel almoravides puis almohades, les différences ont tôt fait de
s'estomper, même si quelques caractères locaux ont subsisté : différents accents au niveau de
la langue parlée d'un village à l'autre85, architecture de tuile côtoyant les toits plats, maisons à
patio issues des traditions citadines contre maisons à longues cours ouvertes sur un jardin
(urti), tenues vestimentaires, bijoux… jusqu'aux teints de la peau et traits physiques.
Le système dit démocratique des institutions kabyles, survivance antique sans réelle
altération due à l'islam, n'est que le fruit d'un long compromis, vital pour l'existence des
populations. Une centralisation ponctuelle, certains diront éphémère, n'aura pu s'opérer que
quelques siècles plus tard sous la forme d'un royaume (Kouko). Ce dernier n'aura pourtant pu
résister aux tendances quasi réflexes de micro-indépendance des communautés villageoises.
Une centralisation étant pour elles synonyme de vulnérabilité : que le roi ou la capitale tombe
aux mains de l'ennemi, voilà que c'est le pays entier qui se verra soumis.
85
D'un village à l'autre ou d'une sous-région à l'autre, il n'est pas rare de rencontrer des différences linguistiques
pouvant provoquer certaines difficultés de compréhension entre parlers. Le cas est plus prononcé entre la Petite
et la Grande Kabylie.
75
De plus, les voies de communications qu'aurait exigées un tel état pour le contrôle et
l'acheminement des biens (notamment l'impôt), auraient fait le lit de la pénétration de tout
envahisseur. Les Kabyles du Djurdjura en avaient la pleine conscience et Martial Remond de
nous le confirmer : "Pas de routes pour mieux résister aux envahisseurs; seulement des
sentiers capricieux aux raidillons bien faits pour façonner des jarrets d'acier."86
1/IV. 2e : Les "républiques"87 kabyles, le recentrage politique et territorial du Djurdjura
(XIIème/XVème siècle)
Les Grands empires berbères almoravides et almohades ont tout deux grandement
marqué l'histoire et la culture des peuples d'Afrique du Nord. Ils affirmèrent un Islam
d'Occident distinct dans bien des aspects de l'Islam d'Orient : le culte des saints, le
syncrétisme religieux, les survivances chrétiennes, un embryon de laïcité, l'absence de voile
chez la femme…). Les populations pour la première fois politiquement unies dans un
"Maghreb", c'est à dire occident, communiquèrent régulièrement entre elles, se mélangèrent et
mirent si l'on puisse dire, coutumes, cultures et croyances en commun. L'architecture
maghrébine se singularisa par sa forte identité. De nombreuses villes antiques furent relevées
de leur ruine tandis que de nouvelles cités furent créées (Marrakech notamment, première
capitale de cet ensemble maghrébin depuis Cirta - actuelle Constantine - la numide).
Mais la stabilité garantie par ces deux empires, même si leur avènement ne se fit pas
sans heurts graves, ne durera tout au plus que deux siècles. L'Afrique du Nord n'eut jamais
connu par la suite de stabilité politique. Bien au contraire, son histoire sera marquée par une
succession de crises, de guerres, d'affrontements entre royaumes sans envergures réelles,
entamant gravement les progrès économiques et politiques développés sous les deux empires
précédents. Le repli sur soi, l'insécurité, le manque de perspectives ont tôt fait de transformer
le territoire nord africain en une multitude de micro-états rivaux et sans ampleur. La Kabylie
du Djurdjura, traditionnellement réfractaire aux pouvoirs centraux, ne pouvait qu'accentuer
son état d'indépendance, de repli, mais aussi de restructuration interne. Paradoxalement, c'est
la première fois que l'histoire nous livrera des informations directes sur les institutions de ces
communautés montagnardes.
86
Op. cit., Au cœur du pays kabyle, la Kabylie touristique illustrée des années trente, p.18
87
Cf. A. Hanoteau et A. Letourneux. op. cit., La Kabylie et les coutumes kabyles.
76
Rappels : Présentation historique
et géographique
Si les Zirides, vielle souche berbère à l'origine de la fondation d'Alger, ainsi que la
branche cousine Hammadite, fondatrice de Bougie, n'exerçaient plus leur pouvoir, les
historiens et chroniqueurs médiévaux s'accordèrent dans leurs affirmations que le Djurdjura
dépendait à cette époque essentiellement du royaume dit de Béjaïa (Bougie). Cette ville était
plus ou moins sous la tutelle de la dynastie Hafside de Tunis, dynastie politiquement fragile et
instable. Mais le pouvoir de Bougie ne s'exerçait guère de façon directe sur le Djurdjura. Il
semblait s'appuyer sur les deux confédérations montagnardes demeurées encore puissantes
dans la région, à savoir les At Iraten et les At Frawsen. Les anciennes tribus déjà mentionnées
dans l'antiquité telles les Iflissen et Yazzuzen, bien que n'ayant pas disparu mais s'étant plutôt
affaiblies, furent sans doute placées en situation makhzen, c'est à dire soumises/vassales au
service de l'autorité centrale… quelque peu virtuelle.
Un nouveau groupe de population venant de l'est, les At Djennad ou Zennat, d'après
Boulifa, vinrent s'installer (ou furent installés) sur les flancs des chaînes côtières au cours des
XIIème et XIIIème siècles. Cette population choisit l'ancien site abandonné de Ruscurru pour
bâtir leur village : Tedellest n'at Djennad (la Dellys actuelle), littéralement "la chaumière des
At Djennad", pour imager leur demeure. Ainsi, Bougie pouvait entrer en communication avec
le Djurdjura, d'une part par voie terrestre et d'autre part par voie maritime. De plus, le choix
de Ruscurru-Tedellest n'était pas anodin loin s'en faut. Son nom berbéro-punique antique
signifie "le cap des caps", Dellys étant à mi-chemin entre Alger, l'ancienne capitale Ziride et
le royaume Hafside de Bougie, héritier des Hammadites après la disparition des empires
trans-maghrébins.
Tedellest, le petit port kabyle prospéra rapidement sous l'égide du gouvernement de
Bougie, car constituant le seul débouché maritime du Djurdjura. Si à l'intérieur des terres le
pouvoir n'était toujours pas centralisé mais partagé entre deux grandes confédérations,
Tedellest ne fut par conséquent en aucun cas la capitale politique (mais peut-être économique)
de la région. Il demeure qu'une certaine stabilité gagna le pays, permettant la réactivation des
voies de communications jusque là abandonnées pour cause d'insécurité.
Peu d'historiens s'accordent à penser que Bougie exerçait directement son pouvoir sur
les deux "tribus" régnantes sur le Djurdjura. En effet, que se Soit El-Bekri ou Ibn Khaldoun,
que se soit sous Bougie la Hafside ou sous Tedellest des At Djennad, les tribus de l'intérieur
ne rendaient pas de comptes aux gouvernements citadins, préférant davantage répondre de
77
leurs propres institutions, se subdivisant en petites républiques, qui le cas échéant s'alliaient
ou se séparaient au gré des circonstances et des pressions extérieures.
De la période s'étalant entre la fin du XIIème siècle jusqu'au XIVème siècle, les Kabyles
perchés dans leurs montagnes du Massif Central, à l'instar de leurs probables ancêtres
Quenquegentianis, ont perpétué leur mode d'organisation sociale et politique, resserré leurs
rangs, appliqué leur principe de survie défensive et semi-autarcique : l'occupation privilégiée
des hauteurs au détriment des plaines et des vallées. Les royaumes maghrébins étant entrés en
crises permanentes, sans cesse se faisant et se défaisant, le repli kabyle dans sa forteresse
naturelle poussa à sceller une union interne pour parer à tout danger venu de l'extérieur. Le
contrôle semi-centralisé des deux grandes confédérations sur l'ensemble de la région aura par
ailleurs permis une résurrection de la vie agricole dans les basses contrées. L'organisation de
la Kabylie du Djurdjura s'articulait donc, selon Boulifa citant les chroniqueurs arabes, autour
de deux grandes "tribus", les At Iraten et At Frawcen, exerçant un pouvoir à tendance
républicaine (pas de rois, mais des membres, imusnawen, au seins des assemblées villageoises
chargés d'élire les responsables ou représentants légitimes des supra-assemblées, les Amin).
Note sur la notion de tribu en Kabylie : Le terme "tribu" est contesté par nombre de
chercheurs s'intéressant à la question et ce, depuis les premiers travaux d'Hannoteau et
Letourneux, J.N.L Robin ou E. Daumas. Ces derniers qualifièrent le terme d'impropre à
sa généralisation, tant l'idée de tribu se réduit en Kabylie au stricte noyau familial.
Quant à l'origine du mot "Kabyle", terme arabe francisé, il provient des Arabes euxmêmes, "vivant à côté d'une population insoumise avec laquelle ils n'avaient, dans le
principe, que peu de rapports, (et) donnèrent aux diverses agglomérations berbères
formées dans les montagnes, l'appellation générale de kbaïl, par opposition aux tribus
arabes qu'ils désignaient par leur fondateur."88 Nous préférons alors l'expression :
"communautés villageoises", usitée depuis A. Hanoteau et A. Letourneux en 1873, par
R. Basagana et A. Sayad en 1974 puis plus récemment par A. Mahé. Ces communautés
placent leurs intérêts collectifs non pas sur une base filiale/patriarcale ou ethnique, mais
selon une approche politique et économique plus pragmatique les poussant à se fédérer
ou non. La "tribu" proprement dite, plus restreinte, concernera davantage les groupes de
familles résidant au sein d'un seul village. Un même village comptera de ce fait,
plusieurs tribus ou "maisons" rassemblant leurs membres mâles âgés de 21 ans et plus,
au niveau de la Tajmayt n'taddart (l'assemblée villageoise). Néanmoins, la participation
aux séances de la dite Tajmayt repose non pas sur les groupes tribaux, mais sur
l'intervention et le vote individuel de chaque membre lors des séances, même si une
forme de lobbying n'est pas exclue. C'est dire si la tribu en Kabylie est un concept assez
étréci. Il se réduit à une famille parmi d'autres composant la taddert. Paradoxalement, la
takbilt (ou taqbilt), à l'origine du nom du peuple et de son pays éponyme, ne signifie
pas en kabyle la tribu, mais désigne "le groupement ethnique de la plus vaste extension
88
Général E. Daumas, La Kabylie, rééd. J-P Rocher, 2001, Paris, p. 23.
78
Rappels : Présentation historique
et géographique
[…], qui groupe deux ou plusieurs tribus, unies par des liens fédératifs"89 et donc non
parentaux. En revanche, la tribu se dit en Kabylie taxerrubt; elle est formée de familles
parentes entre-elles. Ces familles ne constituent pas forcément à elles seules le village ou
taddart.
1/IV. 2f : Le Royaume de Kouko (XVème/XVIIème siècle): De la montagne refuge à la
colonisation des basses terres
C'est à partir de la structure politique et de l'ossature sociale vues plus haut que prit
place au XIVème siècle une tentative de centralisation de la région par "une maison", ou tribu,
incarnée par les At el Qadi, et matérialisée par le royaume dit de "Kouko". Celui-ci étendit les
frontières de la Kabylie, freinant concrètement toute pénétration ottomane et ce, jusqu'au
XVIIème siècle, avant que les points côtiers et les franges occidentales du pays ne soient
finalement occupées.
Si certains historiens ont longtemps présenté cette période, voire ce royaume ou
principauté, comme un simple épiphénomène, éphémère et sans consistance, l'histoire nous
informe pourtant du contraire. La chronologie confirme la longévité de cet Etat : plus de trois
siècles. Il ne faudrait pas négliger alors le contexte tumultueux d'un Maghreb toujours instable
et désormais en proie aux convoitises espagnoles post-reconquista, ainsi qu'à la montée, au
moins sur la scène maritime, de la puissance ottomane.
Si le royaume de Kouko basait ses institutions sur celles déjà existantes pour légitimer
et asseoir un monarque unique, ce qui va paradoxalement à l'encontre des principes kabyles
réfractaires à toute autorité centrale, ce sera le contexte de l'époque : c'est à dire la levée d'une
armée puisée dans les effectifs montagnards pour délivrer les algérois et les bougiotes alors en
prise avec les incursions espagnoles ceci d'une part, et les craintes du royaume hafside depuis
Tunis de perdre son influence sur le Maghreb Central ceci d'autre part. En effet, le premier roi
de Kouko, dont la famille est originaire des hauts flancs de la vallée du Sébaou (At Ghobri
d'Azazga), vivait à la cour de Tunis. L'ancêtre de cette même "maison" des U'Lqadi, n'était
autre qu'El-Ghobrini, un éminent juriste (un qadi - ou cadi - selon le droit musulman) du
XIIIème siècle. Il exerçait à la cour de Tunis.
89
R. Basagana, A. Sayad, Habitat traditionnel et structures familiales en Kabylie, SNED, Alger, 1974, p. 53.
79
La levée de cette armée nécessita une nouvelle organisation pyramidale de la société et
une chaîne d'activités à même de financer, et cette armée et son équipement. La levée de
l'impôt, la recherche de nouveaux débouchés commerciaux et le développement de
l'agriculture allaient répondre à cette demande en moyens. Les républiques kabyles venaient
d'ébaucher un semblant d'unité et de remettre en service certaines activités commerciales et
agricoles. Le port de Tedellest/Dellys fut revivifié au même titre que la réoccupation agricole
des plaines. Le royaume naissant allait quant à lui intensifier ce mouvement en créant de
nouveaux bourgs de populations en vallées, ainsi que des points de contrôles : fortins
militaires de défense et de contrôle des routes, les qalâa (ou agadir en berbère), disséminés
sur tout le territoire aux côtés de villages destinés à accueillir des "colons" agriculteurs.
L'apport de nouvelles populations en Kabylie pour le travail/défrichement ou disons le,
la colonisation des terres, devenait une politique officielle. Ces populations d'origines
diverses, aussi bien arabes, berbères d'autres régions, que kabyles déshérités, constituaient le
relais sur lequel allait s'appuyer le nouveau pouvoir central. Ces populations allaient être
connues sous le sobriquet des Amraoua : littéralement, ceux qui ont rempli/colonisé le pays,
c'est à dire, les basses terres90. Ce sont l'équivalent de colons importés comme force de travail
destinée à faire souche dans l'espoir d'un peuplement futur des vallées, constituant ainsi un
nouveau peuple assistant le pouvoir des At U'Lqadi. Des bourgs sont créés en plaine, des
fermes ou Azib (prononcer aaziv en kabyke) se développent et la vie s'organise en vallée.
Il est certain que la levée d'une armée par le biais de réformes structurelles, spatiales et
économiques, procura à son auteur, U'Lqadi, une aisance manifeste pour littéralement
s'imposer comme force de pouvoir. C'est ce qui est à l'origine de la fondation du royaume, le
premier et l'unique de toute l'histoire du Djurdjura. Ces basses terres connurent pour la
première fois un phénomène d'occupation massif, ou de colonisation intrinsèque, aidée d'un
renfort de populations extérieures appelées à s'intégrer à la région.
Si la puissance des "rois" de Kouko demeurait relative et leur emprise sur les
républiques du Massif Central hypothétique, l'histoire retient de ces derniers leur main mise
réelle sur les tribus environnant le Djurdjura et l'ensemble de la rive droite et occidentale du
Sébaou ainsi que de l'Isser. S'ils devaient prêter main forte aux Algérois et Bougiotes, qui
dans un désespoir firent appel à l'aide des Ottomans pour débarrasser les côtes nord-africaines
90
En arabe, le terme "colonisation" se dit istiîmar, de "remplir" : taâmir. La racine âmr aura donné Amraoua.
80
Rappels : Présentation historique
et géographique
des incursions espagnoles, le royaume de Kouko s'empara par la même occasion d'Alger (en
s'alliant à Charles Quint!), empêchant l'installation de Arroudj (mercenaire ottoman d'origine
albanaise) pour le compte de la Porte Sublime. Mais cette occupation ne fut que de courte
durée, les rois préférant se replier sur la Kabylie, leur fief.
Le collectif Dahmani, dans sa monographie consacrée à la ville de Tizi-Ouzou91 nous
fait le constat suivant quant à l'apport de ce royaume, vu aussi comme un caïdat, au sujet des
transformations spatiales (il faut le reconnaître, partielles) et sociales de la Kabylie du
Djurdjura :
- L'importance primordiale de l'agriculture non plus comme simple source de survie,
mais comme source de richesse économique par la mise en valeur des vallées.
- Le peuplement des vallées par la création de bourgs abritant les nouveaux arrivants :
travailleurs agricoles, artisans, soldats…
De plus, nous constatons la volonté de quadriller ce territoire par la construction le
long des axes, aussi bien en plaine qu'en montagne, de fortins et de tours de surveillance, pour
le contrôle et la halte : les qalâa. Selon Dahmani, l'aménagement du territoire s'était effectué
d'est en ouest, à partir de la région originelle de la famille d'U'Lqadi dans la haute vallée du
Sébaou, pour progressivement glisser vers l'ouest jusqu'à Alger et passer ensuite au sud du
Djurdjura en regagnant la Soummam et les contreforts des Bibans.
Dans la vallée du Sébaou, celle de l'Isser ainsi qu'au niveau du couloir plain reliant les
deux vallées, l'hypothèse se confirme quant à un peuplement délibéré par des ouvriers
agricoles, c'est à dire colons ou Amraoua, regroupés au sein de bourgs et villages créés de
toute pièce. L'histoire nous a encore improprement rapporté le regroupement de ses
populations sous le terme de "tribus", alors que ces mêmes populations n'entretenaient aucun
liens de parentés les unes avec les autres et ne se réclamaient d'aucun ancêtre commun, y
compris au sein d'un même village amraoua. On pouvait être arabe, kabyle, abid (noirs
africains/esclaves ou affranchis connus dans tout le Maghreb sous le terme de harratin, c'est à
91
Dahmani (ouv. coll., s. dir. de), Tizi-Ouzou, Fondation, Naissance, Développement, Aurassi, Tizi-Ouzou,
1993, p. 26.
81
dire la caste des laboureurs)92 ou berbère d'autres régions aussi éloignées que les Atlas
marocains ou le grand sud algérien.
Nous ne savons pas si ces villages étaient désignés par taddart93, terme réservé au
village kabyle proprement dit, ou faisaient-ils l'objet d'une identification distincte soit en
langue arabe (littéraire ou argotique) soit en langue kabyle. Ni les cartes (inexistantes pour
l'époque) ni les quelques rares textes fiscaux datant de l'époque ottomane, ne peuvent nous
renseigner sur la question. Seuls les toponymes actuels et l'observation de la diversité avec
laquelle un même objet est désigné peut lever, de manière très partielle et hypothétique, une
partie du voile qui recouvre encore cette époque. Néanmoins, il est certain que l'occupation
permanente des vallées du Djurdjura date de cette période et que depuis, les basses terres
kabyles n'ont plus jamais été abandonnées ou délaissées. Bien au contraire, convoitises et
tentatives de mains mises constitueront les éléments récurrents de l'histoire de la région.
Nous pouvons, en suivant le cours des vallées, repérer les établissements amraouas
décidés par la politique volontariste du royaume, puis attestés par l'historiographie : les
établissements amraouas u'fella (hauts) de la vallée du haut Sébaou : Khara, Oumzizou,
Tamda, Tala Atman, Sikh Ou'Meddour, Abid Chemlal, Tizi-Ouzou et Boukhalfa. Puis nous
notons les établissements des amraouas tahtas (bas) correspondant à la vallée du bas Sébaou:
Dra ben Khedda, Dar-Beïda, Ouled Keddach, Ben n'Choud, Azib Zamoun,…
Dans le couloir reliant le Sébaou à l'Isser, il est fort probable que les Iflissen,
confédération kabyle la plus occidentale, aient repris l'exploitation de leurs basses terres
92
A ce sujet, il est couramment admis que les "tribus" abid occupant certains villages du Haut Sébaou (Abid
Chemlal) ou de la dépression de Boghni/Ouadhias au pied du Djurdjura, sont les descendants de ces esclaves
noirs africains, affranchis et installés peut-être par la politique du royaume de Kouko, ou plus tard par les
ottomans dans les vallées en tant qu'ouvriers agricoles, en un mot, des colons.
92
Taddart est uniquement usité en Kabylie pour désigner le village. Ce terme tire sa racine du mot idir, c'est à
dire "vie" en berbère. Par extension, taddart, féminisation de idir, signifierait la petite vie, la vie rude des
habitants de ces contrées, le village symboliquement identifié comme l'ultime refuge, lieu de survie de ces
populations elles-mêmes réfugiées de l'Histoire.
Tigmi est le terme généralement répandu en Berbérie pour désigner le village. Les tigmi ne sont pas rares en
Kabylie, mais minoritaires. Seraient-ce les villages les plus anciens, les plus antiques avant que l'ensemble du
Djurdjura ne se transforme en territoire de réfugiés de l'histoire ?
82
Rappels : Présentation historique
et géographique
souvent disputées avec les At U'Lqadi et leurs successeurs, les Ibukhtuchen. La qalâa des
Imnayen (c'est à dire "poste des cavaliers", futur Bordj Ménaïel), nous renseigne sur
l'importance de ce couloir stratégique longeant le massif kabyle, nécessitant l'établissement
d'une cavalerie non pas pour contrôler ces mêmes Iflissen comme souvent rapporté, mais pour
constituer une arrière garde de défense des frontières du royaume, la Mitidja algéroise n'étant
qu'à quelques 30km de là. Le col des At Aïcha et l'oued Boudouaou (ou Bu-Agwaw) ayant de
tout temps constitué la frontière naturelle entre le Djurdjura et la Mitidja.
Il est surprenant qu'une grande partie des historiens ait négligé, voire trop souvent
sous-estimé, l'importance de ce royaume, malgré les constatations pionnières de Nil Robin
aidées des souvenirs de cette "principauté", rapportés d'une part par les chroniqueurs du
royaume de Bougie et d'autre part, par la tradition kabyle. En effet, dans son commentaire au
sujet de l'ouvrage de Nil Robin "La Grande Kabylie sous le régime Turc", Alain Mahé remet
en cause l'historiographie qui a "pompeusement" signalé sous le nom de "rois de Kouko" une
principauté éphémère (trois siècles!) et "obscure" (car peu étudié à notre sens), tout en lui
accordant la paternité du peuplement (ou repeuplement), volontariste et définitif des vallées et
plaines du Djurdjura.
Alain Mahé va plus loin, à tort ou à raison, en réduisant le royaume à un simple caïdat
basé sur "la constitution de fiefs politiques et économiques" ne se libérant pas de la logique
tribale du fief (ou sof), en l'occurrence celui de la "tribu" fondatrice des U'Lqadi (littéralement
"ceux du Cadi", le cadi El Ghobrini en l'occurrence). A. Mahé s'étonnera encore en ses termes
que "les chefs de cette principauté se sont même gratifiés du titre de sultan dans les échanges
épistolaires qu'ils ont entretenus un moment avec les espagnols."94
Comment expliquer alors la tâche ardue que constitue le peuplement de vallées
entières de la part de simples caïds, puis leur aménagement par l'ouverture de routes, la
création de postes de contrôles et surtout la création volontariste de villages ou bourgs, en
d'autres termes, la création de colonies sur la base d'une large assise foncière trois siècles
durant et ce, au cœur du pays kabyle réputé réfractaire à toute autorité centrale, et où le
foncier constitue une problématique permanente! Gageons que des recherches plus profondes
sur ce chevron négligé de l'histoire kabyle nous éclaireront davantage d'une part, sur les
94
J.N.L. Robin, La Grande Kabylie sous le régime turc, présentation et notes d'Alain Mahé, Bouchène (rééd.), s.
l., 1998, p. 32.
83
institutions kabyles et leurs évolutions et d'autre part, le mode d'occupation et de gestion
volontariste et centralisée de l'espace, un acte de planification unique dans l'histoire du
Djurdjura avant l'arrivée des Français.
Le royaume de Kouko aurait rétabli, pense-t-on, l'équilibre et la complémentarité entre
d'une part la montagne et d'autre part, les basses terres et la côte : "La Kabylie est dotée d'une
organisation spatiale particulière, c'est à dire que les crêtes sont habitées et les plaines sont
exploitées à des fins agricoles. Cette organisation de l'espace d'après les historiens s'inscrit
dans une double logique de défense contre l'ennemi et de rationalité économique de mise en
valeur des terres."95 Si aucune grande ville n'a vu le jour hors l'exigu village-forteresse isolé
sur son piton et capitale du royaume (les ruines des remparts du "ksar" sont encore visibles),
le relief peut en partie expliquer ce fait si en sus, le royaume ne se maintenait que par un
artifice centralisant étranger aux structures fédérales de la Kabylie du Djurdjura, garanties de
l'autonomie des "tribus". Sitôt le pouvoir central affaibli par ses querelles intestines, les
communautés villageoises recouvrent leur désir de liberté fait d'autodétermination
constitutive.
Enfin, nous pouvons constater par ailleurs que ce sera l'aménagement des vallées et
leur peuplement hétéroclite qui, paradoxalement, favorisera la pénétration ottomane au
XVIIème siècle. Le lit sera fait pour la conquête française et la colonisation effective de la
montagne kabyle au XIXème siècle. La centralisation et la chute du royaume auront laissés de
vastes espaces vacants. La grande crainte des Kabyles.
Note : Dellys n'a jamais été capitale politique et administrative de la Grande Kabylie.
Dellys n'a délibérément pas été hissée au rang de capitale politique ni économique de la région
malgré son rôle et sa situation géographique avantageuse, car elle demeurait sensible aux
incursions maritimes et terrestres en provenance de l'ouest. Le contexte politique hors Kabylie,
assez instable, ne pouvait encourager la concentration du pouvoir et des richesses du pays en un
seul lieu. Ceci sans compter avec le conservatisme actif des communautés villageoises jalouses
de leur indépendance, et se sentant à l'abri dans leurs nids d'aigle.
95
J.N.L. Robin, op. cit., La Grande Kabylie sous le régime turc, p.27
84
Rappels : Présentation historique
et géographique
1/IV. 2g : Tentative de pénétration turque vers 1640 : le système des tribus makhzen, les
bordjs et la politique du blocus
La chute du royaume de Kouko au XVIIème siècle vit les principales fédérations
kabyles reprendre leur autonomie politique, alors que les Ottomans contrôlaient la majeure
partie des cités et des terres, d'Oran à Bône en passant par Constantine. Seul l'Atlas saharien et
les confins marocains échappaient à l'administration turque. La Kabylie du Djurdjura
demeurait un îlot jusque là inviolé où le fisc ottoman n'avait jusqu'à l'heure jamais levé
l'impôt. Une situation qui ne pouvait durer devant la menace permanente que pouvait
constituer la région. Bougie, ancienne tutelle du Djurdjura dépérit quant à elle sous le joug
ottoman au bénéfice d'Alger, de Constantine et d'Oran. La ville n'était plus à la veille de la
pénétration française qu'une cité au trois quart en ruine, ne comptant plus que quelques
centaines d'habitants.
Les Ottomans se présentent pour la première fois aux portes de la Grande Kabylie à
partir de 1640, mais sans grand succès. Ce sera entre 1720 et 1730 que les opérations
militaires s'intensifieront contre la Basse Kabylie alors sous le contrôle des derniers éléments
de la famille Bukhtouch (ou Ibukhtuchen) du royaume de Kouko. Ces derniers au crépuscule
de leur pouvoir ne connaissaient plus l'appui des communautés villageoises du Massif
Central; Ces dernières, soucieuses de se débarrasser d'une monarchie décadente, de surcroît à
contre sens des principes politiques du Djurdjura.
C'est en s'appuyant sur les communautés Amraouas tahtas de l'Isser que l'officier Ali
Khodja, représentant du bey du Tittri, put mettre un terme au fief des Ibukhtuchen en Basse
Kabylie. La région fut alors mise en situation makhzen
96
, suivie des populations du bas
Sébaou jusqu'à Dellys. Cette ville tomba rapidement sous le joug de la marine ottomane
transformant la cité en premier poste de contrôle de Grande Kabylie. Dans un premier temps,
les postes de l'ex-royaume (qalâa Tazarart devenu bordj Tazarart près d'Azib Zamoun) furent
récupérés avant de jalonner les nouveaux territoires conquis de burdji, les bordjs turcs - peutêtre aussi sur les ruines des anciens agadirs (ou qelâa) berbères (Dra el Mizan, Boghni…).
96
Le terme makhzen désigne ici les tribus sous tutelle à partir desquelles sont puisés les hommes formant une
armée non régulière, ou encore une cavalerie/milice, chargée de faire exécuter les directives du pouvoir central
ou collecter l'impôt, avec force en cas de besoin.
85
La pénétration ottomane ne fut que partielle en Grande Kabylie, se limitant aux basses
vallées occidentales sans jamais atteindre le haut Sébaou. L'objectif de l'administration
consistant davantage dans le prélèvement de l'impôt et par la même occasion, contenir les
turbulents Kabyles dans leur territoire par une politique de blocus. Pour joindre Alger aux
contrées orientales sous domination ottomane, l'administration turque, de guerre lasse
abandonnant tout projet de conquête du Djurdjura, opta pour le contournement de la région
par le sud, en l'occurrence par la vallée de la Soummam et la région des Bibans, garantissant
ainsi les communications entre les provinces d'Alger, de Constantine et le port de Bône.
La création de forteresses le long de cet axe constituait aussi une sorte de lime
défendant le Tittri correspondant à l'ensemble de l'Algérois. La place forte défensive de cette
région résidait dans la restauration et la réoccupation de l'ancien site antique de Lamdyya, au
cœur de l'Atlas tellien. Lamdyya (Lambdia romaine), ou Médéa, devint alors la place forte
ottomane la plus avancée contre le bastion kabyle et le point de contrôle obligé pour qui veut
emprunter la grande voie reliant les Hauts-Plateaux au Sahel, et par là, l'Algérois au
Constantinois.
En s'appuyant sur les anciennes colonies amraouas, souvent restées étrangères aux
mœurs kabyles quand celles-ci étaient d'origine exogène, ainsi que sur quelques familles
maraboutiques (caste religieuse) et ce, par l'attribution de titres prestigieux tels que : caïd,
agha, bachagha, khalifa, ou en les dotant de propriétés foncières, l'administration algéroise
pensait contrôler indirectement le pays. Les Ottomans n'avaient pas pour objectif le
peuplement de la région, seul l'aspect financier de leur conquête obsédait les représentants de
la Porte Sublime.
Avec les Ottomans, aucunes nouvelles voies de communications ne furent ouvertes,
aucune ville, aucune colonie ne fut créée, hormis les bordjs, simples chek-point, ceinturant le
Djurdjura de manière plus ou moins étanche. L'avancée la plus profonde de ce nouvel
occupant "économique" n'est pas allée plus loin que le bordj Tizi-Ouzou, point charnier entre
la bas et le haut Sébaou dans la mesure où "la colonisation turque en Grande Kabylie s'est
appuyée sur la construction de forteresses défensives entourées de colonies militaires en
occupant des places stratégiques pouvant collecter le maximum d'impôts [souvent à proximité
86
Rappels : Présentation historique
et géographique
des grands marchés de la région], faire face aux incursions des Kabyles en protégeant les
routes qui relient leurs véritables royaumes à Alger, Bougie et Constantine."97
1/IV. 2g. 1 / Avancée des Ottomans en Grande Kabylie
En provenance du Tittri, l'essentiel des troupes ottomanes franchirent le col des At
Aïcha et entrèrent dans la plaine alluviale de l'Isser en y fondant leur premier fort-garnison :
bordj Isser. C'est la soumission des Amraouas de la région qui fit entrer sous le contrôle de la
nouvelle administration les anciennes assises foncières du défunt royaume kabyle. Les
colonies amraouas, organisées en tribus makhzen, c'est à dire serviles moyennant privilèges,
demeurèrent sur place et conservèrent les terres qu'elles travaillaient.
A mesure de la progression de l'envahisseur en Basse Kabylie, celui-ci fut
définitivement freiné au niveau du col de Tizi-Ouzou : les tribus amraouas u'fella (ou fougas,
c'est à dire d'en haut, allusion au haut Sébaou) résistèrent aidées des fédérations kabyles
descendues du Djurdjura. Les anciennes terres de la principauté alors passées sous
l'administration turque furent intégrées au domaine de l'Etat, le domaine beylik, dont les fruits
revenaient essentiellement aux deys d'Alger. Les populations restaient ouvrières agricoles,
usufruitières. Le Djurdjura demeurant inaccessible, les Ottomans se contentèrent de
consolider leurs possessions en Basse Kabylie, par la fondation du bordj Sébaou à l'entrée rive droite - de la vallée du bas Sébaou. Le bordj abritait le principal caïdat de Kabylie et le
point de commandement et de contrôle de la région. Il était censé lever l'impôt et administrer
l'ensemble du Djurdjura.
A l'écart des régions les plus hostiles, il s'était vu protégé par des postes avancés : TiziOuzou, juché au sommet d'un monticule dominant le col du même nom, commandant l'entrée
de la vallée du haut Sébaou. Dans la volonté de pousser plus loin la pénétration, un troisième
bordj fut fondé au bas du col, de plein pied dans la vallée du haut Sébaou : le Bordj Ahmar.
Celui-ci ne vécut jamais, car détruit avant même son achèvement. Le bordj Tizi-Ouzou ne fut
quant à lui que rarement opérationnel et souvent abandonné, car trop exposé aux
montagnards. Le bordj Sébaou, trop exigu et mal défendu fut abandonné à son tour pour la
construction d'un nouveau bordj Sébaou, plus en hauteur et sur la rive gauche du fleuve. Dans
97
Dahmani (ouv. coll., s. dir. de), op. cit., Tizi-Ouzou. Fondation, Croissance, Développement, p. 30.
87
le couloir reliant le Sébaou à l'Isser, la qalâa Imnayen fut restaurée pour devenir le Bordj
Ménaïel surveillant alors les flancs nord-ouest du Massif Central, le pays des Flissas
(Iflissen). Les terres de cette plaine devenaient à leur tour possessions beylicales.
La Kabylie du Djurdjura vit s'ériger d'autres forts dans ses vallées, mais les Ottomans
ne pouvant soumettre définitivement la région se contentèrent de marquer leur présence dans
les points clés, facilement accessibles depuis Alger, à partir desquels ils pouvaient aisément
cantonner leurs troupes et leurs familles, leur porter secours ou les évacuer en cas d'attaque.
C'est ainsi que nous noterons le bordj Boghni, supposé abriter le deuxième caïdat après celui
du Sébaou. Il fut détruit une première fois en 1756, reconstruit, puis définitivement
abandonné en 1818. Ce caïdat fut d'ailleurs le plus souvent dépendant du caïdat du bordj
Sébaou, ou encore mis sous tutelle et protégé par le bordj Hamza (Bouïra), tout proche via le
défilé montagneux d'Aomar à proximité de Dra el Mizan. Ces bordjs étaient déjà à l'état de
ruine en 1830.
88
(fig. 1/IV. 3) Découpage territorial des communautés villageoises fédérées
au XIXème siècle - précolonial - et emplacement des principales agglomérations et villages.
(Restitution personnelle)
89
1.II.3 : Etablissements humains en Grande Kabylie : les logiques territoriales à la veille
de la pénétration française
Il est utile de rappeler dans le cadre de notre travail, l'état général des établissements
humains traditionnels, propres aux territoires que nous nous proposons d'étudier. Ce rappel
nous permettra de comprendre pour les chapitres à venir, les caractéristiques de l'occupation
indigène du territoire et les modifications profondes imposées par la colonisation française.
De plus, nous devons rappeler que la présence ottomane en Kabylie du Djurdjura fut
relativement réduite et circonscrite à l'administration fiscale et que nombre d'historiens n'ont
relevé à cet effet, que peu d'incidences sur le mode d'occupation spatiale ou d'habiter dans la
région. Certains détails architecturaux ont pu toutefois être enregistrés, notamment au niveau
des édifices religieux ou de quelques détails décoratifs alors à la mode dans certaines
habitations bourgeoises de la ville de Dellys. Les typologies berbères anciennes ont de ce fait
largement subsisté.
1.II.3. a - La montagne
La particularité de la Grande Kabylie est d'abord la densité de son occupation humaine
essentiellement fixée sur les sommets de ses massifs montagneux richement boisés. Cette
fréquentation des hauteurs, caractéristique largement répandue dans l'ensemble de la
Méditerranée, témoigne des violences historiques ainsi que de la permanente insécurité des
basses terres ou des côtes. L'habitat traditionnel privilégiait "les massifs montagneux aux
dépens des plaines et, à l'intérieur des massifs, les crêtes et versants au détriment des bassins
et des fonds de vallée."98 Mais les raisons défensives ne peuvent à elles seules expliquer ces
choix, car la violence du climat méditerranéen a largement encouragé les populations à migrer
vers le haut "qu'il pleuve avec trop d'acharnement, la terre meuble glisse comme de l'eau au
bas des pentes, ménage abusivement l'espace, limite les plaines et les champs à quelques
rubans, à quelques poignées de terres."99 Le spectre de l'inondation est permanent, les rivières
à sec depuis des mois gonflent aux premières pluies torrentielles ou à la fonte des neiges,
emportant tout sur leur passage.
98
Marc Côte, op. cit., L'Algérie ou l'espace retourné, p. 40.
99
F. Braudel, La Méditerranée, l'espace et l'histoire, éd. Champs/Flammarion, Paris, 1985, p. 27.
90
Rappels : Présentation historique
et géographique
Regroupées en villages, chefs lieux de cantons organisés en confédérations claniques,
les populations kabyles ont privilégié les flancs élevés des massifs des At Djennad, les crêtes
du Massif Central et celles des contreforts de l'escarpé Djurdjura. Les villages traditionnels
aux maisons de pierres sèches supportant de lourds toits de tuiles rouges, délivrent une masse
compacte et homogène. Discrets et camouflés dans leur environnement, ils font figure de
forteresses dominantes difficilement accessibles dont l'élévation de remparts ne s'est pas
montrée utile, car ici "ni citadelles ni même de points d'appuis fortifiés : la nature [s'est]
chargée de construire d'inexpugnables remparts, cela suffisait."100
En effet, les villages longent les lignes de crête, investissent les sommets en véritables
nids d'aigles ou encore, s'adossent à flanc de montagne, jamais loin du sommet. La Tajmayt
(ou Djemâa selon le vocable arabisé), sorte de propylée à l'entrée du village où se tient
l'assemblée publique, filtre l'accès à ce dernier. Les maisons périphériques accolées les unes
aux autres et fendues de meurtrières jouent le rôle de remparts. En places fortes, l'accès à ces
villages demeurait minutieusement contrôlé. Il n'était pas d'usage qu'un voyageur, Kabyle ou
étranger (averrani) traverse le village. Si celui-ci ne pouvait justifier son passage, il devait
emprunter les voies de contours, toujours en contre-bas. Ainsi, la sécurité et le caractère
intime du village demeuraient préservés.
Les communications entre les principaux villages s'effectuaient par des voies
principales courant généralement le long des lignes de crête. D'ailleurs, les communications
entre la Basse Kabylie et le Djurdjura empruntaient souvent les hauteurs traversant cols et
plateaux, évitant autant que se peut, vallées, ravines et autres dépressions à découvert. Les
confédérations montagnardes s'affranchissaient ainsi de toute dépendance éventuelle vis-à-vis
du bas pays. En Kabylie du Djurdjura, alors espace refuge et de repli par excellence, le village
matérialisait le lieu des solidarités familiales et claniques. Siège des résistances, il se
dénomme taddart, diminutif du mot berbère idir signifiant vie. Le village est donc le lieu de la
"petite vie", celles des réfugiés, assiégés potentiels et endurcis par les conditions physiques et
climatiques du pays, alors guère hospitalières.
100
M. Remond, op. cit., Au cœur du pays Kabyle, la Kabylie illustrée des années trente, p.18.
91
1.II.3. b - Les vallées de Grande Kabylie
Les vallées sont peu nombreuses en Grande Kabylie et de dimensions relativement
réduites. Nous ne nous intéresserons pas aux multiples vallons (ou plutôt ravins) qui creusent
les massifs, ceux-ci n'ayant que rarement offert des voies de passages praticables ou des aires
d'installation adéquates. Les vallées les plus déterminantes tant dans la géographie sociale que
dans l'histoire sont au nombre de deux :
1/IV. 3b. 1 / La vallée du Sébaou, l'antique Savus
Cette vallée prend naissance au bas du bourrelet de l'Akfadou, à l'extrême est de la
Grande Kabylie, allant s'élargissant grâces aux multiples vallons orientés sud-nord en
provenance du Djurdjura. En son centre coule le Sébaou, oued capricieux, rarement à sec mais
jamais navigable. Ses crues d'automne et de printemps sont dévastatrices. Son lit quadruple
régulièrement en largeur créant une brèche significative au sein des montagnes kabyles. Il
débouche sur la mer au pied du mont Takdempt, à l'ouest immédiat de Dellys. La vallée se
décompose en deux parties distinctes :
3b. 1a Le haut Sébaou : les sources
Cette partie de la vallée est dominée par les massifs les plus élevés : les At Djennad au
nord, le Massif Central au sud et le puissant Akfadou à l'est. La vallée s'élargit
considérablement en direction de l'ouest grâce à l'arrivée progressive des affluents du Sébaou,
dont le plus important, l'assif Aïssi. Bloqué après cinquante kilomètres de parcours par le col
de Tizi-Ouzou (189m d'altitude), l'oued contourne celui-ci fendant une profonde entaille entre
les monts Belloua (695m) et Aïssa Mimoun (801m). L'étroitesse des gorges ainsi créées à
longtemps défendu l'accès à la haute vallée. Au-delà, le Sébaou bifurque brusquement vers le
nord à partir de Tadmaït, élargissant encore une fois son lit de manière considérable, pour
former une large plaine côtière. Les villages situés en hauteurs possèdent ici des terres privées
travaillées par des ouvriers.
92
Rappels : Présentation historique
et géographique
3b. 1b Le bas Sébaou : la plaine côtière
L'oued Sébaou achève sa course après avoir parcouru une trentaine de kilomètres dans
un axe d'abord est-ouest puis sud-nord en se jetant 20km plus loin dans la mer, à l'ouest
immédiat de Dellys. La vallée est ici plus étroite que sa partie haute. Elle est surplombée de
massifs collinaires continus jusqu'à son embouchure au pied du mont Tagdempt. Les terres
sont ici soit beylicales, ou possessions d'aghas (domaines aghaliks), caïds ou autres notables
asservis.
1/IV. 3b. 2 / La vallée de l'assif Isser, l'antique Serbes
Cet important oued gonfle depuis les versants sud du Djurdjura, creusant de profondes
entailles dans les massifs traversés. Il s'élargit en dessinant une importante plaine alluviale au
sortir des gorges de Paléstro à près de 30km de la côte. L'Isser crée généralement la limite sud
et occidentale de la Grande Kabylie, la séparant d'une part, de l'Atlas tellien et d'autre part, de
l'Algérois. Le large système du mont Bou Arrous crée la barrière montagneuse entre la Basse
Kabylie et la Mitidja que le col des At Aïcha permet de franchir. Les terres sont ici beylicales
entrecoupées de terres de parcours. Fermes et hameaux amraouas jalonnent le territoire.
1/IV. 3b. 3 / La dépression de Dra el Mizan/Boghni
Il existe au pied du Djurdjura une ancienne vallée glaciaire sévèrement dominée au
sud par l'escarpée cordillère calcaire du Heïdzer (2164m) et au nord par le Massif Central
kabyle (900m). L'altitude de la vallée varie entre 392m et 420m. Une profonde entaille dans
les pré-monts occidentaux du Djurdjura permet d'y accéder par le Tizi-l'Arba, à partir de la
haute vallée de l'Isser. Ce dernier prendra à ce niveau le nom d'oued Djemâa. Encaissée, cette
dépression commande tout le flanc ouest du Djurdjura ainsi que les crêtes les plus
occidentales du Massif Central. Les populations cultivent quelques parcelles de terres
déboisées. Sur les premières pentes, les cultures kabyles prennent place. Les villages occupent
les crêtes alentours pendant que quelques fermes isolées abritent des communautés makhzen.
93
1/IV. 3c : Le couloir naturel reliant les basses vallées du Sébaou et de l'Isser
Les deux vallées du Sébaou et de l'Isser sont reliées par une plaine intérieure courant
d'ouest en est, un couloir naturel longeant les flancs nord du Massif Central des Iflissen,
faisant ainsi communiquer sur près de 40km, les basses vallées du Sébaou et de l'Isser,
favorisant en provenance de l'ouest les pénétrations vers la Grande Kabylie.
1/IV. 3d : Les côtes
Pour compléter la présentation de la Grande Kabylie, les côtes ont leur importance
malgré leur caractère inaccessible. Elles ont longuement présenté l'unique point d'accès à la
région, tant les frontières terrestres ont toujours fait l'objet d'une défense soutenue. La Grande
Kabylie possède la façade maritime régionale la plus longue d'Algérie, 100km en moyenne,
tandis que l'ensemble de la Kabylie possède près du tiers des 1200km des côtes algériennes.
Si dans l'antiquité la région côtière se distingua par une densité de population et de centres
urbains importante, depuis le Moyen-Age et jusqu'à la pénétration française, la région
désertée demeura dans un isolement complet, tranchant avec la dynamique montagnarde toute
proche.
Le Kabyle, rarement pêcheur, à longtemps perçu la mer comme source de danger, si ce
ne fut les royaumes berbères médiévaux, qui dans une timide tentative de reconquête du
littoral redonnèrent vie à quelques points antiques, notamment Dellys (Tedellest) et Azeffoun.
La côte telle que parcourue au XIXème siècle par les premiers éclaireurs des armées
napoléoniennes, se montrait désolée. Ses collines pelées et battues par les vents s'enfoncent de
manière tantôt abrupte, tantôt douce, mais sans laisser de plages, au profit d'une côte rocheuse
des plus dangereuse. Ici la végétation, comme le stipule Boulifa, semble avoir quitté la région
autant que sa population. Des ruines de moulins à huile jalonnent les pentes de ces collines
dénudées. Point de forêts comme cela est de coutume en Méditerranée, mais quelques
arbustes et épineux couchés par les vents. La chaîne côtière des At Djennad tout aussi pelée,
recouverte de prairies n'est guère propice aux établissements humains contrairement au
Massif Central qui lui fait face.
94
Rappels : Présentation historique
et géographique
Géographiquement, la Kabylie Maritime couvre l'embouchure de l'Isser jusqu'aux
falaises du cap Carbon, à l'est de Bougie. Les collines côtières ne dépassent que rarement les
300m d'altitude tandis que la chaîne maritime, parallèle et dessinant la côte elle-même,
culmine au mont Tamgout à 1278m. Seuls trois cols permettent de traverser cette chaîne :
Tizi-n-Agouni Goughrane (745m), Tizi-n-Agouni-Ou-Chergui (615m), et le col près de Tifrit
Nat-el-Hadj (610m). Si les altitudes de ces cols semblent modestes, le puissant dénivelé
donnera son aspect infranchissable à cette étroite barrière montagneuse. Celle-ci voit pourtant
ses grandes voies de communication parcourir non pas ses flancs, mais comme de coutume
dans toute la Kabylie, longer la principale ligne de crête. Cette voie surplombe ainsi
l'ensemble de la vallée du Sébaou, pour ensuite rejoindre la région d'Azazga et le massif de
l'Akfadou qui ferme la vallée. Les populations sont regroupées ici en hameaux dispersés et
fermes isolées. La céréaliculture est l'activité dominante au côté de l'élevage.
N
(fig. 1/IV. 4) : Le relief de Grande Kabylie
95
1/IV. 4 : Les souks, instruments d'échange et de structuration de l'espace social
traditionnel
L'espace social traditionnel, hors village, morcelé et décentralisé en confédérations et
clans fortement charpentés, engendra deux structures assurant la vie publique : le marché rural
(souk) et un cas unique de ville (ville portuaire dans notre cas : Dellys). Contrairement à ce
qu'avance et généralise J. Duval à l'ensemble des populations kabyles et arabes, le souk
kabyle occupe un espace permanent, immuable et de longue date établi. Il ne se situe pas pour
"conclure les échanges"101 en des lieux qui "leur semblent propices", pour qu'une "convention
instinctive et tacite préside aux choix que consacre bientôt l'habitude. Si l'emplacement est
bien choisi, le mot souk - marché - exprimé ou sous-entendu, atteste l'usage établi."102
Avec l'extérieur, la Grande Kabylie devait vendre son huile, ses olives et ses produits
manufacturés (artisanat, petites industries) pour acheter les céréales nécessaires à sa
subsistance, pendant que les commerçants et négociants étrangers écoulaient dattes, bétail,
laine et objets artisanaux pour se procurer les biens et denrées leur faisant défaut : "La société
[traditionnelle] sous équipée et morcelée, avait secrété pour se faire une institution, le souk
(marché), qui se tenait une fois par semaine, en pleine zone rurale."103 Le souk ainsi défini,
Marc Côte situe celui-ci, en Kabylie du Djurdjura, de manière excentrée au sein d'un territoire
communautaire, à proximité des territoires voisins. Il occupe en position carrefour, un lieu de
passage tel un plateau découvert ou un col. La justice pouvait y être rendue par le cadi,
représentant local de la justice. Les souks consacrant les échanges avec l'extérieur occupaient
quant à eux, invariablement, les espaces frontières de la région : les cols, la proximité des
grands oueds, les plaines, etc. Dans tous les cas, il devaient être rejetés le plus loin possible
des premiers villages.
Les études du capitaine Emile Carette104 ont montré en 1844 comment les 67 souks de
Grande Kabylie assuraient les échanges internes entre "tribus" kabyles, tandis qu'un ensemble
d'une dizaine de souks périphériques et en plaine, assurait les échanges avec l'extérieur. Alors
101
J. Duval, "Tableau de la situation des établissement français dans l'Algérie" in Bulletin de la Société
Géographique, 5ème série, t. X, 2ème semestre, pp. 49-170.
102
Idem.
103
Marc Côte, op. cit., L'Algérie ou l'espace retourné, p. 80.
104
Etude sur la Kabilie proprement dite, Paris, 1848.
96
Rappels : Présentation historique
et géographique
que les souks internes jouaient selon Marc Côte, un rôle social, les souks extérieurs se
réservaient l'acheminement de produits entre zones écologiquement différentes : le blé des
plaines contre l'huile des montagnes ou les dattes et le sel du Sahara. On comptera en Grande
Kabylie :
- Les souks locaux inter-villages, privilégiant généralement les crêtes et les sommets
aplanis ou bien encore les hauts cols entre les différentes localités. Ces souks
maintenaient les liens sociaux à l'intérieur d'une même fédération de communautés.
- Les souks inter-fédérations (ou inter-tribaux) qui préféraient les aires dégagées, en
terrain "politiquement neutre" au fond de petites vallées encaissées aux pieds des
massifs. Ces souks se déroulaient en tant de paix où se faisaient et défaisaient les
alliances politiques entre les différentes communautés villageoises voisines.
- Les souks extérieurs étaient rejetés vers les plaines et les vallées que surplombent les
grands massifs ou les cols de basse altitude (besoin de contrôle visuel de la part des
autochtones). Ils occupent en général des espaces charnières entre l'extérieur et les
différentes régions kabyles. Ces souks avaient une vocation strictement commerciale.
Les souks extérieurs, vitaux pour la Grande Kabylie, diffèrent peu de leurs
homologues arabes dans la mesure où en dehors des jours de marché, l'espace est comme nous
l'explique J. Duval, abandonné "pendant toute la semaine : mais souvent aussi, des boutiques,
des magasins, des maisons s'établissent à demeure quand les conditions topographiques
paraissent favorables aux fréquentes transactions."105 Il nous précise que les meilleurs
emplacements pour une présence commerciale permanente sont la proximité d'une source
d'eau, la confluence de cours d'eau, l'intersection de plusieurs chemins, le débouché d'une
vallée, le centre d'une plaine. Il est fréquent d'y trouver des foundouks (ou caravansérails).
Ce qui n'est pas sans rappeler la configuration du Souk de Tijellabine, à l'extrême est
de la Mitidja, au pied du col des Béni-Aïcha. D'emblée, le col suffisamment irrigué par
plusieurs sources aura vu, suite à l'existence d'échoppes autochtones puis européennes, la
création du centre de Ménerville "porte d'entrée vers la Kabylie", non pas en tant que centre
105
J. Duval, "Tableau de la situation des établissement français dans l'Algérie" in Bulletin de la Société
Géographique, 5ème série, t. X, 2ème semestre, pp. 49-170.
97
agricole comme le stipula la première Commission Spéciale de 1860106, mais comme un
"centre de colonisation aussi important que possible"107, et d'ajouter plus tard en 1871 "que se
sont les besoins commerciaux qui ont créé spontanément ce qui existe en ce moment au col.
La commission y a constaté par elle même dans le séjour qu'elle y a fait, un mouvement
commercial exceptionnel."108 Le village comportera dans son plan, ce qui est rare, une "place
du Grand Marché" et une "place du Petit Marché". Au pied du col, la même commission
chargée de créer Ménerville, préconisa la création du village de Aïn Djelabi (déformation de
Tijellabine), futur Bellefontaine, comme une véritable petite ville marché (pour bestiaux en
particulier).
1/IV. 5 : Les établissements humains dans les vallées durant la période ottomane : bordjs
et beyliks109
Les communautés Amraouas makhzen établies dans la vallée du bas Sébaou vivaient
dans des bourgs éparses. Ces derniers étaient appelés zmala110 par les Ottomans, dont les
maisons construites en terre "n'avaient rien de comparable avec les villages en dur des
Kabyles, et leurs caractères précaires leur permettait justement de décamper sans trop de
pertes quand le rapport des forces tournait à leur désavantage et que les Kabyles investissaient
la plaine"111
106
C.A.O.M., 4M325 (Ménerville), Procès Verbal de la Commission Spéciale chargée d'étudier le projet de la
création d'un village dans l'arrondissement d'Alger, sur le territoire des Khrachna, au lieu dit le col des béniAïcha, Dellys, le 23 août 1860.
107
C.A.O.M., 4M325 (Ménerville), Procès Verbal de la Commission des Centres dans l'Est du département
d'Alger, le 25 octobre 1871.
108
Idem.
109
Terres sous juridiction d'un beylicat, province administrée par le bey. Celui-ci est nommé par le dey d'Alger.
110
Le terme zmala ou smala vient de l'arabe : camaraderie, cercle. Il désigne dans notre cas la communauté
organisée et entretenue par l'Administration supérieure, moyennant services. Les villages zmala, souvent
anonymes dans les archives ottomanes, ne sont désignés le plus souvent que par le simple terme zmala, suivi du
nom de la tribu amraoua l'occupant ou du bordj alors à proximité. Plus rarement, le mot zmala est suivi du nom
de la tribu kabyle la contrôlant, installée en hauteur. Exp : zmala de Tizi-Ouzou, pour le bordj la contrôlant,
zmala des At Aïssi, allusion faite à la tribu kabyle la contrôlant…
111
J.N.L. Robin, op. cit., La Grande Kabylie sous le régime turc , p. 14.
98
Rappels : Présentation historique
et géographique
Les terres passées sous le contrôle de l'administration d'Alger turque, prenaient le
statut de terres aghaliks ou beylik, et n'étaient concédées aux communautés Amraouas qu'en
échange de leurs services. Les communautés continuaient à cultiver les terres sur lesquelles
elle avaient été placées jadis par les Kabyles de Kouko. Mais elles n'étaient pas propriétaires,
perpétuant ainsi le régime foncier des terres arch, c'est à dire terres collectives indivises dont
la communauté n'est demeurée dans ce cas-ci qu'usufruitière. Chez les Kabyles, indépendants
et plus individualistes, ce système de terres arch n'existait qu'en très peu de cas contrairement
à la propriété privée individuelle ou familiale que le droit musulman qualifiera de melk.
Nous l'avons vu, les Amraouas se divisaient en deux groupes calqués sur la géographie
de leur implantation : les Amaraouas tahtanis (ou encore tahtas), de l'arabe : les Amraouas
d'en bas, c'est à dire les tribus de Basse Kabylie. Celles-ci se plièrent plus facilement à la
domination ottomane. Les Amraouas fougas ou u'fella* (*terme Kabyle pour signifier "haut")
occupent la vallée du haut Sébaou, avec la particularité pour ces dernières d'être en majorité
originaires du pays, et donc moins étanches à la pénétration ottomane sachant leurs appuis
venant de la montagne. Les Amraouas u'fella étaient toutefois connus pour leur tempérament
résistant, souvent instables et en révolte.
Seize zmalas occupaient les terres beylicales du Sébaou, qui en remontant le fleuve
constituaient les zmalas de : Kef el Aogab, Bordj Sébaou, Taourga, Draa Ben Khedda, Sidi
Naâman et Litama pour les Amraouas tehtas. Bou-Khalfa, Tizi-Ouzou, Abid Chemlel
(anciens esclaves noirs affranchis), Timizar Loghbar, Sikh Ou'Meddour, Ighil Ourdjah, TalaAtman, Tikobaïn, Tamda et Mekla pour les Amraouas u'fella.
J.N.L. Robin estima que la cavalerie des Amraouas tehtas se composait de 500
chevaux, alors que les u'fellas, aux rapports ambigus avec les Ottomans en était tout
simplement dépourvus. Les Amraouas, partiellement exempts d'impôts, cultivaient les terres
laissées à leur disposition, libres de tirer profit par la commercialisation de leurs récoltes. Ils
devaient impérativement réserver un pourcentage fixe de leurs avoirs à l'administration
centrale et permettre le ravitaillement des garnisons stationnées dans les bordjs. Les rapports
entre colonies Amraouas et garnisons (généralement un détachement du corps des Janissaires
99
encadré de quelques familles de Kouloughlis112 en guise d'intermédiaires) n'étant pas directs,
l'interdépendance se montrait souvent circonstancielle.
Une colonie de Kouloughlis dite de Oued Zitoun fut chargée de représenter le pouvoir
des beys dans la dépression de Boghni. Fondée vers 1638 dans la vallée de l'Isser, elle
étendait ses prérogatives sur tout le cours de ce dernier, contournant ainsi le Djurdjura par le
sud, et pénétrant par la suite dans le Massif Central par le défilé d'Aomar. Le bordj Boghni
constituait son principal point d'appui pour contrôler la région. Cette colonie de Kouloughlis,
exempte de tout impôt participait volontiers aux razzias écumant les villages du pays.
1/IV. 5a : La ceinture de bordjs
Enfin, le pouvoir des beys du Tittri ne chercha pas vraiment à coloniser ou pénétrer la
Kabylie du Djurdjura, il ne put d'ailleurs traverser la région d'ouest en est. Il s'appuya pour
cela sur des relais locaux asservis, de petites communautés/tribus à leur solde. Son objectif,
outre contenir les Kabyles dans leur montagne, était de récupérer un maximum d'impôts,
notamment en taxant les marchés (ceux périphériques et occasionnellement les souks internes)
ainsi que les droits de passages pour sortir/entrer du Djurdjura.
En effet, le système des bordjs contournant ce massif contenait des points forts de
contrôle comme bordj Hamza (Bouïra) et Sour-el-Ghozlen (Aumale), ajoutés aux quelques
postes avancés comme Tizi-Ouzou, Boghni, Dra el Mizan et même bordj Sébaou. Les bordjs
se devaient davantage de sécuriser les voies de communications entre le Tittri, le
Constantinois et les hautes plaines, faute de pouvoir ouvrir un passage plus direct à travers la
vallée du Sébaou. Ces fortifications très insuffisantes ne participaient guère d'une logique
offensive contre la montagne. Ce système permettait au pouvoir central de faire pression sur
la région par des blocus répétés, si celle-ci ne répondait pas à ses devoirs fiscaux. Outre les
villes qu'ils occupaient, les Ottomans n'ont guère ressenti le besoin de créer des centres de
colonisation en Grande Kabylie en dehors de la mise sous tutelle de certaines "tribus" des
plaines (zmala/makhzen) ou de l'installation dans les bordjs de quelques communautés au
service de l'administration ou de la garnison.
112
Population métissée entre père turc et mère indigène.
100
(fig. 1/IV. 5) : Les bordjs ottomans au sein de l'espace kabyle.
Le flanc occidental est particulièrement surveillé
(fig. 1/IV. 6) : Les territoires sous contrôle ottoman prolongeant le beylik
(terres beylicales et aghaliks, caïdats, communautés makhzen et zmalas - teintes foncées).
Seule la Basse Kabylie et le flanc occidental du Djurdjura connaissent un mitage ottoman car
frontaliers du Beylik du Centre (Tittri). Des enclaves kabyles telles les Khrechnen, les At Amran (dont
les fameux At Aïcha) et les At Khalfun demeurent entre les territoires encaissés gagnés par le beylik à
partir du cours de l'Isser (à gauche sur la carte). La vallée de la Soummam reste kabyle, seules Bougie
et sa banlieue sont occupées (à droite sur la carte). Restitution personnelle.
101
I/IV. 6 : Aperçu sur le découpage territorial administratif à la veille de la colonisation
I/VI. 6a : Le découpage ottoman : pour la collecte de l'impôt
Le Maghreb central connut son découpage administratif définitif, repris plus tard par
les Français, sous la Régence ottomane. Pour la première fois de son histoire, la ville d'Alger
constituait le principal centre administratif et économique du pays. La Régence en fera sa
capitale et le territoire immédiat comprenant les très riches terres du Fahs, du Sahel et de la
Mitidja formeront une entité alors spécifique, le Dar-es-Soltan (maison du sultan),
directement administrée par le Dey (anciennement le Pacha).
Le grade de Dey supplanta très tôt celui du traditionnel Pacha, le représentant
d'Istanbul. Lasse de l'état insurrectionnel continu de sa province africaine, de la turbulence des
milices janissaires (l'Odjak), la Porte finit par renoncer à l'envoi d'un représentant, si bien que
le Dey, chef militaire de milice, devint rapidement une sorte de Pacha, nommé à vie. Dès
l'apparition du corps des Deys, le Divan (le conseil exécutif présidé par le Pacha) perdit
considérablement de son influence jusqu'à se faire oublier.
Les terres et les villes comprises dans le Dar-es-Soltan relevaient alors directement de
l'autorité du Dey-Pacha, secondé d'une multitude de fonctionnaires, dont les aghas,
commandants des armées de terre, alors en mesure de constituer des domaines fonciers
considérables, les aghaliks113. Les riches terres du Fahs, de la Mitidja et du Sahel étaient pour
la plupart propriété de l'Etat pendant que de grands domaines privés appartenaient à des chefs
locaux, des notables turcs, ou étaient encore redistribués par le Dey à ses proches et hauts
fonctionnaires : caïds, confréries religieuses, etc. La majeure partie de la population, point
propriétaire terrienne, était mise au service des travaux agricoles (les khemmes).
Autour du Dar-es-Soltan, trois provinces, les beyliks, divisaient le pays en presque
trois parties égales. Chaque beylik avait pour siège administratif une grande ville autochtone
où siège le Bey (équivalent d'un gouverneur) nommé par le Dey. Les frontières entre les trois
provinces : Beylik de l'Est (Constantine pour chef lieu), le Tittri (Médéa pour chef lieu) et
Beylik de l'Ouest (Oran) s'estompaient au fur et à mesure que l'on s'avançait vers le sud,
113
Ces terres sont souvent cultivées pour le ravitaillement régulier de la soldatesque ainsi que de la cavalerie.
102
Rappels : Présentation historique
et géographique
tandis qu'elles étaient matérialisées entre les beyliks eux-mêmes par une ligne imaginaire
droite, abstraction faite du relief.
Chacun des beyliks se subdivisait en plusieurs outhan (ou watan), circonscription la
plus proche des découpages tribaux initiaux ou des aires d'influences des grandes villes. La
fiscalité convergeait impérativement (et théoriquement!) vers le Dar-es-Soltan, pendant que
les administrateurs locaux se chargeaient des affaires courantes de justice, de commerce, de
culte, des finances, sans grands changements par rapport aux schémas ayant préexisté, le droit
islamique ayant fait convergé musulmans d'Afrique et d'Asie mineure, dans leur mode
d'organisation politique.
Le découpage administratif ottoman, moins qu'une idée politique d'identité et d'Etat
national, préfèrera un découpage ne saisissant que l'intérêt porté à la collecte de l'impôt, et
pour se faire, le contrôle étroit et militarisé des populations autochtones. La domination se
manifestera en outre, par l'immensité des possessions foncières du domaine de l'Etat : les
terres beylicales aux quelles il faudrait ajouter les innombrables propriétés des aghas (terres
aghaliks), bach-aghas (bach-aghaliks) ou celles mises à la disposition des tribus ou
communautés makhzen et kouloughlis.
Les revenus de la Régence provenaient, outre la course jusqu'en 1827, des produits du
domaine, des tributs versés par les beys, les caïds, les tribus ou communautés villageoises, de
même que des droits de douane ou d'octroi, des droits de passage, des confiscations des biens
meubles ou immeubles, des déshérences, amendes…jusqu'aux razzias régulières menées
contre les communautés récalcitrantes au pouvoir de la Régence.
103
I/VI. 6b : Le découpage territorial kabyle à la veille de la colonisation : les communautés
villageoises et les territoires fédérés
A la veille de la colonisation française, les populations autochtones ne souffrirent
guère de l'intrusion ottomane dans leurs structures sociopolitiques initiales "bien que les
collectivités indigènes fussent, théoriquement réparties entre les différents beyliks,
pratiquement elles échappaient pour la plupart à l'administration et même à l'influence des
Turcs, qui avaient fort peu modifié leur structure intime."114
Dans ce cas, il est claire que la Kabylie du Djurdjura conserva jalousement ses
structures politiques et son organisation spatiale quasi-antiques. Ainsi, les limites des
différentes circonscriptions kabyles ont conservé leurs contours initiaux, lentement formés à
partir du relief et des équilibres politiques. La circonscription résultante, de taille plus ou
moins importante, est généralement dominée par le village. Mais dans l'absolu, les frontières
auront longtemps été mouvantes, se chevauchant au gré des alliances inter-communautaires
ou des conflits internes. Cependant, la morphologie de ces entités n'aura été que peu modifiée
dans la mesure où la valeur de la propriété aura été si forte (propriété le plus souvent privée,
melk, ou collective familiale, la taxerrubt), et si morcelée, qu'elle aura constitué à plus grande
échelle un gage de stabilité des frontières.
Ces frontières inter-fédératives auront d'une part, vigoureusement été influencées par
le relief qui ne laisse que peu de liberté (cours d'eau, pentes, lignes de crêtes, plateaux…) et
les transformations humaines (chemins, bâtis, marchés…) et d'autre part, la longévité des
transmissions de propriétés au sein d'une taxerrubt (famille, ou même tribu qui ne correspond
pas au village lui-même115 : le morcellement interne est bien plus répandu que le
remembrement).
L'incidence est donc faible sur les limites générales relevant du territoire d'un village, luimême appartenant à une fédération occupant une aire géographique commune quasiimmuable : une montagne, un bassin versant, une colline, un plateau. Les limites entre les
fédérations fluctueront cependant en fonction de la perte ou du ralliement de tel ou tel village
114
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et l'expansion de la France dans le monde, s. dir. G.
Hanotaux et A. Martineau, T. 2, Livre I, p. 65
115
Cf., J-N-L. Robin, E. Masqueray, A. Hanoteau et A. Letourneux, M. Mammeri, A Mahé, etc…
104
Rappels : Présentation historique
et géographique
(ou groupement de villages), si ce n'est la création d'une nouvelle fédération dont les limites,
après moult débats, conflits, voire affrontements, se référeront généralement aux grandes
lignes du relief déjà en présence : lignes de crêtes, bassins versants, fonds de vallées, cours
d'eau, massifs forestiers, sources, etc. Le territoire kabyle est donc à l'origine entièrement
cadastré, fini.
Alain Mahé s'interrogeant sur le village kabyle, "un territoire ou un groupement de
parents?"116, pense à juste titre que ce dernier est en réalité une conjugaison des deux faits,
territoriaux et généalogiques. Chacun d'entre eux s'exprimant avec davantage d'acuité selon la
région, voire l'origine de l'installation d'une communauté, car comme nous l'avons vu
précédemment, la Kabylie a tout au long de son histoire été une terre d'accueil et de refuge où
ont fini par s'assimiler entre elles, sur le plan diachronique, un ensemble de populations aux
origines nord-africaines distinctes : ethniques, puis citadines, rurales, religieuses et ce, en des
temps différents.
Note : Un village, ou taddart, est une composition de plusieurs familles taxerrubt,
chacune faisant naturellement référence à un ancêtre commun. Seuls les villages
maraboutiques revendiquent un ancêtre unique, généralement un missionnaire religieux
almoravide de la fin du XIème siècle - l'amraved kabyle, le marabout en Français fondateur originel de sa communauté. Ce dernier s'intégrera au même titre que les
autres villages kabyles dans une fédération plus large. Les enclaves ne seront donc pas
rares au sein d'un territoire politiquement assemblé. Un village kabyle peut comprendre
à la fois des familles kabyles de souche et des familles maraboutiques venues se greffer
ou faire souche dans la communauté d'accueil. Le village comme siège tribal est alors
une vision réductrice de la complexité des communautés villageoises, lentement
formées et intégrées avec le temps. Un village contient plusieurs tribus, c'est à dire
plusieurs familles ixerba (pluriel de taxerrubt). Un groupement d'ixerba formera le
drum, une sous-communauté villageoise. Un drum ou plusieurs iderma regroupés
peuvent former le village. Un ensemble de villages constituera une taqbilt,
improprement traduite depuis les chroniqueurs arabes médiévaux par "tribu" au sens
filial. Une taqbilt est une fédération éminemment d'intérêts politiques. Le partage de la
langue kabyle aura été un facteur déterminant dans la constitution des alliances
fédératives. Pour preuve : le détachement progressif des communautés arabisées de
Kabylie orientale, pour se défaire puis se regrouper en "tribus" plus restreintes ou se
soumettre au pouvoir des khalifas ou émirats, propre à la structure arabo-islamique
(soumission à un chef d'autorité religieuse). La dernière structure de ce type nous aura
été illustrée en Algérie par la Smala de l'Emir Abdel-Kader au XIXème siècle…et le
refus des fédérations kabyles de sceller un pacte d'alliance sous l'autorité de l'Emir
contre le nouvel envahisseur français.
116
A. Mahé, op. cit., Histoire de la Grande Kabylie, XIXème-XXème siècles. Anthropologie du lien social dans les
communautés villageoises, p. 138.
105
La colonisation en Algérie/Kabylie
2ème partie
La colonisation en Algérie/Kabylie : ses principes,
institutions et outils
2/I La colonisation en Algérie
2/I. 1 La France de 1830 et la colonisation
La France de 1830 ne connaissait pas encore de réelle stabilité politique interne et
encore moins d'équilibre économique notable. Il va sans dire du contexte européen, encore
marqué par les campagnes napoléoniennes, les rancœurs et les rivalités entre puissances
locales, l'Angleterre en tête. Si en 1804 l'Empire, succédant à l'éphémère Consulat rétablit, de
manière relative, une domination française internationale, pendant de la défunte entreprise
coloniale de l'Ancien Régime (vente de la Louisiane aux Etats-Unis en 1803), celui-ci ne
vécut pas plus de dix années avant de s'effondrer face à la résistance alliée de la Russie,
l'Autriche et bien sûr l'Angleterre.
L'Empire passe le témoin aux monarques de la Restauration en 1814. Louis XVIII et
Charles X furent à leur tour emportés, à peine quinze années plus tard, par la Révolution de
1830, à qui succède la Monarchie de Juillet. Louis Philippe ne survécut pas non plus à la
Révolution de 1848 qui porta officiellement en 1852, Napoléon III sur le trône du Second
Empire. Celui-ci allait signer l'avènement d'un fastueux règne, caractérisé en cette seconde
moitié du XIXème siècle, par l'essor d'une révolution industrielle allant bouleverser la
physionomie générale de la France, économiquement, socialement, mais aussi et surtout,
techniquement.
Cette ère fera bénéficier le pays, dans un contexte européen en pleine mutation, des
évolutions considérables dans le domaine de la grande production/manufacture mécanisée,
incontestablement amarrée au profit économique, à la rationalité et la rentabilité. Ce qui n'ira
pas sans l'avènement de nouveaux idéaux sociopolitiques où la place de l'Homme, son rapport
106
La colonisation en Algérie/Kabylie
au social, l'importance donnée à la redistribution des richesses et à la civilisation, prendraient
une part prépondérante au sein de la société.
Mais la situation politique, sociale et financière de la France en cette année 1830 n'est
pas des plus brillante. Le pays contracte une dette extérieure non négligeable dont 7 millions
de Francs de l'époque, notamment vis-à-vis du Dey de la Régence d'Alger. En effet, cette
dernière livrait à la France le blé qui lui manquait, aussi bien pour son armée que pour sa
population, épuisées par trente années de vicissitudes politiques, en sus d'aléas
climatologiques exceptionnels. Les liens avec le pays Barbaresque n'étaient pas au beau fixe,
loin s'en faut, car le plus souvent ponctués de conflits, et limités à quelques échanges
commerciaux. Ceci, quand la Régence n'exaspérait pas les puissances européennes maritimes
avec sa pratique à grande échelle de la course, au cœur du bassin méditerranéen occidental.
L'existence d'un comptoir français sur la côte algérienne, plus précisément à Skikda
(future Philippeville) ne signifiait en rien l'existence de relations suivies ou soutenues. Cela
répondait davantage d'une stratégie proprement française, visant à ne pas se laisser distancer
par ses rivales européennes dans tous rapports avec la Porte Sublime, y compris avec ses
provinces nord-africaines lointaines et quasi autonomes, mais ô combien pesantes sur le front
de la sécurité des routes commerciales en Méditerranée occidentale.
En 1830, la France n'était pas véritablement une puissance coloniale, tout au plus
possédait-elle encore certaines colonies insulaires ou comptoirs rescapés du désintérêt de
l'Ancien Régime quant à une réelle politique de colonisation et d'extension. Nous relèverons
les quelques possessions caraïbes (Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin, Saint-Domingue Haïti (celle-ci étant indépendante depuis 1804), la Guyane au nord du cône sud-américain, la
Réunion, l'île Maurice et les Seychelles dans l'Océan indien, Tahiti, Tuamotu, Marquises dans
le Pacifique sud, Pondichéry aux Indes, etc.
L'Algérie allait donc plus tard définitivement inscrire la France dans la logique
constitutive d'un empire colonial à même de rivaliser avec l'Angleterre, l'adversaire de
toujours, et se partager ainsi une grande partie du monde. Des différences notoires
s'observeront entre les deux empires, en particulier sur le plan idéologique et sur le sens même
donné à la colonisation. La France n'aura de cesse, comme nous le verrons dans le cadre de
l'Algérie, de faire référence à l'empire britannique, soit en tant que modèle pour les partisans
107
de la colonisation libérale/primo-économique, soit en tant que repoussoir pour les tenants
d'une colonisation dite idéologique "civilisatrice"117, à même de faire partager ou entrer dans
la "civilisation française"118, les peuples conquis. L'Algérie en constituerait le champ
d'expérience par excellence. Le Second Empire portera à son paroxysme le concept
idéologique.
Celui-ci allait marquer de son emprunte indélébile et de façon que nous pensons
durable, voire définitive, la colonie algérienne en projetant "l'Algérie française des Arabes".
Napoléon III en serait le Sultan! Cette "Algérie française des Arabes" allait ensuite se voir
récupérée par les tenants de la colonisation libérale, pourtant adversaires des idéaux véhiculés
sous l'Empire. Ils en feront "l'Algérie française", où le colon français, au sens large du terme,
occuperait le centre de la question, la "minorité-dominante"119.
2/I. 2 Conquête et naissance de l'Algérie : de la Régence à la "Possession en terre
d'Afrique"
2/I. 2a : La Régence ottomane d'Alger à la veille de 1830
Pour nombre d'historiens, la Régence des Deys d'Alger constitue le ventre mou du
Maghreb, contrairement à la Régence de Tunis plus affirmée, ou au royaume chérifien du
Maroc, depuis longtemps centralisé et étatisé. La Régence d'Alger, en 1830, dont le souci
principal a longtemps été le prélèvement des taxes, des impôts et autres dus, ne s'est que
rarement souciée de la construction d'un Etat et de son unification. Les milices Janissaires,
elles-mêmes demeurées étrangères en ce pays, ont de tout temps non pas négligé, mais réduit
encore davantage la stabilité de la région. Sans trop de liens avec les populations autochtones,
les régents ont donc "tourné le dos à l'intérieur"120, préférant se consacrer à la course en mer,
plus lucrative et indépendante des vicissitudes du climat. Ils se concentrèrent néanmoins, afin
d'assurer davantage de revenus, sur le prélèvement continu de l'impôt (mais avéré sporadique)
sur les populations autochtones quand celles-ci ne se révoltaient pas. Les cités portuaires
117
118
Colonisation de l'Algérie par le système du Maréchal Bugeaud, ouv. coll. anonyme, Aillaud, Alger, 1871.
Op. cit., Le livre d'or du Centenaire de l'Algérie, 1830-1930.
119
Daniel Rivet, Le Maghreb à l'épreuve de la colonisation, Hachette, Paris, 2002, p. 39.
120
Idem. p. 103.
108
La colonisation en Algérie/Kabylie
médiévales dépérissaient coupées de leur arrière pays et du commerce maritime (cas de
Honeïn port disparu de Tlemcen, Vgayet-Bougie ruinée, Dellys assoupie, Skikda,
Bôna/Annaba, des villes qui n'exportent plus rien.
Dans un pays peu stable, avec à sa tête un système oligarchique militaire encore moins
fixe mais suffisamment dissuasif et riche, allait exposer le pays à l'éclatement ou au danger
extérieur, au moindre signe de faiblesse du dit pouvoir. La Régence d'Alger n'aura jamais eu
pour politique, la colonisation et le peuplement du pays par l'élément turc, à l'image des cas
balkaniques (islamisation, "turquisation", déplacement et prélèvement de populations).
D'après Charles-André Julien, l'occupant se contenta d'être une "colonie d'exploitation", assez
autonome pour équilibrer pouvoir, domination et appui sur les tribus locales makhzen. En un
mot, l'entretien d'une clientèle à base tribale. Après l'échec des nombreux coups militaires
portés à la Régence par les marines espagnoles puis britanniques, l'une tentant une
"reconsquista" jusqu'en en Afrique du Nord et l'autre cherchant à se débarrasser du nid de
pirates que constituait Alger, la plupart des nations européennes maritimes monnayèrent la
sécurité de leurs navires en s'acquittant de la lezma (un véritable tribut) aux Raïs (influents
capitaines de la marine) de la Régence.
Il fallut attendre le début du XIXème siècle pour voir Alger signer un traité de paix avec
la France afin d'éviter les heurts et crises diplomatiques à répétition. Le traité est signé le 31
décembre 1801 entre le Dey d'Alger, Mustapha Pacha, et le Premier consul de France, en
l'occurrence, Louis Napoléon Bonaparte. Ce qui n'améliora en rien les relations entre les deux
pays, dans la mesure où le Dey fit jouer les rivalités franco-britanniques en matière d'octroi de
concessions de pêche. Bonaparte devenu empereur, caressait discrètement l'idée d'une
offensive contre Alger et disputer ainsi le contrôle de la Méditerranée aux Anglais, pour en
faire "un lac français".
Le développement à l'aube du XIXème siècle des puissances française et britannique
contrebalançant les prémices d'un Empire Ottoman finissant, ne manqua pas d'avoir des
répercussions sur la Régence, sur sa puissance maritime en déliquescence. Cette dernière
mettant fin à la course en 1818 sous Hassan Pacha, elle se tourne dorénavant vers l'intérieur
du pays pour maintenir un semblant d'Etat, car il fallait particulièrement assurer les entrées
fiscales qui allaient désormais lui manquer. La Régence, amputée de ses ressources lezma
109
n'hésita plus à exporter les produits agricoles du pays et commercer avec l'autre rive de la
Méditerranée.
L'administration des domaines agricoles du Dar-es-Soltan ainsi que celle des beyliks
réorganisent les modes de production agricole, se consacrant essentiellement à l'exportation
des céréales. L'Afrique du Nord retrouve timidement, mais pour la première fois depuis
longtemps, sa vocation de grenier à blé de la Méditerranée. La France, victime d'instabilité
politique, mais aussi d'une terrible sécheresse durant les années 1829-1830, deviendra grande
cliente du blé "barbaresque". Des dettes seront contractées auprès de la Régence.
2/I. 2b : Le fameux coup d'éventail prétexte à l'expédition d'Alger
C'est en effet l'événement phare que retiendra l'histoire lorsqu'il s'agira d'expliquer
l'expédition française contre Alger. Mais comme nous l'avons vu plus haut, Bonaparte ne
négligeait point la Régence dans ses visées géopolitiques. Engagé dans ses projets
"européens", la prise d'Alger ne manquait pas d'entrer dans un projet impérial plus élargi. Ce
n'était plus qu'une question de temps : après le contrôle de l'Europe, le contrôle de la
Méditerranée. L'Egypte en serait la clé de voûte méridionale.
Animosités, disputes et projets en sourdine de contrôle des voies commerciales
maritimes, n'étaient pas rares entre la France et la Régence et ce, sur fond d'espionnage
mutuel en ce début de XIXème siècle. Le coup d'éventail ne fut que la résultante ou le
paroxysme des relations houleuses existant entre les deux pays, notamment depuis la
nomination du Consul Pierre Deval auprès de la Régence. Le fait certain est qu'un différent
opposa le 27 avril 1827, le consul "affairiste"121 à Husseïn Dey (lui-même en fonction depuis
1818, Dey qui ne cessa de se plaindre auprès de Paris des agissements de Deval en ces termes:
"Les malises et les mensonges de ce consul et de tous ce qu'il me fait croire […]. Je vous
assure Excellence que je ne peux plus souffrir cet intrigant chez moi"122), au sujet de la solde
121
Cf. P. Péan, Main basse sur Alger. Enquête sur un pillage. Juillet 1830. Plon, Paris, 2005, Chihab Editions, Alger, 2006.
122
Idem, propos du Dey rapportés dans sa lettre du 26 octobre 1826 adressée au Ministre des Affaires étrangères
(S.H.A.T. 1H1). Lettre traduisant l'exaspération du Dey envers les agissements de ce Consul et le désir au plus
pressant d'Alger de son rappel par Paris, évitant de la sorte son expulsion afin de ne pas compromettre "la belle
110
La colonisation en Algérie/Kabylie
immédiate et dans sa totalité (7 millions de francs de l'époque, soit 350 millions de francs
2001, ou plus de 53,3 millions d'€uros actuels) d'une créance due par Charles X à deux grands
marchands juifs d'Alger : Bacri et Busnach.
L'accrochage mercantile devint rapidement incident diplomatique avant de se
transformer en affront international. Le blocus immédiat de la ville d'Alger est ordonné par
une France dont le régime encore fragile, s'est senti humilié. Comme nous l'explique Daniel
Rivet : "La France s'ennuie sous la Restauration. Beaucoup de jeunes gens ont le sentiment
d'arriver trop tard dans un siècle trop petit pour leur ambition. La nostalgie de l'Empire est un
ingrédient fort du romantisme."123 Le justificatif est donc trouvé pour engager une action
militaire contre une Régence qui ne brille plus, qui ne fait plus craindre tant la puissance toute relative - de celle-ci s'est tassée. Son mentor, la Porte Sublime, est dorénavant bien
lointaine. Il est vrai qu'un Dey militairement affaibli se montre désormais plus enclin au
commerce. Mais subordonné à un constant jeu d'équilibre sur le plan interne, il allait offrir la
Régence et ses dépendances africaines à qui voudrait bien - et non qui pourrait bien - la
prendre!
Les stratèges de la Restauration ne manquèrent pas d'intelligence en ressuscitant les
projets impériaux, non pas cette fois dans une optique internationale, mais pour servir un
régime naissant en mal d'assise. La prise d'Alger, loin d'être le résultat d'un affront
anecdotique sur fond de règlement de compte, fut la résultante de réflexions engagées, mais
jamais enclenchées, par Louis Napoléon Bonaparte. Récupérées plus concrètement par la
Restauration, l'engagement effectif n'est alors qu'un acte moins ambitieux, au seul service du
prestige intérieur, offrir un coup d'éclat au régime de Charles X par l'expédition d'Alger :
"Nous allons escarmoucher contre le Dey, mais la vraie et bonne guerre sera au retour"124
comme le précise clairement le Maréchal Berthier.
C'est d'ailleurs le rapport du chef de bataillon du Génie, Vincent-Yves Boutin, envoyé
en mission d'espionnage à Alger par Bonaparte, qui servit en 1827 Clermont de Tonnerre,
Ministre de la Guerre, à construire son projet de campagne. Ce sont les documents d'alors qui,
intelligence qui existe entre notre Régence et la France depuis un temps ancien et que c'est l'unique nation que
nous croyons amicale […]", voir pp. 25-26.
123
Daniel Rivet, op. cit., Le Maghreb à l'épreuve de la colonisation, p. 110.
124
Propos du Maréchal rapportés par Daniel Rivet, Idem., p. 111.
111
toujours d'actualité, serviront les militaires lors du débarquement sur la presque-île de SidiFerruch, un certain 14 juin 1830. Il ne fallait pas prendre Alger de front, par la mer, mais
passer par le Sahel et les hauteurs occidentales. Ce qui fut fait. La citadelle ou Casbah, en
aplomb et cœur politique de la cité, tomba avant la ville proprement dite au midi du 5 juillet
1830. Les Français prirent le pays sans réelles batailles, guère plus importantes que de simples
accrochages. Hussein Pacha, préférant lâcher prise et négociant les conditions de son départ,
abandonna derrière lui près de trois siècles de régence plus ou moins affirmée. Pendant ce
temps, à Paris, la Révolution de Juillet emporte Charles X. Louis-Philippe monte sur le trône.
Le 3 septembre, le Général Clauzel prend ses fonctions en tant que Commandant Général en
chef des armées d'Afrique. Alger, sous autorité provisoire française est désormais en attente
de son sort.
La Régence, future Algérie, entrait déjà par le biais de l'expédition de 1830 de plein
pied dans les affaires internes françaises. Elle allait pendant plus d'un siècle faire immersion
dans la politique intérieure de celle-ci, jusqu'à faire et défaire constitutions et Républiques.
Note sur le "Trésor d'Alger" : Selon Pierre Péan dans Main Basse sur Alger, le montant
du "trésor" de la prise d'Alger - et sa dissimulation par certains cercles gravitant autour de
la Monarchie restaurée - se monte entre 500 et 750 millions de francs 1830 - soit entre 4
et 6 milliards d'€uros - d'après les estimations du Consul britannique Saint-John, un
proche du Khaznadji (trésorier de la Régence) alors que le budget annuel de la France
s'élevait à l'époque à 950 millions de francs 1830. Officiellement, le montant de la prise
d'Alger ne dépasse pas les 48 millions de francs 1830!
2/I. 2c : Hésitations quant à l'occupation de la Régence et ses dépendances
2/I. 2c. 1/ Partir ou rester?
S'il fallut convaincre Charles X dans un premier temps du bien fondé des
conséquences politiques qu'offrirait sur le plan intérieur une victoire sur la cité barbaresque, il
fallut faire montre de ténacité et de force d'argument pour convaincre non pas le souverain en
question, mais une grande partie de la classe politique, d'occuper la Régence pour en faire une
possession française. Cette idée n'étant pas nouvelle, nous l'avons vu, relève du projet
napoléonien de domination de la Méditerranée, en faire un "lac français".
112
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le coup d'éclat au service des questions politiques internes, déguisé en affront
diplomatique à relever, s'est rapidement avéré suite au succès de l'expédition, comme une
démonstration de force à l'égard des puissances européennes. Le coup d'éventail, revigorant la
politique intérieure, transforme l'expédition en un coup de force, certes inattendu par son
ampleur, signant le retour de la France dans le concert des puissances européennes après
l'effondrement de l'Empire napoléonien.
Partir ou rester ? Telle était la question que soulevaient militaires et politiques au
lendemain de la chute d'Alger. Elle résonnait dans les esprits comme si "oui ou non, la France
entreprendra de coloniser ses nouvelles possessions du nord de l'Afrique."125 La question s'est
d'autant plus posée dans la mesure où les bataillons ne rencontrèrent sur leur passage que des
résistances sporadiques, populaires mais sans réelle envergure, accentuées en cela par
l'absence de résistance de la part des milices ottomanes. Le pouvoir d'Alger abdiquant, le Dey
négocia son départ! Il laissa la Régence entre les mains du vainqueur sans s'abstenir de lui
laisser quelques recommandations quant à la gouvernance de cette terre d'Afrique, et de ses
peuples à la soumission souvent théorique.
Le politicien français, aguerri aux frondes récurrentes de ses administrés, ne se sentaitil pas en terrain plus ou moins familier? Le militaire expérimenté tant sur le front externe que
sur le plan intérieur, ne se sentait-il pas en mesure de faire mieux que son prédécesseur
ottoman? Ces questions ne pouvaient s'empêcher de courir dans les coulisses de la Chambre
des Députés, et le débat s'engagea rapidement entre partisans de l'occupation et partisans du
simple coup d'éclat suivit du retrait. Plus tard, la monarchie d'Orléans nouvellement installée
depuis juillet 1830, prendra en charge la victoire algéroise et tranchera sur la question : elle
optera pour une occupation restreinte, limitée au Dar-es-Soltan, la province directement
administrée par le Dey déchu. Les beyliks, alors ignorés, demeuraient dans l'incertitude de la
passation de pouvoir : départ des ottomans? indépendance des tribus indigènes? invasion
française?
La Kabylie, souvent présentée étrangère à cette période de l'histoire, envoya des
troupes à la veille de l'expédition française pour défendre Alger, à la demande du Dey
Hussein. Mais celui-ci renonça à les utiliser, préférant le fait accompli et la capitulation.
125
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport du Conseiller d'Etat, Directeur général de
la colonisation, Mr. Lemyre de Vilers. Le 14 novembre 1877.
113
Certains diront que c'est par crainte de revoir les Kabyles occuper Alger une nouvelle fois et
demander des comptes aux Turcs, que le Dey préféra ouvrir les portes de la ville aux troupes
françaises, négociant la reddition, et couvrant son départ.
2/I. 2c. 2 / Occupation restreinte, progressive et pacifique ?
"L'occupation restreinte"126 a vite signifié l'envoi de sondes éclairs dans l'intérieur du
pays suivies de replis immédiats sur Alger. La méconnaissance de l'Afrique du Nord en
dehors des villes côtières alimenta aussi le doute quant à une occupation future des beyliks. La
Kabylie était encore en ce temps, une contrée quasi inconnue. Néanmoins, Oran tombera en
1831, Bône sera prise en 1832, Bougie en Kabylie, ville qui n'était plus que l'ombre d'elle
même, sera enlevée en 1833 ainsi que Blida en pleine Mitidja.
Puis, dans une logique de proche en proche aidée des coups de sondes répétés, puis
accentués par la démotivation turque, les places ottomanes tombent les unes après les autres,
rendant caduque le principe d'occupation "restreinte". Cette "restriction" s'est vite commuée
en "occupation progressive" menée par pas moins de six gouverneurs127 successivement
placés à la tête de la "Possession française dans le nord de l'Afrique"128, de 1830 à 1840.
Cependant, l'idée d'occupation "pacifique" entendue au sein de la Chambre des
Députés à Paris, sera vite démentie par la difficile prise de la capitale du beylik de l'Est,
Constantine, en 1836 (échec de l'expédition du Maréchal Valée), puis 1837. De même que
dans le beylik de l'Ouest, les colonnes françaises s'attarderont à Tlemcen et Mascara devant la
résistance de l'Emir Abdel-Kader qui, profitant du départ des Ottomans, décide de construire
un état national arabe moderne.
126
Formule employée par Guizot devant la Chambre des Députés à Paris le 20 mai 1834.
127
Il s'agit entre 1830 et 1834 de Bourmont, Chef de l'expédition d'Alger, Clauzel duc de Rovigo, Voirol et
Drouet d'Erlon. Puis de 1835 à 1840 : le Maréchal Clauzel, suivi du Maréchal Valée.
128
Ordonnance du 22 mars 1832 désignant officiellement la Régence d'Alger et ses dépendances comme
occupées.
114
La colonisation en Algérie/Kabylie
L'occupation voulue "restreinte, progressive et pacifique"129 mais encore hésitante,
sera rapidement prise de cours sur le terrain par des épisodes violents, la déconfiture ottomane
aidant, bouleversant l'équilibre fragile d'un pays alors maintenu tant bien que mal, trois siècles
durant.
Nous constatons que la précipitation des événements après la prise d'Alger et
l'instabilité politique toujours d'actualité en France, ont rendu peu lisible les intentions du
nouvel occupant de la Régence. Les hésitations allaient d'autant plus s'accentuer qu'un vif
débat gagnait en ampleur, opposant des doctrines et des intérêts contradictoires.
2/I. 2c. 3 / " colonistes" et " anticolonistes"
La fructification de la victoire sur la Régence d'Alger, puis sur celle de ses
dépendances, allait continuellement nourrir la question de l'occupation, l'associer à un débat
de fond (idéologique), et de forme (les moyens à mettre en œuvre). Les hésitations quant à
l'occupation effective allaient laisser la place à la temporisation active, c'est à dire, prendre ce
qu'il y a prendre, et ceci dans un premier temps : les cités ottomanes alors laissées vacantes
administrativement. Napoléon III revenant sur cette période de l'histoire affirme qu'une fois
l'occupation acquise "deux options contraires, également absolues et par cela même erronées,
se font la guerre en Algérie." 130
Les "colonistes", affirment que la possession constitue une occasion unique de
remédier à la perte de l'ancien empire colonial que la France n'a su sauvegarder. La future
Algérie se substituera dans leur optique à Saint-Domingue et la Louisiane. Partisans de
l'occupation totale, c'est à dire la colonisation, ils perçoivent en la possession africaine la
"nouvelle Inde française". On comprendra bien que les "colonistes" de la première heure, en
cherchant à reconstituer l'empire colonial, visaient à replacer la France sur la scène
internationale et lui asseoir de nouveaux débouchés économiques.
129
Formule explicitée par le Général Damrémont ajoutant aux propos de Guizot que l'occupation devra être
"progressive et pacifique".
130
C.A.O.M., 32L44 (Lois, décrets, arrêtés…), Lettre de l'Empereur au Maréchal duc de Magenta, Palais des
Tuileries, le 20 juin 1865.
115
Nous ne sommes pas encore en présence d'une idée claire de colonisation de
peuplement massif. Les "colonistes" restreignent encore leurs ambitions à la simple logique
des comptoirs, des débouchés commerciaux, des points stratégiques privilégiant la mobilité
économique de la France, et lui conférant un poids vis-à-vis des nations européennes
concurrentes. Il n'était en aucun cas fait mention dans leurs discours de quelconques créations
de centres de peuplement, mais d'une simple colonisation d'exploitation économique.
D'ailleurs le terme de "nouvelle Inde française" en est révélateur. Les empires des Indes ne
sont pas et n'ont jamais eu pour vocation la colonisation de peuplement, si ce n'est la création
d'une caste de riches colons, grands propriétaires terriens ou exploitants/fournisseurs de
matières premières.
Si les "colonistes" confondaient l'Afrique du Nord avec les climats tropicaux des Indes
occidentales, de la Louisiane ou de l'Egypte de Bonaparte, ils ne se découragèrent pas dans
leur conviction lorsque l'on se rendit compte que la possession africaine n'était autre que
l'écho méridional de la côte européenne. On y trouve ni épices, ni coton, ni canne à sucre.
L'intérieur des terres est même livré à la semi-aridité et au-delà, c'est le désert.
Les "colonistes" réagirent en faisant appel à l'histoire : "l'Afrique fut le grenier à blé de
Rome…". C'est à ce moment que la vision de ces derniers change et évolue de manière
notoire, exprimant clairement une approche visant le peuplement : "l'Afrique, pour changer
les prolétaires en propriétaires."131 Les termes évoluent encore pour voir en l'Algérie un lieu
d'exile en puissance pour toutes les populations à risque de métropole : du droit commun aux
faiseurs d'opinions qui secouent régulièrement la vie de la cité en ce début de XIXème siècle.
Cette fois, l'Afrique est comparée à l'Australie, le bagne ultime de l'Angleterre.
Les "anticolonistes" ne perçoivent quant à eux la question de rester ou partir d'Alger
uniquement sous un angle interne métropolitain, sans regard réel porté au vaincu. Il fallait
partir. Il est vrai que les partisans du départ craignaient davantage le renforcement du pouvoir
militaire via la possession africaine, et menacer de leur influence et légitimité grandissantes,
les libertés alors naissantes en France. L'idée d'une Afrique australienne, un immense bagne si
proche de la métropole a été de nature à inquiéter idéologues et autres opposants parisiens.
131
Thiers cité par Daniel Rivet, op. cit., Le Maghreb à l'épreuve de la colonisation, p. 115.
116
La colonisation en Algérie/Kabylie
Mais la crainte des "anticolonistes" de voir se concrétiser la présence française en
Afrique, réside davantage dans leur approche idéologique au regard de la question. Ils voient
naturellement en la colonisation l'expression et le prolongement ultime, outre-Méditerranée,
d'un capitalisme arrogant en plein essor. Ils dénoncent le libéralisme dans un siècle où la
masse ouvrière prend corps, où les questions sociales se posent de manière inédite et aiguë,
faisant volontiers irruption dans le jeu politique sur fond de lutte des classes.
Rester en Afrique signifie renforcer le pouvoir des libéraux en métropole tout en
s'acheminant vers le rétrécissement des libertés encore balbutiantes. L'Afrique voulue comme
un bagne n'est pas une simple vue de l'esprit, outre les condamnés du droit commun, elle
serait la destination privilégiée des opposants trop agités, ce qui se vérifiera sous la
Restauration mais surtout sous l'Empire…De plus, Bugeaud, nous le verrons plus loin, hostile
à la colonisation civile "libre et indépendante"132 aura des mots durs à l'encontre de celle-ci,
considérant une telle entreprise comme une réelle entrave au maintien français en Algérie car
composée d'une "population débile"133, difficile à protéger et qui "n'arriverait que très
lentement"134 à donner du résultat par son caractère individualiste, contrairement à une
démarche rigoureusement planifiée, fondée sur l'élément militaire à attacher au sol algérien.
Bugeaud laissera entrevoir la vocation première, voire l'ébauche ou l'esquisse, de ce
que signifierait la "colonisation" de la "Possession française dans le nord de l'Afrique", future
Algérie.
Les "anticolonistes", même sans constituer un rassemblement compact et homogène
d'idéologues135, voire formant un parti défini et constitué à l'instar des "colonistes", émergent
en rangs dispersés, soit de la hiérarchie militaire, soit parmi les civils de la bourgeoisie, les
négociants et autres industriels. Ils n'existaient en tant que force opposante à l'occupation de la
Régence que sous un prisme réactionnaire aux thèses "colonistes". Leurs préoccupations ne
reflétaient nullement un souci profond quant au sort du vaincu, si ce n'est un léger alibi. Ils
percevaient d'autre part les atermoiements du pouvoir quant à l'occupation une fois le coup
132
Comité Bugeaud, Le peuplement français par Bugeaud (d'après les écrits et les discours du Maréchal), Ed.
du Comité, Tunis, s. d., Sté. d'Editions géographiques, maritimes et coloniales, Paris, s. d., p. 162.
133
Bugeaud, De la colonisation en Algérie, brochure, s. éd., 1847. p. 14.
134
Idem.
135
Hippolyte Passy et le comte Xavier de Sade, principaux animateurs du mouvement.
117
d'éclat passé, comme une charge loin d'être négligeable pour le pays, toujours en proie à
l'instabilité sociale, politique et financière.
Ce sera l'armée, qui le poitrail gonflé par la victoire, fera définitivement pencher la
balance du côté de l'occupation de la Régence. C'est à partir de ce moment que la notion de
"coloniste" allait connaître de multiples interprétations. Terme largement usité jusqu'en 1870,
il désigne d'abord l'ensemble des partisans de l'occupation, c'est à dire "rester", avant de
décanter et distinguer deux grandes catégories :
1/ Les partisans de la colonisation libérale, c'est à dire l'expansion territoriale pour son
exploitation et son peuplement civil. Cette catégorie recrutera essentiellement ses
adhérents parmi les civils : les négociants, les industriels, les grands propriétaires
terriens, les nostalgiques du défunt empire colonial français des Amériques et des
Indes.
2/ A l'opposé se trouve paradoxalement la hiérarchie militaire, qui certes partisane de
l'occupation du pays, ne voie pas d'un bon œil la présence de civils et encore moins le
peuplement massif du territoire. L'armée limiterait son rôle aux opérations de contrôle.
La possession africaine devait en quelque sorte abriter un foyer militaire hors de
France.
Civils et militaires allaient systématiquement s'affronter sur la question de la
colonisation jusqu'à la chute du Second Empire en 1870. L'armée, comptant dans ses rangs
des saint-simoniens et des fouriéristes, allait donner un autre sens à la colonisation. Pour elle,
celle-ci devait, sans refouler l'indigène vaincu, adopter une attitude civilisatrice. L'élément
arabe devait bénéficier de l'apport civilisationnel français alors plus avancé. Il fallait
apprendre à l'indigène les techniques modernes et les nouveaux savoirs-faire. Les idéologues
de l'armée voyaient en ce peuple "arriéré" voire "innocent" ou "vierge", l'occasion de mettre
en pratique des idées sociales révolutionnaires jusque là utopiques.
Ces positions allaient grandement influencer Napoléon III à son accession au pouvoir
en 1850. Ce dernier, d'abord peu intéressé par la question algérienne, sera sensibilisé puis
influencé dans ses actes par Ismayl Urbain, l'arabophile, et Enfantin le saint-simonien. Il ira
118
La colonisation en Algérie/Kabylie
jusqu'à préconiser non pas l'assimilation de l'Algérie à la France, projet des libéraux, mais
plutôt créer un Royaume arabe dont il serait le sultan des Français et des Musulmans.
Le Second Empire consolidera effectivement la colonisation militaire du pays. Par sa
stabilité deux décennies durant, il procèdera à la réorganisation du pays conquis et son
recentrage sur Alger, reprenant la première ébauche d'organisation centralisée des Ottomans.
L'Empire mettra cependant un frein durable à la colonisation libérale, ou "civile". Mais le
frein avait déjà été enclenché dès 1841 par Bugeaud et son système de colonisation
militaire…
Si les "anticolonistes" refusaient jadis l'occupation de la Régence, les partisans de la
colonisation divisés plus tard en "colonistes" et "colonisateurs", voyaient l'occupation sous
deux angles opposés; Les seconds étant d'anciens "anticolonistes" reconvertis dans un
principe d'occupation "civilisatrice" de l'indigène. Les deux tendances seront encore une fois
sur le terrain en perpétuel conflit. Pour les uns, la colonisation devra se limiter au contrôle
étroit du territoire et de ses populations autochtones "en sauvegardant les intérêts des
indigènes qu'en entravant la colonisation"136, pour les colonistes, elle devra être ouvertement
expansionniste, économique et assimilationniste à la fois (appliquer à l'Algérie l'ensemble des
lois régissant la métropole) défendant froidement "que l'expansion de la colonisation ne peut
avoir lieu qu'au détriment des indigènes."137
Sans nul doute, les militaires méfiants, entretenaient sous l'Empire la crainte de voir la
possession africaine devenir une nouvelle Amérique aux portes de la métropole. L'inquiétude
serait de voir l'Algérie se transformer en force civile assez puissante pour gagner en
autonomie politique et économique. De plus, une colonie libérale aura tôt fait, dirait-on, de
vouloir se séparer de la mère partie ceci d'une part et d'autre par, les militaires voyaient en la
colonie un terrain d'expression les mettant en situation de force vis-à-vis de Paris. Le conflit
entre militaires et civils trouverait donc sa raison principale dans l'influence que pourrait
chacun entretenir au sein des équilibres du pouvoir métropolitain. L'Algérie en serait l'outil,
un instrument de prime importance dans le jeu politique, compte tenu des richesses et des
dividendes attendus.
136
C.A.O.M., 32L44 (Lois, décrets, arrêtés…), Lettre de l'Empereur au Maréchal duc de Magenta, Palais des
Tuileries, le 20 juin 1865.
137
Ibidem.
119
La question, "rester ou partir ?", s'avérait entièrement tributaire des préoccupations
internes de Paris : troubles récurrents, révolutions se succédant. Chaque pouvoir assuré d'une
certaine assise ne formulait désormais plus la question "rester ou partir ?", de la même
manière, mais glissait insidieusement son approche vers l'affirmation de rester. La nouvelle
question s'articulait davantage autour des modalités mêmes d'une occupation acquise,
autrement dit : comment rester ?
Ismayl Urbain que la littérature nous présente comme "anticoloniste" était, et se
considérait lui-même, comme "colonisateur" : "Il se bat pour que la France fasse œuvre de
civilisation en Algérie et non pas pour qu'elle abandonne les Algériens."138 Bien entendu, le
"colonisateur" est ici l'ex-coloniste, partisan de l'occupation de la Régence non pas dans un
but mercantile d'exploitation matérielle et humaine, mais il se range parmi les faiseurs de
civilisation, les protecteurs des indigènes. Une nuance alors de taille au sein même de la
famille des "colonistes".
On devient "colonisateur" distinct du "coloniste" lorsque l'on se préoccupe du sort de
l'indigène en tant qu'individu et collectivité(s). Un sort qui prime sur l'économie d'expansion
et tranche avec la politique coloniale de peuplement européen. Chez le "coloniste" de la
première heure, l'indigène est nié, refoulé.
138
Michelle Levallois, préface de l'ouvrage : L'Algérie française, indigènes et immigrants, Ismaÿl Urbain, rééd.
Document/Archive, s. l., 2002, p. 40.
120
La colonisation en Algérie/Kabylie
2/II Objectifs généraux de colonisation
2/II. 1 : La colonisation en général : des objectifs en amont
Toute colonisation obéit à certains objectifs plus ou moins explicites voire définis en
amont. Une conquête se justifie généralement par des besoins d'expansion, d'acquisition de
richesses, notamment celles du vaincu. Une fois installée, la colonisation nous renvoie aussi à
un désir de marquage du territoire conquis. Il faut imprimer à ce dernier ses propres repères,
ses propres modes de fonctionnement et d'organisation. Il faut y reproduire, mais dans
l'urgence de l'histoire, les référents politiques, économiques et enfin sociaux de la mère patrie.
Pour cela, une démarche en amont, des plans de conquête et d'occupation prédéfinis et
pré-pensés sont mis à l'étude, avec plus ou moins de détails dans une ébauche déjà explicite.
Certaines adaptations nécessaires quant aux conditions locales, pas toujours prévues,
apportent le cachet, l'originalité du plan colonial. A cet effet, le territoire, la ville et les bourgs
coloniaux, les éléments physiques les plus visibles, sont d'abord issus de la théorie avant d'être
déformés, adaptés aux réalités du terrain.
Le plan colonial (qu'il soit territorial, d'exploitation économique, urbain, de
peuplement…), sans se renier, s'adapte et évolue sur un territoire perçu vierge. Certaines
parties de ce plan s'avèrent non viables et se meurent sur site. Le tâtonnement est de ce fait
une constante de la colonisation, contredisant ainsi un fait trop hâtivement présenté
monolithique. Le plan colonial s'applique au terrain, d'abord par la formulation d'idéaux, puis
l'expérimentation de spécimens, ensuite par l'application de modèles peu à peu construits sur
l'expérience locale. Pour ne citer que l'expérience européenne moderne, le modèle espagnol
est "formulé dès 1573 dans la loi des Indes, impliquant la création de villes selon un système
précis - en l'occurrence régulier - d'urbanisme."139 Les déformations ne sont que postérieures
aux applications et les hésitations ne sont que la résultante, a posteriori, des compromis.
Mais qu'en est-il des objectifs de la colonisation française en sa possession nordafricaine ?
139
P. Pinon, La ville européenne outre-mers : un modèle conquérant? (XVème - XXème siècles), s. dir. C. Coquery-
Vidrovitch et O. Goerg, l'Harmattan, Paris, 1996, pp. 27-28.
121
2/II. 2 : La conquête et l'occupation de l'Algérie, des objectifs jamais définis au
préalable, mais s'affirmant avec le temps : le peuplement et l'agriculture
Si les incertitudes et les tâtonnements quant à l'occupation française du territoire furent
après coup définitivement fixés, les modalités d'occupation ou de colonisation allaient se
poser de manière récurrente tout au long du XIXème siècle. Il fallait dans un premier temps
expliquer le choix de rester dans le pays, puis développer les objectifs d'une occupation, qui
manifestement s'improvisait à partir de 1834 comme le possible prolongement de l'ancien
empire colonial. L'Algérie allait incarner ce renouveau. Son vaste territoire servirait de
support à une domination d'abord militaire puis à l'exploitation économique, avant de se voir
destiné au peuplement européen, suivant deux logiques s'affrontant entre sécurité militaire et
rentabilité économique.
De ce fait, l'occupation du pays, celle qui allait en grande partie justifier le peuplement
européen, s'est continuellement basée sur l'idée de mise en valeur du sol. Certains ont tôt fait
de rapprocher la présence française en Afrique du Nord de l'antiquité romaine, cherchant à
rendre, dans la mesure du possible, la prospérité agricole à cette ancienne province impériale
alors livrée à elle-même et à la déchéance sous la domination ottomane.
Cette mission toute symbolique doit être comprise dans le sens d'une profonde
occupation territoriale, voire la reconstitution d'un terroir franco-latin légitime, sachant les
provinces d'Afrique le fameux grenier à blé de Rome. Ce rapprochement d'avec l'antiquité
provient des "colonistes" de la première heure, qui après les projets farfelus de culture du
café, coton et autres canne à sucre, optèrent pour la culture du blé à grande échelle lorsqu'il
fut établi que l'Afrique du Nord n'était pas la Louisiane sur le plan climatique et encore moins
l'Egypte nilotique.
Outre le blé, l'idée même du travail de la terre se mua en valeur plus générale et
systématique, un leitmotiv, comme le rappelle encore la littérature du Gouvernement Général
de l'Algérie, à la veille du centenaire de la colonie : " Ce qu'il importe par-dessus tout, c'est la
poursuite de la mise en valeur du sol. De grandes étendues sont encore incultes et aux mains
122
La colonisation en Algérie/Kabylie
des indigènes qui ne les exploitent que d'une manière superficielle, selon des méthodes
primitives et au moyen d'un outillage rudimentaire."140
Enfin, l'aventure coloniale algérienne, vacillante au départ et ne se bornant qu'à
quelques prises littorales, Alger, Bône et Oran, ne prit réellement forme que par le fait
accompli, le prétexte défensif avant la possession. En effet, "sauvegarder l'honneur du
drapeau"141, fut la première motivation de l'occupation après l'exploit de la conquête. La
colonisation effective ne fut qu'une improvisation.
Et l'improvisation allait signer la politique française coloniale en Algérie jusqu'à l'aube
du XXème siècle. Indécisions, tâtonnements prolongés, politiques centralisées jamais
finalisées, focalisation sur le foncier et multiplicité des textes législatifs (parfois
contradictoires), allaient caractériser la colonisation française en Algérie, oscillant sans cesse
entre spécificité locale et assimilation à la France, sans compter avec les interférences
sociopolitiques internes à la métropole.
Cette colonisation assise sur une occupation presque inopinée dans la mesure où "les
événements eux même décidèrent de la conquête"142, nous renvoie vers une image inverse de
ce que l'on se représente généralement de la colonisation : image d'un système d'occupation et
d'organisation politique - et donc spatial - rarement improvisé, souvent présenté par
l'historiographie spécialisée - ou par effet de clichés - comme homogène, savamment
orchestré, planifié, voire harmonieux car issu d'un savoir-faire technique maîtrisé et
prédéterminé, dont le fruit in situ serait la répétitivité et "la similarité des plans"143 urbains.
La prise de la Régence d'Alger, fondée sur une politique d'abord destinée à l'opinion
intérieure française, puis la conquête quasi-accidentelle de ses dépendances, allaient signer la
particularité de la colonisation française de l'Algérie : fluctuations chroniques et vision
projective d'ensemble compartimentée (notamment sur le plan chronologique). Les avancées
140
Publication du Gouvernement Général de l'Algérie (G.G.A.), La colonisation en Algérie, 1830-1921, Pfister,
Alger, 1922 (Exposition nationale coloniale de Marseille), p. 7.
141
Idem. p. 4.
142
Ibidem.
143
P. Pinon, op. cit., La ville européenne outre-mers : un modèle conquérant? (XVème - XXème siècles), p. 28.
123
et reculs répétés de la colonisation, voire son arrêt, témoigneront de cet état à cadences
variables, dont la matérialisation sur l'espace physique ne manquera pas d'être paradoxalement
lisible de par l'homogénéité des plans urbains.
Pour conclure, ce sont les textes publiés à la veille du centenaire de l'Algérie qui
allaient, les premiers, à partir de synthèses historiques justifiant et glorifiant "l'œuvre
française", nous fournir une vision charpentée, rigide, mais orientée, de la colonisation
française en Algérie. L'aspect improvisé en sera gommé au profit d'une action rapportée
comme concertée, planifiée et continue dans le temps, même si l'on reconnaissait le caractère
presque involontaire de l'occupation. Il s'agissait ici de masquer, peut-être, l'illégitimité de
celle-ci et d'autre part, mieux souligner le succès de l'action coloniale a priori involontaire,
accentuant ainsi la supériorité civilisationnelle et technique de l'occupant.
Cette littérature abondante mais acquise à la colonisation, rassemble des textes initiés
et malheureusement soumis à la propagande du Gouvernement Général des années 1930. La
situation algérienne en cette période n'était pourtant pas des plus reluisante. Celle-ci
connaissait une crise économique et sociale sans précédent : pauvreté criante de l'indigène au
côté d'un petit peuple européen guère plus riche - hormis en droits - et ce, contrairement à ce
qui a été souhaité sous la colonisation dite "civilisatrice".
Seuls les grands colons, propriétaires terriens issus des politiques latifundiaires des
années 1830 (puis dans une moindre mesure sous le Second Empire), et quelques grands
exploitants industriels, affichaient une prospérité ostentatoire, voire classique dans la
civilisation coloniale. Certains historiens qualifièrent l'époque crispée des années 1930,
comme le levier qui allait définitivement mettre l'Algérie sur la voie de la précarité et du sousdéveloppement modernes, dans un cycle chronique de pauvreté annonçant la fin funeste et
l'échec de la colonie de peuplement.
124
La colonisation en Algérie/Kabylie
2/II. 3 : Officialisation de la colonisation : de la "Possession française du Nord de
l'Afrique" à "l'Algérie"
Les hésitations et "l'incertitude qui règne sur toutes choses"144 quant à l'occupation du
territoire n'empêchèrent pas d'officialiser la présence française sur le sol africain et donner à la
possession une personnalité politique. Si la conquête progressive, par à coups, selon un
principe improvisé, ne donna pas de sens encore à la colonisation, les prémices, ou du moins
la volonté à peine esquissée d'une occupation durable, se révèle à travers une certaine
détermination dans la manière de nommer la colonie.
Si l'ordonnance du 22 mars 1832 nomme officiellement la Régence d'Alger occupée
"Possession française dans le nord de l'Afrique", on parle encore "d'établissement français sur
la côte septentrionale d'Afrique" à l'égard du territoire comprenant les villes portuaires
conquises en sus d'Alger. Ce n'est qu'en 1838 que le mot "Algérie" apparaîtra et ce, dans une
correspondance officielle du Maréchal Soult ministre de la Guerre, adressée au général Valée.
Ce terme nouveau faisait suite aux pénétrations françaises, davantage en profondeur dans les
territoires dépendants de la Régence, mais aussi et surtout, après la prise de Constantine et par
conséquent, l'entrée sous contrôle français de l'immense ensemble de l'ex-beylicat de l'Est,
dont Constantine en était la capitale politique et Bône le port.
De 1830 à 1839, sur près d'une décennie, le pays conquis présentait un territoire
morcelé et discontinu. Seuls les villes littorales d'importance et le Sahel algérois (ou Dar elSoltan) relevaient effectivement de l'administration française. Ces possessions semblaient
davantage relever des premiers comptoirs coloniaux européens aux Indes, qu'une véritable
colonie (économique de peuplement) à rapprocher des Caraïbes et de la Nouvelle France.
La prise définitive de Constantine en 1839, la reddition plus tard en 1847 d'un Emir
Abdel Kader tentant de construire un émirat dans l'ex-Beylicat de l'Ouest, et enfin la chute de
Médéa commandant le beylicat du Centre, eurent pour conséquence la prise de conscience de
l'armée française de l'existence d'un vaste territoire, découpé administrativement et dont le
centre de commandement - et ce pour la première fois dans l'histoire de l'Afrique du Nord en
144
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport du Conseiller d'Etat, Directeur général de
la colonisation, Mr. Lemyre de Vilers, au Gouverneur Général Chanzy. Le 14 novembre 1877.
125
général et du Maghreb central en particulier - fut Alger, même si le pouvoir ottoman
n'engendra qu'un embryon d'Etat centralisé.
L'installation des Français dans la ville-capitale et le stationnement des armées de terre
et de la marine en ses fortifications, allaient naturellement reconduire cette organisation
centrifuge depuis Alger. C'est de cette cité que les ordres seront donnés pour lancer des
attaques et des raids éclairs vers l'intérieur, et c'est vers ses murs que les replis seront
ordonnés, du moins durant les trois premières années qui suivirent l'expédition du Général de
Bourmont.
Un territoire (sans le Sahara) dont l'étendue équivaut à celle d'une grande partie de la
France ne manqua de donner conscience aux nouvelles autorités d'Alger de maintenir
l'organisation depuis cette place forte, idéalement située. Et c'est ainsi que le Maréchal Soult
sera, selon certains observateurs, le premier à donner à l'ensemble des beylicats dépendants
d'Alger, le nom de "Algérie" dans ses correspondances officielles. L'Ordonnance du Roi des
Français n° 7654 de 1838 sur "L'administration Civile de l'Algérie" viendra implicitement
baptiser, où officialiser le nom "Algérie" en remplacement des vagues "Possessions
Françaises dans le Nord de l'Afrique". L'Algérie donnera ainsi corps administrativement aux
territoires beylicaux restructurés, signant de ce fait l'investissement durable et formel de la
France en ce pays. De cette période à 1870, comme le relève Daniel Rivet, la France allait se
chercher dans cette vaste Algérie encore mal déterminée, en multipliant les expériences "très
contrastées qui laissent en suspens le statut de l'ancienne régence turque."145
Enfin, il est à noter qu'outre la prise de Bougie et de Dellys, la Grande Kabylie dans
son ensemble demeurera à l'écart des avancées françaises, occupées qu'elles étaient à
contourner le lourd massif du Djurdjura, suivant les trajectoires anciennes usitées par les
Turcs ainsi que leurs prédécesseurs. Il faudra attendre 1857 pour voir se concrétiser les plus
sérieuses percées militaires vers le Djurdjura, non pas dans une simple optique exploratoire,
mais dans celui de sa conquête. L'enclave kabyle, quasi-indépendante, constituait
objectivement une menace pour les possessions françaises limitrophes et offrait "l'asile de ses
hautes montagnes à tous les réfractaires et à tous les délinquants"146 pour quiconque
projetterait de s'attaquer aux territoires colonisés.
145
Daniel Rivet, op. cit., Le Maghreb à l'épreuve de la colonisation, p. 123.
146
Op. cit., Le livre d'or du Centenaire de l'Algérie, 1830-1930, p. 65.
126
La colonisation en Algérie/Kabylie
Remarque sur le nom "Algérie" : Le nom "Algérie" apparaîtra cependant pour la
première fois dès 1831, sans connotation officielle et ce, à deux reprises dans
l'ordonnance royale datée du 1er décembre 1831, instaurant l'Intendant Civil d'Alger.
Le Bulletin des Lois n° 609 publié le 31 octobre 1838, sera plus explicite en la matière
par l'annonce, pour la première fois, officielle, de l'utilisation du nom "Algérie" en lieu
et place des appellations à rallonge usitées jusque là : "Possessions Françaises dans le
Nord de l'Afrique" succédant à "Ancienne Régence d'Alger" (Wilayat el Djazaïr). Le
terme ne se généralisera effectivement dans les correspondances et publications
officielles qu'avec la Loi du 15 avril 1845 désignant le Tell, à l'exclusion du Sahara,
comme étant le territoire à dénommer Algérie. La même loi mentionnera officiellement
le Maréchal Bugeaud comme Gouverneur Général de l'Algérie, rectifiant ainsi les
termes de sa nomination du 29 décembre 1840 en tant que Gouverneur Général des
Possessions Françaises dans le Nord de l'Afrique.
A ce propos voir le site www.piedsnoirs-aujourd'hui.com/scandDZA.html, au sujet du
contentieux toujours d'actualité sur le statut "d'Algérien", désignant à l'origine les
Européens natifs de l'Algérie française (de l'appellation "nouveau peuple algérien"
donnée dans les discours du Maréchal Bugeaud au sujet de la colonisation et du projet
de formation d'une nouvelle population française européenne faisant souche dans la
colonie par l'immigration). Mais aujourd'hui, les rapatriés d'Algérie, et Français de
nationalité, sont administrativement immatriculés (passeport) "DZA" et non "FR",
suivant la nomenclature des abréviations internationales actuelles; "DZA" faisant
référence à "El-Djazaïr", code international officiel et appellation de l'Algérie
indépendante. Les Pieds-Noirs demeurés en Algérie ayant adopté la nationalité du pays
indépendant se considèrent quant à eux toujours comme Algériens.
2/II. 4 : L'Algérie, colonie de peuplement ou l'Amérique en Afrique
La conquête algérienne fut régulièrement présentée au cours de son histoire comme le
prolongement d'une part, de la France en Afrique, mais d'autre part, comme la continuation
dans le temps, de l'expérience coloniale française en Amérique du Nord. Celle-ci dût
brusquement s'achever en 1803 avec la vente de la Louisiane aux Etats-Unis nouveaux nés.
Si l'occupation restreinte des débuts signait une colonisation drainant une immigration
limitée avec la création d'un front littoral de comptoirs maritimes, secondé par un arrière pays
agricole de faible étendue, la colonisation de peuplement, massive, fut initiée conséquemment
à l'arrivée à titre privé des premiers immigrants. La colonisation par le peuplement civil fut
par la suite relayée et officiellement réglementée par l'Administration (notamment par
Clauzel), qui l'encourageant, insista sur le fait que "de toutes les grandes colonies de
peuplement, pas une n'est en effet, à proximité de la Mère Patrie. Distante de 7 à 900 km des
127
côtes de France, l'Algérie n'a jamais été à plus de quelques jours, […]; rien n'est si facile non
plus que d'en revenir."147
L'insinuation faite à l'éloignement des "colonies de peuplement", c'est à dire les
Amériques, Australie, Argentine ou Afrique du Sud, illustre bien la place donnée à l'Algérie :
hisser cette dernière au même rang que ces vastes terres lointaines à même d'enflammer
l'imaginaire. Indubitablement, des avantages sont alors présentés pour plaider en faveur de la
colonie nord-africaine, de loin la plus accessible et la plus familière, et peut être la moins
dangereuse.
Dans la foulée, on aura "beaucoup écrit sur l'Algérie, et cependant en France on
connaît très peu ce beau pays"148 et M. de Peyerimhoff de tempérer en 1893 ces assertions
exagérées, en rappelant à juste titre les "proportions restreintes de l'Algérie par comparaison
avec les énormes réserves des grandes colonies de peuplement."149 En effet, il retire sur les
479.000 km2 de l'Algérie du Nord (chiffres arrêtés en 1905) 150, à peine 100.000 km2 de terres
cultivables à l'européenne, soit le cinquième du territoire cultivé en France!
Il avance pour la même époque les chiffres sans communes mesures des "pays neufs",
à savoir les 7.700.000 km2 des Etats-Unis, dont le tiers est estimé cultivable, soit 2.600.000
km2! Les six provinces australiennes totalisent 950.000 km2 de terres aliénées et cultivées sur
une superficie similaire à celle des Etats-Unis, tandis que la Couronne britannique possède en
réserve près de 600.000 km2 (sans doute pas tous cultivables). L'Argentine compte à son tour
2.700.000 km2 alors que plus d'un million sont considérés cultivables contre à peine 100.000
km2 mis en valeur…Cela renvoie à une réalité algérienne bien modeste, contrée déjà bien
peuplée - mais à peupler - où il se disputera de manière continue l'appropriation des 100.000
km2 de terres arables, alors que le pays atteindra la superficie trompeuse des 2.381.000 km2
(9/10ème constituent le désert).
147
148
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, p. 5.
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Jules Maistres, membre correspondant à la
chambre de commerce de Montpellier, manuscrit daté simplement de 1877, Direction de l'Intérieur, intitulé
"L'Algérie".
149
M. de Peyerimhoff, Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à 1893, réed. Comité
Bugeaud, Tunis/Paris, 1928, p. 7.
150
Avec la conquête du Sahara, la superficie de l'Algérie atteindra les 2.981.000 km2, ce qui ne changera en rien
la superficie des terres cultivables.
128
La colonisation en Algérie/Kabylie
L'idée-mirage du peuplement européen en Algérie remonte quant à elle à l'année
1833151, aux premiers "colonistes" qui s'aperçurent que la simple colonisation économique
d'un pays méditerranéen n'avait guère de chance de prospérer à l'image des colonies tropicales
du Nouveau Monde. C'est ainsi que ces derniers, misant sur l'agriculture à grande échelle,
s'agissant du blé, proposèrent l'envoi en Algérie du surplus de la population de France pour
subvenir aux besoins de la tâche agricole ainsi projetée. On comprendra dès lors que la
colonisation de peuplement scellait d'emblée son destin avec celui de l'agriculture. L'avenir ne
démentira pas cette option, bien au contraire, elle ira s'affirmant jusqu'à l'indépendance du
pays.
Les premiers colons, ouvriers-agricoles, s'établiront librement à proximité des
garnisons algéroises, dans le Sahel et dans la partie sécurisée de la Mitidja. Il s'agira dans un
premier temps d'aventuriers recherchant fortune, suivis des colons aux "gants jaune", embryon
du peuple colonial qui réussit à obtenir dès le début de l'occupation, certaines terres et
domaines du Fahs algérois, ou bien dans la plaine oranaise. L'Administration se cherchant
encore, ces derniers profitèrent des vides juridiques pour s'imposer et se constituer un
patrimoine foncier important.
Ce sera d'ailleurs ce désir de peuplement agricole particulièrement prononcé qui d'une
part, engagera l'Etat dans une politique officielle de colonisation et d'autre part, influencera la
perception qu'aura tant l'Administration que le grand public, sur la réussite ou non de la
colonisation elle-même. En effet, études et statistiques auront sans cesse lié agriculture et
colonisation, au point d'assimiler le colon au stricte propriétaire terrien. Ces mêmes études
tireront la sonnette d'alarme ou lèveront le poing triomphant à mesure que la production
agricole progresse ou non. Le progrès de la colonisation doit être compris ici comme le succès
du peuplement.
151
Suite à l'invitation en 1833 par le Maréchal Soult, Ministre de la Guerre, d'une commission formée de pairs de
France chargée d'étudier la question du maintien de la France en Algérie et des modalités de colonisation. Si la
Commission fut unanime quant à l'occupation définitive de la Régence, chacun des membres de la commission
rédigea son rapport dans lequel il exprima les différentes manières de se maintenir dans le pays, notamment par
l'immigration française massive.
129
La création de centres, à comprendre aussi centres de peuplement européen (Européen
étant au départ synonyme de Français), s'est révélée être le corollaire de cette politique
démographe, politique qui deviendra rapidement le leitmotiv et la grande constante, pour ne
pas dire l'obsession, du Gouvernement Général, au moins jusqu'en 1930.
Mais le peuplement du pays n'a pas toujours été à la hauteur des attentes. Victime de
politiques volontaristes, de jugements faits à la hâte, la greffe agricole ne s'est pas opérée telle
qu'attendue dans les débuts. Du coup, l'échec d'un peuplement agricole français avait pour
conséquence directe la remise en question des fondements de la politique même de
colonisation. Le peuplement des villes par un apport de population non agricole, non pas
uniquement française mais le plus souvent "étrangère", européenne, suscitait la méfiance des
autorités au point, dans un premier temps, d'endiguer cette immigration sauvage, avant de se
résoudre à la canaliser au bénéfice d'un peuplement européen (Européen ne se réduisant plus à
Français) capable de faire masse contre la présence autochtone. On ne parlera plus de
population ou immigration française, mais désormais de peuplement européen au sens large
du terme.
Il faudra attendre l'arrivée de Bugeaud à la tête du Gouvernement Général en février
1841, pour voir lancer la première politique officielle de peuplement alors sérieusement en
discussion à la Chambre des Députés. Un vaste ensemble de villages à créer est imaginé "dans
la perspective du Gouverneur pour le peuplement, pour compenser le dépeuplement"152. Le 17
Décembre 1841, le Maréchal duc de Dalmatie et Ministre de la Guerre (Guyot) forme une
commission spéciale afin d'étudier la question qui devra déboucher sur un système basé sur
l'appel en Algérie d'une population active et industrieuse, en même temps que des capitaux. Il
s'agit là des premières initiatives planifiées étatiques et de prise en charge des immigrants,
depuis leur départ de métropole, leur acheminement et leur installation en Algérie.
Mais l'initiative ne rencontra guère d'échos favorables auprès de la population visée si
bien que Bugeaud, dans la lignée des "colonisateurs" de la première heure, pensait d'abord
l'Algérie comme une terre de substitution pour les détenus de droit commun, ou autres
opposants perturbateurs mais non au peuplement massif. Il se ravisera rapidement en faveur
d'une colonisation plus "propre" du pays, notamment par la fixation de ses soldats sur la terre
conquise par l'armée. Il reprenait ainsi la tradition romaine déjà en vigueur en Afrique,
152
P. Pinon, op. cit., La ville régulière. Modèles et tracés, p. 126.
130
La colonisation en Algérie/Kabylie
consistant en l'octroi de terres aux soldats vétérans et leur installation dans des centres urbains
de droit romain.
Le Maréchal Bugeaud pensait faire de l'Algérie une terre à peupler de soldats rendus à
la vie civile. Pour cela, il expérimenta plusieurs méthodes successives à même de fixer la
population ciblée : les soldats libérés (mais ces derniers s'en retournaient vite en leurs
campagnes), les soldats en fin de service dit libérables sous conditions d'établissement, etc.
Sur le plan territorial, il prévint la construction, sur dix ans, de 35 villages dans le Sahel
algérois. Nous verrons plus loin les modalités du système ainsi mis en place en terme
d'occupation spatiale : le système dit Bugeaud. Mais cette politique de peuplement militaire se
solda par un échec, et exacerba le gouvernement à Paris qui conduisit le Maréchal à la
démission en 1847.
Peu après, dans une hésitation grandissante et agissant dans l'urgence, l'Administration
case en Algérie près de 20.000 parisiens, les émeutiers de 1848, victimes de la fermeture des
Ateliers Nationaux. Ce fut le premier cas officiel "d'importation" massive de population
française civile : "la Colonisation Agricole" inspirée des principes énoncés par le Père
Enfantin. Les premiers ouvriers embarqués sur "d'immenses radeaux amarrés au quai de
Bercy"153 se virent accueillis dans des villages (43) créés par Lamoricière alors Commandant
en chef de la province d'Oran. Les premiers immigrants furent installés à Saint-Cloud, après
avoir traversé la Méditerranée "sous la conduite du capitaine du Génie Chaplain, appelé à
diriger les travaux d'installation du village et d'un père de famille sur chaque bateau."154
Le coup d'Etat de 1852 allait perpétuer l'exile massif des gêneurs vers l'Algérie, les
"transportés", concernant cette fois-ci ceux qui se sont élevés contre l'instauration du Second
Empire. Mais plus de 6500 personnes "transportées" seront amnistiées en 1859. Elles s'en
retourneront en France.
Enfin, toutes les solutions encourageant une immigration française massive,
autoritaires soient-elles, eurent l'oreille attentive de l'Administration. La colonie fut le
réceptacle jusqu'en 1852 des projets utopistes ou caritatifs (les 50.000 garçons et 50.000 filles
153
A. Bernard, op. cit., Histoire de la colonisation française. De l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie, ouv. coll., Livre II, p. 281
154
Idem.
131
constituant le contingent des "sans familles") désireux peupler le pays et construire une
société sur de nouvelles bases. De même que le Ministère de la Guerre songea à fonder 86
colonies expérimentales devant accueillir pauvres et orphelins de France.
On imagina toutes sortes de solutions pour déclencher l'immigration massive et rapide,
y compris en faisant appel à des compagnies financières qui se baseraient sur "la lie des
populations agricoles, c'est à dire, les fainéants, les vicieux, qui restent sans emploi dans leur
pays"155 comme le préviendra Bugeaud. Comme nous l'avons déjà signalé, l'Algérie avait
pour modèle l'Australie, l'Amérique des débuts, territoires permettant le dégrèvement des
populations laissées à la marge de la société industrielle naissante.
Après la défaite de Sedan et la chute du Second Empire, les sociétés Genevoises ou
celle des Alsaciens-Lorrains demeurés français allaient garantir un nouvel apport en
immigrants venus de métropole. Toujours pour les besoins de la colonisation agricole, sont
créés en Algérie, sur l'initiative de ces sociétés, des villages à même d'accueillir les
immigrants tant attendus. Depuis le Maréchal Bugeaud, l'Etat n'eut de cesse à chercher le
contrôle et l'organisation de l'immigration, soulevant l'ire des libéraux, partisans de la
colonisation à la mode anglo-saxonne. Les échecs successifs du peuplement planifié ne
manquèrent pas de donner de la voix à ces derniers. La colonisation officielle - elle rétorquait par l'échec du libre peuplement français en Louisiane, qui ne permit pas d'asseoir la
puissance française outre-Atlantique.
Mais il y a un fait important que l'ensemble des partisans du peuplement du pays
omettaient trop rapidement d'évoquer, dans leur conviction de faire de l'Algérie le Nouveau
Monde qui manquait à la France. Comme le souligne Emile Larcher, l'Algérie n'est pas un
pays vide, mais un pays plein156, peuplé depuis fort longtemps où "l'Européen ne peut se
substituer à l'Indigène qui est le véritable paysan du pays."157 Alexis de Tocqueville souligne
quant aux mœurs autochtones davantage supposées que constatées, que "nous n'avons pas
tardé à découvrir que les populations qui repoussaient notre empire n'étaient point nomades,
comme on l'avait cru longtemps, mais seulement beaucoup plus mobiles que celles
155
Bugeaud, op. cit., De la colonisation en Algérie, p. 18.
156
Cf., E. Larcher, Traité élémentaire de législation algérienne, Troisième édition, 3 tomes, Arthur Rousseau,
Paris, 1923.
157
Ismaÿl Urbain cité par Michel Levallois, préf. L'Algérie française, indigènes et immigrants, p. 17.
132
La colonisation en Algérie/Kabylie
d'Europe."158 Pendant ce temps, E. Carrey rapporte dans sa description de l'expédition de
Kabylie de 1857, que les pentes kabyles intensivement travaillées font de ses habitants de
véritables "fourmis"159 et E. Daumas de constater "de toute part dans cette immense ruche
humaine que l'on appelle Kabylie, on rencontre ou le travail qui féconde ou l'industrie qui
enrichit."160
Le débat sur le peuplement ne fut pas aussi vif que celui qui opposa partisans de la
colonisation et partisans du départ. L'option peuplement fut acquise dès l'occupation décidée,
admise et projetée sur le sol algérien. Si l'idéologie/stratégie de l'époque opinait qu'il faillait
peupler pour se maintenir, c'était résolument feindre ignorer la présence indigène, tant urbaine
que rurale, considérant qu'une grande partie des tribus soumises ne vivait que sur des terres
appartenant au beylik, le domaine ottoman et donc de revient à la France. Albert de Broglie
prévenait que "l'Algérie telle qu'elle nous est tombée en partage, n'était pas un pays inhabité,
mais un pays mal habité, ce qui est différent pour toute chose, surtout pour la colonisation"161,
il ne fallait donc pas de facto considérer le pays comme vierge.
Qu'à cela ne tienne, la chute du régime militaire parallèlement au régime impérial
aidant, le discours sur le peuplement du pays s'intensifia après 1871, pour devenir le point de
fixation des gouvernements généraux successifs cherchant à compenser les limitations
passées, jusqu'à la précipitation des décisions. Dans son "Programme Général de
Colonisation" pour 1878-1888, le Gouverneur Général Chanzy affirmait que "de toutes les
questions intéressant l'Algérie, la principale est sans contredit, la colonisation"162, l'assimilant
sans ambages à "un peuplement européen, sérieux et nombreux"163, faisant fi des
recommandations de ses prédécesseurs face à la disponibilité réelle des terres livrables à la
colonisation suite au séquestre de 1871.
158
Alexis de Tocqueville, Seconde lettre sur l'Algérie, 1837, 1ère éd., 1838 in La Presse de Seine-et-Oise, rééd.
Mille et Unes Nuits, s. l., 2003, p.44.
159
E. Carrey, Récits de Kabylie, la conquête de 1857, 1ère éd. M. Lévy, Paris, 1858, rééd. Epigraphie, Alger, 1994.
160
Général E. Daumas, op. cit., La Kabylie, p. 56.
161
A. de Broglie cité par Ismaÿl Urbain dans, op. cit., L'Algérie française, indigènes et immigrants, p. 72.
Propos tirés de : Une réforme administrative en Algérie, p. 41.
162
C.A.O.M., 32L40, Lettre du Gouverneur Général Chanzy au Préfet, Alger le 15 février 1875.
163
Idem.
133
La rencontre au départ, de populations souvent nomades ou transhumantes, ou encore
asservies au domaine beylical, forgea le sentiment général, chez les hommes politiques civils,
de virginité du territoire algérien, parallèlement à la tradition qui faisait de l'Afrique du Nord
"le grenier à blé de Rome". Il fut, de manière erronée, accordé à cette contrée le statut
d'espace infini réservé aux grandes cultures et vides de populations, malgré la problématique
concrète et récurrente d'acquisition des terres. Et c'est dans cette myopie que la décision de
peupler la Kabylie après 1871, fut prise dans un certain automatisme, sachant pourtant
pertinemment que la région représentait l'archétype de la société sédentaire nord-africaine,
dense et vivant dans la promiscuité, pratiquant majoritairement la propriété foncière privée et
la culture intensive.
La région était déjà à l'époque aussi abondamment peuplée que la Belgique et
Bugeaud, déjà hostile à l'établissement de civils sous son mandat, ne démentait pas les propos
d'Alexis de Tocqueville lorsque celui-ci affirma que la colonisation civile "ne peut se poser
dans l'Atlas, où les Kabyles nombreux et très belliqueux n'ont pas assez de terres cultivables
et sont obligés, pour subsister, d'aller travailler et récolter dans le pays des Arabes. Il faudrait
donc que la colonisation civile passa au-delà des monts, dans les plaines et les vallées du
versant sud."164
A ce propos, le sentiment du Gouvernement Général demeura en l'état dans la
publication des résultats de la colonisation entre 1830 et 1921, en ce qui touche à la politique
de peuplement (virginité et disponibilité du territoire) : "Il y a bien plus de différences entre la
Flandre et la Provence qu'entre le sud de la France et le Nord de l'Afrique; le vigneron de
l'Aude peut se croire chez lui dans la Mitidja ou dans la plaine de Bône; le paysan bas-alpin
retrouve son décor familier en Kabylie."165 Seul le décor est ici apprécié, le décor d'un pays
continuellement perçu et voulu vide …
A cet effet, de multiples ouvrages, ancêtres des Guides bleus destinés au tourisme,
furent publiés, présentant au futur colon le pays, ses régions, son climat et les formalités à
suivre, jusqu'aux types de vêtements adéquats, la manière de construire sa maison (y compris
dans l'enquête sur l'état de la colonisation en 1893 publiée par M. de Peyerimhoff). Assez
détaillés, ces manuels, édités par des privés, les sociétés de secours ou encore l'Etat,
164
Bugeaud, op. cit., De la colonisation en Algérie, p. 14.
165
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, p. 5.
134
La colonisation en Algérie/Kabylie
prodiguaient au candidat-colon, alors essentiellement assimilé à l'immigrant agricole ou
l'ouvrier, l'ensemble des informations nécessaires à son installation en Algérie.
On y ventait la colonie, ses progrès et ses attentes : "Le Guide du Colon et de
l'Ouvrier, fidèle à son titre, prend pour ainsi dire par la main, le colon dans son village et
l'ouvrier dans son atelier, leur apprend les formalités qu'ils doivent remplir, les démarches
qu'ils ont à faire, leur dicte leurs correspondances, les introduit auprès des autorités, devient
leur compagnon de voyage, s'embarque et navigue avec eux, saute du même bond sur la rive
africaine et ne les quitte qu'après avoir installé le cultivateur sur la terre et l'artisan dans son
nouveau chantier."166
2/II. 5 : La colonisation officielle : le peuplement planifié par l'Etat
2/II. 5a : L'appel au peuplement français contre l'immigration spontanée sud-européenne
La colonisation officielle peut être comprise, notamment dans ces débuts, comme le
palliatif et le substitut à une colonisation officieuse et sauvage qui se serait développée au
lendemain de la décision définitive d'occuper la Régence. En effet, l'Etat aura tôt fait
d'associer la colonisation en Algérie à la question du peuplement alors que les premiers
immigrants européens, disparates, ne se souciaient que de faire fortune par le biais
d'acquisitions immobilières ou foncières, richesses d'une part laissées vacantes par les
Ottomans et d'autre part, non encore légiférées par l'administration française.
Dans sa publication célébrant le centenaire de l'Algérie, le Gouvernement Général
s'exprimait ainsi au sujet de la nécessité de la colonisation officielle : "L'effort individuel ne
dispose […] que de moyens trop limités pour faire œuvre durable et suffisante. A lui seul, le
colon serait impuissant à assurer sa propre sécurité et celle de ses récoltes, à établir les voies
de communication nécessaires à ses transports, à se procurer l'eau indispensable à son
alimentation et à l'irrigation de ses terres, et encore moins à exécuter les travaux de drainage
et d'assainissement qui s'imposent souvent."167
166
M.P. Henrichs, Guide du petit Colon, Péristyle-Montpensier, Paris, 1848, p. 12.
167
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, p. 13.
135
Cependant, les quelques immigrants mahonnais employés comme main d'œuvre
agricole constituèrent les premières véritables colonies, bientôt suivies de colonies de Maltais,
d'Italiens, de Sardes, d'Espagnols qui dès 1831 "se trouvaient entassées dans les baraquements
établis près du port d'Alger, [et] réclamaient avec insistance des lots de jardins."168
Nous comprenons dès lors la pression s'exerçant chaque jour sur les autorités
concernées et l'urgence d'une part, de maintenir la sécurité en contrôlant, voire freinant,
l'afflux d'une main d'œuvre européenne pas toujours désirable et d'autre part, plutôt que de
demeurer passif devant l'attrait que suscite la colonie auprès des "étrangers", inciter et
encourager massivement l'immigration métropolitaine pour inverser la tendance et populariser
l'Algérie auprès de la masse française.
Devant le fait accompli, le gouvernement de Louis Philippe, après s'être enfin décidé à
demeurer en Afrique, lança dès 1834 le premier appel officiel de peuplement du pays;
Peuplement dans un premier temps restreint et limité aux besoins des troupes stationnées in
situ. Par conséquent, le Ministère de l'Intérieur adressa des circulaires à l'ensemble des Préfets
des départements de métropole, demandant le recrutement de deux catégories de candidats à
l'immigration : premièrement, diverses corporations d'ouvriers et d'artisans sont sollicitées au
service des particuliers ou des militaires et deuxièmement, un appel est lancé aux agriculteurs
afin de mettre en valeur les terres acquises par l'Etat qui leur seraient alors concédées.
Aux abords d'Alger et sur le massif de la Bouzaréah se multiplièrent jardins et vergers,
laissant apparaître les premières agglomérations plus ou moins informelles. Assises près des
camps militaires entourant la ville, les terres travaillées étaient essentiellement peuplées d'une
main d'œuvre mahonnaise. Ces communautés seront enregistrées par l'histoire comme le
premier établissement européen effectivement civil de l'Algérie, sans toutefois que l'on parle
encore de "colons" ni de colonisation officielle. La présence de ces "étrangers", peu souhaitée
car spontanée, ne rendait que des services ponctuels à l'occupation : la culture et l'entretien
des jardins acquis soit par l'Etat, soit par quelques richissimes particuliers venus de France.
L'Etat s'essaya, toujours en 1832, face à l'afflux de ces populations, d'agir en amont en
vue de son appel lancé à l'immigration française. Il initia la conception des deux premiers
villages officiels de la colonie, à savoir Dely-Ibrahim et Kouba et ce, afin d'éviter les
168
E. Violard, op. cit., Les villages Algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 4.
136
La colonisation en Algérie/Kabylie
agglomérations sauvages et effacer l'image d'insalubrité entourant la colonisation civile en
Algérie. Ces villages, ou plutôt centres d'hébergement ou baraquements, sans entrer dans un
schéma global de colonisation, relèvent de l'acte isolé, publicitaire, et visant davantage
d'ordre pour la colonie. Ces deux premiers centres, maladroitement situés du point de vue
agricole (ce qui fut un demi-échec) vont vite être rejoints par de nouveaux centres parfois
directement établis sur d'anciens campements militaires, sur les coteaux entourant Alger (ElBiar, Ben Aknoun,…).
Néanmoins, les deux premiers centres d'hébergement, malgré l'afflux croissant
d'étrangers, visaient en priorité l'accueil de l'élément français alors toujours déficitaire. En un
mot, ils devaient motiver l'immigration française et lever ainsi tout doute sur l'aventurisme
que pouvait susciter dans les esprits métropolitains l'installation en Algérie. Nous remarquons
ici un facteur socio-éthnique déterminant ayant alors incité la prise en charge par l'Etat du
peuplement, à savoir, devancer, surpasser et minorer l'afflux des populations non françaises
dites "l'écume méditerranéenne"169. Rappelons-le, ces populations chassées de leurs terres par
la misère étaient attirées par les perspectives qu'offrait une nouvelle colonie européenne sur la
rive sud de la Méditerranée.
2/II. 5b : La colonisation officielle de peuplement contre la colonisation économique et la
main d'œuvre étrangère
La nécessité de peupler massivement l'Algérie soulevait aussi la crainte de voir la
colonie se transformer en Congo belge, où une poignée de colons blancs domine les peuples
noirs-africains, car en Afrique du Nord, la donne était bien différente. En pays tempéré "tôt ou
tard, la domination politique appartient à la race qui cultive le sol. Bulgares et Turcs en
Orient, ont un avenir plus grand que les Grecs. Les premiers sont des peuples de paysans, les
autres sont restés, en grande majorité, des marchands ou des marins. […]. Il est donc
indispensable que nous introduisions des paysans et des ouvriers manuels de notre race. On a
169
Terme couramment employé dans les discours et les discussions de l'époque au sujet de cette population
indésirable que Bugeaud qualifiera plus tard de "rebus de la Méditerranée", et que d'autres n'hésiteront pas à
qualifier publiquement et de manière récurrente de "brigands", "parasites", etc.
137
maintenant à affirmer cette vérité : ou nous peuplerons le pays de Français ou nous ne le
conserverons pas."170
Vérité qu'il faudrait apparier à la méfiance que développaient aussi bien les officiels
que les partisans "colonistes" vis-à-vis de l'immigration étrangère jugée trop nombreuse, au
risque de dénaturer la possession française. La méfiance s'accentua en particulier après
l'arrivée de Bugeaud (février 1841) qui voyait les étrangers avec "déplaisir" et "craignait que
si cette inquiétante invasion progressait chaque année dans les mêmes proportions où elle
s'était manifestée depuis les cinq ou six dernières années, elle pourrait devenir un véritable
danger pour la colonie"171, d'autant plus que l'Algérie, comme jadis la Louisiane ou l'Illinois,
n'enregistrait à son tour qu'une très faible, voire insignifiante, immigration française172.
2/II. 5c : La colonisation officielle et le peuplement carcéral
Cette période coïncide en France avec un climat politique délétère qui incitait les
gouvernements d'alors au soulagement de la métropole, en particulier la capitale, de ses
éléments les plus agités. L'organisation de l'immigration de ces populations s'organisa assez
rapidement par le convoyage et l'installation sur site, notamment dans le Sahel algérois, d'une
main d'œuvre soit ouvrière, soit agricole, amenée à purger sa peine en Algérie.
De ce fait, l'Algérie fut le premier bagne français hors d'Europe, avant qu'un premier
décret impérial n'instaure la Guyane comme bagne officiel en 1854, suivi du décret impérial
170
Préambule rédigé par le Comité Bugeaud, La colonisation officielle de 1871 à 1895. Sté. d'Editions
géographiques, maritimes et coloniales, Paris, s. d.
171
Emile Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 20
172
"Si l'on excepte une poignée d'aventureux canadiens, civils français expatriés de leur plein gré, et bien
entendu les militaires et missionnaires volontairement passés à la colonie, force est de reconnaître que la
Louisiane française a flatté l'imaginaire plus qu'elle n'a suscité de vocations pionnières. Au moment de son
acquisition à l'Espagne, près de soixante ans après l'établissement de la colonie, il n'y avait pas dix mille français
en Louisiane. Et si ce chiffre avait plus que doublé en 1803, c'est grâce à l'apport massif et soudain des réfugiés
d'Acadie
et
de
Saint-Domingue."
Voir
:
"La
Louisiane
Française,
1682-1803,
2003",
http://
www.louisiane.culture.fr, rubrique : Le système colonial.
Site Internet public construit par le Ministère de la Culture et de la Communication dans le cadre des
célébrations du bicentenaire de la vente de la Louisiane aux Etats-Unis, 1803-2003. Site consulté le 26/12/2003.
138
La colonisation en Algérie/Kabylie
de 1864 qui stipula la Nouvelle Calédonie comme lieu de pénitence pour les déportés
politiques. L'Algérie destinée au peuplement ne pouvait vivre à l'ombre d'une population
carcérale, toujours plus nombreuse et abondante sous l'Empire, et enfin inévitablement grossie
par les éléments autochtones régulièrement insurgés.
Cette organisation de la colonisation, même singulière sous les traits du convoi de
détenus, correspond pour nous à l'amorce de la prise en charge par l'Etat du peuplement de
l'Algérie; l'Etat lui-même ne sachant réellement quelles options prendre pour d'une part,
justifier l'occupation de la Régence et d'autre part, ne pas s'engager dans des dépenses
impopulaires pour l'époque, c'est à dire le maintien sur place d'une armée coûteuse, que
d'aucuns voyaient en l'Algérie comme les coulisses d'un pouvoir militaire renforçant
inexorablement sa pression et son influence sur Paris.
2/II. 5d : La prospérité de la colonisation privée à l'origine de la prise d'intérêt de l'Etat
L'idée de colonisation officielle ne peut se limiter à la simple donne carcérale,
imitation de surcroît du modèle australien, tout comme elle ne peut accepter un stationnement
in situ d'une force politico-militaire à même de menacer les institutions démocratiques en
gestation. De plus, nous pensons que la colonisation, version officielle, ne peut être séparée de
l'arrivée à Alger d'une communauté de Français, industriels et autres financiers, "légitimistes
refusant la Monarchie de Juillet"173 venus se refaire une santé économique dans le Fahs
algérois. En effet, Emile Violard les détermine comme les premiers "terriens" qui donneront
au mot "colon" son sens primitif, du moins en Algérie, c'est à dire celui de grand propriétaire
terrien autodidacte, "de cultivateur, tenancier d'une terre"174. Le terme de colon sera depuis
élargi et "toujours compris dans le sens de civils, par rapport à <<colonisateurs>>, en général, et
militaires, en particulier."175
Cette définition du colon ne se défait pas encore de l'image du grand propriétaire
terrien des Amériques françaises. Etabli au centre de sa concession, ce dernier gérait une
immense propriété, assisté de ses contre-maîtres et de ses esclaves. En Algérie point
173
P. Goinard, L'Algérie, l'œuvre française, R. Laffont, Paris, 1984, p. 90.
174
S. Almi, Urbanisme et colonisation, présence française en Algérie, Mardaga, Sprimont, 2002, p.7.
175
Idem.
139
d'esclavage, ce sera des hommes libres européens à qui il sera massivement fait appel pour le
travail et la mise en valeur de la terre. La main d'œuvre autochtone, isolée qu'elle était dans
les Territoires de commandement militaire (ou territoires indigènes) ou inaccoutumée aux
méthodes industrielles de production, fournira l'appoint nécessaire au fur et à mesure de la
pacification du pays. L'emploi massif de ses populations n'était pas à l'ordre du jour, aucun
document traitant de la colonisation ne l'envisageant officiellement.
Ces premiers colons métropolitains, peuplant de préférence leurs propriétés d'ouvriers
agricoles et d'artisans français, construiront la première communauté française civile d'Algérie
et seront connus sous le sobriquet donné plus tard par le Maréchal Bugeaud de "colons aux
gants jaunes"176. Leurs patronymes teints de célébrité pour les politiques et civils de la
colonie, deviendront les référents historiques de l'Algérie française, formant par-là les
premières Grandes Familles "algériennes"177. Ils animeront les mythes fondateurs et l'image
de l'Algérie coloniale, celle des pionniers. Les petits colons, c'est à dire les immigrants
européens, agricoles ou autres, formeront plus tard la communauté pieds-noire (aucune
explication définitive n'existe encore à l'heure actuelle au sujet du terme Pieds-Noir).
Les "Colons-aux-gants-jaunes" acquirent, sans que l'histoire ne nous rende compte de
la nature réelle des transactions, de nombreux domaines dans les environs d'Alger, qu'ils
cultivèrent avec succès, donnant à la région au lendemain de l'occupation, un aspect prospère
des plus inattendu. Tant est-il que pour l'Administration, "les travaux entrepris autour d'Alger
rendaient désirable l'extension de la colonisation vers les plaines de l'intérieur"178, appuyée en
cela par la doctrine du "peupler le pays pour se maintenir". Il sera fait appel à la masse
française en lieu et place d'éventuels grands colons, grands consommateurs de sols pour un
faible taux de peuplement français.
176
Comité Bugeaud, op. cit., Le peuplement français de l'Algérie par Bugeaud (d'après les discours et écrits du
Maréchal), p. 18.
177
Nous pouvons citer en suivant de près les listes établies par M. de Peyerimhoff, E. Violard ou P. Goinard : les
Coput, de Bonnevialle, Decroizeville, de Franclieu, de Lapeyrière, de Saussine, Delpech, de Montaigu, Dupré,
Mercier, Rozey, Saint-Maur, Saint-Guilhem, Tabler, Tonnac, Ventre, Vialard,…
178
E. Larcher, op. cit., Traité de législation coloniale en Algérie, p. 52.
140
La colonisation en Algérie/Kabylie
Remarque : Le Fahs correspond à l'ensemble des vergers et autres jardins organisés en
propriétés de maîtres dans la campagne immédiate aux abords d'Alger. Ces vastes
propriétés étaient souvent dominées de palais somptueux. Il n'était pas rare que des
notables ou riches commerçants y bâtissaient leur résidence secondaire, ou résidence
d'été, rythmant ainsi la vie sociale de la haute société algéroise dans une migration
saisonnière. Ces demeures, abandonnées par les Ottomans et les Maures revinrent à
l'Etat français - voire à la hiérarchie militaire - ou furent directement achetées par des
privés. Les archives, selon les historiens eux-mêmes, restent obscures quant à la nature
des transactions qui eurent lieu. Nous savons cependant que nombre d'anciens
propriétaires, algérois de souche, non ottomans, mirent en vente leurs biens hors les
murs de la cité, car ruinés par l'occupation française et désireux fuir le pays.
2/II. 5e : Les premiers centres algérois pour l'hébergement des immigrants : une initiative
individuelle de Clauzel, Gouverneur Général
En 1836, le Maréchal Clauzel décide par arrêté179 la création d'un centre à côté du
camp militaire de Boufarik. Malgré les réserves d'une commission d'enquête, venue de France
en 1833 établir la meilleure façon de créer un centre de population européenne viable,
Clauzel, déterminé à entrer dans la Mitidja et la peupler, semble avoir eu cure des
prescriptions de la commission et installe le village sur un site déplorable, en plein marécage.
Le centre est d'abord dessiné par le Service des Bâtiments civils. Il comporte 562 lots
sur 300 m2. Chaque colon reçoit 3 lots et doit "bâtir dans l'alignement, borner et cultiver les
lots concédés dans un délai de 3 ans, planter cinquante arbres forestiers par hectare, assainir
les parties marécageuses. Ils [les colons] reçoivent des promesses de concession échangeables
contre des titres définitifs, après accomplissement des obligations souscrites. Enfin, ils restent
débiteurs d'une redevance de deux francs destinée à couvrir l'Etat de ses travaux
préparatoires."180
179
Arrêté du 27 septembre 1836 sur la création de Boufarik et la livraison à la colonisation des haouchs de la
plaine de la Mitidja.
180
M. de Peyerimhoff, Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à 1893, t.2, Torrent, Alger,
1906, p. 19.
141
Ces règles déjà précises sont les premières mettant en avant le rôle de l'Etat édictant
les devoirs du futur colon. Ce dernier, assisté dans son installation, est redevable de
l'Administration. Un premier contrat est donc scellé entre le colon et l'Etat, principe même de
la colonisation officielle de peuplement.
Boufarik, situé en milieu malsain et marécageux, connut des débuts difficiles avec une
population entièrement décimée par la malaria. Nombre d'observateurs de l'époque
critiquèrent cette entreprise qu'ils vouèrent à l'échec. Certains jugèrent cette expérience
criminelle tant l'emplacement choisi, ou du moins le seul disponible pour ne pas empiéter sur
les terres déjà plantées du haouch (ferme agricole autochtone/ottomane), était inapproprié : un
terrain bas et humide insalubre. De plus, les problèmes sanitaires observés au niveau des
effectifs du camp militaire tout proche, ne constituaient guère un secret, la presse s'en faisant
régulièrement l'écho. Si ce ne fut l'insistance du Maréchal Clauzel, puis des militaires et de
l'Administration qui asséchèrent le marécage incriminé, le village aurait disparu.
Boufarik, vainqueur de la malaria, alimentera durablement la mythologie coloniale. La
réussite finale du village, élevé au rang de paradigme colonial (ou de la colonisation
officielle), deviendra le symbole de l'installation française civile dans la Mitidja. Par delà,
l'histoire de ce centre véhiculera davantage une image caricaturale de la colonisation en
Algérie, que la véracité des faits : le rôle protecteur et conséquent de l'Etat, le courage et la
persévérance de l'ouvrier agricole, le colon pionnier, le défricheur asséchant les marécages,
symboles des terres non travaillées et laissées à l'abandon par les autochtones. La propagande
en marche, surtout à l'approche du Centenaire de l'Algérie, s'arc-boutera sur ce cas
controversé de Boufarik pour définitivement construire le thème de l'œuvre de l'Etat
acteur/bienfaiteur (voir à cet effet le chapitre consacré à Boufarik, p. 315).
Note sur la Commission d'Afrique : Créée par ordonnance royale en 1833, la
commission invitée en Algérie, la même année, sur proposition du Maréchal Soult, le
Ministre de la Guerre, avait pour mission d'exprimer un avis sur l'utilité ou non du
maintien de la France en Algérie, et par conséquent la justification de la colonisation
par l'immigration française. Les membres de cette commission rédigèrent chacun un
rapport sur l'état de la conquête et le peuplement possible ou non du pays. Des
prescriptions précises furent émises quant à la création de centres, notamment sur le
choix des sites d'implantation et ce, en terme de salubrité et d'alimentation en eau
potable.
142
La colonisation en Algérie/Kabylie
Note sur les colons de la Mitidja : Si nous ne pouvons douter du courage qu'il fallait
aux migrants pour pouvoir s'établir dans une contrée étrangère, il faut savoir que dans
le cas de Boufarik, et dans bien d'autres cas de villages mal préparés, les colons furent
livrés à eux même, si bien que peu survécurent dans ces centres naissants. Ce sont les
générations ultérieures de colons, et l'assurance progressive acquise au gré des
expériences de la colonisation officielle, qui permirent soit le revival des centres en
déperdition, soit la création de nouveaux villages sur de meilleures bases (nous
penserons aux villages créés après 1871). Auparavant, le colon persévérait bien
rarement. Il n'en avait pas le temps. Dans le meilleur des cas, les familles pionnières
s'en retournaient chez elles ou cherchaient à se faire transférer ailleurs, ou laissaient
encore leur concession en déchéance.
2/II. 5f : Les essais ou plans de colonisation officiels : les systèmes de peuplement
Ce n'est que vers 1838 que nous percevrons la trace d'un premier acte officiel
d'envergure, amorçant ce que sera sous Bugeaud la colonisation officielle, c'est à dire un
système prédéfini/chiffré à grande échelle d'occupation territoriale et de peuplement. En effet,
le succès des propriétés privées et l'expérience isolée de Boufarik, incitèrent le gouvernement
de l'époque à faire dresser par le Gouverneur Général en place, Clauzel, un état des lieux des
terres disponibles, rechercher des emplacements pour de futurs villages et étudier à titre
témoin le type de construction le plus adapté. Les 6 grands haouchs domaniaux de la Mitidja
(anciennes grandes fermes de l'époque ottomane) sont alors levés et allotis pour installer 6
villages. Mais l'expérience fut morte née suite à l'insurrection des Hadjoutes en 1839.
Après les premières tentatives ponctuelles de créer des centres, nous pensons que la
véritable paternité quant à la décision d'encadrer activement la colonisation (synonyme pour
l'Etat de peuplement de tout le territoire conquis), revient au Gouverneur Général Bugeaud
entre 1841 et 1847. Il organise et prend en charge, législations à l'appui, le peuplement de la
Régence par l'élément français : procéder dans un premier temps à l'installation de militaires
une fois leur service terminé en tant que "soldats défricheurs", et dans un second temps les
pousser à y faire souche. Mais les échecs successifs de cette tentative firent vite mettre en
exergue, à titre comparatif, l'aspect bien plus prospère de la colonisation privée.
Le Sahel de Bugeaud, en aplomb de la Mitidja, ancien domaine du Dey et des riches
propriétaires turcs et algérois, offrait avec ses premiers villages militaires un aspect
manifestement déplorable (échec des emplacements, inadéquation du peuplement choisi),
contrairement aux propriétés européennes privées des abords d'Alger. Boufarik, encore
143
balbutiant ne pouvait faire l'objet d'aucune appréciation; l'insurrection de 1839 ayant anéanti
tous les efforts d'installation et de production.
La démission tumultueuse en 1847 du Maréchal Bugeaud prétexta, selon les points de
vues, soit les échecs successifs du plan de colonisation de ce dernier, soit l'incompréhension
du gouvernement à l'égard de ses idées militaristes. Cette démission entraîna immédiatement
le double intérim des généraux De Bar et Bedeau avant la nomination du Duc d'Aumale en
1848, en tant que nouveau Gouverneur Général.
C'est à partir de ce moment que nous pouvons avancer que la colonisation officielle est
pilotée non plus selon la politique-programme du Gouverneur choisi, mais davantage selon
des propositions plus globales faites au gouvernement à Paris et discutées à la Chambre des
Députés. Une multitude de propositions, d'essais de colonisations plus ou moins sérieux, voire
fantaisistes, parviendront directement à la Chambre.
La colonisation officielle prend alors tout son sens pour perdurer jusqu'à l'orée du
ème
siècle, c'est à dire : renforcer la politique nationale de colonisation, ordonnancer
XX
l'immigration française vers l'Algérie, prendre en charge l'installation des immigrants au sein
des "centres de colonisation européens", préparer le cadre d'accueil administratif et législatif,
renforcer les lois foncières et enfin accélérer la politique d'assimilation de l'Algérie à la
France.
L'objectif à long terme consistait à mettre en place, et de façon durable, une politique
d'essence gouvernementale, nationale et officielle, apte à encourager sérieusement une
immigration française jusque là timorée. La colonisation de peuplement à vocation agricole
s'affirmait comme un concept plus clairement défini, ciblant plus largement les populations
civiles/paysannes de métropole. La grande ville commerciale, le troque, la libre entreprise et
le capitalisme privé ne constituaient, plus que jamais, aucunement les options de l'Etat. La
colonisation libre était bannie au profit d'un peuplement entièrement réglementé, ciblé dans sa
nature et ses objectifs et contrôlé dans son évolution et son mode de production.
144
La colonisation en Algérie/Kabylie
2/II. 5g : Les documents/publications officiels accompagnant le colon : publicité et pédagogie
Dans ce contexte, l'Etat sera un auteur prolixe en terme de documents destinés à un
large public. Ces documents usuels, sortes de modes d'emploi consacrés aux candidats-colons,
devaient faciliter d'une part leur voyage vers l'Algérie et d'autre part, leur installation dans le
village choisi. Les colons devant impérativement être informés sur les modalités de démarrage
in-situ de leurs activités quasi-contractuelles. Nous ne compterons plus les documents
officiels d'identification et de voyage : les rationnaires, les autorisations de passages et de
transit, parallèlement aux "Almanach du laboureur algérien", "Guide du colon" ou encore les
"Livret individuel" et "Livret des ouvriers et compagnons" ou encore "Immigration"181 dans
lesquels sont consignés l'identité par "chaque tête de famille"182 (l'individu célibataire ne
constituant pas le candidat désiré) ainsi que celle de chacun des membres de la famille, le
village de destination, les prestations versées, les obligations, les effets et outils remis…
2/II. 5h : Villages ouvriers de métropole, villages agricoles d'Algérie, un même principe
La colonisation, telle que théoriquement formulée par l'Etat, se voulait, sans que les
mots ne soient ouvertement employés, monolithique, autoritaire et menée de main de maître
comme une vaste et inédite entreprise. Il n'y a qu'un pas à franchir pour détecter le référent, le
principe influençant cette vision singulière de la colonisation française : les grandes
entreprises des débuts de la Révolution Industrielle. Ces dernières étaient souvent familiales,
paternalistes, pour certaines philanthropes et utopistes, ne se privant pas de recréer des
communautés humaines nouvelles via le prisme des masses ouvrières à contrôler, régir,
installer et regrouper dans des villages ouvriers, des familistères ou phalanstères, etc.
La population ouvrière organisée en groupes prédéfinis, pour leur bien être pensait-on,
pour faire du social dirait-on aujourd'hui, ne visait pour la majorité des industriels que la
garantie de rentabilité. Pour cela, il fallait assurer la production et le contrôle absolu non
seulement de l'outil de travail, mais aussi de la main qui produit. La question de sécurité de
181
C.A.O.M., 4M125 (Boukhalfa), notice dactylographiée anonyme, non datée, intitulée "Immigration", relative
au peuplement, à l'immigration et la vocation du centre de Boukhalfa (1873, futur Guynemer) à créer par Mr. J.
Dolfus, président de la Société de Protection des Alsaciens-Lorrains demeurés français.
182
Idem.
145
l'Etat dans le cadre des villages de colonisation, se révélera être une question sous-jacente
toujours présente.
Ne parlait-on pas, dans le vocabulaire administratif, de "l'ouvrier agricole", jusqu'à
confondre le terme de colon avec celui d'ouvrier à accompagner dans ses démarches. Pour
l'administration, le colon ne devait en aucun cas être identifié aux individualités prospères à
l'anglo-saxonne et ce, malgré les résistances constantes des partisans économistes.
La colonisation officielle n'aura toutefois jamais complètement tourné le dos au
libéralisme, car ses résultats remarquables servaient indirectement de vitrine pour l'Etat. Dans
ce cas, l'administration se contentait de canaliser les immigrants libres, de transformer la
ponctualité de leurs actions en phénomène permanent, au bénéfice des politiques officielles et
de la nouvelle collectivité à former en Algérie.
Le principe de formation d'une armature urbaine dédiée à la colonisation de
peuplement sera donc pour la première fois, et surtout officiellement, mise en application par
l'arrêté du 18 avril 1841183. Pour cela, une commission spéciale avait été préalablement
chargée de dresser un tableau le plus large possible de la situation foncière du pays et par
delà, un audit législatif. Les premières règles générales quant au régime des concessions à
adopter est désormais fixé, le cadre général relatif à la création des centres selon des systèmes
bien définis est énoncé. Les projets sont ambitieux. Le Génie est, pratiquement par filiation
historique, chargé de l'étude des différents projets et est amené à la conception/construction
des futurs centres.
2/II. 5i : La colonisation officielle, un principe étatique pyramidal
La colonisation officielle fonctionnera désormais (depuis 1841) comme un organisme
pyramidal dont le sommet serait le Gouverneur Général. La Chambre des Députés et le
gouvernement à Paris auront laissé carte blanche à Bugeaud. Ses successeurs hériteront de
183
Cet arrêté de Bugeaud traite directement de la concession des terres et la formation des centres, en modifiant
les prescriptions adoptées en 1836, par la réduction des charges et la simplification des formalités de premier
établissement.
146
La colonisation en Algérie/Kabylie
cette concentration des pouvoirs, soulevant une méfiance progressive de Paris, au point que
l'intermède impérial supprimera un temps la fonction de Gouverneur Général…
Ces démarches centralisées allaient être à l'origine de l'élaboration de plusieurs
programmes successifs, voire se chevauchant, selon les provinces et les prérogatives plus ou
moins étendues des responsables locaux (militaires ou civils régulièrement en concurrence).
Elles visaient l'installation le plus rapidement possible des populations, obstinément
françaises. Le succès de ces démarches aura particulièrement été tributaire de la durabilité du
peuplement des centres créés, et donc de leur prospérité économique.
Les systèmes, ou "plans de colonisation", auront définitivement constitué le socle du
colonialisme officielle. Certains systèmes seront publiquement abandonnés ou repensés en cas
de résultats en deçà des attentes. D'autres persisteront par leur souplesse, ou le cumul des
expériences antérieures. Nous pouvons dès à présent affirmer que les trois premiers grands
systèmes de colonisation officielle, les plus cohérents, ont tous été mis en place sous le
mandat de Bugeaud.
Mais ces "plans de colonisation" plus ou moins rigides auront été abandonnés par la
suite pour des programmes annuels aux contours plus diffus, plus restreints quant au nombre
de création de centres, de même que le type précis de peuplement (ouvrier, agricole,
polyvalent…). Les projets de villages seront associés aux différents travaux dits de
colonisation tels l'hydraulique, l'ouverture de nouvelles voies ou l'acquisition de nouvelles
terres. Nous citons ci-dessous, outre les essais ponctuels et limités du comte de Rovigo, puis
de Clauzel, les trois grands systèmes fondamentaux de l'ère Bugeaud, car influençant comme
nous le verrons dans les chapitres qui suivent, les programmes ultérieurs de création de
centres, notamment sous les mandats de Randon, Chanzy et Cambon :
- le système Bugeaud : colonisation militaire (puis maritime et religieuse avec Guyot,
Directeur de l'Intérieur et de la Colonisation).
- le système Lamoricière en Oranie, en grande partie à l'origine des procédures de
création des centres, appliquées y compris sous le Second Empire.
- le système Bedeau : synthèse des systèmes Bugeaud et Lamoricière appliquée au
Constantinois, sans les "excès" des deux premiers.
147
Puis suivront les programmes généraux de colonisation prévus sur dix ans,
réglant davantage - ou complétant - les procédures des essais ou systèmes précédents,
afin d'activer le peuplement et parachever les réalisations antérieures, à savoir :
- La "Peite colonisation" du Gouverneur Général Randon (1852-1862)
- Le "Programme Général de Colonisation" du Gouverneur Général Chanzy (18771888)
- Le "Programme Général de Colonisation" du Gouverneur Général Cambon (18931900)
Enfin, tout au long de son histoire, l'administration coloniale demeurera constante dans
sa manière de définir la colonisation officielle, à savoir : "imposer […] à la colonisation du
pays, une marche progressive suivant un plan méthodique préalablement fixé"184, tout en
segmentant dans le temps cette action "coûteuse" pour la collectivité. En effet, si la
colonisation officielle débute franchement avec l'arrêté du 18 avril 1841, l'administration
prévoit aussi une fin à son action, fin conditionnée à l'accomplissement tangible de la tâche
que l'administration s'était fixée au départ : "à mesure que la colonie devient plus prospère,
l'ingérence de l'Etat en matière de colonisation doit se faire moins active et même disparaître
complètement le jour où elle est devenue inutile."185
Ces conditions n'auront jamais été complètement remplies si bien qu'à la veille de
l'indépendance de l'Algérie, des plans étatiques très centralisés, non plus de "colonisation",
mais d'aménagement du territoire, feront encore parler d'eux, à l'instar du plan de Constantine
de 1958 qui prévoyait la création de 1000 nouveaux villages agricoles destinés à l'éradication
des mechtas, ces masures paysannes en guise de villages indigènes. Rappelons qu'en 1973, le
président Boumediene reprendra à son compte la même idée laissée alors en friche. Il lance
dans une Algérie indépendante, l'opération "1000 villages socialistes", dans le même esprit
que le plan de Constantine et les plans de colonisation antérieurs : peupler ou mieux peupler
la campagne algérienne. L'Algérie du XXIème siècle prévoit encore la création d'une nouvelle
armature urbaine, dont sa nouvelle capitale (Algeria), devra désengorger la côte et le Tell
saturés, pour densifier les grands espaces steppiques des Hauts-Plateaux. Ce qui n'est pas sans
rappeler les programmes de colonisation des steppes entamés en 1900 …
184
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, p. 14.
185
Idem. p. 5.
148
La colonisation en Algérie/Kabylie
2/II. 6 : La colonisation privée : artefact mais anti-modèle politique pour la colonisation
officielle
La colonisation privée ou "colonisation libre" ou encore la "colonisation économique"
n'a guère été un concept et encore moins une mesure définie, planifiée, voire sciemment
organisée par un quelconque acteur colonial. L'action privée s'est illustrée de manière
parallèle après s'être développée en amont de la colonisation officielle.
En effet, nous entendons par colonisation privée, les gestes individuels d'installation et
ce, dès le lendemain de l'occupation. Nous l'avons déjà vu plus haut, ces personnes privées,
souvent aventurières, sont dans un premier temps issues de la bourgeoisie métropolitaine.
Celle-ci acquit ses terres soit directement auprès des anciens propriétaires ottomans ou maures
(souvent verbalement), soit auprès de l'administration militaire en place. Il est à signaler qu'à
l'époque, une législation adéquate et complète quant aux transactions foncières était encore
inexistante. La parcellarisation foncière se limitait à l'application des zones de servitudes
environnant les places militaires, ou au recensement si possible du domaine beylical dans le
Dar-es-Soltan. Le reste demeurait dans l'opacité et livré à l'anarchie.
Cependant, les réussites individuelles privées, accompagnées dans un premier temps
de quelques métayers et cultivateurs français, assistées dans un second temps par une main
d'œuvre nombreuse venue d'Europe méridionale, constitua le premier noyau colonial
prospérant sans l'assistance de l'Etat. Ce qui bien évidemment donna de l'impulsion aux
tenants de la colonisation économique avant que l'administration elle-même, intéressée par la
réussite de ces entreprises, décidée à occuper le pays, ne s'engage définitivement dans la
colonisation. Les initiatives privées bien ancrées et prospères, "l'administration s'y associe; il
faut pouvoir répondre aux besoins des migrants, qui non provoqués, commencent cependant à
se presser spontanément vers la colonie; il faut aussi faciliter le ravitaillement et la défense
des camps."186
Ces actions individuelles se révèlent être à l'origine de la prise de conscience de
l'administration française quant à l'intérêt à donner à la colonisation. Le peuplement massif en
deviendrait l'objectif ultime. Alors que commençait à s'esquisser une action publique
d'envergure, l'Administration ne manqua pas de se justifier, du moins au départ pour ménager
186
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à 1893, t. 2, p. 18.
149
les "privés", en expliquant que "la colonisation officielle doit […] en secondant l'initiative
individuelle, préparer la voie à la colonisation privée."187 Ce qui ne fut rarement le cas, la
volonté de l'Administration étant de toujours empêcher le développement de la colonisation
économique hors de tout contrôle centralisé. Dans les faits, la colonisation privée sera le
palliatif circonstanciel des échecs de l'Etat.
La colonisation en Algérie ne peut à notre sens être segmentée sur le plan
historique/chronologique entre une phase résolument privée, suivie d'une phase étatique
planifiée. Les allers-retours entre les deux modes d'intervention seront nombreux tout au long
du XIXème siècle, jusqu'à rendre dans une certaine mesure, l'Administration ambivalente sur la
question.
Le système de Lamoricière, que M. de Peyerimhoff désigne sous le vocable de
"colonisation à l'entreprise", contre-dit au même moment le "paternalisme" de Bugeaud, en
associant à l'action coloniale les fonds de grandes sociétés dites capitalistes. La désaffection
de l'Empire entre 1860 et 1871 à l'égard de la colonisation de peuplement, marquera un
désengagement sensible de l'Etat - mais partiel - en livrant de larges superficies du Domaine à
des personnes privées et autres entreprises, alliées du coup d'Etat. Ce sera la politique de
récompense des amis du régime. Aucun centre ne sera créé durant la période 1860-1869…
Après 1871, l'administration civile est généralisée à l'ensemble du territoire algérien, et
s'accompagne d'une politique d'urgence en matière de peuplement, rattrapant le retard alors
accumulé une décennie durant. L'Administration s'adjoint la contribution de sociétés de
secours (Société des Alsaciens-Lorrains) pour le peuplement en masse. Ces sociétés,
concessionnaires de vastes territoires, étaient chargées de présenter un plan de colonisation
garantissant la création de centres ainsi que leur peuplement. L'Etat encouragea parallèlement
les initiatives privées plus ponctuelles, ayant pour objectif la création de centres garantissant
l'apport de migrants et de main d'œuvre métropolitaine.
Il va sans dire qu'à ce moment, l'Etat récupérait une superficie considérable de terres
cultivables suite au séquestre/confiscation des biens immeubles des insurgés (Grande
Insurrection de Kabylie de 1871). De même, les caisses de l'Administration s'enrichissaient de
sommes colossales engrangées par la saisie des biens meubles de ces mêmes rebelles
187
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, p. 14.
150
La colonisation en Algérie/Kabylie
autochtones, en plus du paiement par ces derniers de lourds tributs de guerre,
individuellement et collectivement. Cet apport en ressources aura permis de financer l'étude,
jusqu'à la réalisation, de nombreux projets sur tout le territoire. Les programmes qui, avant la
période impériale, s'étalaient pour des raisons budgétaires sur dix ans, furent comprimés et
indexés sur des programmes annuels reconductibles.
Ce qui marque ainsi la densité des actions à mener et l'urgence caractérisant la reprise
de la colonisation officielle, à juste titre "une compensation aux pertes que nous venions de
faire du côté du Rhin, en préparant un accroissement de notre puissance sur les bords de la
Méditerranée"188, selon le Conseiller d'Etat, Mr. Lemyre de Vilers, sadressant en 1877 au
Gouverneur Général Chanzy.
Après 1881, le tarissement des terres et l'engagement de l'Etat non plus dans la simple
colonisation pionnière mais dans le développement des infrastructures et la consolidation des
institutions, n'hésita pas à concéder ou revendre de grandes superficies de terres au privé pour
la création de nouveaux villages. Le privé et le publique s'associaient de manière officielle
dans la politique de création de centres. Par analogie, la projection à l'époque d'un centre de
peuplement, équivaudrait aujourd'hui au montage d'un projet économique garantissant un
minimum d'emploi dans un contexte général morose. L'Etat acceptait, et assistait de ce fait,
nombre de projets privés pour compenser ses propres carences. Les échecs des grandes
planifications l'ayant poussé à la compromission, la pression des partisans de la colonisation
économique, grands pourvoyeurs de capitaux, ne s'étant jamais relâchée.
Ainsi, la colonisation privée, sans s'opposer de front à la colonisation officielle, s'est
généralement fondue avec elle ou s'en est allée à sa rescousse, comblant l'essoufflement du
peuplement planifié que M. de Peyerimhoff qualifia de "peuplement administratif". Pour
notre part, nous inclurons dans la colonisation privée, les projets ponctuels, ou isolats, alors
compris dans les grands systèmes officiels, pour lesquels l'implication de l'Etat (facilitation
des procédures pour l'octroi de concessions, allègement des charges et clauses de mise en
valeur des terres…), d'abord récalcitrant, s'est montré prépondérante pour le parachèvement
des programmes.
188
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport du Conseiller d'Etat, Directeur général de
la Colonisation, Mr. Lemyre de Vilers, au Gouverneur Général Chanzy. Le 14 novembre 1877.
151
Pour ainsi dire, la colonisation privée, d'abord moteur informel et "non provoqué" est
apparue dans le sillage de l'occupation militaire. Elle aura inspiré puis entraîné l'Etat dans
l'entreprise coloniale civile de l'Algérie. Sans jamais disparaître, elle prospérera à l'ombre
d'une colonisation officielle généralement dédaigneuse à son égard.
2/II. 7 : Les outils mis en place pour la colonisation territoriale : des outils non
spécifiques, une coordination législative malaisée
Nous entendons par outils, l'ensemble des instruments matériels, moraux ou humains,
directement impliqués dans la gestion politique et économique de la colonie. Il s'agira d'une
part, des institutions mises en place pour les applications législatives/administratives et d'autre
part, il sera question des organes techniques et autres services ayant pour but la préparation du
territoire en vue de son remodelage physique. En d'autres termes, il s'agira de l'ensemble des
principes ayant présidé à la création des centres européens, les symptômes perceptibles de la
colonisation territoriale.
L'Algérie a dès le départ fait l'objet de précarité voire d'inconstance lorsqu'il s'est agit
de mettre en œuvre les outils propres à son organisation législative, même si aujourd'hui
"l'œuvre française", complexe, demeure palpable et que le recul aidant, la colonisation
territoriale dégage une image unitaire et homogène. Cette image d'homogénéité, aujourd'hui
matérialisée, constitua l'objectif majeur des animateurs de la colonisation officielle.
Mais ne nous y trompons pas, aucune institution réellement spécifique à l'Algérie ne
fut véritablement mise en place, hormis quelques unes devenues permanentes par la force des
choses. A ce propos, M. de Peyerimhoff confirme, jusque dans le cas concret de la
réorganisation spatiale (rurale/urbaine) et le peuplement du pays : "Malgré la diversité des
opérations que supposent le peuplement et la création d'un centre, peut-être même à raison de
cette diversité, le service de la colonisation n'a presque jamais disposé d'un personnel
spécialisé. […]. Le seul organe permanent de la colonisation algérienne a été, au cours de
toute son histoire, le Service central dépendant du Gouvernement Général."189
189
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à 1893, t. 2, p. 101.
152
La colonisation en Algérie/Kabylie
Pourtant, ce même service fut aboli sous l'Empire, l'administration de l'Algérie
relevant alors directement et successivement du Ministère de la Guerre et des Colonie puis du
Ministère de l'Algérie. l'Empereur ayant force de décision et de proposition, il fut le seul
habilité durant cette période à émettre des décrets relatifs à la vie et la législation de la
colonie, jusqu'à la décision finale de création d'un centre ou la distribution des concessions…
A cette époque, le seul organe propre aux principes généraux d'organisation d'une
colonie, qui plus est commun à l'ensemble des systèmes coloniaux européens, le
Gouvernement Général, disparaissait au profit de la gestion directe depuis Paris, l'Algérie
étant considérée comme le simple prolongement physique de la métropole, une annexe,
proche mais lointaine à la fois.
Il y a cependant exception, l'Empereur Napoléon III, sous l'influence des courants
saint-simoniens fort bien implantés dans la hiérarchie militaire d'alors, s'avise à reconsidérer
la question algérienne au point de lui insuffler une orientation toute autre. Il envisagera le
pays comme un "Royaume arabe" détaché de la métropole, lui restant toutefois "associé". La
colonisation civile européenne en serait complètement bannie. Le Royaume arabe aurait été
doté d'institutions qui lui seraient propres, serti de lois spécifiques mais françaises, construites
sur les comptes rendus et expériences des fameux Bureaux arabes. Il ne s'agit donc plus de
colonisation de peuplement, mais de simple protectorat quelque peu fantasque.
L'hésitation continue, de 1830 à 1834, entre rester ou partir de la Possession, semble
avoir empreint aussi, et durablement, le mode de gestion de la colonie : d'autres hésitations,
des improvisations répétées, aux mieux des tâtonnements successifs, quant aux institutions et
lois devant doter l'Algérie. Il en ressortira inexorablement une instabilité caractéristique de la
vie législative locale, et ce dans tous les domaines. Une exacerbation aiguë touchera le
foncier, le nerf de la guerre de la colonisation de peuplement, rendant cette question épineuse
et délicate: acquisition de terres, régime des concessions à adopter, réglementation et
sécurisation des transactions entre européens et indigènes...
Arthur Girault, Doyen de la Faculté de droit de Poitiers, dresse vers la fin des années
1930 un constat sévère au sujet des atermoiements continus de l'administration française en la
matière. Il va assez loin dans ses propos lorsqu'il annonce : "les tendances qui ont inspiré les
principes directeurs de la politique algérienne, ont fréquemment varié. Des systèmes divers et
153
opposés l'ont emporté tour à tour; la succession de tous ces essais, bientôt abandonnés, mais
dont chacun a laissé sa trace dans la législation algérienne, dénote un manque d'esprit de suite
qui a été très nuisible au développement de notre grande possession africaine."190
La toile de fond qui déstabilisa les politiques et autres législateurs de l'Algérie fut de
manière récurrente le désir d'inflexion des systèmes politiques appliqués, ou applicables à la
colonie, à ceux de métropole, c'est à dire "l'assimilation". Ils avaient la conscience d'une tâche
ne pouvant que se montrer ardue, tant les différences entre les systèmes traditionnels
autochtones ajoutés à ceux hérités des Ottomans, divergeaient profondément des principes
républicains français. La logique "d'un pays, deux systèmes" en vogue aujourd'hui dans le cas
de l'ex-colonie britannique, Hong Kong rétrocédée à la Chine Populaire, n'était pas encore de
rigueur à l'époque quoique esquissée sous l'éphémère Royaume arabe. La séparation des
juridictions entre Européens et Indigènes semblait pourtant être un principe simple, certes
absolu, mais logique sur le plan colonial.
C'était par ailleurs sans compter avec le statut administratif des Européens d'Algérie
(Français ou étrangers), le statut des Indigènes, et les inévitables passerelles jetées entre
chacune des composantes de la société coloniale à travers les transactions foncières, le droit et
l'accès à la propriété, la constitution du Domaine de l'Etat sur le substrat ottoman ou tribal
traditionnel, le principe de la concession des terres, la constitution des périmètres de
colonisation renfermant l'assise du village de colonisation, etc. Ce qui allait considérablement
complexifier la tâche, pocher des nuances, obliger en amont l'écriture de textes provisoires
censés régler (dans l'urgence) les cas litigieux toujours plus nombreux.
De plus, les populations autochtones ne jouissant plus d'aucune autonomie, voyaient
leurs juridictions traditionnelles relever du ressort des fonctionnaires français, instituant ainsi
"le rapport de domination inhérent à la conquête."191 Les Autochtones se retrouvaient donc
entièrement soumis aux interprétations de ces derniers - souvent altérées et préjudiciables encore peu familiarisés (ou hautains) vis-à-vis du droit musulman ou du droit coutumier. Ceci,
sans compter avec les textes métropolitains peu applicables en l'état, les conditions de la
métropole étant profondément dissemblables de celles de la colonie.
190
A. Girault., Principes de colonisation et de législation coloniale, l'Algérie, Librairie du Recueil Sirey, Paris,
1938, p. 83.
191
Y. Adli, La Kabylie à l'épreuve des invasions. Des Phéniciens à 1900, Zyriab Editions, Alger, 2004, p. 145.
154
La colonisation en Algérie/Kabylie
Ces différences résident également, hors de toutes considérations législatives
foncières, dans le cas des ressources naturelles : nous penserons, parmi d'autres, au statut de
l'eau (lacs, cours d'eau, berges, sources…) si vital lorsqu'il s'est agit de créer un centre de
peuplement. Rédiger ces statuts en s'inspirant des textes métropolitains constitua une véritable
gageure en regard de la nature alors fondamentalement différente de ces mêmes ressources, en
pays semi-aride... Aurait-il mieux valu penser les institutions, les textes de lois et les services
de gouvernance de la colonie, directement à partir de l'Algérie elle-même et ce, suivant ses
spécificités et ses héritages historiques propres ?
La qualité et la chronologie d'indexation législative/institutionnelle de l'Algérie à la
France, c'est à dire sa "francisation" après son "assimilation", obstina de manière constante les
pouvoirs publics civils, à l'exception du régime militaire, suivit de l'intervalle impérial très
flottant sur la question. Les régimes militaires peu enthousiasmés par la présence massive de
colons civils, furent régulièrement pris en tenaille entre d'une part le souci de maintenir la
présence française dans la colonie et d'autre part, les pressions civiles, aussi bien politiques
qu'économiques, dont l'objectif était de rentabiliser à tous prix la possession.
En effet, garantir le maintien français en Algérie nécessitait la centralisation des
pouvoirs. Il fallait donner un cœur politique et géographique à un pays qui n'était ni un
royaume à l'instar du Maroc, ni un beylicat bien défini à l'image de la Tunisie. La France
n'était pas de son côté familiarisée avec le concept fédéral. Vue l'étendue de l'Algérie - elle
couvre une superficie semblable à l'ensemble de l'Europe occidentale - l'occupant était en
présence d'une juxtaposition somme toute logique d'un assortiment de peuples différents, de
langues différentes, obéissant à leurs propres régimes politiques au sein d'espaces
géographiquement distincts, calqués sur le relief naturel : du Califat (ou Khalifa) itinérant des
tribus arabes de l'ouest (semi-nomades) aux rigides républiques confédérées des Kabyles du
centre, en passant par les provinces ottomanes du Tell, plus ou moins dépendantes les unes
des autres, mais toutes ensemble largement autonomes vis-à-vis de la Porte Sublime.
Il était dès le départ hors de question d'établir en Algérie ad eternam un système
politique exclusivement militaire concentrant entre ses mains tous les pouvoirs. Le
gouvernement à Paris fut partagé, à son tour, entre la volonté d'occuper en Algérie une partie
de l'armée et la crainte de nombreux politiques quant aux engagements financiers, sans
bénéfices, que l'occupation militaire du pays entraînerait.
155
L'organisation de l'Algérie fera alors pour la première fois directement l'objet d'un
règlement officiel par l'ordonnance du 22 juillet 1834192, optant dans la foulée pour l'annexion
purement et simplement de l'Algérie à la France. Ce rattachement n'aura jamais cependant
signifié l'application complète des lois métropolitaines, malgré le volontarisme affiché des
autorités. L'intention d'administrer l'Algérie et la France de manière intégrée aura toujours
prévalu sans jamais se concrétiser. Il faudra attendre les réformes de 1956 puis 1958 pour voir
cette intégration mise en oeuvre. Mais il était déjà trop tard.
L'ordonnance de 1834 aura mis en place à Alger un Gouverneur Général qui devra
centraliser à la fois les pouvoirs civils et militaires. Sans conteste, les limites de cette fonction
bicéphale allaient rapidement se faire sentir. Les conflits entre intérêts civils (économiques) et
objectifs militaires (stratégiques) allant grandissant, auront rendu l'administration de la
colonie des plus complexe. Celle-ci s'enfoncera dans un dualisme aventureux entre d'une part,
la majorité de la Chambre des Députés qui considère à Paris que l'Algérie est une annexe de la
France (comprendre la prolongation des pouvoirs de la Chambre) alors que la première
communauté française établie dans le pays, réclamait des droits supplémentaires et des
garanties qui lui soient propres. D'autre part, tout à fait à l'opposé, les militaires voyaient en la
colonie un territoire spécifique à préserver (la colonie vue comme une base arrière).
Ces antagonismes étaient difficilement conciliables, sachant de surcroît les militaires
investis localement de larges prérogatives. Ceux-ci chercheront par tous les moyens la
limitation de la colonisation civile, préférant évidemment contrôler et ceindre les populations
indigènes soumises, et garder ainsi les mains libres sur un vaste territoire. Les Bureaux arabes,
aidés des connaissances acquises sur le terrain et d'un épais réseau de renseignements
échafaudé auprès des tribus alliées, allaient sans cesse entretenir la confrontation avec
l'administration civile et ce, jusqu'en 1870.
De ce fait, une période incertaine d'organisation législative/institutionnelle de la
colonie s'installera durablement. Le pays glissera dès lors vers une instabilité chronique de ses
institutions, qu'elles soient spéciales, assimilées ou encore annexées aux institutions
métropolitaines. Tout caractère définitif sera vite rendu caduc devant d'une part, l'évolution
rapide du contexte local et d'autre part, les soubresauts permanents de la vie politique
parisienne. Ainsi, les lois se succèderont ou seront encore amendées pendant que les services
192
Voir p. 164, l'intégrale de l'Ordonnance royale.
156
La colonisation en Algérie/Kabylie
adjoints se verront lentement mis en places. De nouveau, les textes adoptés seront
continuellement dénoncés, contredits, ballottés entre divers organismes, pour revenir parfois
aux versions antérieures, ou tout simplement annulés...
Les outils de la colonie algérienne, tout en se voulant adaptés à minima au contexte
local, puisent directement leur fonds à partir du socle métropolitain afin d'éviter
(théoriquement) un maximum de jurisprudences. Le résultat immédiat aura été le charpentage
d'une législation coloniale d'une complexité rarement égalée. Son caractère provisoire
engendrera involontairement, et paradoxalement, une instabilité pérenne. Claude Collot193 fait
courir ce flou durable de 1830 à 1900, c'est à dire tout au long du XIXème siècle. Durée dite
"d'organisation", pour ne pas dire de longue construction des institutions qui s'achèvera en
réalité qu'en 1947 avec la fin de l'officieux mais réel Régime Spécial de l'Algérie. L'après
guerre verra l'accélération de la politique d'association avec la convergence plus ou moins
concrète des institutions et des textes législatifs entre l'Algérie et la métropole. En 1956, la
politique dite cette fois-ci "d'intégration", introduira en 1958 le plan de Constantine.
Pour conclure, nous constaterons que les administrations successives se sont
continûment livrées aux jeux de choix et d'essais entre d'un côté l'application de lois
métropolitaines pré-formatées et de l'autre, la nécessaire acclimatation de ces mêmes lois aux
paramètres spécifiquement algériens. Cela n'a pas manqué de stimuler, ou au contraire,
annihiler la cadence de la colonisation territoriale, selon les administrations et les institutions
alors mises en place à cet effet.
193
Cf., C. Collot, Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale (1830-1962), éditions du CNRS, Paris/
Office des Publications Universitaires, Alger, 1987.
157
Remarques sur la notion "d'association" : Le concept "d'association" apparaît pour
la première fois en Algérie sous la doctrine saint-simonienne qui percevait chaque
membre de la société comme un associé productif : un "sociétaire" qui prendrait part
active à l'évolution collective, contrairement aux principes courants basés sur la
domination. L'association étant, selon Saïd Almi194, un "principe d'action" à distinguer
du sens économique -coopération- que lui confère les fouriéristes. "Associer", dans le
cadre de l'Empire, répondait de manière assez proche à la vision saint-simonienne.
Enfantin, fort présent dans l'entourage de Napoléon III, aura largement contribué à
l'élaboration du projet "Royaume arabe", notamment après la première tournée
impériale en Algérie de 1865.
Cependant, contrairement au concept saint-simonien qui influença la politique
impériale dans son projet de Royaume arabe, "l'association" revêtira plus tard, selon C.
Collot, un caractère purement administratif, voire technique, prenant corps avec la loi
du 19 décembre 1900 "qui confère à l'Algérie la personnalité morale et l'autonomie
budgétaire" nécessaires à la stabilité de sa gouvernance. Cette "association"
s'accentuera avec le statut conféré à l'Algérie par la loi du 20 septembre 1947 qui
combinera trois politiques : politique d'autonomie, politique d'assimilation et politique
d'assujettissement. Ce sens de l'association très différent des principes de départ, ne
signifie guère plus qu'une autonomie relative de l'Algérie, au demeurant très limitée,
reconnaissant un statut politique particulier aux institutions établies localement. Il ne
s'agit en l'occurrence que d'une association stricto administrative et non politique, qui
couvrira encore, selon C. Collot, la période allant de 1900 à 1956.
194
Almi Saïd, Urbanisme et colonisation, présence française en Algérie, Mardaga, Sprimont (Belgique), 2002, p.8.
158
La colonisation en Algérie/Kabylie
2/III L'organisation politique, législative, administrative et foncière de l'Algérie
selon 7 grandes périodes historiques (selon le G.G.A., à la veille du Centenaire
de l'Algérie 1830/1930).
Nous pouvons, sans nous démentir, prendre appui sur le constat fait par l'ensemble des
historiens de la colonisation française en Algérie, à propos des différentes politiques mises en
place. Ceux-ci convergent dans leurs études sur un déroulement des principes de gouvernance
selon des périodicités plus ou moins déployées chacune sur une décennie, entre-coupées
d'artefacts signant des changements brusques de gouvernements ou de systèmes politiques et
ce, indépendamment de la question algérienne.
Nous sommes alors d'avis que le dispositif institutionnel/législatif complexe au
caractère provisoire de la colonie, commua en pérennité. Tant est-il que le processus
d'organisation institutionnelle ne fut jamais mené à son terme. Emile Larcher195 ira plus loin
dans son constat, ne serait-ce qu'à propos du, ou des régime(s) foncier(s) adoptés, en
qualifiant toute approche historique à ce sujet - ce qui demeure valable pour les institutions
algériennes - d'histoire "pénible par ses variations incertaines et incohérentes, […] loin
d'apparaître comme le développement d'un plan préalablement tracé."196
Nous pouvons distinguer par conséquent sept grandes périodes auxquelles correspond
une succession d'institutions nouvellement établies ou remaniées, d'où découlent autant de
textes législatifs ou principes de colonisation ayant façonné l'Algérie. Nous identifierons
ainsi les périodes suivantes :
1830-1834 : Nous sommes ici d'abord dans une période de campagnes de guerre et
d'occupation militaire. La question de gouvernement et de gestion du territoire, non encore
vraiment à l'ordre du jour, voit la mise en place naturelle d'une administration strictement
militaire, les pouvoirs étant concentrés entre les mains du Général Commandant en Chef du
corps d'occupation. Mais face à l'héritage des biens meubles et immeubles des Ottomans, et la
présence d'une population locale désormais affranchie de son ancienne tutelle, les questions
concrètes d'administration se posèrent très rapidement, outre celles du simple contrôle et de
195
E. Larcher, Professeur à la Faculté de Droit d'Alger; avocat à la cour d'appel.
196
E. Larcher, en collaboration avec G. Rectenwald, (Docteur en Droit, Vice-Président du Tribunal Mixte
Immobilier de Tunisie) , op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne, tome III, p. 4.
159
stratégie. L'ordonnance du 1er décembre 1831 établit au côté du Commandant en chef, un
Intendant civil relevant du Ministre de la Guerre, mais davantage "sous les ordres immédiats
du président du Conseil des ministres"197. Le premier conflit stratégie militaire contre intérêts
civils éclate.
Sur le plan foncier, la situation est des plus obscure et chaotique. En effet, le droit
autochtone étant considéré comme caduque ceci d'une part, et complètement ignoré des
nouvelles autorités (méconnaissance du droit musulman et du droit coutumier) ceci d'autre
part, la seule disposition importante relative à la propriété foncière fut l'arrêté du
Commandant en Chef du 8 septembre 1830 attribuant au Domaine tous les biens immeubles
laissés vacants par les Ottomans, dont l'immense patrimoine foncier des beylics. S'ajoutaient à
cela, l'appropriation des biens séquestrés des tribus rebelles, les biens des immigrés turcs198
ainsi que les biens affectés au domaine religieux, les Habous. A ce titre, l'administration
française considérant qu'elle avait succédé au beylic, la gestion du patrimoine foncier de
même que les fondations pieuses lui revenaient de droit.
Mais la tâche ne fut pas si simple pour autant dans la mesure où les anciens
fonctionnaires ottomans, emportant dans leur fuite de nombreux documents d'archives,
jetèrent le trouble sur la question, et la région connut une situation anarchique jusqu'en 1851.
En dépit de plusieurs arrêtés destinés à régler les modalités d'acquisition ou de régularisation
des biens et des terres, puis abrogés pour cause d'inapplicabilité ou d'inefficacité, la situation
aboutit à "une véritable nuée de spéculateurs […] abattue sur Alger, cherchant à acheter à bas
prix pour revendre le plus rapidement possible les immeubles des villes d'abord, ceux des
campagnes ensuite. […]. Tout le monde spéculait, non seulement les particuliers, mais même
les fonctionnaires."199
Cette propension à la spéculation, la bête noire de la colonisation officielle mais du
pain béni pour la colonisation privée, sera continuellement combattue par l'ensemble des
textes législatifs durant tout le XIXème siècle. Les cas multiples de demandes d'attribution de
197
Termes de l'Ordonnance du 1er décembre 1831 rapportés par A. Girault, op. cit., Principes de colonisation et
de législation coloniale, l'Algérie, p. 84.
198
Il s'agit des populations venues d'Orient dans l'entourage de l'administration ottomane et dans son sillage, de
riches négociants turcs et leurs familles ayant alors fait fortune dans la Régence…
199
E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne, p. 32.
160
La colonisation en Algérie/Kabylie
concessions, dans la cadre de la création des centres de colonisation, cachaient bien souvent
des opérations spéculatives. Les exemples de terres agricoles d'Européens laissées en friche,
louées ou revendues aux autochtones ou bien encore, les cas de lots urbains revendus avec
plus value, ne se comptaient plus.
L'exercice constant de l'Administration sera sans cesse de contrecarrer cette tendance
qui dans de nombreux cas, au mieux, ralentit la colonisation et au pire, la compromet avec par
voie de fait, le dépérissement précoce et "inexpliqué" de villages jamais peuplés, de terres
jamais travaillées, sinon louées à leurs anciens, mais hypothétiques, propriétaires
indigènes…Ce tableau nous lève de manière partielle le voile qui recouvre les pratiques
législatives décousues de l'administration coloniale, indépendamment de l'instabilité politique
et institutionnelle. Cette administration foisonnante mais fragile s'est le plus souvent engagée
dans des mesures curatives, fréquemment improvisées, avant l'adoption de grandes lois cadre.
Ces lois seront elles-mêmes mal préparées, sans cesse remaniées, érodées ou édulcorées selon
l'évolution de la situation.
1834-1848 : Cette période ne signifie guère par sa durée une stabilité franchement
établie, bien au contraire. Une dizaine de Commandants en Chef et Gouverneurs Généraux
"dont les idées en matière de colonisation ne présentent aucune continuité"200 se succèderont,
et symptômes des crises à répétition, certains ne verront leur mandat ne pas dépasser quelques
mois. Mais cette période débute par un événement majeur dans la vie politique de la colonie
avec la promulgation de l'Ordonnance royale du 22 juillet 1834. Celle-ci esquisse les premiers
grands fondements institutionnels de l'Algérie, conformément "aux vrais principes de
gouvernement des colonies"201, parmi eux, le Gouvernement Général, avec à sa tête un
Gouverneur. Ce dernier est assisté d'une multitude de chefs de services aux attributions
restreintes mais ciblées. La fonction d'Intendant civil chargé des affaires publiques disparaît
en 1838202 au profit d'un Directeur de l'Intérieur.
200
201
202
Franc Julien, op. cit., La colonisation dans la Mitidja, p. 80.
A. Girault, op. cit., Principes de colonisation et de législation coloniale, l'Algérie, p. 85.
Ordonnance du 31 octobre 1838 venue après l'ordonnance du 2 août 1836. Elle remplace l'Intendance civile
par la Direction des Finances dans la perspective délibérée de la Monarchie de Juillet de renforcer davantage les
institutions civiles par leur détachement de tout encadrement militaire, notamment l'emprise du Gouverneur
Général.
161
Cette période est celle de l'organisation administrative du pays, de l'élaboration des
premiers programmes de colonisation territoriale avec l'officialisation de la colonisation de
peuplement, notamment sous le mandat de Bugeaud. Celui-ci pensera le premier à la création
de centres de colonisation à grande échelle et en réseau. Il signera le premier texte à cet effet:
l'arrêté du 18 avril 1841 portant sur le mode de concession des terres et la création des centres.
Il tranchera le premier entre les attributions des différents corps techniques chargés des
travaux publics. Le Génie héritera de la quasi-totalité des villages à créer. Mais sa préférence
pour une colonisation de peuplement plutôt militaire que civile heurtera à la fin de son mandat
le gouvernement à Paris.
C'est dans le sillage de cette politique, et mieux préparer son application, que le
premier véritable texte réglant la question de la propriété foncière est édicté par l'ordonnance
du 1er octobre 1844 et ce, dans le but d'instaurer en Algérie un régime foncier solide
régularisant l'ensemble des transaction effectuées jusque là, dont nombre d'entre elles,
contestées de toutes parts, ont été frappées de nullité. L'ordonnance s'était fixée pour but la
codification claire des protocoles à venir entre Européens et Indigènes, par une meilleure
connaissance du droit musulman et la préparation du terrain foncier. L'objectif fixé étant la
délivrance "aux possesseurs du sol […] des titres clairs, précis, permettant aux colons arrivant
d'Europe d'acheter en toute sécurité."203 La vente des biens pieux Habous, inaliénables dans le
droit musulman, ont parmi d'autres, lourdement pénalisé les pratiques antérieures à
l'Ordonnance de 1844 et par voie de fait, induit la rédaction de ce nouveau texte.
Or celui-ci sera repris et complété deux années plus tard, par l'ordonnance de 1846 sur
la base de la fiabilité des titres de propriétés émis. Souvent contestée, l'ordonnance de 1844 a
failli dans les enquêtes relatives à l'identification de l'origine même des biens immobiliers. La
précipitation dans le but d'appliquer les programmes de colonisation initiés par Bugeaud allait
pousser l'administration à revoir encore une fois ses principes. Mais le texte de 1844 sera
retenu par l'histoire comme le texte fondateur, instaurant un régime foncier certes très
imparfait, mais assez propre à l'Algérie.
203
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, p. 38.
162
La colonisation en Algérie/Kabylie
La création des centres et l'agrandissement (ou transformations/européanisation) des
grandes villes nord-africaines se multiplieront aux côtés de l'organisation, du recensement et
du classement des terres du Domaine de l'Etat, selon leur ordre d'intérêt pour la colonisation.
Toutefois, la démarche du texte de Bugeaud se limitera à l'attribution des terres au profit des
soldats libérés ou en fin de service, au détriment de la colonisation civile. Bugeaud se
définissait comme fervent "colonisateur" et non "coloniste". Sa démission forcée et houleuse
marquera la fin de cette période, les conflits entre militaires et civiles alors portés à leur
paroxysme.
Ce sera ensuite l'Ordonnance de 1845 qui consacrera officiellement le découpage
administratif de l'Algérie en 3 provinces et distinguera à l'intérieur de chacune d'elle, des
territoires militaires, des territoires civils, des territoires mixtes (territoires contenant à la fois
des Cercles militaires et des communes civiles) et enfin des territoires arabes. La création
effective des centres de population et l'émergence de territoires ruraux européens exigera de
facto, de nouvelles mesures administratives sachant que chacun de ces territoires sera soumis
à une juridiction et une administration propre, mais selon les termes d'une ordonnance
ultérieure datée du 1er octobre 1847204.
1848-1858 : Cette décennie est celle des premières mesures d'assimilation de l'Algérie
à la France. De nombreux services sont désormais directement rattachés aux ministères
métropolitains correspondants. Assimilation à la France dénoncée par Arthur Girault qui
regrette la fin du "principe d'unité d'autorité"205, c'est à dire une unité administrative et
politique propre à chaque colonie devant centraliser l'ensemble des questions locales, pour lui,
seul moyen de gouvernance homogène et adaptée à chaque situation, indépendamment des
questions ayant trait à la métropole.
204
Cette ordonnance supprimera la Direction de l'Intérieur, la Direction des Travaux publics (direction qui avait
déjà été détachée de la Direction de l'Intérieur par l'ordonnance du 22 avril 1846) et la Direction des Finances et
du Commerce, pour créer dans chaque province une Direction des Affaires civiles, une institution renforçant le
l'emprise civile dans la colonie, institution à la fois centralisée et dotée d'antennes locales dans chacune des
provinces. La Monarchie de Juillet aura, de manière continue, tenté de fortifier davantage le pouvoir civil, le
soustrayant au maximum de l'influence omniprésente, et pesante pour Paris, des militaires.
205
Cf., A. Girault., op. cit., Principes de colonisation et de législation coloniale, l'Algérie.
163
C'est durant ces années que le découpage administratif définitif de l'Algérie fut engagé
par la transformation des territoires civils d'Algérie en départements, eux-mêmes subdivisés
en arrondissements. Les Préfets font pour la première fois leur apparition en colonie.
Manifestement, l'assimilation à la France signifie le prolongement pur et simple de celle-ci
outre Méditerranée, jusqu'aux principes du découpage territorial. Les particularités de
l'Algérie seront, en définitive à tort car elles se dresseront comme une source sérieuse de
troubles, aplanies et fondues dans celles de la métropole, dont les conditions générales
diffèrent amplement du contexte algérien.
Le Gouverneur Général verra ses attributions s'effacer en territoire civil pour ne se
concentrer que sur les territoires demeurés militaires car : "sous prétexte de simplifier la tâche
du Gouverneur Général en le débarrassant du souci de l'administration intérieure du pays, on
lui enlevait en réalité ses moyens d'action et de contrôle."206 La forte personnalité de Bugeaud
et son indépendance affichée à la fin des années 1840 ont, sans nul doute, orienté la Chambre
des Députés à Paris dans sa décision d'assimilation de l'Algérie le plus rapidement possible.
Cette assimilation, sous-entendue la démilitarisation des pouvoirs dans la colonie,
entretenait de manière plus ou moins ouverte un objectif continu depuis la Monarchie de
Juillet : la volonté d'éclipser administrativement, et progressivement, les miliaires dans la
région, qui depuis le mandat de Bugeaud avaient donné un sens nouveau à la colonisation : le
"Colon militaire"207 ou les "soldats agriculteurs"208, et uniquement le soldat (plus
particulièrement dans la province d'Alger) pour former des centres que Bugeaud appellera
"colonies modèles"209.
La colonisation civile, rappelons-le, n'a jamais été admise par les instances militaires
stationnées en Algérie. Elle s'est vue, de surcroît, périodiquement et ouvertement freinée.
C'est ainsi que le projet des villages agricoles de 1848-1849 chargés d'accueillir les ouvriers
206
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, p. 87.
207
C.A.O.M., L32 (Villages militaires), Minisitère de la Guerre, Colonisation militaire, 3 novembre 1844 (copie
du document remis par le Maréchal duc d'Isly Bugeaud, au Maréchal de Clauzel, sur le départ de son service
d'Algérie en 1837).
208
C.A.O.M., L32 (Villages militaires), Quelques notes sur un plan de colonisation militaire en Algérie.
Novembre 1839.
209
Idem.
164
La colonisation en Algérie/Kabylie
parisiens se heurta régulièrement aux autorités militaires confinant les centres à créer sur le
littoral, le seul territoire entièrement sous administration civile. De plus, la population
immigrante, loin de répondre aux critères laissés par Bugeaud, fait dire à J. Duval que "la
France troublée par la guerre civile, a demandé à l'Algérie des refuges contre l'oisiveté et
l'insurrection."210 L'expérience décriée de toute part dès la fin de 1848, incita les autorités
civiles à revoir le système de colonisation du pays. L'Empire s'en chargera à partir de 1852.
En terme de confrontation militaires/civils, les péripéties ultérieures du projet de
création du village des Issers, en Basse Kabylie, cas étudié durant notre travail de DEA,
illustre parfaitement bien l'adversité extrême qui existait entre administration militaire et
administration civile. De l'origine du projet à la Commission Spéciale mixte211 chargée
d'analyser et rendre son avis, les antagonismes et blocages au sein des groupes d'étude, y
compris entre membres composant la commission - ou plutôt les commissions successives firent longuement traîner le dossier de 1858 à 1873, avec à la clef un ajournement en 1863!
C'est durant cette décennie 1848-1858 qu'est née la loi du 16 juin 1851, conséquence
de la fusion de deux projets de textes distincts à propos du foncier. Cette loi sera considérée a
posteriori comme la toute première spécifiquement applicable à l'Algérie, mais encore
largement inspirée de principes métropolitains. La principale disposition de celle-ci sera
l'instauration de la propriété privée avec délivrance d'un titre définitif. En quelques mots, le
texte s'appuiera sur trois grands axes : l'inviolabilité de la propriété privée, la liberté de
transaction et l'application de la loi française lors des transactions entre Européens et
Indigènes. Mesure censée mettre fin aux innombrables malentendus qui eurent pour effet
l'anarchie généralisée et le contentieux comme règle lors des dites transactions mixtes.
1858-1860 : Cette période très brève traduit en Algérie le changement de régime qui
s'opéra en métropole suite au coup d'Etat de 1850 portant Napoléon III au pouvoir. L'Algérie
est désormais directement gouvernée par la personne de l'Empereur, et les décrets émis par ce
dernier auront valeur absolue de loi. Après la Monarchie de Juillet qui dirigera la colonie par
210
J. Duval, "Tableau de la situation des établissements français dans l'Algérie" in Bulletin de la Société
Géographique, 5ème série, t. X, 2ème semestre, pp. 49-170.
211
C.A.O.M., 4M241a (Les Issers), voir Rapport et Procès Verbal de la Commission mixte instituée pour la
création d'un centre de population dans la plaine des Issers; Commission formée par l'arrêté du 29 juillet 1861.
165
ordonnances royales, désormais la gouvernance s'exercera par décrets impériaux. Dans la
foulée, le décret du 24 juin 1858 remplacera la fonction de Gouverneur Général par les
attributions d'un nouveau ministère basé à Paris : Le Ministère de l'Algérie et des Colonies,
émanation de l'ancien ministère de la Guerre et des Colonies.
Le Ministre de l'Algérie, directement nommé par l'Empereur, ne fut autre que le cousin
de ce dernier (Jérôme). Le Ministre devient le centre d'où partent et arrivent l'ensemble des
questions liées à l'Algérie, notamment celle du peuplement et son corollaire la création des
centres. Il va sans dire que durant cette courte période, peu de villages furent créés, voir même
aucun en dehors de la "régularisation" d'agglomérations "spontanées" formées aux abords des
places militaires. Les cas de Tizi-Ouzou et de Dra el Mizan en Grande Kabylie, que nous
traiterons plus loin, en sont des échantillons éloquents.
L'ensemble des décisions finales relèvent de l'Empereur en personne, le Ministre se
contentant de lui soumettre les rapports de projets. Sur le plan administratif et politique, la
personne de l'Empereur semble cumuler aussi bien les charges métropolitaines que l'ensemble
des questions touchant au domaine colonial, créant ainsi une centralisation inédite et extrême
du pouvoir. Les quelques services encore demeurés à Alger, après avoir échappé un temps
aux diverses mesures d'assimilation, se verront à leur tour phagocytés par Paris.
Néanmoins, la surcharge des tâches incombant au souverain exigea assez rapidement
la réhabilitation de certains services, mais toujours satellisés au pouvoir central. Si la fonction
de Gouverneur Général n'existait plus depuis 1858, le Commandant Supérieur des forces
militaires de Terre et de Mer se chargeait de l'administration des territoires militaires hérités
des périodes précédentes, et paradoxalement, les Préfets demeurés en place dans les territoires
civils, verront peu à peu leurs responsabilités accrues dans les départements (décret du 27
octobre 1858). De plus, dans une logique assimilatrice à la France, toujours en vigueur,
chaque province fut dotée d'un Conseil général, conseil déjà projeté et approuvé depuis 1848,
mais jamais mis en application depuis.
166
La colonisation en Algérie/Kabylie
Rappel sur les antagonismes militaires/civils en Basse Kabylie au sujet du centre
des Issers : Le premier projet de création du centre remonte à 1860, sur demande du
Préfet d'Alger, après la réunion au Domaine des anciennes terres aghaliks du bordj
Sébaou et des terres melk de la tribu makhzen Flissa u'behri (terres confisquées suite au
séquestre de 1857 lié à la conquête de la Kabylie). La réclamation de ces terres
domaniales à livrer à la colonisation (car arables et proches de l'assif Isser), intéressa
vivement l'administration civile. De plus, le centre de Bordj Ménaïel, tout proche,
ancien poste militaire, venait de faire l'objet d'un décret de création (1859) en tant que
petite ville relais, devant sécuriser la route nouvellement ouverte entre Alger et TiziOuzou. Une première Commission des Centres, mixte (membre civils et militaires), fut
arrêtée en 1861, puis une seconde en 1862. A chaque fois, l'unanimité ne fut pas
obtenue et le Procès Verbal rendu, négatif. La cause revenait à la vive opposition des
membres militaires (Génie) de la commission mixte : d'abord en 1861 pour des raisons
de sécurité : "région non pacifiée et populations locales à ménager", puis en 1862 par
opposition ferme du médecin militaire, invoquant l'insalubrité du site. Le Village ne
sera créé qu'en 1872 lorsque le territoire passera sous administration civile. Celle-ci
profitera du second séquestre de 1871 frappant la région, pour créer 4 villages au lieu
d'un, se partageant ainsi les 5427 hectares de terres confisquées. Il s'agira d'Isserville,
Les Issers, Isserbourg et Legata; les questions d'insalubrité subitement évanouies.
1860-1870 : Cet intervalle couvre l'ensemble de la seconde période impériale jusqu'à
sa chute en 1871. Cette décennie se montre très particulière dans l'histoire coloniale de
l'Algérie. Malgré l'immobilisme reproché au régime en terme de colonisation de peuplement,
on assiste à la mise en place de structures et d'institutions, voire le renforcement de certaines
d'entre elles (les Bureaux arabes par exemple). Si au départ Napoléon III ne prêtait que peu
d'intérêt à la possession africaine, ce n'est qu'à la suite de son voyage dans la région à l'été
1865, sans perdre de vue l'influence grandissante des animateurs de la pensée saintsimonienne (voir remarque plus loin) et des partisans de l'arabophilie (avec à leur tête Ismayl
Urbain), que la question algérienne prit une place prépondérante et originale dans la politique
impériale.
L'assimilation n'étant plus vraiment à l'ordre du jour malgré la centralisation extrême
du pouvoir, l'Algérie était désormais perçue par l'Empereur et ses conseillers comme le champ
d'expérience d'une fusion inédite entre Européens et Arabes : générer une nouvelle nation, le
"Royaume arabe", dont Napoléon III serait le souverain légitime, et le Sultan légitimé par les
musulmans eux-même…
167
Les premières mesures prises dans le cadre du Royaume arabe furent l'arrêt brutal de
toute idée de peuplement, d'expansion de la colonisation et d'acquisitions de terres…Par
conséquent, une politique de "rapprochement" par le recensement des tribus indigènes :
l'inventaire de leurs biens (en particulier fonciers) et la délivrance de titres de propriété légaux
en regard des textes français, fut appliquée via les opérations cadastrales du Senatus-Consult
de 1863. L'objectif consistait à protéger les Musulmans contre toutes éventuelles
dépossessions de leurs terres et enrayer ainsi, par voies juridiques et administratives,
l'expansion de la colonisation officielle. Cette politique ne manqua pas d'inquiéter les milieux
"colonistes", tout en confortant la position des militaires qui voyaient pour la première fois
leur vision de l'Algérie converger avec celle de Paris.
Après deux années de refonte administrative et l'évidente difficulté de tout gérer
depuis la capitale métropolitaine, le décret du 24 novembre 1860 supprimera l'inefficace
Ministère de l'Algérie et des Colonies. Le décret du 10 décembre de la même année rétablira
immédiatement dans ses fonctions, le Gouverneur Général, si bien que tous les services
transférés à Paris retournèrent à Alger. Le nouveau Gouverneur, sans déroger à la règle
initiale, fut un militaire, un proche de Napoléon III, le Maréchal Mac Mahon. Ce dernier
succèdera ainsi à l'intérim sans effet du Général Renault, dernier Gouverneur Général de
l'Ancien Régime, alors rétrogradé simple Commandant Supérieur des forces militaires de la
Terre et de la Mer sous l'éphémère Ministère de l'Algérie.
A contre courant des principes centripètes initiaux de l'Empire, le Gouverneur Général
prendra désormais une dimension rarement égalée, fonction exclusivement occupée par des
militaires de haut rang, en l'occurrences les Maréchaux de France proches des thèses du
pouvoir en place. La méfiance n'est plus de mise entre Paris et l'armée, bien au contraire. Une
nouvelle ère s'ouvre, expérimentale, néfaste à la colonisation pour les uns, bénéfique pour les
autres, mais sans aucun doute originale pour avoir laissé une très forte emprunte dans
l'histoire de l'Algérie.
Durant cette période, la Grande Kabylie est solidement contrôlée depuis Tizi-Ouzou et
Fort-Napoléon. On ne parle pas de colonisation ni de centres à installer, seule l'ancienne
capitale régionale, Dellys, fit l'objet de réaménagements conséquents compte tenu de son
statut de ville garnison et siège de Subdivision. Les places militaires de Grande Kabylie,
fondées sous les campagnes précédentes de Randon (1857), sont renforcées. Les
168
La colonisation en Algérie/Kabylie
établissements européens spontanés formés aux abords des forts sont convertis en véritables
petites villes commerciales, dépourvues de périmètres agricoles (ou dérisoire dans le cas de
Tizi-Ouzou) à l'exception de quelques jardins et aires de fourrages à bestiaux : une
configuration coloniale qui s'avérera rare en Algérie. Ces petites villes non planifiées mais
"régularisées"212 sont un prétexte, à croire les diverses correspondances administratives, pour
stimuler les échanges commerciaux avec les populations kabyles. Nous sommes dans
l'application de la politique dite d'association chère aux "colonisateurs".
Il est vrai, la Grande Kabylie encore vierge de toute pénétration européenne
constituait, contrairement aux grandes plaines littorales, un terrain idéal de mise en œuvre des
principes que se fixaient certains idéologues, à l'image d'Alexis de Tocqueville. Celui-ci, dans
son Rapport adressé en 1847 à la Chambre des Députés, préconisait de ne pas étendre la
colonisation au-delà des régions littorales et du Tell vers le Petit-Désert, c'est à dire les HautsPlateaux, imitant ainsi la stratégie turque trois siècles durant : "Le Petit-Désert ne peut vivre si
on lui ferme le Tell. Le maître du Tell a donc été depuis le commencement du monde le
maître du Petit-Désert. Il y a toujours commandé sans l'occuper, il l'a gouverné sans
l'administrer."213 Alexis de Tocqueville met ensuite en garde contre les engagements
financiers et militaires qu'engendreraient l'extension de la colonisation au-delà de ces limites.
Il admet aussi "que dans l'enceinte du Tell existe une contrée que nous n'avons pas
encore occupée et dont l'occupation ne manquerait pas d'augmenter d'une manière très
considérable, l'effectif de notre armée et le chiffre de notre budget. Nous voulons parler de la
Kabylie indépendante."214 En effet, si les Hauts-Plateaux, rudes, peu peuplés et peu fertiles
dont il ne voit l'intérêt d'y établir une population européenne, en Kabylie, montagneuse et
surpeuplée, mais riche en forêts, plaines et collines fertiles, il n'y voit pas non plus l'intérêt de
son occupation sauf pour engendrer une situation conflictuelle avec une population très
enracinée, agricole et industrieuse : "Nous nous bornerons à établir ici comme un fait certain,
qu'il y a des raisons particulières et péremptoires pour ne pas occuper la Kabylie."215
212
Terme employé dans les documents officiels respectifs de création des centres de Tizi-Ouzou (C.A.O.M.,
1L187) et de Dra el Mizan (C.A.O.M., 1L188).
213
Alexis de Tocqueville, Rapport sur l'Algérie, 1847, rééd. 2003, p. 42.
214
Idem.
215
Ibidem.
169
Cette dernière phrase au sujet de la région sonne comme une sentence que les
idéologues et les militaires sympathisants, conscients des mises en garde de Tocqueville, se
borneront à faire admettre, sinon appliquer, notamment jusqu'en 1871.
Subséquemment, les militaires disposaient d'une large marge, débarrassés qu'ils étaient
de toute présence civile européenne capable à tout moment de contester leur autorité ou gêner
leurs intérêts (le prétexte de sécurité sera inlassablement défendu par l'armée). Le Décret du 7
juin 1860 viendra renforcer encore le pouvoir des militaires et freiner la colonisation civile en
plaçant chacun des Préfets sous la tutelle du Général Commandant de Province. Les
différences administratives entre les territoires civils et militaires s'estompent désormais, bien
que les Indigènes demeurent directement soumis à l'administration militaire tandis que les
Européens continuent de répondre de l'autorité préfectorale. Celle-ci, dépourvue de toute
autonomie, n'agit plus que par délégation des pouvoirs du Général Commandant. Il en ira de
même du Ministre de la Guerre, ce dernier n'aura plus force d'autorité ou de proposition. Il se
verra converti en simple correspondant à Paris du surpuissant Gouverneur Général qui, selon
les termes de A. Girault, "exerce son pouvoir comme un véritable Ministre de l'Algérie
résidant à Alger."
Remarque sur la présence des saint-simoniens et des fouriéristes en Algérie :
A l'instar de tous les nouveaux territoires soumis à la conquête et à la colonisation,
l'Algérie devint le terrain et le champ d'expérience de prédilection pour les théoriciens
et idéologues européens, à l'image des utopistes et sectaires religieux des siècles
précédents face au Nouveau Monde. L'Europe en général, et la France en particulier,
connaissaient depuis le début du XIXème siècle de profondes mutations économiques
qui érigèrent la donne sociale en force productive actrice. Les nouveaux espaces
vierges, ou perçus comme tels, sont l'occasion d'appliquer, ou faire appliquer, les idées
nouvelles, loin des entrelacs de la vielle Europe. Enfantin voyait en l'Algérie un terrain
d'essais pratiques, pendant que le fouriériste Jules Duval y voyait une terre destinée aux
"expériences sociales". Si les saint-simoniens ne se sont pas attardés à donner un corps
spatial et urbain à leurs idées, les fouriéristes on fait de ce point le support fondamental,
et coûteux, de leur doctrine. Mais en Algérie, ce sont les saint-simoniens, plus souples,
qui eurent grande influence par leur expérience du terrain et leurs études sur les
populations locales. Enfantin, voyant dans la société indigène des éléments à puiser
pour l'édification in situ d'une société nouvelle, a grandement façonné la pensée des
polytechniciens d'Algérie. Si les saint-simoniens se démarquèrent au départ, à la fois
des civils et des militaires quant à leur mode de colonisation, les militaires, selon leur
propre vision de contrôle du terrain et leur opposition à la colonisation
civile/économique, ne tardèrent pas à faire écho aux idées saint-simoniennes. L'armée
d'Algérie, après les essais de colonisation de Bugeaud et la rupture consommée d'avec
l'administration civile, se tourna, volontairement ou non, vers ces derniers alors
devenus des alliés stratégiques et providentiels contre la colonisation civile. Militaires
170
La colonisation en Algérie/Kabylie
et saint-simoniens partageaient au moins, objectivement, la recherche et la
connaissance des spécificités du terrain conquis.
1870-1897 (ou 1870-1881/1881-1897) : Cette plus que double décennie couvre par sa
longévité l'ensemble de la période dite civile, ne se limitant plus à la simple construction des
institutions, mais à leur consolidation ceci d'une part d'autre part, leur développement et
l'accélération de la colonisation de peuplement. L'histoire de cette période, loin d'être linéaire
et homogène, se révèle encore plus complexe que les époques précédentes. Riche en textes et
corps institutionnels nouveaux, en amendements de lois et autres revirements, on reviendra en
définitif aux contours d'un système plus ou moins centralisé (Gouvernement Général) déjà
esquissé par l'ordonnance royale de 1834!
Une première période se dégage entre 1870 et 1881 durant laquelle le régime civil se
met en place tous azimuts. L'objectif immédiat consistait en l'éviction aussi poussée que
possible de tous ce qui représente l'autorité militaire. Autorité assimilée par les colons à un
frein physique et moral à toute expansion de la colonisation territoriale et économique
proprement dite.
Au lendemain de la guerre de 1870, l'Empire chute brutalement et les militaires
d'Algérie perdent leur principal appui, voire la raison d'être de leur pouvoir. Leur légitimité
sera plus profondément atteinte après l'insurrection kabyle de 1871 qui précipita la fin de leur
administration et par voie de fait, la disparition des territoires d'exclusion, c'est à dire les
territoires interdits aux civils européens (les Territoires de Commandement militaire). Les
Territoires du Sud (Sahara) ne manqueront pas à leur tour de faire l'objet de réclamations de la
part des colons, outre pour l'obtention de concessions minières, pour le développement de
cultures exotiques. Cependant, l'importance du Sud en matière stratégique de défense allait
surpasser largement les intérêts économiques de la colonisation. Ces territoires demeureront
en l'état, sous administration militaire, jusqu'en 1947.
Le premier décret du Gouvernement du Salut National, daté du 31 mai 1870, restitue
aux Préfets, comme première mesure de changement de régime en Algérie, leurs prérogatives
initiales, les libérant ainsi de la tutelle des Généraux de Division. Le décret du 24 octobre
1870 ira encore plus loin, imitant en cela, un paradoxe, la première mesure impériale : la
suppression de la fonction de Gouverneur Général et la disparition de l'ensemble des services
171
qui lui sont affiliés. L'autorité sera alors confiée à un Commissaire Extraordinaire de la
République. Mais cette nouvelle structure, hâtive et sans consistance, n'allait pouvoir entrer en
service compte tenu de la toile administrative tissée trente années durant autour de l'institution
la plus stable qu'est celle du Gouvernement Général.
Cette institution sera décidément rétablie par le décret du 29 mars 1871 à la différence
qu'il sera placé à sa tête, théoriquement, non plus un Général ou un Maréchal de France, mais
exclusivement et pour la première fois, un civil. Par voie de fait, les affaires de l'Algérie ne
relèveraient désormais plus, au sein de l'administration métropolitaine, du Ministère de la
Guerre, mais du Ministère de l'Intérieur; Le désir d'assimilation totale de la colonie étant une
permanence de l'ensemble des régimes, à l'exception de l'intermède impériale/Royaume arabe.
Mais d'après certains analystes, l'enracinement des anciennes structures héritées sous
l'Empire puis modifiées ou consolidées par lui, rendirent toutes modifications dérisoires,
sachant "le vieux principe d'unité d'autorité", c'est à dire le maintien d'un pouvoir centralisé
propre à la colonie, établi de fait depuis le début de la colonisation, toujours vivace;
l'accélération de l'assimilation ne devenant alors que superficielle et théorique. Le paradoxe
sera tel, que ce sera le Général Chanzy, un militaire nommé Gouverneur Général en 1873,
succédant à un autre militaire, l'Amiral de Gueydon (mars 1871-1873)216, qui en fervent
partisan de l'assimilation allait changer la donne. Le premier Gouverneur Général civil ne sera
pas nommé avant mars 1879 (Albert Grévy).
Si la devise de Chanzy fut "L'initiative à Alger, la décision à Paris; l'exécution à Alger,
le contrôle à Paris"217, il obtint le droit de correspondre directement avec les ministres218 de la
216
Avant le décret du 24 octobre 1870 supprimant le Gouvernement Général, on enregistre entre juillet et
octobre 1870 les intérims du Général Durrieu et du Général Alsin Esterhazy, logiquement suivis après l'entrée en
application du décret, des Commissaires extraordinaires de la République et ce, jusqu'en mars 1871 : MM. Ch.
Dubouzey et Alexis Lambert. Immédiatement après le rétablissement du Gouvernement Général, est
paradoxalement nommé Gouverneur de l'Algérie un militaire, l'Amiral de Gueydon. Il faudra attendre la fin du
mandat de son successeur, un autre militaire, le Général Chanzy, pour assister en 1879 à la nomination du
premier Gouverneur Général civil de l'Algérie : Albert Grévy (mars 1879- novembre 1881).
201
Le Gouverneur Général Chanzy cité par A. Girault, op. cit., Principes de colonisation et de législation
coloniale, l'Algérie, p. 89.
218
Décret du 30 juin 1876
172
La colonisation en Algérie/Kabylie
république, égrainant les divers services propres à l'Algérie entre les compétences respectives
des ministères parisiens.
Pensait-il dissoudre les responsabilités gubernatoriales au sein du gouvernement à
Paris, se soustrayant ainsi aux résistances administratives locales, aux agents des Ministères
de la Guerre ou de l'Intérieur, ayant longtemps conservé entre leurs mains les services de la
colonie. Le résultat immédiat fut la considérable perte d'influence du Gouverneur Général.
Cette fonction fortement érodée ne se présentera plus que comme une chambre
d'enregistrement et de transmission de ce qui se décide à Paris. D'ailleurs, le décret du 26 août
1881, dit "de rattachement", finira par placer sous l'autorité des ministères compétents
l'ensemble des affaires algériennes. Ce qui fera dire encore une fois à A. Girault que "tout le
monde commande en Algérie, excepté le Gouverneur Général", et de citer plus loin les propos
de Jules Ferry à ce sujet : "(Le Gouverneur Général) n'est plus qu'un décor coûteux autant
qu'inutile, tout au plus un inspecteur de colonisation dans le palais d'un roi fainéant."219
Le statut du Gouverneur Général revêtira alors un caractère plus que précaire, sans
possibilité d'arbitrage, liant définitivement la colonie aux vicissitudes de la vie politique
interne parisienne. C'est à dire loin des priorités que requiert l'attention d'une colonie aussi
complexe et agitée que l'Algérie.
Cette assimilation totale initiée par Chanzy, contre-coup des automatismes
d'autonomie observés sur le terrain, fut mal réfléchie et sans réel relais localement. Cela ne
fera que paralyser la vie institutionnelle déjà fragile et guère aboutie, et engendrera par voie
de conséquence l'effet inverse de la gouvernance civile désirée pour le développement de la
colonisation et l'assimilation définitive de l'Algérie. Le décret du 31 décembre 1896, dit celuici de "dérattachement", viendra finalement abroger le décret du 26 août 1896 relatif encore à
l'affirmation de l'assimilation, ouvrant la voie à une nouvelle phase institutionnelle, guère plus
stable, mais qui s'achèvera avec la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Sur le plan foncier, les choses évolueront très rapidement, à la fois dans le sens de
l'assimilation par la "francisation" des terres, tout en tentant de créer un régime local, voulu
plus adapté aux statuts des personnes et des biens, alors très différenciés en Algérie
contrairement à la métropole.
219
Jules Ferry cité par A. Girault, op. cit., Principes de colonisation et de législation coloniale, l'Algérie, p. 90.
173
Les ordonnances de 1844 et de 1846 puis la loi de 1851 avaient en réalité sous
l'Ancien Régime un effet limité aux seuls territoires civils (alors très restreints
comparativement aux territoires militaires). Désormais, la colonisation se trouve face à de
grands territoires passés sous administration civile. Germa l'idée de cantonnement des tribus
occupant une aire trop importante par rapports à leurs besoins. Le principe visait la
récupération d'un maximum de terres. Mais le cantonnement ne tarda pas à révéler la réalité
des intentions : déposséder les dites tribus de leurs meilleurs sols en les repoussant vers le sud
ou les pieds-monts, parties de leurs territoires considérées alors comme plus aptes à leur
tradition agricole intensive plutôt qu'extensive.
Mais le cantonnement ne fut jamais pratiqué qu'a titre d'essai compte tenu des
difficultés juridiques rencontrées, ajoutées aux difficultés matérielles de déplacement des
tribus visées. Bien entendu, ces mêmes tribus du Tell, sédentaires et regroupées au sein de
villages eux-mêmes en périphérie des villes, ne pouvaient faire l'objet d'un déplacement
massif et aisé tels que cela aurait pu se présenter dans le cas de tribus semi-nomades.
De plus, une minutieuse analyse et connaissance des statuts des terres dans le droit
musulman (arch : collectives inaliénables; melk : privées et aliénables, mais avec une variante
concevant une copropriété familiale ou filiale), aurait été salutaire sans compliquer220 la tâche
lorsqu'il s'est agi d'identifier et d'acquérir les terres, soit à des individus (ce qui résulterait de
maigres superficies), soit à la tribu entière, ce qui représenterait un gain considérable en terme
de superficie, incluant les terres de parcours, les cours d'eau, les chemins, et bien sûr les terres
les plus avantageuses. Il était difficilement concevable de transposer les tribus à partir de
terres très fertiles, arch, vers des terres moins productives, réservées à la subsistance
individuelle ou familiale. Les différentes lois antérieures ainsi que les Senatus-Consult de
1863 et 1865 (demeurés inachevés), ont encore une fois montré leurs limites en matière de
réglementation des transactions entre d'une part, Européens et possédants autochtones et
d'autre part, l'Etat et les tribus.
C'est alors qu'un nouveau texte basé sur la reconnaissance faite par le Senatus-Consult
de la propriété individuelle des possédants indigènes, après celle collective, allait être rédigé.
L'idée était de favoriser les transactions entre Européens et Indigènes, actionnant ainsi le
moteur de la colonisation qui connut un vif regain d'intérêt parallèlement à la nécessité de
220
Cf., A. Girault, op. cit., Principes de colonisation et de législation coloniale, l'Algérie.
174
La colonisation en Algérie/Kabylie
placer les Alsaciens-Lorrains français. La loi du 26 juillet 1873, dite aussi loi Warnier221,
outre qu'elle instaura l'attribution de titres de propriétés individuels aux possédants indigènes,
facilita et garantit l'acquisition par les Européens de ces mêmes terres, par leur "francisation"
automatique et irrévocable en cas de transactions mixtes.
De plus, la loi visait la récupération par le domaine privé de l'Etat, des terres laissées
en déshérence ou des biens vacants, au profit de la colonisation. Le grand changement dans ce
texte résidera dans la volonté de faire sortir l'Indigène de la propriété collective, inaliénable,
pour mieux livrer ses biens aux transactions à l'européenne. Toutes les terres indigènes
individualisées seront traitées à la manière française et donc soumises de facto au code civil
de droit commun.
Outre le désir de faciliter l'accès du colon à la propriété foncière, l'Etat percevait dans
ce dispositif la possibilité à son tour d'acquérir des terres pour la colonisation - et donc la
création de centres sertis de leurs périmètres agricoles indispensables - et ce, par l'achat de
terres de proche en proche. Mais la loi présenta de grandes lacunes procédurales lors de son
application. Au moment du recensement et de la reconnaissance de la propriété indigène, via
la constitution morale du bien et l'attribution du titre de propriété, la loi dut être complétée par
un autre texte, celui du 28 avril 1887. Ce dernier affinera la procédure en insistant sur une
définition plus détaillée de la propriété collective indigène, un allongement des délais
d'enquête pour certaines formalités, le partage obligatoire dans les cas d'indivision familiale…
Les lois de 1873 et 1887 ne produiront en définitif qu'un seul et même texte, le second,
sans apports ni principes nouveaux, venant combler uniquement les défauts pratiques révélés
par le premier. Voulue comme le principe le plus aboutit de l'assimilation foncière ou la
francisation des terres algériennes, la loi Warnier n'atteindra jamais ses objectifs. Les résultats
se révélèrent si mauvais, les résistances locales si grandes, de même que le principe de
francisation absolue si inadapté, que la loi fut suspendue en 1890 pour être revue en 1897222.
Pendant ce temps, un projet d'introduction en Algérie du système des livres fonciers, inspiré
de celui entrepris avec succès en Tunisie, est mis à l'étude. En attendant, la loi de 1851 fut
remise à l'ordre du jour, enrobée de quelques adaptations.
221
D'après le Dr. Warnier, député d'Alger qui présenta le rapport du projet de loi le 4 avril 1873.
222
La loi dite du 16 avril 1897 fut présentée comme une loi transitoire remédiant aux défauts les plus graves de
la loi de 1873-1887, préparant ainsi le terrain avant l'adoption définitive des livres fonciers.
175
Jusqu'en 1956223, le régime du sol algérien sera donc marqué par la coexistence de
deux régimes législatifs fonciers : le régime des terres francisées répondant aux lois
métropolitaines ainsi qu'aux textes adoptés en 1851, 1873-1897, et le régime des terres
musulmanes ou "non francisées" répondant au droit musulman ou aux droits coutumiers
locaux; Les passerelles entre les deux régimes demeurant confuses. L'incidence sur les
modalités de constitution des assises foncières pour les projets de création de centres est donc
grande, dans la mesure où, hors le cas des terres appartenant au domaine de l'Etat, la
constitution des périmètres de colonisation sur des terres indigènes demeurera tributaire des
textes adoptés ceci d'une part, et du statut des terres indigènes, ceci d'autre part. Cela, sans
composer avec les difficultés de transferts de ces biens d'un régime à l'autre, que les lois n'ont
guère résolues. L'Etat dut se résoudre à contourner ces obstacles grâce à l'introduction, par
voie de fait, du principe extrême d'expropriation pour cause d'utilité publique224 ou de prise de
possession d'urgence.
Enfin, la complexité du régime du sol algérien n'allait pas pour autant freiner la
progression de la colonisation officielle dans la mesure où la création d'un centre, obéissant à
une décision administrative prioritaire, nécessitait la mobilisation de superficies considérables
et viables à même de garantir la prospérité du centre projeté. La situation d'après 1870 qui vit
la main mise de l'administration civile sur tout le territoire de la colonie, suivie de
l'insurrection kabyle de 1871, allaient constituer une aubaine pour la colonisation de
peuplement alors confinée à l'étroit dans les territoires civils qui lui étaient impartis jusque là.
L'échec de l'insurrection kabyle allait ouvrir la voie à l'Administration et lui offrir le
moyen rapide, ou les alliés objectifs les plus prometteurs, en vue d'acquisitions foncières
supplémentaires : la fin de l'hostile régime militaire aux civiles et le séquestre des biens
meubles et immeubles des tribus insurgées. Cette conjonction permettra de récupérer un
maximum de terres dans les territoires militaires et prélever de vastes superficies sur les tribus
223
1956 marque un tournant dans la politique algérienne : la volonté d'assimilation totale de l'Algérie à la France.
En recherchant l'égalité absolue entre Musulmans et Européens, il s'agira de mettre un terme à la coexistence des
deux régimes dans presque tous les domaines : francisé/non francisé, et la mise en place de la politique dite
d'intégration - sauf au niveau du droit privé ou certaines particularités issues du droit musulman seront
maintenues, mais facultatives.
224
Le premier texte fixant la réglementation d'expropriation remonte à l'arrêté du Général en Chef daté du 17
octobre 1833, en vue de faciliter l'urgence des travaux à exécuter dans la possession.
176
La colonisation en Algérie/Kabylie
rebelles, de surcroît parmi les meilleures d'Algérie et ce, dans un laps de temps très court. Ce
qui fut en définitif la seule période qui vit la projection massive de centres grâce au
contournement de la lourdeur, des incertitudes et des ambivalences du régime foncier
algérien, indéfiniment lacunaire et sans cesse en chantier.
Cette instabilité foncière, allant de paire avec l'instabilité institutionnelle, a donc
caractérisé une grande partie du XIXème siècle et de surcroît influencé la cadence des créations
des centres de colonisation. Si les disponibilités de sols constituaient le fer de lance de la
colonisation, son support fondamental, le désir de francisation législatif allait de paire avec
l'assimilation institutionnelle de l'Algérie à la France.
La multiplication des centres de décision parallèlement à la multiplication des
principes de gouvernance, n'allaient pas améliorer la situation, bien au contraire. Le flux et
reflux des prérogatives du Gouvernement Général et ses services ne concordant pas toujours
avec le corps législatif demeuré à Paris, ont créé un climat permanent de tension. Le recul
d'influence du Gouvernement Général signifiera de facto l'échec des textes législatifs rédigés
pour l'Algérie, car depuis la Chambre des Députés, la pleine mesure de la situation algérienne
ne se montrait pas toujours fiable. Il n'est d'ailleurs pas rare d'observer la caducité d'un texte
alors qu'il venait à peine d'être voté.
Les incessants aller-retours entre désir d'assimilation/francisation et "unité
d'autorité"225 ont donc inéluctablement favorisé la situation législative et institutionnelle
incertaines de l'Algérie. Cela aura freiné la colonisation officielle, malgré la volonté d'aller au
plus vite. La précipitation dans les prises de décision eut pour résultat un effet inverse, celui
de ralentir de manière significative la colonisation de peuplement du pays.
Enfin, comme nous l'avons vu, la principale institution persistante et propre à
l'Algérie, réside dans la fonction de Gouverneur Général. Le maintien ou la suppression de
cette institution, la plus centrale et la plus dynamique aussi, infléchit la politique menée dans
la colonie, agit sur la teneur des lois et principes institutionnels, ainsi que sur leur caractère
exécutoire/définitif. La dualité permanente entre pouvoirs militaires et pouvoirs civils, dont
les racines remontent à l'émergence de la démocratie sur le sol français, voyaient en l'Algérie
le terrain de bataille sur lequel se cristalliseraient une grande partie des accès de crise.
225
Cf. A. Girault, op. cit., Principes de colonisation et de législation coloniale, l'Algérie.
177
Nous verrons dans ce qui suit le fonctionnement détaillé de cette institution de premier
ordre qu'est le Gouvernement Général, sa structure, l'étendue de ses prérogatives selon les
régimes et les périodes. Il s'en suivra l'observation des charpentes des différents services
administratifs ainsi que leurs liens, soit avec le Gouverneur, soit avec les ministères parisiens.
Nous
percevrons
combien
ces
allers/retours
entre
"unité
d'autorité"
et
assimilation/francisation auront eu un effet notoire sur la vie de l'Algérie française alors en
chantier : de la gouvernance au découpage territorial en passant par les principes de création
des centres. C'est à dire, la dualité entre civils partisans de la colonisation de peuplement, les
"assimilationnistes" après avoir été "colonistes", contre l'autorité militaire, fervente adhérente
des idées "associationnistes", dérivées d'un saint-simonisme influent. Le processus et les
procédures de création de centres ainsi que l'aspect morphologique de l'armature territoriale
urbaine se feront l'écho de ces fluctuations permanentes.
178
La colonisation en Algérie/Kabylie
Ordonnance royale du 22 juillet 1834
1.- Le commandement général et la haute administration des possessions françaises
dans le nord de l'Afrique (ancienne régence d'Alger) sont confiés à un gouverneur
général. - Il exerce ses pouvoirs sous les ordres et la direction de notre ministre de la
Guerre.
2.- Un officier général commandant les troupes, un intendant civil, un officier général
commandant la marine, un procureur général, un intendant général, un directeur des
finances sont chargés des différents services civils et militaires sous les ordres du
gouverneur général et dans la limite de leurs attributions respectives.
3.- Le gouverneur général a près de lui un conseil composé des fonctionnaires désignés
dans l'article précédent. Suivant la nature des questions soumises au conseil, le
gouverneur général y appelle les chefs des services spéciaux civils ou militaires que
l'objet des discussions peut concerner. Ils ont voix consultative.
4.- Jusqu'à qu'il en soit autrement ordonné, les possessions françaises dans le nord de
l'Afrique sont régies par nos ordonnances.
5. - Le gouverneur général prépare en conseil les projets d'ordonnances que réclame la
situation du pays, et les transmet à notre ministre de la Guerre. - Dans les cas
extraordinaires et urgents, il peut provisoirement par voie d'arrêté, rendre exécutoires
les dispositions contenues dans ces projets.
6. - Des ordonnances spéciales détermineront les attributions du gouverneur général et
du conseil, ainsi que l'organisation de l'administration civile, celle de la justice et celle
des finances (Arrêté ministériel du 1er septembre 1833). L'administration de l'armée et
celle de la marine demeurent soumises aux lois et ordonnances qui les régissent.
179
2/III. 1 : Les institutions coloniales : leurs prérogatives/leur personnel et leur
composition entre 1830 et 1900
2/III. 1a : Le Gouvernement Général de l'Algérie ou G. G. A. : La seule institution
permanente. Visibilité des attributions
Alors que la question de la colonisation n'était pas encore tranchée et que des doutes
subsistaient sur le maintien ou non de la France en Afrique du Nord, le premier réflexe de
l'autorité occupante fut d'installer, au moins provisoirement, une administration homogénéisée
à même de coordonner les opérations en cours, et de gérer au minimum la situation sur le
terrain. Si les questions militaires primaient encore durant la première décennie 1830-1840,
l'héritage administratif, politique et financier de l'ancien occupant ottoman, obligeait la France
à construire le plus rapidement possible, un service administratif central (Alger sera retenue
comme le point nodal) chargé d'expédier les affaires courantes, dites les Affaires civiles.
C'est dans ce contexte qu'un Comité d'Administration est créé par l'arrêté du Général
en Chef/Ministre de la Guerre, de Bourmont, le 16 octobre 1830, succédant à la sommaire
Intendance mise en place au lendemain de la prise d'Alger le 5 juillet de la même année.
Fonctionnant comme une ébauche de gouvernement local, le Comité qui prendra vite le nom
d'Administration Centrale comprenait une section dite de l'Intérieur chargée des affaires
civiles. Ce sera sur les fondations de cette dernière que naîtra en Algérie à partir de 1834 le
Gouvernement Général.
L'Ordonnance du 22 juillet 1834, confirmant l'annexion de l'Algérie à la France, établit
alors pour la première fois un mode officiel de gouvernance au sein d'une loi cadre. Il est créé
en premier lieu un Gouverneur Général dépendant du Ministre de la Guerre assisté d'un
Intendant civil chargé des affaires courantes dans les territoires où résident une majorité de
civils français. Pour la justice, un Procureur général est adjoint ainsi qu'un Directeur des
finances pour l'évaluation des budgets.
Pour le reste du territoire, c'est à dire les provinces contrôlées par l'armée, la gestion
est soumise à un absolu régime militaire dirigé par les Commandants des Chefferies de
Division. Plus tard, avec la création des trois provinces algériennes, seront ajoutés les
Gouverneurs adjoints (des Généraux) à la tête de chacune d'elles. Le texte de 1834 précise que
180
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
le pays serait régi par ordonnances royales émises depuis Paris, ce qui ne confère au
Gouverneur Général qu'une étendue étroite de ses pouvoirs. Il est le représentant officiel
nommé par la France dans la possession africaine, et ne prétend aucunement légiférer.
Le Gouverneur Général est un militaire de la haute hiérarchie ayant de préférence
acquis une certaine expérience sur le terrain africain. Il centralise l'ensemble des affaires
civiles ou militaires qu'il transmet vers Paris. Par contre, les décisions ayant trait à la stratégie,
la conquête ou la consolidation des acquis sont de son libre arbitre (il est habilité à émettre des
arrêtés à ce sujet). Il soumet alors directement ses intentions au gouvernement français…
2/III. 1a. 1/ Le Gouverneur Général, reconduction en Algérie d'une fonction appliquée
en Louisiane moins d'une trentaine d'années auparavant
La fonction de gouverneur en Algérie s'inspirera d'abord de celle expérimentée en
Nouvelle France, notamment dans l'administration de ses cinq provinces. Ce vaste territoire,
géré par le Secrétariat d'Etat à la Marine (pendant du Ministère de la Guerre pour les affaires
outre-Atlantique), tenait son gouvernement à Québec. Le Gouverneur Général était alors
responsable des cinq colonies composant le pays : le Canada, Terre-Neuve, l'Acadie, la Baie
d'Hudson et la Louisiane. Le Gouverneur algérien sera résponasble lui, de trois provinces
africaines226.
Après 1717 (et jusqu'en 1803 pour la Louisiane), chacune de ces colonies soustraite du
centralisme de la Nouvelle France, fut dotée en tant que territoire semi-autonome de son
propre Gouverneur Général, nommé par ordonnance royale sur recommandation du Secrétaire
d'Etat à la Marine. Son rôle plus étendu que son prédécesseur sera défini en ces termes : "Tout
ce qui regarde la dignité du commandement et le militaire est pour le Gouverneur seul. C'est à
lui à déterminer les fortifications et les ouvrages sur les projets et devis de l'ingénieur, après
toutefois en avoir conféré avec le Commissaire ordonnateur, que les marchés, la dépense et
les moyens de trouver les fonds nécessaires les regardent uniquement [...]. Ils doivent aussi
donner conjointement les concessions des terres et favoriser l'un et l'autre tout ce qui pourra
avoir rapport au commerce… "227
226
Ordonnance du 15 avril 1845.
227
C.A.O.M., DFC, carton n° 9, Louisiane 3 bis/3 (1716).
181
Dans un premier temps, le Gouverneur Général de la Nouvelle France partagera ses
responsabilités avec le Commandant Général, son égal militaire. Celui-ci, chef des armées de
la colonie est assisté d'un Lieutenant Général commandant, un Major et quelques autres
officiers. Les Ingénieurs et Dessinateurs du Génie sont placés sous son autorité. Il nomme
directement les Commandants des postes militaires. Le Gouverneur des provinces semiautonomes cumulera par contre les deux fonctions à la fois, civiles et militaires. Il sera en
outre assisté d'un Commissaire Ordonnateur ou d'un Intendant pour les affaires civiles. Enfin,
le Gouverneur Général préside un Conseil Supérieur chargé des affaires politiques et de
l'organisation de la colonisation proprement dite228. Ce rôle fort centralisateur, militaire et
civil, d'un Gouverneur Général seul intermédiaire entre le Roi et la colonie, atteindra son
apogée trente ans plus tard en Algérie.
"Le Gouverneur de la Louisiane est comme un Gouverneur de province française, le
représentant du roi en matière de justice, d'administration et de finances. C'est donc un
honneur plutôt qu'un pouvoir, toutes les décisions étant prises en France."229 Le Gouverneur
algérien, un militaire, d'abord soumis comme toute la colonie algérienne ou jadis la Louisiane
aux Ordonnances royales, échappera assez rapidement après la chute de la Monarchie de
Juillet, au simple rôle honorifique de figuration. Il aura durablement eu tendance à
concurrencer le pouvoir à Paris. Mais l'étendue de ses attributions sera cependant perturbée, et
son rôle rendu fluctuant en fonction de la valse (et l'influence) des régimes politiques
métropolitains. Il fera régulièrement l'objet de réflexions entre reflux et extension de ses
pouvoirs. Il faut noter que le premier Gouverneur Général de l'Algérie, le Général Drouet
d'Erlon, fut nommé sous l'ordonnance de juillet 1834, succédant ainsi aux premiers
Commandant en Chef (six entre juin 1830 et juillet 1834) alors davantage préoccupés par la
stratégie expéditionnaire avant la décision d'occuper la Régence, et donc l'administrer sous un
angle colonial.
228
Cf., "La Louisiane Française, 1682-1803, 2003", Site Internet public construit par le Ministère de Culture et
de la Communication dans le cadre des célébrations du bicentenaire de la vente de la Louisiane aux Etats-Unis,
1803-2003 : http:// www.louisiane.culture.fr, rubrique : Le système colonial. Consulté le 26/12/2003.
229
Idem.
182
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
2/III. 1a. 2/ Un rôle stratégique, fluctuation de ses attributions
Cependant, le rôle du Gouverneur ira toujours grandissant malgré les tentatives
successives d'affaiblissement de ses fonctions et ce, dans le but officiel d'assimilation de
l'Algérie à la France et de ce fait, la minoration du pouvoir militaire. En effet, la position
centrale du Gouverneur, pivot de toute action en Algérie, verra progressivement s'étoffer ses
services affiliés jusqu'à constituer un véritable gouvernement local soutenu par un large
réseau de contrôle et d'influences, pour une grande part basé sur les compétences militaires
acquises sur le terrain. Cela constituera le principe "d'unité d'autorité"230, sorte de
décentralisation administrative permettant à l'Algérie "de s'intéresser à la gestion de ses
propres affaires".231 En subordonnant (sous l'Empire) aux autorités militaires les
Administrateurs en poste dans les territoires civils, le Gouverneur ira jusqu'à gêner ces
derniers dans certaines de leurs missions, notamment celles ayant trait à l'encouragement de
l'implantation de nouveaux colons. Les Administrateurs - des fonctionnaires civils - se
plaindront d'ailleurs régulièrement auprès de Paris de leur dépendance vis-à-vis de l'instance
militaire.
Le développement des territoires civils, particulièrement sur le plan démographique et donc économique - fera de moins en moins admettre aux colons de vivre sous les
restrictions continues et autres servitudes qu'exige la gestion militaire. Ce qui accentuera les
fameuses et vives tensions entre civils et militaires et ce, jusqu'à leur summum en 1870. Le
Gouverneur Général militaire sera d'ailleurs par la suite remplacé par un Gouverneur Général
civil. Après 1871, ce sera l'ensemble des structures administratives et territoriales militaires
qui disparaîtront progressivement au profit de structures civiles, directement calquées sur
celles de métropole par les décrets dits Crémieux.
230
Cf., A. Girault., op. cit., Principes de colonisation et de législation coloniale, l'Algérie.
231
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie, Livre II, p. 380.
183
2/III. 1a. 3/ Nomination du Gouverneur Général : des tractations en haut lieu, en
fonction des régimes en place à Paris
Le Gouverneur est ordinairement nommé, selon les régimes en place, soit par
ordonnance royale, soit par décret présidentiel ou encore par décret impérial. Sous la IIIème
République, le Gouverneur est proposé par le Ministre de l'Intérieur, et est nommé par décret
présidentiel rendu en Conseil des Ministres (décret du 23 août 1898). Aucune limite d'âge ni
même de capacité n'est fixée. Quels que soient les régimes, le Gouverneur "représente le
gouvernement de la république dans toute l'étendue du territoire algérien. Il a le droit de
préséance sur tous les fonctionnaires civils et militaires. Il est consulté sur la nomination de
tous les hauts fonctionnaires."232 Ces prérogatives très étendues, reprennent celles acquises
par le Gouverneur militaire durant les années 1841 sous le mandat de Bugeaud. Avant la
troisième République, le Gouverneur était nommé sur la proposition du Ministre de la Guerre,
alors que sous l'Empire, ce fut au Ministre de l'Algérie et des Colonies de proposer un
militaire émérite et proche du régime.
L'étendue des pouvoirs du Gouverneur a régulièrement fluctué soit pour être contenue,
évitant une certaine autonomie des institutions algériennes au profit de l'assimilation, soit au
contraire pour favoriser cette "unité d'autorité". Les périodes les plus fastes sont celles du
régime militaire (1834-1851), la seconde partie de la période impériale, et celle de la
troisième République à partir de 1871, qui malgré les intentions d'assimilation poussée et
d'intégration, aura compris la nécessité de maintenir en place une certaine forme de
centralisation locale, allégeant ainsi le poids de la gouvernance, tant politique qu'économique
- et budgétaire - depuis la métropole.
Le choix d'un Gouverneur Général pour sa nomination peut dépendre de sa proximité
d'avec un gouvernement (notamment sous l'Empire), ou peut relever encore de la réputation
du futur préposé. En effet, le programme et la politique à suivre d'un Gouverneur Général est
connue, c'est à dire présentée et défendue par le militaire alors candidat au poste à pourvoir.
Celui-ci fait en quelque sorte une campagne restreinte, faisant jouer réseaux et influences dans
les sérails politiques et/ou militaires. Ainsi, Bugeaud fut nommé en 1841 pour son vaste et
ambitieux programme de colonisation territoriale. Il démissionnera faute de pouvoir mener à
232
Décret du 23 octobre 1934, art. 3, contenant les derniers remaniements concernant la fonction de Gouverneur
Général, des prérogatives maximales.
184
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
son terme son projet de colonisation, au goût jugé trop militaire par Paris. Lui succèdent par
intérim ses adjoints, non pas Lamoricière au programme libéral très marqué, mais tout de
même Bedeau, plus consensuel et plus modéré.
Bien avant cela, le Maréchal Clauzel fut nommé en juillet 1835 pour son fort soutien à
l'assimilation de l'Algérie à la France. Il ira si loin dans ses convictions qu'il éparpillera les
compétences du Gouverneur Général entre les services des différents ministères parisiens.
Sous son mandat, l'institution fut réduite à sa plus simple expression honorifique. Pour ne
citer que ces exemples extrêmes, nous pouvons facilement affirmer que le programme d'un
Gouverneur Général imprime profondément la politique algérienne, et c'est en ces termes qu'il
est choisi.
2/III. 1a. 4/ Une durée de mandat jamais définie
La fluctuation des pouvoirs de cette institution est donc la résultante d'une part, des
orientations du gouvernement à Paris et d'autre part, celle de la politique même du
Gouverneur qui sans ambages peut n'être que l'amplification des visions politiques du
moment. C'est ainsi, comme nous l'avons vu précédemment au sujet de l'instabilité politique
sévissant tant en métropole qu'en colonie, que le Gouverneur Général aura fait écho aux accès
de crises. Passif, il n'aura jamais contribué directement à la stabilisation des institutions de la
colonie.
En Algérie, toutes les positions et confrontations politiques, idéologiques ou
économiques, de la scène métropolitaine auront dramatiquement gagné en ampleur, jusqu'à
l'extravagance. Sur une décennie "type", pas moins de 12 Gouverneurs se sont succédés
(1830-1841) avec une moyenne de mandats de moins d'un an, ou au contraire, un mandat a pu
durer 6 ans (mandat de Bugeaud, 1841-1847). Mais encore, sept gouverneurs se sont partagés
moins d'une année (1847-1848 après la démission de Bugeaud), avec pour résultat une
moyenne d'à peine un mois de gérance par fonctionnaire. Le Maréchal Clauzel fut nommé à
deux reprises, de 1830 à 1831 (d'abord en tant que Commandant en Chef avant l'Ordonnance
de 1834), puis de 1835 à 1837 en tant que Gouverneur Général.
185
L'irrégularité dans les nominations successives des gouverneurs ne traduit pas un fait
lié à une fonction simplement accessoire. Les conséquences de cette valse des nominations
seront lourdes. La consistance (ou non) des programmes des gouverneurs est à prendre en
compte tout comme l'inefficacité ou la mésentente entre le Gouverneur et le gouvernement
parisien ou encore, les pressions locales, notamment civiles. Ces facteurs auront pu mettre un
terme à un mandat, tout comme la trop forte consommation de budgets. Ce qui ne sera pas
sans influences notoires sur l'évolution de la colonisation officielle.
Nous comprendrons qu'aucun texte n'est venu imposer une durée légale fixe au mandat
gubernatorial. La succession entre chacun des fonctionnaires s'effectuant sur la base d'une
nouvelle nomination, voire un intérim, faisant suite à un remerciement ou une démission.
Souvent, l'intérimaire n'est autre que l'un des trois adjoints provinciaux, remplaçant le
gouverneur sortant. L'intérimaire n'aura jamais été nommé officiellement Gouverneur.
2/III. 1a. 5/ Une implication active dans la colonisation
En matière de politique de colonisation, les Gouverneurs auront joué un rôle
prépondérant, ayant en réalité insufflé, intensifié ou modéré, cette politique en fonction du
programme pour lequel ces "créateurs des méthodes gouvernementales"233 auront été choisis.
Nous verrons qu'au sujet de la création des centres, ces fonctionnaires-officiers auront été les
premiers, "l'épée au poing"234, à initier officiellement, et à grande échelle, les systèmes de
colonisation par la création des centres de peuplement. Leur sensibilisation aux questions de
fortifications jusqu'en 1879, il faut le signaler, revient pour une grande part à l'origine
militaire des gouverneurs et les liens étroits qu'ils entretenaient avec leurs acolytes du Génie.
Ainsi, le Maréchal Clauzel fut l'initiateur du premier projet de village crée ex-nihilo
(Boufarik, 1835) destiné au peuplement civil européen, et le "précurseur [qui] ouvrit les voies
où s'engagea Bugeaud"235 avec son armature de villages de peuplement dans la Mitidja.
Ce premier pas est lui-même le fruit des tâtonnements antérieurs entrepris par les
Commandants en Chef, devant pallier à l'arrivée inattendue d'immigrants s'entassant dans les
233
Ch. André-Julien, av. propos., Les techniciens de la colonisation (XIXème-XXème siècles), P.U.F, Paris, 1946 p. 3.
234
Idem.
235
Op. cit., Le livre d'or de l'Algérie, p. 69.
186
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
ports d'Algérie, attirés par les avancées de l'armée et venant "toujours après elle, dans ses pas,
pour les besoins du commerce et du ravitaillement."236 Le duc de Rovigo alors Commandant
en Chef demanda dès 1831 à l'Intendant civil d'Alger de fournir deux arpents de terres
d'environ un hectare à ces immigrés. Devant les indisponibilités foncières, le duc se contenta
de transformer certains camps militaires retranchés des hauteurs d'Alger en points d'accueil. Il
s'agira de Delly Ibrahim à l'ouest et Kouba à l'est; s'en suivront les projets plus élaborés du
Maréchal Clauzel.
En effet, l'échec des deux villages initiés par Rovigo (plutôt des baraquements ou des
camps d'hébergement), en hauteur et trop isolés, ont fait changer de stratégie Clauzel nommé
Gouverneur Général. Il fallait poursuivre l'expérience mais adopter une démarche plus
rationnelle, notamment par l'étude en amont d'un emplacement opportun, à l'image du choix
de site devant précéder l'établissement d'un camp militaire. En un mot, analyser préalablement
la future assiette d'implantation, en insistant sur les questions de salubrité et d'alimentation en
eau potable. La simple transformation d'un ancien camp militaire étant dorénavant une
condition insuffisante sachant la décision d'occuper durablement la possession africaine. Ce
sera la première fois qu'un canevas de conditions préalables sera énuméré préalablement à
tout établissement, conditions qui s'imposeront par la suite comme le leitmotiv des projections
de centres, à l'origine des sept "points de vues"237 essentiels (sécurité, salubrité, propriété,
communications, alimentation en eau, le commerce et les dépenses) recommandés par les
futures Commissions des Centres.
Le Maréchal Clauzel, (re)nommé en juillet 1835 et quatrième Gouverneur Général
depuis l'application de l'Ordonnance de juillet 1834, choisira la plaine fertile et très humide de
la Mitidja pour projeter son premier essai de colonisation : le village de Boufarik dans le
Haouch-Chaouch. Pour certains, ce choix fut qualifié de déplorable car situé en plein
marécage, qui plus est, le camp militaire à proximité souffrait sans secret d'une lourde
réputation d'insalubrité. Clauzel, après sa première expérience entre septembre 1830 et février
1831 en tant que Commandant en Chef de l'armée d'occupation, décidera seul de changer de
stratégie en commençant la colonisation par la Mitidja, plaine voisine d'Alger qui se présente
236
Op. cit., Le livre d'or de l'Algérie, p. 69.
237
C.A.O.M., série L, dossier L20, extraits de l'arrêté du 2 avril 1846, Préfecture de Constantine, 2ème bureau,
1ère section, n°3392, 24 avril 1859, Au sujet de l'institution des commissions pour la création de centres de
population.
187
"comme un point central, à proximité du gouvernement, des magasins et du port où tout peut
être reçu, chargé, vendu ou expédié."238 C'est ainsi qu'entre 1835 et 1837, les grands haouchs
de la plaine passeront au Domaine privé de l'Etat afin d'être allotis. Ce ne sera que sous les
successeurs de Clauzel que six grands haouchs seront subdivisés pour constituer les
périmètres d'autant de villages. Nous serons en présence du premier acte planificateur
imprimant sur le territoire, la colonisation civile. Acte éminemment l'œuvre d'un Gouverneur
Général ayant une réelle autorité sur la région.
Mais il faudra attendre le Général Bugeaud, nommé en 1841, pour assister au coup
d'envoi des grands programmes de création de centres, ordonnancés selon un schéma (mais
pensés de prime abord selon une logique défensive, insurrection de 1839 oblige). Avec lui, la
vision sera plus large, territoriale à l'échelle de l'Algérie, et le peuplement sera sérieusement
pris en compte et préalablement organisé. Le Maréchal Bugeaud focalisera d'ailleurs son
attention sur un peuplement basé sur ses soldats, reprenant ainsi le vieux concept de la Rome
antique du "soldat colon".
Son projet était de bâtir un système, une armature de centres complémentaires les uns
par rapport aux autres : de la défense au lieu de production et de la redistribution vers les
villes portuaires. Ses adjoints, Lamoricière dans la Province d'Oran et Bedeau dans celle de
Constantine auront la liberté d'expérimenter et développer leurs propres systèmes. Après
Bugeaud, démissionnaire en 1847 car "irrité par l'opposition que rencontre ses projets tant à
Paris qu'à Alger"239 et ce, de la part des organes civils de l'administration, plus aucun
Gouverneur ne se distinguera dans ses projets de colonisation à l'exception de Randon (18521857) puis Chanzy (1873-1879) et Cambon (1891-1897). Dans la plus part des cas,
l'Administration se contentera de reprendre et réadapter au gré des circonstances ce qui se fit
antérieurement.
Le Gouverneur Général se dévoile donc initiateur de projets de colonisation urbaine. Il
a force d'approuver toute création de centre par arrêté, de l'ajourner ou la refuser. Si le
Gouverneur n'est pas lui-même initiateur de projets, les Commandants de Division ou les
Préfets des territoires civils doivent lui remettre dans un premier temps, un rapport au sujet
d'une demande de création d'un ou de plusieurs centres. Mais la décision finale de créer un
238
Julien Franc, op. cit., La colonisation de la Mitidja, p. 82.
239
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, Tome 1, p. 28.
188
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
(des) village(s) revient au Gouverneur, de même que celui-ci esquisse les programmes
d'exécution des travaux de colonisation : bâtiments publics, ouverture de routes et
alimentation en eau. Les programmes d'exécution des travaux s'étalent généralement sur une
année fiscale en fonction des disponibilités budgétaires. Le Gouvernement Général et ses
services ne peuvent intervenir sur les grandes lois foncières, économiques ou politiques de
l'Algérie. Ce domaine reste réservé au gouvernement et soumis au vote de la Chambre à Paris.
Quelques libertés peuvent être laissées au gouverneur quand l'application de son programme
de colonisation exige quelques adaptations législatives. Il a la possibilité à cet effet d'émettre
des arrêtés ayant force de loi, mais assez limitée.
2/III. 1a. 5/ Les Services adjoints au Gouvernement Général
Les services adjoints au Gouverneur, installant ainsi le Gouvernement Général de
l'Algérie (couramment surnommé "l'Administration supérieure", "l'Administration" ou encore
le "Service Central"240), se composent outre l'Intendant civil (qui disparaît sous l'effet de
l'ordonnance du 31 octobre 1838), du Procureur général ou du Directeur des finances, selon
les évolutions de l'institution, puis de plusieurs Directions administratives, ou Bureaux liés
aux affaires civiles, alors plus ou moins dépendants des différentes sections du Ministère de
l'Algérie et des Colonies ou du Ministère de l'Intérieur, c'est selon. Ces sections sont :
- 1er bureau de l'intendance liée à la colonisation
- 2ème bureau concernant la Direction de l'administration du service de la colonisation
- 3ème bureau chargé des Domaines, de l'état de la colonisation, de l'agriculture et
du service de la topographie
- 4ème bureau conservant les correspondances pour affaires diverses et contentieux de
particuliers.
- 5ème bureau (créé en 1898) comprenant l'agriculture, les forêts, le commerce, les
contributions et l'hydraulique agricole.
Ces bureaux répondent au service dirigé par un seul adjoint civil placé sous les ordres
du Gouverneur et consacré par l'Ordonnance du 15 avril 1845 : le Directeur général des
affaires civiles, auquel sont subordonnés les Directeurs de quatre sections distinctes : le
Directeur de l'Intérieur et des Travaux publics, le Procureur général, le Directeur des Finances
et du Commerce et le Directeur central des Affaires arabes. L'ordonnance du 1er septembre
1847 détachera la Direction de l'Intérieur, la Direction des Travaux publics et la Direction des
240
Terme introduit par M. de Peyerimhoff, alors Directeur du Service de la Colonisation en 1893.
189
Finances et du Commerce du Gouvernement Général pour créer dans chaque province une
Direction des Affaires civiles.
Enfin, le Gouvernement Général de l'Algérie réunit au fil des ans un fonds
archivistique en matière de colonisation des plus importants, et plus exactement les dossiers
relatifs aux divers programmes de création de centres. Y sont conservés les dossiers d'études
préliminaires, les plans, quelques contre-projets ainsi que l'ensemble des rapports et autres
procès verbaux produits par les différentes structures techniques ou administratives,
intervenantes directes dans la projection des centres. L'ensemble des décisions du Gouverneur
y ont été déposées, des projets d'arrêtés aux arrêtés définitifs, y compris les correspondances
relatives aux motivations de refus ou d'ajournement de création de centres…
Les archives du Gouvernement Général, rapatriées dans l'enceinte des Archives
Nationales à Paris entre 1962 et 1963, puis transférées au Centre des Archives de l'Outre-mer
en 1975, constituent le fonds le plus complet concernant les projets de colonisation et de
création de centres. Il est immédiatement suivi des fonds départementaux, largement enrichis
après 1870 par la mise en place en Algérie du régime civil.
Remarque : Le Gouverneur Général verra ses prérogatives modifiées de manière
permanente. Si l'ordonnance de 1834 instaura officiellement le Gouverneur Général, les
décrets, arrêtés et lois qui suivirent ne manquèrent pas soit d'affiner, amplifier,
supprimer/rétablir la fonction ou encore lui attacher/détacher des services, jusqu'à
imposer des règles précises quant aux rapports que devra entretenir le Gouverneur avec
les militaires lorsque celui-ci deviendra un fonctionnaire civil. Nous énumérons à titre
d'exemple le calendrier des principaux textes réglementant diversement les attributions
du Gouverneur Général et ses services adjoints :
Ordonnance du 22 juillet 1834 / Ordonnance du 31 octobre et du 3 décembre 1838 /
Ordonnance du 15 avril 1845 / Ordonnance du 1er septembre 1847 / Arrêté du 9
décembre 1848 / Décret du 24 juin 1858 / Décret du 24 novembre 1860 / Décret du 24
octobre 1870 / Décret du 29 mars 1871 / Décret du 30 juin 1876 / Loi du 3 avril 1878 /
Décret du 26 août 1881 et du 23 août 1898 / Décret du 27 juin 1901 / Décret du 3
décembre 1916 / Décret du 5 juin 1918 / Décret du 23 octobre 1934 / Décret du 30
octobre 1935.
Nous noterons l'écoulement de près d'un siècle pour voir la fonction de Gouverneur
Général se stabiliser en 1935, date de configuration définitive avant la disparition du
poste moins de 30 ans plus tard, en 1962, pour cause d'indépendance de l'Algérie.
190
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Index des Commandants en Chef et Gouverneurs Généraux de l'Algérie 1830-1900 :
Juin-septembre 1830 : Général de Bourmont Commandant en Chef
Septembre 1830- février 1831 : Maréchal Clauzel/Commandant en Chef
Février-décembre 1831 : Général Berthezène/Commandant en Chef
Décembre 1831- mars 1833 : Général Duc de Rovigo/Commandant en Chef
Mars 1833-juillet 1833 : intérim du Général Avizard/Commandant en Chef
Juillet 1833- juillet 1834 : Général Voirol/Commandant en Chef
Juillet 1834 - avril 1835 : Général Drouet d'Erlon/premier Gouverneur Général
Avril 1835- juillet 1835 : intérim du Général Rapatel
Juillet 1835-février 1837 : Maréchal Clauzel
Février-octobre 1837 : Général Damrémont
Octobre-juillet 1837 : intérim Maréchal Valée
Juillet 1837-février 1841 : intérim Général Schramm
Février 1841-février 1847 : Général Bugeaud, Duc d'Isly
Février 1847- septembre 1847 : intérim des Généraux De Bar et Bedeau
Septembre 1847-février 1848 : Duc d'Aumale.
Mars-mai 1848 : Général Cavaignac
Mai-juin 1848 : Général Changarnier
Juin-septembre 1848 : intérim du Général Marey-Monge
Septembre1848-juin 1850 : Général Charron
Juin-octobre 1850 : intérim du Général Pélissier
Octobre 1850-décembre 1852 : Général d'Hautepoult
Décembre 1852-juin 1857 : Général Randon
Juin 1857-décembre 1860 : intérim du Général Renault
Décembre 1860-septembre 1864 : Maréchal Pélissier, Duc de Malakoff
Septembre 1864-juillet 1870 : Maréchal de Mac Mahon, Duc de Magenta
Juillet 1870-mars1871 : intérims Général Durrieu, Général Alsin Esterhazy
puis les commissaires extraordinaires, premiers civils à la tête du
Gouvernement Général : MM. Ch. Dubouzey et Alexis Lambert.
Mars 1871-juin 1873 : Amiral De Gueydon
Juin 1873-février 1879 : Général Chanzy
Mars 1879-novembre 1881 : Albert Grévy, premier Gouverneur Général civil.
Novembre 1881-avril 1891 : Tirman
Avril 1891-septembre 1897 : Jules Cambon
Septembre 1897-août 1898 : Lépine
Août 1898-octobre 1900 : Laferrière
(A titre indicatif : d'octobre 1900 à juin 1901 Jonnart
de juin 1901 à avril 1903, Ravoil, puis Jonnart de juin 1903 à mars 1911).
191
2/III. 1b : Le Service de la Colonisation : une pseudo-entité administrative, versatile et sans
structure organique tangible avant 1900
Alors qu'en 1834 le maintien de la France ne fait plus de doute, "la question se pose de
savoir si, oui ou non, la France entreprendra de coloniser."241 La Direction de l'Intérieur et la
Direction des Affaires Civiles du Gouvernement Général mettent en place à cet effet le
"Service Central" (terme régulièrement employé par M. de Peyerimhoff), ou Service de la
Colonisation (le terme écourté de "Colonisation" sera souvent usité pour désigner le service),
appelé à traiter des questions de peuplement. Sans que cela soit un organe aux structures
rigides et spécialisées ou même un super-ministère sachant l'importance de la tâche, le Service
Central de la colonisation est une sorte d'amalgame aux frontières perméables entre divers
fonctions et responsabilités inter-administratives, directions, services et sous-services, chargés
des questions d'occupation civile du territoire. C'est à dire la préparation du terrain à son
exploitation et son aménagement pour le peuplement. Seul un Directeur coordinateur est
nommé par le Gouvernement Général, sans qu'il ne dispose directement de ressources ou de
personnel qualifié qui lui soient propres.
Les employés proviennent des différents services techniques en place en Algérie ou
proviennent - mais non à demeure - de métropole. Ils sont affectés à la colonisation selon les
besoins et les projets en cours, le Directeur de la Colonisation n'ayant pour seule fonction,
celle d'interlocuteur entre les différents services impliqués et les instances hiérarchiques du
moment à savoir, les diverses Directions de l'Administration supérieure et le Gouverneur
Général.
Le Service de la Colonisation, ou plutôt les sections administratives et techniques liées
à la colonisation, sont alors des branches convergeant vers le Gouvernement Général. Elles
sont tour à tour regroupées au sein de la Direction de l'Intérieur puis de la Direction Générale
des Affaires Civiles, avant de faire partie des prérogatives du 2ème bureau de la Direction de
l'Administration, du Ministère de l'Algérie et des Colonies sous le Second Empire (avec la
suppression du Gouvernement Général entre 1858 et 1860).
241
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport du Conseiller d'Etat Directeur Général,
Lemyre de Vilers, au Gouverneur Général, Alger, le 14 novembre 1877.
192
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Le Gouvernement Général rétabli, les questions de colonisation furent regroupées sous
la 2ème Division de la Direction des Affaires Civiles et Financières. Puis après la seconde
suppression du Gouvernement Général en 1870, la colonisation passera sous la responsabilité
du 2ème bureau du Secrétariat Général! Après le rétablissement, encore, du Gouvernement
Général, la colonisation revint à la Direction des Affaires Civiles et Financières avant de
rejoindre la Direction de l'Intérieur (créée conjointement par le décret du 30 juin 1876 avec la
Direction des Travaux publics et des Finances), mais sous l'autorité du 2ème bureau, formant
avec l'Agriculture la Première Section. Cette distribution persiste lorsqu'est substitué le
Secrétariat Général en lieu et place de la Direction des Affaires Civiles et Financières par le
décret du 15 novembre 1879.
La Colonisation fait en 1883 directement partie du 3ème bureau du Gouvernement
Général, avec les Travaux publics, l'Hydraulique agricole, les Chemins de fer, les Mines et les
Forages, avant d'intégrer après divers remaniements opérés en 1898, le 5ème bureau avec
l'Agriculture, les Forêts, l'Hydraulique agricole ainsi que le Commerce et les Contributions.
La Colonisation ne deviendra un service bien distinct, avec son personnel au statut
propre, que lorsque lui seront créées des Directions par l'arrêté du 28 décembre 1900, un
arrêté en réalité inspiré du projet de "Programme Général de Colonisation" du Gouverneur
Général Chanzy en 1877, dans sa circulaire n°61 datée de mars 1877; "au sujet des créations
relatives à la colonisation et de leur répartition entre les trois Directions de la Direction
Générale."242 La Colonisation sera placée avec les services de l'Intérieur sous l'autorité directe
du Secrétariat Général du gouvernement et couvrira le service des passages (transferts depuis
la métropole, accueil et convoyage des immigrants vers leur lieu de résidence), le Service
topographique et le Service des cartes et plans. A partir de 1902, le Service Central de la
Colonisation, comprenant un Directeur chef de service assisté d'un personnel spécialement
qualifié, fera partie de la Direction de l'Agriculture et aura pour service annexe celui de la
Topographie.
Ce ne sera donc qu'au XXème siècle naissant, que verra véritablement le jour une
structure administrative dédiée à part entière à la colonisation, structure fortement liée cette
fois-ci à la question fondamentale qu'est l'agriculture. Elle devient à cette époque davantage
spécialisée, scientifique et technique quant à la mise en valeur des terres et leur destination.
242
C.A.O.M., 32L40, Circulaire n°61 du Gouverneur Général Chanzy, mars 1877.
193
D'ailleurs, après 1900, la colonisation touchera plus particulièrement les zones semi-arides.
Par conséquent, la maîtrise de procédés plus pointus devient un facteur désormais requis et
nécessaire, pendant que la création des centres demande une population qualifiée mieux
préparée aux environnements radicalement différents, comparativement aux régions saturées
du Tell.
2/III. 1c : L'Inspection de la Colonisation et l'Inspection Générale de la Colonisation : Un
service directement issu des attributions du Gouverneur Général
Une cellule spéciale destinée à la création des centres, dans le cadre du service encore
flou qu'est la Colonisation, fut instaurée sur proposition du Gouverneur Général Bugeaud. Et
l'Inspection de la Colonisation aura été "tout au plus […] et de manière peu suivie"243
constituée d'abord en "corps organisé, pour recevoir ensuite des missions individuelles, voire
temporaires"244, spécifiquement destinées à l'Algérie, avant de disparaître, la colonisation du
pays encore inachevée.
L'inspection aura vu le jour par un arrêté ministériel daté du 24 octobre 1845. Les dix
Inspecteurs assignés à ce service, un rare personnel spécialisé, virent leurs responsabilités et
leurs attributions réglementées par un arrêté du Gouverneur Général daté du 9 mai 1846.
Ainsi le Gouverneur, point en mesure d'instaurer officiellement le service, aura seulement été
habilité à le réglementer selon les besoins et les circonstances des missions. Mais il pourra en
l'occurrence faire évoluer la structure interne.
Chacun des inspecteurs est appelé à donner son avis sur les projets de création de
centres, sur leur mode de lotissement et veille au suivi du peuplement. A ce sujet, ils
procèdent à la répartition des lots, à la distribution des instruments et des semences aux
concessionnaires. Leur fonction véritable était de rendre compte de l'évolution du centre livré,
tout en remplissant une tâche proche de celle d'un officier municipal. Ce service s'éclipse
progressivement avec la fin du système des concessions gratuites en 1863 pour resurgir dix
ans plus tard, en 1873, au titre de rapporteur des résultats de la colonisation spécialisé dans la
question du peuplement/immigration. Ce sera l'arrêté du Gouverneur Général Cambon, en
243
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1830 à 1871, t. 1, p.101.
244
Ibidem.
194
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
date du 9 février 1892, qui étoffera la fonction en lui accordant un rôle accru dans l'inspection
des travaux d'exécution des centres. Cambon renforcera encore la fonction en Inspection
Générale du Service de la Colonisation par arrêté du 28 mars 1893.
Un autre arrêté de la même année, daté celui-ci du 23 décembre, allait mettre en
position centrale l'Inspecteur du service, car il sera désormais directement consulté par le
Gouverneur Général sur toutes les questions se rattachant à la colonisation, surtout lorsqu'il
s'agira de préoccupations aussi fondamentales que l'opportunité de projeter un nouveau centre,
le choix de son emplacement, la constitution de son périmètre et son allotissement, les travaux
d'installation, le mode d'aliénation des concessions, l'agrandissement et l'amélioration des
anciens centres, l'extension des territoires destinés à la colonisation ainsi que les budgets
afférents à l'ensemble des opérations en cours ou en projet. Les Commissions des Centres
(devenues depuis 1881 Commissions d'Arrondissement, verront en conséquence leur rôle bien
amoindri; voir plus loin le chapitre sur les Commissions des Centres, p. 465)
L'Inspecteur aux responsabilités considérablement étendues, "devenait l'œil"245 in situ
du Gouverneur Général et de l'Administration supérieure. Il rendra compte de l'exécution et
de l'état d'avancement des travaux, tirera ses conclusions avec la liberté d'émettre des
propositions susceptibles d'améliorer, voire réorienter, projets et travaux des centres en
chantier. Par conséquent, il ne sera pas rare de voir à cette époque des Ingénieurs des Ponts et
Chaussées occuper ce poste, compte tenu de la qualité de proposition et de projection alors
exigées par la fonction.
Il est à noter que malgré l'importance du service, celui-ci disparaîtra, encore une fois et
ce de manière définitive, dans la mesure où le dernier inspecteur ne sera pas remplacé après
son départ à la retraite en 1900. Ce qui de facto entraîna la fin du service de l'Inspection
Générale de la Colonisation, remplacé en partie par certaines attributions de la Direction de
l'Agriculture, l'extension de la colonisation, toujours d'actualité, n'ayant plus la même
teneur/urgence à l'aube du XXème siècle en terme de peuplement.
245
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1830 à 1871, t. 1, p.101.
195
2/III. 2 : Le découpage administratif
Le découpage administratif en Algérie est subséquent au type d'administration en
exercice localement et ce, selon la période. D'abord hérité du découpage et du système
administratifs ottomans, celui-ci ira s'affinant et se rapprochant du découpage appliqué en
France avec l'instauration de la commune puis du département. C'est bien ce rapprochement,
et cette assimilation, qui feront dire à l'ensemble des observateurs de l'histoire coloniale que
l'Algérie ne fut pas une colonie française, mais un département (ou plutôt un ensemble de
départements).
A l'image des institutions et des régimes politiques successifs avec l'instabilité en
moins, le découpage administratif de l'Algérie s'est très rapidement caractérisé par sa double
affiliation, d'une part au système militaire et d'autre part au système civil. Les deux systèmes
ont couramment coexisté dans le temps et dans l'espace avec toutefois une progression
continue du système civil, jusqu'à la supplantation totale du régime militaire, à l'exception des
Territoires du Sud (le désert saharien) demeurés zone d'exclusion militaire jusqu'en 1962.
Ainsi, le double découpage administratif en Algérie sera le fruit des évolutions
institutionnelles et politiques et demeurera en quelque-sorte l'identifiant, ou le contenant, des
législations en vigueur : militaires pour les autochtones et civiles assimilées à la France pour
les Européens. Au début de l'occupation, l'administration des territoires conquis relevait
essentiellement du ressort des militaires, d'autant plus que la présence européenne était
négligeable pour ne se concentrer que dans les grandes villes et leurs environs immédiats (ou
"banlieues").
Le premier découpage territorial empruntait directement ses contours et son
organisation aux structures ottomanes, c'est à dire les beyliks subdivisés en aghaliks, avec le
Dar-es-Soltan comme point central comprenant Alger, la capitale. Dès 1830, l'administration
civile est introduite dans les grandes villes ou vivent une forte communauté européenne, avant
d'être étendue aux territoires limitrophes érigés à l'occasion en communes. L'administration
militaire était dès le départ perçue comme une simple mesure transitoire et "devait disparaître
au fur et à mesure que les populations auraient atteint un niveau suffisant pour s'intégrer au
196
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
système de droit commun, conçu sur le modèle français."246 Tel était donc le projet politique
d'administration de l'Algérie qui allait durablement marquer les principes de découpage
administratif et de contrôle des populations aussi bien européennes qu'indigènes.
Il faudra attendre l'ordonnance de 1845 pour donner à l'Algérie sa première
configuration administrative territoriale et officielle. De 1830 à 1845, le découpage se
caractérisait par sa discontinuité et la superposition de plusieurs systèmes : ceux hérités de
l'administration ottomane dans les régions non encore soumises à l'occupation française, le
régime de contrôle militaire dans la grande majorité des cas et quelques isolats civils limités
aux villes, puis étendues aux campagnes environnantes où vivaient une forte communauté
d'Européens.
Il ne faudrait pas manquer de mentionner le cas de la Kabylie, quasi-indépendante,
s'administrant selon les principes d'une confédération républicaine dite à tort "tribale", de
même les territoires du Sahara perpétuant leurs modèles ancestraux demeurés autonomes par
rapport au Tell, et plus ou moins distincts d'une oasis à l'autre : la pentapole très urbanisée du
Mzab avec Ghardaïa pour capitale ainsi que le pays Gourara aux populations agricoles et
sédentaires contrastent avec la chaîne oasienne de la Saoura aux populations mixtes
nomades/sédentaires ou encore les territoires des pasteurs Ouled Naïls et des montagnards
Chaouïas, transhumants du versant sud des Aurès…
246
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 35.
197
2/III. 2a : Le statut des villes et les premières communes
Dès 1830, notamment avec la prise d'Alger, l'administration civile est rapidement
instituée dans les cités occupées du littoral (Oran et Bône). Celles-ci sont, suite à l'ordonnance
de 1834, directement organisées en communes. Ce modèle sera par la suite étendu aux villes
de l'intérieur après la chute de Constantine en 1839. Alger recevra un Intendant civil alors
qu'Oran et Bône auront chacune à leur tête un Sous-intendant. Les attributions des ces
fonctionnaires se rapprochent de celles des Préfets français mais avec toutefois l'amputation
des questions de police, de presse, de culte et des affaires liées aux domaines.
L'Intendant civil demeure en pratique largement tributaire des prérogatives du
Commandant en Chef à Alger ou de ses adjoints dans les autres villes. En période de
conquête, un Préfet à la française ne pouvait aspirer administrer une population sans les
contraintes et les bornes posées par une hiérarchie militaire hégémonique. De plus, l'étendue
territoriale très limitée de la circonscription, alors confinée à la ville intra-muros, le poussait
uniquement au règlement des affaires courantes des français établis en Algérie.
Dans le cas d'Alger, l'Intendant aura sous sa responsabilité, outre les fonctionnaires
municipaux, les agents des Ponts et Chaussées chargés des travaux publics (souvent limités à
des adaptations, des réaménagements ou des prolongements de voies) ainsi que les
fonctionnaires chargés de la colonisation, c'est à dire, l'acquisition de bien meubles ou
immeubles pour l'accueil des immigrants…
Nous ne manquerons pas de rappeler que c'est durant cette période que s'établiront sur
les hauteurs d'Alger et dans le Fahs les premiers Français s'adonnant à la culture, après
l'acquisition par ceux-ci de terres et d'anciens domaines. Les fonctionnaires de la colonisation
étaient par conséquent chargés de résoudre les problèmes de légalité des transactions, dans un
contexte à l'encadrement législatif pauvre et de surcroît, dans une colonie encore sans réelle
continuité territoriale.
Les premiers essais de création de centres de colonisation, d'abord sur les hauteurs
d'Alger, puis dans la Mitidja, allant plus ou moins constituer les premiers noyaux européens
en rase campagne, allaient inciter l'érection de ces centres en communes annexées à la ville
d'Alger (dès 1835 pour le premier village du massif algérois qu'est Dély-Ibrahim, et en 1843
198
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
pour les centres de Douéra, Kouba et Koléa, dans le Sahel, Boufarik et Blida - ville fortement
européanisée - dans la Mitidja).
L'éloignement des centres ruraux allait conduire dès 1834 à la création des
Commissaires civils alors adjoints à l'Intendant. Mais cela ne se concrétisera qu'en 1840,
uniquement pour administrer les enclaves civiles isolées dans les territoires militaires tels que
Kouba, Douéra, Boufarik et Hamiz. Ces petits centres ou "Commissariats civils" voyaient
leurs commissaires respectifs, nommés par l'Intendant, jouer le rôle de Maire, juge, procureur
du juge d'instruction et commissaire de police. Ce "Maire", en fait calqué sur la fonction de
l'officier militaire du Bureau arabe, est assisté de secrétaires, interprètes et gardes coloniaux
(le pendant des gardes communaux).
Ces mêmes Commissariats civils évolueront par la suite en "Communes de Plein
exercice", pendant que chaque nouveau village récemment créé, donnera naissance à un
nouveau Commissariat; l'étape intermédiaire avant toute érection en Commune de Plein
exercice. Les Commissaires civils, remplacés dans ces communes par les maires élus, seront
redéployés vers les centres nouvellement conçus, généralement en territoire militaire. Le
Commissariat civil demeurera le statut administratif du centre de colonisation fraîchement
créé jusqu'en 1875 (ces Commissariats seront toutefois confondus avec les Circonscriptions
cantonales après 1871).
Les Communes de Plein exercice ainsi que les Commissariats civils seront regroupés
en 1848, malgré certaines discontinuités territoriales, selon leur densité et leur proximité
d'avec une ville à majorité européenne, en Arrondissements - mais dépourvus de sous-Préfets
- après la création en 1845 des trois provinces algériennes (Alger, Oran et Constantine).
199
2/III. 2b : Les trois Provinces de 1845 et le régime triparti des territoires : civils, militaires et
mixtes
Ce sera effectivement l'ordonnance du 15 avril 1845 qui partagera officiellement et
durablement l'Algérie en trois provinces (Oran, Alger et Constantine), à l'origine des trois
départements qui existeront jusqu'en 1954. Ces trois divisions territoriales sont calquées sur
l'ancien découpage provincial ottoman comprenant les trois grands beyliks : beylik de l'Ouest
avec Oran pour capitale, le beylik du Centre ( ou Tittri) avec Médéa et le beylik de l'Est avec
Constantine. Dans le cas des provinces à la française, Alger sera la capitale de l'ex-beylik du
Centre en lieu et place de Médéa, le Dar-es-Soltane ayant disparu.
La création des trois provinces s'accompagnera de la dissociation à l'intérieur de
chacune d'entre elles, dans le cadre de la colonisation militaire de Bugeaud, entre territoires
civils, territoires mixtes et territoires arabes sous administration militaire directe. Pour le
Gouverneur Général, colonisation militaire et colonisation civile "loin de s'exclure sont
appelées à s'entraider mutuellement"247 et d'expliquer le découpage territorial "naturellement
en trois parties distinctes :
1° Le territoire civil affecté à la colonisation civile et se développant le long du littoral.
2° Le territoire mixte où l'élément européen n'est admis que par exception, et qui s'offre à la
colonisation militaire.
3° Le territoire arabe, réservé aux indigènes et où nous nous bornons à exercer la
domination."248
Chacune des provinces sera administrée par un Commandant Général de Division
assisté d'une part, des Commandants en Chef à la tête des territoires militaires et d'autre part,
des Intendants des territoires civils.
247
C.A.O.M., L32 (Villages militaires), Rapport du Gouverneur Général : Colonisation militaire. 3 novembre 1844.
248
Idem.
200
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
2/III. 2b. 1 / Le territoire militaire
Le territoire militaire commandé par le Général de Division est pauvre en centres de
peuplement européen et voit donc ses districts régis par les Bureaux arabes militaires. Ces
derniers administrent les populations autochtones maintenues - avec quelques altérations dans leur organisation traditionnelle, ou introduisent de manière modifiée l'ancien système
ottoman des aghas et des bachaghas dans les régions mal connues des autorités françaises et
jusque là autonomes, car ayant échappé à l'administration ottomane. Nous aurons parmi ces
régions, la Kabylie et les Oasis sahariennes qui avaient perpétué jusque là leur propre
organisation politique et administrative.
Le décret du 27 octobre 1858 adjoint à chaque Général Commandant en Chef une
sorte de conseil de préfecture, ainsi qu'à l'échelle de la Province, un Conseil général aux
membres nommés par le gouvernement. Ces conseils généraux sont mixtes car leurs membres
sont aussi bien issus des territoires militaires que des territoires civils. Ils se concertent pour
établir les budgets provinciaux et leur redistribution selon les besoins de chacun des
territoires. Les réunions de ces conseils seront le siège des conflits incessants entre intendants
et généraux aux objectifs et intérêts divergents : les uns défendant l'extension des territoires de
colonisation et leur administration civile, les autres, plus attentifs au statu quo sont pour la
surveillance/contrôle des populations musulmanes et le maintien d'un équilibre politique et
économique entre Européens et Indigènes. Equilibre au demeurant fragile, les militaires se
montrant plus conscients du danger que représenterait le refoulement des populations
autochtones au profit d'une immigration massive de civils européens.
On s'accorde à penser que le Bureau arabe représente l'essentiel et la base de
l'administration en territoire militaire. Chaque Bureau déploie son autorité sur un district
appelé "Cercle" dans lequel sont regroupées les entités territoriales des tribus soumises.
Jusqu'en 1870, l'établissement d'Européens dans les territoires militaires n'est toléré qu'à titre
exceptionnel, voire banni sous le Second Empire, et le cas échéant, ces derniers sont appelés à
se soumettre aux règles prescrites par les agents des Bureaux arabes. Les Européens ne
relèveront donc pas du régime civil de droit commun dans ces territoires. Le droit répond ici à
un statut d'appartenance territoriale et non pas au statut de l'individu249.
249
Cf. E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne.
201
2b. 1a La Division, la Subdivision et le Cercle
De manière générale, chacune des trois provinces est fractionnée dans sa version
militaire en Divisions250 dirigées par le Général Commandant en Chef de Division, assisté de
son conseil de préfecture. Les membres du conseil sont nommés par la hiérarchie militaire
avec l'accord du Gouverneur Général. Chaque Division est à son tour découpée en
Subdivisions d'armée d'infanterie commandée chacune par un Général Commandant de
Subdivision. Viennent ensuite les Cercles, alors sièges des Bureaux arabes qui composent
territorialement les Subdivisions. Chaque Cercle est dirigé par un Commandant chef ou
Capitaine chef.
Ici, à l'évidence, la présence civile européenne est inexistante, mais aussi et surtout, la
présence militaire demeure encore très restreinte. L'administration coloniale reprit dans ce cas
certaines formules de l'ancien principe ottoman, ou encore certaines coutumes autochtones, en
plaçant à la tête de chaque circonscription, des notables issus de tribus influentes en les
élevant au grade d'agha, à la mode ottomane, ou de "khalifa" à la manière arabe. Ce sera des
"amin" selon le mode kabyle, des maires traditionnellement élus pour un an par les
assemblées villageoises (chaque village pouvant comporter une ou plusieurs assemblées selon
l'importance démographique de celui-ci). Mais ce système kabyle sera par la suite gravement
amputé de ses principes électifs et se verra même arabisé ou "turquisé". Il subira une grossière
harmonisation avec le reste des traditions indigènes d'Algérie; Dixit les diversités locales.
Dans chacune des places divisionnaires d'artillerie, sont implantés l'ensemble des
services du Génie, dont le Commandant n'est souvent autre que l'adjoint du Commandant en
Chef de Subdivision. Dans chaque Subdivision, le Génie est appelé à l'étude des projets,
l'exécution des travaux aussi bien militaires que publics. Dans ce dernier cas, les ingénieurs
sont chargés de l'étude, du dessin, de l'estimation des coûts ainsi que des travaux de
réalisation des villages de colonisation ou d'extension urbaine, voire même de création de
villes, à l'image des cités nouvelles de Mostaganem et de Sidi-Bel-Abbès dans la Subdivision
d'Orléansville. Sur le plan local, des annexes du service du Génie, les capitaineries, sont
installées dans les places subdivisionnaires (souvent sièges de Cercles) et se chargent
généralement des travaux en amont, c'est à dire les analyses de terrain, les conditions de
faisabilité et de sécurité des projets éventuels…
250
Il y aura autant de Divisions que de provinces, trois : Division d'Alger, d'Oran et de Constantine.
202
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Le Capitaine du Génie est chargé de superviser les projets et de les transmettre, une
fois les études achevées, au Commandant en Chef de Subdivision pour approbation. Ce
dernier instruira à son tour le dossier finalisé directement au Général commandant la Division,
qui le fera suivre au Gouverneur Général pour décision finale et émission d'un arrêté (ou
décret impérial ou présidentiel selon les régimes en vigueur). Ainsi un nouveau village en
territoire militaire signifiera une nouvelle circonscription, futur Commissariat civil avant son
éventuelle érection en Commune de Plein exercice.
- 1/ Organisation d'une province type
A titre d'exemple, nous reproduisons ci-dessous le découpage administratif militaire de
la province d'Alger tel qu'institué par l'ordonnance de 1848251 :
La province est organisée en quatre Subdivisions : Alger, Médéa, Miliana et
Orléansville, commandées par la Division d'Alger.
1/la Division d'Alger qui comprend :
- la Subdivision et Cercle de Blida (ancien Outhan - ou Watan - des Béni Khellil)
- l'Aghalik de Khechna (anciens Outhans des Khechna beni Moussa).
- la Subdivision et Cercle de Dellys en Basse Kabylie occidentale, découpée en trois
aghaliks. En 1858, la Subdivision de Dellys sera transférée à Tizi-Ouzou.
- le Khalifalik252 du Sébaou en Basse Kabylie, une première dans l'organisation
administrative de cette partie de la région, lui-même divisé en trois aghaliks
251
Après le décret du 27 octobre 1870, plusieurs décrets interviendront pour transférer certaines subdivisions
devenues sous-préfectures vers les Cercles des territoires militaires non encore supprimés.
252
Le khalifalik correspond au territoire administré par le khalifa (qui donna le terme de Calife), chef arabe,
souvent héréditaire, d'essence noble ou religieuse. Il peut commander plusieurs tribus. Sous la colonisation, le
khalifa, point indépendant est vassalisé comme le bachagha et l'agha, relève du Général commandant la
Division. Il est nommé, sous la Monarchie de Juillet, par le Roi. L'agha est nommé sur proposition éventuelle du
khalifa ou du bachagha. Mais les aghas reçoivent leurs ordres à partir de la Subdivision. Plus bas dans l'échelle
hiérarchique, les chefs de tribus influentes, les cheikhs, sont officiellement nommés par le colonel de Subdivision
et relèvent des commandants des Cercles. Les cheikhs des plus petites tribus sont officiellement nommés par les
commandants de Cercle et communiquent avec lui par l'intermédiaire des caïds en fonction dans les grandes
tribus. Ils forment les caïdats.
203
- le Cercle de Fort-National
2/la Division de Médéa :
Elle ne comprend aucun Cercle, mais reprend dans son ensemble son découpage initial
datant de l'époque ottomane, le Tittri, mais amputé du Khalifalik de Miliana devenu
Subdivision :
- Subdivsion et Cercle de Médéa
- Aghalik du Tell
- Aghalik de Guebla (future Commune mixte de Boghari)
- Aghalik du Cherg
- Aghalik des Ouled Chaïb
- Aghalik des Ouled Naïls
- Caïdat des Mouïadat
3/la Subdivision de Miliana :
Ancien khalifalik du Tittri, elle reprend ses découpages initiaux et ne comprend à son tour
aucun Cercle :
- Bachaghalik de Djendel, composé de trois Aghaliks
- Le Dara, région de Cherchell qui est un Bachaghalik composé d'un Aghalik
et de deux Caïdats
- Aghalik des Hadjoutes
- Le Bachaghalik, lui-même Aghalik des Ouled Bessem couvrant le territoire
de toute la tribu des Ouled Ayad
4/la Division d'Orléansville :
Ancien Khalifa de Mostaganem, il comprend :
- Subdivision et Cercle de Mostaganem
- Subdivision de Sidi-Bel Abbès
- le Cercle de Ténès contenant deux Caïdats
- l'Aghalik d'El-Asnam couvrant la vallée de l'oued Cheliff
- l'Aghalik de l'Ouarsenis, couvrant l'ensemble du massif montagneux
du même nom, très riche en bois.
204
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
L'ordonnance du 27 octobre 1858 créera auprès de chaque Général une sorte de
Conseil de préfecture chargé des questions budgétaires dédiées aux travaux publics de
colonisation, à l'image des conseils départementaux. Il s'est agi de créer une administration
symétrique en territoires militaires, identique à celle des territoires civils.
Note : Les Cercles ont souvent évolué par la suite en Subdivisions. Nous aurons donc
sous l'Empire, la Subdivision de Blida ainsi que la Subdivision de Dellys. Cette évolution
est le fruit d'une présence militaire accrue dans les régions concernées. Dans le cas de
Dellys, le projet de conquête de la Kabylie du Général Randon en 1854 ainsi que le
stationnement d'une importante garnison dans l'enceinte de la petite ville portuaire, fit
évoluer le Cercle en Subdivision militaire. La ville dût considérablement s'agrandir dès
1835.
(fig. 2/III. 4) : Carte des territoires civils au sein des Provinces de la colonie.
Document sans titre publié par M. de Peyerimhoff dans son "Enquête sur les résultats de la
colonisation officielle de 1830 à 1871". La légende "Régions colonisées de 1841 à 1851" indique
l'existence de ces territoires formés depuis 1830 jusqu'à la veille du Second Empire. Ce découpage se
maintiendra jusqu'en 1870, date de création des grands départements algériens qui remplaceront les
provinces et signeront la fin des territoires militaires.
205
-2/ le Bureau arabe, sa structure et son rôle
Le Bureau arabe représente l'essentiel de l'administration militaire française dans les
territoires non encore transférés à l'administration civile, et ne comptant qu'un faible taux de
colons européens. Toutefois, les populations musulmanes étant fortement nombreuses et plus
ou moins charpentées en tribus, selon les régions, l'autorité française devait se renseigner sur
les mœurs sociales, culturels et politiques de ces populations afin de mieux les contrôler, les
orienter et les amener dans un premier temps à collaborer, avant de les soumettre à un régime
particulier, distinct des lois civiles applicables aux Européens. A plus long terme, la politique
de ces bureaux visait la transformation du mode de vie des populations indigènes par la
sédentarisation des tribus nomades et le rapprochement des populations rurales des
institutions européennes. Il était posé pour objectif, non sans paternalisme impérieux, de faire
"le bonheur des populations sans leur concours ni leur avis, s'il le faut malgré elles."253
L'origine des Bureaux arabes reste incertaine est varie selon les auteurs. Augustin
Bernard nous rapporte que dès 1833 "un bureau arabe dirigé par Lamoricière avait été créé
pour centraliser les affaires indigènes"254, pendant que le, ou les, auteurs du Livre d'or du
Centenaire de l'Algérie (dont Franc Julien, chef du projet) font remonter cette structure au
Gouverneur Général Valée (octobre-juillet 1837) "qui innova ce système administratif dans la
province de Constantine à l'heure où la France n'était pas encore fixée sur l'attitude qu'elle
devait avoir à l'égard des indigènes et sur le sort qu'il convenait de faire à sa nouvelle
possession."255
Ces bureaux destinés aux affaires arabes ont par contre, d'après C. Collot, été installés
en 1834 par le Gouverneur intérimaire d'alors, Avizard, dans le but d'encadrer sur les plans
sécuritaires et administratifs les populations algéroises autochtones. Mais Avizard rétablit en
fait le titre turc d'agha des Arabes en la personne du Lieutenant colonel Marey. Les "Bureaux
des affaires arabes" devinrent officiellement les "Bureaux arabes", et leur structure
définitivement fixée, par l'arrêté ministériel du 1er février 1844, sous l'impulsion de Bugeaud
désirant élargir à l'ensemble du territoire algérien ce que Valée expérimenta dans la Province
253
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 40.
254
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie, Livre II. p. 264.
255
Op. cit., Le Livre d'or du Centenaire de l'Algérie, 1830-1930, p. 69.
206
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
de Constantine. Les Bureaux se verront ensuite renforcés sous l'Empire par la circulaire du
Maréchal Mac Mahon du 21 mars 1867. Il y sera introduit comme agents supplémentaires un
détachement de médecins militaires.
Le nombre d'officiers en fonction dans les Bureaux demeurera très faible malgré
l'immensité des territoires couverts ainsi que la densité des populations concernées. En effet,
les Bureaux comptaient en 1844, 49 agents pour 21 bureaux. On relevait à peine 200 officiers
en 1870 pour un même nombre de bureaux, une administration militaire à son apogée et un
pays conquis dans sa totalité.
L'organisation hiérarchique des bureaux telle que fixée en 1844 est assez simple et se
compose du Bureau politique centré à Alger, du Bureau divisionnaire de Direction, du Bureau
de Subdivision (dit de première classe), du Bureau de Cercle (dit de deuxième classe). Ce
dernier formera en réalité le socle de cette administration de terrain. Il sera accompagné de
bureaux annexes dans le cas des Cercles trop étendus, ainsi que de Chefferies de postes pour
les missions spéciales ou temporaires.
On notera la présence d'instances intermédiaires - les premières classes256 - entre les
agents de base officiant dans les Cercles et le Gouverneur Général lui-même. Ces agents
intermédiaires donneront le cachet politique des actions à mener en fonctions des comptes
rendus des Officiers commandants de deuxième classe. Les deux classes seront par la suite
fondues, la distinction ne s'opérant qu'à l'intérieur du corps des Officiers chefs de Bureau,
selon l'étendue de leurs responsabilités et leur influence au sein de la hiérarchie militaire.
Le nombre réduit de l'ensemble des officiers, toutes classes confondues, s'explique en
réalité par la polyvalence et la compétence exigées de ces agents (souvent issus de l'élite de
l'armée)257, dont la priorité absolue était donnée au terrain ainsi qu'à l'aisance du contact avec
les populations. Le pragmatisme était de règle car ici "on ne s'encombre pas de paperasseries.
Le Bureau arabe militaire est un organe d'action, doté de larges pouvoirs."258 Il est censé
256
A distinguer de la hiérarchie territoriale des Bureaux. Il s'agit ici de la hiérarchie concernant le personnel.
257
Nombre d'entre eux, capitaines ou commandants, accèderont au grade de Général avant d'occuper la fonction
de Gouverneur Général tels Lapasset (ancien Directeur de l'Intérieur et de la Colonisation sous la mandat de
Bugeaud) ou Chanzy.
258
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 39.
207
apporter des réponses rapides et efficaces, voire expéditives, aux problèmes d'affaires et de
justice rencontrés.
Chaque Bureau comprend l'Officier Commandant chef de service et deux adjoints, un
secrétaire français, un khodja (chargé des correspondances arabes), un interprète et un
chaouch (homme à tout faire), ainsi que des fantassins et cavaliers indigènes. Le chef de
service cumule aussi la fonction d'Administrateur : il surveille la conduite des chefs tribaux
(cheikhs) qu'il est susceptible de faire et défaire, règle leurs différents, dresse des états de
propriétés privées voire même dans certains cas, collectives, selon les lois en vigueur, mais
appliquées avec une certaine "souplesse" en faveur des populations musulmanes. Il régularise
en quelque sorte ses administrés vis-à-vis de la loi française. Ces rapports étroits et
coulisseaux susciteront au sein de l'administration civile et des colons une certaine méfiance
vis à vis de ces officiers.
Le Commandant chef fait aussi office de juge des affaires civiles (il surveille le Cadi,
le juge traditionnel), d'intendant, de directeur d'instruction (surveille les écoles coraniques des
confréries religieuses) et des cultes. Il commande enfin un détachement de spahis. Le Bureau
est en outre chargé de dresser des statistiques, de calculer la matière taxable ainsi que le
montant de l'impôt et fait office de police du territoire.
Les Bureaux arabes seront régulièrement contestés par les autorités civiles, idem pour
la presse qui s'en méfiera au point d'insinuer que l'administration militaire, opaque, visait ni
plus ni moins dans ses territoires, vouloir former un Etat dans l'Etat (cela a-t-il inspiré l'idée
impériale de Royaume arabe) ou de créer un "véritable protectorat"259. Les officiers des
bureaux "régnaient en véritables souverains locaux, commandants de places en même temps
qu'administrateurs, ayant pour mission de protéger les populations contre leurs perpétuels
conflits, s'efforçant de prévenir la disette, assurant une justice expéditive et ferme qui
comprenait les traditionnels châtiments corporels, parfois la mort, religieusement admise par
ces croyants lorsqu'elle est équitable."260
Ce qui ne manqua pas effectivement d'être apprécié dans bien des cas par les chefs
autochtones alliés, point trop déconnectés de leur réalité, mais surtout ne se sentant pas
259
P. Goinard, op. cit., L'Algérie, l'œuvre française, p. 106.
260
Idem. p.107.
208
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
menacés sur le plan des possessions meubles et immeubles de leurs tribus, aussi précaires
fussent-elles. Les Bureaux arabes constituant un parapluie contre l'avancée de la colonisation
territoriale/civile reflétaient in situ l'antagonisme qui naquit entre "colonistes" et
"colonisateurs" et ce, dès la création des Bureaux en 1844. Les uns étaient préoccupés par
l'économie et le peuplement, pendant que les autres recherchaient (intéressés?) l'association
des populations musulmanes.
E. Violard nous rapporte qu'au sein même de l'armée, sous le mandat du Maréchal
Bugeaud (1841-1847), le système libéral de colonisation proposé par le général
Lamoricière261 en Oranie, jugé trop proche des partisans de la colonisation civile, vit se
dresser contre lui "un ennemi redoutable : le Bureau arabe qui sous l'impulsion <<sournoise>> de
Walsin Esterhazy262, reproche au général d'accroître le territoire civil au détriment des
indigènes, […], les Bureaux arabes poursuivant contre la colonisation leur besogne de
termite"263, dans la mesure où ils "n'étaient pas pressés de hâter cette intrusion d'Européens
qui eussent pu ne pas se plier à leur volonté ou critiquer leur manière d'administrer."264
Le décret du 29 décembre 1870 s'attellera au démantèlement progressif des Bureaux
arabes, simultanément à la remise des territoires militaires à l'autorité civile. Par contre, les
bureaux subsisteront dans les Territoires du Sud, avec cependant un pouvoir moins absolu
sous la dénomination de "Bureaux des Affaires indigènes".
2b. 1b Organigramme administratif du régime territorial militaire
- la Division d'Infanterie comprenant les Places militaires (Subdivisions et
bases fortifiées locales de garnison) : entité strictement militaire sans pouvoirs
administratifs ni sur les Autochtones ni sur les Européens. Liée au
fonctionnement hiérarchique de l'armée, la Division est le siège provincial ou
le quartier général, dédié à l'organisation, au déploiement et aux opérations
militaires. Le Général Commandant de Division en est le responsable.
261
Général Lamoricière, Commandant général en Chef de la province d'Oran.
262
Chef du Bureau politique
263
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 30.
264
E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne, p. 71.
209
- la Subdivision : sous-découpage d'abord d'ordre militaire, il lui a été attribué
contrairement à la Division un rôle administratif supplémentaire. Elle
représente uniquement la partie militaire de la province en distinction des
Territoires civils, futurs départements. D'ailleurs, la création des ces derniers
mènera à débaptiser les Subdivisions pour en faire les Territoires de
commandement militaire, toujours dirigés par le Général commandant de
Subdivision.
- le Cercle est le domaine du Bureau arabe militaire destiné au contrôle et à la
surveillance des tribus indigènes. Chaque Cercle est un conglomérat nominatif
de tribus soumises, dirigé par un officier issu de l'élite de l'armée. Les grades
de celui-ci sont variés : Capitaine ou Commandant. Il est assisté de tout un staff
administratif et de police. Le Cercle constitue l'essence même du pouvoir
militaire en Algérie. Cette entité peut comprendre des territoires annexes
lorsque l'étendue de celle-ci pousse à la création d'un district dit "cercle
annexe", permettant l'administration des populations les plus isolées.
2/III. 2b. 2 / Le territoire civil et les premiers départements de l'ordonnance du 9
décembre 1848
2b. 2a L'Intendant des territoires civils
Le territoire civil est régi par l'Intendant dans le cas d'Alger et les sous-Intendants dans
les cas d'Oran et de Constantine. Le droit commun français y est appliqué dans sa totalité et
les services civils d'administration y sont largement implantés. Le territoire civil, malgré ses
discontinuités, reprend le découpage existant dans les villes, c'est à dire les communes. Lui
sont souvent rattachés les Commissariats civils des nouveaux centres européens, constituant
alors couramment des enclaves isolées au sein du territoire militaire. Les enclaves prospères
peuvent ensuite aspirer à évoluer en Communes de Plein exercice régies par les lois
appliquées en territoire civil et ce, à la demande faites des colons au Commissaire du centre.
Celui-ci transmettra la requête (ou pétition) à l'Intendant civil, ou sous-Intendant, selon la
Province.
210
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Le territoire civil ne gagne en superficie qu'à travers l'extension de la colonisation, et
donc la création de centres en pleins territoires militaires. La demande de création de centres
provient généralement des instances civiles. Ces demandes ont dans bien des cas, tout au long
de l'histoire de la colonisation jusqu'en 1871, fait l'objet de non recevoir de la part des
autorités militaires. Celles-ci, comme déjà dit, préférant grandement le simple et plein
contrôle des populations autochtones à l'accompagnement et difficile encadrement des
populations européennes, libres et exigeantes.
2b. 2b
Les premiers départements de l'Ordonnance du 9 décembre 1848 et les
premiers Préfets en lieu et place des Intendants civils
Le territoire civil ne trouvera sa forme définitive qu'en 1956, car celui-ci, en évolution
constante, n'a eu de cesse non pas de se modifier, mais de s'étoffer au point de voir les
territoires civils jusque là discontinus, se joindre grâce à la création des nouveaux Périmètres
de Colonisation et former ainsi une unité territoriale plus compacte et homogène. Ils sont une
première fois érigés en départements par ordonnance du 9 décembre 1848, conformément à la
loi de nivôse an VIII (décembre 1799) qui organisa l'administration départementale française.
Cette ordonnance préludait la transformation des trois provinces algériennes en autant de
départements sous la Troisième République, après le décret du Gouvernement de Salut
National du 29 décembre 1870 (les décrets Crémieux).
Les territoires civils transformés en départements sont administrés par un Préfet
suivant les décrets des 9 et 16 décembre 1849, succédant ainsi définitivement aux Intendants
et sous-Intendants civils. Les pouvoirs d'abord très limités du Préfet, se rapprocheront
progressivement de ceux attribués à son collègue métropolitain. Les premiers Préfets se
verront peu à peu assistés dans un premier temps, par un Secrétaire général (décret du 27
octobre 1858), puis à partir de 1861 par des sous-Préfets aux fonctions similaires à celles de
leurs homologues français (tutelle des communes, mais aussi des Commissariats civils dans le
cas des nouveaux centres de peuplement).
Les conseils de préfecture seront instaurés par l'ordonnance du 9 décembre 1848
conformément à la loi de 1799, prodiguant à chaque département une juridiction
administrative chargée de régler les contentieux. Ces conseils sont organisés et fonctionnent
sur le même principe que les conseils métropolitains, dans la mesure où ils ont à faire
211
uniquement à des administrés français. Néanmoins, les particularités du terrain algérien
réclameront quelques modifications, notamment durant le XXème siècle, avec l'élargissement
(partiel) vers l'élément autochtone de la juridiction européenne.
2b. 2c Le Conseil général
Si l'ordonnance du 9 décembre 1848 prévoyait la constitution d'un Conseil général265
celui-ci ne sera installé qu'une décennie plus tard, par le décret du 27 octobre 1858. Ce conseil
était supposé représenter les populations, européennes ou musulmanes, vivant sur le territoire
civil. Il devait de ce fait donner une unité à la Province alors divisée en deux entités distinctes
: le Département et le Territoire de commandement militaire. Le conseil rassemblait à la fois
des membres issus des territoires civils et des territoires militaires.
Le caractère politique de cette assemblée ne manqua pas de soumettre cette dernière à
rudes épreuves, compte tenu l'opposition des colons à voir l'influence d'Israélites ou de
Musulmans se manifester dans les affaires courantes, même si la représentativité de ses deux
communautés restait très faible et variable dans le temps, et selon la Province. Le conseil mis
en place sous l'Empire, par Napoléon III, avait pour préoccupation principale la
représentativité de toutes les composantes possible de la Province. Ce rôle est certes purement
administratif mais son prolongement politique est certain.
Il est admis que c'est sur injonction des colons, arborant l'illégalité d'un conseil aux
membres élus sur la base du vote d'un corps électoral composé en grande partie de noncitoyens (décret du 11 juin 1870), musulmans, israélites et étrangers, que le Conseil général
sera une institutions morte-née. L'assemblée sera donc dissoute par le décret du 28 décembre
1870 abrogeant celui du 11 juin de la même année. Le nouveau conseil devra comprendre 36
membres dont 30 citoyens français élus et 6 observateurs musulmans, non élus mais nommés
par le Préfet.
Les difficultés de fonctionnement de ce Conseil général ne manquèrent pas,
notamment sur le plan interne, au sujet encore de la nomination et de la représentativité de ses
membres. Il faudra attendre la loi du 10 août 1871 pour voir codifier de manière plus précise
l'organisation de la nouvelle assemblée. Le territoire civil sera découpé d'abord en 30 cantons
265
confirmée par les arrêtés des 9 du 16 décembre 1849.
212
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
par département, avant de ramener leur nombre à 26 (décret du 12 octobre 1871), pour
l'élection de ses membres. Si l'implication des Conseils généraux reste quasi lointaine en
matière de création de centres, les commissions départementales créées par la loi du 10 août
1871, nommées par les membres des conseils, se montreront plus dynamiques par leur
manifestation fréquente dans la recherche de sols pour l'extension du domaine colonial. Mais
ces commissions entraient, pour de multiples raisons, en conflit d'intérêts et de prérogatives
avec les Préfets.
Remarque : Le Conseil général du décret de 1858 est constitué de 20 notables nommés par
l'Empereur, dont 2 musulmans et un israélite. Le conseil comptera 30 membres à partir de
1870 (décret du 11 juin), élus par les citoyens français des territoires civils, et sous
conditions, pour les communautés israélites, musulmanes et les migrants européens
étrangers.
2b. 2d Les attributions du Préfet
Les Préfets des premiers départements possédaient les mêmes prérogatives que leurs
homologues français et entretenaient provisoirement des rapports directs avec l'ensemble des
ministères correspondant à leur objet de préoccupation. Cependant, ils n'ont aucune autorité
en matière de colonisation et demeureront sur ce point soumis aux directives du Gouverneur
Général. Les Préfets peuvent tout au plus transmettre les rapports des commissions de
colonisation et autres pétitions de colons au Gouverneur, soit dans le but de l'agrandissement
ou l'érection en commune des centres concernés, soit pour la création de nouveaux villages.
Le Préfet est en outre chargé de faire exécuter dans son département les instructions et
les arrêtés du Gouverneur Général, tout comme il peut être appelé à piloter toute enquête
allant dans le sens de la colonisation, commandée néanmoins par l'Administration supérieure.
Le décret du 27 octobre 1858 élargit les compétences du Préfet alors établies par l'ordonnance
du 9 décembre 1848, vers toutes les questions locales du département dont il est le seul
compétent. Il a pour ainsi dire symétriquement les mêmes pouvoirs que son collègue militaire,
le Commandant en Chef de Subdivision.
Cependant, cette symétrie administrative allait prendre fin avec le décret du 7 juillet
1864 qui soumettra impérativement les Préfets aux Généraux de Divisions commandant les
territoires militaires de la Province. Les Préfets sont désormais exclus des consultations du
213
Conseil général. Cette situation allait encore exacerber les conflits entre les administrations
civiles et militaires dans les provinces. Les Préfets n'auront de cesse de se plaindre des
Généraux de Divisions, notamment au sujet des blocages que ceux-ci entretenaient en matière
de colonisation.
On pensera à la nomination des membres des Commissions Spéciales des
départements que l'arrêté ministériel du 23 août 1859 accordait aux Préfets (parallèlement aux
Généraux commandants dans les territoires militaires)266 désormais subordonnée à ces mêmes
généraux souvent hostiles à la progression de la colonisation, en particulier aux frontières des
Territoires de commandement. Cette situation allait prendre fin avec le décret du 24 octobre
1870 qui supprimera les Territoires de commandement du Tell, ne laissant subsister que la
structure départementale. Le département couvrira au final la totalité de la Province et à partir
de 1900, les attributions du Préfet seront considérablement accrues en matière de colonisation
sachant que celui-ci fera, "de sa propre initiative, procéder aux études préliminaires
concernant la création des centres"267 et communiquera directement avec le Gouverneur
Général par l'envoi d'un rapport complet confinant l'ensemble des études effectuées par les
géomètres en matière de classification des terres, de délimitation du Périmètre de
Colonisation, en sus des avant-projets détaillés des ingénieurs des Ponts et Chaussées et les
Procès Verbaux des Commissions d'Arrondissement à la fin desquels le Préfet appose son
propre avis.
La procédure de nomination du Préfet se révèle presque identique à celle de France et
dépend du régime politique alors en vigueur. Le Préfet étant apparu sous la Deuxième
République, il est nommé par le Président sur proposition du Ministre de l'Intérieur en
concertation avec le Gouverneur Général. Sous le Second Empire, la procédure change
légèrement, le Préfet étant nommé par l'Empereur soit sur proposition du Ministre des
Colonies et de l'Algérie, soit sur proposition du Ministre de l'Intérieur. Vers les années 1860,
avec la subordination des Préfets aux Généraux de Division, l'armée jouera pleinement de son
influence sur la nomination de ce fonctionnaire civil par le biais du Gouverneur Général.
266
C.A.O.M., L20, n° 442, Arrêté du 23 août 1859, art. 3.
267
C.A.O.M., 32L30 (Colonisation, principes, décisions), Circulaire n° 4751, du Gouverneur Général de
l'Algérie aux Préfets d'Alger, d'Oran et de Constantine, Alger le 31 décembre 1900.
214
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Une tension extrême, déjà latente durant cette période, dominera ouvertement les
rapports entre d'une part les Préfets et l'administration civile et d'autre part, l'ensemble de la
hiérarchie militaire; le Préfet étant le fonctionnaire le plus exposé à l'armée. La Troisième
République restaurera le système initial de nomination du Préfet par le Président de la
République, sur proposition de son Ministre de l'Intérieur, après consultation du Gouverneur
Général. Les tensions cesseront à partir de 1879 lorsque le Gouverneur Général de l'Algérie
deviendra un fonctionnaire civil (Albert Grévy, mars 1879 - novembre 1881).
Des Bureaux arabes départementaux seront créés en 1854 afin d'administrer les
populations indigènes des territoires civils. Cette solution importée de la structure des
territoires militaires allait aboutir à un échec et ce, pour de multiples raisons. Ces bureaux
furent définitivement supprimés par l'administration impériale en 1864 et remplacés par le
personnel militaire chargé de la rédaction des Senatus-Consult et la constitution des entités
indigènes ou "Douars". En revanche, les Bureaux arabes militaires voyaient à cette époque
leurs pouvoirs étendus dans la mesure ou les Préfets venaient d'être subordonnés aux
Généraux commandant les Divisions. L'Empire venait de signer le retour en force des
principes de gouvernance militaire pour les six prochaines années.
De façon générale, le Préfet sera assisté dans sa charge, depuis la création du poste en
Algérie, outre du Conseil, d'un secrétaire aux compétences similaires à celles de son
homologue français, de sous-Préfets placés à la tête des Arrondissements, d'un Chef de
cabinet et différents services préfectoraux hiérarchisés en cinq bureaux, sous la direction du
Secrétaire général, dont les principaux sont :
- 1er bureau : Administration générale
- 2ème bureau : Affaires communales
- 3ème bureau : Affaires financières
- 4ème bureau : Voirie
- 5ème bureau : Assistances et secours divers
En ce qui touche à la formation des territoires de colonisation et leurs centres de
peuplement, ces bureaux préfectoraux instruisent les propositions qui leur sont directement
soumises par l'Administration supérieure, c'est à dire le Gouvernement Général, lorsqu'elles
concernent uniquement les territoires civils. Le Préfet transmet en traduisant une synthèse des
avis prononcés par ses agents et les rapports des Commissions des centres directement au
215
Gouverneur Général pour sanction, et l'application des mesures de prise de possession des
terrains.
C'est aussi le Préfet qui approuve l'ouverture du chantier, toujours en accord avec le
Gouverneur, après les mises en adjudication. Ce sont ces mêmes bureaux préfectoraux qui
procèdent à la mise en possession des concessions, en concertation avec les Généraux
Commandant de Divisions (jusqu'en 1881) dans le cas où certaines concessions se situent
encore en territoire militaire. L'Office de l'Algérie prendra par la suite le relais quant à la
distribution/vente des concessions, et se chargera de façon plus approfondie des questions de
peuplement. Les services des préfectures se contenteront de l'instruction des demandes de
concessions. Après 1900, le Préfet verra s'étendre ses prérogatives jusqu'à la délivrance des
titres provisoires de propriété et la distribution des lots.
Remarque sur la place hiérarchique qu'occupe le Préfet en Algérie : Avec le
développement de l'administration civile après 1870, ainsi que l'agrandissement conséquent
des départements, le Préfet devra administrer de manière plus adéquate les populations
musulmanes de son département. Il ne correspondra donc plus directement avec les
ministères français, mais devra d'abord faire part au Gouvernement Général et ses
différents services, de ses intentions, le Gouverneur demeurant le seul relais entre le Préfet
et le ministère métropolitain correspondant. Le Préfet algérien possède le même statut que
son homologue français, mais exerce dans un contexte spécifique entraînant des
compétences assez différentes. Il supervise un plus grand nombre de services auxiliaires,
tous liés d'une part aux questions de colonisation et d'autre part, à l'administration
spécifique des populations musulmanes "non-citoyennes".
2b. 2e Le Bureau arabe départemental
L'administration civile héritant dans les départements de 1848, de territoires autrefois
administrés par l'armée, reprit en matière de gestion des populations musulmanes les principes
appliqués par les militaires, l'administration civile ne connaissant que l'organisation
communale propre aux populations européennes. Le décret du 8 août 1854 instituant les
Bureaux arabes départementaux, calque leur structure et leurs attributions sur celles des
Bureaux arabes militaires, à la différence que le bureau départemental est ici un bureau de
préfecture, c'est à dire soumis au Préfet avec pour charge principale la surveillance politique
des Autochtones.
216
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Les Bureaux départementaux partagent leurs compétences avec le Maire de la
commune dans laquelle une partie de la population musulmane est implantée. La répartition
des tâches est clairement séparée entre la mairie et les fonctionnaires du bureau :
administration courante pour le premier et police pour les seconds, "au maire les compétences
administratives, au bureau arabe la surveillance politique."268
L'objectif réel de ces bureaux réside dans la mise en place de moyens efficaces de
désagrégation des tribus dans le double but d'obtenir leur rattachement aux communes
françaises, et donc constituer une source d'imposition intéressante pour la municipalité ceci
d'une part, et d'autre part, récupérer des sols de colonisation par le rachat ou l'échange de
terres indigènes, ou encore provoquer l'expropriation pour cause d'utilité publique en cas
d'impossibilité d'acquisitions à l'amiable. A l'évidence, l'agrandissement des périmètres de
colonisation déjà existants ou la création de nouveaux, étaient la principale raison de ces
bureaux qui devaient pour cela réunir des informations précises sur les populations
musulmanes résidant dans le département.
L'histoire a souvent retenu, selon que l'on se place du point de vue des partisans de la
colonisation économique ou non, les Bureaux de l'armée comme d'obscures alcôves abritant
intrigues et autres complots entre militaires et tribus indigènes269. Que dire des Bureaux
départementaux qui imitant le jeu politique dénigré des bureaux militaires, outrepassaient,
sous couvert de surveillance des populations autochtones, le simple renseignement pour tenter
de démanteler les tribus et récupérer de nouveaux territoires de colonisation. Ces visées
territoriales n'avaient pas vraiment concerné les agents des Bureaux militaires. Il a même été officiellement - question du contraire lors de l'élaboration du Senatus-Consult de 1863 : la
préservation des territoires indigènes.
Les Bureaux départementaux seront d'ailleurs supprimés en 1864 par décret impérial.
Ils renaîtront avec les départements de 1870 qui se rattachèrent les anciens territoires
militaires/indigènes. Ces nouveaux Bureaux seront à leur tour décriés par ceux-là même qui
initièrent leur réactivation, les colons, par leur attitude parcimonieuse en matière de recherche
de terres de colonisation dans un pays alors saturé. Un certain Mr. Allan déclarait en 1885 au
sujet de l'opposition de l'Administrateur de la Commune mixte de Fort-National, s'appuyant
268
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 43.
269
Cf. M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle.
217
sur les rapports des Bureaux départementaux, de l'impossibilité d'agrandir la Commune de
Plein exercice pour des raisons de sécurité, "qu'il n'a jamais aimé les Bureaux arabes
militaires, mais qu'il déteste encore davantage les Bureaux arabes civils qui n'en sont que la
parodie."270
2/III. 2b. 3 / Le territoire mixte
Ce sera l'ordonnance du 15 avril 1845 qui, à la fin de la Monarchie de Juillet allait
configurer le découpage administratif de l'Algérie. A l'intérieur de ce découpage se côtoieront
en se chevauchant, un régime territorial civil et un régime territorial militaire. Ces derniers
allaient s'entrecroiser à travers la particularité du territoire mixte et ce, pour cause de présence
européenne distinctive mais non suffisante. Le territoire mixte est, dans le cadre de la
colonisation militaire, "doté d'une ligne de villes intérieures, constituant une sorte de frontière,
une barrière séparant le territoire civil du territoire arabe et serait à la fois la limite de la
colonisation et la garantie de la domination générale."271
Ces territoires étaient soumis à un régime provisoire qui prenait en compte une
présence civile européenne encore trop embryonnaire pour que soit instauré l'ensemble des
services adéquats, tandis que la présence militaire était assez bien implantée pour
l'encadrement des Autochtones. En l'observant de plus près, le territoire mixte n'est autre
qu'un territoire militaire, géré par des militaires se substituant aux institutions civiles dans
l'administration des Européens sous leur juridiction. Ces territoires étaient censés disparaître
avec l'accroissement de la population européenne.
L'armée se substitue donc aux prérogatives des services civils manquants, par
l'intermédiaire de ses Commandants subdivisionnaires appelés à remplir les fonctions des
Commissaires civils, plus particulièrement dans les villes situées en plein territoire militaire et
comprenant une communauté européenne assez significative. Le cas des villes garnisons
ayant entraîné, par l'importance du stationnement constant des troupes, une installation de
270
C.A.O.M., 4M191 (Fort-National), Compte rendu de la séance du 30 octobre 1885, 3° commission relative
au projet d'agrandissement de la Commune de Plein exercice de Fort-National. Rapporteur M. Leroux. Mr.
Allan, membre commissionnaire.
271
C.A.O.M., L32 (Villages militaires), Rapport du Gouverneur Général : Colonisation militaire. 3 novembre 1844.
218
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
civils (commerçants, hôteliers, tenants de débits de boisson, etc.), sont assez représentatives
de cet état de fait, à l'image de Médéa, Blida ou de Dellys dans les années 1830.
Avec le développement de la colonisation et le recul des pouvoirs de l'armée, en
particulier après la chute de l'Empire, l'administration militaire va peu à peu s'effacer au profit
de l'administration civile, allant dès lors se généraliser sur la totalité du nord algérien. Sans
plus aucunes raisons d'être, les territoires mixtes seront supprimés sous la Deuxième
République désireuse de l'assimilation algérienne totale à la France272. L'arrêté ministériel du
9 décembre 1848 allait déjà dans le sens d'une juridiction civile, arc-boutée sur l'importance
des populations européennes à administrer, ou plus officieusement, selon le poids et
l'influence de cette même population dans les rouages administratifs centraux (lobbying). Il
était espéré depuis Paris, asseoir en Algérie le régime de droit commun, récupérer un
maximum de territoires pour le régime civil, en lieu et place de la contraignante tutelle
militaire.
Nous pouvons avancer que la grande majorité des territoires mixtes aura directement
rejoint les départements lors de la création de ces derniers en 1848. Les territoires militaires
bien distincts des territoires civils ont été maintenus par l'ordonnance de décembre 1848, à la
différence près que désormais, les territoires civils seront couramment et par abus de langage
dénommés "départements", aussi bien dans la langue courante que dans les correspondances
administratives ou les publications officielles. Il n'est pas inutile de rappeler qu'il s'agira de
départements sans Préfets, encore très éloignés de la configuration de leurs pendants
métropolitains, du moins avant l'ordonnance de décembre 1849.
272
A l'instauration de la Deuxième République, le premier geste en vers l'Algérie fut la déclaration du 4
novembre 1848 proclamant le pays non plus comme simple colonie française mais comme territoire français à
part entière. Par conséquent, si la continuité physique territoriale est officiellement déclarée, la continuité
législative, ou l'assimilation, est politiquement plus sérieusement programmée.
219
Note : Le territoire mixte a couvert un rôle politique destiné à faire accepter la
colonisation militaire à la Chambre des Députés. Bugeaud énonce dans son rapport du 3
novembre 1844273 les avantages de ce territoire hybride :
"1° d'en finir, sans retour, pour la création au milieu du pays, d'établissements à
perétuelle demeure, avec cet espoir d'un abandon qui a si longtemps soutenu la résistance
arabe;
2° de placer à côté de la tribu une force militaire, dont elles ont éprouvé la puissance, et
qui sera toujours prête à prévenir ou à réprimer les tentatives de rébellion;
3° de former un rempart plus solide que les obstacles continus, et à l'abri duquel le littoral
sera cultivé par les pacifiques travailleurs;
4° de mettre en produit et en valeur les contrées intérieures;
5° De préparer, pour un avenir éloigné encore, mais qu'il faut s'efforcer de hâter, la
réduction de l'armée active pour l'organisation d'une force de résistance permanente,
constituée en dehors de l'armée;"
2/III. 2c : L'avènement des grands Départements de 1870 et la disparition des territoires
militaires
Si sous la Deuxième République, puis sous l'Empire, le découpage territorial et
administratif de l'Algérie est demeuré assez stable comparativement à la valse conjointe des
textes législatifs et des institutions, le découpage provincial, dualiste en deux catégories entre
territoires militaires et territoires civils, allait connaître une évolution notoire et plus nuancée
sous la Troisième République. Le Décret du Gouvernement de Salut National du 24 octobre
1870 substituera officiellement le Département à la totalité de la Province de 1848.
Les trois provinces originelles, filles des anciens beyliks, deviennent alors les trois
grands départements divisant l'Algérie du nord au sud : les départements d'Oran, d'Alger et de
Constantine. Le découpage interne des anciennes provinces en territoires civils et territoires
militaires est maintenu, sauf que les territoires militaires sont désormais dénommés
"Territoires de commandement" et dirigés par un Général selon les dispositions du décret du
23 septembre 1875 (art. 3). Parallèlement, les anciens territoires civils voient s'officialiser leur
statut départemental. Ce statut est en fait étendu à toute la province, le Territoire de
commandement n'étant perçu que comme une anomalie résiduelle, un mal nécessaire, avant
l'assimilation administrative et institutionnelle totale de l'Algérie.
273
C.A.O.M., L32 (Villages militaires), Rapport du Gouverneur Général : Colonisation militaire, 3 novembre
1844.
220
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Chaque département est dirigé non plus par le Commandant Général de Division du
cadre provincial, mais par un Préfet nommé par le Président de la République sur proposition
du Ministre de l'Intérieur, en accord avec le Gouverneur Général. Le rôle du Préfet, d'abord
assez restreint comparativement à son prédécesseur militaire, amputé qu'il est des questions
liées à l'armée et au Génie, élargira progressivement ses prérogatives, pour dépasser les
attributions jusque là réduites de l'ex-Intendant civil. Mais le rôle du nouveau Préfet restera
encore à l'étroit au regard de son homologue métropolitain.
Pour rappel, le décret du 27 octobre 1858 institua les premiers Conseils généraux. Les
membres de ces conseils étaient simultanément issus des deux régimes territoriaux militaires
et civils, et étaient chargés de collaborer à la mise en place et la répartition des budgets
nécessaires au fonctionnement des territoires civils et des territoires militaires.
Mais la perpétuation de l'organisation bicéphale, la suppression en 1861 des
attributions des Préfets au sein de ces mêmes conseils, puis la suppression des territoires
militaires en 1870, allaient de manière récurrente provoquer des conflits nombreux entre
Préfets et Généraux. D'abord placés sur un plan d'égalité de 1848 à 1864, les Préfets furent
ensuite subordonnés aux Généraux de leur province de tutelle jusqu'en 1870, puis devinrent
après cette date leurs supérieurs sur le plan administratif
274
. C'est dire les effets de cette
situation sur le sérieux, le continu et la coordination des projets en matière de colonisation :
des centres nouveaux créés en territoire militaire dépérissaient à partir de 1861 lors de la mise
sous tutelles militaire des Préfets. Des projets ajournés sont abandonnés aux fonds des tiroirs
faute d'intérêt. Les projets en cours font preuve de peu de suivi par la hiérarchie militaire. Il
faut ajouter à cela, l'ambiance délétère régnant au sein des Conseils généraux.
Après 1870, les Préfets algériens retrouvent leurs attributions, plus ou moins proches
de celles des Préfets français. De plus, les quelques territoires demeurés encore sous
administration militaire - pour cause sécuritaire, il s'agissait de quelques régions
montagneuses ou pré-désertiques - voyaient les Généraux commandant de Subdivision
rétrogradés en Généraux commandants de brigades, dont les attributions sont réduites aux
questions de police et de sécurité.
274
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 37.
221
Ces généraux devaient transiter par les services du Préfet pour correspondre d'une part,
avec le Gouvernement Général et d'autre part, avec les ministères. La disparition des
territoires militaires s'est accompagnée de nombreuses cessions de biens meubles et
immeubles appartenant à l'armée. On rencontrait ici un terrain de manœuvre et de tir remis au
Domaine, là un bordj ou un fort désaffecté "reconnu inutile aux besoins du service
militaire"275, ou encore des baraquements ayant soit été remis aux nouvelles autorités civiles,
soit transférés aux communes qui en faisaient la demande pour l'hébergement des nouveaux
immigrants ou abriter certains services public (on reconnaîtra les bâtiments abritant les locaux
de certaines Communes mixtes en création).
Il en est allé de même au sujet des projets préexistants ou ajournés de création de
centres. Les études furent transmises du Génie aux ingénieurs des Ponts et Chaussées qui
élaborent de nouveaux plans jusqu'au détail, hors les plans d'alignement, tel que nous le
rappelle le Gouverneur Général Chanzy : "L'emplacement du village auquel j'ai donné mon
approbation […] est le même que celui choisi en 1870 par le service du Génie. […]. Les
études entreprises ont démontré qu'il était indispensable d'effectuer des plantations sur les
bords de la rivière et autour du village […] je vous prie de vouloir bien inviter le service des
Ponts et Chaussées à ne rien négliger pour que les plantations projetées soient effectuées."276
Lors du dépouillement des archives nous n'avons rencontré aucune indication quant à
la passation des compétences entre le Génie et les Ponts et Chaussées, celle-ci s'opérant
tacitement en vertu de l'arrêté de Bugeaud du 18 avril 1846 répartissant les tâches entre le
Génie et les Ponts et Chaussées, en fonction de la nature militaire ou civile du territoire
concerné. De plus, l'approche en matière de conception urbaine sera bien distincte entre les
différents corps pour un même centre projeté à quelques années d'intervalle. Il est arrivé
toutefois que les ingénieurs militaires aient dû terminer leurs études alors assez avancée lors
de la réactivation après les décrets de 1870 des projets laissés en suspens.
Enfin, les trois Départements couvrant désormais des tailles considérables seront
réduits en 1902 par la création des Territoires du Sud. Il s'agira d'amputer chaque département
275
C.A.O.M., 4M69 (Boghni), Service de l'enregistrement des Domaines et du Timbre, 2ème bureau, n° 10191,
dos. N°77, 21 octobre 1880.
276
C.A.O.M., 4M69 (Boghni), Le Gouverneur Général au Préfet d'Alger, Colonisation, Bordj-Boghni, Au sujet
de la création de ce centre. 2ème bureau, n° 241, Alger le 27 janvier 1876.
222
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
de sa portion saharienne. Ces parties seront rassemblées entre elles et organisées par décret du
14 août 1905 en une seule entité administrative, les Territoires du Sud, dépendant directement
du Gouverneur Général. Chacune des trois parties, frontières départementales en filigrane,
sera administrée par un Commandant dont les attributions seront proches du sous-Préfet
métropolitain.
L'entité unifiée des Territoires du Sud disparaîtra assez tardivement sous l'ensemble
des lois dites du Statut de l'Algérie du 20 septembre 1947, qui les transformera en
départements : Colomb-Béchar, Laghouat et Biskra. Dans les départements telliens, les
territoires militaires disparaîtront par arrêtés, au fur et à mesure du développement de la
colonisation et des évolutions institutionnelles et législatives, notamment sous l'égide des lois
foncières s'agissant du droit d'accès à la concession ainsi que des statuts des populations
européennes et indigènes (les transactions relevant du statut civique des individus, Français ou
Indigène, et non plus du statut administratif du territoire - civil européen, militaire/tribus,
mixte). La dernière enclave militaire sera supprimée en 1922277. Les Préfets y exerceront leurs
attributions en remplacement des officiers généraux. Les Bureaux arabes deviendront le
service des Affaires indigènes créé en 1902.
Pour rappel, un quatrième département sera créé dans le Tell en 1955 par le
prélèvement de l'Arrondissement de Bône sur le Département de Constantine du fait de
l'augmentation démographique et de l'importance économique accrue de ce port
méditerranéen. Entre 1956 et 1959, les deux autres départements telliens furent fragmentés
pour donner naissance à une totalité de 13 départements très différents les uns des autres,
dessinés à partir des principaux centres urbains censés constituer leur pôle.
Ainsi, le grand Département d'Alger est le premier divisé dès 1956 en nouveaux
départements : celui d'Alger278 (celui-ci désormais très exigu a la taille de l'ancien
département francilien de la Seine), de Médéa (ancien Tittri ottoman), Orléansville (couvrant
277
Les derniers Territoires de commandement dans l'Algérie du Nord ne subsistaient plus que dans le
département d'Oran. Trois décrets du Gouverneur Général en date du 22 juin 1922 les ont rattachés au territoire
civil. Il s'agissait de la Commune mixte d'Aflou dans la Subdivision de Mascara et des deux Communes mixtes
d'El-Aricha et Lalla Marnia dans la Subdivision de Tlemcen.
278
Le grand Département d'Alger équivalait depuis sa création en 1870 à 7 départements français couvrant alors
une superficie de 67.352km2 pour 2.057.971 habitants.
223
la vallée du Chéliff) et de Tizi-Ouzou (supposé recréer la Kabylie, mais sur le quart de son
territoire d'avant 1830, et la moitié seulement du territoire de la Grande Kabylie si l'on
considère les versants sud du Djurdjura). Le Département d'Oran279 se subdivisera en
départements d'Oran, Tlemcen, Mascara, Saïda et Tiaret, tandis que le Département de
Constantine280, outre le détachement de Bône en 1955, connaîtra désormais les Départements
de Constantine (qui couvrira encore la Kabylie orientale), Sétif (qui développera plus de la
moitié de son territoire sur les montagnes de Petite Kabylie) et enfin Batna (qui regroupe le
puissant massif des Aurès).
Les trois anciens départements ou ex-provinces seront quant à eux constitués en trois
Régions présidées par un super-Préfets (IGAME), dont les attributions ne sont en réalité que
purement symboliques; les Régions algériennes n'ayant pas été constituées en personnalités
civiles ou morales. Il n'y aura donc jamais de Conseils régionaux.
Les Territoires du Sud détachés en 1957 du reste des nouveaux Départements
d'Algérie constitueront la quatrième région, demeurée sous régime militaire et connue sous le
qualificatif d'Organisation Commune des Régions Sahariennes (ORCS). Cette organisation
comprendra les Subdivisions de Bou-Saada, Mascara, Aflou, El Aricha et Lalla Marnia. En
1958, l'Organisation sera divisée en deux colossaux départements, de la taille de la France
chacun : le Département de la Saoura qui aura pour chef lieu de préfecture la ville garnison de
Colomb-Béchar, et le Département de l'Oasis avec pour chef lieu Ouargla. Ces deux
départements spéciaux garderont une structure militaire dans leur organisation administrative,
avec un découpage proche de celui des anciennes Provinces militaires du nord, à savoir les
Subdivisions, les Cercles et les Communes subdivisionnaires.
2/III. 2c. 1 / L'Arrondissement et le sous-Préfet : une entité administrative particulière
L'Arrondissement revêt en Algérie un caractère particulier, tronqué si on le compare à
l'arrondissement métropolitain. Cette circonscription administrative a, depuis sa création en
Algérie par l'arrêté du 9 décembre 1848, souffert d'une sous administration et d'un rôle en
279
Le Département d'Oran équivalait à 9 départements français avec ses 67.352 km2 et ses 1.436.661 habitants.
280
Le département de Constantine correspondait à 12 départements français avec ses 87.511 Km2 et ses
2.484.521 habitants.
224
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
constant rétrécissement. Ce qui nous laisse croire que l'arrondissement algérien relève plutôt
d'une façade assimilatrice, c'est à dire donner à l'Algérie une image reflet du découpage
métropolitain.
En effet, l'arrondissement est normalement une entité électorale où siègent les
antennes des services publics les plus importants. Certes, cette circonscription administrative
n'a ni personnalité morale, ni patrimoine et ni budget. Elle constitue l'interface entre les
communes et leur préfecture. Le rôle du sous-Préfet, assisté d'une assemblée élue (le Conseil
d'arrondissement, suspendu en France en 1940, et chargé de la répartition de l'impôt foncier
entre les différentes communes) est un rôle relais entre les services publics et leur tutelle
départementale. Il est le conseiller administratif et financier des maires et des conseils
municipaux, il approuve et aide à la construction des budgets communaux. Le personnel de
l'arrondissement sous la responsabilité du sous-Préfet comprend le receveur des finances, un
ingénieur des Ponts et Chaussées et un tribunal civil de première instance…
En Algérie la situation est différente. L'immensité des départements ajoutés aux vastes
Communes mixtes (que nous traiterons plus loin), et au faible nombre de communes
(Communes de Plein exercice), ont peu à peu confiné par réflexe, l'arrondissement dans un
rôle de figuration et d'imitation du cadre métropolitain. Ici, si paradoxalement l'étendue de
l'arrondissement est équivalente à celle d'un département français, il est par contre bien moins
peuplé et à majorité musulmane.
Un conseil d'arrondissement aux membres élus aurait conduit à des difficultés d'ordre
politiques certaines. Le sous-Préfet n'est donc pas accompagné d'une assemblée, mais celui-ci
conserve des attributions identiques à celles de son homologue français dans la mesure où il
suit les maires et les conseils municipaux, de même qu'il est pour les plus petites communes,
ou encore les Commissariats civils, l'interlocuteur direct en matière budgétaire. Les services
publics sont quant à eux équivalents à ceux de métropole.
Mais les attributions du sous-Préfet seront remises en cause par deux circulaires
émises par le Gouverneur Général le 25 octobre et le 27 décembre 1900 et ce, dans le but
d'adapter la fonction du sous-Préfet à la réalité algérienne. La plus part des attributions de ce
fonctionnaire sont alors transférées soit directement aux Préfets, mais surtout réparties entre
les Administrateurs - nommés par le Gouvernement Général - des Communes mixtes et les
225
Maires des Communes de Plein exercice, les sous-Préfets conservant uniquement la police et
l'inspection de leurs circonscriptions.
Les Arrondissements ne pouvaient fonctionner à la française par faute d'un corps
électoral européen conséquent, ajouté à la problématique posée par le statut des populations
autochtones, car partout majoritaires, elles sont maintenues hors du champ électoral. Cette
circonscription administrative rendue nécessaire par la puissance de ce même corps électoral
en France, n'avait sa raison d'être en Algérie, les communes algériennes ne recouvrant pas les
mêmes réalités géographiques, politiques et sociales que celles de métropole.
Néanmoins, les Arrondissements ne disparaîtront pas de la carte administrative
algérienne et concentreront leurs implications dans les affaires de police et d'inspection ainsi
que dans la représentation locale des services publics que ne peuvent supporter les communes,
aussi libres et riches soient-elles, aussi vigoureuses soient-elles. De ce fait, les services
publics conserveront leurs antennes locales, mais dans une dimension plus importante que
leurs équivalentes françaises compte tenu de l'immensité et de l'hétérogénéité des territoires
couverts : les tribunaux civils de premières instances, les travaux publics - très important dans
le contexte de la colonisation - et les affaires financières.
La création d'un nouveau centre ou l'agrandissement d'un autre, dont la demande
émanerait des colons et non d'un programme administratif, verra soit une requête soit une
pétition signée par ceux-ci adressée à la mairie, soumise à validation lors d'une session
extraordinaire du Conseil municipal. Le Procès Verbal de la délibération sera transmis par le
Maire directement au sous-Préfet d'Arrondissement qui transmettra l'affaire à la préfecture.
Les premières études (ou soutien à la requête) seront esquissées par l'agent d'arrondissement
des Ponts et Chaussées. Ce dernier aura la responsabilité du suivi des travaux. Ainsi,
l'Arrondissement aura, dans le cadre de notre travail, son importance relative dans la mesure
où il aura été un maillon, peut-être ni capital, ni nécessaire, si l'on se place d'un point de vue
de simplification bureaucratique, dans le processus et la procédure de création de centres de
colonisation.
L'Algérie comprendra à partir de 1877, au plus fort de la réorganisation civile du pays,
14 Arrondissements pour 3 Départements. Le pays en comptera 20 à partir de 1944 alors que
le nombre de Départements ne passera à 4 qu'en 1955 puis à 13 entre 1956 et 1959.
226
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
2/III. 2c. 2 / Le Canton, une entité mathématique abstraite sans réalité territoriale
Nous l'avons vu dans les conditions de mise en place du Conseil général, le Canton
algérien n'a qu'une vocation judiciaire et électorale sans commune mesure avec le canton
métropolitain. Le canton colonial ne contient aucune des dispositions élémentaires de
l'administration civile, à savoir, le percepteur, l'inspecteur primaire, l'ingénieur des travaux
publics et le juge de paix. Ces services se retrouvent en Algérie directement au niveau de
l'échelon supérieur, c'est à dire l'Arrondissement et le Département.
La création mécanique du canton n'est intervenue, outre le mimétisme administratif
qui a toujours privé l'Algérie d'institutions réellement propres, uniquement dans le but de
combler le déficit électoral permettant l'installation des Conseil généraux. Chaque canton
devait comptabiliser une moyenne de 2000 électeurs (dans le département d'Alger, à
Constantine on s'est contenté de reprendre pour base le canton judiciaire), tous Européens et
citoyens français. Le découpage cantonal demeure abstrait, concentré sur une logique
mathématique et non territoriale.
Enfin, "Derrière une <<façade française>>, départements et arrondissements algériens
recouvraient une réalité politique, économique, administrative, profondément différente de la
réalité métropolitaine. La fiction de l'assimilation entraîna une profonde sous-administration,
connue des gouvernements, mais à laquelle ils n'apporteront pas de remèdes sérieux et
efficaces avant 1955."281
2/III. 2c. 3 / Communes et Communes de Plein exercice : le pouvoir des colons
La commune fut la manifestation la plus visible d'assimilation de l'Algérie à la France
de même que le symbole de l'exercice du pouvoir républicain - sous réserve d'être citoyen
français. Les civils, notamment les colons, ont sans cesse œuvré pour l'extension des
communes et leur multiplication quand la démographie, mais aussi leur pouvoir financier et
leurs entrées politiques le permettaient. Peu d'éléments distinguent les premières communes
algériennes de leurs aînées françaises, notamment dans la chronologie de leur mise en place
car "telle qu'elle a été réorganisée en France depuis la Révolution, puis codifiée jusqu'en 1887
281
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 50.
227
par des lois successives, la commune, circonscription administrative et personne morale, n'a
été introduite en Algérie que très progressivement."282
En effet, si la première unité administrative de base des territoires civils précommunaux est en 1830 le district, devenu Cercle civil via l'ordonnance du 15 avril 1845
(mais couramment dit commune) en écho au cercle des territoires militaires, le Cercle civil n'a
pas été conçu en tant que personne morale et n'a pas eu de budget. Le cercle est dirigé par le
Commissaire civil, qui est à la fois administrateur, maire, juge de paix et officier de police
judiciaire. Il est assisté dans sa tâche d'un secrétaire adjoint. Le Cercle peut couvrir un
territoire comprenant plusieurs centres de colonisation en formation non érigés en communes
ou ne possédant pas encore le statut de Commissariat civil, c'est à dire siège de district.
Les communes ont d'abord et systématiquement été mises en place dans les villes à
forte concentration de civils français, selon les dispositions de la loi métropolitaine de 1847
applicable à l'Algérie - et donc treize ans après l'émission de l'ordonnance de 1834 qui dresse
le premier cadre institutionnel et administratif de l'Algérie, créant les cinq premières
communes alors confondues aux premiers territoires civils : Alger, gérée par l'Intendant civil,
Oran et Bône par les sous-Intendants, Bougie et Mostaganem par les Commissaires civils.
Chacune des villes possédait son Maire nommé, dont les attributions se réduisaient aux
questions de l'état civil. Le Maire était assisté d'un pseudo Conseil municipal aux membres
désignés par le Gouvernement Général.
La loi française de 1837 allait instruire la loi algérienne une décennie plus tard par
l'ordonnance du 28 septembre 1847, permettant aux centres de colonisation ayant acquis un
certain degré de développement, d'évoluer par ordonnance royale en communes dotées d'un
Maire et de ses adjoints nommés par le Roi (ou le Gouverneur selon leur importance), d'un
Conseil municipal aux membres nommés par arrêté du Gouverneur Général283. L'arrêté du 16
août 1848 allait consacrer de façon éphémère les principes électoraux du Conseil avant d'être
282
Pierre Goinard, Algérie. L'œuvre française, p. 338
283
Alger, Blida, Oran, Mostaganem, Bône et Philippeville seront les six premières localités à être érigées en
communes. Seul le Conseil municipal d'Alger fut installé avant que la révolution de février ne mette fin à
l'administration du duc d'Aumale. Voir Augustin Bernard, op. cit., Histoire des Colonies françaises et
l'expansion de la France dans le monde, s. dir. de G. Hanotau et A. Martineaux ; Livre II, "L'Algérie de 1830 à
1848, l'apprentissage colonial et la conquête".
228
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
abrogé en 1854. Les territoires civils non encore érigés en communes devaient quant à eux se
voir gérés par des commissions syndicales instituées par le Gouverneur Général et chargées
de surveiller les biens de statuts dits communaux. Ces territoires civils correspondaient
généralement aux vastes territoires de parcours, aux lots de fermes…
L'ordonnance de 1847 sera modifiée une première fois par les décrets impériaux de
1866 et 1868, enrichis des dispositions de la loi métropolitaine du 5 mai 1855 décidant de
l'élection des Conseils municipaux, y compris via le vote des Indigènes et des étrangers. Le
décret du 19 décembre 1868 aura élargi les compétences des Conseils municipaux aux
questions budgétaires. Le décret présidentiel de 1882 (sous la Deuxième République)
consacrera, avant que la nouvelle loi française relative aux municipalités ne soit votée en
1884, l'élection des maires par les conseils.
Les communes algériennes ont donc permis par leur importance et leur taille,
l'apparition des territoires spécifiques civils, puis leur extension continue, distinguant de la
sorte le citoyen français jouissant de ses pleins droits de la population autochtone, exclue de
tout pouvoir politique et maintenue, au mieux, sous stricte surveillance et administration
militaire. La commune civile ouvrira dans bien des cas le droit de suffrage aux étrangers
européens afin d'étoffer et appuyer le maximum possible les colons français dans un
environnement encore hostile. Il s'agira en outre d'affirmer et justifier la présence européenne,
dont il faut reconnaître l'immigration parcimonieuse, voire même très rare si l'on s'attarde sur
sa composante française.
Sans trop s'étendre sur l'origine complexe des procédures relatives à la formation des
communes, notamment dans leurs raisons démographiques et spatiales, car tel n'est pas le
propos de notre travail, nous pouvons toutefois résumer en rappelant que cette circonscription
est née du rassemblement des populations françaises d'abord installées dans les villes et ce,
dans le sillage de l'occupation militaire. Dès lors que ces populations se présentèrent comme
majoritaires, adressaient requêtes et pétitions aux Intendants civils qui en faisaient part aux
généraux de tutelle commandant les Subdivisions. Ces derniers transféraient à leur tour
l'affaire au Gouverneur Général. Celui-ci, par ses prérogatives, en informait le gouvernement
à Paris. Ce sont les ministères compétents qui statueront avant de renvoyer la réponse,
favorable ou défavorable et selon les lois en vigueur, au Gouverneur militaire qui en avisera
l'Intendant civil. Une réponse favorable entraînera la rédaction d'un arrêté/décret.
229
Mais dès lors, l'évolution de l'immigration et l'installation de colons en milieu rural, la
question se pose quant au rôle à attribuer aux populations musulmanes demeurées sur les
territoires des communes ainsi formées284. Si certaines dispositions fluctuantes et
controversées du droit civique en Algérie ont permis à certaines époques la présence sous
conditions, de membres indigènes au sein des conseils municipaux, le problème ne fut pas
résolu entre d'une part l'opposition des colons à toute participation décisionnaire autochtone à
la vie publique et d'autre part, la volonté de ces derniers d'étendre le système des communes à
toute l'Algérie.
Il va s'en dire que seul l'intérêt économique des colons motiva ce penchant pour le tout
communal mais à leur seul profit, sans risque de se voir minoré par la population indigène.
Cela signifiait en outre pour les colons, un gain subséquent en sols de culture et une source
d'entrée financière par l'imposition des Indigènes, sans compter la main d'œuvre, très
économique, que cette population serait susceptible de fournir. De plus, si par la suite et de
manière systématique après 1870 "les Européens réclament avec tant de vigueur l'érection de
Communes de Plein exercice, c'est que sous l'apparence de l'assimilation, de la démocratie,
cette structure autorise et organise leur domination sur la population musulmane."285
Il faudra attendre la loi française de 1884, aménagée pour permettre une représentation
musulmane, pour voir apparaître le terme de commune de "Plein exercice", c'est à dire
circonscription au corps électoral actif de plein droit, à l'inverse des Commissariats civils
(appelés anciennement Districts puis Cercles civils), des Cercles, des Subdivisions ou encore
des communes dites mixtes (à très forte majorité autochtone et faible présence européenne)
conçues à l'origine (durant les dernières années impériales dès 1868) dépourvues de corps
électoral. Cependant, Alain Girault fait remonter l'existence du terme "Commune de Plein
exercice" à la date du 1er janvier 1869 au moment où il fut décidé par l'administration
napoléonienne d'étendre le régime municipal à l'ensemble du territoire civil, entraînant la
284
Nous rappelons que les communes rurales sont la résultante des centres de colonisation enserrés dans leur
périmètres agricoles. D'abord gérés par des commissaires civils, interface entre les colons et les instances
militaires, elles seront par la suite affranchies de la tutelle de l'armée par leur intégration administrative au sein
des territoires civils urbains, appliquant déjà le régime communal, même si physiquement, ces centres forment
souvent des isolas détachés des territoires civils.
285
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 93.
230
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
suppression des Bureaux arabes départementaux et le découpage du territoire militaire en
Communes mixtes et Communes subdivisionnaires.
Les premières communes rurales occupaient, contrairement à leurs sœurs françaises,
des territoires bien plus vastes pouvant comprendre plusieurs centres coloniaux aux statuts
balbutiants de Commissariats civils. Chaque commissaire était assisté dans sa tâche d'un
adjoint spécial tissant le lien entre le chef lieu et les circonscriptions, c'est à dire entre le
Maire et les Commissaires.
Dans sa définition de la Commune de Plein exercice nous ne pouvons faire mieux que
C. Collot qui nous informe que "cette expression signifie qu'il s'agit d'une commune
décentralisée d'une collectivité locale ayant la personnalité juridique, un budget propre, un
patrimoine, administrée par une assemblée et un pouvoir exécutif élus par les habitants". M. A
Girault revient de manière plus critique sur le concept communal précisant qu'il a été donné
"l'épithète de communes en Algérie à des circonscriptions administratives arbitraires d'une
étendue immense auxquelles un autre sens aurait sans doute mieux convenu"286, car ce dernier
nous explique que la commune tente de rassembler de manière simulée des populations
indigènes et européennes aux intérêts diamétralement opposés dans des circonscriptions
artificielles, hétérogènes, ne pouvant en aucun cas, dans le temps et dans l'espace, ressembler
aux cas métropolitains.
Mais il serait utile de rappeler que le contour physique de ces communes, issues pour
une grande partie des premiers périmètres de colonisation ruraux, ont un contour claqué sur le
relief naturel. Tout agrandissement de celles-ci, signifie l'intégration de nouvelles terres ellesmêmes tributaires dans leur découpage, surtout s'il s'agit de terres indigènes, du relief et des
contraintes naturelles très fortes en Afrique du Nord. L'artifice de ces communes est à notre
sens davantage politique et économique, voire culturel, que morphologique.
On admet généralement que les Communes de Plein exercice naissent soit par
l'érection d'un centre de colonisation alors soustrait du Territoire de commandement ou de la
Commune mixte dans laquelle il se trouvait, soit en se détachant d'une autre Commune de
Plein exercice plus ancienne. Dans ce cas de figure, c'est la forte augmentation de la
population européenne et l'agrandissement du territoire de la commune qui pousse à la
286
A. Girault, op. cit., Principes de colonisation et de législation coloniale. L'Algérie, p. 128.
231
création d'un centre, à son tour très rapidement érigé en commune. La taille de ces communes
peut surprendre dans la mesure où en 1880 leurs superficies variaient entre 15000ha et
30000ha tandis qu'une commune française n'atteignait qu'une moyenne de 1500ha.
Enfin, les Conseils municipaux connaîtront un pouvoir grandissant au fur et à mesure
de l'élargissement de leurs prérogatives, notamment après 1870. Les maires et leurs conseils
seront habilités à émettre des propositions de création de villages, de provoquer la mise en
place de Commissions des Centres en vue de l'extension des périmètres soit pour créer des
centres annexes, soit pour délimiter de vastes lots de fermes. Les conseils municipaux seront
aussi à l'origine de la francisation du nom de leur commune, remplaçant de la sorte la
dénomination originelle autochtone donnée au village.
Le cas est d'autant plus vrai en Grande Kabylie qu'aucun centre projeté, aussi bien
avant 1870 qu'après cette date, ne fut baptisé d'un nom européen. Il aura fallu attendre la
vague d'érection des centres en Communes de Plein exercice pour voir les villages porter un
nom européen.
2/III. 2c. 4 / La Commune mixte : structure passive. Elle est militaire puis civile
Les Communes mixtes issues du découpage des territoires militaires selon le décret du
1er janvier 1869 sont de très vastes entités territoriales, démesurées si l'on se pose pour
référent la commune métropolitaine "traditionnelle", restreinte et à la densimétrie
démographique homogène. Tel n'est pas ici le cas "chacune à la taille d'un arrondissement
sinon d'un département français, ou plus exactement possède à peu près la population d'un
arrondissement mais d'une superficie beaucoup plus vaste, avec des voies de communication
bien moins développées."287
La Commune mixte, à ne pas confondre avec les anciens territoires mixtes (militairescivils) est un espace administratif propre à l'Algérie, rassemblant sous une même autorité,
Européens et Autochtones en "un assemblage de cellules administratives très diverses"288 ou
"une agrégation de territoires, centres de colonisation, Douars, formant en vertu d'un arrêté du
287
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 104.
288
Idem. p. 106.
232
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Gouverneur Général une circonscription administrative dotée de la personnalité civile et
financière"289. Le terme "mixte" est donc compris selon une perception ethnique et non pas
strictement administrative opposant militaires et civils (la civilité sous-entendant dans notre
cas "l'européanité").
La commune est de surcroît mixte car d'une part, située en territoire militaire et d'autre
part, le taux de population européenne encore faible ne se concentre qu'au niveau de certains
centres agricoles, dans des lots de fermes, dans des centres urbains de création militaire, aux
abords des garnisons ou encore dans certains quartiers de villes anciennes; Le faible nombre
n'autorisant pas un déploiement efficace des services publics. Parallèlement, la présence en
grand nombre de populations indigènes nécessite leur surveillance et une administration
spécifique.
La Commune mixte telle qu'elle été imaginée par l'administration impériale dès 1868,
se devait d'être une entité administrative, certes hybride mais transitoire, cumulant le concept
d'assimilation pour les administrés européens et de contrôle pour les populations musulmanes.
A plus long terme, cette commune devait être le tremplin pour amener les populations
autochtones au système communal français. Objectif qui ne fut jamais atteint dans la mesure
où les colons en constante faiblesse numérique auront toujours refusé l'admission intégrale à
l'élection des musulmans au sein de conseils municipaux.
Le contour des Communes mixtes suivait, comme celui de leurs équivalentes de plein
exercice, les contraintes naturelles du relief et de l'hydrographie tout en englobant les
territoires tribaux. Il est vrai que ces derniers venaient à peine d'être identifiés et fixés selon
les travaux effectués dans le cadre du Senatus-Consult de 1863, bien que ceux-ci n'eussent pas
été menés à terme.
Le rôle des autorités militaires est prépondérant dans ces communes, essentiellement
axé sur la surveillance et le contrôle des administrés musulmans, les Européens reprenant de
manière altérée leurs droits civiques. La Commune mixte militaire comprenait à sa tête un
Administrateur et ses adjoints musulmans, nommés par arrêté du Gouverneur Général, et des
adjoints spéciaux européens, nommés eux aussi selon le même principe. Il faudrait toutefois
289
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 104.
233
ajouter un nombre variable, selon les communes et le nombre d'Européens, de conseillers
français élus.
Cependant, les militaires poursuivaient une politique assez fraîche en matière de
colonisation par la création de centres, ceci dans le but de préserver le statut du territoire et ne
pas voir fleurir à intervalles réguliers des communes civiles qui, inexorablement allaient
demander leur rattachement au territoire civil correspondant - ou aux départements après le
décret initié par le ministre de la Justice et chargé des Affaires algériennes, Adolphe
Crémieux, daté du 24 octobre 1870 (voir plus loin la note sur A. Crémieux).
La création d'un centre de colonisation dans une Commune mixte émane le plus
souvent d'une demande formulée depuis les territoires civils limitrophes (autorités ou colons
en quête d'extension de leurs territoires) dans le cadre des programmes annuels de
colonisation. Les seuls centres présents dans ces communes sont généralement de petites
villes développées à proximité des places fortes, puis "régularisées" à la demande de la
hiérarchie militaire. Il s'agissait souvent de petites villes et non de villages agricoles. Ces
petites cités essaimeront et se verront dotées de périmètres agricoles dans leurs banlieues, au
moment de leur rattachement à l'administration civile.
L'Administrateur sera alors chargé de rechercher les terres disponibles, de vérifier la
situation foncière des tribus, d'engager des pourparlers avec celles-ci pour l'achat ou l'échange
de terres, si toutefois des mesures d'expropriation ne viennent pas accélérer la procédure.
La Commune mixte pensée à l'origine pour administrer les populations musulmanes
des territoires militaires dans lesquels se trouvaient en faible nombre les européens, ont été
reconduites puis intégrées par le décret du 24 décembre 1870 aux territoires civils qui leurs
sont contigus, eux-mêmes devenus départements. Les Communes mixtes militaires
deviennent alors des Communes mixtes civiles par rattachement. L'organisation de celles-ci
change peu, mais les nouvelles autorités peu familières des méthodes de contrôle de l'armée
tentent de rapprocher l'organisation de la Commune mixte de celle dont elles ont l'habitude :
la Commune de Plein exercice.
234
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
La Commune mixte possèdera une personnalité civile et un budget propre et sera
désormais administrée par une Commission municipale présidée par un Administrateur aux
attributions modifiées selon l'arrêté du 24 décembre 1875, le distinguant ainsi de son
prédécesseur activant dans les territoires militaires.
Mais la Commue demeure une "création arbitraire du gouvernement général sans unité
ethnique, géographique et économique, elle tient son unité de la présence d'un Administrateur
nommé par le pouvoir central"290. Cet Administrateur "civil" entre en fonction dès 1874 mais
ne se voit réellement constitué en corps administratif qu'après l'arrêté du 30 décembre 1876,
alors que le recrutement n'est régulièrement organisé et codifié que bien plus tard, à partir de
1897. L'Administrateur hérite ses attributions des différents fonctionnaires l'ayant précédé, à
savoir les Commissaires civils des années 1840 et les officiers polyvalents des Bureaux
arabes. Il cumule à la fois la fonction de Maire définie par l'ordonnance de 1847 et de Juge
selon l'arrêté d'août 1868 projetant la Commune précisément.
L'Administrateur préside l'ancienne Commission municipale de l'arrêté de mai 1868,
toujours maintenue, mais modifiée dans certaines prérogatives selon le décret de 1870. Elle
est inégalement constituée de conseillers291 européens nommés, par le gouvernement général puis élus à partir de 1887 - et de conseillers musulmans nommés (ils ne seront élus qu'à partir
de 1919). Les représentants français proviennent des jeunes centres de colonisation présents
sur le territoire de la Commune mixte tandis que les représentants musulmans proviennent des
Communes indigènes ou Douars, les entités administratives regroupant en une seule
circonscription une ou plusieurs fractions "tribales".
La Commune mixte demeurera stable jusqu'en 1947 où il sera prévu sa disparition au
profit de municipalités homogènes réparties entre européens et musulmans. Chaque
Commune mixte se composera de (pour ne pas dire tiraillée entre) deux entités
administratives distinctes : les centres de colonisation européens (ne pouvant accéder au statut
de Commune de Plein exercice au vu de leur faible population) et les Douars. Jusqu'à la
290
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 106.
291
C'est un arrêté de création du Gouverneur Général d'une Commune mixte qui détermine la composition de la
Commission municipale et non une loi cadre. L'effectif de la commission varie selon les cas de 10 à 60
membres, en fonction du nombre de centres de colonisation n'ayant pas encore le statut de Communes de Plein
exercice et du nombre de Douars existants, c'est à dire les communes indigènes.
235
suppression du dernier territoire militaire, il coexistera en Algérie jusqu'en 1923 deux types de
Communes mixtes : civiles et militaires. Elles seront fondues en une seule entité après cette
date au profit du modèle civil. La disparition progressive de la Commune mixte fut envisagée
par le statut de l'Algérie du 20 septembre 1947, pour laisser émerger, comme dit plus haut, de
nouvelles entités municipales, soit indigènes, soit européennes; principe de municipalisation
de toute l'Algérie.
En matière de création de centres, les instances politiques et administratives de la
Commune mixte se montreront actives, notamment depuis leur rattachement aux
départements. En effet, les conseillers issus des centres de colonisation n'auront de cesse de
réclamer de nouvelles terres pour agrandir leurs centres non rentables, ou pour la création de
nouveaux centres, sur des terres circonscrites dans les Douars. L'Administrateur aura souvent
le rôle d'arbitre entre les réclamations des colons et les représentants musulmans, on s'en
doute, alors récalcitrant à ces demandes. Si l'Administrateur ne peut en lui-même avoir
autorité ou appuyer un parti, il instruit et transmet les doléances des uns et des autres à sa
hiérarchie, généralement le Préfet qui fera étudier la question avec l'accord du Gouverneur
Général.
Les Communes mixtes auront donc souvent été le théâtre de conflits entre Douars et
centres de colonisation, ainsi qu'entre Douars et Communes de Plein exercice adjacentes, au
sujet de l'acquisition de terres. Le règlement des conflits trouvant leurs solutions, plus ou
moins justes, qu'à très haut niveau (Gouvernement Général).
Dans le cas de notre travail, la création de centres en Grande Kabylie s'opérera souvent
sur la base de demandes d'échanges ou d'annexion de terres appartenant aux Douars,
demandes émanant des colons des centres de colonisation ou des communes européennes, car
la période de ces demandes correspond à l'explosion dans la région des projets de création de
centres suite au départ de l'administration militaire après la promulgation de l'arrêté du 9
janvier 1872292, suivi du rattachement une année plus tard de la partie occidentale de la
Grande Kabylie au département d'Alger293, et la formation des Arrondissements-Cercles selon
292
Arrêté qui voulant supprimer toute trace de présence militaire transforma les circonscriptions des trois Cercles
des Bureaux arabes, Dellys, Tizi-Ouzou et Fort-National en trois circonscriptions cantonales.
293
Il s'agit du district-Cercle de Dellys et du Cercle de Dra el Mizan, tandis que le Cercle spécial de Fort-
National demeurait encore sous administration militaire.
236
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
le décret du 11 septembre 1873. Viendra progressivement entre les années 1873 et 1880, la
formation des Communes mixtes de Fort-National, du Djurdjura, du Haut-Sébaou, de la
Mizrana et d'Azeffoun ainsi que l'érection de nombreux centres coloniaux en Communes de
Plein exercice, évoluant pour certains d'entre eux en chef lieu de Communes mixtes (identifiés
ci-après par le caractère italique) : Dellys, Fort-National, Dra el Mizan, Mekla et Azeffoun).
Parfois la Commune mixte aura précédé l'existence de son chef lieu (Azazga pour la
Commune mixte du Haut-Sabaou et Michelet).
Enfin, nous noterons que la multiplicité des formules administratives territoriales se
succèdant dans le temps et se chevauchant dans l'espace, induisit des situations complexes
voire confuses, une entité administrative pouvant revêtir à la fois plusieurs statuts et évoluer
de manière divergente selon les communautés y résidant. La question de sous-administration
se posera comme un paradoxe face à la superposition de ces mêmes découpages
administratifs. Chacune des entités devant pallier les insuffisances de l'autre, mais sans
cohérence réelle, encourageant par là une inflation bureaucratique et parfois une anarchie
évidente, à l'origine de la valse générale des formules adoptées en matière d'administration
des collectivités locales. A ce titre, nous pouvons citer l'exemple du centre de Tizi-Ouzou.
Créé en 1858, il demeure siège de Subdivision, mais vit civilement en Commune de Plein
exercice, puis devient à la fois chef lieu d'Arrondissement et chef lieu de Commune mixte par
rattachement des Douars qui lui sont périphériques.
A partir de 1947, la Commune mixte de Fort-National et l'Arrondissement de TiziOuzou sont fondus en une seule unité administrative : L'Arrondissement de Tizi-Ouzou. La
formation du département de Grande Kabylie, qui cette fois phagocytera en 1956 toutes les
Communes mixtes avec leurs centres municipaux (les Communes de Plein exercice et les
Communes indigènes créées dans l'arc du Djurdjura), deviendra le chef lieu de préfecture. Ce
centre aura donc été tour à tour : Cercle, siège de Subdivision, municipalité puis quasiment
après 1873, en une fois et à la fois : Subdivision, chef lieu de Commune de Plein exercice,
chef lieu de la "Commune de Tizi-Ouzou" sans préciser si celle-ci est mixte ou autre, une
exception, alors enrichie en 1876 des vastes circonscriptions kabyles - ou Douar - du Belloua
et des Hasnaouas294. Le centre devient ensuite sous-préfecture d'arrondissement et enfin,
294
Ceci fera de Tizi-Ouzou une entité particulière, somme toute assez fréquente : une sorte de Commune mixte
miniature comprenant à la fois des terres européennes et des terres indigènes. Le Maire européen est flanqué d'un
Caïd, autrement dit un adjoint musulman et son secrétaire - Khodja - et d'un garde champêtre. La structure
237
préfecture de département à partir de 1956. Il faudra en conséquence imaginer l'abondance
des fonctionnaires, des conseillers élus ou nommés, et leurs tâches chacun confiné dans sa
circonscription.
Une surabondance de fonctionnaires qualifiés ou non n'aura pas soustrait la région de
la sous-administration, tant le personnel spécialisé et réellement formé aux questions
spécifiques de colonisation était inexistant. Enfin, l'Administrateur, propre à l'Algérie, et ses
adjoints qui "provenaient d'origine très disparate"295 n'auront que peu de perspectives de
carrière car, l'Administrateur en particulier, ne pouvait prétendre au plus qu'à un poste de
sous-Préfet; sans compter avec ses mutations très fréquentes.
2/III. 2c. 5 / La Circonscription cantonale : une entité intermédiaire issue du sousdécoupage de la Commune mixte civile
L'ancienne Commune mixte militaire à "civiliser"296 sera dans un premier temps
redécoupée en "Circonscriptions cantonales" reprenant intégralement les cantons judiciaires
mis en place depuis la création des provinces algériennes, et reprises lors de la création des
départements. Chaque circonscription était dirigée par un Commissaire civil dont les
attributions recouvraient celles des anciens officiers des Bureaux arabes militaires. Le
Commissaire administrait et contrôlait les tribus, alors regroupées en Communes indigènes. Il
était assisté par une Djemâa dite à son tour cantonale, composée des caïds tribaux ou des
amins, c'est à dire présidents des Djemâas. Le Commissaire était aussi chargé de surveiller
attentivement les marchés, espaces importants dans la vie publique traditionnelle.
Enfin, le Commissaire cumulait en quelque sorte le rôle de sous-Préfet
d'Arrondissement et de Maire de Commune de Plein exercice. Il était nommé et choisi parmi
d'anciens officiers ou fonctionnaires de préfecture et assisté d'un recenseur de la population
afin de fixer l'assise fiscale.
administrative kabyle originelle est ici complètement effacée au profit d'une structure bâtarde à la fois arabe et
ottomane dans une version française - et non francisée! -.
295
P. Goinard, op. cit., L'Algérie, l'œuvre française, p. 340.
296
Terme souvent employé par différents auteurs, reprenant ainsi la terminologie de certaines correspondances
relatives à la remises des territoires militaires aux autorités civiles à partir de 1870; "civiliser" consiste à rendre
civile une administration jusque là militaire, c'est donc en quelque sorte la démilitariser.
238
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Néanmoins, la Circonscription cantonale, trop mal définie et administrée par un
Commissaire aux attributions lourdes et dispersées, sera définitivement supprimée par le
décret du 24 décembre 1875, et officiellement remplacée par une Commune mixte plus petite
à intégrer aux territoires civils alors mitoyens (décret de 1870). Cette commune devra être
organisée sur le modèle des premières Communes mixtes, elles-mêmes réorganisées par le
décret du 13 novembre 1874 (réduction de leur taille/augmentation de leur nombre).
2/III. 2c. 6 / La Commune de Subdivision
Cette vaste commune, dite aussi Commune subdivisionnaire, apparaît au moment du
passage d'un territoire militaire à la gestion civile sous les décrets de 1870. Ainsi, la plus
importante entité militaire devient de facto une commune. Elle est "subdivisionnaire" car elle
reprend la géographie de l'ancienne Subdivision qu'elle remplace. Le Général commandant est
remplacé par un Commissaire et une Commission municipale, tout deux nommés par le
Gouvernement Général. L'organisation de cette commune reprend plus ou moins le schéma de
la Commune mixte du territoire civil. La Commune de Subdivision sera supprimée en 1874
pour être divisée en plusieurs entités recouvrant les territoires tribaux indigènes, les Douars,
puis en Commune mixte civile.
2/III. 2c. 7 / La Commune indigène ou le Douar
Par l'arrêté du Gouverneur Général en date du 13 novembre 1874, les Communes de
Subdivision jugées trop vastes et inefficaces furent remplacées par les communes dites
indigènes, sur la portion de territoire où n'existe aucune présence civile européenne. L'étendue
de chaque Commune indigène couvre l'ancien Cercle dirigé par les Bureaux arabes et englobe
le cas échéant, les annexes du Cercle, c'est à dire les territoires tribaux assez isolés pour ne
pas présenter de continuité physique avec les contours du Cercle (cas des régions
montagneuses et des Hauts-Plateaux). Au premier janvier 1875, plus aucune Commune
subdivisionnaire ne subsiste, l'application de l'arrêté du Gouverneur Général ayant tôt fait de
convertir l'ensemble de ces communes héritées du découpage militaire (hors les entités
européennes) en Communes indigènes.
239
Le Douar se voulait l'amorce d'une organisation municipale des populations
musulmanes, à la française, tout en maintenant certaines des structures politiques
traditionnelles (mais réinterprétées). Le Conseil municipal sera la Djemâa (ou la Tajmayt en
Kabylie) comptant 6 à 16 notables selon les entités. Le conseil est présidé par le Caïd ou
l'Amin (en Kabylie), en guise de maire, lui-même nommé par le gouvernement sur proposition
de l'Administrateur de la Commune mixte à laquelle est rattaché le Douar. D'abord nommés,
Les membres des Djemâas seront par la suite élus à partir de 1919. Ils éliront à leur tour le
Caïd ou l'Amin.
Les Douars enverront aussi des représentants siégeant au Conseil des Communes
mixte. Ils y seront élus à partir de 1919. Les attributions de ces Djemâas sont très restreintes
dans la mesure où ce sont les autorités françaises qui contrôlent les populations musulmanes
sur les points d'importance que sont la sécurité et la levée de l'impôt. Les Conseils des Douars
forment interface entre leur population et l'administration française ceci d'une part, et les élus
français au sein des Conseils municipaux mixtes ou, dans certains cas, de Plein exercice, ceci
d'autre part.
Les Djemâas auront souvent à cœur de freiner l'appétit des colons en matière
d'extension des terres coloniales ou d'annexion de parties de Douars limitrophes des
communes européennes, qui pour pallier aux insuffisances de leurs recettes fiscales,
n'hésitaient pas à demander le rattachement des dites portions de Douars, affaiblissant de la
sorte encore davantage, politiquement et économiquement, les circonscriptions indigènes. De
plus, la représentation des Musulmans au sein de tous les conseils ou assemblées élues ne
devait jamais excéder le tiers, y compris dans les circonscriptions où la population autochtone
est largement majoritaire.
L'intégration de portions de Douars au sein des territoires des Communes de Plein
exercice (notamment pour des raisons fiscales), ne conférait par conséquent aucunement aux
indigènes des droits politiques et électoraux supplémentaires, mais bien au contraire, ils s'en
trouvaient fragilisés, coupés de leurs structures habituelles, même altérées sous l'égide du
Douar, et à la merci des colons élus, soucieux de leurs seuls intérêts économiques. Les
dérapages les plus graves en matière de discriminations économique, sociale et politique sur
la base ethnique, s'opéraient par conséquent au niveau de l'échelon le plus petit du système
démocratique, à savoir la municipalité.
240
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Remarque 1 : Jusqu'en 1962, le découpage territorial de l'Algérie (plus précisément la
partie nord administrativement séparée du Sahara - ou Territoires du Sud - à demeure
sous régime militaire) connaîtra la coexistence de trois types de communes, hérités des
trois régimes territoriaux précédents : civils, militaires et mixtes, alors se côtoyant et se
chevauchant jusqu'en 1922. Une fois rassemblés sous l'égide exclusive de l'administration
civile départementale ils livreront :
1°/ les Communes de Plein exercice issues des territoires civils.
2°/ les Communes mixtes civiles anciennement Communes mixtes militaires
avant leur détachement de ces mêmes territoires militaires.
3°/ la Commune indigène dite aussi Douar.
Il faudrait rajouter à ces trois types de communes un quatrième type particulier,
constitué par les immenses Communes mixtes des Territoires du Sud, demeurées
militaires jusqu'en 1962. L'ensemble des Communes mixtes disparaîtra progressivement
du paysage administratif algérien à partir de 1947, pour laisser place aux centres
municipaux, européens dans le cas des villages coloniaux et anciennes Communes de
Plein exercice, et musulmans dans le cas des anciennes Communes indigènes.
Remarque 2 : Le débat reste encore ouvert au sujet de la signification même du mot
djemâa qui en arabe signifie "groupe", terme propre à l'Afrique du Nord, relatif à la vie
politique traditionnelle, et de surcroît, issu des traditions électives des assemblées
villageoises ou urbaines berbères alors ignorées de la cité islamique. Le terme de
tagmayt, du radical berbère "Gma" (frère) peut se rapprocher littéralement du terme
traduisible par "fraternité". Ces assemblées villageoises ou urbaines, multiples dans un
même village, sont le lieu de rassemblement et d'échanges politiques entre les membres
mâles et majeurs d'un même clan ou d'un même quartier, d'où le terme de "fraternité".
Celui-ci peut être étendu selon notre point de vue à l'idée originelle "d'assemblée de
fratries", institution politique de base commune à l'ensemble des régions berbérophones
où se sont maintenues une antique démocratie élective et sélective. Les Djemâas
existaient bien avant l'invasion arabo-islamique, le terme actuel n'étant plus que la forme
arabisée/altérée du mot berbère tagmayt et dont la consonance déformée converge vers le
mot arabe el-djamaâat signifiant "groupe" sans vocation élective. La mosquée du
Vendredi, dite "masdjid el djoumouâ", rassemblant les fidèles pour la grande prière du
vendredi, raccourcie en djamaâ, a contribué à transformer les assemblées de "fratries" en
"groupes". Le terme arabe pour désigner une assemblée, généralement consultative mais
traditionnellement jamais élective, est le "majliss ech-choura", organisation relativement
assez peu répandue en Afrique du Nord, surtout chez les Berbères, y compris dans leur
composante islamique la plus rigoureuse : le M'zab possède des Djemâas (Tijmaïn) et
non des Majliss quant aux questions socio-économiques, voire politiques. Le Madjliss est
essentiellement d'essence religieuse.
241
Note sur Adolphe Crémieux : Ministre de la IIIème République du Gouvernement du
Salut National, il est aussi connu pour avoir fait naturaliser collectivement les Juifs
d'Algérie, par le décret du 24 octobre 1870 alors portant principalement sur la
rétrocession du pouvoir des militaires d'Algérie à l'administration civile. Ce décret est
donc passé dans l'histoire sous le vocable de "décret Crémieux" pour l'unique cause des
naturalisations; Le ministre du gouvernement, A. Crémieux, étant lui-même d'origine
juive, expliquant sans doute ce fait. Les troubles anti-sémites ne tardèrent pas à secouer la
colonie, notamment de la part d'une grande partie des colons. On cite aussi la
promulgation de ce décret pour justifier l'insurrection kabyle de 1871 qui vit, dit-on,
devenir Français les dimmis (statut d'asservis, les Juifs en l'occurrence) jusque là sous le
contrôle des notables et bachaghas de la Kabylie des Bibans (dont la famille Mokrani).
L'explication nous semble ici tronquée dans la mesure où une grande partie de l'électorat
colonial européen voulait faire pression et opposition au décret en récupérant la révolte
kabyle. Les raisons de celle-ci trouvent bien entendu leurs sources directes dans
l'affaiblissement ressenti de la France par sa défaite face à la Prusse durant la guerre de
1870, et le départ de l'administration militaire de Kabylie, ainsi que son remplacement
par une administration civile éminemment "coloniste". La destruction par les insurgés des
villages européens de Tizi-Ouzou, Dra el Mizan, Bordj Ménaïel et Dellys en ont été
l'expression absolue. La Kabylie comptait en outre, aucune communauté juive
contrairement aux Atlas marocains, si ce n'est une faible communauté à Bougie.
2/III. 2c. 8 / Organigramme récapitulatif du découpage administratif avant et après le
décret Crémieux du 24 octobre 1870
Il est parfois difficile de dresser une carte administrative instantanée de l'Algérie qui
soit durablement correcte dans la mesure où la multiplication des entités administratives nous
oblige à superposer des cartes différentes. S'entrecroisent et se juxtaposent des découpages
administratifs et statuaires très distincts politiquement et socio-ethniquement. Un instantané se
montrera toujours incomplet car les modifications apportées dans des intervalles très courts
auront entraîné la disparition d'une circonscription ou, au contraire, son intégration dans une
autre, sans pour autant conserver les contours géographiques initiaux de chacune d'entre elles!
Cet aspect des choses semble avoir été récurrent dans l'histoire nord-africaine où il
nombre d'historiens et cartographes peinent à définir les frontières mouvantes des différents
royaumes, républiques ou empires qui s'y sont succédés dans le temps, de manière contigue
ou se chevauchant dans l'espace. Les frontières ottomanes plus distinctes d'est en ouest
demeurèrent estompées au fur et à mesure que l'on s'avance vers le sud. Le Lime de l'antique
empire Romain s'est révélé aussi discontinu qu'inégal…
242
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Le découpage administratif historique de la Kabylie en confédérations bien distinctes
souffre lui aussi, autant de son instabilité temporelle que spatiale. Si les contraintes naturelles
du relief et de l'hydrographie ont pu constituer une charpente indéniable, rendant identifiable
les contours territoriaux et politiques sur le plan local, il n'en va pas de même à plus grande
échelle
quand
alliances-mésalliances
rassemblaient
ou
éclataient
les
territoires
communautaires sur des périodes très courtes.
Le découpage colonial ne s'est pas écarté de cet état de fait, même si dans une grande
partie des cas, les structures traditionnelles les plus localisées se sont maintenues, notamment
en Kabylie. Le développement des centres de colonisation, leur agrandissement ou leur
subdivision complexes sur un découpage territorial plus ancien (et flou), peut rendre
difficilement lisible le découpage administratif, d'autant plus que se sont régulièrement opérés
des échanges, des restitutions, des détachements-rattachements de terrains aussi bien entre
Européens qu'entre Musulmans et Européens, ainsi que simultanément, des maintiens ou
suppressions d'enclaves musulmanes perdurant au sein des Périmètres de Colonisation. Une
carte administrative instantanée, voulue exacte et complète, sera toujours frappée de manière
extrêmement rapide de caducité.
Sans compter ce que peut engendrer ceci sur le terrain, en matière de représentation,
comme difficultés pour une "vision panoramique et historique des divers découpages
administratifs qui se sont superposés et qui ont le plus souvent chevauché la distribution des
populations"297, quand on sait les différences de régimes législatifs fonciers et de statuts
civiques qui existaient entre les terres et les populations, selon qu'elles répondaient d'une
appartenance au régime européen civil, mixte militaire ou indigène !
2c. 2a La Province
Crée par l'ordonnance du 15 avril 1845, elle reprend les frontières des anciens beyliks
ottomans au nombre de trois. Leurs frontières demeureront permanentes pendant
qu'elles se verront divisées sur le plan interne entre territoires civils (grandes villes et
leur banlieue, la Mitidja…) et territoires militaires (zones rurales non pacifiées). Les
Provinces deviendront Départements par décret en 1870 (les territoires civils auront les
premiers été transformés en départements par l'ordonnance du 9 décembre 1848).
297
A. Mahé, op. cit., Histoire de la Grande Kabylie, XIXème-XXème siècle, p. 241.
243
2c. 2b Les territoires militaires
- la Division, d'abord Province de 1830, puis partie militaire des Provinces de
1845, elle est par opposition aux territoires civils devenus départements en
1848, le Territoire militaire, puis le Territoire de commandement intégré aux
grands Départements de 1870. La Division est contrôlée par le Général
Commandant de Division. Ils y siègent le service du Génie militaire ainsi que
le Service topographique de l'armée.
- la Subdivision des Territoires de commandement, le siège en est une ville
garnison ancienne, place subdivisionnaire d'infanterie, place militaire de
création ex-nihilo, ou ancienne ville agrandie. Elle est contrôlée par le Général
Commandant de Subdivision et y siège la capitainerie des services du Génie.
La Subdivision disparaîtra par le décret de la IIIème République daté du 24
octobre 1870, laissant la place aux territoires civils. Elle sera remplacée par
l'Arrondissement. Exemple : lorsque Alger devint un territoire civil en 1845 et
chef lieu de département en 1848, elle perd son statut de Subdivision de
Province.
- le Cercle, vaste circonscription à vocation locale est créé dès 1834 à Alger. Il
y siège un Bureau des Affaires arabes. Sa raison d'être : contrôler, surveiller, se
renseigner et guider les populations indigènes. Ses limites territoriales
physiques se réfèrent aux territoires des tribus soumises. Le Bureau est dirigé
par un Capitaine de Division assisté de deux ou trois officiers et quelques
interprètes. Le dernier Bureau arabe militaire sera supprimé en 1922.
- la Commune mixte est une création impériale conçue pour l'administration à
la fois des populations musulmanes et européennes quant ces dernières sont en
nombre insuffisant pour pouvoir relever d'une administration civile, et
bénéficier ainsi de l'ensemble des services publics. Imaginée dès 1868 d'après
les conclusions du Senatus-Consult de 1863, elle est officialisée par le décret
du 1er janvier 1869. La Commune mixte du territoire militaire est gérée par un
Administrateur, un civil assisté d'une Commission municipale. Ils sont tout
deux nommés par le Gouverneur. Les premières Communes mixtes ont vu le
244
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
jour à titre expérimental en Grande Kabylie, sachant le substrat traditionnel
autochtone déjà organisé en communautés villageoises bien définies
(Commune particulière de Tizi-Ouzou).
Remarque : Le territoire militaire prend le nom de Territoire de commandement par le
décret du 23 septembre 1875, suite à la substitution officielle des Provinces à dominante
militaire, par les grands Départements algériens alors à dominante civile et ce, par le
décret du 24 octobre 1870.
2c. 2c Les territoires civils
- le Département fut créé en deux phases, une première fois par l'arrêté du 9
décembre 1848 qui déclare les territoires civils des Provinces créées trois ans
auparavant, comme des départements à administrer par des Préfets, assistés de
leurs Conseils généraux - ou Conseils de préfecture - électifs (selon l'arrêté du
16 décembre 1848). Ces Conseils n'entreront en fonction que par le décret
impérial du 27 octobre 1858. Dans une deuxième phase, le Département
remplacera la Province dans sa totalité par le décret de la IIIème République (dit
Crémieux), daté du 24 octobre 1870, accélérant la formation des Communes
mixtes (créées par l'un des derniers décrets impériaux daté du 1er janvier
1869), qui peu à peu remplaceront les anciens Territoires de commandement
dans l'administration conjointe des Indigènes et des Européens.
- l'Arrondissement : sa création remonte à l'arrêté du 9 décembre 1848 en
même temps que les Départements du territoire civil. Il se voit régi comme en
métropole par un sous-Préfet qui sera souvent coincé, suite à la création des
Communes mixtes, entre d'une part, les pouvoirs des Préfets et des
Administrateurs, des Maires et des Commissaires civils, des Généraux
commandants les régions et d'autre part, les prérogatives fluctuantes du
Gouverneur Général concurrencé, selon les périodes, par les Préfets. Les
Arrondissements se multiplieront avec l'augmentation du nombre de
départements au cours du XXème siècle, et verront leur intérêt s'accroître de
manière tangible, simultanément au démantèlement des Communes mixtes.
245
Entre 1848 et 1900 on comptera 17 Arrondissements298 pour 3 Départements,
chaque arrondissement ayant sensiblement la taille d'un département français.
-
le Canton : circonscription virtuelle, sans commune mesure avec son
équivalent français, est créée en même temps que le Conseil général par le
décret du 8 août 1854, dans le but de concevoir une assise électorale pour
celui-ci. Le canton sera calqué sur le canton judiciaire.
- Le District existe dès 1830 et est dirigé par le Commissaire civil. Il évolue en
Cercle civil par l'ordonnance du 15 avril 1845 pour administrer les premiers
centres européens ruraux. Ces centres sont dirigés par un Commissaire de
Cercle assisté d'un Conseil municipal nommé (nous aurons par exemple les
Cercles ou Commissariats civils de la ville nouvelle de Mostaganem et de
l'extension européenne de Bougie/ la Commune voit le jour avec l'ordonnance
du 28 septembre 1847 qui créé les 6 premières communes d'Algérie,
essentiellement urbaines : Alger - Oran - Bône - Oran - Philippeville Mostaganem/ la Commune de Plein exercice : les municipalités européennes à
la personnalité morale et civile existent partiellement depuis le décret du 1er
janvier 1869, et ne prennent le titre officiel de "Plein exercice", que par la loi
française de 1884 déclarée applicable à l'Algérie.
- la Commune mixte est propre à l'administration conjointe des communautés
européennes (en nombre trop faible pour aspirer au droit commun) et indigènes
(alors majoritaires). Il existe des Communes mixtes militaires et des
Communes mixtes civiles selon qu'elles se situent en département ou en
Territoire de commandement. La Commune mixte voit le jour à titre
expérimental par le décret impérial du 1er janvier 1869. La Commission
municipale deviendra par la suite élective pour ses membres européens par le
décret du 24 décembre 1875. Les Communes mixtes seront progressivement
supprimées à partir de la loi sur le Statut de l'Algérie du 20 septembre 1947,
298
Département d'Alger : 5 arrondissements avec Alger, Miliana (remplaçant Blida en 1865), Tizi-Ouzou
(1873), Orléansville (1875) et Médéa (1879)/ Le département d'Oran compte 5 arrondissements avec Oran,
Mostaganem, Mascara, Tlemcen (1865) et Sidi-Bel-Abbès (1875)/ Constantine en compte 7 avec : Constantine,
Bône, Guelma, Philippeville, Sétif (1865), Bougie (1875) et Batna (1885).
246
sous une IVème République désireuse de l'assimilation totale de la colonie à la
métropole. L'Administrateur en est le plus haut fonctionnaire.
- la Commune subdivisionnaire créée par le décret de 1870 est rapidement
supprimée par l'arrêté du 13 novembre 1874. Cette commune est dirigée par un
Commissaire civil subdivisionnaire assisté d'une commission municipale aux
membres tous deux nommés.
- la Commune Indigène ou le Douar est issue de la dissolution des Communes
subdivisionnaires dans les portions de territoire où il n'existe pas de
communautés européennes. Elle calque son contour sur les territoires tribaux
traditionnels alors redéfinis et subdivisés par l'autorité coloniale au lendemain
de la conquête, en Khalifa (exceptionnelle réunion de plusieurs Aghaliks),
Aghalik (anciennes tribus makhzen sous l'administration d'un agha ottoman),
communautés villageoises (en Kabylie), ou tribus, et en fractions de tribus ou
"scheïkhats" dans les autres cas. Les Communes indigènes ont un conseil
municipal (dit Djemâa, inspirée de la Tajmayt berbère) et un maire (dit
généralement Caïd, ou alors Amin en Kabylie) nommés, puis élus à partir de
1919.
Note : Le territoire civil n'aura de cesse d'être étendu au détriment du territoire militaire
et ce, dans le désir initial d'assimiler l'Algérie à la France, du moins dans sa composante
européenne, de la part de l'ensemble des gouvernements qui se sont succédés depuis le
début de la conquête, à l'exception de la période impériale. La volonté non sans heurts de
contenir l'administration militaire dans un rôle strictement sécuritaire et non plus
administratif, entraînera une logique en accéléré "civilisant" au maximum l'administration
algérienne après la chute de l'Empire. Ainsi, de 3 millions d'hectares en 1873 (suite à la
remise massive de territoires militaires à l'autorité civile en application du décret du 27
octobre 1870 et des arrêtés ultérieurs), les territoires civils couvriront 11 millions
d'hectares à peine une décennie plus tard. En 1922, la totalité du territoire algérien
(auquel il faut distraire les Territoires du Sud demeurés militaires jusqu'en 1962299),
passera définitivement sous le régime civil pour son assimilation totale.
299
Certaines zones ne seront rétrocédées à l'Algérie indépendante qu'en 1991, selon les clauses des accords
d'Evian, notamment dans la région de Reggan, ancien site d'essais nucléaires français.
247
Note sur les attributions des Préfets : Les attributions du Préfet, d'abord voulues très
proches de celles de son homologue français, se montraient restreintes selon l'ordonnance
du 9 décembre 1848. Elles n'ont eu de cesse, soit d'être réduites - les Préfets pouvant
concurrencer les Généraux commandant les territoires militaires, voire même échapper au
contrôle total du Gouverneur Général, soit d'être accrues dans le cadre de l'assimilation de
l'Algérie. Selon les périodes, les pouvoirs du Préfet ont grandi sous la Monarchie de Juillet,
les IIème, IIIème et IVème République, et drastiquement diminué par un revirement impérial
après 1861, avant que le Préfet ne recouvre très progressivement ses prérogatives initiales.
Les pouvoirs des Préfets auront donc chronologiquement été définis par les : décret du 27
octobre 1858, arrêtés des Gouverneurs Généraux du 31 décembre 1873, 18 janvier 1895, 29
décembre 1900 et 31 mars 1906, le décret présidentiel du 26 septembre 1953 relatif aux
Préfets métropolitains et enfin le décret du 10 avril 1954.
248
N
249
2/III. 3 L'empreinte physique : le concept de centre européen ou "centre de population"
Nous pouvons définir le centre de colonisation comme une entité territoriale destinée à
des colons ruraux européens, au centre de laquelle se situe un lotissement urbain en damier
dénommé village, entouré d'un autre lotissement rural, limité, au découpage interne régulier,
prédéfini et baptisé "Périmètre de Colonisation". Le centre de colonisation (ou "centre
européen", "village européen" ou encore "village de colonisation" et "centre de population
européenne") n'est donc pas tel que cela a été souvent rapporté ou comparé, par raccourci, à
un presidio américain ou un comptoir asiatique, embryon d'une future ville appelée à se
développer, notamment à partir de son noyau en grille orthogonale. Le centre de colonisation,
même si aucun commentaire officiel n'est venu le définir, est d'abord un projet arrêté, une
réalisation finie. Tout agrandissement ou développement urbain est d'ordre exceptionnel, du
moins à l'origine. La préférence ira le plus souvent à la création de nouveaux centres qu'à
l'établissement de lots urbains supplémentaires. Il était préférable d'étendre le peuplement et
non simplement de le densifier en quelques points.
Ce n'est pas non plus un village à l'ancienne, c'est à dire censé rassembler
administrativement et économiquement, de façon ponctuelle, les paysans de pays venant
écouler quelques produits ou s'approvisionner. Le centre de colonisation se rapproche
davantage d'un établissement permanent pour colons ruraux, quittant leur village le matin
pour se rendre aux champs et y rentrer le soir. La durée du trajet ne doit pas excéder l'heure
pour un aller ou un retour vers les lots les plus éloignés; d'où la nécessité de situer le village
de la manière la plus centrale qui soit au sein du Périmètre. Dans la journée, le village se vide
d'une grande partie de sa population à l'exception des quelques vieillards, enfants et femmes,
au côté du personnel local représentant l'Etat ou le cas échéant, l'Instruction publique et
l'église.
Le centre de colonisation peut en ce sens se rapprocher de la cité ouvrière (le Creusot,
La Machine…), la cité dortoir, ou lieu d'hébergement, la "ville planifiée"300 telle que définie
par Lavedan, celle qui ne peut "concerner que les villes coloniales ou industrielles."301 En
Algérie, le paternalisme intéressé (et bienveillant ?) est non pas exercé par "des sociétés
300
P. Lavedan, Histoire de l'urbanisme.
301
J. Des Cars, P. Pinon, Paris-Haussmann, éd. du Pavillon de l'Arsenal, Paris, 1991, 1993, 1995, 1998, Picard,
Paris, 2005, p. 44.
250
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
purement philanthropiques"302, mais par l'Etat lui-même. Ne parlait-on pas "d'ouvrier colon"
ou encore "d'ouvriers agricoles" dans les diverses terminologies de l'époque, sans compter les
villages à soldats à l'aube du système Bugeaud. L'aspect militaire du plan quadrillé de ces
centres ne signe pas uniquement la raison défensive, mais davantage la volonté de maîtrise de
l'étude, du coût et de réalisation (puis duplication avec variantes) du projet et ce, dans les
délais les plus courts possibles. Les villages devaient être rationnels et économiques pour à la
fois, entrer le plus rapidement possible en service et se montrer faciles d'usage pour une
population transplantée.
Si pour Bugeaud, la colonisation est un moyen d'assister la conquête militaire et de
maintenir sur place l'armée, le centre de colonisation en sera l'auxiliaire et le moyen autant de
fixer en Algérie une population de préférence française "assez nombreuse pour y créer
promptement des intérêts, une production de quelque importance et pour prêter un utile
concours aux forces employées à la garde du pays"303; Les colons installés dans leurs villages
pourront être comparés à des miliciens. Le centre de colonisation aura pour Bugeaud la même
valeur qu'un camp militaire, il sera un outil de conquête. Il devra s'inscrire en relais d'une
armature de défense, puis d'assistance à l'armée : unité de production (agricole et industrielle).
Les colons y seront installés dans des baraquements à l'instar des soldats de l'armée…
Pour le Comité Bugeaud, le centre de colonisation se confond littéralement avec la
colonisation elle-même, sachant que pour lui, implanter "dans le sol des paysans français c'est
élever une maison solide qui défiera les siècles. Nulle part il n'y a une législation pratique
concernant la terre ayant pour objet principal la division en lots susceptibles d'être vendus,
payable en 50 ou 60 annuités à des paysans qui la travailleront de lourds bras. Continuer une
telle politique [colonisation à l'entreprise et arrêt de la création de centres, notamment après la
démission du Maréchal] c'est livrer le pays au nationalisme indigène ou aux Européens
étrangers qui constituent déjà en plusieurs régions des masses compactes non assimilables par
l'élément national."304
302
Delfraissy, Colonisation de l'Algérie par le système du Maréchal Bugeaud, V. Aillaud , Alger, 1871, p. 36.
303
Bugeaud cité par M. de Peyerimhoff/Comité Bugeaud, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation
officielle, 1871-1893, t. 2, p. 20.
304
Comité Bugeaud, La colonisation paysanne en Afrique du Nord; Introduction précédant l'enquête rééditée par
le service de presse du Comité dans, op. cit., l'Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, 1871-1893,
t. 2, menée par M. de Peyerimhoff.
251
Cependant, le Gouvernement Général explicitait à la veille du centenaire de l'Algérie,
le centre de colonisation comme un composant essentiel de la Colonisation officielle. Mais il
le réduit, de manière surprenante, au simple village devant ressembler à ceux rencontrés en
France305 (à savoir, formés, progressivement selon un processus historique universel). Ici, le
village n'est plus le simple lieu d'hébergement principal de colons agricoles, mais le centre
urbain à proximité de son exploitation "qui lui permettra de se ravitailler et de vendre ses
produits, d'instruire ses enfants, de trouver les soins médicaux et, le cas échéant, la protection
dont il peut avoir besoin."306
Nous observons alors un glissement sémantique du sens donné au "centre de
colonisation" après le Centenaire de 1930, "centre" alors assimilé aux petites villes davantage
liées à l'activité commerciale et de service que de lieu d'hébergement, tels que conçus à
l'origine pour les colons cultivateurs. L'évolution au XXème siècle, notamment après la fin de
la Colonisation officielle de peuplement après 1919 (suite à l'épuisement des sols disponibles)
d'un certain nombre de centres en véritables petites villes, a sans doute grandement conduit à
cette nouvelle conceptualisation du centre. Ce tournant sémantique allait éclipser et déformer
de manière durable l'idée originelle de "centre de colonisation" : cité d'hébergement pouvant
se réduire "à une place, quelques rues principales, elles-mêmes calquées sur des chemins
existants qu'il faudrait rectifier au besoin."307
Pierre Goinard, pour ne citer que ce dernier, se trompe dans son ouvrage "L'Algérie,
l'œuvre française", lors que dans l'un des chapitres destinés à la ville coloniale, il énumère des
villages de colonisation, mais en fait des centres devenus villes par un phénomène d'évolution
stratifiée, alors non prévu (ni même voulu) par les concepteurs. Ce phénomène est
essentiellement du aux conditions historiques du pays, notamment après les grandes crises
agricoles (sécheresse, manque de colons agriculteurs, fermeture des frontières durant la
seconde Guerre Mondiale…) qui contraignirent nombre d'habitants de ces centres soit à
l'exode vers les villes, soit de s'orienter vers le commerce, rendu possible pour ceux restés sur
place, grâce à la densification des routes et des moyens de transports des marchandises (le
train notamment).
305
G.G.A., op. cit., La colonisation de l'Algérie, 1830-1921, p. 13.
306
Ibidem.
307
Lamoricière cité par S. Almi, op. cit., Urbanisme et colonisation. Présence française en Algérie, p. 21.
252
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Enfin, l'ambiguïté encore entretenue de nos jours entre la ville coloniale et le village
de colonisation s'opère de manière accentuée depuis la fin des années 1940. La période après
guerre vit le développement des villages, leur agrandissement et leur évolution en véritables
petites villes en sus de l'arrêt de la colonisation en tant que projet politique. Le recul et la
perte de vue des éléments et conditions ayant présidé la création de ces centres a donc conduit
à associer/confondre villes et villages : leurs morphologies "géo-maîtrisées", leur découpage
spatial en damier, leurs éléments architecturaux formatés, les équipements d'urbanité (places,
rues principales, édifices publics, habitat) ainsi que leurs dispositions spatiales, de nature très
proche, ont fini de masquer, par stratification, les dessins et desseins originels des villages
conçus au XIXème siècle.
Il ne faut pas perdre omettre non plus que de nombreux villages, mal pensés,
périclitèrent et disparurent ou, à l'image de la loi darwinienne de l'évolution, durent pour
survivre, se transformer et muer en centres de distributions de biens manufacturés et non plus
de production de produits agricoles et ce, pour les villages les mieux adaptés au nouvel
environnement spatial européen devenu plus dense; Les devinrent les villes des années 60 et
la principale armature urbaine de l'intérieur algérien (Bouïra, Djelfa, Tiaret, Mascara, Ténès,
Azazga…) après l'indépendance.
Il faut également mentionner les lacunes de la biographie coloniale "urbaine" lorsqu'il
s'est agi d'établir l'historique de la colonisation rurale en Algérie. Bien des auteurs se sont
limités dans leurs ouvrages à reprendre uniquement les centres élaborés dans les années 1840,
correspondant alors au mandat de Bugeaud. Ils étendirent l'illustration de la colonisation
urbaine aux seules interventions du Génie : Les villages fortifiés présentés comme le
paradigme de la colonisation française en Algérie. Bugeaud n'est pourtant pas le premier à
mentionner la nécessité de création de centres de population, ses précurseurs étant le duc de
Rovigo qui dès 1831 tenta, dans l'optique d'éradiquer les baraquements d'immigrants dans les
ports et aux abords des camps militaires de l'Algérois, de les regrouper en des lieux salubres
et sécurisés, avec pour toile de fond, le projet de distribution individuelle de terres à cultiver
permettant par-là, la subsistance de ces populations et le peuplement des terres conquises. Le
Maréchal Clauzel fut par la suite le premier à mentionner le terme de village à construire308,
avec la création inédite ex-nihilo d'un centre de population civile dans un des haouchs de la
Mitidja (Boufarik, 1835).
308
Cf., M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1830 à 1871, Tome 1.
253
Si le système Bugeaud devint la référence, en marquant les esprits avec ses villages
dessinés par le Génie, c'est que ce gouverneur fut le premier fonctionnaire à mettre en place
un programme précis de colonisation par la constitution d'une armature urbaine nouvelle
globale et pour ce faire, l'initiateur du premier texte officiel permettant le dégagement
d'assiettes foncières à cet effet, dans les trois Provinces, avec son arrêté du 18 avril 1841, de
même que la répartition des tâches de conception (privilège donné au Génie). De plus,
Bugeaud ne se priva pas de faire publier ses discours et présenter ses idées au grand public,
notamment après sa démission forcée en 1847.
L'œuvre de ce gouverneur demeurera donc à cette heure, une source documentaire
écrite très riche et facile d'accès au sujet de la création des centres. Sa théorie influença certes
ses successeurs, mais ne constituera aucunement le schéma unique et définitif de la
colonisation territoriale en Algérie. Elle signa un artefact, lui-même conséquence des deux
expériences très ponctuelles - mais durables - du duc de Rovigo puis du Maréchal Clauzel.
La politique de création de centres, synonyme de colonisation et de peuplement, allait
connaître d'autres périodes ainsi que d'autres cadences : parcimonieuse sous le Second Empire
et prolifique sous la IIIème République. D'autres acteurs que le Génie se succèderont dans le
dessin et la mise en travaux des centres, à savoir le service des Ponts et Chaussées ainsi que le
Service de la Topographie dont le rôle grandira, après 1900 lors de la création des Directions
de l'Intérieur tutelles du Service de la Colonisation (arrêté du 28 décembre 1900).
Si en prévision de la création massive de centres, une procédure plus précise et
mécanique fut esquissée par Bugeaud (arrêté d'avril 1846 relatif à l'organisation des
Commissions des Centres, affiné par le décret impérial du 31 décembre 1862), un "boom" de
création se mit en place à partir de 1871 lors de la remise à l'autorité civile des nombreux
territoires militaires - provenant en majorité des Communes mixtes encore pauvres en centres
de peuplements - par une sorte de ruée vers le foncier libéré, et de surcroît accentué par la
politique du séquestre qui frappa les insurgés kabyles de la révolte de 1871. La seule année
1872 vit la création de 28 centres dont 12 dans l'Algérois et 12 dans le Constantinois,
principales provinces frappées du séquestre.
254
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
Douze des 24 centres des deux provinces sus-citées se répartiront entre la Grande et la
Petite-Kabylie. L'immense majorité des villages sera en définitif créée entre 1872 et 1900,
correspondant à plus de la moitié du nombre total des centres créés. Entre 1835 et 1841, 9
villages ont été officiellement créés dont les 7 premiers centres de Clauzel dans la Mitidja.
Entre 1841 et 1850 ont été créés 126 villages sur 115.000 hectares309. Et "l'impulsion donnée
par Bugeaud contribua à produire ses effets jusque vers 1860"310 avec la création entre 1851
et 1860 de 85 centres consommant 285.000 hectares311. Entre 1860 et 1869 aucune création
n'est à recenser alors qu'entre 1871 et 1900, 474 centres seront créés ou agrandis occupant
705.196 hectares sur les 10 millions utiles estimés par M. de Peyerimhoff (voir remarque en
fin de chapitre).
Sur ces 705.196 hectares, 500.000312 environs proviendront de la confiscation des
terres, en représailles à la révolte de 1871; La Grande Kabylie, y compris le flanc sud du
Djurdjura, fournira 88.669 hectares313, soit 5.6%. A partir de 1908, la politique de
colonisation s'estompera, la création de nouveaux lots à concéder allant se raréfiant avec un
taux de 1200 lots créés entre 1908 et 1922, contre 26.000 créés entre 1841 et 1860. Entre
1895 et 1905 seuls 141.000 hectares seront utilisés et 57 nouveaux centres créés d'ici 1914314.
Le prix des terres ne manqua pas de prendre de l'envol pendant que le décret du 13
septembre 1904 (réitéré et confirmé par celui du 9 septembre 1924) stipule que "les
immeubles domaniaux situés en Algérie autres que les bois et forêts et les immeubles
nécessaires à des services publics sont affectés au développement de la colonisation. Cette
disposition s'applique en particulier aux terrains vagues et à l'état de broussailles clairsemées,
309
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, tableaux récapitulatifs/centres créés de 1830 à 1899.
310
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résulats de la colonisation officielle de 1871 à 1893, t. 2, p. 12.
311
Idem.
312
Le Gouvernement Général arrondit régulièrement ce chiffre à 500.000 hectares, tant les estimations sont
demeurées assez confuses en la matière, variant entre 446.000 et 475.000 hectares. Une moyenne de 450.000
hectares est souvent avancée par certains auteurs pour des raisons de commodité, tandis que l'Administration
préfère plafonner ses chiffres au-delà des superficies des périmètres créés, en comptabilisant sans doute les lots
de fermes ou industriels, ou encore, les terres non concédées réunies au domaine privé de l'Etat. Il est à noter
qu'entre 1871 et 1880, 401.099 hectares - selon les données gouvernementales - ont servi à la création de centres,
soit une superficie sensiblement inférieure au total des terres confisquées au lendemain de 1871.
313
A. Mahé, op. cit., Histoire de la Grande Kabylie. XIXème-XXème siècles. Anthropologie historique du lien
social dans les communautés villageoises. Tab. p. 209
314
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1893, t. 2, p. XII
255
situées en plaine et appartenant à l'Etat qui ne sont pas actuellement soumis au régime
forestier", autrement dit, l'Administration ne s'impliquera désormais plus dans l'acquisition de
terres destinées à la colonisation, par quelques moyens que se soit, l'achat ou le prélèvement
par expropriation. Le domaine colonial ne pourra plus s'étendre en dehors des terres publiques
encore en friche, et de moindre qualité.
Plus proche de nous mais dans une explication moins "urbanisante", C. Collot réduit le
centre de colonisation au "signe de la présence européenne dans les Communes mixtes, c'est à
dire dans les territoires exclusivement occupés par les populations musulmanes."315 Ceci n'est
entièrement vrai dans la mesure où dès les projets de construction de villages pour colons, le
duc de Rovigo ou le Maréchal Clauzel ont, quelque soit la nature du territoire, signifié que le
centre de colonisation se devait de regrouper en un même lieu les immigrants européens et
leur garantir sécurité et administration (nous ajouterons aussi contrôle) distinctement des
populations locales. La Commune mixte est une entité administrative ultérieure au concept de
centre de population européenne.
Toutefois, le centre de colonisation est certes, un élément symbole de la présence
française en territoire - faussement - vierge, il est à la fois l'isolat et le point nerveux de
l'administration, l'organisation et la technicité avancée de l'occupant sur l'occupé. A ce propos,
M. P. Henrichs nous confirme dans son manuel édité en 1848 à l'intention de tout immigrant
vers l'Algérie que "Jamais victoire remportée en Afrique n'y aura ajouté à notre puissance
morale et matérielle autant que l'établissement d'un village européen. Le système de
représailles et de terreur ne nous rendra jamais plus redoutables que le défrichement de
quelques vaste étendues de terres, que le dessèchement d'un marais, l'ouverture d'une route, la
construction d'un pont : c'est que le village, le défrichement, le dessèchement, la route et le
pont, sont des indices certains de notre ferme résolution de nous maintenir en Afrique et d'y
fonder un Etat européen entièrement soumis à notre puissance."316
Nous ajouterons que le plan régulier, conçu fini pour un nombre de feux
définitivement arrêté par l'Administration dès la projection, constitue le moyen technique le
plus efficace, et le seul connu/expérimenté depuis le Nouveau Monde, pour une mise en
315
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 114.
316
M. P. Henrichs, Guide du colon en Algérie, Garnier, Paris et Philippe, Alger, 1843, p. 7.
256
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les institutions
œuvre sur le territoire algérien du projet colonial ( savoir le peuplement) le plus rapide
possible et le plus durable aussi, le lotissement rural (Périmètre de Colonisation) à l'appui.
Remarque : M. de Peyerimhoff estime dans son enquête publiée en 1893, que la superficie
de l'Algérie du Nord distraite du Sahara n'est que de 479.000km2 contrairement à ce qui est
avancé depuis les années 1870 (Vivien de Saint Martin : 669.000km2 en 1874; H. Wagner
die Bevolkerung der Erde Gotha : 890.000km2 en 1904…), donc bien inférieure à celle de la
France. A cette superficie, il faudrait soustraire la montagne, les zones steppiques, les côtes
abruptes pour ne conserver que 100.000km2 de terres cultivables, soit le 1/5ème de la France,
sachant qu'il faudrait encore distraire de ce 1/5ème, les terres apparentant aux Autochtones,
largement majoritaires, y compris dans le cadre d'une compression spatiale maximale de ces
populations. La propriété privée européenne s'élèvera à 2.3 millions d'hectares (dont
1.378.196 d'hectares de Périmètres de Colonisation, selon les données publiées par le
Gouvernement Général, ayant alors intégré 200.000 hectares prélevés sur le domaine de
l'Etat et autres communaux entre 1871 et 1895), contre 9.2 millions d'hectares pour les
Autochtones. Marc Côte avance qu'au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle, 3
millions d'hectares furent destinés à la colonisation sur un total de 7.5 millions de terres
utiles. Emile Larcher nous apprendra qu'en 1917, les Européens possédaient à titre privé - y
compris dans les centres - 2.317.447 hectares, contre 9.226.970 pour les Indigènes; Le
domaine de l'Etat et les communaux couvrant 9.267.840 hectares; la terre utile atteint ici le
total des 2.812.238 d'hectares, forêts, terres de parcours et autres communaux y compris. La
superficie totale des terres arables reste donc à peine supérieure à celle avancée par M. de
Peyerimhoff vingt trois ans auparavant : 11.544.417 hectares (115.447,7 km2).
Note : le Comité Bugeaud est un comité de soutien au Gouverneur Général Bugeaud
constitué après la sémission de ce dernier, ayant pour objet de "faire comprendre aux
Français la nécessité du peuplement français de l'Afrique du Nord, et du relèvement social
des Indigènes". Le but est de faire connaître et diffuser le projet de colonisation défendu par
le Gouverneur, par la publication de l'ensemble de ses mémoires et discours, notamment
lorsque celui-ci, abandonnant la colonisation strictement militaire, se tourna vers le civil l'Européen français associé à l'Autochtone africain - afin de peupler les régions rurales,
créant ainsi un attachement et un sentiment d'appartenance commune au sein de ces
populations vis-à-vis du pays. Le Comité, toujours défenseur des idées colonisatrices, et non
colonistes, ne cessa jusqu'à la veille du Centenaire de l'Algérie d'animer des conférences,
publier ou republier des ouvrages allant dans le sens de la colonisation, selon les principes
de Bugeaud. Le choix de faire publier et préfacer l'enquête de M. de Peyerimhoff se justifie
par la présentation historique assez complète faite à l'oeuvre du Maréchal, bien que
Peyerimhoff n'ait pas été un fervent partisan du Gouverneur.
257
2/III. 4 Le support physique et législatif de la colonisation : de la constitution du
domaine de l'Etat à la concession des terres
La question de la possession du sol fut toujours au centre des préoccupations de
l'administration coloniale, d'autant plus que la question foncière en Algérie ne fut jamais
résolue, ou du moins, ne trouva jamais son équilibre. A l'inverse des grands pays neufs tels
ceux d'Amérique du Nord, l'Argentine ou l'Australie, l'Algérie était un pays plein, peuplé et
non pas "un pays tempéré presque vide d'habitants. Sur les 15 millions d'hectares recevant au
moins 400 millimètres d'eau de pluie annuelle vivaient 2 millions d'indigènes musulmans
appartenant presque tous à la race berbère, qui habite l'Afrique du Nord depuis un temps
immémorial. […]. Quelle différence avec les Etats-Unis et la République Argentine, où les
premiers colons européens ne rencontraient que des groupes isolés d'Indiens (Peaux-Rouges)
tombés dans la décadence la plus profonde et se livrant au nomadisme sur des espaces
immenses !"317
De plus, l'Algérie était non seulement un pays urbain, même si ses villes connaissaient
un vif déclin au moment de l'occupation française, mais aussi un pays déjà occupé, sous
administration ottomane, plus ou moins ossifiée mais hétérogène, enclavant des régions
encore indépendantes comme la Kabylie, les Aurès (très dépeuplés) ou les zones steppiques
(Laghouat, Ghardaïa, El-Oued), qui signèrent à plusieurs reprises des traités de nonoccupation et d'échanges commerciaux avec les Ottomans. Seule la Kabylie vivait une
situation conflictuelle avec les Turcs, de par sa proximité avec Alger, l'occupation de ses ports
et sa position centrale entravant les communications directes entre l'Ets et l'Ouest du Tell.
En outre, la question foncière constitua depuis toujours le fer de lance de la
colonisation française, y compris dans le Nouveau Monde, où la simple ouverture de
comptoirs commerciaux ou la création de villes marchandes à l'anglo-saxonne n'arrivaient
qu'en second plan. La colonisation française fut d'abord une colonisation terrienne,
territoriale, où le centre urbain devait représenter l'autorité de la France avant de constituer
une entité économique semi-autonome. Notre propos est confirmé par Odile Goerg qui avance
au sujet de la colonisation française en Afrique sub-saharienne que "la ville coloniale
française s'inscrit dans un contrôle global de l'espace traduisant une idée d'ordre, de hiérarchie
317
Comité Bugeaud, La colonisation paysanne en Afrique du Nord, Introduction précédant l'Enquête sur les
résultats de la colonisation officielle, 1871-1895, op. cit., M. de Peyerimhoff. p. I.
258
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
très différenciée des espaces entre le dehors et le dedans, l'ensemble bien marqué par le rôle
fondamental de la loi foncière - interne à la ville et ses marges."318
Enfin, l'Algérie héritière directe des traditions coloniales françaises du Nouveau
Monde dût se confronter à un problème nouveau et inédit en matière de colonisation :
l'acquisition de terres, car la difficulté de se procurer le sol ne fut jamais aussi paroxysmique,
le pays n'étant pas vide et répondant à des lois foncières antérieures qui lui étaient propres et
très différentes de ce que la République avait codifié en métropole. Ils se juxtaposaient en
Algérie deux systèmes distincts, l'un traditionnel et très localisé davantage basé sur la
propriété individuelle (melk, cas de la Kabylie) ou collective tribale indivise (terres arch) et
l'autre, issu des biens fonciers historiques féodaux reconduits par l'administration ottomane et
constituant les grand domaines makhzen de statut beylicaux ou aghaliks. Les propriétaires en
sont soit directement l'Etat, soit ses fonctionnaires et/ou militaires (janissaires, bachaghas,
caïds). Il existait aussi de grands domaines privés travaillés par des ouvriers agricoles dit
"khemmes" (bénéficiant du 1/5ème de la récolte) au côté des domaines appartenant aux castes
au pouvoir (khalifaliks, bachaghaliks, terres distribuées aux caïds….
2/III. 4a : Les lois foncières de l'Algérie : mettre fin aux différents, réglementer et sécuriser
autant que possible les transactions privées, anarchiques depuis 1830, et dégager
indirectement des terres pour la colonisation
Les critères du droit musulman, l'absence dans plusieurs cas d'actes écrits de propriétés
privées (les tribus répondant essentiellement au droit oral), ainsi que la disparition de
nombreux registres d'archives tenus par l'administration ottomane, soit qu'ils aient été détruits
par l'armée d'occupation ou emportés par les fonctionnaires turcs expulsés, exposèrent la
nouvelle administration française à un état permanent de crise foncière et de grande anarchie,
que divers textes législatifs viendront réglementer sans grand succès, la règle définitive
adoptée étant la francisation du maximum de terres au détriment des traditions locales. La
situation entre 1830 et 1840 fut véritablement chaotique avant que les premiers textes ne
viennent tenter de régulariser la situation et "sécuriser" les transactions, notamment celles
entre Européens et Indigènes.
318
Odile Goerg, "Les villes françaises d'Afrique", synopsis, colloque organisé par l'INHA les 19 et 20 mars
2004.
259
Les grandes loi foncières de l'Algérie, outre qu'elles devaient participer à l'extension
du domaine colonial par le dégagement d'un maximum de terres pour la création de centres,
visaient au début, l'organisation et la réglementation des transactions privées, la création
d'actes de propriétés ou la vérification des actes ou des dires des possédants indigènes. Entre
1830 et 1840 se sont formés dans la banlieue d'Alger de beaux domaines cultivés par des
Français fraîchement débarqués, venus faire fortune dans le sillage de l'occupation militaire.
Outre l'achat de bâtiments, l'acquisition de vastes domaines auprès de certains propriétaires
ottomans sur le départ, ou auprès de propriétaires autochtones en faillite, devenait la
principale activité dans la Régence.
La spéculation foncière et immobilière s'opérait cependant sur des base fragiles.
Achats, suivis des réclamations de la part de présumés possédants spoliés ou héritiers, étaient
légion. Les affaires de justice se multipliaient pendant qu'aucun tribunal civil n'était en mesure
de statuer correctement sur la base d'une législation visible.
Nous observerons donc dans ce qui suit, les grandes lignes tracées par les lois
foncières successivement élaborées pour l'Algérie, tantôt assimilatrices, tantôt locales, mais
dont la finalité est l'agrandissement des terres destinées à la colonisation à la faveurs des
transactions privées conduisant systématiquement à la conversion - de manière légale - des
terres appartenant aux populations indigènes relevant alors du droit musulman ou du droit
coutumier, vers le droit commun français.
Outre la volonté de garantir la sécurité des transactions et l'établissement des titres de
propriétés, ces textes ont souvent perdu de vue la complexité des régimes fonciers
autochtones, contourné les difficultés d'acquisition des terres par la précipitation dans la
rédaction des textes, pénalisant de la sorte les possesseurs indigènes au profit des acquéreurs
européens. Par conséquent, ces lois soulevèrent la méfiance, constituèrent des blocages et
mirent mal à l'aise dans bien des cas les autorités…
Bref, de 1844 à 1897, les lois foncières en Algérie ont eu pour finalité immédiate, la
francisation des terres musulmanes, par la conversion de celles-ci au droit commun dans le
cadre de toutes transactions. Pour cela, il fallait constituer le plus rapidement possible un
marché foncier libre régulièrement alimenté par les propriétés indigènes qu'il fallait pour ce
faire, redéfinir, privatiser et individualiser, car nombreuses étaient les terres collectives
260
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
communautaires, tribales ou familiales indivises. Enfin, cela nécessitait l'établissement de
titres de propriété à la française identiques entre Européens et Musulmans. La tâche fut si
complexe qu'il aura fallu attendre les années 1920 pour voir apparaître un texte de loi
cumulant près d'un siècle d'expériences et d'échecs pour doter l'Algérie d'un régime foncier
mixte qui lui sera propre, et non pas entièrement infléchi ou calqué sur les régimes appliqués
en métropole.
Dans le domaine public, les acquisitions de terres depuis 1830, indistinctement issues
de transmissions officielles (du domaine ottoman au domaine français), de conquêtes, de
séquestres (1839) ou de transactions privées obscures, ont conduit, depuis les premiers essais
tentés de création de centres dès 1835, à la création de 31 villages en près d'une décennie sur
une superficie de plus de 80.000 hectares (75.864 hectares en dehors des 6 villages implantés
dans les haouchs de la Mitidja par la colonisation de Clauzel). Il faudra aussi compter les 22
villages algérois du système Bugeaud à répartir sur 62.309 hectares entre 1841 et 1846319.
2/III. 4a. 1 / L'ordonnance du 1er octobre 1844 : une première réglementation axée
sur la régularisation des transactions antérieures
L'ordonnance du 1er octobre 1844, modifiée par celle du 26 juillet 1846, opérera la
première tentative sérieuse de réglementation foncière. Jusque là, les affaires au cas par cas, si
elles ne trouvaient pas leur solution, se réglaient de manière improvisée et voyaient
l'implication judiciaire de toutes les parties concernées, de l'administration à la hiérarchie
militaire en passant par les principaux antagonistes : colons européens et possédants
musulmans. Les cas n'étaient pas rares où la vente d'un bien entre Indigène et Européen se
voyait annulée pour cause de réclamation par un tiers, ou voir un immeuble vendu plusieurs
fois, ou bien assister à la revente spéculative d'un immeuble entre Européens et voir surgir un
possédant indigène réclamant son bien…
L'urgence pour les rédacteurs de l'ordonnance royale consistait à régulariser par
rétroaction et définitivement toutes les transactions antérieures, frapper de nullité celles
contestées, procéder à des enquêtes préliminaires (et fastidieuses) au sujet des affaires en
319
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, tableaux récapitulatifs/centres créés de 1830 à 1899.
261
contentieux par la régularisation prioritaire des transactions entre Européens. L'ordonnance
édicta pour la première fois une mesure de vérification des titres de propriétés (quand ceux-ci
existaient, aussi bien chez les Européens que chez les Indigènes), et contourna le problème
d'identification de la propriété indigène dans le reste du territoire non encore soumis aux
spéculations (le territoire civil uniquement) en déclarant réunies au domaine toutes les terres
incultes ou non cultivées.
L'Etat récupéra ainsi près de 200.000 hectares, dont 55.000 furent attribués aux
Européens et 32.000 aux Indigènes, avec octroi d'un titre de propriété; 78.000 hectares ont été
reconnus appartenir au "Domaine privé de l'Etat" et ont directement servi à la création des
villages de colonisation du Sahel et de la Mitidja320. Il se créera par contre entre les deux
textes de 1844 et 1851 (voir p. 263), 46 centres sur une superficie totale de terres
européanisées de 115.499 hectares321. Ce qui correspond à 37.499 hectares issus des divers
moyens octroyés par la loi pour l'achat ou encore l'expropriation pour cause d'utilité publique,
sans omettre l'apport des réserves antérieures de l'Etat. En dehors des territoires "d'inculture",
les transactions entre Européens et Indigènes étaient désormais interdites afin d'éviter
l'anarchie vécue jusque là. Les effets de cette loi furent mitigés car la complexité des enquêtes
de vérification de propriété, ou d'établissement de titres de propriétés "provisoires", aussi bien
pour les Indigènes que pour les colons installés dans les centres, allaient considérablement
ralentir les procédures et paralyser les transactions, les laissant longuement en situation
d'attente, alors génératrice de nouveaux actes improvisés, parallèles et de surcroît illégaux.
L'inconvénient s'est révélé particulièrement aigu dans l'application même du principe
de l'ordonnance : la lenteur et l'absence de fiabilité dans les formalités pratiquées pour la
validité des titres de propriété produits par les détenteurs déclarés (et se réclamant
propriétaires) des terres incultes (alors terres de parcours ou en friche par alternance
saisonnière…), et de l'état réel, ou pas, d'inculture de ces terres. Une mesure d'expropriation
frappant ces terrains qui compliqua encore la situation foncière.
320
Cf., A. Bernard, op. cit., ouv. coll., s. dir. G. Hanotaux et A. Martineau, Histoire des colonies françaises et
de l'expansion de la France dans le Monde, 1930.
321
Cf., G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, tableaux récapitulatifs/centres créés de 1830 à
1899, département d'Alger.
262
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
L'ordonnance n'eut pas pour effet de prévenir la fiabilité des actions futures mais s'est
limitée à la régularisation d'une situation antérieure entachée d'actes de nullités et de
contentieux.
2/III. 4a. 2 / La loi du 16 juin 1851 (dite aussi loi Didier): la reconnaissance de la
propriété privée européenne et indigène par l'émission de titres définitifs
Les insuffisances évidentes de l'ordonnance de 1844, modifiée - sans succès - en 1846,
conduisit inévitablement à reconsidérer le cadre légal des protocoles et revoir les conditions
de transactions entre Européens et Musulmans. Les modifications de 1846 ont essentiellement
porté sur la régularisation des détenteurs européens n'ayant pas été déclarés propriétaires
(titres non produits ou annulés), en leur octroyant à titre de concession la partie de terrain
qu'ils auraient bâtie, plantée et cultivée.
La loi du 16 juin 1851 est en fait la résultante de deux projets de loi distincts. Le
premier, présenté à l'Assemblée Nationale le 26 mars 1850, reconnaissait le principe de
l'inviolabilité de la propriété aussi bien pour les détenteurs musulmans qu'européens, contredisant ainsi l'ordonnance de 1844 expropriant les terres indigènes pour cause d'inculture ou
frappant de nullité de manière systématique les transactions en contentieux. De plus, la
lourdeur des formalités d'enquête au sujet de la validité des titres avait plongé la question
foncière dans un statu-quo peu fructueux.
Mais ce projet de loi, pour mettre un terme au flou caractérisant la propriété indigène
tant dans sa composante melk (individuelle) que arch (collective propre à la tribu et soumise à
la chafâa, c'est à dire indivise), différencie formellement ces deux types de propriétés et se
montre rigoureux dans la reconnaissance de la propriété indigène : dans le cas de la propriété
privée, si une preuve par titre n'est pas disponible, une prescription ininterrompue de 10 ans
est imposée, la tribu devra de son côté faire établir un titre à sa propriété collective, sinon, elle
ne devait être présumée ne posséder que la jouissance du sol, la propriété revenant à l'Etat;
une manière moins brutale que l'expropriation pour l'acquisition étatique de terres.
Le second projet de loi était très simple et se résumait à l'abrogation totale de la loi de
1844 modifiée en 1846, et assimiler le plus rapidement possible la propriété foncière
263
algérienne à celle de la métropole. Les préoccupations des rédacteurs de ce projet visaient
davantage le développement du principe de la propriété privée telle qu'elle était perçue en
France, alors applicable à toutes les terres algériennes (du moins dans les territoires civils
sachant que toutes transactions foncières ou immobilières en territoires militaires étaient
strictement interdites depuis 1844; le principe ne fut pas abrogé par la loi de 1851), qu'à
l'extension de la propriété publique.
La fusion des deux projets produira le texte adopté par la Chambre en 1851, qui dans
la pratique innovera peu, car ne résolvant guère les problèmes rencontrés au niveau de la
reconnaissance précise de la propriété musulmane privée ou collective, le seul but étant
l'acquisition le plus rapidement possible de terres à "franciser", à même de garantir les
transactions entre Européens et Musulmans et d'assurer la solidité de la propriété européenne
qui en découlera. Les grandes dispositions de la loi seront : l'établissement de titres de
propriété privée aussi bien pour les Européens que pour les Indigènes, l'inviolabilité de la
propriété privée, la liberté des transactions (en territoire civil et aires de colonisation car
jusque là les transactions entre Indigènes et Européens étaient très réglementées ou même
interdites par l'ordonnance de 1844).
En territoire militaire, dit aussi territoire des tribus, les transactions entre Européens et
Indigènes demeuraient interdites dans la mesure où "Aucun droit de propriété ou de
jouissance portant sur le sol du territoire d'une tribu ne pourra être aliéné à une personne
étrangère à la tribu. - A l'Etat seul est réservée la faculté d'acquérir ces droits dans l'intérêt des
services publics ou de colonisation, et de les rendre en tout et en partie, susceptibles de libre
transmission."322
Rien ne nous permet de mesurer si cette loi entraîna l'acquisition massive de terres de
colonisation supplémentaires et ce de manière comparable aux 200.000 hectares de
l'ordonnance de 1844. La loi de 1851, toujours restrictive en matière de transactions en dehors
des territoires civils, se montre plus contraignante encore pour l'Etat en matière de
dépossession des terres appartenant aux tribus établies sur les territoires civils (pour cause
d'inculture par exemple). Ce ne sera que la francisation de proche en proche des terres du
territoire civil, à travers les transactions privées, qui augmenteront le patrimoine foncier
européen.
322
Article 14, alinéas 2 et 3 de la loi de 1851.
264
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
Depuis 1844, l'Etat consomma une grande partie des terres de colonisation dont il
disposait pour la réalisation des villages du système Bugeaud. En 1851, la nécessité d'acquérir
en masse de nouvelles terres ne se posait pas, sachant que nombre de ces villages s'ils ne
périclitaient pas, devaient être maintenus en les repeuplant. Les "Villages Agricoles" de la
révolution de 1848 ne trouveront que peu de terres, et le peu créé se traduira par un échec;
d'où l'abandon par l'Administration du projet. L'échec de la politique de Bugeaud et des
"Villages Agricoles" est à rechercher dans l'immigration française déficitaire, les problèmes
d'installation des colons et le mauvais emplacement de certains centres. Depuis l'entrée en
application de la loi Didier en avril 1851 et l'élaboration du Senatus-Consult de 1863, il se
créa 87 centres se partageant une superficie totale de 284.250 hectares323 dans le seul
département d'Alger.
2/III. 4a. 3 / Le Senatus-Consult de 1863 : le cadastre des propriétés musulmanes
Les principes du Senatus-Consult promulgué par décret impérial du 22 avril 1863 sont
très simples et ne viennent aucunement remettre en cause les lois précédentes ou réglementer
les territoires civils. Ce texte intervient particulièrement sur la question de la propriété
indigène non encore soumise aux lois françaises quelque soit le régime foncier et le territoire
sur lequel elles se trouvent.
L'objectif du Senatus-Consult fixe à terme l'applicabilité des transactions dans la
"Zone de Colonisation", c'est à dire dans les territoires civils et les banlieues des chefs-lieu de
Province où "les transactions immobilières entre européens et indigènes sont désormais libres
dans toutes les tribus où la terre est melk. La constitution de la propriété individuelle viendra
dans les tribus où la terre est arch, créer une situation semblable. Il importait donc de bien
définir le nouveau système de colonisation libre inauguré en Algérie en le subordonnant aux
exigences de la sécurité générale."324 (entendre par "colonisation libre" l'installation
individuelle des colons avec un minimum d'intervention de l'Etat). Les Bureaux arabes ont
déployé toute leur énergie pour que ce projet de loi, perçu très "indigénophile", voit
rapidement le jour, même si les difficultés à surmonter ont nécessité des délais biens longs
323
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921. Chiffres obtenus de notre part à partir des tableaux en
fin d'ouvrage, récapitulatifs des centres créés entre 1830 et 1899.
324
C.A.O.M., L57 (Législation…), Rapport : Colonisation; daté 1866.
265
pour un résultat resté incomplet sous l'Empire. L'ensemble des réseaux locaux fut activé pour
l'identification des tribus et des terres sur lesquelles elles vivaient, qu'elle n'en aient que la
jouissance ou qu'elles en soient propriétaires.
Ce désir de constituer et de délimiter la propriété tribale collective, et donc d'intervenir
sur des superficies territoriales significatives, provenait au fond, de la volonté du
gouvernement de l'époque, allié circonstanciel de l'armée, de priver la colonisation du
maximum possible d'aires d'expansion, et dans un second temps, de la conviction des autorités
impériales de l'absence de notion de propriété chez les indigènes, s'imaginant cette population
dans son ensemble semi-nomade ou au service de l'ancien occupant ottoman au titre de tribus
mekhazni, sans droit de propriété sur les terres qu'elles cultivaient pour le compte du beylik ou
Dar-es-Soltan. Une observation plus attentive nous révèlera que la volonté de freiner la
colonisation en Algérie, attachée à la désaffection publique de l'Empereur envers la
"Possession africaine", remonte clairement au décret du 25 juillet 1860 qui abandonne
ouvertement le régime des concessions gratuites, jusque là pilier de la colonisation officielle,
au profit de la vente - et donc du laisser faire, prétexte du désengagement de l'Etat - imitant
une pratique largement répandue en Amérique. A moindre frais, ce régime des concessions
payantes est présenté comme un moyen très simple assurant une totale liberté au colon.
En réalité, ce système confinait la colonisation dans des territoires préalablement
soumis aux législations françaises, puisant amplement, grâce au décret du 31 décembre 1864,
les sols à concéder dans le domaine foncier de l'Etat alors constitué depuis 1830. Ce qui ne
manqua pas de soulever l'ire des "colonistes" qui percevaient en cette mesure une dilapidation
délibérée des propriétés de l'Etat au profit non pas d'une colonisation vouée à s'étendre, mais
au contraire à se restreindre au profit de quelques capitalistes alliés du régime impérial, en
mordant sur les réserves publiques, jusqu'au point de s'effacer, quand on sait la préférence
impériale donnée à la concession-vente des terrains encore disponibles à de grandes
entreprises (la Société Genevoise et la Société Générale Algérienne), dont le soucis ne résidait
ni dans la création de centres, ou encore moins, dans le peuplement, mais dans la revente spéculative de préférence - de leurs grandes concessions alors alloties. Dans ce contexte, les
opérations du Senatus-Consult :
1° d'identification détaillée des tribus, rendue possible par plus de trente ans de
présence des agents des Bureaux arabes dans les territoires indigènes.
266
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
2° de reconnaissance in-situ de ces mêmes territoires sur lesquels ces tribus se sont
établies.
3° d'exhumation et de transcription, le cas échéant, des titres de jouissance ou de
propriété collective des terres/ou bien la rédaction conjointe par les officiers et les
notables de chaque tribu, de preuves d'établissement ou de titres reconnus, si aucune
preuve antérieure n'est venu qualifier la propriété ou la jouissance de ces populations
sur leurs terres de résidence et/ou de culture.
4° de constitution de la propriété indigène valable devant les institutions françaises
compétentes.
5° de délivrance des titres définitifs de propriété des territoires dont les tribus ont la
jouissance permanente et traditionnelle.
6° de création du concept de Douar, entité territoriale physiquement bornée dans
laquelle des réserves de terres devront conserver un caractère de biens communaux à
la française.
7° et enfin de constitution de la propriété individuelle entre les membres du Douar là
où cela est possible (ce point se révèle être la clé de voûte et la toile de fond du projet
qui n'aurait jamais perdu de vue le principe de la colonisation, mais elle devra se faire
en accord avec les intérêts indigènes),
formulent une innovation de taille pour ne pas dire un revirement politique en terme
d'occupation, qu'Emile Larcher n'hésite pas à qualifier de texte parmi l'un "des monuments les
plus importants de l'histoire de la législation immobilière en Algérie"325, pendant que M. de
Peyerimhoff y voit une condamnation relative par l'Empereur de la colonisation officielle car
"beaucoup plus graves, à ce point de vue, que le nouveau texte, étaient les appréciations
émises par l'Empereur pour l'introduire"326. En effet, Napoléon III remettait en cause les
principes de la loi de 1851 et des idées latentes de cantonnement des tribus, dénonçant ainsi le
moyen abrupte de procurer à la colonisation les terres qui lui manquaient.
Claude Collot a quant à lui perçu dans le Senatus-Consult "une mesure qui inquiète
l'aristocratie musulmane qu'elle affaiblit, rompt les assises traditionnelles de la société tribale,
provoque des troubles en Kabylie et le soulèvement des Ouled Sidi Cheikh au printemps
1864"327. Autrement dit, un moyen indirect de démantèlement des notabilités indigènes en
instituant le Douar (future Commune indigène) et la propriété individuelle au profit de la
population proprement dite contre l'autorité "caïdale" traditionnelle. Mais cet auteur se
trompe lorsqu'il évoque les troubles de Kabylie, dans la mesure où cette région vit davantage
se confirmer ses frontières internes entre clans, dont les membres sont généralement des
propriétaires individuels attestés et reconnus dans leurs terres. Traditionnellement, la Kabylie,
325
E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne, p. 57.
326
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à 1893, t. 2, p. 34.
327
C. Collot, op. cit., Les institutions de l'Algérie durant la période coloniale, p. 9.
267
à l'ossature socio-économique très structurée, connaissait une certaine avance en matière de
propriété individuelle328 sur les autres régions d'Algérie, même si quelques fiefs féodaux
subsistaient sur ses flancs sud et ouest. Les troubles auraient pu concerner le partage définitif
de certains territoires sujets à conflits permanents entre familles de différents clans, voire de
différents villages contigus.
Les terres arch sont donc dans la colonie soustraites par le biais du Senatus-Consult,
du faire valoir de l'Etat, terres au demeurant incommutables et toujours inaliénables tant que
les opérations de reconnaissance, de détermination et de délimitation jusqu'à la mise en
propriété individuelle ne sont pas achevées. Un seul Douar fut cadastré depuis la
promulgation du texte à la chute de l'Empire en 1870. Cependant, le Senatus-Consult demeure
incomplet quant aux dispositions réservées aux terres melks. E. Larcher conclut que cette
carence est à imputer au fait que ces terres restent soumises au régime mis en place par la loi
de 1851, avec toutefois certaines modifications fermes à même de rendre aliénables les
propriétés indigènes en territoire militaire, opérations jusque là interdites par les lois
précédentes.
Le Senatus-Consult ne conduisit à aucune création de centres, ni même
d'agrandissements, point n'en était son objectif, les opérations foncières s'étant limitées à la
vente des concessions formées à partir des réserves domaniales329. L'idéologie napoléonienne
s'appuiera en matière de colonisation civile sur la généralisation des transactions mixtes entre
Européens et Autochtones, sachant l'émergence et l'expansion de la propriété indigène
individuelle, de ce fait clairement définie, et dès lors naturellement hissable au niveau du droit
civil français en cas de transactions autorisées. Si la francisation des terres n'était au premier
plan, l'assimilation demeurait en toile de fond si bien que la colonisation devait signifier "le
relèvement social des indigènes."330
328
Cf., A. Mahé, op. cit., Histoire de la Grande Kabylie, XIXème-XXème siècles.
329
Selon M. de Peyerimhoff : 295.471 hectares furent au total concédés à de grandes entreprises dont 160.000
hectares de forêts de chêne liège répartis entre 30 bénéficiaires, 100.000 hectares de terres diverses vendues à la
Société Générale Algérienne, 24.000 hectares concédés à la Société de l'Harba et de la Macta, à charge pour cette
dernière de construire le barrage de Perregaux, etc. Voir Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de
1871 à 1893.
330
Comité Bugeaud, préambule, M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation
officielle, de 1871 à 1893. t. 2.
268
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
2/III. 4a. 4 / La loi du 26 juillet 1873, dite Loi Warnier : le démantèlement de la
propriété "collective" indigène et son introduction au titre "individuelle" sur le
marché foncier francisé
La loi Warnier intervient dans le contexte de la remise des territoires militaires à la
gestion civile, faisant suite au décret du 24 novembre 1870, et donc l'extension de
l'application des lois antérieures aux nouveaux territoires demeurés vierges de toute
colonisation. De plus, le séquestre des biens fonciers qui toucha les tribus rebellées de
l'insurrection kabyle de 1871, procura à l'Etat une superficie considérable de terres indigènes
qu'il fallait soit incorporer à la colonisation/création de centres, soit en remettre une partie sur
le marché foncier en incorporant au préalable leur statut à celui des terres francisées des
territoires civils.
Mais la loi Warnier, du nom du député qui la présenta devant la Chambre le 4 avril
1873, guère rédigée dans le but du dégagement de terres propres à la colonisation, visait
l'accélération du processus d'assimilation de l'Algérie à la métropole dont la francisation du
régime foncier en était l'expression sur le sol. Désormais, les tribus jusque là épargnées, sous
l'égide de l'administration militaire, par le mitage colonial, allaient faire face au marché
foncier spéculatif alors grossi par la masse territoriale gagnée subitement par l'administration
civile sur les territoires autochtones (plus de 500.000 hectares issus du séquestre331).
Pour éviter les erreurs et les errements des premières années de l'occupation et pallier
aux insuffisances constatées des lois de 1844 et 1846, ainsi qu'à la caducité de la loi de 1851
alors dépassée par les nouvelles potentialités dégagées par le séquestre (abondance de la
propriété individuelle - melk - en Grande Kabylie), la nouvelle loi de 1873 s'est
essentiellement focalisée sur la réorganisation de la propriété privée.
Sur la base du Senatus-Consult de 1863 qui décrivit et officialisa pour la première fois
et ce, dans les territoires militaires, la propriété indigène collective ou individuelle, les
législateurs n'ont pas eu de peine à identifier ces propriétés et garantir leurs titres afin de
permettre la plus large diffusion possible de la libre transaction notamment entre Indigènes et
331
Nous avons rencontré, selon les publications et les auteurs, les chiffres de 475.000 hectares, 450.000 ou
encore 446.000 hectares. A. Bernard ainsi que le Gouvernement Général tendent régulièrement à arrondir dans
leurs publications respectives ce chiffre à 500.000 hectares.
269
Européens. De ce fait, elle attribua des titres de propriété individuelle définitifs aux
possédants musulmans, l'occasion de lancer, le cas échéant, sur le libre marché foncier leurs
propriétés. Toute transaction entre Indigène et Européen entraînait de facto la francisation du
bien en question, selon une disposition reprise à la loi de 1851.
La reconnaissance de la propriété individuelle musulmane constituait aussi un moyen
de démantèlement de la propriété collective jusque là inaliénable selon le droit musulman. Ce
qui de la sorte facilitera l'accès du colon à de nouvelles jouissances impliquant efficacement
l'avancée de l'assimilation de l'Algérie par la francisation du sol. En effet, la simple délivrance
d'un titre de propriété à un possesseur musulman impliquera la francisation irréversible de son
bien; ce qui constituera l'apport le plus important de cette loi. Cependant, le défaut du texte
résidera dans sa logique de garantie des transactions, par les trop longues procédures
d'enquête de vérification des titres, les fastidieuses procédures d'enregistrement des actes et la
délivrance de titres provisoires pour une trop longue durée…
La loi sera donc revue par un nouveau texte émis le 26 avril 1887 qui dût suppléer et
corriger les lacunes antérieures, notamment celles qui par négligence avaient, entre autres,
supposé accomplie l'ensemble des opérations de délimitation des périmètres des tribus et de
détermination de la nature des biens fonciers (en sus du Senatus-Consult de 1863) : terres
collectives, terres privées de même que les terres domaniales et les terres de parcours
appartenant à l'Etat, alors proscrites de toutes opérations en territoire militaire. La loi de 1887
incita alors, là où cela n'avait pas été fait, la poursuite des opérations laissées inachevées du
Senatus-Consult. Par décret du 22 septembre 1887, cette opération fut baptisée Nouveau
Senatus-Consult et ne fut introduite en pratique que par l'instruction gubernatoriale émise le
1er février 1888.
La loi de 1887 est venue aussi apporter une définition plus précise de la propriété
collective musulmane que la loi de 1873 avait tôt fait de rapprocher de la propriété indivise
existant en métropole. La nouvelle loi imposera le partage de la propriété collective en cas
d'indivision afin de la convertir en biens melks332, plus solubles dans le marché foncier.
332
Les mots melks et archs sont dans la loi respectivement remplacés par "propriété privée" et "propriété
collective".
270
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
Les lois de 1873-1887 très portées sur la définition du bien foncier musulman, collectif
ou individuel, se sont attelées à son démembrement, son individualisation et son aliénabilité,
pour l'unique raison d'alimentation du marché foncier et l'accès individuel du colon à de
nouvelles terres (intégration au profit du développement de la colonisation officielle des
principes libéraux introduits sous l'Empire).
Sur le plan de la colonisation publique, la loi de 1873 fut l'occasion pour
l'administration civile de récupérer pour le domaine, des terres, non plus simplement pour
cause d'inculture comme cela fut le cas en 1844, mais des terres laissées en déshérence et
attestées comme telles, soit au niveau des tribus ou des individus, soit au niveau des biens
laissés vacants après le départ de l'armée; nous penserons aux champs de manœuvre, aux
terrains de fourrages, aux bivouacs… qui sans poser le problème de leur nature et de leur
délimitation, entraient directement dans le patrimoine foncier de l'Etat, pouvant par
conséquent faire l'objet d'une concession ou d'un lotissement ultérieurs dans le cadre de leur
éventuelle intégration à un projet de création de Périmètre de Colonisation.
Enfin, une autre manière pour l'Etat d'acquérir des terres, un moyen des plus spoliateur
selon l'avis de nombre des auteurs que nous avons parcouru, à savoir, le prélèvement de biens
dans les territoires cadastrés soit par le classement directement dans le Domaine de l'Etat de
toutes les terres (collectives ou privées) pour lesquelles les tribus ne présentent pas de titres
estimés suffisants par l'Administration, soit par la distraction de parcelles si l'Etat déclare
reconnaître définitivement la propriété à la tribu, mais sur les terres qui n'intéressent pas
l'Administration; un véritable chantage s'opère alors que les dites tribus ont vu leurs terres
délimitées et déterminées par le Senatus-Consult de 1863 et 1887. Durant la période qui
s'étend de 1873 à 1897, l'Etat aura acquis pour la colonisation, sans conquête militaire, outre
les 500.000 hectares issus du séquestre, 401.000 hectares333 nouveaux, livrables à la culture
européenne (mais une grande partie de cette superficie provient d'expropriations mettant un
terme à des situations s'enlisant depuis longue date).
Mais la loi de 1873-1887 fut progressivement abolie à partir de 1890, car elle pêcha
par la rapidité avec laquelle l'Administration voulu franciser l'ensemble des terres algériennes,
en gommant au maximum le droit musulman. La conversion ne fut aussi possible que
souhaité. La complexité du terrain s'allia à la résistance des tribus, méfiantes et ayant sans nul
333
Cf., G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921.
271
doute bien compris les objectifs réels de l'administration civile : l'acquisition de toutes les
meilleures terres possibles à travers une voie dite légale, tout en maintenant une pression
maximale sur les possédants musulmans.
De plus, la distinction entre terres melk et terres arch se fit sur une mauvaise base en
convertissant ces propriétés en biens privés et biens collectifs334, selon le droit français
Aucunes nuances n'étaient admises, ce qui par voie de conséquence sema le trouble parmi les
transactionnaires et la confusion parmi les propriétaires indigènes. Sans nous étaler sur cette
question complexe de la transcription qualitative des terres de droit musulman (ou coutumier
en Kabylie) vers le droit français, il faut retenir que toutes les opérations ayant jusque là pour
objectif la transformation de la propriété indigène en propriété européenne échouèrent, et la
situation demeura identique à celle laissée en 1844, même si une certaine superficie fut
acquise, mais sur des bases encore très fragiles).
Emile Larcher fait remonter cet échec à l'empressement de l'administration française
accentué par le mépris qu'elle afficha auprès du droit musulman, qu'elle ne pouvait substituer
de manière progressive et linéaire. Ce dernier ajoute que "La loi de 1873, même avec les
corrections qu'y a apportées la loi de 1887, apparaît comme l'une des manifestations les moins
heureuses de la politique d'assimilation. On voulait soumettre progressivement et rapidement
toutes les terres à la loi française, supprimer les anciens droits réels musulmans, soumettre les
transactions immobilières à la preuve écrite et à la publicité; bref assimiler complètement la
propriété algérienne à la propriété française. […]. Il n'est pas possible de changer du jour au
lendemain les coutumes d'un peuple…"335 Ce qui était d'autant plus vrai qu'en 1873 cette loi
s'appliquait pour des populations n'ayant depuis 1830 jamais côtoyé l'administration française
civile, hormis celle du "protectorat" militaire.
Pour conclure, lors du passage entre 1870 et 1880, du régime militaire au régime civil,
les Autochtones savaient à quoi s'en tenir de la part de l'administration civile dite des colons :
la dépossession, la spoliation, le peuplement européen, le refoulement…Ils se méfièrent et
rejetèrent ces lois européanisantes qui devaient les désavantager et rendre les colons
définitivement propriétaires de leurs terres. En Kabylie où la propriété privée est pourtant
traditionnelle (pendant que les terres collectives arch sont presque inexistantes), la résistance
334
Cf., E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne.
335
Idem., p. 103.
272
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
et le brouillage des titres de propriété était de rigueur, évitant ainsi l'établissement terrien
d'Européens, car comme le souligne dès 1848 M. P. Henrichs "Les indigènes savent
[d'ailleurs] par expérience, que le corps d'armée le plus redoutable n'est que de passage dans
leurs Douars et leurs gourbis, […], tandis qu'ils n'ignorent pas que les colons, au contraire, se
cramponnent pour ainsi dire au sol, s'identifient avec le pays où ils sont propriétaires et qu'ils
deviennent citoyens d'autant plus passionnés de cette nouvelle patrie que leur établissement a
été difficile et pénible."336
Que dire alors du cramponnement des Indigènes à leur terre et leur héritage?
L'Administration ayant eu tendance à trop souvent amalgamer la propriété, floue, des tribus
nomades peu attachées à la terre, avec la situation des populations sédentaires, fortement
enracinées dans le sol de leur pays; d'où la complexité des titres de propriétés rédigés en arabe
dits "indéchiffrables" par les fonctionnaires français, en sus du cumul des actes retranscrits.
Il se créera durant cette période la plupart des villages algériens que nous connaissons
aujourd'hui, soit 269 nouveaux centres337 dont 11 agrandissements majeurs transformant les
villages concernés (anciennes créations militaires sans réels Périmètres de Colonisation) en
véritables petites villes.
2/III. 4a. 5 / La loi de 1897, un texte provisoire qui allait indirectement mettre fin à la
politique de colonisation territoriale
L'abolition des lois de 1873-1887 dans les nouveaux territoires civils réengagea
l'application des textes de 1851 pendant que l'on s'activait à poursuivre et achever les
opérations de délimitation et de détermination des terres selon les principes du nouveau
Senatus-Consult et ce, dans l'optique de mieux translater les caractéristiques ainsi que les
nuances de la propriété traditionnelle, arabe ou kabyle, affiliées au droit musulman ou au droit
coutumier
336
M.P. Henrichs, Le guide du colon en Algérie, p. 7.
337
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie 1830-1921, Tab. p. 47. : On recense aussi un total de 474
créations, selon le calcul officiel des services du Gouvernement Général publié en 1921, mais en comptabilisant
les nombreux hameaux et lots de fermes isolés très courants après 1900. Ce total mènera à une superficie de
terres livrées à la culture européenne entre 1871 et 1900 à 697.000 hectares.
273
Un nouveau texte fut alors mis à l'étude par une commission sénatoriale qui n'hésita
pas à faire le déplacement en Algérie pour s'enquérir des questions jusque là insolubles des
régimes fonciers à appliquer. La commission se voulait ambitieuse car elle proposait de
résoudre toutes les difficultés de la législation algérienne. La proposition fondamentale
consistait en l'introduction du système des livres fonciers inspirés de ce qui a été appliqué
avec succès en Australie, en Allemagne et surtout en Tunisie, le modèle alors le plus
préconisé par la commission.
Mais faute de temps, compte tenu de l'urgence de la situation créée par les lois de
1873-1887, en particulier dans les ex-Territoires de commandement, la commission allait
revoir l'envergure du projet de loi pour le circonscrire dans une simple optique de correction
des défauts des lois précédentes. La loi sera votée le 16 février 1897, non sans être complétée
par les instructions du Gouverneur Général du 14 juin 1897 et du 7 mars 1898, ainsi que le
décret présidentiel du 15 novembre 1897. Cette loi n'aura encore une fois qu'un statut
provisoire dans l'attente de la réforme plus globale introduisant les livres fonciers.
Les principaux points que le texte se proposa de solutionner résident dans l'abrogation
des fastidieuses procédures d'enquête générales pour la constatation de la propriété privée et
la constitution de la propriété collective, l'assurance de l'effet absolu des titres de propriété
délivrés, et la loi s'attèle à la restauration relative de certaines mesures du droit foncier
musulman et coutumier avec la limitation des excès de francisation du régime de 1873. De
plus, le nouveau texte met fin à la controverse née des lois précédentes liée aux inexactes
distinctions entre terres arch et terres melk, par leur rapprochement stricto-sensu à la propriété
collective et la propriété individuelle selon le droit français338.
Les rédacteurs se distingueront davantage dans ce projet de loi par la volonté de créer
un cadre législatif mieux défini, et plus précis en territoire indigène, pour la création des
338
Cf. E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne.
Cette érosion dans la distinction entre ces deux types de terres aura conduit à de graves blocages procéduraux
dans les cas, nombreux, de litiges en terres archs au moment de la constitution de la propriété et ce, pour
d'éventuels démembrements et mises sur le marché foncier (et francisation en vue). Alors que la procédure
traditionnelle exigeait une compétence judiciaire pour le règlement des litiges (terres inaliénables, indivises ou
revenant d'abord à la communauté/l'Etat central musulman d'alors en cas de vacance/affaires à présenter devant
un cadi), la procédure en terre collective se contentait selon la loi de 1873 de régler les litiges sur de simples
compétences administratives qui se sont révélées inopérantes.
274
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
centres de colonisation dont les périmètres ne sauraient être formés avant la constitution de la
propriété musulmane en terres arch (ce qui revient à définir avec exactitude les contours de
toute propriété collective, filiale, tribale,…et en délivrer un titre définitif) ou la
reconnaissance de cette même propriété en terre melk pour, comme le stipule le texte "savoir
sur qui acquérir les terres destinées aux centres de colonisation que nous avons à créer."
Cependant, cette loi aura une grande incidence sur la colonisation suite à une mesure
qui mettra définitivement fin à l'acquisition massive de terres par la voie d'un régime foncier
classique, causant de la sorte une flambée spéculative du prix des immeubles dans les
nouveaux territoires civils, à savoir : la possibilité donnée dorénavant aux populations
musulmanes d'acheter ou de revendre des terres francisées ainsi que de choisir l'établissement
des transactions, selon le principe de la purge partielle, c'est à dire changer de régime en
fonction des acquéreurs (francisation avec les Européens, droit musulman ou droit coutumier
avec les Autochtones), une terre francisée pouvant désormais retourner à l'un des régimes
autochtones et vice versa. La purge n'est donc plus absolue telle que le stipulait la loi Warnier
alors très contraignante envers les possédants musulmans : la francisation systématique et
irréversible de leurs terres dans toute transaction impliquant un Européen. De plus, ce dernier
ne pouvait revendre ses acquisitions à un preneur autochtone.
La liberté de transaction instaurée par la loi de 1897, indépendamment du statut de
l'acquéreur, reconnaît donc l'existence de deux régimes fonciers se chevauchant : le régime de
terres francisées et le régime des terres non francisées. La conséquence directe fut la densité
des affaires et une surenchère vénale, somme toute logique, de la valeur des terrains
compromettant notablement les acquisitions au profit de la colonisation : aucune concession
(gratuite ou vendue) ne pouvant être établie sur la base d'un prix d'achat élevé. Enfin, il est
impératif de préciser que la liberté de transaction et le principe d'alternance du double régime
francisé/non francisé, n'a uniquement concerné les terres dites de "statut mixte", celles n'ayant
jamais été admises dans le régime civil français depuis les lois de 1844, 1846 et 1851. Par
voie de fait, ce système mixte intéressera uniquement les territoires des Communes mixtes
anciennement situées en territoire militaire et passées à l'administration civile à partir de 1870.
Le manque de terres, les contraintes de la nouvelle loi et les prix élevés finiront par induire en
1919 le décret portant sur l'arrêt officiel de la politique de colonisation, précédé dès 1899
d'une instruction du Gouverneur Général à teneur similaire, transmise au Préfet d'Alger
concernant les Communes mixtes de Grande Kabylie!
275
On ne comptera entre 1897 et 1899339 que 4 faibles agrandissements de périmètres de
centres totalisant 1798 hectares et la création d'un seul village (La Pérouse) dans le
département d'Alger avec 8 hectares de superficie! Constantine totalisera pour la même
époque 7 nouveaux centres sur 16.518 hectares.
Note : 59 nouveaux centres seront crées entre 1901 et 1920 alors que 140 anciens
périmètres seront agrandis. L'ensemble consommera près de 200.000 hectares
supplémentaires de terres de divers provenances (immeubles domaniaux, achats,
expropriations, achats et échanges), livrées à la culture européenne.
2/III. 4b : La constitution directe du foncier livrable à la colonisation : le domaine privé de
l'Etat et ses origines
Le premier soucis préoccupant l'administration française après sa décision d'occuper
définitivement le pays, fut l'acquisition du sol, d'un maximum de terres dans la mesure où
coloniser l'Algérie signifiait peupler le pays de façon permanente et garantir l'installation des
colons. "Pendant près d'un siècle, la préoccupation des autorités sera de récupérer le
maximum de terres pour y implanter le maximum de colons"340, la colonisation en Algérie
possédant cette particularité de vouloir enraciner massivement dans le pays une population
d'agriculteurs européens censée fructifier la terre par la modernisation des procédés agricoles
et l'introduction de cultures exotiques au coût moindre… et indirectement, ne pas reproduire
les conditions de perte de la Louisiane (faible densité de la population coloniale, faible
rentabilité économique pour la métropole).
Pour ce faire, l'administration usa dans un premier temps d'un droit de succession
direct pour l'obtention des terres nécessaires avant de mettre en place, dans un second temps,
de puissants outils lui permettant d'agrandir son Domaine par voie d'expropriation ou de
séquestre/confiscation, pendant que l'élaboration des lois foncières, d'abord destinées à
réglementer les transactions privées, permettait à l'Etat de préserver d'une part, le Domaine de
l'avancée de la colonisation privée et d'autre part, acquérir selon un mode indirect (par
achat/échange) de nouvelles terres auprès des tribus, destinées à la concession coloniale.
339
G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921, Tableaux récapitulatifs pour la période 1835-1899.
340
M. Côte, op. cit., L'Algérie ou l'espace retourné, p. 113.
276
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
Remarque sur le Domaine "privé" de l'Etat : Le code civil français ainsi que la loi
foncière algérienne de 1851 distinguent le domaine public de l'Etat de son Domaine privé.
Le premier regroupe les routes, les chemins, les espaces publics, mobilier urbain, les eaux,
les plans d'eau, certaines sections littorales et dans certains cas les sources, etc. Bref, tous
les biens meubles ou immeubles dont l'usage est public, tandis que le Domaine privé se
concentre sur les terrains libres, incultes et de parcours, les forêts, les garrigues, les maquis,
les biens en déshérence et les biens vacants (très nombreux en Algérie suite à la conquête),
etc; des immeubles que l'Etat se réserve le droit d'exploiter selon un dessein à définir. En ce
qui concerne les bien meubles, le Domaine privé de l'Etat s'étend aux objets d'art, objets
archéologiques, mosaïques, bas reliefs, statuaires…
2/III. 4b. 1 / Terres issues du Domaine ottoman : le Domaine "privé" de l'Etat colonial
ou la constitution des immeubles domaniaux, première réserve foncière consacrée à la
formation des Périmètres de Colonisation
La conquête de 1830 et le départ progressif de l'administration ottomane impliqua
directement la récupération et la gestion par l'Etat français des biens meubles et immeubles
laissés par l'ancien occupant. Des édifices publics aux propriétés domaniales, la France s'en
présenta l'héritière et par voie de conséquence, l'arrêté du Général en Chef des opérations
militaires daté du 8 septembre 1830341, attribuera officiellement au Domaine privé de l'Etat
français, tous les biens immeubles laissés par le départ des turcs, dont l'immense patrimoine
foncier des beyliks, de Dar-es-Soltan, des propriétés appartenant aux ex-fonctionnaires turcs
tels les terres bachaghaliks, aghaliks, khalifaliks et des terres des tribus makhzen (ou azels342
dans le Constantinois), aux quelles il faut ajouter l'appropriation des biens vacants des
possesseurs privés turcs ainsi que les biens habous, les terres des fondations pieuses destinées
à l'entretien des mosquées. Puis en vertu de l'arrêté du 3 octobre 1848, les biens des zaouïas
(confréries religieuses) et des écoles coraniques seront à leur tour réunis au Domaine.
341
Il faudrait ajouter l'arrêté du 7 décembre 1830 réunissant au domaine privé de l'Etat tous les biens de
l'ancienne administration du harémine, c'est à dire les biens des villes saintes et des mosquées.
342
E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne, p. 29.
Terres constituées par les Beys, réunies au domaine du beylik, soit par voie de confiscation sur les tribus
insurgées, soit par prélèvement sur des terres arch en y maintenant les membres - expulsables - de la tribu alors
astreints au travail de la terre moyennant un loyer dénommé hokkor.
277
Si des chiffres fiables ne nous permettent pas d'évaluer la superficie totale du Domaine
ottoman revenu à la France au lendemain de l'occupation, la cause en sont les années 18301844 très chaotiques sur le plan des transactions foncières, aussi bien publiques que privées,
sachant "qu'une grande partie de ces biens ait été usurpée après la conquête, et bien qu'une
importante partie ait été aliénée pour la constitution des [premiers] centres de colonisation,
c'est la fraction la plus considérable du domaine privé de l'Etat."343
Quelques chiffres peuvent nous indiquer que le beylik a vu au moins 200.000 hectares
directement passer au Domaine privé de l'Etat français. Emile Larcher estimait qu'en 1923, le
domaine français était encore loin d'avoir la même étendue que celle réunie sous la
domination ottomane, mais qu'il était déjà proportionnellement plus important que le domaine
métropolitain. Nous pourrons cependant dresser un taux des surfaces primo-usitées en nous
fiant au tableau récapitulatif des créations de centres dressé par le Gouvernement Général344,
dans le quel sont mentionnées les superficies, villages par villages créés, entre 1835 et 1899.
En additionnant les périmètres formés entre 1835 et 1844 (date de la première législation
foncière destinée à permettre les transactions privées, les biens domaniaux originaires de
l'ancienne
administration
ottomane
n'étant
plus
disponibles,
nous
obtiendrons
approximativement 100.000 hectares aux quels il faudrait additionner les 6 villages de Clauzel
prélevés sur les 6 haouchs de la Mitidja.
Le domaine privé de l'Etat s'est donc progressivement reconstitué en Algérie si bien
que ce sont les arrêtés de 1830, l'arrêté du 26 juillet 1834 et les ordonnances de 1844 et 1846
qui les premières augmenteront l'aire domaniale avant que la loi de 1851 ne viennent
définitivement la réglementer, sans qu'il y ait lieu de faire référence aux règlements
métropolitains jusque là en vigueur. Les opérations du Senatus-Consult de 1863 classeront au
domaine 270.000 hectares345 (création des communaux dans les Douars notamment) alors que
la loi de 1887 classera à son tour 1.979.867 hectares346 comme "immeubles domaniaux"
toutes les terres incultes ou de parcours, en vertu cette fois d'une réinterprétation française du
droit musulman.
343
E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne, p. 202.
344
Cf., G.G.A., op. cit., La colonisation en Algérie, 1830-1921.
345
Cf. E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne.
346
Idem.
278
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
2/III. 4b. 2 / L'expropriation
L'expropriation se révéla être le moyen le plus répandu et le plus rapide pour
l'acquisition des terres nécessaires à la colonisation ou à la constitution du Domaine, aussi
bien par l'administration militaire que par l'administration civile. Utilisé plus fréquemment
qu'en métropole, ce moyen vit ses règles d'application pour l'Algérie radicalement détachées
des textes métropolitains. On assistera de surcroît à une réelle inflation des méthodes
expropriantes après 1871, car indépendantes des lois foncières, elles furent le mode le plus sûr
d'acquisition de biens immobiliers.
L'expropriation concernait, bien entendu, au premier rang les populations musulmanes
car "les droits de propriété des indigènes ne reposant, la plupart du temps, que sur des preuves
testimoniales, souvent contestées et toujours contestables, il a été prescrit afin de garantir
l'Etat contre toute revendication ultérieure, de procéder vis-à-vis d'eux, par voie
d'expropriation et de ne recourir aux acquisitions de gré à gré que dans des circonstances
exceptionnelles."347 Et l'arrêté d'expropriation formant "le titre translatif de la propriété au
profit de l'Etat."348
L'expropriation atteindra également les propriétaires européens dont les actes de
possession ont été frappés de nullité à l'effet de transactions reconnues douteuses, ou bien
encore, dans le cas ou les lots concédés se situent sur des terrains destinés au développement
de la colonisation (travaux publics, ouverture de voies, irrigation, création/agrandissement de
centres urbains, servitudes militaires élargies…).
Il sera courant de distinguer trois modes opératoires d'expropriation, en fonction du
contexte et des finalités :
4b. 2a L'expropriation pour cause d'utilité publique
Aux débuts de l'occupation, l'absence de textes législatifs adaptés, sinon l'ignorance
des régimes autochtones, imposèrent l'expropriation pour cause d'utilité publique comme voie
347
C.A.O.M., 32L40, Circulaire n°24 du Gouverneur Général Chanzy aux Préfets et Généraux commandants, Au
sujet des acquisitions à réaliser dans l'intérêt de la colonisation. Alger le 29 mai 1874.
348
Idem.
279
de fait, relevant alors fréquemment de l'arbitraire, excepté l'application ponctuelle de
règlements spéciaux visant quelques cas particuliers. En amont de l'ordonnance de 1844, un
premier arrêté du Général en Chef daté du 17 octobre 1833, stipula que l'usage commun de
l'expropriation se justifie par le caractère urgent et l'ampleur des travaux à exécuter dans la
nouvelle colonie, et donc la simplification à l'extrême des formalités.
L'arrêté du Gouverneur Général daté du 9 décembre 1841, vient compléter l'arrêté de
1833 en s'inspirant des modalités posées par la toute récente loi métropolitaine (3 mai 1841).
Mais il insiste sur la nécessaire simplification des formalités au profit de la rapidité
d'exécution. Ces arrêtés n'ont pas pour autant réglementé l'expropriation, car comme le
Souligne Emile Larcher "l'administration militaire ou civile s'emparait des immeubles dont
elle avait besoin sans se munir au préalable d'un arrêté régulier d'expropriation"349, et parle de
propriétaires, indistinctement européens ou musulmans, "irrévocablement dépouillés",
"victimes de ces procédés" ce qui constitue "un manifeste excès de pouvoir".
Si une certaine accalmie fut établie par l'ordonnance de 1844 en régularisant les
transactions antérieures par une première reconnaissance de la propriété privée (du moins
pour les Européens, le cas des populations autochtones demeurant toujours en suspens), la loi
du 16 juin 1851 vint énumérer et augmenter les cas d'expropriation, tout en maintenant les
causes et procédures ("normales" ou "spéciales") d'expropriation déjà esquissées par la loi
française de 1841.
L'article 25 de l'ordonnance du 1er octobre 1844 restreint dans un premier temps les
cas les plus urgents nécessitant l'expropriation : " L'expropriation pour cause d'utilité publique
ne pourra avoir lieu que :
- 1° pour la fondation des villes, villages ou autres centres de population;
- 2° pour l'agrandissement des enceintes de tous ces centres de population;
- 3° pour tous travaux relatifs à la défense et à l'assainissement du territoire;
- 4° pour toutes autres causes pour les quelles la loi métropolitaine du 3 mai 1841
autorise l'expropriation;
349
E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne, p. 428.
280
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
Dans un second temps, la loi du 16 juin 1851 détaillera et élargira les causes d'expropriation
en ces termes :
- 1° pour la fondation des villes, villages ou hameaux, ou pour l'agrandissement de leur
enceinte ou de leur territoire;
- 2° pour l'établissement des ouvrages de défense et des lieux de campement des
troupes;
- 3° pour l'établissement de fontaines, d'aqueducs, d'abreuvoirs;
- 4° pour l'ouverture des routes, chemins, canaux de dessèchement, de navigation ou
d'irrigation et l'établissement de moulins à farine;
- 5° pour toutes les causes prévues par la loi française.
Il est vrai que l'approfondissement des causes d'expropriation édictées par la loi de
1851, parallèlement à l'élargissement des cas, vient combler les lacunes rencontrées après la
création, entre 1841 et 1847, des villages des systèmes Bugeaud dans le Sahel algérois,
Lamoricière dans l'Oranais et Bedeau dans le Constantinois, sachant que nombreux sont les
centres ayant subi un échec (en mettant de côté la problématique du peuplement adéquat)
faute d'assiettes foncières suffisantes assurant leur desserte, leur accès à l'eau... Pour ce faire,
il fallait leur permettre un redémarrage grâce à une meilleure défense, l'octroi de terrains plus
rentables, un meilleur assainissement et un équipement plus approprié. La loi de 1851 vint
aussi préparer de manière plus réfléchie les assiettes d'implantation des futurs "Villages
Agricoles" de la Révolution de 1848.
4b. 2b
L'expropriation pour cause d'utilité publique avec prise de possession
d'urgence
L'expression "prise de possession d'urgence" indique la nécessité d'acquisition de
terres dans le cas de travaux à exécuter au plus vite, sans retard aucun, car les contre-temps
dans la création d'un centre peuvent intervenir déjà au niveau de l'étude préliminaire (blocages
au sein des débats entre membres composant les Commissions des Centres, difficultés de
délimitation du périmètre par les géomètres topographes, difficulté du choix de l'emplacement
du centre, etc.). La prise de possession d'urgence explicitée dans l'ordonnance de 1844
(chapitre V du titre IV, art. 62-71) reprend textuellement les dispositions de la loi française de
mai 1841; et le texte sera "algérianisé" par le décret du 11 juin 1858, abrogeant par la même
281
manière le chapitre concerné de l'ordonnance de 1844, jugé non applicable dans sa forme à la
colonie.
Mais selon E. Larcher, un décret ne peut abroger/remplacer en droit une loi. Seule une
nouvelle loi serait en mesure d'apporter les modifications nécessaires ou rendre applicable à
l'Algérie une loi française. Ce qui nous laisse conclure que le texte stipulant l'expropriation
pour cause d'utilité publique avec prise de possession d'urgence, n'a jamais été légal en
Algérie, que se soit sous sa forme non applicable de l'ordonnance de 1844, inspirée de la loi
métropolitaine de 1841, et encore moins sous la forme du décret de 1858. La loi de 1851 est
claire à ce sujet : "Jusqu'à ce qu'une loi en ait autrement décidé, l'ordonnance du 1er octobre
1844 continuera à être exécutée en ce qui touche les formes à suivre en matière
d'expropriation ou d'occupation temporaire pour cause d'utilité publique…"350, s'agissant bien
d'une loi au pouvoir d'abrogation de l'ordonnance et non de simples décrets...
La procédure d'expropriation avec prise de possession d'urgence s'assimile finalement
à la procédure classique (procédure que nous rappellerons plus loin dans le chapitre se
rapportant à la procédure générale de création de centres) avec la seule différence que la
mention "prise de possession d'urgence" est obligatoire dans les publications officielles et les
affiches. Le Gouverneur peut, dans le cas où l'expropriation relèverait de sa compétence, à la
fois prononcer en une fois, l'arrêté d'utilité publique, l'expropriation et l'urgence. Ce cas
demeurera fréquent lorsqu'il sera fait appel au Gouverneur pour défendre dans les plus brefs
délais la création d'un centre.
Les expropriations avec prises de possession d'urgence seront d'autant plus
nombreuses au lendemain de l'insurrection de 1871, qu'elles seront suivies de la plus vaste
opération de représailles coloniales que représentera le séquestre des biens meubles et
immeubles (privés ou collectifs) des tribus insurgées. Qu'à cela n'en tienne, nombreuses furent
les enclaves de propriétaires musulmans non soumis au séquestre (dont les terrains jouxtaient
ou se retrouvaient incorporés dans les périmètres des centres alors en création), réclamées soit
par les colons, soit par les Commissions des Centres, sous couvert prétexté de "sécurité" des
populations européennes, mais ambitionnant en réalité profiter de la situation pour l'obtention
du maximum de terres indigènes alors disputables, séquestrées ou pas.
350
E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne, p. 428.
282
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
2/III. 4b. 3 / La colonisation par le séquestre des biens immeubles (ordonnance du 31
octobre 1845/séquestres de1839 et 1871)
Le séquestre est en soi une forme d'expropriation circonstancielle, brutale, qui
s'exprime de façon spectaculaire et massive à l'encontre d'un individu ou d'un groupe frappés
de représailles politiques et administratives. A la différence de l'expropriation pour cause
d'utilité publique, le séquestre est un mode spécial propre à l'Algérie et inconnu en métropole
en tant que moyen systémique d'acquisitions d'immeubles au profit du Domaine privé de
l'Etat.
Le premier texte à poser les règles régissant les conditions de ce mode d'acquisition,
indépendamment du contexte politique en cours (insurrection, rébellion, désobéissance
politique…), sera l'ordonnance du 31 octobre 1845. Il y est clairement stipulé que les biens
séquestrés seront régis par l'administration des domaines. Celle-ci ne pourra toutefois
consentir à la vente des terres (sauf les bâtiments et autres constructions constatés vétustes et
dégradés), de même que les baux de location ne pourront excéder un bail de neuf ans. Mais
l'administration perçoit pendant ce temps une bonne partie des dus revenant à l'Indigène
frappé de séquestre.
Le paradoxe dans ce principe est la possibilité de voir la propriété séquestrée, après
l'épuisement d'un délai d'un an, bénéficier de la mesure dite de main levée, permettant
l'aliénation du bien à condition que le propriétaire qui se présente à l'administration n'est pas
celui désigné par l'arrêté émis (le cas fréquent en terres collectives arch dont les parcelles sont
cultivées individuellement) et que celui-ci ne se soit pas rendu coupable de faits ayant pu
justifier une mesure de séquestre à son encontre. Cette aliénation d'une partie d'un bien
collectif, interdit en droit musulman (chafâa) est rendue possible par l'administration française
dans la mesure ou l'aliénation du bien en question peut entraîner sa francisation.
Cependant, afin d'éviter de voir se présenter d'éventuels propriétaires partiels réclamer
une partie des terres soumises au séquestre, cette mesure peut se muer en procédure de
confiscation. La confiscation peut aussi s'appliquer afin de faciliter une demande d'aliénation
acceptée par l'Administration supérieure selon une résolution qui autorisera l'Etat à prélever la
partie des terres qui l'intéresse, laissant les parcelles séquestrées à leurs possesseurs indigènes
reconnus répondre aux conditions citées plus haut en matière de séquestre.
283
Intervient enfin la procédure de liquidation qui consiste à accorder une possibilité de
rachat de leurs terres par les possesseurs frappés de séquestre, en échange de l'abandon de la
part de ces derniers d'un cinquième au moins de leur propriété à l'Etat. Celui-ci choisit parmi
les terrains qui lui conviennent le mieux (c'est à dire d'un intérêt certain pour la colonisation),
alors directement remis au Domaine privé. Main levée sera donnée à la partie rendue à
l'ancien propriétaire, y compris au surplus de sols éventuellement compris dans les terres
prélevées par l'Etat, jugé sans intérêts pour la colonisation. Ces sols peuvent être illustrés par
les terrains très pentus à flanc de montagne, très rocailleux ou encore les terrains argileux ou
ceux pauvres en eaux.
Le séquestres relève de la compétence du Gouverneur Général qui dans un premier
temps émet l'arrêté en question, avant de réunir au domaine dans un second temps, les terres
confisquées ou provenant des compensations en échange d'un droit de rachat par les
possesseurs séquestrés. De plus, la francisation des terres frappant toute demande d'aliénation
à titre individuel sur une parcelle réclamée ou issue d'une mesure gracieuse de remise des
terres à leurs anciens propriétaires (ou leurs héritiers), alimentera de manière conséquente le
marché foncier européen par l'extinction de leur caractère arch ou habous.
Les terres melk, majoritaires en Kabylie, entreront directement sur le marché foncier
lorsqu'elles auront fait l'objet d'une confiscation effective, vu leur caractère individuel
compatible avec le droit français. Mais ce marché profitera plus tard davantage aux Kabyles,
préoccupés qu'ils étaient par la volonté de rachat de leurs terres (notamment les héritiers),
parallèlement au peu d'intérêt porté à l'agriculture par les immigrants alsaciens-lorrains,
majoritaires dans la région, qui revendaient leurs concessions dès que cela leur était possible.
Nous comprendrons que le séquestre constituera une source très importante
d'alimentation du domaine colonial, toutefois cela s'opérera de manière indirecte car seuls les
biens, dans un second temps, frappés de confiscation seront réunis au Domaine privé de l'Etat,
pour être concédés.
284
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
4b. 3a L'insurrection de 1839 et le séquestre dans la Mitidja
Aucune réglementation générale ne vient codifier en 1839 le séquestre des biens
meubles et immeubles des tribus insurgées lors de la révolte des Hadjoutes, qui emporta dans
la Mitidja l'ensemble des installations européennes - les premiers essais de colonisation de
Clauzel ainsi que les établissements du Fahs algérois - mettant fin à la progression française
militaire et civile à l'intérieur des terres. La révolte maîtrisée, les premières mesures
collectives de séquestre furent pour la première fois appliquées en Algérie, sorte de
compensation aux pertes subies par la colonisation et son arrêt brutal dans la Mitidja, avant
que Bugeaud n'occupe le poste de Gouverneur Général à partir de 1841.
Si nous ne sommes pas en mesure de présenter des informations fiables sur les
conditions et mesures de séquestres, ponctuelles et ne relevant que d'arrêtés du Gouverneur
Général en fonction, nous pouvons avancer que ceux-ci fournirent au domaine une moyenne
de 168.000 hectares351 de terres, semble-t-il confisquées car définitivement utilisées lors des
programmes de relance de la colonisation dans la Mitidja. Quant à la superficie de terres
réellement séquestrées, nous ne pouvons avancer de chiffres.
4b. 3b L'insurrection de 1871, l'enrichissement exceptionnel du Domaine privé de
l'Etat et l'explosion des créations de périmètres de colonisation en Kabylie
L'insurrection kabyle de 1871, menée depuis la Kabylie des Bibans par le Cheikh uHaddad Amokran (Cheikh El-Haddad el-Mokrani en Arabe), vers la Grande Kabylie, les
Babors, une grande partie du Constantinois et du sud-est algérien, contribua à la chute
définitive du régime militaire en Algérie, donnant l'occasion aux colons de demander
l'accélération de la colonisation et la mise sous tutelle de l'administration civile, l'ensemble
des tribus du pays.
L'échec de la révolte se solda par la plus vaste mesure répressive à l'encontre des
population musulmanes ayant pris part à l'insurrection. En effet, s'il est admis que le séquestre
des biens immeubles, aux titres individuels nominatifs ou collectifs, ont réunis au domaine
351
Cf., P. Goinard, op. cit., Algérie, l'œuvre française.
285
une moyenne de 475.000 hectares352, il faudrait préciser que ces terres doivent représenter la
superficies des propriétés alors confisquées en vertu des modalités posées par la loi de 1845.
Si nous nous référons au taux représenté par le cinquième des terres à prélever par
l'Etat par soulte de rachats ou de volonté d'aliénation par les possesseurs partiels des biens
concernés (anciens propriétaires indigènes reconnus non soumis au séquestre), le chiffre de
475.000 hectares représente la superficie des terres réellement confisquées, puis réunies au
domaine. Pour connaître une superficie moyenne se rapportant aux terres séquestrées, nous
atteindrons, sans inclure les terres francisées, un chiffre théorique à rapprocher non sans
prudence, des 2.300.000 hectares effectivement séquestrés, en grande partie prélevés sur le
territoire de l'ensemble des Kabylies et du Constantinois.
Nous voulons illustrer par-là, la différence qui existe entre d'une part, les terres
séquestrées et d'autre part les terres confisquées. Le séquestre n'est en réalité qu'une mesure
provisoire, pouvant rappeler dans un certain sens un droit de préemption ponctuel que
s'octroie l'Etat sur les biens d'une population donnée. Si ce mode législatif vise une mesure de
dissuasion suivie de répression (par la confiscation), elle n'en demeure pas moins un moyen
supplémentaire, voire fondamental, dans l'alimentation du domaine en terres de qualité,
réservées à la colonisation, ainsi qu'un moyen non mois important, de démantèlement de la
propriété collective indivise traditionnelle au profit de la propriété individuelle.
352
Cf. E. Larcher, op. cit., Traité de législation coloniale en Algérie.
Le Gouvernement Général arrondit ce chiffre à 500.000 hectares venus enrichir le domaine privé de l'Etat. Marc
Côte le réduit à son tour à 450.000 hectares ayant fait l'objet d'un "prélèvement", mais il confond ici "séquestre"
et "confiscation" quand il se base sur ce même chiffre pour affirmer que "seul le séquestre permit à la
colonisation de vider de tous leurs fellahs les vallées de Grande Kabylie ou le bassin de Jijel" (voir : L'Algérie ou
l'espace retourné, p.115), et Pierre Goinard d'affirmer que 446.000 hectares dont 90.000 de parcours ont été
"confisqués" - à juste titre - mais "après la révolte kabyle" (voir, Algérie, l'œuvre française, p. 139), alors
qu'Alain Mahé restreint ce chiffre de manière drastique quand il calcule 88.869 hectares utilisés (donc
définitivement confisqués) pour la création de 52 villages pour toute la Grande Kabylie, comprenant le flanc sud
du Djurdjura avec les vallées de la Soummam et de l'Isser-Sahel (voir Histoire de la Grande Kabylie, XIXèmeXXème siècles. Anthropologie du lien social dans les communautés villageoises, Tab. p. 209), sachant que le
Massif Central Kabyle représente selon notre propre estimation 39,37% de ce chiffre, soit 35.032 hectares pour
31 villages.
286
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
Le séquestre de 1871 et la réunion au domaine, en un très court laps de temps, d'une
immense superficie agraire, signera une explosion sans précédent des projets de créations ou
d'agrandissements de centres, un an après l'insurrection et deux ans après la passation des exTerritoires de commandement (et Communes mixtes) à l'administration civile. L'année 1872
verra à elle seule, la création de 11 centres majeurs et l'agrandissement de deux autres dans le
Département d'Alger tandis qu'entre 1873 et 1879 (délais de 9 ans d'application des mesures
de séquestre avant liquidation ou confiscation définitive des terres), on comptabilisera la
création de 41 périmètres et 5 agrandissements notoires pour ce même département, dont 30
centres créés dans la seule Kabylie qui ne comptait jusque là que 5 postes de garnison
transformés en petits centres (Paléstro, Bouira, Tizi-Ouzou, Fort-National et Dra el Mizan), en
dehors des réaménagements intervenus au niveau des anciennes villes telles que Bougie ou
Dellys.
2/III. 4b. 4 / Le cantonnement : un essai jamais abouti
La question du cantonnement des populations indigènes, c'est à dire leur regroupement
sur un territoire restreint à hauteur de leurs besoins, s'est posée avec l'expansion de la
colonisation et la quête de lots cultivables supplémentaires à concéder aux colons. Le
cantonnement des tribus s'avérait par conséquent un moyen parmi d'autres, rapide et radical,
chargé de dégager des terres, bien entendu les meilleures, au prix du refoulement des tribus
pastorales/semi-nomades sur les franges de leur territoire présumé, tandis que les tribus
sédentaires devaient être regroupées au niveau des terrains correspondant au plus près à leur
pratique agricole intensive (de subsistance et non extensive), au bas rendement industriel.
L'idée de cantonnement germa avec le Général Lamoricière commandant la Province
d'Oran sous le mandat de Bugeaud, qui confronté à l'épuisement des terres du Domaine à
fournir pour l'achèvement de son programme de création de centres, émit l'idée de resserrer
les tribus oranaises sur une portion de leur territoire, laissant libre la partie qu'elles
n'utilisaient pas. Ce principe, pensait-on, ne s'apparenterait aucunement à une spoliation
déguisée ou à une forme d'injustice. Ce sentiment était si partagé que même un indigéniste
notoire comme Alexis de Tocqueville écrivait en 1847 dans sa Seconde Lettre sur L'Algérie,
"qu'il importe à notre propre sécurité, autant qu'à notre honneur, de montrer un respect
véritable pour la propriété indigène, et de bien persuader à nos sujets musulmans que nous
287
n'entendons leur enlever sans indemnité aucune partie de leur patrimoine, ou ce qui serait pis
encore, l'obtenir à l'aide de transactions menteuses et dérisoires dans la quelle la violence se
cacherait sous la forme de l'achat, et la peur sous l'apparence de la vente. On doit plutôt
resserrer les tribus dans leur territoire que les transporter ailleurs."353
Il est fait référence ici aux principes de démantèlement de la propriété collective
inaliénable des tribus, pour la voir transformée en propriété individuelle privée amenée alors à
être vendue… sous pression. Les lois foncières de 1844 puis 1846 et les projets de texte en
discussion pour la loi de 1851, inspirèrent et inquiétèrent Alexis de Tocqueville qui voyait en
les principes de vente ou de déplacement des tribus une violence qui n'aura pour effet que
"d'isoler les deux races l'une de l'autre et, en les tenant séparées, de les conserver
ennemies."354
Les différentes lois foncières dont l'objectif principal fut l'expansion du territoire
colonial ont couvert, jusqu'en 1873, uniquement les territoires civils, alors limités et rendus
exigus, pendant que les territoires militaires prohibaient toutes transactions foncières, en vertu
de l'ordonnance de 1844, interdisant de ce fait l'accès des Européens aux terres qui constituent
ici l'immense majorité des sols disponibles en Algérie. De plus, le statut juridique de ces
terres, encore très mal connu pour l'administration française entre 1830 et 1860, ne pouvait
que susciter la tentation d'éloignement de ces populations dont la propriété collective
inaliénable (terres arch généralement, azels dans le Constantinois ou sabeya dans l'Ouest)
constituait un frein à l'avancée des colons, un bouclier de protection pour les Autochtones et
le prétexte du maintien des militaires. On arguait "qu'aucun texte ne dit ce que sont ces droits :
propriété ou jouissance"355 au sujet des possessions immobilières des populations musulmanes
administrées par les militaires.
La politique de cantonnement des tribus indigènes axa son intérêt sur les terres arch,
collectives et inaliénables, dont chaque membre détenait une parcelle qui lui était propre, la
cultivait et la transmettait à ses héritiers en l'état. Il était vérifié qu'il en était possesseur et non
propriétaire de plein droit, contrairement au propriétaire de terre melk. Si le possesseur ne
mettait pas en culture sa parcelle, il était redevable d'un impôt à rapprocher d'un loyer ou se
353
Alexis de Tocqueville, op. cit., Seconde Lettre sur l'Algérie, p. 59.
354
Ibidem.
355
E. Larcher, op. cit., Traité de législation coloniale en Algérie, p. 52.
288
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
voyait encore expulsé. Dans le cas d'une tribu soumise ou makhzen, l'impôt était versé soit au
Dar-es-Soltan, soit au beylik (l'Etat en l'occurrence). Par contre, en situation de tribu en marge
de l'Etat ottoman, l'impôt alimentait les biens collectifs de la tribu ou de la communauté
villageoise, entretenant les dépenses pieuses, les actes de solidarité, le fonctionnement des
institutions coutumières, les constructions d'édifices (y compris les maisons kabyles).
Le raccourci sera vite opéré en plaçant les terres arch sous tutelle de l'Etat, imitant
ainsi les droits de l'Etat ottoman sur les tribus qu'il soumettait ou administrait. L'Etat français
s'étendant sur toute l'aire des anciens beyliks, voire au-delà même, se considéra comme le
propriétaire tutélaire de ces terres dont les membres de la tribu n'en bénéficieront qu 'au titre
de jouissance individuelle ou collective. Les terres en friche pouvant dès lors faire l'objet d'un
prélèvement direct alimentant le Domaine, sans distinction entre le territoire civil ou militaire.
D'ailleurs, la loi de 1851 allait déjà dans ce sens en réunissant au Domaine privé de l'Etat
toutes les terres incultes et de parcours. Selon Larcher, le cantonnement aurait donc pu se
limiter au principe général édicté par la loi de 1851.
Mais le cantonnement tel que voulu par l'Administration (dans l'unique objectif
d'obtenir un maximum de terres parmi les meilleures, au moindre coût et sans que les terrains
ne soient trop dispersés dans l'espace), "l'Etat nu propriétaire du sol arch, [il] impose le
partage entre lui, nu propriétaire, et le détenteur du sol, usufruitier. Le partage a pour
conséquence le prélèvement d'une partie du sol en pleine propriété au profit de l'Etat; et le
reste est laissé au détenteur, qui obtient en retour de la jouissance qu'il a perdue sur la portion
prise par l'Etat, la pleine propriété du sol sur lequel il est cantonné."356 Il n'est pas inutile de
rappeler que le nouveau propriétaire indigène verra sa propriété entrer dans le droit français,
elle sera francisée.
Telle que formulée, la loi sur le cantonnement, pensant être juste en reprenant ce que
de plein droit revenait à l'Etat, à l'imitation du régime turc lui-même inspiré du droit
musulman, omit le statut particulier du détenteur individuel en terre arch. Selon le droit
musulman de terre kharadj, (c'est à dire arch en Afrique du Nord), l'Etat n'a pour seul droit
que la perception de l'impôt et le contrôle des cultures. Il n'est pas nu propriétaire et n'en aura
pas la pleine propriété par extinction de l'usufruit, dans la mesure où ce statut est en droit
musulman héréditaire, prohibant de surcroît toute aliénation ou engagement. L'Etat ne jouira
356
E. Larcher, op. cit., Traité de législation algérienne. p. 52.
289
donc jamais de la pleine propriété, les théoriciens du cantonnement s'étant manifestement
trompés en basant leur réflexion sur un parallélisme faux, entre l'usufruit et la nue propriété à
la française et le statut du possesseur des terres arch du droit musulman, teinté en Algérie de
ses propres particularités357.
A cet effet, le cantonnement fut mis en application progressive par instructions du
Gouverneur Général (ou du Ministre de la Guerre en 1858) avant d'étendre son principe à plus
grande échelle pour :
- 1° recenser et reconnaître par l'établissement de nouveaux titres toutes les propriétés melk;
- 2° convertir en propriété melk le statut de jouissance collective des tribus;
- 3° prélever en contre partie une superficie proportionnelle arable à déterminer au profit de
l'Etat;
- 4° réunir enfin directement au domaine l'excédent des terres négociées ne répondant pas aux
besoins de la tribu et ce, sur la base du calcul des récoltes des années précédentes.
L'application de ces principes se montra in-situ des plus hasardeuse pour ne faire de la
loi qu'un essai ponctuel car de nombreux propriétaires n'étaient pas en mesure de présenter un
titre de propriété valable antérieur à 1830 (pour les terres melk), tout en sachant que nombre
de terres arables étaient présumées arch avec l'Etat, a priori, comme nu propriétaire et le
possesseur comme usufruitier. L'essai de cantonnement appliqué à cinq tribus pilotes (trois
dans la Province d'Alger et une dans chacune des Provinces de Constantine et d'Oran), montra
les limites de cette théorie et révéla la nécessité d'établir en premier lieu un cadastre complet
de la propriété indigène, avant d'entreprendre une quelconque expansion de la colonisation.
Ceci annonçait les futures opérations du Senatus-Consult dans un contexte où
l'Empereur se montrait ouvertement défavorable à la colonisation. Le projet de décret devant
être émis au cours des années 1861-1862 fut donc retiré, et la loi du cantonnement demeurera
confinée dans un statut de simple théorie.
357
Cf., E. Larcher, op. cit., Traité de législation algérienne.
290
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
2/III. 4b. 5 / La concession : prétexter la création de centres de colonisation pour
l'encouragement et le contrôle du peuplement français.
Si l'acquisition de terres pour alimenter le Domaine privé de l'Etat fut l'acte
fondamental de la colonisation officielle, la concession en fut sa finalité territoriale : son
expansion dans l'espace, suivie du peuplement. La concession, lot de terrain de taille
prédéterminée et à usage prédéfini, a de longue date reflété les modèles de colonisation, soit
qu'ils aient été encouragés et organisés par l'Etat, c'est à dire la colonisation officielle, soit
qu'ils aient été économiques, libres, c'est à dire la colonisation privée, option traditionnelle des
pays anglo-saxons.
Il faut remonter à la Commission d'Afrique constituée à l'occasion par ordonnance
royale, puis envoyée en Algérie en 1833, pour voir s'ébaucher l'idée de concession après que
le rapport de celle-ci ait conclu à l'utilité du maintien de l'occupation française dans le pays.
Elle "demandait non pas l'occupation militaire de points isolés ou la seule fondation de
comptoirs commerciaux, mais bien la création d'une colonie de travailleurs libres, d'origine
française ou européenne, et elle esquissait un plan complet pour les attirer et pour dresser sous
forme de concessions, des terres du domaine."358 A noter que par travailleurs "libres" il est ici
entendu, par opposition à la main d'œuvre d'esclaves antérieurement utilisée dans le Nouveau
Monde, des ouvriers et des agriculteurs européens ordinaires.
La concession territoriale formée, spécialisée puis distribuée par l'Etat, est une
constante de l'expérience coloniale française. En fonction des époques et des régimes
politiques, son attribution se déclina de manière variable parallèlement à l'acuité donnée à la
colonisation officielle (et donc de peuplement) ou à la colonisation privée (à dessein
exclusivement économique). La concession sera alors gratuite ou attribuée par vente.
La présence française en Amérique du Nord nous renseigne sur la place donnée à la
concession dans le mode d'occupation d'un territoire. En Louisiane, la concession sera "un
terrain plus étendu que le petit canton d’une habitation, un établissement, un canton, où il y a
plusieurs habitations peu éloignées les unes des autres, qui font une espèce de Village. […] Outre
358
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1893, t. 2, p. 17.
291
les concessionnaires et les habitants, il y a encore dans ce pays des gens qui ne font d’autre métier
que de courir [d’une concession à l’autre]."359
Plus ordinairement, outre que le père Paul du Poisson déplore, toujours en Louisiane,
le trafic vénal lié au marché des concessions, celles-ci sont "des exploitations agricoles,
contreparties territoriales octroyées aux actionnaires de la Compagnie de commerce [Il s'agit
de la Compagnie des Indes]. En fonction de leur investissement, une superficie plus ou moins
importante, et un nombre défini d’esclaves noirs, leur sont affectés. En principe, la concession
est donnée par le gouverneur et l’ordonnateur de la colonie, dépendants du Roi, mais en
pratique, sous le régime de la Compagnie des Indes, les directeurs de la Compagnie s’arrogent
le droit d’en faire autant, de façon discrétionnaire."360
Sous cet angle, la concession n'est pas ici destinée à la formation de villages sertis de
leurs périmètres agricoles, mais sert à établir de grands domaines privés, à former une
aristocratie, proportionnellement aux moyens mis en œuvre par le colon, d'une part pour
l'achat des terres (elles n'étaient pas gratuites car concédées à la Compagnie des Indes, celle-ci
se chargeait de les allotir puis les vendre) et d'autre part, pour leur mise en culture.
La logique des loi foncières en matière de constitution du domaine n'est en réalité que
l'échafaudage du chantier colonial dont le principe suprême en terme de peuplement réside
dans l'enracinement du colon dans sa terre d'accueil. La concession telle que formulée en
Amérique du Nord au XVIIIème siècle diffère cependant assez de sa descendante nordafricaine du XIXème siècle, car au XVIIIème siècle "la concession elle-même est composée
d’une maison de maître plus ou moins riche (c’est l’origine des fameuses « plantations » de
Louisiane), d’un ou plusieurs magasins, de divers bâtiments de ferme selon l’exploitation :
maïs, blé, indigo, coton, canne. L’élevage est également pratiqué, comme en Europe, dont on
a importé de la volaille et du bétail, en plus des dindons, bœufs et bisons américains. À l’écart
de l’exploitation, le camp des esclaves est un enclos, composé de cases semblables
régulièrement disposées, de façon à faciliter la surveillance. Le repos dominical y est
359
Lettre du Père Paul Du Poisson, Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-
1791, Reuben Gold Thwaites (ed.), The Surrows Brothers Company, Cleveland, 1900, t. 68, p. 280-282 (1727).
360
"La Louisiane Française, 1682-1803, 2003", Site Internet public construit par le Minisitère de Culture et de la
Communication dans le cadre des célébrations du bicentenaire de la vente de la Louisiane aux Etats-Unis, 18032003 : http:// www.louisiane.culture.fr, rubrique : Le système colonial. Consulté le 26/12/2003.
292
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
obligatoire, donnant lieu à des fêtes, des chants et des danses qui impressionnent les
Européens."361
En Afrique du Nord on ne mentionnera plus le "maître", mais on discourra sur le
"colon", "l'ouvrier", à l'origine et au rôle social plus modestes. La taille des concessions sera
plus réduite que celle américaine, compte tenu des possibilités limitées qu'offre cette Afrique
"pleine", déjà peuplée et dont le territoire utile est fort étroit.
Mais ce sera d'abord le concept primitif de concession que reprendra la colonisation
française privée à ses débuts avec les grands domaines formés par les "colons aux gants
jaunes", créateurs des premiers baraquements, dans le but d'y loger leurs ouvriers européens.
En Algérie, des modifications rendues inévitables par l'époque et le lieu (abolition de
l'esclavage, ressources terriennes limitées et population autochtone - près de la moitié
urbanisée - hissée au rang de population "semi-civilisée" par opposition au "sauvage indien"!)
ont fait évoluer le concept, pour ne faire retenir à la colonisation officielle que le principe du
centre d'hébergement européen, alors élevé au rang de centre de colonisation et défait du
maître latifundiaire, où l'attention de l'Etat sera focalisée sur le petit colon propriétaire de lots
urbains et ruraux qui lui seront attribués.
La concession, dans le sens trilogique de terre-bâti-activité, assimilée au lot, sera un
lot rural accompagné d'un lot urbain pour le colon lambda, tandis que la grande concession
rurale proprement dite, généralement issue des réserves domaniales, sera allotie en terres
destinées soit à l'exploitation agricole par des fermes isolées, soit à l'usage industriel
(artisanat, construction, distillerie…). La "grande concession" sera sous l'Empire une politique
liée à l'investissement capitaliste, car attribuée à des personnes privées ou à des compagnies
financières, dont les fins de peuplement - par la création de centres - ne sera que pure forme.
Si durant les années 1835-1840, la concession n'était pas encore clairement définie
dans la politique officielle de colonisation, voire inexistante au profit des transactions
foncières foisonnantes entre Européens, Turcs/Ottomans, Arabes et Kabyles, ce n'est qu'avec
l'adoption d'une politique officielle, contre l'expansion de la colonisation économique privée
dite "colonisation sauvage" que la concession au sens large du terme apparaît, car en Algérie
"le sol est occupé par une nombreuse population indigène avec laquelle l'incertitude de la
293
propriété rend les transactions immobilières difficiles et dangereuses, la colonisation trouve
plus que partout ailleurs une ressource précieuse dans le domaine de l'Etat."362
A l'image des lois foncières, en heurts avec les pratiques musulmanes et coutumières,
soutenues par des institutions instables, la question de la concession en Algérie oscillera
longtemps entre la gratuité et la vente, puis entre la vente et la gratuité, reflétant ainsi les
hésitations politiques entre une colonisation de concessionnaires assistés par l'Etat, et une
colonisation plus agressive, limitée en matière de peuplement européen mais plus concentrée
sur les grands propriétaires, et donc plus riche sur le plan strictement économique.
4b. 5a Le premier règlement sur les "attributions territoriales" du 27 septembre 1836
Après la création sur l'initiative de Clauzel des villages de Boufarik et de la Mitidja,
puis sous le duc de Rovigo de celui de la Rassauta en 1836, est intervenue la nécessité
d'établir des règles générales d'attribution des lots de terrains, simultanément à bâtir et à
cultiver, c'est à dire ce qui sera plus tard la "concession ordinaire", dans le cadre du
regroupement des immigrants au sein de centres à peupler.
Le texte mis en place par l'ordonnance du 27 septembre 1836 pose les premières
conditions d'attribution des terres en terme de superficie, de vocation et de mise en valeur,
sachant qu'il sera remis aux demandeurs éventuels un nombre de lots d'une superficie de 4
hectares chacun, en proportion des capitaux avancés par ces derniers, soit en termes
financiers, soit en nature, à savoir : bras, bestiaux et matériels aratoires. Cependant, il est
stipulé que nul ne pourra recevoir plus de trois lots, c'est à dire 12 hectares de terres. On
relèvera les premières clauses imposées aux attributaires (et donc concessionnaires), dans la
mesure où la majorité des immigrants se bousculant dans les ports n'était pas forcément
formée d'agriculteurs. Ainsi, il était fait obligation aux attributaires :
1°/ de construire leur maison d'après le plan d'alignement établi par les services
de l'administration (le service des Bâtiments civils);
2°/ de défricher et de mettre en culture dans un délais de 3 ans le tiers des
superficies concédées;
3°/ de planter 50 arbres forestiers ou fruitiers "de haute tige" par hectare;
4°/ d'assainir par des fossés ou des rigoles de drainages les parties marécageuses des
terrains dont ils ont la charge.
362
E. Larcher, op. cit., Traité de législation algérienne. p. 471.
294
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
Ce texte contraignant, voire frileux dans le cas d'une dynamique coloniale "ne pouvait
produire que des résultats insignifiants", selon les termes employé par le Conseiller d'Etat363
et nouveau Directeur de la Colonisation en 1877. Ce texte allait de manière continue laisser sa
marque dans les textes ultérieurs jusqu'à l'instauration du principe de "grande concession" ou
de "concession onéreuse" sous l'Empire, alors sans clauses obligataires.
4b. 5b L'arrêté du Gouverneur Général Bugeaud du 18 avril 1841 : l'adoption de la
concession gratuite absolue, régime de "protection" de la Colonisation officielle
L'arrêté de Bugeaud en date 18 avril 1841 est le deuxième texte réglementant les
attributions territoriales à livrer à la colonisation. Mais celui-ci sera en fait le premier de
l'ensemble des législations qui posera les bases du régime de la concession à titre gratuit avec
la double obligation pour les bénéficiaires d'exploiter la terre et d'y résider eux-mêmes ou
leurs substitués. Lançant son programme de création massive de centres le Maréchal Bugeaud
inaugurera avec le comte de Guyot la politique de peuplement à grande échelle sur l'ensemble
du nord algérien (ses adjoints défendront chacun un programme propre, Lamoricière en
Oranie et Bedeau dans le Constantinois), mais encore incomplètement pacifié.
Pour attirer l'immigrant et protéger la colonisation officielle contre tout détournement
spéculatif des biens domaniaux mis à disposition, le Maréchal opta pour la concession gratuite
absolue, assortie de certaines clauses contraignant toute velléité d'exploitation capitalistes. De
ce fait, le colon bénéficiaire d'une concession gratuite, d'une superficie comprise entre 4 et 12
hectares (composée d'un "lot urbain" ou "lot à bâtir" dans le village projeté et d'un "lot rural"
dans le Périmètre de Colonisation) est tenu :
1° d'y résider de façon permanente;
2° d'élever les bâtiments nécessaires à l'exploitation;
3° de défricher la terre dans un délais de 9 ans;
4° de planter chaque année une quantité d'arbres à déterminer selon le lieu et le terrain.
5° Tout candidat français devra en outre justifier qu'il bénéficie d'une somme comprise
entre 1200 et 1500 francs pour être admis, sommes jugées utiles pour les frais
d'exploitation et de mise en culture.
363
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport d'analyse daté du 14 novembre 1877 signé
Mr. Lemyre de Vilers, Conseiller d'Etat, Directeur général des Affaires civiles et financières. Gouvernement
Général, 3ème Bureau).
295
Pendant ce temps, le concessionnaire ne reçoit qu'un titre provisoire de propriété
jusqu'à expiration du délais de résidence imposé, et l'achèvement des travaux exigés. Durant
cette période, le concessionnaire ne peut ni vendre, ni hypothéquer364 ou encore louer ses lots.
Après cela, un titre définitif de propriété lui est délivré. Dans le cas où les conditions ne sont
pas remplies, l'administration procède à la déchéance du concessionnaire et se réserve le droit
d'y substituer une autre personne candidate à l'immigration, présentant un profil similaire.
La montée en influence du Maréchal, en sus de ses préférences en vers la colonisation
militaire dans l'Algérois, ayant exacerbé le pouvoir royal à Paris, sur instigation du comte de
Guyot, une ordonnance est signée le 21 juillet 1845 enlevant au Gouverneur Général la faculté
d'accorder directement les concessions. Aussitôt, de suspicions en polémiques, l'ordonnance
eut pour effet la suspension à peu près complète de tout nouvel établissement de centres.
S'estimant dépouillé de toute autorité réelle en matière de colonisation, le Maréchal
affirmera dans une réclamation qu'il adressera au Ministre de la Guerre que : "l'ordonnance du
21 juillet est un acte injurieux pour l'autorité locale."365 Il obtiendra quelque temps avant sa
démission, le droit d'attribuer simplement des concessions n'excédant pas les 25 hectares
(ordonnances du 5 juin et 1er septembre 1847), taille moyenne admise pour une concession
algérienne depuis 1845, écartant ainsi définitivement le Maréchal des attributions liées à la
création des centres. Paris contrôle désormais le type d'immigrants à envoyer dans la colonie,
contournant ainsi les préférences restrictives de Bugeaud.
Cependant, l'arrêté de Bugeaud sera complété par plusieurs ordonnances venues d'une
part, atténuer les défauts des cas pratiques rencontrés sur le terrain et d'autre part, apposer des
conditions plus rigoureuses, afin de protéger la Colonisation officielle contre les actes
spéculatifs découlant de l'extinction des clauses de mise en culture et de délais de résidence :
364
L'hypothèque ne sera possible qu'en cas exceptionnel de récoltes insuffisantes ou de dépenses de construction
et de mise en culture ayant sérieusement grevé le budget du concessionnaire.
365
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport d'analyse sur la colonisation en date du 14
novembre 1877 dressé par Lemyre de Vilers, Directeur général des Affaires civiles et financières, G.G.A., 3ème
Bureau.
296
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
- L'ordonnance du 9 novembre 1845, confirmant les craintes royales du pouvoir
grandissant du Maréchal, annonce encore que les concessions seront directement
accordées par le Roi sur initiative de son Ministre de l'Intérieur366 et non plus par le
Gouverneur Général, de même qu'il sera introduit, paradoxalement, la vente
contrôlée des concessions (une introduction timide du capital en réplique à
l'influence du Maréchal Bugeaud, et pour attirer aussi une population civile active) :
vente aux enchères publiques, vente de gré à gré après estimation préalable et enfin
l'échange. Les acquéreurs (propriétaires de 100 hectares et plus) seront en outre
tenus de s'acquitter d'une redevance annuelle de 10 fr.
- L'ordonnance du 5 juin 1847 permit, après la démission du Maréchal Bugeaud, au
nouveau Gouverneur d'accorder des concessions, mais à condition que celles-ci
n'excèdent pas les 25 hectares.
- L'ordonnance du 1er septembre 1847 exigera une caution de garantie pour chaque
concessionnaire et une redevance annuelle se montant à 3 francs par hectare.
Très protectionniste, le régime des concessions initiée par Bugeaud, complexifié par
les ordonnances ultérieures, eut pour effet immédiat, l'absence de candidats concessionnaires;
Autrement dit, le peuplement par la Colonisation officielle s'en trouvait sévèrement affecté
par la lourdeur des textes et les charges imposées aux candidats-concessionnaires.
4b. 5c Décret du 26 avril 1851 : la fin des cautions, la loi du laisser-faire
Ce texte vient fondamentalement changer le règlement précédent, en s'y substituant.
La démission de Bugeaud en 1847, poussa pour combler le manque de suivi dans la création
de centres, des facilités via le plan de colonisation proposé par son successeur nommé, le
Général Randon. Il fallait achever ou repeupler les anciens centres laissés à peu près vides, ou
inachevés par Bugeaud. Le régime de 1851 fut désigné comme celui-du "laisser-faire", par
opposition à celui de "protection" appliqué une décennie durant depuis l'arrêté de 1841. Le
Gouverneur Général Randon précise, à propos des textes ayant prévalu jusque là, qu'ils
"prescrivent des formalités trop multipliées qui nuisent essentiellement à l'expédition des
affaires; d'autre part, elles imposent aux concessionnaires des charges trop lourdes et de
nature à décourager les entreprises agricoles."367
366
Le Directeur de l'Intérieur et de la Colonisation fut de 1838 à 1847, le comte de Guyot, alors seul chargé de
l'administration des territoires civils. Le conflit qui éclatera entre le comte et le gouverneur suite à l'ordonnance
de 1845, trouvera son issue par la démission du Maréchal Bugeaud en février 1847.
367
Idem.
297
En effet, le cautionnement est aboli, l'attributaire n'est plus soumis aux contraignantes
clauses de résidence et de mise en culture, il obtient par voie de conséquence un titre définitif
de propriété dès son installation. En fonction de l'évolution de sa situation - réussite ou échec
- il est libre d'aliéner ou d'hypothéquer son bien. Il est désormais rattaché au régime de droit
commun, à ceci près qu'en cas de déchéance suite au non-respect des conditions imposées
pour l'octroi d'une concession gratuite (conditions toujours en vigueur depuis la loi de 1841,
mais sans clause de délais), l'Administration constate simplement l'extinction du droit
d'aliénation ou d'hypothèque.
Le nouveau texte portera la taille moyenne des concessions à 50 hectares au lieu des
25 hectares consentis par la loi de 1845. Elle abrogera aussi la caution de 10 francs par
hectares appliquée aux concessionnaires propriétaires de 100 hectares ou plus de superficies
de terres. Néanmoins, nombre d'observateurs concluront a posteriori que la loi de 1851 n'est
autre qu'un perfectionnement de la loi de 1841, assouplissant les clauses de délais.
L'Administration ne tardera pas à se retrouver dans une situation délicate par rapport à
l'avenir des centres agricoles créés sous le système Randon, car nombreux étaient les
concessionnaires autrefois révocables, accusant des retards dans la mise en valeur de leur
concession. Il fallait soit se montrer impartial, au risque de faire obstacle à la colonisation,
soit se montrer indulgent et laisser cumuler et s'aggraver les problèmes (sur le plan financier
et en nature), au niveau des concessions retardataires dans le démarrage de leur exploitation.
Dans les deux cas, la situation ne pouvait qu'évoluer vers une impasse et les résultats se
montrer négatifs, malgré la promesse de Randon d'une politique plus souple.
4b. 5d Décret du 25 juillet 1860 : abandon de la concession par la liquidation/vente
des biens domaniaux, le "libéralisme officiel"368 sous le Second Empire
Vers 1860 la situation était telle que le gouvernement de l'Algérie se vit dans
l'obligation d'opérer un changement radical dans le principe même de concession à attribuer
aux colons. La gratuité des terres accompagnée de clauses résolutoires, jugée problématique
et sans effets, est abandonnée au profit de la vente absolue des biens domaniaux allotis en
conséquence, et sans autres garanties de la part des acquéreurs. Cette manière s'inspire
368
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1893, t. 2, p. 32.
298
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
directement du système pratiqué aux Etats-Unis où l'acquéreur/propriétaire dispose d'une
liberté absolue sur sa propriété.
On a accusé l'administration impériale de vouloir liquider les terres domaniales si bien
que les superficies mises en vente étaient de taille inhabituellement grande, et le nombre de
colons quasi nul. Les ventes s'opéraient auprès de grandes compagnies financières, à leur
charge d'exploiter leurs propriétés comme bon leur semble. L'Empire pratiquait la
colonisation par la "grande concession". La référence au système de la Compagnie des Indes,
adopté près d'un siècle auparavant, n'était pas à exclure, à la différence que les grandes
compagnies du XIXème siècle sont des consortiums strictement privés. Il n'est pas exclu,
comme cela fut de coutume sous Napoléon III, que les compagnies ayant leurs entrées
politiques au sein du pouvoir, bénéficiaient de certaines largesses foncières.
Le mode de vente aux enchères introduit par la loi de 1851 fut reconduit par le décret
de 1860, auquel il faudra ajouter la vente à prix fixe ainsi que la vente de gré à gré. La vente à
prix fixe était un mode inédit jusque là. Par sa simplicité et sa régularité, ce mode était
applicable à tout le territoire, laissant au futur acquéreur une grande visibilité sur la valeur des
biens recherchés, simplifiant ainsi les démarches préalables liées aux engagements financiers
à prévoir. Le mode à prix fixe concernait essentiellement les terres domaniales qui n'avaient
pas encore fait l'objet d'une quelconque mise en valeur.
La vente à prix fixe devait, à en croire le Ministre de l'Algérie et des Colonies, devenir
la règle presque exclusive présentant des avantages considérables car "elle n'entraîne aucune
lenteur, n'amène aucune difficulté; le prix de chaque lot est déterminé d'avance et quiconque
veut en acquérir un ou plusieurs n'a qu'à faire sa demande, déposer le tiers du prix fixé, et le
lendemain du jour où il s'est présenté il peut disposer comme il l'entend de la terre qu'il a
acquise et sans être assujetti à aucune obligation de mise en valeur. C'est à son intérêt et à son
intelligence que le décret s'en rapporte du soin de tirer parti de ce qu'il a acheté, de ce qu'il a
déjà payé en partie et de ce qu'il doit achever de payer en deux ans."369
369
C.A.O.M., carton 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport d'analyse sur la colonisation en
date du 14 novembre 1877 dressé par Lemyre de Vilers, Directeur général des Affaires civiles et financières,
G.G.A, 3ème bureau.
299
Beaucoup plus rare, la vente aux enchères portera sur les lots urbains ou ruraux encore
disponibles dans et/ou à proximité des centres déjà formés. Elle concernera en outre les lots à
mettre en adjudication ayant acquis une certaine valeur vénale, ou bien encore, les lots ayant
connu une amélioration notoire suite aux travaux publics dont ils auront fait l'objet :
alimentation en eau, accès, irrigation, drainage, assainissement, constructions, etc.
La vente de gré à gré se rapporte, elle, uniquement aux cas de terres en indivision,
préemptives ou en possession de bonne foi; Il faudra donc rechercher des accords à l'amiable
avec les copropriétaires, généralement des enclaves de propriétaires indigènes non séquestrés
et laissées en place après la formation des Périmètres de Colonisation sur les terres
confisquées.
Le décret du 25 juillet 1860 n'a pas aboli pour autant la possibilité de concessions
gratuites, celles-ci demeurant exceptionnelles. Il est réclamé des conditions de superficie et de
formalités très strictes : toute concession ne peut excéder les 30 hectares; le concessionnaire
ne peut être qu'un cultivateur algérien (et non un immigrant), un ancien militaire ou un
fonctionnaire de l'Etat. Seul le Ministre est autorisé à consentir ces concessions et ce, de
préférence vers les limites extrêmes des territoires de colonisation, à la seule condition pour
les attributaires cités plus hauts d'y construire à leurs frais une maison d'habitation.
Cependant, un décret signé le 31 décembre 1864 vient définitivement abolir la
concession gratuite, lui substituant là où elle subsistait encore la vente à prix fixe ou à bureau
ouvert. Ainsi, la période entre 1860 et 1871 ne vit aucun engagement de l'Etat en matière de
création de centres de colonisation, à de rares exceptions près, qui lorsqu'elles avaient eu lieu,
elles demeuraient timides ou se justifiaient derrière une "régularisation d'agglomération
spontanément formée"370. La création de périmètres de colonisation n'était pas à l'ordre du
jour. La majorité des terres vendues le furent à des Autochtones ou des Européens qui les
370
C.A.O.M., 1L187 (Tizi-Ouzou), 1L188 (Dra el Mizan), Termes employés en 1855 et 1858 dans les décrets de
création des deux villages, alors d'anciens postes militaires entourés de baraquements abritant des civils
européens attirés par le commerce et les services échangés avec les troupes de garnison stationnées dans la
région.
300
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
revendaient. L'Empereur se réservait le droit d'accorder les grandes concessions, privilège
"dont il usa beaucoup trop souvent et surtout trop largement."371
Enfin, le décret du 25 juillet 1860 espérait, par rétroaction, opérer une véritable
liquidation : tout propriétaire d'une concession accordée antérieurement était affranchi des
obligations relatives aux plantations et à la mise en culture du sol, pourvu qu'il eût rempli la
condition de bâtir stipulée dans son titre. L'application du décret ne fut que très relative devant
la complexité des situations rencontrées. Seules les concessions attribuées par l'Empereur à
titre de reconnaissance, ou celles concédées par le Ministre, marquèrent la période.
La concession à titre onéreux n'à guère connu le succès escompté, demeurant comme
certains l'affirmèrent, dans le "stricte domaine de la théorie", tandis que la concession gratuite,
qui ne devait plus être que l'exception, demeura la règle en héritage d'une situation antérieure
où les centres déjà formés n'en finissaient pas de se former, pendant qu'aucun programme
n'était en vue pour la création de nouveaux villages; l'exception devait en fait demeurer la
règle. Entre 1860 et 1864, 360 attributions gratuites furent à contre-cœur accordées par
l'Administration, couvrant ainsi les demandes autour et dans les centres existants tandis qu'il
fut opéré uniquement 66 ventes à prix fixe couvrant une superficie de 5.517 hectares, portant
sur la seule formation d'un périmètre sur le territoire d'Aïn-Khémis près de Sidi-Bel-Abbès.
4b. 5e Les lois de 1871 : l'organisation massive de l'immigration des AlsaciensLorrains et la répartition en lots des terres confisquées ayant appartenus aux
autochtones insurgés
Il fallut une première loi datée du 21 juin 1871, au lendemain de la guerre de 18701871, pour organiser l'immigration vers l'Algérie des "Alsaciens-Lorrains ayant opté pour la
nationalité française"372. Il leur aura été réservé 100.000 hectares de terres confisquées aux
autochtones, suite au séquestre des insurgés de 1871. Mais cet acte volontariste revêt un
caractère hautement symbolique car le pouvoir en place cherchait à montrer, suite aux
désastres politiques que connut la France depuis la défaite de Sedan, qu'il lui fallait
371
Ouv. anonyme : Par un sous-chef de Bureau de Préfecture, La colonisation en Algérie. 1° Des essais tentés et
des systèmes employés de 1840 à 1883; 2° du mode à adopter pour l'aliénation des terres domaniales, daté de
1884, p. 41.
372
C.A.O.M., 4M125 (Boukhalfa-Guynemer), doc. lithographié, anonyme, s. d. : Immigration.
301
compenser les pertes subies du côté du Rhin en réinvestissant sa puissance politique,
économique et technique sur les bords de la Méditerranée. Pour ce faire, "ce résultat si
désirable, on le reconnaissait également, ne pourra être obtenu qu'au moyen de l'implantation
d'une forte population française dans nos trois provinces algériennes."373
La loi du 15 septembre 1871 prescrivit les modalités de cheminement vers l'Algérie et
d'installation dans les centres des nouveaux immigrants. Des commissions se chargeaient à
Nancy et Belfort de recevoir les candidatures, vérifier la moralité des postulants (nous
parlerons aujourd'hui de leur situation judiciaire), leur aptitude à la colonisation agricole, et
s'assuraient que chaque chef de famille disposait d'un capital de 5000 francs au moins. A la
charge de l'Etat le transport terrestre et maritime des émigrants, accueillis à leur arrivée par
des commissions locales prenant soin de les diriger vers leurs lots, en fonction des centres
exposés au choix de ces derniers. La loi prévoyait une superficie à concéder comprise (en
fonction du capital) entre 3 et 10 hectares par personne (hommes, femmes, enfants,
domestiques et gens à gage). Dans la réalité, A. Dolphus préconisera une moyenne de 25 ha
par chef de famille si l'on se réfère au document lithographié et anonyme intitulé
"Immigration", relatif aux modalités d'installation en Algérie des populations alsacienneslorraines "ayant opté pour la nationalité française".
Les mesures appliquées aux immigrants alsaciens-lorrains considérées comme "trèssimples" par le Ministre de l'Intérieur de l'époque (Casimir Périer), visaient par la dispense
pendant trois ans de tout impôt, pour préserver la propriété immobilière, de "préciser le
moment où l'existence d'un corps électoral suffisant permettra de constituer des Communes de
Plein exercice."374
Pour la première fois, la colonisation ne visait plus simplement le peuplement
conséquent du pays par l'élément européen, dans les buts avoués depuis longue date de
maintenir la France en Afrique, asseoir son expansion économique et sécuriser le pays par la
densification de la présence européenne, mais pensait directement l'immigration française
373
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport d'analyse adressé par Mr. Lemyre de
Vilers, Directeur général des Affaires civiles et financières, au Gouverneur Général Chanzy, au sujet d'un
historique critique sur la colonisation depuis 1830, Alger 14 novembre 1877 .
374
C.A.O.M., 32L44 (Lois, décrets, arrêtés…), Rapport à Monsieur le Président de la République française,
n°238. Signé Casimir Périer, Ministre de l'Intérieur. Versailles, le 16 octobre 1871.
302
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
dans sa dimension politique en disséminant et enracinant sur tout le territoire un corps
électoral.
Chaque centre devait procurer au colon une vingtaine d'hectares de terres de culture,
un lot urbain, une maison ainsi que les outils et semences nécessaires au démarrage de
l'exploitation. Chaque centre prévoyait une mairie, un presbytère, une école, un lavoir
commun, une alimentation régulière en eau potable et les voies d'accès et de communications
nécessaires.
Le décret gubernatorial du 16 octobre 1871 vient mettre en exécution la loi du 15
octobre, en généralisant pour l'ensemble des immigrants le système des concessions alors
adopté pour les Alsaciens-Lorrains : le concessionnaire reçoit la terre à bail de
l'Administration (dit "bail de colonisation") et se doit :
1° d'une redevance symbolique à l'Etat d'un montant d'un franc;
2° résider sur sa concession de manière continue 9 ans consécutifs (durée réduite à 5
ans par le décret du 15 juillet 1874) en échange d'une promesse de propriété : c'est le
titre provisoire de propriété. La résiliation du bail et la déchéance du
concessionnaire interviennent si les conditions de résidence et de culture ne sont pas
constatées.
Les rédacteurs du décret s'inspirèrent de la législation américaine en matière de
concessions individuelles, à savoir la loi dite du Homestead : en retour de la terre dont la
propriété définitive est assurée au colon après un délai donné, celui-ci est tenu d'y résider par
la suite de manière effective durant un certain délai avant son aliénation éventuelle375.
Ce texte fit du colon un locataire en simple jouissance de son bien ou au mieux, un
créancier de l'Etat. Les délais de résidence trop longs découragèrent bien des candidats en
plus des lourdeurs bureaucratiques, l'inachèvement de nombreux villages au moment de
l'installation des colons; Ce qui compromettait gravement l'entame des mises en culture.
Le décret du 15 juillet 1874 élargira encore les conditions de concession aux
candidats autres que les seuls Alsaciens-Lorrains ou immigrants en famille, en permettant aux
375
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Propos recueillis par Lemyre de Vilers, Conseiller
Général et Directeur de la Colonisation dans son rapport du 14 novembre 1877 adressé au Gouverneur Général
Chanzy.
303
tiers personnes, à titre de récompense pour service rendu à la France, ainsi qu'aux Indigènes
naturalisés (dans les Communes mixtes, en dehors des terres de colonisation) de recevoir des
concessions dont la taille devrait être comprise entre 20 et 50 hectares. Les célibataires
européens étaient à leur tour admis à concourir pour l'attribution de terres. Une première
depuis le système militaire de Bugeaud. Ceux-ci peuvent désormais recevoir une superficie de
10 hectares, pouvant doubler après avoir contracté mariage.
Le décret permettait aussi la grande concession aux particuliers, à condition d'y
construire un village et garantir son peuplement par des familles françaises d'ouvriers,
d'artisans ou de cultivateurs, auxquelles les lots devront être par la suite rétrocédés. Le décret
ne modifia en rien les clauses imposées aux candidats concessionnaires du décret du 16
octobre 1871, la garantie de résidence personnelle restant la base fondamentale du régime de
1874. De 1871 à 1877, la législation et le volontarisme de l'Etat, permirent l'installation de
30.000 agriculteurs dont 8000 familles réparties dans 142 villages. Le Constantinois recevra
le plus grand nombre de périmètres créés avec 57 villages, suivit des 25 centres projetés en
Grande Kabylie et ce, sur un total de 48 nouveaux villages établis dans le Département
d'Alger.
4b. 5f Décret du 30 septembre 1878 : base stable de la législation en matière de
concession jusqu'en 1921. La vente et la concession gratuite simultanément
réglementées
Le décret du 30 septembre 1878 allait abandonner le principe repoussoir du bail et
faire admettre à la fois les deux systèmes concurrents, vente et concession gratuite. La vente
aux enchères ou de gré à gré sera réservée aux lots de fermes, aux terres de pacages et aux lots
industriels tandis que la concession gratuite reviendra aux lots urbains et ruraux des centres de
colonisation en formation. Une partie des clauses de l'arrêté de 1841 est reprise pour rédiger le
cahier des charges auquel chaque concessionnaire devra se soumettre : conditions de
résidence de 5 ans consécutifs, mise en culture et interdiction de toute aliénation et
hypothèque durant la première année. La vente demeurera toutefois prohibée à tout acquéreur
indigène durant une vingtaine d'année dans le cas d'un lot rural, et une dizaine d'années pour
un lot urbain.
304
La colonisation en Algérie/Kabylie
Le support physique et législatif
Mais le texte, encore une fois borné par des clauses rigoureuses de résultat directement
reprises des premières lois et décrets jugés pourtant infructueux, contraignit la progression de
la colonisation, le procédé par la vente lui-même n'ayant pas porté les fruits escomptés dans la
mesure où l'Administration ne réussit que très rarement à imposer des clauses de peuplement
(pour la création de centres privés) sur les terres qui s'y prêtaient (villages en lieu et place de
lots de fermes). L'appui de consortiums privés à l'image de la Société de Protection des
Alsaciens-Lorrains demeurés Français, présidée par le député M. de Haussonville, n'ayant pas
permis de combler pleinement le déficit en peuplement français.
La loi de 1878 abrogea une grande partie des dispositions adoptées par le décret de
1874 en plafonnant, entre autres, la superficie des terres à concéder dans les périmètres de
colonisation à 40 hectares tandis que les lots de fermes à attribuer ne doivent pas dépasser les
100 hectares. Les Européens naturalisés peuvent soumettre leur candidature pour une
concession contenant en moyenne 20 hectares par adulte, alors que le droit à concourir s'ouvre
désormais à l'ensemble des Indigènes, naturalisés ou non, pour une superficie maximale de 30
hectares, attribuée en dehors des zones directes de colonisation européenne. Objectifs : faire
entrer les Indigènes dans le droit français, espérant des échanges de terres…
La loi autorise le Gouverneur Général à prescrire par arrêté, la vente aux enchères
publiques les terres impropres à la constitution de Périmètres de Colonisation. Il peut
également faire vendre de gré à gré ou aux enchères les lots industriels376 déjà formés ou à
former dans les centres, sans distinction d'origine pour les acquéreurs. Enfin, l'interdiction de
vente, de revente ou de rétrocession aux Indigènes des terres concédées par l'Administration
est portée à 20 ans pour les lots de fermes et 10 ans pour les "concessions ordinaires"377, c'est
à dire les lots situés dans les centres.
376
Comprendre par "lot industriel", toute parcelle urbaine ou péri-urbaine dédiée à l'établissement d'un local
commercial, d'artisanat,… ou dans le cas de parcelles rurales, une huilerie, des moulins, etc…
377
Ouv. anonyme, op. cit., : Par un sous-chef de Bureau de Préfecture, La colonisation en Algérie. 1° Des essais
tentés et des systèmes employés de 1840 à 1883; 2° du mode à adopter pour l'aliénation des terres domaniales.
Expression régulièrement rencontrée au sujet des lots urbains et ruraux des centres, notamment sous l'Empire,
par opposition aux "grandes concessions".
305
2/IV Les systèmes de colonisation
2/IV. 1 : Définition du concept de système
Le mot "système" signifie au regard du Petit Robert un "ensemble organisé d'éléments
intellectuels" s'agissant tout spécialement de la "distribution d'un ensemble d'objets de
connaissance selon un ordre qui en rend l'étude plus facile". La langue française associera à ce
mot les termes de méthode, théorie, doctrine, philosophie, thèse et combinaison. Françoise
Choay et Pierre Merlin définiront pour leur part le système comme étant au "sens le plus
large, un ensemble d'éléments, affectés de différentes caractéristiques, et les relations qui
s'établissent entre ces éléments et leurs caractéristiques [attributs]"378; Ils le décrivent comme
un schéma en mesure d'être "formalisé mathématiquement par un modèle."
Dans notre cas, nous rencontrerons pour la première fois le terme "système", dans les
publications et discours ayant accompagné la politique de Bugeaud en matière de colonisation
par le peuplement planifié du pays, à partir de l'élément français. Pour ce faire, le Maréchal
mit en place une réflexion globale dont l'objectif était d'organiser et optimiser le peuplement
en poursuivant la création de villages destinés aux colons, tel que cela fut entamé, mais à
titres ponctuels, par son prédécesseur Clauzel ainsi que le Comte de Guyot, Ministre de
l'Intérieur et Directeur de la Colonisation.
Les échecs du peuplement de ces centres isolés dans un territoire non encore
complètement pacifié, allaient conduire le Gouverneur Général Bugeaud, après sa victoire sur
l'Emir Abdel-Kader et la prise définitive de Constantine (par le Maréchal Valée en 1839), à
repenser la méthode, une fois la conquête ou l'acquisition de grandes superficies de terres et
ce, par le biais de la nouvelle législation foncière spécialement mise en place par l'arrêté du 15
avril 1841. Sa vision objectivait à la demande du gouvernement à Paris, un peuplement
français plus massif et mieux préparé, par la création méthodique de villages de colonisation,
conçus et peuplés (d'abord par les militaires selon les vœux du Maréchal) alors joints des
terres nécessaires à l'agriculture.
En finalité, ces villages devaient former un réseau de centres solidarisés dans un
territoire exclusivement européen, mieux maîtrisé, plus sécurisé et productif. Il s'agissait dans
378
F. Choay, P. Merlin, op. cit., Dictionnaire de l'urbanisme et de l'aménagement, p. 855.
306
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
un premier temps de l'avant-projet introduisant un "Plan de Colonisation militaire en Algérie"
remettant en cause les "moyens mis en usage jusqu'à présent pour coloniser"379, jugés
insuffisants puisqu'ils ne donnaient "en définitif ni développement dans l'agriculture, ni
résultats pour son système de colonie"380, autrement dit, par "système de colonie", le moyen
d'obtenir un peuplement métropolitain durable et qualitatif car "celui qui possède l'aisance en
France ou en Europe, ne quitte pas sa patrie pour aller chercher autre part un mieux."381 Les
militaires, les soldats, constituaient une garantie de premier enracinement français dans le sol
algérien, à l'image des antiques légions romaines. Bugeaud n'affectionnait particulièrement
pas les populations sans ressources financières alors candidates à l'immigration…
La décision d'aménager physiquement le territoire algérien revient originellement au
rapport de la Commission d'Afrique, approuvant en 1833 le maintien de la France dans la
Régence, résultat direct de la tentation de l'Administration d'étendre les possessions vers
l'intérieur, devant l'afflux non négligeable d'immigrants, et surtout face l'entame réussie de la
mise en culture à l'européenne de terres achetées aux Autochtones ou aux Ottomans, dans les
environs d'Alger, par une poignée de colons privés.
Cependant, rares sont les documents d'archive ou les ouvrages publiés traitant
directement des modalités d'application des systèmes de colonisation, c'est à dire de
peuplement, à savoir, la genèse des projets, la mise en évidence de l'armature urbaine, sa
hiérarchie, la communication entre les centres et les villes, les systèmes de défense le cas
échéant, la mise en évidence du ou des réseaux reflétant la logique du système, le type de
maillage, l'échelle des distances laissées entre les villages, la forme de ces derniers, leur
rapport avec les villes, etc. Nous n'avons, le plus souvent, rencontré qu'un aperçu historique
chiffré, originaire des comptes rendus administratifs portant sur l'état du peuplement, après
l'exposé fait sur les modes de concession adoptés et les ratios des superficies consommées.
L'analyse physico-spatiale et l'historique détaillés des différents systèmes de
colonisation (ou systèmes de réseaux de centres) ne relèvera pas du propos principal que nous
nous sommes fixés - et limités - dans le cadre de ce travail de thèse, mais constituera pour
nous une référence précieuse. Nous nous efforcerons de les présenter, les définir et les situer
379
C.A.O.M., L32 (Villages militaires), Quelques notes sur un plan de colonisation militaire en Algérie. Novembre 1839.
380
Idem.
381
Ibidem.
307
dans le temps et dans l'espace, afin de pouvoir développer par la suite les systèmes mis en
œuvre (ou pas) à partir de 1857 dans la Kabylie du Djurdjura.
2/IV. 2 : Des premières expériences françaises de systèmes de colonisation
Avant 1830, la France n'était pas vierge de toute expérience coloniale, bien au
contraire. Outre les volontés royales manifestées pour le réaménagement de certaine parties
du territoire français via un réseau de bastides, ou encore les velléités Napoléoniennes
(Bonaparte) de créer des villes nouvelles - mais ponctuelles -, il faudra traverser l'Atlantique
pour voir se dessiner dans la Caraïbe et la Nouvelle France du XVIIème siècle les premiers
principes d'une organisation spatiale hiérarchisée d'un territoire étranger, un établissement
global en terrain dit vierge traduisant un aménagement de la colonie qui "s’est fait en
plusieurs étapes, et s’est appuyé sur un réseau de forts et de postes militaires, ainsi que sur
quelques villages en Illinois (Sainte-Geneviève, Cahokia, Cascaskia, Prairie du Rocher, SaintPhilippe) et deux villes importantes en Basse-Louisiane : La Mobile et La Nouvelle
Orléans."382
Le commentaire de Devin au sujet du projet d'extension de la ville de La Mobile en
Louisiane se révèle plus précis. Il illustre avec intérêt le mode d'aménagement spatial de la
province, faisant le rapprochement direct entre le mode opératoire choisi en amont et le faible
taux de peuplement français : "En raison de la faible présence numérique des Français, le
réseau des forts est établi au voisinage immédiat des tribus indiennes amies, avec les quelles il
est ainsi plus facile de négocier et de traiter. Des enfants de la colonie sont placés dans ces
tribus, de façon à en apprendre les langues et les usages. Ils y ont toujours été bien accueillis.
Les concessions importantes sont également placées dans ce voisinage, et lorsque ce n’est pas
le cas, elles sont elles-mêmes dotées d’un petit fort, propre à en assurer la défense. Quelques
forts sont également bâtis aux limites revendiquées de la colonie, côté anglais (fort des
Alibamons, fort de Tombecbé), ou espagnol (fort des Natchitoches). […]. La petite ville de La
Mobile est fondée en 1702, et déplacée en 1711 sur son site actuel en raison d’une inondation.
Bâtie selon un plan régulier tracé par Iberville, la première Mobile est faite de baraques en
bois et d’un petit fort carré abritant la chapelle. Plus grande, la seconde Mobile est dessinée
382
C.A.O.M., colonies CA, C13A, cote F°219, commentaire du plan "01" dressé en 1734 par Broutin, Les
Caskaskias, projet du Fort des Illinois.
308
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
par l’ingénieur Chevillot; la plupart de ses maisons sont de charpente et de brique, et le fort
Condé occupe un espace central laissé vacant."383
Ce mode opératoire fit croire de nombreux auteurs ayant traité de la colonisation en
Algérie que l'occupation spatiale suivit le même archétype éprouvé en Amérique du Nord.
Certes la filiation est certaine, on pourrait être amenés à comparer par analogie ce qui se fit
dans l'Algérie des débuts, c'est à dire les premiers essais liés aux établissements militaires et
ce qui fut appliqué en Amérique française et ce, par la réoccupation des forts Ottomans alors
abandonnés, ou l'installation à proximité de villages autochtones, ceux-ci ayant eux-mêmes
depuis longue date opté pour les emplacements stratégiques de défense et de contrôle. Mais la
comparaison s'arrêtera là en ce qui nous concerne, car ce mode premier d'établissement
s'avère être un agissement logique et universel ne pouvant être perçu comme l'œuvre d'une
réflexion éminemment théorique prédéterminée.
Les premiers établissements militaires algériens n'ont pas signé de façon définitive la
colonisation territoriale du pays, bien au contraire. Les modes d'installation et le choix des
emplacements ont varié selon les politiques en vigueur et les objectifs que s'était assignée
l'Administration (surtout en matière de peuplement) : le plus rentable des sites et la plus
rapidement possible mise en service des centres. Les établissements isolés, créés ex-nihilo ne
sont donc pas rares alors qu'ils peuvent avoir été intégrés dans un réseau planifié de centres,
éloigné du voisinage de toute présence antérieure. Les villages coloniaux, selon qu'ils aient
été créés par le Génie militaire ou le corps civil des Ponts et Chaussées, peuvent tout aussi
bien avoir été implantés sur le site d'anciens villages indigènes démolis (avec remploi des
matériaux) ou simplement à proximité, comme de tradition en Nouvelle France.
Néanmoins, les possibilités offertes par le territoire algérien sont demeurées les
facteurs les plus déterminants dans le choix du mode opératoire, en sus des politiques de
peuplement massif, alors à la source des grands systèmes de colonisation successivement
élaborés et pratiqués en Algérie; le village européen en étant l'expression absolue. Cependant,
le système monolithique et pré-pensé n'a pas toujours été la source de l'amplification du
nombre de centres projetés/créés. Une certaine spontanéité de conjoncture a conduit à un
phénomène d'urgence dans le désir de colonisation, surtout après 1871 : créations ponctuelles
383
C.A.O.M., DFC Louisiane, fol. 188., commentaire du plan "02" de Devin : Plan général et projet d'extension
de la ville de La Mobile en 1734.
309
de centres simultanément répétées en fonction des opportunités territoriales, créant à posteriri
un système, un réseau, sans qu'un plan préalable n'ait été associé.
2/IV. 3 : Les différents systèmes de colonisation appliqués en territoire algérien
2/IV. 3a : Prémices de la colonisation organisée, la création des centres : la politique du duc
de Rovigo
Malgré les gages donnés par le rapport de la Commission d'Afrique, très favorable à la
colonisation territoriale et au peuplement, la période 1830-1840 fut très chaotique, sans
principes directeurs ni politiques fixes. Il faut voir en cela la situation politique très instable
de la France elle-même, et les hésitations royales en terme du maintien français en Algérie.
S'installa une sorte de laisser-faire où la dynamique privée se développa dans le sillage des
avancées militaires : "l'armée fondait des villes à l'intérieur et même sur des points de la côte
où l'administration civile n'était pas encore assise; elle ouvrait des routes, construisait des
ponts, élevait des édifices militaires, et la population civile accourait avec empressement se
grouper autour de nos postes, parce qu'elle était assurée de trouver protection et bénéfices."384
Le succès de l'opération nord africaine ne manqua pas d'avoir un large écho en Europe,
créant ainsi un appel d'air pour une population hétéroclite candidate à l'immigration venue
"tenter fortune à Alger"385. Des bourgeois en mal d'aventure aux couches misérables de la
société en quête d'une vie meilleure, en passant par les dissidents politiques en mal d'une terre
promise, les candidats n'hésitaient pas à faire le voyage. Si les premiers modelèrent sans trop
de mal leur environnement (achats immobiliers et fonciers, mise en culture de terres à
l'européenne …), les derniers s'entassaient dans les ports, les bas fonds des villes d'Alger et
d'Oran, dans des baraquements de fortune (nous dirions aujourd'hui des bidonvilles), à
proximité des camps militaires. Ils recherchaient du travail dans les propriétés européennes,
ou des services à rendre aux garnisons.
384
Comité Bugeaud, Le peuplement français de l'Algérie par Bugeaud. D'après les écrits et les discours du
Maréchal - discours du 4 septembre 1845-, p. 173.
385
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Propos recueillis par Lemyre de Vilers, Conseiller Général
et Directeur de la Colonisation dans son rapport du 14 novembre 1877 adressé au Gouverneur Général Chanzy.
310
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
Certains de ces immigrants, au vu de l'existence en ce pays de propriétés européennes,
ayant eu vent de la remise des biens domaniaux ottomans à l'administration française,
réclamèrent à leur tour des terres, ou du moins des lots de jardins pour leurs besoins
quotidiens. Sensible à ces doléances, mais surtout soucieux de la sécurité des villes, le duc de
Rovigo, Commandant des troupes d'occupation de la Régence, demanda en 1831 à l'Intendant
civil (le baron Pichon) de procurer à ces populations des lots d'un hectare dans les environs de
la ville. Cette foule devait, à son sens, quitter au plus vite Alger alors réservée aux soldats,
aux fonctionnaires et aux commerçants.
Mais l'absence de terres fit décider le duc, après consultation du Conseil
d'administration de la colonisation, d'installer manu-militari ces immigrants, assez loin
d'Alger. Une partie fut dirigée vers le Sahel, près du camp retranché de Dély-Ibrahim386,
l'autre partie vers le Fahs, à Kouba, là où semblait-il, il serait plus facile d'obtenir quelques
terres censées théoriquement revenir à l'Etat. Ces centres d'accueil étaient faits de baraques de
bois, élevées aux frais du Trésor public (300 fr.) par les soldats, et disposées selon un
alignement rationnel, étagé sur les flancs de la colline selon les lignes des courbes de niveau.
Les études et les terrassements des terrains pentus ont été confiés au Génie. Ce fut la première
opération de ce corps destinée aux travaux civils dans la colonie. Les centres sortirent de terre
vers la fin de l'année 1831, et les 600 colons (une majorité d'Allemands) bivouaquant dans le
port y furent installés.
L'Intendant civil, inquiet des conséquences que cet établissement allait provoquer sur
le plan politique et sur celui de la légalité, s'opposa à cette décision car "nul n'ignore que nous
plaçons ces émigrants sans ressources sur le bien d'autrui et qu'il faudra procéder par
expropriation préalable. Je le dis, les personnes qui excitent les immigrations sur Alger sont
responsables des grands malheurs qui ne manqueront pas de se produire"387, il ajoute que "les
Allemands ont été installés dans deux villages au frais du trésor sur des terres dont les natifs
avaient été dépossédés."388 L'arrivée à Alger de 400 immigrants supplémentaires, Allemands
et Suisses dont la destination initiale était l'Amérique, allait encore inquiéter l'Intendant, guère
386
Camp situé sur un chemin de crête à 10 km d'Alger, à 250 m d'altitude.
387
Le baron Pichon, Intendant civil, cité par E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, t. 1, p. 5.
388
Idem.
311
favorable à l'immigration de personnes sans ressource. Faute de passeports reconnus389 pour
pouvoir se rendre aux Etats-Unis, ces immigrants avaient au départ été refoulés à leur
embarquement au Havre pour New-York et détournés vers Alger. Le duc de Rovigo les
envoya directement à Dély-Ibrahim et Kouba, évitant ainsi de les faire bivouaquer au port.
On projeta la construction d'un troisième village dans le Sahel, Birkadème390, pour
mieux répartir les familles et prévenir l'arrivée de nouveaux contingents. En y élevant des
métairies closes au lieu des baraques du début, on pensait faire ainsi de ces centres d'accueil
de véritables petits villages agricoles. Mais le prix coûteux, 3500 fr. par métairie, fit réagir le
Maréchal Soult (Ministre de la Guerre en 1832) dans une dépêche datée du 6 janvier 1833 où
il fit connaître son avis défavorable et l'abandon de tout nouvel établissement européen. De
plus, les seules terres disponibles à l'époque furent celles du domaine privé revenant à l'Etat,
non cadastrées, ou encore celles des propriétés européennes391, turques ou autochtones. Dès
qu'une terre destinée au domaine fut remise aux immigrants, les anciens propriétaires, ou
futurs colons acquéreurs, ne tardèrent pas à se manifester. Las de ces incertitudes, les
immigrants privés de terres se retrouvaient livrés à eux-mêmes. Certains quittaient le pays
pendant que d'autres s'engageaient dans des activités marchandes, préférant regagner la ville.
Ces villages bâtis dans l'urgence d'une conjoncture, où l'avantage était donné au souci
de sécurité plutôt que de viabilité, ont été établis en hauteur, entourés de ravins et de sols
pentus peu propices à la culture. Ils étaient, bien entendu, mal alimentés en eau392. Chaque
colon recevait un lot de 1 à 3 hectares, en majeure partie occupée de broussailles. Chaque
village possédait un territoire de culture d'une cinquantaine d'hectares. L'essai restera sans
lendemain, les villages ne constituant ni une réussite, ni un modèle d'établissement.
389
A ce jour, la raison reste obscure, M. de Peyerimhoff parle d'une "initiative demeurée anonyme" tandis que E.
Violard précise que leurs passeports furent refusés et que faute de pouvoir les "hospitaliser" au Havre en
attendant la régularisation de leur situation vis-à-vis de leur titre de voyage vers les Etas-Unis, ne sachant que
faire, le gouvernement français les envoya vers Alger où ils arrivèrent en février 1832.
390
Ancienne orthographe. A la création du centre en 1843, on l'orthographia Birkadem, puis il devint Birkhadem
avant d'être orthographié en 1984 Bir-Khadem, transcription phonétique de sa signification arabe : Bir, puits,
khadem, ouvrier : le puits des ouvriers. On traduisit encore par le "puits de la négresse".
391
E. Violard avance les chiffres de 2800 hectares dans la Province d'Alger, 2338 hectares dans les environs de
Bône (Province de Constantine), 2700 hectares autour des villes d'Oran et de Mostaganem (Province d'Oran).
392
Il fallait par exemple parcourir depuis Dély-Ibrahim 3 km pour aller puiser l'eau au lieu dit Ben-Aknoun, pas
loin du tombeau d'un saint musulman.
312
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
2/IV. 3a. 1 / 1832, Clauzel : l'invention du premier village type et le projet de villages
en série
Il faudra attendre la succession de Clauzel à Rovigo en 1832, et le remplacement du
Baron Pichon (sollicitant son rapatriement en France) par Genty de Bussy, pour voir
s'esquisser une première mesure d'encadrement plus réfléchie et préparatoire, sur le plan
pratique et financier, de la colonisation : le flux de l'immigration étant en constante
augmentation. La somme de 30.000 francs fut débloquée par le gouvernement à Paris pour
toute dépense liée à cet effet. Des textes sont en préparation pour clarifier la situation foncière
dans le sillage du statut politique à réserver à la Régence. En cela, Clauzel, "dont le rôle n'est
pas assez connu"393 et partisan de la colonisation de peuplement par la création des centres est
"un précurseur et on peut dire qu'il ouvrit les voies où s'engagea Bugeaud."394
Clauzel, lui-même propriétaire terrien dans l'algérois, projetait à cet effet la création de
nouveaux centres, tout en achevant le village de Kouba qu'il voulait plus performant que son
jumeau Dely-Ibrahim. Il déclara Kouba comme l'archétype des centres à créer. Emile Violard
est le seul à nous rapporter en détail les intentions du Général commandant concernant la
création de ce village, par ses propres termes : "Le village se composera tout d'abord de 23
maisons, qui contiendront autant de familles. On les fera petites pour augmenter leur chance
de durée, car il faut tout prévoir dans ce climat traversé par des vents terribles, par des
ouragans, par des pluies dont l'intensité est inconnue en France. Le village sera défensif,
comme les autres que l'on doit créer. Il deviendra l'échantillon type de ce qu'on pourra faire de
mieux."395 Cette description du Sahel algérois témoigne de l'expérience de Clauzel en
Louisiane où il vécut, notamment à La Mobile, où il fit effectuer d'importants travaux
d'assèchement des marécages par le creusement d'un grand canal. La confusion entre le climat
de La mobile et celui de la Mitidja est ici évidente. Le Tell algérien, méditerranéen, n'est pas
soumis aux ouragans, ni au régime tropical alterné des saisons sèches/saisons humides!
393
Op. cit., Le livre d'or du Centenaire de l'Algérie, p. 69.
394
Idem.
395
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 7.
Celui-ci nous donne certaines dimensions prévues pour les maisons bâties en maçonnerie : 50m2 adjointes
d'écuries de 35 m2. Le projet prévoit la construction en plus des 23 maisons prévues, de 64 métairies de 20m de
long sur 10m de large devant loger une famille composée de 4 personnes.
313
Dans la continuité de son expérience américaine Clauzel fit dessiner par le service des
Bâtiments civils un plan en damier396 formant une croix au centre de laquelle est dégagée une
place carrée de 60 mètres de côtés plantée d'arbres. Les voies internes devaient avoir une
largeur de 10 mètres. La surface bâtie recouvrait un total approchant les deux hectares. Le
village était ceinturé par un chemin de ronde immédiatement suivi d'un fossé sec. Situé à
127m d'altitude, Kouba dominait la baie d'Alger, et laissait deviner la plaine de la Mitidja vers
le sud. Il n'était pas prévu de terres propres au village pour l'agriculture comme cela se fera
systématiquement plus tard (les Périmètres de Colonisation), mais Kouba se greffera aux
terres déjà existantes : 45 hectares de terres habous appartenant à la ferme d'une mosquée
(frappée de séquestre par Rovigo et servant de communal par l'arrêté de Clauzel du 8
septembre 1830 récupérant pour le compte de l'Etat les biens Habous), aux quels s'ajouteront
93 hectares réunis au domaine, dispersés sur les coteaux, servant de terres de culture à répartir
entre les 23 familles résidentes, soit 4 hectares par "tête". L'alimentation en eau potable sera
assurée par la fontaine de la mosquée.
Voilà donc le premier village de l'administration française, un centre d'accueil projeté
par le comte de Rovigo, parallèlement à celui de Dély-Ibrahim. Le projet Kouba, hérité par
Clauzel, fera l'objet sous son mandat d'une attention particulière, corrigeant les erreurs
commises à Dély-Ibrahim. Plus de baraquements ni de simples terrassements, mais celui-ci
commandera un véritable plan d'alignement, des maisons bâties en dur, une alimentation en
eau garantie, et des terres dans l'immédiat à répartir entre un nombre de familles déterminé à
l'avance. Le village doit en outre assurer la sécurité des colons dans un territoire ou la
pacification n'est encore qu'une vue de l'esprit.
396
C.A.O.M., L20 (Commissions des Centres), Ministère de l'Algérie et des Colonies, 3ème bureau, Rapport au
Ministre, n° 134, 24 août 1859. Nous apprenons ici que le Service des Bâtiments civils est remplacé depuis
l'arrêté du 28 avril 1852 par le service des Ponts et Chaussées dans ses attributions liées aux projets de création
des centres et ce, dans les départements créés en 1848. Par conséquent, l'ensemble des alignements créés avant
cette date sont l'œuvre du Service des Bâtiments civils, y compris les villages de Bugeaud créés en territoires
civils.
314
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
2/IV. 3a. 2 / Boufarik, paradigme, et premier jalon des villages de la Mitidja
Devant le succès de Kouba, Clauzel ne s'arrêtera pas en si bon chemin, d'autant plus
que des arrivants continuaient d'affluer, alors que de petits propriétaires terriens erraient
toujours dans les environs des villes, logés isolément en rase-campagne dans des baraques de
fortune, certains "ne reculant pas devant la crainte des incursions arabes vont s'installer
jusqu'aux alentours des avant-postes de l'armée"397. Dès 1833, le Maréchal Soult écrivait à
Clauzel, au sujet des erreurs commises dans les premières installations de colons (le villages
de Dély-Ibrahim et les divers camps qui s'en suivirent à Oran et Bône), que la cause
essentielle des échecs revenait non pas dans le choix des immigrants (Clauzel déplorant le
manque d'agriculteurs), mais dans le choix des terrains d'emplacement des centres : salubrité
et alimentation en eau potable.
Mais Clauzel projetait sur le même modèle que Kouba, la création d'un nouveau
centre, cette fois-ci dans la Mitidja, tirant profit de la proximité du camp militaire de
Boufarik. Le choix de l'emplacement, loin à l'ouest de Kouba (à plus d'une trentaine de km),
plus proche de Blida que d'Alger, reflétait cependant, encore, une carence en matière de
vision globale du territoire. Toute création relevait davantage de l'acte ponctuel pour
l'hébergement des immigrants, dans la mesure où pour la Commission d'Afrique de 1833, la
colonisation devait avoir pour corollaire non pas la venue de commerçants, spéculateurs ou
autres militaires, mais l'installation massive de civils destinés au travail de la terre.
Le choix d'emplacement du village projeté, dicté par la présence du camp militaire et
de terres domaniales, attestées ex-beylicales, se montrera pourtant déplorable car situé près
d'un marécage qui mit régulièrement en souffrance le camp militaire lui-même. Cela
n'empêcha pas Clauzel de continuer son entreprise faisant fi des recommandations et autres
avertissements, aussi bien de l'Administration que de l'armée. Mais le Gouverneur Général
ayant vécu à La Mobile, dans une Louisiane autrement plus insalubre que la Mitidja : "un
pays pour ainsi dire sorti de dessous de l'eau"398, sûr de son expérience, reproduira dans la
Mitidja ce qui fit la réussite de La Mobile : l'assèchement des marécages entre la zone
s'étendant de l'oued El Harrach à l'est à l'oued Mazafran à l'ouest, par le creusement d'un
397
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport de Lemyre de Vilers, Conseiller Général
et Directeur de la Colonisation, adressé au Gouverneur Général Chanzy, Alger 14 novembre 1877.
398
Clauzel cité par Franc Julien dans, op. cit., La colonisation de la Mitidja, p. 83.
315
grand canal. En réalité, plusieurs canaux furent nécessaires. De ce fait, des terres devenaient
disponibles, des immigrants devaient être logés, une méthode avait déjà été éprouvée sur un
échantillon type et concret de village de colonisation : Kouba. Clauzel voulait créer son
propre village, selon ses instructions et sa stratégie, en édifiant un centre non pas cette fois-ci
sur les coteaux algérois, mais dans la riche plaine : ce sera donc le village de Boufarik399,
éponyme du camp militaire le jouxtant, et reconduction en Afrique de l'expérience de La
Mobile.
Mais Boufarik connut des débuts bien sombres, et plus grave, le projet fut
publiquement désapprouvé par les politiques ainsi que la presse. Les difficultés rencontrées
par le village résidaient davantage dans la hâte initiale du choix de son emplacement, que
dans la mauvaise fortune ou la fragilité des immigrants, tel que soutenu par Clauzel, car "les
documents ne nous disent pas si le Gouverneur de l'Algérie consulta la Commission de la
Colonisation avant d'indiquer le territoire de Haouch-Chaouch pour y construire le village de
Boufarik, mais il était difficile de faire un choix plus déplorable. […]. Le camp permanent qui
existait sur ce même territoire […] était constamment décimé par la malaria."400 M. de
Peyerimhoff ajoutait dans son enquête que "Boufarik était loin (d'Alger), on le savait
malsain"401! Mais les récits de la genèse difficile de Boufarik, témoignant d'un peuplement
"téméraire", qui à force "d'entêtement et de courage" aura survécu, profitera à la propagande
coloniale. Puis, la tradition populaire assimilera, comme un leitmotiv, l'ensemble de la Mitidja
au cas de Boufarik : assèchement des marécages et défrichages en compagnie de la
malaria…mais sans entamer, à la longue, le miracle de la réussite coloniale...
Cependant, le célèbre mythe faisant de la Mitidja un immense marécage asséché par
les pionniers faute du travail de la terre par les Autochtones (mythe largement amplifié par les
399
Créé en 1836 par arrêté du Gouverneur Général Clauzel (daté du 27 septembre). Le village comprend 502 lots
urbains d'un tiers d'hectare, et prend ses terres de culture sur les anciens haouchs de Haouch Chaouch et Haouch
Bouyagueb. Toute construction devra être bâtie dans les alignements prévus par le Génie. Chaque colon pourra
bénéficier au maximum de 3 lots de culture de 4 hectares chacun devant obligatoirement être borné, puis cultivé.
Dès son installation, le colon reçoit un titre de promesse de possession. Après trois ans de résidence, la mise en
culture, la plantation d'arbres, l'assainissement des parties marécageuses et le paiement d'une redevance de 2
francs par hectare, à titre de compensation des frais consentis par l'Etat pour les travaux préparatoires, le titre de
propriété définitif est échangé contre l'ancienne promesse.
400
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 9.
401
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à 1893, t. 2, p. 19.
316
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
publications du Centenaire de l'Algérie), s'en trouvera démenti par les propos d'un colon dès
le Plan de Colonisation du Sahel (Bugeaud/1841-1848, s'inspirant de Clauzel) affirmant
"qu'on a pris pour des marais des flaques d'eau formées par les canaux d'irrigation de quelques
propriétés cultivées"402 (même si des marécages existaient bel et bien au pied des collines du
Sahel ou au piémont de l'Atlas, zones - et réserves d'eau naturelles pour l'été - soigneusement
évitées par les Autochtones et la Régence), et d'ajouter plus loin que la "deuxième ligne"
formant l'armature territoriale de Bugeaud est "vicieuse, elle a été décidée par des personnes
qui n'avaient certainement étudié le pays que sur des cartes. Cette ligne ne renferme pas
d'eau."403 Un paradoxe. Il préconisera plus loin de creuser soit des puits, soit de se servir des
marais de Soukali ou de Haouch Chaouch pour l'alimentation en eau…marais ayant accueilli
les premiers centres de Clauzel dans la Mitidja.
Il est vrai qu'à l'époque (1830-1836), l'Etat ne possédait pas concrètement de terres
disponibles pour la colonisation. Les marécages - et anciennes réserves d'eau - furent asséchés
à coups de grands travaux d'irrigation, que le mythe mitidjien retiendra comme un exploit de
la colonisation! Néanmoins, Kouba puis Boufarik, encouragèrent Clauzel dans son entreprise,
la préparation du territoire par la création de villages et le recrutement des colons par l'Etat se
montrant prépondérants - du moins dans un premier temps - dans la mesure où ces villages se
peuplèrent rapidement, absorbant efficacement l'afflux constant d'immigrants. C'est alors que
l'Administration (la Commission de la Colonisation, sur insistance du Ministre de la Guerre)
se mit à rechercher et recenser avec davantage d'acuité les terres de culture disponibles
(notamment celles de revient au Domaine), et les emplacements possibles de villages pour
"préparer" ainsi l'établissement d'autres centres, à même d'accueillir d'autres immigrants à
convertir en colons agricoles. Boufarik sera le stéréotype du village de la Mitidja :
1° défensif au plan aligné, contenant un nombre de lots urbains prédéterminé ainsi
qu'une grande place, le tout ceinturé d'un fossé sec.
2° maisons type et métairies, en dur, conçues après connaissance du climat algérien
3° nombre fixe de familles à loger : 20 à 40
4° nombre fixe de lots de culture dont la taille devra être comprise entre 4 et 12
hectares.
La création de Boufarik initiera avec l'établissement spontané de migrants à La
Rassauta (Fort-de-l'Eau à l'extrême-est du Sahel algérois), le premier règlement sur les
402
Mr. Sabatault, Notes sur la colonisation du Sahel et de la Mitidja, par un colon propriétaire, Marseille, 1842, p. 7.
403
Sabatault, op. cit., Notes sur la colonisation du Sahel et de la Mitidja, par un colon propriétaire. p. 9.
317
"attributions territoriales"404 précédé par la formation de la première Commission405 chargée
de délimiter le territoire des deux villages (il ne s'agit pas encore des futures Commissions des
Centres). Le règlement précise que406 :
1°Des lots d'une superficie de 4 hectares chacun seront accordés aux personnes qui en
feront la demande et en proportion de leurs moyens d'action en capitaux, bras,
bestiaux et matériel aratoire. Il est stipulé que nul ne pourra, à moins de circonstances
exceptionnelles, recevoir plus de trois lots, soit au maximum 12 hectares.
2°Les conditions imposées aux attributaires sont aussi bien rigoureuses : obligation de
construire une maison, d'après un alignement donné, de défricher et de mettre en
culture, dans l'espace de trois années et par tiers au moins chaque année, la totalité des
terres; de planter cinquante pièces d'arbres forestiers ou fruitiers de haute tige, par
hectare, d'assainir par des fossés ou des rigoles les parties marécageuses.
Six des grands haouchs de la plaine seront levés par la suite, puis allotis. Les
emplacements de six villages, respectivement situés dans chacun des haouchs, seront étudiés
conjointement par les services de la Topographie et le Génie. Les plans d'alignement dressés
par le corps militaire s'inspireront grandement de celui déjà éprouvé à Boufarik. Le début de
l'année 1839 verra l'engagement des travaux, alors que la presse locale s'inquiétait de
l'hécatombe qui sévissait encore à Boufarik, mettant par conséquent sérieusement en doute le
discernement de la Commission de la Colonisation quant aux nouveaux centres officiels
qu'elle venait encore d'avaliser. Ils seront surnommés par les milieux algérois et la presse "les
villages marécageux."407
Ce premier "système", davantage enclin au peuplement conjoncturel devant répondre à
une immigration toujours croissante et l'occupation urgente des territoires hors des villes, ne
s'apparentait pas encore à un système global et hiérarchisé ambitionnant un maillage rationnel
du territoire. Il s'agissait de solutions à court terme face à un fait accompli : l'apport
d'immigrants, pas toujours désirables, à installer sur les seules terres disponibles pour l'Etat :
les zones marécageuses...en réalité anciennes réserves naturelles d'eau, nécessaires à
l'agriculture méditerranéenne. Cela reste néanmoins le premier pas d'une colonisation
404
Règlement du 27 avril 1836
405
Arrêté du 19 avril 1836
406
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), extrait rapporté par Lemyre de Vilers, Conseiller
Général et Directeur de la Colonisation dans son rapport du 14 novembre 1877 adressé au Gouverneur Général
Chanzy.
407
Cf., E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1.
318
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
officielle qui aura pour principe, la préparation en amont de centres de colonisation pour
héberger et faire travailler les nouveaux arrivants, et par-là même, peupler le pays pour,
croyait-on, être le meilleur moyen de "se maintenir."408
Bugeaud viendra plus tard transformer la démarche territoriale encore restreinte de Rovigo et
Clauzel en stratégie plus globale, soutenant un territoire mieux structuré pour un peuplement
plus adéquat, car les villages "marécageux" dépérissaient à vue d'œil par l'inadaptation des
colons installés : graves problèmes d'acclimatation, maladies et inadéquation de leurs
compétences (connaissances en agriculture…). Enfin, le projet mitidjien de colonisation
officielle ne survivra pas à l'insurrection des Hadjoutes, tribus de la région, et la déclaration
de guerre de l'Emir Abdel-Kader. Boufarik fut détruit à la fin 1839 et les 6 villages de la
Mitidja n'eurent pas eu le temps de sortir de terre. L'ordre était donné à l'armée et aux colons
de se replier sur les hauteurs d'Alger, la plaine désormais interdite aux Européens. Le premier
essai de colonisation officielle sombrait alors dans l'échec.
(fig. 2/IV. 1) : Plan du village et du camp militaire de Boufarik (1836) ainsi que du plan de la ville
de La Mobile (1711). La parenté conceptuelle est ici évidente sous l'action du Gouverneur Général
Clauzel, ancien exilé en Louisiane (Mobile se situe aujourd'hui en Alabama, USA). Un début de
transfert des savoir-faire techniques urbains appliqués en Nouvelle France, vers l'Algérie.
(Restitutions personnelles)
408
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), extrait rapporté par Lemyre de Vilers, Conseiller
Général et Directeur de la Colonisation dans son rapport du 14 novembre 1877 adressé au Gouverneur Général
Chanzy.
319
(fig. 2/IV. 2) : "La Colonisation avant l'insurrection de 1839". Carte dressée par le Service des Cartes
du Gouvernement Général (publiée par M. de Peyerimhoff). Il s'agit du recensement des camps, des
fermes et des centres créés dans la Sahel et la Mitidja ainsi que des voies de communication déjà
existantes.
2/IV. 3b : "L'Obstacle continu" ou l'inauguration du premier "Plan de Colonisation"
Afin de protéger les villes du littoral et les quelques collines habitées d'Européens, le
gouvernement de Schramm exhuma le vieux principe du Limes romain, la frontière physique
entre territoire ennemi et territoire d'occupation à protéger. L'insurrection de 1839 ne remit
pas en cause le principe du maintien de la France dans la Régence, mais vint rappeler que le
pays n'était pas vide et que toute avancée européenne à l'intérieur des terres signifiait la
résistance des populations autochtones.
Le lime, ou "l'obstacle continu", devait protéger les acquis et constituer un territoire de
repli pendant que l'armée ouvrait des percées à l'intérieur du pays. D'ailleurs, la prise de
Constantine ne s'effectua qu'à l'automne 1837 alors que l'Emir Abdel-Kader ne se rendra
320
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
qu'en 1847. L'Algérie demeurait encore une terre de conquête à l'avenir incertain, si bien que
la colonisation en dehors des territoires administrativement contrôlés et militairement
sécurisés n'était pas encore autorisée. L'idée d'obstacle continu reprenait à propos, ce qui fut
déjà éprouvé, non seulement dans l'histoire antique, mais par la France elle-même dans sa
colonie américaine. On y élabora le système des postes et villes fortifiés : "[Le commandant]
fit faire un fossé d’enceinte autour de la Ville, et il plaça des corps de garde à ses quatre
extrémités; il forma pour la défense plusieurs compagnies de milices bourgeoises, qui
continuent de monter la garde tous les soirs. Comme il y avait plus à craindre dans les
concessions et les habitations que dans la Ville, on s’y est fortifié avec plus de soin…"409
Le XIXème siècle verra reproduire ce schéma sans trop de modifications sachant qu'à
deux siècles de distance, outre les fossés ou les tours de gué, "aussitôt installés, les colons
devenaient des miliciens, recevaient des armes et devaient, pour la défense locale, répondre
aux appels de l'autorité militaire."410 Le projet, sorte de Ligne Maginot avant l'heure, devait
ceinturer les grandes villes littorales, leur incorporant un territoire nécessaire et leur
garantissant d'une part, les apports en eau potable et d'autre part, les terres nécessaires aux
besoins en bois de pacage, de fourrage et de productions vivrières à même de rendre possible
la vie quotidienne derrière les remparts des cités. De plus, les anciennes terres beylicales, dans
l'immédiat des banlieues, alors réunies au domaine, permirent d'étendre considérablement le
territoire des villes comme Oran ou Alger. Il était alors favorable d'envisager la poursuite de
la colonisation, mais cette fois-ci, au sein d'un périmètre physiquement bien délimité et
surveillé.
Conçu en 1841 sous le gouvernement intérimaire du Général Schramm, le lime
algérois consistait en un fossé surmonté d'un parapet ponctué de blockhaus placés tous les 500
mètres. Une partie de la Mitidja comprenant les haouchs que s'appropriera l'administration
française, inaugura les travaux en 1842. L'objectif affirmé résidait dans la création d'un
périmètre sûr, et permettre la poursuite de la colonisation de la plaine dans des conditions de
sécurité optimale. Les centres existants devaient à leur tour être davantage fortifiés : Kouba et
Boufarik virent l'élévation d'une enceinte remplaçant les fossés qui les protégeaient jusque là.
409
"La Louisiane, 1803-2003", http://www.louisiane.culture.fr, Lettre du père Mathurin Le Petit, t. 68, p. 186.
(1730) cité dans Reuben Gold Thwaites (ed.), Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New
France, 1610-1791, The Surrows Brothers Company, Cleveland, 1900. Site consulté le 23/12/2003.
410
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à 1893, t. 2, p. 21.
321
Trois zones devaient ceinturer Alger : la zone du Fahs couvrait directement la capitale au sud
tandis que les zones de Staouéli et Douéra couvraient le flanc occidental du Sahel. Koléa et
Blida étaient en première ligne, reliées par le parapet/fossé de l'obstacle continu proprement
dit. Cinq autres centres viendront leur prêter main forte. Au total, la Mitidja "prise en
écharpe" devra voir l'érection de 21 centres protégés par le lime (voir fig. 2/IV. 3, p. 323).
Alexis de Tocqueville, suite à son expérience américaine, voyait en l'obstacle continu
une double fonction, d'une part mettre prioritairement en lieu sûr les colons et les villages déjà
établis ou à venir sur les terres européennes et d'autre part, éviter l'expansion incontrôlée de la
colonisation, empiétant inévitablement sur les terres autochtones, alors source permanente de
conflits, car "ainsi que le bon sens l'indique, c'est de créer autour d'Alger un territoire où règne
la sécurité. Le meilleur moyen d'y parvenir me paraît être à tout prendre un obstacle continu
[…] qu'il serait plus efficace et moins coûteux de l'employer qu'on ne le suppose."411
Le Commandant supérieur du Génie, le Général de Berthois, prévoyait à son tour
l'élargissement du concept aux autres villes littorales d'Algérie, là où existaient des terres
européennes ou des terres à réunir au domaine de l'Etat. A Oran, la ligne longerait la sebkha lac salé semi-asséché - au sud, englobant près de 50.000 hectares de terres. A Cherchell, 900
hectares pouvaient être récupérés pour la formation de 2 villages à hauteur du plateau
surplombant la ville.
Le projet d'obstacle continu n'aboutira pas. Il demeurera inachevé dans la Mitidja,
(complété par la plantation de haies, d'arbres ou de massifs de figuiers de Barbarie le long de
son tracé). Le Maréchal Bugeaud fraîchement nommé à la tête du Gouvernement Général de
l'Algérie, préféra mettre les moyens dans la pacification du pays et sa sécurisation dans sa
globalité, au lieu d'un resserrement défensif qu'il qualifie de "honteux" sur un territoire à
"faire périr d'ennui et de fièvre."412 L'essai de colonisation protégée n'aura laissé qu'un
nombre restreint de villages disséminés sur un vaste territoire "sans liaisons, sans
communications réciproques."413
411
Alexis de Tocqueville, cité dans Archives d'Algérie 1830-1960, ouv. coll. s. dir. de F. Durand-Evrard et L.
Martini, éd. Hazan, Paris, 2003, p. 196.
412
C.A.O.M., Fr, F80/ série1132, correspondance du 19 septembre 1842 adressée au Ministre de la Guerre au
sujet des dépenses nécessaires et la mobilisation en hommes d'armes que nécessite le projet d'obstacle continu.
413
Encyclopédie du XIXème siècle, 25ème livraison, 15ème. Vol., p. 4.
322
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
Le projet d'Obstacle continu aura eu cependant la primauté de faire prendre
conscience, globalement, de la nécessité d'un territoire homogène, organisé et hiérarchisé
devant accueillir plusieurs centres de colonisation mis en réseau évoluant autour des grandes
villes portuaires, points de communications uniques avec la métropole.
(fig. 2/IV. 3) :
L'Obstacle continu.
Alger.(Restitution)
2/IV. 3c : Le système Bugeaud, la première véritable armature urbaine planifiée414
Préférant la conquête de l'arrière pays à un territoire restreint réduit à la défensive, le
Maréchal Bugeaud aura intégré des précédents essais de colonisation, ou systèmes de
peuplement, la nécessité de maîtriser l'ensemble du territoire, de récupérer pour le compte de
l'Etat les terres indispensables au maintien de la France en Algérie, et au final, composer avec
l'élément indigène dont Bugeaud savait qu'il ne pouvait être indéfiniment contenu derrière une
frontière, et livré à lui-même, sachant que son ancienne autorité centrale n'existait plus. Il
414
Maréchal duc d'Isly, demi-solde en exercice, propriétaire terrien en Dordogne, entre à la Chambre des députés
en tant que spécialiste des questions agricoles. Sur proposition du Ministre de la Guerre et Directeur de
l'Intérieur, le Maréchal Soult, il sera nommé Gouverneur Général de l'Algérie en 1841 après candidature et
l'exposé du programme de consolidation des possessions dès 1839. D'abord hostile à la colonisation civile du
pays, dont il ne perçoit en agriculteur averti qu'un territoire aride et sablonneux, Bugeaud changera d'avis
lorsqu'il arrivera en Algérie. Mais il sera à vrai dire davantage convaincu par les possibilités alors offertes pour
l'armée, loin des hémicycles parisiens.
323
fallait asseoir la domination française partout dans le pays. En militaire averti, il découpe et
hiérarchise le territoire selon les fonctionnalités en rapport avec les nouveaux besoins, chaque
élément, théorisé, devant par complémentarité occuper la place qui lui est sienne.
L'Encyclopédie du XIXème siècle nous rapporte sous forme de synthèse dans sa vingt
cinquième édition, le plan de Bugeaud comme le procédé dédié à "combler les vides qui
séparaient [les centres déjà existants] les uns des autres, il fallait créer de nouveaux villages
intermédiaires, les coordonner, d'après un plan régulier, sur une ligne déterminée; les relier
entre eux, les rattacher aux villes principales par l'ouverture de nouveaux chemins et de
nouvelles routes, de manière à ce qu'ils pussent s'entr'aider et se servir mutuellement
d'appui"415
Le système Bugeaud sera effectivement le premier à imaginer le territoire de la colonie
comme un tout, une armature à confectionner et graduer (et non un enclos à aménager),
méthodiquement contrôlé selon une perception stratégique toute militaire : connaître le
territoire - et le terrain - pouvoir s'y déplacer, avoir le coup d'œil, gérer les hommes et
l'aptitude à les y installer sur des points pré-étudiés en fonction des attributions désignées. Le
Maréchal sera le premier à "donner au service de la colonisation une organisation qui lui avait
manqué jusqu'alors, et de s'occuper de la rédaction d'un véritable règlement sur les
concessions de terres domaniales."416
Le peuplement devra en revanche répondre au besoin de la colonisation et non pas
l'inverse, créer le besoin. Il optera dès le départ pour une immigration sélective, voire même
pour une colonisation militaire plus apte à appliquer ses principes, qu'un afflux massif
d'immigrants de toutes origines, sans objectifs précis et sans ressources, de surcroît
difficilement contrôlables, en sus des populations autochtones très mobiles et méfiantes. Pour
Bugeaud, "les colons militaires, soumis à la discipline réduite dans certaines proportions,
exécuteront dans leurs moments perdus - et il y en a beaucoup dans l'agriculture de l'Algérie -
415
Encyclopédie du XIXème siècle, 25ème livraison, 15ème. vol., Paris, 1846, p. 4.
416
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport du Conseiller d'Etat, Directeur de la
Colonisation, Mr. Lemyre de Vilers, au Gouverneur Général civil, Alger le 14 novembre 1877.
324
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
tous les grands travaux d'utilité publique"417, affirmant plus loin que "vous ne pouvez rien
demander de pareil à la colonisation civile."418
Il subdivisera son système en colonisation uniquement militaire dans un premier temps
"la charpente et le bouclier de la colonisation générale"419, rejointe ensuite par le peuplement
civil : agricole, maritime (villages à créer sur le littoral, ports de pêches), religieuse (octroyer
à l'église des concessions pour y établir des missionnaires), et enfin les villages "régionaux"
peuplés de contingents spécialisés dans une activité précise, puisés dans les départements
français les plus semblables physiquement au nord algérien. Le système Bugeaud ira jusqu'à
implanter sur le même principe que la colonisation européenne, les villages "indigènes"
destinés à fixer les tribus nomades arabes soumises et alliées, à titre de récompense,
contrecarrant le fléau que constituait pour Bugeaud le flot continu d'immigrants étrangers
arrivant sur le sol algérien.
Le Gouverneur Général ne manqua pas non plus d'imposer la présence militaire à la
colonisation civile, dans la mesure où l'arrêté du 21 avril 1841 expose clairement la part que
devra prendre l'armée dans la conception des centres projetés. Si le Service des Bâtiments
Civils est confiné dans sa tâche algérienne, uniquement dans les édifices les plus importants,
les aménagements urbains, la conception des centres ainsi que l'ouverture de nouvelles routes
dans les Territoires de commandement militaires, étaient désormais du ressort exclusif du
Génie. La construction et l'exécution des travaux d'installation seront l'œuvre dans un premier
temps des condamnés militaires, puis des soldats (63.000 hommes mobilisés en 1840 jusqu'à
145.000 en 1845420). Un arrêté ministériel viendra confirmer le rôle de l'armée dans la
colonisation le 16 février 1844 en établissant que désormais, les villages ne seront remis à la
Direction de l'Intérieur (dirigée par le comte de Guyot) que par le service du Génie, après un
plan d'alignement approuvé, assis, alimenté et planté.
417
Comité Bugeaud, op. cit., Le peuplement français de l'Algérie par Bugeaud (d'après les écrits et les discours
du Maréchal) - discours du 24 janvier 1845 - p.162.
418
Ibidem.
419
C.A.O.M., L23 (Villages militaires), Rapport fait au Ministre, Analyse : On propose un plan de colonisation
militaire. Signé le lieutenant Urtis, Chef du 2ème bureau, Ministère de la Guerre, Alger le 31 décembre 1844.
420
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle entre 1870 et 1893, t. 2, p. 26.
325
2/IV. 3c. 1 / La colonisation militaire ou le "Soldat colon". Les villages de Fouka,
Béni-Méred et Mehelma, champs d'expériences controversées
L'immigration aléatoire constituait pour Bugeaud un handicap dans le cadre d'une
entreprise de peuplement voulue durable, arc-boutée sur la fixation des colons à la terre. Peu
des immigrants s'avéraient être des agriculteurs en dehors des insulaires méditerranéens
(Mahonnais, Corses, Siciliens, Sardes, Calabrais, Grecs et Maltais), déjà installés au service
des premiers grands colons Français, et encore! Les métropolitains, guère enthousiastes par
toute perspective les incitant à quitter leurs terres natales, ne formaient pas le contingent de
colons agricoles espéré par l'Etat. Pour Bugeaud, la colonisation civile, insuffisante et peu
qualifiée dans un pays inconnu toujours soumis à la guerre, "présente aux Arabes une
agrégation de familles dont les membres n'ont aucune habitude guerrière. Elle renferme des
vieillards, des infirmes, des enfants en très bas âge; enfin beaucoup de bras inutiles pour le
travail et pour la défense."421
L'insurrection de 1839 qui balaya les premiers essais de colonisation civile lui donnait
raison. Sa vision militaire, même si comme il l'écrit : "Si j'avais pu trouver d'autres mots que
ceux de Colonisation militaire pour désigner le peuplement d'une portion du pays au moyen
de l'élément qu'offre l'armée, je les aurais employés sans la crainte d'effrayer certains esprits
qui ont de la répugnance à voir fonder une société régie en partie par les lois militaires"422, lui
semblait impérative, en particulier dans les premiers temps, car l'armée est pour lui source
"d'hommes vigoureux et accoutumés à vaincre les indigènes". Par souci de compromis, le
peuplement civil serait rendu envisageable lorsqu'il ajoute que "les colons militaires seraient
invités à ramener avec eux, outre leur femme qu'ils iraient chercher en France, un ou plusieurs
individus de leur famille."423
Il ira plus loin en août 1845 dans la tempérance de ses propos et la justification du
principe militaire comme moteur de la colonisation civile pendant que l'opposition politique à
son projet militaire se faisait grandissante, aussi bien à Paris qu'à Alger, compromettant plus
que jamais son projet. Le Maréchal affirmera que "la colonisation militaire favorisera
beaucoup, derrière elle, la colonisation civile. Ce que la première coûtera à l'Etat, enrichira la
421
Bugeaud, op. cit., De la colonisation en Algérie, p. 34.
422
Idem., p. 3.
423
Idem., p. 34.
326
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
seconde qui sera naturellement chargée de satisfaire aux besoins des jeunes colonies qui se
créeront en avant d'elle."424
Il insistera vivement en septembre de la même année, face à un parterre de notables
algériens alors opposés à son projet, en rappelant crûment que : "Pendant que la guerre se
continuait au loin, pour écarter de vous le danger, l'administration exécutait avec une grande
intelligence, avec l'ardeur la plus louable, les plans concertés entre elle et le Gouverneur
Général. C'est ainsi que vous avez vu créés des villages qui formant les premiers jalons de la
colonisation permettent à la spéculation particulière de s'établire entre eux et de remplir
l'espace. En même temps, l'arme fondait des villes à l'intérieur et même sur des points de la
côte où l'administration civile n'était pas encore assise; elle ouvrait des routes, construisait des
ponts, élevait des édifices militaires, et la population civile accourait avec empressement se
grouper autour de nos postes, parce qu'elle était assurée de trouver protection et bénéfice.
Nulle part elle n'a redouté le régime militaire, et les faits ont constamment justifié sa
confiance."425
Mais comme une sentence à l'encontre de la colonisation civile, il énoncera plus loin :
"Quand on a la prétention de dominer, de modifier, de civiliser un peuple aussi guerrier que le
peuple arabe; quand on veut introduire dans le sein de ce peuple un peuple nouveau qui
s'empare des localités et des terres les mieux situées et les plus riches, il serait bien imprudent,
bien insensé de poser devant lui en première ligne une population débile comme celle qui a
été introduite jusqu'ici. Pour dominer […] il faut que nous soyons plus forts, plus moraux,
mieux constitués et plus habiles que les indigènes. Quiconque les a vus de près, reconnaîtra
qu'ils sont supérieurs en force physique et en organisation pour la guerre, à la masse de la
population française."426
Ceci traduit d'une part, la crainte du Maréchal de voir introduire dans le pays une
population civile européenne, à la base plus fragile et de surcroît affaiblie par l'acclimatation
mais aussi difficilement contrôlable d'autre part, cela exprime une certaine admiration à
424
Comité Bugeaud, "Le peuplement français de l'Algérie par Bugeaud. D'après les écrits et discours du
Maréchal" in Le Moniteur algérien, n° du 24 août 1845 - p. 196.
425
Idem. Réponse à un discours de notables d'Alger, le 4 septembre 1845 - p. 173.
426
Comité Bugeaud, "Le peuplement français de l'Algérie par Bugeaud. D'après les écrits et discours du
Maréchal" in Le Moniteur algérien, n° du 24 août 1845, pp. 34-35.
327
l'égard d'un peuple indigène qu'il surestima sans doute, rencontré à cette époque au niveau des
grandes villes d'Alger, Oran, Bône et plus récemment Constantine, dans un climat de guérilla
menée par les milices d'Abd El Kader, extrêmement mobiles, austères et insaisissables. Les
facultés de déplacement et de subsistance de l'Emir ambitionnant un nouvel Etat, arabe, sur
les ruines ottomanes, intrigua longuement l'ensemble de la hiérarchie militaire française, le
stratège Bugeaud en particulier.
La colonisation militaire réinvestira dans un premier temps, par le repeuplement, les
villages "marécageux" à l'abandon depuis l'insurrection de 1839, pendant que la stratégie
défensive reprendra en partie les principes échafaudés sous l'ancien "Plan de Colonisation",
dixit l'Obstacle continu. Bugeaud prit le 18 avril 1841 l'initiative d'émettre l'arrêté qui allait
permettre l'application de son programme. Il annonce la concession gratuite des terres et la
création de centres en modifiant le système adopté en 1836, par réduction des charges et
facilitation des formalités d'établissement des futurs colons.
Nous comprendrons que malencontreusement l'ensemble des documents consultés,
archivés ou publiés, focalisent principalement leur attention sur le mode de peuplement, ses
succès ou insuccès. Alors que la Commission de la Colonisation avait transmis au Directeur
de la Colonisation, le comte de Guyot, son avis favorable quant à la poursuite de la création
de centres pour immigrants en Algérie, dont trois nouveaux essais là où la terre était
disponible, le Gouverneur Général avait déclaré que les territoires réservés à cet effet : Fouka,
Béni-Méred et Mehelma seraient destinés à la colonisation militaire; le Général peu
convaincu de l'efficacité des colons civils au vu de ce qui se passa en 1839. L'appui du
Maréchal Soult, Ministre de la Guerre, déclencha les hostilités entre Bugeaud et le comte de
Guyot, le représentant de l'autorité civile.
Ce dernier parviendra après 7 ans d'âpres oppositions, tantôt sourdes, tantôt déclarées,
à faire démissionner le gouverneur après que le Maréchal Soult, las des retombées politiques
et médiatiques négatives induites par les procédés de Bugeaud, lui demanda par courrier, de
remettre à la colonisation civile les villages de Béni-Méred et Mehelma, à la grande
satisfaction de Guyot.
Malheureusement, peu d'études sont venues analyser l'armature territoriale
proprement dite, à même de mettre en évidence les interactions planifiées entre le territoire,
328
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
l'ensemble des villages, ainsi que les voies de communications qui les relient. Nous
mentionnerons cependant que le système Bugeaud, dans sa version militaire, s'est déroulé en
trois temps, selon le mode de peuplement :
1°/l'appel fait aux soldats libérables à fixer sur le sol algérien dans des villages
construits à leur intention, sur les principes d'un camp militaire. Des lots de terres leur
sont distribués, des maisons types sont mises leur à disposition. Mais le désir de ces
soldats, pour la plupart point terriens, de rejoindre leur famille en métropole s'est
révélé plus fort, ajouté à la solitude vécue dans ces centres, souvent inachevés,
promettant aux "soldats colons" un rudimentaire hébergement en baraques collectives.
Les travaux des champs terminés, l'oisiveté gagnait vite les villages peuplés de
célibataires. Seul le village de Fouka fut effectivement créé, comprenant un périmètre
de 848 hectares. Il connaîtra de nombreuses défections.
2°/ Il sera fait appel aux soldats en fin de service (ceux à qui il ne reste plus que 3 ans
dans l'Armée d'Afrique) pour repeupler les centres créés. Ces soldats devaient combler
le déficit et procéder aux travaux nécessaires (agriculture et construction) laissés
inachevés par les anciens contingents. Par cette mesure, le gouvernement de Bugeaud
pensait fixer sur place, non sans autorité, une population de soldats pour trois ans au
moins car "ce qu'il nous faut, ce sont des hommes ayant encore plusieurs années de
service à faire, voulant se consacrer à l'Algérie et possédant des aptitudes agricoles.
Sur ceux-là, au moins, l'autorité militaire aura plein pouvoir tant qu'ils continueront à
appartenir à l'armée."427
Ceux d'entre eux qui le désireraient, pourraient obtenir à titre définitif une concession
et s'y établir en permanence. Bugeaud voulait susciter la vocation, faire de ces soldats
dont près des deux tiers pensait-il, venaient de la paysannerie française, des terriens
aguerris, mieux préparés que n'importe quel immigrant civil.
L'échec fut encore au rendez-vous, l'immense majorité des soldats établis désiraient
quitter les villages (l'expérience porta sur les villages de Béni-Méred et Méhelma) et
rejoindre la métropole leur service une fois accompli. Et le Gouverneur de s'être
"mépris sur l'état d'esprit de ce terrien (le soldat colon) qui n'avait nul désir de rester en
Afrique où le sort l'avait conduit, et qui attendait avec une impatience fébrile, l'heure
de la libération pour retourner au pays natal, où il retrouverait son clocher, son lopin
de terre, ses vieux parents et sa promise."428
3°/ Pour fixer ces soldats célibataires, le Maréchal envisagea de les aider à constituer
en Algérie une cellule familiale, soit que les soldats fassent venir leurs promises de
France, soit que l'Administration, sous l'égide du Gouverneur Général, s'attèle à faire
venir de métropole des jeunes femmes, et se livrer ainsi à un étrange jeu d'entremise
matrimoniale, officielle et à grande échelle. La mesure connut quelques succès parmi
les soldats désireux s'établir en Algérie. Des mariages collectifs dits "mariages au
tambour" furent alors célébrés sur les places des villages aux frais de l'Administration.
Fouka inaugura cette pratique.
427
Bugeaud, cité par E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1871, Tome 1, p. 12.
428
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1871, Tome 1, p. 11.
329
Sept centres sont créés dès 1842 dans le Sahel429, 14 en 1843, 17 en 1844 répartis à la
fois dans le Sahel, la Mitidja, les plaines oranaises et les vallées de Philippeville dans la
région de Bône.
2/IV. 3c. 2 / Le Plan de Colonisation du Sahel de 1842
La projet de Bugeaud se focalisa dans un premier temps, à titre expérimental et pour
cause de meilleure pénétration européenne, sur le Sahel algérois. Une superficie de 40.000
hectares fut disponible à la suite de l'acquisition des terres confisquées ou expropriées en
1839, en sus de celles définitivement réunies depuis 1830 au domaine de l'Etat. L'ensemble du
Sahel entrait désormais dans le giron de la législation française, l'administration algérienne
commandant au Directeur de l'Intérieur, le comte de Guyot, l'étude d'un plan complet de
colonisation, de sa faisabilité et des moyens à mettre en œuvre. Si les premiers villages
militaires de Bugeaud, au lendemain de 1841, connaissaient un réel insuccès, le plan du Sahel
se voulait plus ambitieux, global, intégrant pour la première fois l'introduction au près de
l'armée, jugée indispensable, de l'élément civil.
Dans sa proclamation d'arrivée en Algérie, le Maréchal ébauchait en 1841 les grandes
lignes de sa stratégie tirant l'expérience des premiers établissements de la Mitidja et la
nécessité de reconduire la création de centres, mais d'une toute autre manière sachant que, nul
meilleurs propos que ceux du Maréchal lui-même : "l'expérience faite dans la Mitidja n'a que
trop prouvé l'impossibilité de protéger la colonisation par fermes isolées et c'est à peu près la
seule qui ait été tentée jusqu'ici (au sujet des fermes ayant précédé puis accompagné l'essai de
Clauzel à Boufarik); elle a disparu au premier souffle de guerre. Ne recommençons pas cette
épreuve avant que le temps soit venu; la force militaire s'y affaiblirait par le fractionnement et
l'armée y périrait par les maladies, sans donner aux cultivateurs la sécurité agricole.
Commençons la colonisation par agglomération dans des villages défensifs, en même temps
commodes pour l'agriculture et assez militairement constitués et harmonisés entre eux, pour
donner le temps à une force centrale d'arriver à leur secours et je me dévoue à cette œuvre.
Formons de grandes associations de colonisateurs […], l'agriculture et la colonisation sont
tout un. Il est utile et bon sans doute d'augmenter la population des villes et d'y créer des
édifices (le rappel est ici fait aux grandes transformations que connaissait la médina d'Alger
en vue d'accueillir d'une part l'administration française se sentant à l'étroit dans l'enceinte des
429
Cherchell (banlieue), Blida (ville européenne), Achour, Draria, Kaddous, Ouled Fayet et Koléa.
330
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
anciens édifices maures et ottomans, en sus de l'afflux constant des nouvelles populations
dans la ville basse); mais ce n'est pas là coloniser. Il faut d'abord assurer la subsistance du
peuple nouveau, […]. La fertilisation des campagnes est au premier rang des nécessités
coloniales […]; avec les villes seules nous n'auront que la tête de la colonisation et point de
corps."430
Le plan, ou plus exactement le système (terme rarement employé par le Maréchal qui
lui préféra délibérément peut-être le mot "plan"431 à l'image d'un "plan de bataille"…), fut
présenté au public début 1842 et "frappe par une rédaction toute militaire, on y parle que de
système intérieur et extérieur, de points d'appui à asseoir, de trouées à boucher."432 Ce "plan"
reste encore influencé par les préoccupations soulevées par l'ex-Obstacle continu.
Les 16 villages prévus devront être dotés chacun d'une enceinte propre, munie de tours
défensives aux angles, de portes surveillées, de ponts traversant les fossés. Le projet prévoit le
découpage des 40.000 hectares du territoire compris entre la Mitidja, l'oued Mazafran à l'ouest
et les hauteurs de Kouba à l'est, en trois zones concentriques : la zone du Fahs couvrant avec
une ligne de 6 nouveaux villages directement Alger, la zone de Staouéli en seconde ligne avec
5 villages, immédiatement suivie du front de Douéra comportant 5 autres villages. Koléa et
Blida reprendront l'idée d'obstacle continu, et seront reliées par un fossé ponctué de 5 villages
supplémentaires (voir fig. 2/IV. 4, p. 333).
Les centres projetés devront être en vue les uns des autres, et des lignes principales
devront être tracées à titre de "voies de grande communication" pour les relier entre eux ceci
d'une part, et d'autre part faciliter l'arrivée de renforts en cas d'attaque. Le principe de
visibilité des villages les uns par rapport aux autres et leur situation sur les voies de
communication, à créer pour la circonstance, constituera pour un long moment le principe
même du système d'implantation des centres créés sous le régime militaire. Nous verrons plus
loin qu'après 1871 et l'écrasement de la dernière des grandes insurrections autochtones, une
430
Comité Bugeaud, Le peuplement français de l'Algérie par Bugeaud (d'après les écrits et discours du
Maréchal) - proclamation du 22 février 1841 -, Ed. du Comité Bugeaud, Tunis, s. d., Sté d'éditions
géographiques, maritimes et coloniales, Paris, s. d., p. 170.
431
C.A.O.M., L32 (villages militaires), Manuscrit anonyme daté de novembre 1839 : Quelques notes sur un plan
de colonisation militaire en Algérie;
432
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à 1893, t. 2, p. 21.
331
pacification plus avancée du pays aidant, permettra de penser autrement l'implantation des
centres (disposition des logiques défensives au sein des plans urbains).
Outre l'aspect territorial, la mise en œuvre du projet impliqua des mesures concrètes
d'accompagnement, les premières en matière de planification, par l'organisation via l'arrêté du
Gouverneur en date du 18 avril 1841, d'un service complet de colonisation et la reconduite du
mode de concession gratuit déjà esquissé depuis 1836. Il sera créé spécifiquement pour
l'Algérie une section de géomètres topographes, définitivement réglementé le rôle du Génie
(projection des centres/plans d'alignement et travaux de fortification), ainsi que celui du
service des Ponts et Chaussées. Celui-ci sera amené à jouer un rôle inédit par l'ouverture des
routes inter-villages, ce corps n'étant pas à l'origine habilité à exercer en territoire sous
commandement militaire. Enfin, reprenant ce qui a été fait pour Kouba ou Boufarik, la
Commission de Colonisation de la Chambre des Députés devra examiner plus en profondeur
les sites d'implantation et le nombre de familles à installer afin d'éviter les erreurs commises à
Dély-Ibrahim.
Avant ce plan global du Sahel, premier coup d'envoi de la colonisation officielle
planifiée à grande échelle, "on avait fait que préluder, par quelques essais plus ou moins
heureux, au mouvement de la colonisation, dont la première période ne commence, à
proprement parler, qu'en 1842."433 Le peuplement des centres ne sera plus l'apanage des
militaires, mais les villages du Sahel devront décongestionner la capitale le jour où les troupes
ne seront plus appelées à la guerre, et devront pour une bonne partie s'en retourner en
métropole. La pacification, pensait Bugeaud, allait créer une situation tendue dans les villes,
la "fièvre de la construction" et des travaux de fortification se ralentissant amèneront
inexorablement à l'explosion du chômage, parallèlement à l'arrivée continue de nouveaux
immigrants.
Les villages du Sahel devaient absorber cette population qui devra être fixée selon la
vocation économique réservée à chacun des centres en projet : industrie, agriculture, marchés
d'écoulement des produits…
433
Encyclopédie du XIXème siècle, 25ème livraison, 15ème. Vol., p. 6.
332
SAHEL
(fig. 2/IV. 4) : Plan de Colonisation du Sahel, Bugeaud (1841-1847). Trois lignes de villages ceinturent
Alger : un repli de la Mitidja vers le Sahel après l'insurrection de 1839 par la création de centres et la
transformation de certains camps militaires en villages de colonisation (militaire puis civile).
(fig. 2/IV. 5) : La Colonisation de Lamoricière, Oran. (carte du G.G.A., publiée par M. de Peyerimhoff.)
333
2/IV. 3c. 3 / Les villages maritimes : Aïn Bénian, Sidi Ferruch et Notre-Dame de
Fouka pour les pêcheurs français, contre la main mise étrangère
Pendant que le Gouvernement Général réfléchit sur le Plan de colonisation du Sahel
algérois, et que Bugeaud expérimente le peuplement militaire, les villages maritimes résultent
du Plan Général de Colonisation de l'Algérie établi par la Direction de l'Intérieur sur les
recommandations de la Commission de la Colonisation de la Chambre des députés. Le
Gouverneur Général, lui-même "colonisateur", soutenait la maîtrise des flux migratoires, afin
d'inciter une colonisation civile qualitative ciblée, et non quantitative. Le meilleur moyen de
garantir un peuplement européen durable, serait de l'engager comme élément complémentaire
à la présence indigène, alors population locale disséminée jugée trop nombreuse pour la voir
négligée ou refoulée.
Les villages maritimes consistaient en la création de petits centres portuaires destinés
au développement de la pêche. La côte algérienne n'offrant que peu d'établissements, ces
villages venaient occuper les points non encore aménagés ou à l'abandon (anciens
établissements antiques et médiévaux par exemple), d'autant plus que de nombreux sites
(anses, baies, péninsules, promontoires…) pouvaient facilement être acquis sans que cela ne
soulève de graves maux fonciers. La loi de 1844 aura dans le cadre du statut des eaux et de la
constitution du Domaine public, pris en compte les territoires littoraux afin de les réunir au
Domaine, sans compter l'existence de terres non cultivées ou de parcours susceptibles de
rejoindre automatiquement le domaine, selon ce même texte.
Cependant, l'idée de "villages maritimes" venait davantage en réponse à l'exécution
d'un mode de peuplement diversifié, qu'une profonde volonté de maillage territorial. Ces
villages, conçus sur le même modèle que les centres agricoles de la Mitidja, devaient abriter
des familles de marins français, faisant de la sorte contre-poids aux pêcheurs européens
clandestins venus s'adonner depuis les rivages nord de la Méditerranée, sans autorisations
aucunes, à leur activité ou occuper de manière informelle certains points de la côte algérienne.
Si le Maréchal Soult ne se préoccupait pas du peuplement en lui-même, ni d'ailleurs de
la nécessité de créer des villages maritimes, le comte de Guyot ainsi que Bugeaud
s'accordaient quant à l'importance d'un peuplement strictement français (de préférence
Bretons pour le premier, Provençaux, Corses ou Roussillonnais pour le second), sachant que
334
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
le Gouverneur "voyait avec déplaisir s'incruster sur les rivages algériens des nuées de
pêcheurs napolitains, siciliens, espagnols, maltais, qui sous le rapport des mœurs et coutumes
laissaient grandement à désirer. […]. Le Gouverneur craignait que si cette inquiétante
invasion progressait chaque année dans les mêmes proportions où elle s'était manifestée
depuis les cinq ou six dernières années, elle pourrait devenir un véritable danger pour la
colonie."434 Le regard porté sur une immigration étrangère européenne est donc très sévère,
l'Administration n'ayant pas pleinement pris conscience de l'importance du phénomène avant
le tandem Guyot-Bugeaud.
Considérés comme nuisibles, ces pêcheurs, remplissant le vide laissé par la marine
ottomane, devaient rapidement, selon Bugeaud, trouver en face d'eux une population française
structurée et sélectionnée en fonction de sa compétence en matière de pêche. Trois villages
seront créés par l'octroi de vastes concessions issues des terres domaniales, ou parfois par
rachat/échange avec les autochtones, à des personnes privées, à condition pour ces dernières
de remplir un cahier des charges précis : la création d'un centre et la garantie de son
peuplement. Il faut reconnaître que la "colonisation maritime" n'aura pas eu la primauté de
l'Etat et n'aura été qu'un auxiliaire du système Bugeaud. Elle est restée circonstancielle, l'Etat
se limitant à l'octroi des terres nécessaires à l'implantation du village, déléguant ainsi la
création du centre et son peuplement à des investisseurs privés.
Le premier village, créé par arrêté ministériel du Directeur de l'Intérieur (et non du
Gouverneur Général), daté du 18 avril 1843, fut Aïn-Bénian (futur Guyotville, puis La
Madrague avant de redevenir Aïn-Bénian après 1962). Le projet fut le fruit de l'autorisation
donnée à un ancien capitaine de la marine marchande nommé Tardis, de construire un centre
contenant 20 maisons aux abords de la plage du Cap Caxine (30km à l'ouest d'Alger). Il sera
attribué à ce concessionnaire 200 hectares de terres, en majorité de broussailles rocailleuses,
800 fr. par maison et 50 fr. par famille installée (le "promoteur" préféra par économie installer
des immigrants français déjà présents sur le sol algérien, contrairement au projet de départ
réservant les villages aux populations maritimes métropolitaines). La mauvaise qualité des
constructions, la dangerosité de la baie, le manque de moyens d'accès, et l'absence de toute
agglomération à proximité pour l'écoulement des produits de la pêche, incita Tardis pour le
maintien des habitants sur site et surtout, l'encaissement de ses primes (800 fr./maison +
434
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, p. 20.
335
50fr./famille), à "louer" des figurants venus d'Alger ! L'opération fit scandale, le village,
dépourvu de périmètre agricole n'ayant pu retenir sur place une quelconque population.
Le deuxième village créé par arrêté ministériel en 1844, Sidi Ferruch, fit opter
l'Administration (sur les conseils du Service de la Topographie) pour la péninsule du
débarquement des troupes en 1830, un emplacement plus protégé, mieux desservi et à
proximité des centres nouvellement crées dans le cadre du plan de colonisation du Sahel : la
Trappe de Staouéli et Zéralda (1844), tout en sachant que la région était jalonnée de
nombreuses fermes. Un débouché aux produits de la pêche était de la sorte assuré,
contrairement au village du Cap Caxine. La concession fut elle aussi confiée à un
entrepreneur privé devant construire 20 maisons pour abriter cette fois-ci des familles
bretonnes sur l'instigation du comte de Guyot. Le village prospéra rapidement, mais d'après
Emile Violard, les Bretons demandèrent leur rapatriement, sans qu'aucune archive ne vienne
nous éclairer sur les motifs de ce renoncement.
Deux années plus tard, en 1846, la création du village de Notre Dame de Fouka fut
confiée au même entrepreneur qui remplit au départ avec succès ses obligations à SidiFerruch. Un même programme fut prévu pour ce centre : 20 feux, mais en plus,
l'administration prévint la réalisation d'un débarcadère, la construction de cales, d'ateliers de
salaison et l'aménagement d'un parc à huîtres, donnant ainsi toutes les chances aux futurs
colons, contrairement aux programmes rudimentaires limités à la construction des maisons
des deux premiers points maritimes créés.
Ici aussi, l'entrepreneur fit appel aux Bretons. Pourtant le village ne survécut pas
longtemps, "les femmes ont le mal du pays, parce qu'il leur manque l'église avec le
recteur"435, les pêcheurs n'ayant non plus pas assez de moyens de se déplacer pour aller
vendre directement leurs produits sur les places des villages alentours. Il se plaignaient de leur
dépendance désavantageuse vis-à-vis des négociants… l'assistanat de l'Etat ne semblait pas
435
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, p. 21.
En observant les plans des premiers villages tels que Boufarik ou encore les centres de Bugeaud, on remarquera
que l'église ne constituait pas une priorité et ne se voyait pas réservée dans les plans d'alignement un
emplacement propre, central, comme cela sera le cas sous l'Empire et après 1871. Les témoignages (pétitions,
collectes, demandes) relatifs à la dotation d'églises sont nombreux au début de la colonisation, signe de
l'attachement aux principes laïcs qui anima les commanditaires et concepteurs des premiers centres,
contrairement aux populations destinées à les peupler.
336
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
toujours suffisant pour donner un élan durable au peuplement et son corollaire, le décollage
économique.
De plus, se limiter aux enquêtes préliminaires des géomètres topographes pour établir
le choix des sites d'implantation des villages se révéla insuffisant, dans le mesure où les
topographes ne prenaient pas en compte le territoire dans sa globalité selon le principe
d'intégration du centre au sein d'une armature urbaine locale. Ils se limitaient à l'énumération
des caractéristiques des terres, des morphologies littorales, des points d'eau potable…
Aïn-Bénian aura grandement souffert de son isolement, de son inaccessibilité, de
même que l'éloignement de Sidi Ferruch et Notre-Dame de Fouka des centres du Sahel les
pénalisèrent fortement. Les villages maritimes ne prospéreront qu'avec l'achèvement du plan
de colonisation du Sahel, la colonisation complète de la Mitidja, le développement des voies
de communication mettant en rapport la côte et l'intérieur du pays, bien après 1848, voire à
partir de 1871.
2/IV. 3c. 4 / La colonisation régionale métropolitaine
On imputa l'échec du peuplement des trois premiers centres maritimes au mauvais
choix fait dans la sélection des contingents français de pêcheurs, et non pas dans
l'établissement prématuré de ces centres sur des points de la côte encore trop isolés, mal
desservis et plus venteux que prévus. On préconisa le peuplement, à l'avenir, des centres à
partir de populations issues de la même origine, d'une même région ou encore issues des
mêmes syndicats. Pour créer une bonne cohésion et renforcer la résistance de ses populations
devant le démarrage d'une nouvelle vie, il ne fallait pas mélanger des masses d'origines
différentes, aux habitudes contradictoires et aux réflexes divergents. On pensa alors à la
création de centres uniquement destinés à un peuplement scrupuleusement établi à partir d'un
recrutement régional, sur la base de corps de métier susceptibles d'intervenir dans la colonie.
Le village de Chéragas inaugura en 1842 ce principe. Village de la première ligne
entourant Alger dans le Plan de Colonisation du Sahel, il devait comporter 79 feux au sein
d'un périmètre de 400 hectares tiré d'une propriété domaniale allotie en parcelles de 4, 6 et 8
hectares chacune. Le village devait accueillir une population spécialisée dans l'industrie du
337
parfum, composée de 70 familles d'horticulteurs venues de Grasse, industrie jugée propice au
territoire de Chéragas, ensoleillé et humide. Le village s'agrandira en 1849 par la création d'un
centre satellite "El-Amrah", serti d'un périmètre de 710 hectares tirés de terres de corporations
religieuses musulmanes et de déshérence…
Le second village à se voir peupler de manière homogène sera le Fondouk436. Créé en
1844 dans la plaine de la Mitidja, il sera peuplé de 6 familles venues de Prusse Rhénane. Ce
village, répondant au désir de la Commission de Colonisation d'investir la plaine, se situe en
dehors du système du Sahel. Sa genèse, outre les partisans d'une Mitidja colonisée au plus
vite, ne revient qu'à la disponibilité de 1200 hectares de terres profondes, riches en humus et
dont une bonne moitié est directement cultivable dans cette partie orientale de la Mitidja. Le
Fondouk souffre cependant d'une position géographique des plus défavorables. Le village est
en effet situé à plus de 32 km à l'est d'Alger, à proximité des marais créés par le débordement
de l'oued Hamiz qui débouche en ce point, immédiatement au sortir de la cordillère atlassique.
Néanmoins, un autre choix ne pouvait s'opérer, sachant qu'aucune réelle loi foncière n'existait
encore dans cette région hors administration civile et, en territoire d'exclusion militaire, que
ces terres provenaient essentiellement de la confiscation des biens séquestrés des Hadjoutes.
Cette politique de peuplement régional, organisé par convoyage collectif depuis la
métropole allait se poursuivre de façon ponctuelle tout au long du XIXème siècle, pour
connaître un boom jamais atteint jusque là avec l'envoi massif des Alsaciens et des Lorrains
voulant conserver leur nationalité française, vers des villages spécifiquement projetés à leur
intention après la défaite de Sedan en 1870…
436
Le village du Fondouk n'appartient pas au Plan de Colonisation du Sahel, excentré par rapport à celui-ci et à
l'est de la vallée de la Mitidja, son existence répond uniquement à la disponibilité de terres domaniales (ou de
confiscation issues du séquestre de 1839) à remettre à la colonisation. Il se situe, comme son nom l'indique, à
proximité de l'emplacement d'un ancien caravansérail à l'abandon, dernière halte-étape avant la Kabylie.
338
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
2/IV. 3c. 5 / La colonisation religieuse : la trappe de Staouéli, pendant civil de la
colonisation militaire de Bugeaud
Dans le souci de créer une nouvelle société européenne en Algérie, complexe aux
éléments complémentaires rappelant la "mère patrie", la colonisation religieuse pouvait
s'apparenter au désir de l'Administration de ne pas laisser en marge l'aspect moral du
peuplement qui ne pourrait se borner aux questions matérielles et économiques. Combien
même les idées philanthropes naissantes dans une France s'industrialisant, les doctrines
agnostiques et/ou humanistes en vogue, à côté du socialisme balbutiant, il est un constat à ne
pas négliger : l'échec constant du peuplement, malgré l'assistance poussée de l'Etat frisant le
paternalisme absolu : de l'octroi de concessions gratuites, à la création de villages aménagés,
jusqu'à la prise en charge de la conception et construction des maisons via la fourniture des
outils agraires et des semences...
Le dépeuplement du village de Sidi-Ferruch, pourtant prospère, ne pouvait laisser
indifférentes les autorités tant le motif le plus lourd fut le nostalgie des femmes des pêcheurs
qui, sédentaires dans leur centre, n'ont pu s'empêcher de réclamer la construction d'une église.
Ces réclamations nous les avons souvent rencontrées au cours du dépouillement des archives
concernant la colonisation en Grande Kabylie.
Si dans un premier temps, l'Administration ne s'encombrait pas de l'église, préférant de
loin préparer techniquement les villages pour l'installation des colons, c'est à dire,
l'allotissement des terres, l'alimentation en eau potable, les chemins d'accès, les alignements,
dans un second temps, celle-ci fut contrainte d'inclure l'emplacement des édifices religieux
dans le plan du centre projeté, de manière distincte, au même titre que la mairie
(administration) ou l'école (instruction publique obligatoire), au point que l'église devint à la
fois un élément fort dans le dessin des plans, et un élément fort à même de maintenir sur place
une population qui devra se familiariser avec les nouvelles conditions du pays.
La présence religieuse en Algérie revêtit au départ un caractère privé, au même titre
que les grandes entreprises industrielles ou financières, qui selon les loi foncières en vigueur
se voyaient attribuées de grandes concessions avec l'obligation de peuplement, soit par la
création d'un centre - en concertation avec les services de la colonisation - ou de hameaux en
accompagnement de grandes fermes collectives.
339
Dans un même principe, une vaste concession fut gratuitement attribuée à un ordre
religieux connu pour l'intérêt et l'habitude qu'il accorde au travail de la terre, en l'occurrence
l'ordre constitué à l'occasion en Société Civile des Trappistes, conformément à la loi de 1844,
permettant aux entreprises constituées en sociétés civiles d'accéder à la terre, à charge sa mise
en valeur et la contribution active au peuplement de la colonie. Le Gouverneur ne voyait pas
d'un bon œil l'arrivée des congrégations religieuses mais acquiesça - par complicité ? - la
proposition de Soult. Le comte de Guyot n'y voyait pas non plus d'inconvénients, tant que
l'introduction régulée de cultivateurs ne posait pas problème.
Le Directeur de l'Intérieur orienta le Père Gabriel sur Bône, en référence à la
symbolique d'Hippone, ancien évêché de Numidie, patrie de Saint-Augustin. Puis le Ministre
ne manqua pas de proposer à cette population de célibataires de s'établir à Méhelma, destiné à
l'origine aux non moins célibataires militaires. Puis est suggéré le Fondouk - trop vaste et trop
isolé - et enfin le camp de Staouéli, encore vierge de tout projet, donc loin de tout conflit en
terme d'attributaires. C'est ici que s'arrêta le choix du Père trappiste dans sa pérégrination. Le
11 juillet 1843, l'ancien camp militaire est cédé à l'ordre religieux437 avec les 1020 hectares de
terres arables qui lui sont attenantes. Le village à créer entrera de surcroît dans le cadre du
Plan de Colonisation du Sahel de Bugeaud, confirmant paradoxalement par le biais de l'Ordre
des moines trappistes, la garantie du peuplement, diversifié et civil, de l'Algérois,
simultanément à l'essai de colonisation militaire en cours au niveau du village de Mehelma
situé sur la "ligne" voisine sud, du Plan de Colonisation.
Les moines consommèrent en surplus les crédits accordés par l'Etat, le gouvernement
Bugeaud s'attachant en particulier à soutenir ces moines dans l'exécution des travaux de
défrichement, de plantation d'arbres, conformément aux exigences édictées par les clauses
régissant l'octroi des concessions gratuites, en sus du crédit de 63.000 fr. que le monastère
reçut en prime d'installation. Le Gouverneur, avec l'accord du Ministre de la Guerre, ne se
refusa pas l'envoi de soldats afin de prêter main forte aux moines. Pour Bugeaud, cette aide
devait indirectement aboutir à la réussite de l'installation de la communauté, manière indirecte
437
Les congrégations religieuses étant à l'époque interdites en France, la demande faite en 1842 à la Chambre
des députés par le R. P. Supérieur de l'Ordre trappiste au sujet d'une concession de terres de culture en Algérie,
fut dans un premier temps fraîchement accueillie, si ce ne fut le Maréchal Soult qui par ironie ne vit
d'inconvénient à cette demande car pour lui, si les religieux n'étaient pas admis en France, leur éloignement outre
Méditerranée, en terre d'Islam de surcroît, ne serait que bénéfique pour la métropole…
340
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
d'appuyer sa politique de colonisation militaire faisant essentiellement appel à des soldats
célibataires, dont la seule préoccupation n'est autre que le travail de la terre.
Le comte de Guyot, conscient du zèle du Gouverneur Général, ne manqua pas de
soulever l'interrogation en mesurant les capitaux successifs investis par le gouvernement dans
cette création sans village, capitaux qui auraient pu servir en l'état à la création de trois centres
de 50 feux, chacun destiné à des familles de colons civils…La création proprement dite du
village de Staouéli n'intervint que plus tard438, par la soustraction d'une partie du domaine du
monastère remis alors à l'Etat pour la constitution du Périmètre de Colonisation du nouveau
centre. Si la presse de l'époque qualifia l'essai trappiste de "colonisation parasitaire" au vu des
capitaux engloutis et son inutilité en terme de peuplement, E. Violard reconnaît en 1920 qu'il
"n'est pas exagéré de dire que cette colonisation fut, pour la colonie, une colonisation
négative."439
Cependant, la colonisation religieuse ne s'arrêta pas pour autant, mais elle fut
réglementée et fortement contrainte à sa participation dans le peuplement. Ainsi les terres
remises au Cardinal Lavigerie dans les faubourgs est d'Alger, devaient permettre la création
d'un centre devant accueillir et encadrer des enfants orphelins, leur octroyant une fois adultes,
un lot de terrain et une maison.
2/IV. 3c. 6 / Les villages arabes ou la "colonisation indigène"
Les villages arabes répondant à la "colonisation indigène" ont constitué pour Bugeaud
une stratégie d'alliance avec les tribus rencontrées - combattues - notamment dans la Mitidja.
Mais cette volonté de fixer les Indigènes sur un territoire à la manière de la colonisation
européenne, ne concerne uniquement les populations soumises, rendues alliées de
l'administration militaire. En d'autres termes, il s'agissait d'appliquer la politique de
438
Il serait intéressant d'entamer une recherche archivistique et monographique plus poussée concernant la
création de Staouéli, car le peu d'ouvrages citant ce centre ne se réfèrent le plus souvent qu'à l'arrêté de
concession daté de 1844 pour signifier la date de création du village, alors que seul, en 1844, le monastère était
élevé au sein des 1020 hectares. Le village est une création plus tardive, suite à l'échec de l'essai trappiste en
matière de peuplement civil, notamment après le départ de Bugeaud en 1847.
439
Op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 19.
341
"récompense pour services rendus à la France" à l'égard des tribus (notamment celles
nomadisant encore dans le Tell dans les années 1840), ayant alors déposé les armes, et
collaborant avec le conquérant.
Par cet exemple, la politique, non pas de Bugeaud, mais de l'ensemble des autorités
militaires ou civiles concernées par les affaires algériennes, ciblait le reste de la population
musulmane dans une opération que nous qualifierons aujourd'hui de "médiatique " ou de
"communication" afin que celle-ci comprenne les intentions de la France à son égard. Si les
historiens rapportent que Bugeaud considérait "le refoulement comme injuste et malhabile"440,
ou encore qu'il "estimait comme indigne de la France d'écraser le vaincu"441, le pragmatisme
réapparaît rapidement quand M. de Peyerimhoff rapporte dans son enquête de 1893 que
Bugeaud croyait "possible de resserrer sur leur territoire les tribus grandement dotées. Ces
emprises doivent être opérées contre paiement ou contre compensation."442 L'idée de
cantonnement émise comme hypothèse plausible par le Général Lamoricière, alors
Commandant en Chef de la Province d'Oran, aux fins d'accroissement du territoire de
colonisation, semble être la raison la plus profonde de la colonisation indigène.
Certes, ces populations pastorales ne cultivaient pas toujours pour elle même la terre,
contrairement à ce qui sera rencontré dans le Constantinois, en Kabylie ou ailleurs. Pour
l'administration française de l'époque, la population musulmane, tribale et pastorale était la
règle. Toutes proportions gardées, on revient à l'image du "sauvage" nord-américain vivant de
chasse et de cueillette, se déplaçant sans cesse sur de vastes territoires dont la mise en valeur
n'est que circonstancielle et circonscrite.
La Mitidja, peuplée soit de métayers autochtones soumis au joug ottoman (ou à de
riches propriétaires) - et donc sans terres - soit de tribus arabes guerrières443 nomades,
possédant tacitement des territoires de parcours traditionnellement définis, la solution
française consistait à fixer ces tribus armées. Il fallait les rallier. Ainsi, nous pouvons croire,
d'après les discours de l'époque, que l'Indigène - confondu au nomade arabe armé écumant le
440
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à 1893, t. 2, p. 26.
441
E. Violard, op. cit., Les villages algériens 1830-1870, Tome 1, p. 26.
442
Idem.
443
Elles grossiront les rangs d'un Emir Abdel-Kader projetant l'instauration d'un Etat moderne sur les ruines des
provinces ottomanes, pendant que la France s'enfonçait profondément dans le territoire exsangue de la Régence.
342
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
Tell - est étranger au travail de la terre, qu'il possède de vastes territoires qu'il ne cultive pas,
et que seuls les terres mises en valeur proviennent du beylik, ou autres aghaliks ou encore des
domaines de maîtres. Il fallait faire miroiter ces tribus libres des richesses tirées du travail de
la terre, notamment selon un savoir faire moderne français.
Une idée de troc germait donc pour pacifier le pays, par l'échange du sol contre les
armes. Bugeaud devisait qu'il fallait faire marcher de front la colonisation arabe avec la
colonisation européenne, qu'une partie du budget de la colonisation devait servir à construire
des villages pour fixer les Arabes à la terre, leur apprendre la sédentarité et les occuper à la
culture, les assister dans la construction de leurs maisons, l'exécution de travaux d'intérêts
généraux tel que l'irrigation, la plantation d'arbres, le défrichage, etc. Des tâches à même de
les attacher au sol comme cela a d'ailleurs été préconisé pour le soldat colon : le dépôt des
armes contre la pioche.
Pour ce faire, les premiers villages projetés étaient destinés aux tribus aux biens
confisqués, mais rendues à la France - abandonnant leur ralliement à l'Emir Abdel-Kader désirant retourner sur leurs terres. Celles-ci déjà attribuées à des colons, la solution fut l'octroi
de nouvelles terres de cultures, des terres de colonisation, mais assez éloignées des centres
européens, ou de leurs anciennes terres, à la fois pour des raisons de sécurité mais aussi, si
l'on en juge le principe avancé par Bugeaud, éviter de réintégrer ces populations à proximité
de leurs anciens haouchs, afin de ne pas fournir aux colons une main d'œuvre agricole
corvéable; il désirait appliquer son principe d'intéressement économique par l'attachement au
sol de ces populations, et la modernisation de leur mode de production.
Le gouvernement projettera dans un premier temps la création d'un ou deux villages,
des modèles comme cela a été fait pour la colonisation militaire, maritime ou religieuse. Les
colons arabes seront assistés d'ouvriers d'art, seront fournis en matériaux tandis que le plan
sera dessiné par le Service du Génie de la Province d'Alger. A cet effet, le Gouverneur
rétablira par arrêté la Direction des Affaires Arabes supprimée en 1839, qui aura la charge du
suivi du programme, en lieu et place du Service de la Colonisation uniquement destiné à
l'élément européen. Les Indigènes seront soumis aux mêmes conditions que leurs homologues
européens : impôts, secours, subventions, prêt de semences et plans d'arbres.
343
Le premier emplacement choisi en juillet 1845 pour le village projeté, se situe dans le
Haouch Gourouaou, à proximité du village militaire expérimental de Béni-Méred. Le
Gouverneur Général de préciser que "ce premier essai doit être le commencement de la
réalisation de tout un système"444 consistant en l'enclavement des villages indigènes dans les
territoires européens, limitant de la sorte l'installation des immigrants étrangers là ou le sol
non surveillé le permettrait. Bugeaud conservait une certaine animosité en vers l'immigration
étrangère, la colonisation maritime, nous l'avons vu, se montrant comme l'expression la plus
directe pour juguler ce flux, ou "fléau" comme aimera à le répéter le Gouverneur Général, la
colonisation indigène se révélant le meilleur moyen d'occuper le sol, à défaut d'un apport
français plus conséquent.
Mais le projet de création de nombreux centres indigènes ne manqua pas
d'incommoder vivement les autorités civiles, ne voyant plus trop l'intérêt même de la
colonisation, si l'essentiel des terres, rares, devait en définitif revenir, par grignotage organisé,
à l'élément autochtone. C'est d'ailleurs dans cette optique que le Gouverneur rencontra
certaines difficultés dans l'établissement de ses villages. En effet, Gourouaou, destiné à 60
familles de la tribu des Béni-Khellil, sur un territoire de 600 hectares allotis en 60 parcelles,
devait, pensait-on, voir ses terres issues du Domaine, alors que se présenta l'avocat d'une
association de propriétaires français, la société Fleury, revendiquant les 600 hectares comme
faisant partie d'un territoire d'une superficie de 1300 hectares acquis aux indigènes en 1834.
Une action inopinée, d'autant plus que les transactions issues des années 1834, s'ils elles
n'avaient pas été dûment régularisées avant la loi de 1844, les titres de propriété
éventuellement présentés ne revêtaient aucun caractère absolu. Passant outre la plainte, le
Bureau Arabe de Blida dont dépend le territoire de Gourouaou, appliqua le programme
gouvernemental tandis que l'association se vit déboutée.
Le second village sera le Cap-Matifou, qui à son tour rencontrera une vive résistance
de la part des colons résidant à La Rassauta, réclamant les terres choisies. Ici, le Gouverneur
donna carte blanche aux officiers des Bureaux arabes, les terres réunies au domaine pour
raisons d'inculture par la loi de 1844 ne permettant pas leur rétrocession. Les 5000 hectares
domaniaux où campèrent depuis 1835 sur autorisation du Général Voirol les membres de la
même tribu des Aribs - pour cause de services rendus à la France, en l'occurrence la fourniture
444
Bugeaud cité par M. de Peyerimhoff , op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle, de 1871 à
1893, t. 2, p. 27.
344
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
de nombreux cavaliers - furent mis à leur disposition, à condition de s'installer dans le village
dessiné par le Génie et de se soumettre aux obligation de résidence, de mise en valeur et de
plantation d'arbres, à l'instar des colons européens. Le village ne verra pas le jour avant la
démission de Bugeaud en 1847.
Note : Le Conseiller Directeur de la Colonisation, Mr. Lemyre de Vilers, nous apprendra le
14 novembre 1877 dans son rapport sur la colonisation en général (à l'attention du
Gouverneur Général Chanzy dans le cadre de son Programme de 1877-1888 suite aux
réformes administratives entamées par son prédécesseur De Gueydon), que de 1841 à 1850,
"sous l'empire de la réglementation de 1841 une vive impulsion est donnée à la
colonisation", 99 centres sont créés : 45 dans la Province d'Alger, 35 dans la Province
d'Oran et 19 dans la Province de Constantine.
2/IV. 3d : Le système Lamoricière en Oranie, un système semi-libéral
Élevé au grade de Général en 1840, ancien polytechnicien et officier du Génie,
Juchault de Lamoricière, saint-simonien fervent, fut nommé par le Ministre de la Guerre, le
Maréchal Soult, Général commandant de la Province d'Oran. L'accession de Bugeaud au poste
de Gouverneur Général et l'impulsion de ce dernier faite à la colonisation, impliqua
Lamoricière dans le projet plus global de colonisation-aménagement de l'Algérie, sur
intention de la Commission de la Colonisation de la Chambre des députés à Paris, qui ne
s'accommodait que partiellement de la vision militaire de Bugeaud, en particulier au niveau
du peuplement.
Par "réaction contre le caporalisme excessif de son chef"445 dans la Province d'Alger,
Lamoricière était chargé de mettre au point un système plus ouvert aux civils, et pour certains
députés de l'opposition, plus favorable à la colonisation économique. M. de Peyerimhoff
baptisera plus tard, non sans exagération, le système mis en place par Lamoricière de
"Colonisation à l'entreprise"446, formule à forte teinte économiste, financière et privée, qui
sera paradoxalement reprise sous le Second Empire pour cette fois circonscrire le peuplement
civil. Entouré d'une forte équipe spécialisée formée de polytechniciens de son état-major, il
445
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Le cas de
l'Algérie, Livre II, p. 260.
446
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1830 à 1871, t. 1, p. 25.
345
préférera la prospection, l'étude et l'analyse théorique en amont, contrairement à la méthode
plus directe de Bugeaud qui pratiquait l'implantation des centres là où l'Etat possédait la terre,
pour ensuite les relier les uns aux autres par l'ouverture de voies de communications
spécialement conçues à cet effet. Pour Lamoricière, il fallait se rendre d'abord sur le terrain,
étudier la nature du sol, rechercher l'existence de points d'eau permanents, mesurer la qualité
des terres et apprécier les emplacements stratégiques.
La disponibilité des terres ou pas, ne constituait guère pour l'atelier de Lamoricière un
point de fixation, car celui-ci prévoyait la négociation avec les populations musulmanes pour
l'achat, y compris au prix fort, ou l'échange d'une partie de leurs terres, là où notamment les
ressources en eau sont importantes pour la viabilité d'un centre et la mise en valeur des sols. Il
proposait aussi le resserrement de certaines tribus richement dotées sur une partie plus
restreinte de leur territoire comme le préconisait Alexis de Tocqueville, contre compensations
financières ou en nature, libérant ainsi pour la colonisation l'aire supplémentaire dont elle
avait besoin. Pour coloniser, l'Etat devait mettre les moyens dont il disposait, juridiques ou
financiers, pour la préparation des terrains dont il projetait l'occupation.
Contrairement au système algérois, très centralisé et financièrement supporté par
l'Etat, le système Lamoricière préconisait l'association massive des capitaux privés, triés et
subordonnés à un cahier des charges préétabli avant adjudication, l'Etat devant limiter son
action au strict minimum. Lamoricière s'en justifiait en indiquant selon ses propres termes
rapportés par E. Violard : "Je ne veux pas de ces dépenses exagérées imposées à l'Etat par le
luxe d'établissements et de travaux publics dont ont été dotés les nouveaux villages des
environs d'Alger; J'exige simplement le strict nécessaire pour assurer l'existence des
habitants."447
Par voie de conséquence, Lamoricière se démarque ouvertement de la vision de
Bugeaud. D'ailleurs, les deux hommes n'entretiendront jamais de relations amicales, sachant
447
Emile Violard nous précise que les archives concernant le système Lamoricière en Oranie sont extrêmement
rares, contrairement à la riche littérature relative aux plans de colonisation du système Bugeaud. Pour ce faire, il
eut recours et suivit au plus serré les travaux de recherche effectués par Victor Demontès au niveau des quelques
archives réparties entre le Ministère de la Guerre et la bibliothèque de l'Arsenal dans le cadre de l'ouvrage publié
La Colonisation militaire sous Bugeaud. Aujourd'hui, un nouveau dépouillement se révélera intéressant au
niveau des dépôts regroupés au sein du C.A.O.M., sous la rubrique générale : Colonisation (des essais tentés ),
du fonds du Gouvernement Général de l'Algérie (séries L).
346
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
le Gouverneur Général percevant "ironiquement" selon E. Violard, en Lamoricière "un doux
rêveur" dont le système "échouerait fatalement", fournissant au capitalisme d'association un
terrain favorable à la "spéculation et l'agiotage". Bugeaud pointait du doigt les propositions de
Lamoricière jugées trop proches de la doctrine des anciens "économistes" qu'il rappelle à
souhait défavorable à la colonisation officielle, allant jusqu'à considérer son "système […]
seulement à l'égal d'une foule d'autres petits moyens, qui contribueront à peupler la zone
civile indiquée"448 par l'Administration supérieure.
Pour Lamoricière, l'Etat se contenterait de fournir la terre, entreprendre les études
préalables de conception et d'installation des centres, ainsi que l'ouverture des voies tandis que
la concession serait aliénée aux sociétés d'investissement privées, alors soumises à un cahier
des charges moyennant clause de peuplement et de résidence des colons et ce, selon les
dispositions des lois foncières et du régime de concession en vigueur449. Lamoricière "fondait
ses espoirs sur l'établissement d'un régime civil, la décentralisation des institutions et
l'initiative privée."450 Les travaux d'exécution devaient être à leur tour soumis par adjudication
à des entreprises privées, délestant ainsi l'Etat des charges financières exécutoires, orientant
les actions de ce dernier sur le stricte programmatique : l'acquisition des terres et les études
préparatoires.
Il faudra attendre l'ordonnance royale de 1846 portant sur la création de huit
communes enclosant le territoire de la ville d'Oran, pour que prenne concrètement forme le
système Lamoricière. Le Maréchal Soult commandera au Gouverneur Général une enquête
précise dans laquelle devront être déterminés les meilleurs points d'implantation des villages
dans le périmètre des communes ainsi créées. Les études engagées par Lamoricière
préconisèrent comme premier territoire de réception de son système, le "triangle" dont la base
longe la côte entre Oran et Mostaganem, alors que le sommet pointe vers Mascara, à la limite
du Royaume du Maroc.
Ses techniciens et ingénieurs devront se rendre sur site, outre la construction inédite
d'un recueil d'informations précises relatives à la nature du sol, aux cultures envisageables et à
448
Bugeaud, op. cit., De la colonisation en Algérie, p. 27.
449
Arrêté de Bugeaud du 18 avril 1841 sur la concession gratuite; la loi foncière de 1844 et l'ordonnance royale
du 9 novembre 1845 réservant au seul Roi le droit d'attribuer les concessions.
450
S. Almi, op. cit., Urbanisme et colonisation. Présence française en Algérie, p. 19.
347
l'existence des points d'eau potable et/ou d'irrigation, pour indiquer les voies de
communication à projeter en urgence, rechercher les assiettes d'implantation des futurs
villages et déterminer des points stratégiques de fortification pour la défense du territoire
(camps militaires fixes et mobiles, tours de gué, réduits…).
Lamoricière fera porter une attention particulière au relevé des établissements romains
dans la région au vu de l'intérêt porté par cette civilisation antique à l'hydroscopie, clé de
voûte du système du Général Commandant. Enfin, les examens de principe du terrain,
préalables et obligatoires, innoveront par la constitution d'une commission composée de
pharmaciens et de médecins chargés de vérifier les questions d'hygiène et de salubrité des
sites choisis et ce, avant tous travaux d'exécution.
L'ensemble du personnel chargé d'observer scrupuleusement le terrain annoncera en
précurseur les futures missions ou "points de vue"451 d'analyse que devront rendre compte les
Commissions d'Enquête. Il sera rapidement joint aux équipes de Lamoricière, un interprète un militaire souvent détaché des Bureaux arabes, dans la mesure où le territoire de
colonisation se situe généralement en zone militaire ou en zone mixte - qui aura pour tâche
principale la négociation avec les propriétaires indigènes, individuels ou collectifs, pour
l'acquisition des terres (achat/échange, déplacement) non sans avoir préalablement identifié le
statut de détenteur de ces derniers, soit en tant que propriétaires de plein droit soit usufruitiers.
Lamoricière estimait qu'il devait être fait appel aux colons que de manière ultime, une
fois les choix des sites arrêté, le statut des terres définitivement établi et les travaux
d'exécution achevés avec notamment452 :
- l'alimentation en eau potable jugée vitale, les cas de Dély-Ibrahim et bien d'autres
baraquements ou centres mal implantés dans l'Algérois ayant fait preuve du sérieux
de la question.
- la canalisation des eaux de surface et leur drainage, car les mésaventures de Boufarik
illustrèrent parfaitement le bien fondé des questions de salubrités.
Lamoricière s'opposait fermement aux plans de villes et villages complexes nécessitant
des travaux de nivellement, des rampes d'accès, de grandes rues d'apparat, bref, une urbanité
451
C.A.O.M., Série L, dossier L20, Projet d'arrêté impérial du 23 août 1859 reprenant les termes de l'arrêté de
Bugeaud du 2 avril 1846.
452
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 29.
348
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
sophistiquée reproduisant à l'identique ce qui existe en métropole. Pour lui, une ville ou un
village de colonisation doit se singulariser par sa simplicité, son économie, son emplacement
judicieux et sa desserte aisée et ce avant toutes choses. Il se démarque clairement des villages
de Bugeaud gourmands en main d'œuvre et en moyens, annonçant les plans
"arithmétiques"453, parfois simplistes des Ponts et Chaussées à partir de 1871.
Pour lui, la participation minimale de l'Etat constituera une source d'économie
budgétaire non négligeable si bien que la réalisation des édifices publics et le pourvoie des
besoins généraux des villages devront, selon les clauses établies par le cahier des charges, être
du ressort des entreprises privées454. Celles-ci devront en outre garantir l'installation dans un
délais de trois, quatre ou cinq ans, un nombre prédéterminé de familles selon la dimension du
centre projeté.
Il devra être réservé dans chacun des périmètres un quart de la surface à la constitution
d'un communal et créé des jardins autour des centres (et non des enceintes ou des fossés, les
questions de défense étant prises en charge par la fluidité du réseau des voies de
communication et la dissémination de réduits défensifs sur le territoire). Il est en outre
introduit pour la première fois en matière de peuplement, une clause dans tous les contrats
passés avec les colons, qui ne les constituera propriétaire de 4 hectares de terres arables
uniquement sur la base du sérieux et de l'état d'avancement des travaux agricoles et ce, dans
un délai fixé par l'Administrateur du centre créé.
Or, le grand projet de Lamoricière pour la colonisation dans l'Oranie pâtira des
rivalités entre partisans de l'expansion de la colonisation civile et partisans de la limitation de
celle-ci. Les Bureaux arabes (sous le commandement de Walsin d'Esthéranzy) alerteront les
tribus indigènes - ainsi que le Gouverneur Général - quant au procédé du prélèvement
obligatoire du meilleur des terres visées (en l'absence de rachats possibles). Ce procédé, basé
sur la disproportion entre la densité de la tribu et la superficie de ses terres aura fait germé
l'idée de regrouper ou "condenser" ces populations sur une partie de leur territoire. Naissait le
concept de cantonnement des tribus indigènes…
453
Cf. A. Picon, L'invention de l'ingénieur moderne. L'école des Ponts et Chaussées, 1747-1851, Presse de
L'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, Paris, 1992.
454
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 30.
349
Profitant de l'inquiétude que pouvait susciter ce procédé au sein des populations
musulmanes, les adversaires de Lamoricière présenteront les intentions de ce dernier comme
un moyen de spoliation allant dans le désintérêt des populations musulmanes (mais aussi
sous-entendu la mise à mal des intérêts militaires devant l'afflux de populations civiles
européennes). Les tribus qui s'étaient engagées à vendre une partie de leurs propriétés ou se
resserrer sur une partie de leur territoire (si elles n'en étaient qu'usufruitières), se ravisèrent, ou
même résistèrent au point que Lamoricière ne réussit pas à constituer l'emprise territoriale
nécessaire à l'installation des 2332 familles, à répartir entre un nombre total de centres qu'il
n'a pas eu le temps de déterminer dans les huit communes créées à cet effet. Mais une
vingtaine455 de centres seront projetés dans la province, mais peuplés que bien plus tard, après
1871!
Le Maréchal Gouverneur Général ne se privera pas à l'occasion de rappeler ses
principes fondamentaux en matière de colonisation, dont il se considère comme le garant
officiel selon les termes de la circulaire du 20 mars 1847, adressée aux services de son adjoint
officiant dans l'Oranais : "Général, je crois vous avoir dit plusieurs fois que ma doctrine
politique vis-à-vis des Arabes était non pas de les refouler, mais de les mêler à notre
colonisation, non pas de les déposséder mais de les resserrer sur le territoire qu'ils possèdent
et dont ils jouissent depuis longtemps, lorsque le territoire est disproportionné à la population
de la tribu. Je considère la longue possession comme l'équivalent de titres écrits."456
Lamoricière s'éloignait, selon Bugeaud, des doctrines d'association saint-simoniennes aux
quelles Lamoricière avait souscrit…
Une seule commune, le Tlétat, eut le temps durant l'année 1847 de trouver preneur
adjudicataire, pendant que le Ministre de la Guerre, le Général Trézel, en remplacement du
Général Moline de Saint-Yon, envoyait à Lamoricière l'ordre immédiat de surseoir au
déplacement des tribus indigènes, de crainte de voir se déclarer une rébellion, en regard des
rapports alarmistes alors dressés par les Bureaux arabes de la Province. Mais 35 villages au
total verront le jour grâce à l'arrêté du Maréchal Bugeaud daté du 2 avril 1841, basant
l'acquisition des terres de colonisation sur les réserves domaniales.
455
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport du Conseiller d'Etat, Directeur des
Affaires financières au Gouverneur Général, le 14 novembre 1877.
456
Comité Bugeaud, op. cit., Le peuplement français selon Bugeaud (d'après les écrits et discours du Maréchal),
circulaire du 20 mars 1847, p. 193.
350
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
2/IV. 3e : Le système Bedeau dans le Constantinois : la synthèse et la superposition des
systèmes Bugeaud et Lamoricière
Le Lieutenant Général Bedeau commandait la Province de Constantine, plus ou moins
pacifiée après la prise récente de la ville éponyme, en 1839. Dans l'Est de la Régence, seuls la
ville de Bône et l'ensemble du littoral courant jusqu'à Bougie relevaient de l'autorité française.
Cette frange comprenait les quelques hectares de terres situées dans les plaines côtières
provenant des biens beylicaux.
Plus prudent et plus attentif, le Lieutenant Général temporisa avant de mettre au point
un système global de colonisation propre au Constantinois. Observant d'abord avec minutie
les idées avancées par Bugeaud et Guyot, puis non sans intérêt celles de Lamoricière, Bedeau,
moins affirmé sur le plan personnel et moins marqué idéologiquement, désira échafauder un
système plus consensuel, capable d'ajuster les positions à l'époque difficilement conciliables
entre les deux principaux camps et/ou acteurs de la colonisation en Algérie, en l'occurrence
les partisans de la colonisation militaire (le Gouverneur Général Bugeaud et dans une moindre
mesure le Ministre de la Guerre, le Maréchal Soult) et les partisans de la colonisation civile
(le comte de Guyot, Directeur de l'Intérieur et Lamoricière soutenus par la Chambre des
Députés). Emile Violard citant Demontès nous apprend que "l'esprit pondéré de Bedeau
corrige ce qu'il y a d'excessif dans le système du Maréchal, ce qu'il y a d'imprudent dans celui
de Lamoricière. Et, quand il a séparé le possible de l'impossible, le réel du fantaisiste, il
combine les éléments qui lui restent, il les emploie tous et en forme son propre système."457
Sans originalité ni innovation, Bedeau se contente en réalité d'allier les deux systèmes
à la fois. Demontès semble s'engager trop en avant lorsqu'il affirme que le Lieutenant fit un tri
sélectif dans l'élaboration de son plan, pour ne retenir que les idées susceptibles de succès et
écarter celles ayant mené à l'échec. En réalité, il n'eut pas l'éventualité de mesurer
chronologiquement, les effets réels des deux systèmes alors appliqués sur le terrain.
Lamoricière n'a guère eu le temps de mettre en adjudication qu'une seule commune sur les
huit prévues, alors que le système Bugeaud, simultanément dispersé entre la colonisation
militaire, la colonisation religieuse, la colonisation arabe ainsi que la colonisation maritime,
conjointement aux actions "civiles" de Guyot, il dut démissionner en 1847 ne laissant que
quelques essais expérimentaux. Bedeau ne survécut pas non plus à la démission en 1847 de
457
Op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 30.
351
Bugeaud mis à part un bref intérim à la tête du G.G.A. à l'automne de la même année. Nul ne
peut par conséquent nous indiquer quelles ont été réellement les intentions du Général
commandant la Province de Constantine, tant ses modèles référentiels n'ont connu qu'une
application partielle.
Cependant, nous pouvons affirmer qu'il ajusta un assemblage complet et théorique des
deux projets, n'omettant aucunes des propositions avancées de part et d'autre, en Oranie et
dans l'Algérois. Il choisit par pragmatisme évident, les territoires des banlieues de Bône (voir
fig. 2/IV.6, p. 354) , Guelma, Skikda (Philippeville) ainsi que les alentours immédiats du chef
lieu de province, Constantine458, pour leurs ressources en terres beylicales et terres
séquestrées réunies au Domaine privé de l'Etat. Pour l'état major de Bedeau, il est certain que
la plus grande prudence a subséquemment été employée quant à la provenance des terres. Il
ne s'aventura pas dans les acquisitions incertaines - par l'achat ou l'échange - et encore moins
dans le refoulement des tribus makhzen sur une portion excentrée de leur territoire. Tout au
plus, en dehors des terres beylicales, il envisagea de traiter avec les tribus usufruitières, les
"cantonner" sur une partie de leur territoire moyennant compensations. La question foncière
était encore récente et trop délicate dans le Constantinois pour que le Général Commandant y
risque son système. Il craignait de voir se reproduire le chaos foncier qui sévît dans la
Régence au début de la colonisation.
Voyant plus grand que ses collaborateurs, il préconisa l'installation de vastes villages
comprenant cent feux (comparés aux vingt à quarante feux des centres projetés par Bugeaud
ou Lamoricière). Il prévoyait leur peuplement en faisant exclusivement appel aux fermiers
français, minutieusement sélectionnés selon leurs ressources. Il désirait pour son système "une
population productrice soit par la vigueur de ses bras, soit par la puissance de ses capitaux."459
Il réservera dans chaque village un quartier pour une quarantaine de soldats libérables, ayant
encore devant eux trois années de service militaire et désireux - par engagement - devenir
concessionnaires après l'achèvement de leur service. Il leur sera réservé un lot à bâtir ainsi
qu'un lot de culture contre la garantie de défendre leur village en cas de besoin. A l'instar des
civils, ils devront eux-mêmes avancer les frais de construction de leur maison et cultiver leur
terre selon les clauses d'un cahier des charges préétabli.
458
Il s'agit des vallées de l'oued Rhummel, Bou-Merzoug, Meridji et Semendou.
459
Bedeau cité par S. Almi, op. cit., Urbanisme et colonisation. Présence française en Algérie, p. 20.
352
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
Remarque : Les cahiers des charges des divers systèmes de colonisation imposent dans
leur ensemble des conditions communes de résidence, de mise en valeur des terres, de
construction et de plantation d'arbres. Les variantes s'articulent généralement autour des
délais de mise en culture et de résidence, des conditions d'obtention des crédits,
d'aliénation, d'hypothèque…
Ainsi, chaque village comptera une petite garnison en exercice, des civils et d'anciens
soldats devenus colons mais expérimentés, et toujours prêts à consentir pour la défense du
village. Le système Bedeau réalise ici un judicieux compromis entre colonisation militaire et
colonisation civile. Dans son système, l'ouverture de nouvelles routes n'était pas en reste afin
de faire communiquer les villages entre eux ainsi qu'avec les villes.
Ces routes, outre qu'elles devront se montrer pratiques pour une prompte intervention
des secours, ou des renforts en cas d'attaques, desserviront de grands lots de fermes concédés
aux investisseurs privés qui en feront la demande, contre garantie de mise en culture dans les
délais de peuplement et de résidence permanente. L'aliénation des terres concédées est
strictement prohibée conformément à la loi de 1844. La concession de lots de fermes à des
personnes morales ou privées, est le compromis de Bedeau avec la fraction influente de
l'administration civile, toujours désireuse selon l'ancien concept "coloniste" de développer la
colonisation économique du pays, et drainer de la sorte une masse non négligeable de
capitaux. Mais le Général Commandant n'avait pas réellement mesuré la profondeur des
divergences qui existaient entre les doctrines des tenants de la colonisation civile et celle des
militaires. Tenter de réunir et concilier les deux tendances sur une portion aussi réduite du
territoire de la colonie, jusqu'à les faire côtoyer dans un même village, n'allait pas pour
arranger les choses, bien au contraire.
Il attira contre lui Bugeaud alors très hostile à la mobilisation de l'armée au service des
grands concessionnaires privés. Celui-ci affirma dans une lettre adressée en avril 1847 au duc
d'Aumale que "je ne veux pas immobiliser successivement toute l'armée en la mettant en
faction pour garder infructueusement les barons en gants jaunes, mais sans casques, sans
cuirasses, et sans lances qui veulent se partager le sol de l'Algérie"460, tandis que les civils
voyaient d'un mauvais œil l'omniprésence de militaires dans les villages, en sus des
animosités naissantes entre les différents corps techniques chargés de l'exécution des travaux,
460
Comité Bugeaud, op. cit., Le peuplement français de l'Algérie par Bugeaud (d'après les discours et écrits du
Maréchal), p. 18.
353
d'une part les corps d'Etat, le Génie et les Ponts et Chaussées et d'autre part, les ingénieurs
privés (se sentant exclus alors qu'ils s'organisent en métropole) et les entreprises
adjudicataires.
Le système Bedeau, encore trop théorique et intégrateur par excès, n'a pas su
coordonner et répartir clairement les rôles entre les divers acteurs techniques, d'autant plus
que Bugeaud, à la demande de ses officiers, signa le 21 avril 1841 l'arrêté dans le quel seul le
Génie était habilité à agir en dehors des agglomérations sous administration civile (donc dans
la majorité des territoires), tandis que les Ponts et Chaussées seraient confinés aux travaux de
réfection et d'entretien dans les villes (cet arrêté sera confirmé trois ans plus tard par l'arrêté
ministériel du 16 février 1844 : Les banlieues des villes étant soumises à l'administration
militaire, le corps civil des Ponts et Chaussées, frustré, n'eut pas le loisir non plus d'y exercer
son savoir-faire dans le cadre important des extensions urbaines…). Las des querelles que son
projet suscita, des oppositions qu'il rencontra et des effets inverses de ceux escomptés
(Bedeau réussit à rallier contre lui Bugeaud l'affublant "qu'il avait le tempérament de son
nom"461, les Bureaux arabes civils et militaires, les corps d'Etats chargés des travaux publics,
des personnalités financières...). Bedeau finit à son tour par démissionner en 1847 avant
même qu'il n'eut mis à exécution son projet. démissionner en 1847 avant même qu'il n'eut mis
à exécution son projet dans son ensemble.
(fig. 2/IV.6) :
U n rare
c r o q u i s
i l l u s t r ant
dans son
ensemble un
système
planifié d e
centres. Il est
ici limité à
"l'Arrondisse
-m e n t d e
Bône.
Délimitation
du territoire
c i v i l et
judiciaire".
Système
Bedeau.
C.A.O.M., L33
(Villages routiers)
461
Bugeaud cité par E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p. 30.
354
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
Figures 2/IV. 7 à 9 : Tentatives de quantification abstraite et préalable des besoins pour
les centres militaires à créer, en série, dans le cadre du système de colonisation de
Bugeaud. Les plans des villages destinés à l'accueil des soldats célibataires, puis des
familles, s'affranchissent, sans grand succès, de l'acte géométrique traditionnel au savoir
faire du Génie, les ingénieurs militaires cherchant à se rapprocher ici des modèles
"arithmétiques"462 appliqués par le service des Ponts et Chaussées alors plus "moderne en
ce XIXème siècle."463 Mais la forme prédomine encore chez les ingénieurs du Génie (voir à
ce propos les chapitres 2/V.2 : le Génie et 2/V. 3 : Les ingénieurs des Ponts et Chaussées).
(fig. 2/IV. 7) : "Plan d'un village pour vingt familles"
C.A.O.M., L32 (villages militaires)
La distribution spatiale diffère dans ces cas de "villages militaires" des plans urbains civils
traditionnellement adoptés par le Génie. Ici, les principes de casernement et de
castramétation sont plus évidents.
462
A. Picon, op., cit., L'invention de l'ingénieur moderne. L'école des Ponts et Chaussées, 1747-1851.
463
Idem.
355
(fig. 2/IV. 8) : "Plan d'un village de 40 familles"
C.A.O.M., L32 (Villages militaires)
(fig. 2/IV. 9) : "Plan d'un village de 68 familles"
C.A.O.M., L32 (Villages militaires)
356
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
(fig. 2/IV. 10) : "Plan du village de l'Oued Sghir", Province de Constantine. 1843 (Système
Bedeau).C.A.O.M., L6 (Colonisation, Centres en projet, Législation, Divers…). Plan type du service du
Génie pour les villages civils dont le modèle proviendrait des premiers plans dressés au XVIIIème
siècle dans le Nouveau Monde (voir chap. Le Génie, p. 409), outre Neuf-Brisach.
2/IV. 3f : Le Comte Guyot, Ministre d'Etat, pour une colonisation civile parallèle aux
systèmes du Gouvernement Général de l'Algérie
Le système Bugeaud piétinant, les systèmes Lamoricière et Bedeau inachevés, seul le
comte de Guyot se saisît des occasions foncières offertes pour installer le plus rapidement
possible les immigrants affluant vers l'Algérie, français ou étrangers (Suisses et Allemands en
particulier), notamment depuis la campagne publicitaire menée par le Gouverneur Général en
métropole, et en Europe, durant les années 1843 et 1844 dans le cadre du Plan de
Colonisation. Le comte Ministre, jouissant d'un pouvoir certain au sein du Gouvernement
français, ainsi que de la Chambre des députés, responsable de la Commission de la
Colonisation, n'attendit pas la concrétisation des projets devant l'urgence de la situation.
357
Il se chargea dans un premier temps de peupler les 14 villages créés dans le Sahel par
Bugeaud, comprimant ainsi les velléités du Gouverneur dans son projet de peuplement
militaire, avant de réaliser 3 nouveaux villages dans les environs de Blida (Montpensier,
Joinville et Dalmatie) et un quatrième pas loin du Fondouk dans la Mitidja. Il fit réaliser en
Oranie devant l'afflux des candidats étrangers, trois villages avec Misserghin, Mazagran et
Rivoli, pendant que prenant le relais de Bedeau, il fait construire dans la banlieue de
Philppeville, les centres de Saint-Antoine, Valée, Damrémont…
Il totalisera durant la période 1841-1847 près de 38 villages en dehors des systèmes
préconisés, non aboutis et consternants pour les colons-candidats venus s'y établir. La
majorité des villages était inachevée, nombre d'entre eux étaient difficiles d'accès ou même
inaccessibles, et ne possédaient aucune construction, pas même de maisons pendant que les
lots de terrain à concéder n'étaient pas toujours bornés. Les colons étaient contraints de se voir
logés sous des tentes ou dans des baraquements de fortune, et nourris grâce aux rations
distribuées par les militaires. Les conditions d'hygiène déplorables et l'inadaptation climatique
firent des ravages au point que selon E. Goinard, la dysenterie décima enfants et adultes
pendant que seul "l'alcool était un consolateur", au point de devenir un facteur aggravant des
conditions morales et matérielles de vie dans ces centres virtuels, sachant que dans le cas du
village de Draria, pourtant une création de Bugeaud "il y avait 8 cabarets pour 42 feux. Les
documents de cette époque sont sinistres et parfois hallucinants."464
Tel était le tableau laissé par Bugeaud après sa démission en 1847, las des obstacles
qu'il rencontra dans la concrétisation de son projet initial de peuplement militaire, malgré
certains compromis au profit des civils.
464
E. Goinard, op. cit., Algérie, l'œuvre française, p. 93.
358
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
2/IV. 3g : 1848-1852, "Les Colonies Agricoles" inspirées par le "plan Enfantin", un principe
viable mais une mise en application aléatoire
Avec la Révolution de 1848, la colonisation ne fut pas remise en cause, mais au
contraire repensée selon une vision républicaine nouvelle. Il n'était plus question d'envoyer
vers l'Algérie des contingents d'immigrants sélectionnés selon leurs ressources, leur
nationalité ou encore leur spécialisation professionnelle. Il était plutôt requis d'y convoyer la
masse des sans emplois qui peuplaient les grandes villes françaises et qu'il fallait rapidement
occuper. Le but des initiateurs du système était d'associer en Algérie "le prolétaire français et
le prolétaire arabe en un labeur commun qui, au bout de dix ans, devait leur assurer la
propriété du sol qu'ils auraient fait fructifier."465 La métropole déversait par conséquent sur
l'Algérie ses éléments potentiellement turbulents, pour des raisons économiques, seule option
à même de soutenir le peuplement français recherché, mais jusque là difficile à obtenir.
Il ne s'agissait pas de transformer délibérément le pays en dépotoir pour "rebuts" de la
société, comme l'avait craint auparavant Bugeaud, mais cela relevait davantage d'un acte
social insufflé par les idées d'Enfantin, désireux d'expérimenter en Algérie un mode de
peuplement nouveau, collectif et socialiste, à l'avantage des métropolitains. La "Colonisation
Agricole" espérait par conséquent "débarrasser Paris des ouvriers au chômage et conduire à
l'extinction du paupérisme."466
La nouvelle République débloquera 50 millions de francs pour le projet, une somme
jamais mobilisée jusque là pour la colonisation si l'on sait que Lamoricière, alors soucieux de
préserver les finances de l'Etat, présentait fièrement pour l'exécution de son système une
facture s'élevant à peine à 280.000 francs! Au vu de cette étonnante somme avancée par le
nouveau gouvernement, la presse de l'époque qualifia le projet étatique des "Villages
Agricoles" d'acte politique inédit - tout autant médiatique - de "Projet des 50 millions". Cette
même année 1848, les territoires mixtes disparaissaient pour être fondus dans les territoires
militaires alors que les territoires civils devenaient par l'arrêté du 10 décembre de la même
année, des départements à la Française. Trois départements voient donc le jour : Alger,
465
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1871, p. 33.
466
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie. Livre II, p. 279.
359
Constantine et Oran. Ils constitueront les seuls territoires possibles d'implantation des futurs
villages agricoles.
Ces centres sont en fait le pendant en Algérie des "Ateliers Nationaux" destinés à
accueillir les ouvriers au chômage et dont le nombre dépassait les 100.000 individus à Paris.
Enfantin, adversaire irréductible de la colonisation économiste et individuelle, reprenait dans
sa théorie socialiste les règlements déjà mis en place sous l'ère Bugeaud, notamment les
recommandations énumérées par les techniciens de Lamoricière à savoir, l'étude avant toute
installation préalable d'un centre, du contexte local en matière de "salubrité" et de "fertilité" et
de sécurité. Lamoricière reprenait lui-même les conditions de sécurité prônées dès le départ
par le Gouverneur Général, en l'occurrence la densification du territoire de colonisation par la
multiplication des centres à portée de vue les uns des autres, pouvant ainsi se prêter
mutuellement assistance et rendre difficile le mouvement des éventuels assaillants.
Le programme décennale des "Villages Agricoles", très ambitieux, se voulait encore
plus entier en imposant la présence accrue de l'Etat à tous les niveaux, renforçant ainsi la
colonisation officielle par l'action publique, au détriment de toute initiative privée telle que
défendue par Lamoricière ou plus discrètement reprise par Bedeau. Ces idées collectivistes,
elles-mêmes en droite ligne du fouriérisme ou des positions adoptées par Alexis de
Tocqueville, allaient en outre fortement imprégner la politique ultérieure qu'appliquera
l'Empire sous l'influence d'Ismayl Urbain, initiateur véritable du "Royaume arabe". Enfantin,
en associationniste confirmé, prônait comme objectif final, l'alliance du "prolétaire français au
prolétaire arabe", deux composantes de la colonie mises sur un même pied d'égalité et
privilégiées dans la société nouvelle alors ambitionnée.
Les idées de Bugeaud en matière "d'élévation de l'indigène"467 au niveau du colon
européen par la "colonisation arabe", n'étaient certes pas complètement étrangères à la
position défendue en Algérie par les républicains. S'inspirant toujours de ce qui a été proposé
puis appliqué sur le terrain en terme de création de centres, le nouveau système de
colonisation reprendra sur le plan technique, l'exécution au préalable de l'ensemble des
travaux dévolus aux militaires (ouverture des routes, plans d'alignement des villages,
fortifications), d'assainissement et de défrichement. Par contre, les maisons à élever dans le
centre ne seront plus à la charge du colon (et en regard de ses ressources), mais devront être
467
C.A.O.M., L23, Quelques notes sur un Plan de Colonisation militaire en Algérie. Novembre 1839.
360
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
élevées sur un modèle unique selon plusieurs catégories : les maisons urbaines, les petites
fermes et les métairies.
Les prototypes devront être déclinés selon la taille des familles et des activités
prévues. Le dessin de conception de ces maisons incombera pour la première fois en matière
d'intervention domestique au service du Génie, approfondissant ainsi les dispositions des
circulaires précédemment arrêtées par Bugeaud au sujet des travaux neufs de colonisation, qui
désormais, relevaient uniquement, et à tous les échelons, des compétences du Génie militaire.
Chaque famille recevra gratuitement une concession de 50 à 75 hectares, comprenant
un lot dans le village, un lot de jardin et un lot de culture. Sur les recommandations du
Ministre de la Guerre, le nouveau Gouverneur de l'Algérie, le Général Changarnier succédant au Général Cavaignac - estima que le premier contingent composé de 13.500
ouvriers devrait de préférence être dirigé vers les zones militaires afin de ne pas "encombrer"
les territoires civils de ces éléments agités. Les villages du Génie établis pour l'occasion,
seront, selon les vœux du Gouverneur Général alors en accord avec le Ministre de la Guerre,
administrativement dirigés par des "officiers de toutes armes" selon le "décret-loi"468 du 19
septembre 1848, et parés du titre de Régisseurs (et non plus Administrateurs ou Commissaires
civils).
Le convoi nécessitera la préparation pour l'exercice 1848-1849 de 42 villages : 12 dans
la Province d'Alger, 21 dans la Province d'Oran et seulement 9 dans le Constantinois. Chaque
famille devait recevoir immédiatement à son arrivée sur site :
1° Une maison construite en maçonnerie. Celle-ci, conçue sur un modèle unique, doit
selon le cahier des charges être couverte d'un toit fait de tuiles et comporter deux
pièces de 3.5 x 5 mètres chacune. Cependant, les maisons produites par des ingénieurs
peu habitués à l'architecture domestique se révélaient des plus sommaires. Il leur était
prioritairement exigé la robustesse afin de parer aux violences du climat algérien,
cause de nombreux dégâts occasionnés aux constructions de bois des villages
antérieurs.469
468
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie. Livre III, p. 281.
469
E. Violard rapportant les témoignages de Démontès, avance que dès la troisième année, les maisons conçues
par le Génie, voulues plus robustes que les premières constructions des systèmes précédents, se lézardaient sans
que la cause des intempéries ne soit en première ligne. Ces constructions, toutes semblables, et de surcroît
rapporte-t-on, mal construites par les entreprises adjudicataires, furent à l'origine du dépérissement de bien des
361
2° Un lot de terre de culture de 2 à 10 hectares ainsi qu'un lot de jardin.
3° Des instruments aratoires, des semences et quelques têtes de bétail.
4° Des rations journalières de vivre pour chaque personne et des demi-rations pour
chaque enfant de moins de 7 ans, reprenant ainsi ce qui devint la règle suite aux
premières installations de colons le plus souvent démunis, alors accueillis sous le
système Bugeaud.
Il va sans dire que le mode opératoire appliqué par le Gouverneur Général, qui ne
partage aucunement les idées défendues par Enfantin, altère profondément le système tel
qu'initialement esquissé par ce dernier. Il n'est plus question de créer des villages pour
Indigènes, et pour raison d'économie, un modèle unique de maisons est proposé sans se
soucier de la taille des familles. Il sera du ressort des colons de les aménager ou de les
agrandir en cas de besoin. Les concessions sont considérablement réduites devant la réalité de
la situation foncière, marquée par la rareté des terres de colonisation. Ainsi, des 50 à 75
hectares exagérément prévus par Enfantin, Changarnier ne livre plus que 2 à 10 hectares par
chef de famille!
De plus, certains observateurs accusèrent l'administration militaire de faire preuve de
parcimonie dans la mesure où les superficies distribuées dans ses territoires censés contenir de
"vastes étendues", étaient de loin inférieures aux 20 hectares des concessions habituellement
attribuées en territoire civil; de plus, seule la moitié d'une concession militaire se montrait
utile à la culture pendant que le reste était essentiellement recouvert de broussailles sur un sol
rocailleux.
Les colons, "avides" comme les décrivent M. Côte470 ou M. S. Fredj471, regrettaient la
rigoureuse prohibition que continuait de poser l'administration militaire, notamment par
l'intermédiaire de ses Bureaux arabes, sur toutes les transactions avec les "possédants
indigènes", appuyée en cela par l'Ordonnance de 1844 modifiée en 1846, prohibition
reconduite et confirmée par le texte de loi foncière de 1851.
villages de Changarnier, incapables d'abriter convenablement leurs occupants alors exposés aux intempéries et
aux maladies. On apprendra aussi que le Génie, en particulier la Chefferie de la Province de Constantine, eut
souvent négligé de capter et aménager les eaux de source, obligeant les colons à se servir des eaux stagnantes
proches, guère potables pour leurs besoins journaliers. Les conséquences furent désastreuses.
470
Op. cit., L'Algérie ou l'espace retourné.
471
Cf. Histoire de Tizi-Ouzou et de sa région (des origines à 1954), éd. ENAP, Alger, 1990, Ed. Hammouda,
Alger, 1999.
362
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
Enfin, passant outre les exhortations de Bugeaud quant à l'attention à porter sur le
choix des immigrants, et ce en accord avec les tâches qu'ils devront théoriquement remplir,
c'est à dire : les agriculteurs pour les travaux des champs, les pêcheurs pour les villages
maritimes, les ouvriers pour les villages industriels, etc., aussi bien Enfantin, davantage
préoccupé par la condition sociale de l'individu, qu'elle qu'en soit sa nature ou son activité,
que Changarnier, plus préoccupé encore par le reclassement d'une population "turbulente"
dans des villages coloniaux étroitement encadrés, l'apport d'une population d'ouvriers, citadins
de surcroît, n'interpella pas outre mesure les responsables d'un système basé sur la
colonisation exclusivement agricole!
Conjuguée aux défaillances de mise en œuvre des villages, l'inexpérience des ouvrierscolons contribua au résultat mitigé que rencontra le système, si bien qu'une commission
spéciale fut rapidement chargée par la Chambre des députés afin de faire le point et dresser un
diagnostic sur l'état des centres créés pour l'exercice des années 1848 et 1849.
Le rapport de louis Reybaud remis le 16 novembre 1849 au Ministre de la Guerre,
conclut que le système en lui-même n'était pas en cause dans les difficultés rencontrées, et
qu'il ne fallait donc pas y renoncer. Le principal problème résidait, encore une fois dirionsnous, dans le choix inadéquat des colons recrutés principalement parmi la classe ouvrière car
"former des colonies agricoles à Paris avec des Parisiens était un non-sens; c'était de la
compassion, de l'humanité mais non de la colonisation"472 ceci d'une part, et d'autre part,
l'installation des immigrants à une époque trop tardive pour les semailles affaiblît
sérieusement toutes les chances de réussite y compris par des agriculteurs confirmés. Pour
clore le tout, la mauvaise exécution des travaux préalables d'assainissement au niveau des
assiettes d'implantation, ainsi que les problèmes de conception et de construction des maisons,
eurent compromis de manière sérieuse le succès pourtant attendu de ce projet de colonisation.
Le rapport ne conclût pas à l'abandon du principe même du système, seuls les aspects
techniques et de mise en oeuvre furent passés en revue. Louis Reybaud se contenta d'écarter
l'envoi vers la colonie de tout nouveaux contingents parisiens, préconisant la concentration
des efforts sur l'existant et le recentrage sur un peuplement plus adéquat de villages en voie
d'achèvement. De ce fait, une nouvelle enveloppe de 5 millions de francs fut votée sous la loi
472
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie. Livre II, p. 285.
363
du 20 juillet 1850, pour remédier aux manquements graves enregistrés jusque là. Il fut décidé,
selon l'article 2, que "les colons destinés à compléter la population des villages fondés en
1848, seront choisis, sur les désignations faites par les conseils de préfecture, parmi les
catégories ci-après et dans l'ordre suivant : 1° les soldats libérés du service ou ayant servi en
Algérie; 2° les cultivateurs d'Algérie, mariés; 3° les cultivateurs de France, mariés."473
L'article 3 précisera que les immigrants ne seraient pris en charge par l'Etat qu'à partir de leur
embarquement vers l'Algérie, les convoyages terrestres étant désormais exclus.
2/IV. 3h : 1851-1870, le Second Empire, et ses rapports variables vis-à-vis de la colonisation
territoriale
2/IV. 3h. 1 / La colonisation pénitentiaire
Dans le sillage de la politique d'éloignement vers l'Algérie des éléments jugés
indésirables en France, Napoléon III, peu soucieux dans un premier temps du sort et de
l'importance que pourrait revêtir la colonie algérienne, décida d'y envoyer ses opposants, les
"transportés politiques", destinés à peupler pour l'occasion, six centres agricoles laissés
inachevés par le système des "Colonies Agricoles" (Aïn-Bénian, Bourkika, Aïn-Soltan et SidiNaceur dans la Province d'Alger; Bou-Tlélis et Pont du Chélif dans la Province d'Oran), alors
transformés pour la circonstance en "Centres Pénitentiaires."474 Ils seront par la suite
systématiquement réservés aux proscrits et condamnés de l'Empire, avant l'ouverture du bagne
de Cayenne (décret de 1854) puis celui de Nouvelle Calédonie (décret de 1864). La liste des
centres à réserver, ou à créer à cet effet, demeurait ouverte.
La colonisation sous l'Empire est cependant à décomposer en trois actes. Le premier,
réactionnaire, dit la "colonisation pénitentiaire" est assez bref mais durable dans le cas des
centres de Lambèse au pied de l'Aurès (1852) et de Berrouaguia (voir fig. 2/V. 8, p. 433) dans
l'Atlas blidéen (1860) tout spécialement créés.
473
C.A.O.M., 32L44 (Lois, décrets, arrêtés…), Bulletin officiel des lois, décrets et arrêtés. Loi du 20 Juillet
1850. (Pr. 14 août 1850.), Loi qui détermine la répartition du crédit de 5.000.000 de fr., ouvert par la loi du 19
mai 1849, pour la création des colonies agricoles.
474
Arrêté impérial du 12 janvier 1853
364
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
2/IV. 3h. 2 / La colonisation clientéliste par les grandes sociétés financières soutenant
le régime
Le second acte interviendra à la suite des mesures clientélistes prises en faveur des
fidèles du coup d'Etat, des amis moraux ou individuels du régime. A cet effet, l'administration
impériale puisera dans les réserves domaniales les terres nécessaires à concéder aux
entreprises financières "amies", à condition toutefois d'y établir des villages de colonisation.
Cependant, cette condition relevait davantage de la convenance en droite ligne des
prescriptions antérieures que du sérieux.
Le manque de suivi manifeste de la part des autorités, illustrait mal la volonté de
masquer ou de camoufler les arrangements politiques qu'opérait la nouvelle administration
avec ses principaux soutiens "spécialement recommandés par les généraux et les politiciens
du coup d'Etat."475 La politique des grandes concessions allait distraire du Domaine privé de
l'Etat près de 25.000 hectares de terres arables entre 1853 et 1854. La seule "Compagnie
Genevoise" allait par décret impérial, daté 26 avril 1853, bénéficier de 20.000 hectares dans
les environs de Sétif, immédiatement mis en sa possession définitive en vertu de la loi du 26
avril 1851476. A la charge de la société d'y établir dix villages à peupler par ses soins, dont
chaque périmètre doit avoir une superficie moyenne de 1200 hectares. Les 8000 hectares
restants revenaient à la compagnie elle-même pour son exploitation directe.
Une opération similaire de moindre envergure fut menée d'une part, pour la concession
des 2672 hectares du territoire de Tipaza, concédés à un particulier, M. Demonchy (décret du
12 août 1854), à sa charge d'y créer un centre à proximité de la ville antique mauruso-romaine
de Telephuza (Tipaza et d'autre part, à Oued Dekri. Décrets du 16 décembre 1854), à répartir
entre trois concessionnaires dans l'optique de créer sur 2000 hectares un centre européen.
Aucune de ces concessions attribuées sous conditions déclaratives d'y élever des villages ne
fut mises en travaux. Les terres furent partiellement louées à des Indigènes qui les cultivaient,
tandis qu'une autre partie restait en jachère dans l'attente de l'extinction des délais de
prohibition d'aliénation (9 ans depuis Bugeaud, puis un même délais selon la loi de 1851
475
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870, Tome 1, p 47.
476
Elle abroge la concession provisoire au profit de l'acte qui confère la propriété définitive immédiate au
concessionnaire.
365
malgré le régime des concessions du "laisser faire" du 26 avril. Le même délai est maintenu
par le décret impérial réputé très libéral du 25 juillet 1860).
2/IV. 3h. 3 / La colonisation clientéliste par les concessions individuelles
De 1850 à 1860, l'administration impériale répartit à titre de "récompense
administrative ou politique"477 près 50.000 hectares de terres entre 81 particuliers, dont 6000
hectares remis à 25 chefs indigènes, pour services rendus et soutien au régime. Ce sont les
"concessions individuelles" selon la terminologie employée par M. de Peyerimhoff. Les
conditions pour ces concessionnaires, sans distinctions aucunes, étaient d'y faire construire
des fermes, mettre en culture les terres, planter des arbres et y implanter des familles
d'immigrants pour les propriétaires européens, et y fixer leurs tribus pour les chefs indigènes.
Il est à noter que ces derniers devaient allotir leurs concessions en propriétés privées et de ce
fait, répondre du droit foncier français en vigueur dans les territoires civils.
Cette politique se montrera inefficace du point de vue du peuplement, chacun des
concessionnaires tirant personnellement profit de sa propriété, l'Administration alors peu
regardante vis-à-vis du résultat; la colonisation de peuplement ne constituant aucunement la
priorité. Ce qui ne manqua pas toutefois d'inquiéter le Prince Napoléon Jérôme de constater
en 1858, à son accession au poste spécifique de Ministre de l'Algérie (en lieu et place du
Gouverneur Général de l'Algérie supprimé), de la faible attention apportée à la colonie, de son
faible taux de peuplement, et donc de son poids jugé insuffisant dans l'appui/acquis que
pourrait tirer le régime d'un territoire qui lui serait favorable.
Pourtant, sous l'impulsion du Ministre de la Guerre, Randon, la loi du 26 avril 1851 est
votée. Elle est censée simplifier les ordonnances du 21 juillet 1845 et du 1er septembre 1847,
celles-ci prescrivant "des formalités trop multipliées […] de nature à décourager les
entreprises agricoles"478 en matière de demande de concessions dans le cas des petits
particuliers.
477
M. de Peyerimhoff, op. cit., Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 et 1893, t. 2, p. 32.
478
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Propos recueillis par Lemyre de Vilers, Conseiller
Général et Directeur de la Colonisation dans son rapport du 14 novembre 1877 adressé au Gouverneur Général
Chanzy.
366
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
En effet, parallèlement aux grands domaines, l'Etat décidera d'engager la colonisation
du pays par la "petite propriété", Randon étant "personnellement partisan du peuplement
démocratique."479 La colonisation de la Mitidja s'achève alors à l'Est et à L'Ouest par la
création de nouveaux villages, de même que de nouveaux centres voient le jour dans la vallée
du Chéliff, dans les hautes plaines, etc, jusqu'aux contreforts méridionaux de la Kabylie. En
réalité, on achève nombre de villages laissés par les programmes de l'aire Bugeaud, de même
que l'on agrandit les territoires de plusieurs autres. Au total, 85 villages sortent de terre ou
sont agrandis sur 250.000 hectares essentiellement concédés (de manière vénale) à partir des
réserves domaniales.
2/IV. 3h. 4 / Le système de Randon : la création au préalable d'un réseau routier
dense et hiérarchisé
Le Général Randon fut le premier Gouverneur Général de l'Algérie (élevé alors au
grade de Maréchal) nommé par la nouvelle administration impériale. Son mandat d'une
longévité semblable à celle du Maréchal Bugeaud débuta en 1852 pour s'achever en 1857,
après la suppression de la fonction de gouverneur et son remplacement de 1858 à 1860 par le
Ministère de l'Algérie dirigé par le Prince Jérôme et son représentant en Algérie, le Général
Gouverneur intérimaire - mais au pouvoir érodé - le Général Renault.
Durant son mandat, Randon eut assez de temps pour concevoir son propre système de
colonisation, imprégné qu'il était des essais entamés par ses prédécesseurs. Il eut la libre
possibilité de marquer, du moins, la présence en Algérie du nouveau pouvoir impérial par la
continuation de l'entreprise coloniale, à partir du concept de systèmes déjà mis en place
depuis une vingtaine année, mais toujours controversés devant des résultats continuellement
mitigés. Analysant les causes des échecs récurrents, il déduisit que la facilitation des
communications allait de paire avec d'une part, la sécurité et d'autre part, la réussite du
peuplement. En effet, de nombreux villages existants, même achevés, se virent dépeuplés et
péricliter par l'association des deux facteurs : l'état sanitaire des populations et l'isolement des
centres; en un mot, le mauvais choix dans les sites d'implantation : salubrité et isolement (ou
mauvaise desserte).
479
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie, Livre II, p. 304.
367
Selon la vison de Randon, lui-même intéressé aux idées en vogue en Europe de
"réseau" et de "mobilité", la disponibilité des terres de colonisation ne pouvait à elle seule
justifier la création d'un centre, et encore moins suffire à le peupler durablement. Fallait-il
encore y accéder convenablement et communiquer correctement avec les centres voisins, et
autres antennes administratives/économiques du pays.
Si le gouvernement à Paris n'attachait pas trop d'importance à ce qui avait trait à
l'Algérie, le Gouverneur percevait quant à lui, de par les prérogatives que lui léguèrent les
régimes précédents, qu'il avait les mains libres et pouvait en l'occurrence expérimenter et
imprimer à la colonisation un nouveau souffle, selon une marche rigoureuse basée sur la
densification du réseau des voies de communication dans les territoires suffisamment
contrôlés par l'administration coloniale, et l'aménagement des zones excentrées, fixant de la
sorte les limites tangibles du territoire de colonisation devant former un tout homogène,
malgré les diversités physiques. Randon sera le premier à étendre son système uniformément
à l'ensemble de l'Algérie, à mettre en rapport de manière prioritaire les différentes régions
entre elles, donnant au pays l'unité physique qui lui manquait.
Pour le Gouverneur Général, la terre ne doit pas masquer les priorités de réussite d'un
centre qui, quelle que soit sa vocation, s'il n'est pas relié à d'autres centres et aux villes
d'importances, s'il ne s'insert pas dans une armature plus globale minutieusement quadrillée,
hiérarchisée, et dont les points ou relais communiquent correctement entre eux, il ne faut pas
s'étonner du caractère éphémère que prendront les centres créés, indépendamment da la
qualité des terres et des eaux, ne réussissant pas alors à maintenir sur place les colons, ni
même garantir un minimum de sécurité tant leur isolement est grand. Nous l'avons vu plus
haut, Bugeaud en militaire et homme de terrain averti, avait rapidement compris l'intérêt de
constituer un réseau dont la mobilité des hommes en armes, les soldats colons, serait dans un
premier temps une plus-value essentielle à la réussite du système.
Le système Randon connu sous le vocable de "petite colonisation", mettra à l'étude
pour une durée de dix ans, ou créera pour la période 1852-1857, près de 3500 km de voies "de
grande communication", complétés par 734 km de "chemins vicinaux" dont 450 km
empierrés. L'ensemble des études et des travaux furent confiés au service du Génie militaire
conformément à l'arrêté du 2 avril 1846, Randon approuvant que l'armée "gagne en force et en
368
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
santé"480 dans l'exécution des travaux coloniaux. Ce corps ne tarda pas à jalonner les parcours
de redoutes, de camps et de forts devant supporter en permanence la sécurité des centres civils
créés. Avec ce réseau, les services postaux se développent dans la colonie, contribuant au
maillage serré du territoire algérien tel que souhaité depuis longue date.
Un axe est-ouest continu relie les villes de Marnia à Mostaganem via Oran et Tlemcen,
puis de Relizane à Miliana via Orléansville, et enfin d'Alger à la Calle en desservant Bougie,
Sétif, Constantine et Bône. Des perpendiculaires relient Marnia à Nemours, Oran à Sidi-BelAbbès, Mostaganem à Mascara et Saïda, Ténès à Orélansville. Des ramifications desservent
sur la côte : Cherchell, Dellys à Aumale, Djidjelli à Sétif, Bône à Guelma et Souk-Ahras. Des
diagonales mettent en relation directe Alger et Téniet-el-Haad, Mascara et Tiaret, Constantine
et Tébessa.
Enfin, des pénétrantes vers le sud desservent Laghouat à partir d'Alger, Tlemcen et son
flanc sud à partir d'Oran, Biskra à partir de Philippeville via Constantine. Plus tard des axes
directs viendront relier les centres régionaux émergeants avec les grandes villes, tels l'axe
ouvert en 1858 entre Alger et Tizi-Ouzou et au-delà, Fort National, mettant toute la Grande
Kabylie, alors tournant le dos à Alger, en rapport direct avec la capitale et la Mitidja.
C'est d'ailleurs sous Randon que seront créés les premiers point stratégiques de
Kabylie, futurs centres urbains de l'Empire, avec notamment les forts militaires de TiziOuzou, Fort-Napoléon et Dra el Mizan au cœur de la montagne Kabyle, Bordj Menaïel et
Ménerville (demeuré à l'état de projet jusqu'en 1873) dans sa partie occidentale, jalonnant le
parcours s'embranchant à la route menant d'Alger à Bougie481 via Bouïra et au fort avancé
d'Aumale alors création de Bugeaud en 1845…
Les questions de resserrement déjà esquissées par Lamoricière (ses opposants
l'accusèrent d'avoir davantage adopté une politique de refoulement/cantonnement) puis
reprises avec prudence par Bedeau, ainsi que la nécessité d'élargir la superficie des terres
livrables à la colonisation, intéressaient le nouveau Gouverneur au plus haut niveau. Son
480
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie, Livre II, p. 307.
481
Le quartier européen de la ville dit "banlieue" fut créé dès 1833, suivi des banlieues de Bône en 1838 et la
ville nouvelle de Philippeville, puis Dellys (banlieue) en 1844.
369
premier point d'attention se fixa sur l'importance du développement des voies de
communication. Pour lui, le réseau routier constituait au préalable la clé de tout système,
d'autant plus qu'il initia les cultures du tabac et du coton destinées à l'exportation, dont
l'acheminement vers les ports réclamait la mise en place urgente de nouvelles routes. De ce
fait, il créa le premier réseau de voie ferrée desservant les chefs lieux des trois provinces, il
améliora les ports et fit creuser de nombreux puits artésiens sur les Hauts-Plateaux.
L'Algérie devait devenir une terre d'exploitation de matières premières agricoles et
minières, en vue d'une politique sérieuse d'exportation ou de transformation en produits
manufacturés complémentaires et/ou exotiques exportables vers la métropole, voire au-delà en
Europe. Il est à signaler que c'est sous le Second Empire que la France connaîtra, et ce de
manière soutenue, son boom industriel, signant un développement économique sans précédent
allant de paire avec les avancées et les innovations techniques. Ces dernières rendirent
possible d'envisager la mise en valeur du "Petit désert" (les Hauts-Plateaux, de vastes steppes
semi-arides) avec la mécanisation de l'irrigation et de la production, poussant ainsi la
colonisation aux confins de régions jusque là peu accessibles. Pendant cette période, 2500
concessions de toutes natures (agricoles, minières, industrielles…) sont attribuées et pas
moins de 85 centres sont créés, pour la plupart jalonnant les voies de communication
existantes ou nouvellement ouvertes, ou encore constituant les haltes ou gares
d'approvisionnement/distribution le long des voies ferrées.
Dans la stratégie de densification du territoire et sa pacification, le premier
Gouverneur Général impérial repris l'idée de colonisation arabe émise par Bugeaud, par la
création de nouveaux centres fixant d'une part, les tribus nomadisant dans le nord et créant
d'autre part, de nouveaux points de marchés et d'échanges commerciaux, désenclavant entre
elles les différentes régions de la colonie, repliées sur elles mêmes depuis la chute du régime
ottoman et la généralisation de l'insécurité, à lier généralement aux interrègnes et pénétrations
des troupes d'occupation alternant avec guérillas locales et mouvements de résistance.
Dans le sillage de Bugeaud en 1845, les Bureaux arabes présents dans les trois
Provinces se chargèrent d'entrer en contact avec les notables autochtones afin de leur
transmettre les termes du Gouverneur Général, rapportant que "l'Empereur des Français qui
était aussi l'Empereur des Arabes, serait très satisfait si les sujets Musulmans qu'il avait pris
sous sa haute protection consentaient à construire des villages à la française. Sa Majesté
370
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
estimait qu'il appartenait aux chefs de donner l'exemple aux fellahs en bâtissant de
confortables maisons et en les habitant avec leurs familles."482
Le dessin des plans des maisons serait confié aux ingénieurs du Génie alors que les
matériaux de construction seraient fournis aux fellahs tandis que les notables et les chefs notamment ceux dont l'alliance avec les autorités françaises était confirmée - recevraient en
concession entre 600 et 800 hectares de terres parmi les plus fertiles, exempts d'impôts durant
plusieurs années.
On ne tarda pas à voir s'ériger au cœur des campagnes des territoires militaires, de
grandes demeures de notables à l'européenne ou de type néo-mauresque, jointes de
dépendances réservées aux fellahs en guise de village. Mais le phénomène demeurait assez
rare et exceptionnel dans la mesure ou le ralliement des tribus arabes aux autorités françaises
n'était pas généralisé, bien au contraire. De nombreux officiers des Bureaux arabes préféraient
maintenir en l'état le tissu traditionnel qu'ils maîtrisaient à peine.
C'est à Randon que l'Administration décide à partir de 1852 de confier la conquête de
la Kabylie. Une première tentative de pénétration échoua en 1854 avant la soumission de la
région en 1857, et sa colonisation effective à partir de 1871. La pénétration en Kabylie
s'accompagna, selon la stratégie du système Randon, du tracé et de l'ouverture de nouvelles
routes, de l'élargissement de celles déjà existantes, facilitant de la sorte l'accès à de nouvelles
régions encore inaccessibles à la présence française, et la création de nouveaux centres qui,
reprenant la formule de densification du territoire selon Bugeaud, seraient à même de générer
une certaine sécurité par la ponctuation régulière du parcours des grandes voies.
482
Le Maréchal Randon, Gouverneur Général, cité par E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1830-1870,
Tome 1, p. 48.
371
2/IV. 3h. 5 / 1858-1870, la politique du libéralisme et la "Zone de colonisation de
l'intérieur"
L'Algérie entre à cette époque à nouveau directement dans la scène des équilibres
politiques internes du pouvoir à Paris. La colonie devait être mieux peuplée et
économiquement plus avantagée. Le clin d'œil était lancé aux tenants de l'initiative privée afin
d'attirer des capitaux et un appui plus large hors des sphères traditionnelles. L'Etat "se bornait
à favoriser les grandes associations de capitaux européens, à faciliter l'exécution des travaux
publics et à mettre en circulation les terres domaniales disponibles."483
En terme de colonisation, l'administration impériale adoptera un nouveau libéralisme,
officiel mais limité, par la concession vente sous la seule condition de bâtir, (prix fixe, vente
de gré à gré, vente aux enchères) suite au décret du 25 avril 1860, qui au passage abrogera
l'obligation de résidence et de mise en valeur de la terre. Seul l'intérêt de l'acquéreur est pris
en compte, enracinant de la sorte davantage une dynamique économique individuelle qu'une
assistance publique à la colonisation, qui jusque là montra ses limites depuis les premiers
essais de 1835.
Quarante deux nouveaux villages seront insérés durant cette période, le long des voies
en chantier, ou déjà ouvertes, alors programmées sous le mandat de Randon. Ces villages se
concentreront prioritairement autour des chefs lieux des trois Provinces déterminant une
"zone dite de colonisation dans l'intérieur"
484
séparant l'Algérie en deux parties : l'une
destinée à la colonisation européenne : littoral et plaines entourant les grandes villes, l'autre
réservée aux Indigènes. C'est pour cadastrer cette dernière que les opérations du SenatusConsult seront engagées à partir de 1865. La Zone de Colonisation de l'Intérieur sera réservée
aux "grands travaux d'utilité publique"485, c'est à dire les dotations en infrastructures telles les
voies ferrées (une priorité), les routes, les barrages, les canaux d'irrigation, etc…
483
C.A.O.M., L57 (Législation…), Rapport : Colonisation, 20 juin 1865, Chapitre 3, Création de nouveaux
centres. Zones de colonisation.
484
Idem.
485
Ibidem.
372
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
2/IV. 3h. 6 / Les villages départementaux, pour une question de peuplement durable à
travers la solidarité sociale et la vocation spécialisée du village en projet
Les résultats mitigés des essais de colonisation, tant libérale par la grande ou la petite
propriété, que par l'investissement de l'Etat dans l'aménagement infrastructurel des "zones",
ont conduit l'Empereur après son voyage dans le pays en 1865 à constater que "tous les
gouvernements qui se sont succédés, et même depuis l'établissement de l'Empire, près de
quinze systèmes d'organisation générale ont été essayés, l'un renversant l'autre, penchant
tantôt vers le civil, tantôt vers le militaire, tantôt vers l'Arabe, tantôt vers le colon, produisant
au fond, beaucoup de troubles dans les esprits et fort peu de bien pratique."486
De ce fait, l'Empereur tentera de concilier entre eux les divers systèmes dans le seul
but, d'une part de booster le peuplement et donner à la colonie un personnalité économique
réelle. Il résume son nouveau programme à "gagner la sympathie des Arabes par des bienfaits
positifs, attirer de nouveaux colons par des exemples de prospérité réelle parmi les anciens,
utiliser les ressources de l'Afrique en produits et en hommes, arriver par-là à diminuer notre
armée et nos dépenses."487 Il reprend ainsi ce que les régimes précédents ont entamé comme
systèmes sans les achever, prenant acte que la décennie 1851-1860 vit un peuplement
médiocre, la politique libérale n'ayant pas porté ses fruits. Les succès de Randon se montrant
trop relatifs, lents et davantage basés sur la notion d'échanges et d'ouverture de voies que de
peuplement proprement dit..
Le demi-succès du concept de peuplement régional expérimenté par Bugeaud allait
être repris, notamment après 1863 en application des principes et des avantages exposés par le
publiciste M. François Ducuing, spécialiste de la question coloniale, dans son article publié
dans "Le journal des Débuts", revue qu'il dirigeait. Celui-ci suivait la création et le
développement des villages créés en Algérie, ciblant en particulier ceux affectés d'une
population homogène provenant d'une même région et relevant d'une même activité.
Il décrivit comme exemple les villages "régionaux" laissés par Bugeaud et le comte de
Guyot, à savoir le premier d'entre eux ayant connu un succès relatif, mais notable, Chéragas,
486
C.A.O.M., 32L44 (Lois, décrets, arrêtés…),, Lettre de l'Empereur au Maréchal duc de Magenta. Palais des
Tuileries, le 20 juin 1865.
487
Idem.
373
peuplé de 70 familles d'horticulteurs venues de Grasse, une population issue d'une même
souche sociale/régionale. La finalité consistait à stimuler une réelle cohésion communautaire
afin de renforcer la résistance des immigrants face au démarrage d'une nouvelle vie. Il ne
fallait donc pas dissoudre des masses d'origines différentes dans un même "moule", au risque
d'une déperdition des motivations devant la difficulté. Seule entorse à cette homogénéité,
l'introduction de professions spécifiques telles boulangerie, boucherie, quelques artisans,
donnant corps à une micro société villageoise viable malgré leur provenance exogène à la
communauté préalablement formée.
Dans l'exposé de Ducuing, la colonisation régionale deviendra plus tangible et
administrativement plus pratique si le recrutement se faisait sur une base départementale. Il
préconisait le convoyage d'agriculteurs vers les villages agricoles, et d'ouvriers dans le cas des
villages à vocation industrielle. La population alors homogène est à installer dans un village
algérien bien distinct, qui leur soit réservé, et dont l'appellation devra faire référence à la
culture ou la vie politique du département dont sont issus les colons. Aucun immigrant
étranger à la communauté ne devra y être introduit, y compris dans le cas des professions
d'accompagnement (commerces, artisans). Il prévoit de doter ces villages d'un statut d'utilité
publique leur permettant une assistance financière intégrée au budget du département
métropolitain d'origine. Seules 300 familles au maximum devront être prélevées dans chaque
département, sur la base du volontariat (les familles sont privilégiée aux célibataires plus
solubles) dont le montant des frais d'installation pour chaque famille s'élèverait à 3000 fr., soit
900.000 fr. à l'échelle du département.
Enfin, le système de Ducuing, basé sur la création de nouveaux centres et non pas le
remploi des centres déjà créés, envisage l'envoi en Algérie de délégués représentant le groupe
de migrants préalablement constitué, dont la mission serait de relever les sites d'implantation
possibles, la vérification des conditions d'installation du village en matière de salubrité,
d'accessibilité, de qualité des terres pour les villages agricoles, de l'alimentation en eau
potable… Ces délégués devront approuver les rapports dressés par les Commissions des
Centres, les géomètres, les ingénieurs du Génie et transmettre leur avis aux services
départementaux métropolitains chargés de l'immigration. D'autres délégations devront faire
état de l'avancement des travaux d'exécution avant toute opération de convoyage des
immigrants.
374
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
François Ducuing se montrera minutieux dans le positionnement territorial des centres,
précisant dans la série d'articles qu'il publia dans sa revue, qu'on "installerait la population des
départements industriels plus près du rivage, c'est à dire à proximité des villes, aux
embouchures de rivières. La population des départements agricoles serait réservée au Tell,
[…]. On choisirait, pour les montagnards, les vallées intérieures où croissent les herbages et
où l'irrigation créait des merveilles, les vallées de la Soummam et du Sébaou par exemple."488
Douze départements489 se portèrent volontaires pour l'envoi d'immigrants et la
première expérience fut inaugurée avec la création du village de Vesoul-Bénian (23 km de
Miliana) peuplé d'ouvriers venus de Haute Saône, sur décret daté de 1852 de l'Empereur alors
séduit par la présentation qui lui fut faite du projet par François Ducuing lui-même. Mais
l'expérience s'arrêta là, les autorités militaires sur place, ainsi que les partisans d'une
colonisation limitée, voyant en ce système la réemergence organisée, et à grande échelle, de la
colonisation économique-civile. Ces derniers influencèrent Napoléon III en le prévenant du
risque politique que de telles communautés installées en Algérie feraient prendre au régime si
toutefois elles se retournaient contre lui.
Les agents des Bureaux arabes et leurs relais politiques au sein du pouvoir impérial,
appuyés des mouvements indigénophiles de plus en plus influents, rappelèrent que les
populations des villages précédemment créés (Chéragas, le Foundouk) ou (re)peuplés de
contingents "régionaux" (Saint-Cloud, Lodi, Damiette, Mondovi, Jemmapes : principalement
les villages de Lamoricière) se sont montrés en bloc hostiles à l'égard du régime impérial. Une
population plus hétéroclite, aux intérêts divergents, serait de ce fait moins arrêtée quant à ses
positionnements politiques…
La décision d'arrêter l'expérience intervint en 1853, laissant uniquement poursuivre
l'expérience de Vesoul-Bénian. Le peuplement des nouveaux villages devra se montrer plus
diversifié, ne basant son homogénéité uniquement sur les professions allant de paire avec la
vocation du village. L'Empire se teint donc au système mis au point par Randon, qui défendit
488
François Ducuing, cité par E. Violard, op. cit., Les villages algériens. 1830-1870, Tome 1, p. 53.
489
La Haute-Saône, le Dauphiné, le Meuse, la Seine-inférieure (ouvriers), L'Orne, le Morbihan (pêcheurs), la
Charente-inférieure, le Cantal, la Nièvre (bûcherons), le Gers (montagnards et vignerons cévenols) et l'Ariège
(éleveurs de moutons).
375
pourtant les positions de F. Ducuing dans la mesure où il voyait en les principes énoncés par
ce dernier, le meilleur moyen de faire aboutir le peuplement du pays par l'élément français.
Ce ne sera qu'après 1871, dans l'euphorie qui caractérisa la généralisation de
l'administration civile et le séquestre des terres des insurgés autochtones, que le peuplement
réapparaîtra comme le point de mire de la création des centres et ce, le plus rapidement
possible, et dans la garantie du maintien sur place de ses mêmes populations par l'exercice de
la profession et de la solidarité régionale/départementale.
2/IV. 3h. 7 / La colonisation par l'élément étranger
La colonisation par l'élément étranger, c'est à dire les Européens non Français, fut
longtemps décriée et déplorée par les autorités. Cette colonisation, qui n'était qu'une simple
tolérance, s'est en réalité imposée d'elle-même, en reflet de la résignation des différents
gouvernements devant l'échec constaté de l'immigration métropolitaine, alors souhaitée dans
des proportions constantes et bien plus conséquentes; la meilleure manière d'assurer la
présence coloniale dans le pays face à une population autochtone, certes guère homogène,
mais assez nombreuse pour inquiéter durablement.
Si les comtes de Rovigo ou de Guyot ne voyaient pas d'inconvénient à l'installation
des étrangers dans le pays, Bugeaud s'en inquiétera car pour lui, la colonisation civile
métropolitaine constitue déjà une population indisciplinée, difficilement contrôlable : "libre et
indépendante; vous pouvez lui appliquer votre loi sur les chemins vicinaux voilà tout"490, et
l'élément étranger sera cause de soucis supplémentaires, autant sécuritaires que politiques visà-vis de l'administration militaire, et un point de stigmatisation récurrent car cette "populace
bigarrée"491 échappera plus qu'aucune autre communauté présente en Algérie à toute autorité.
Elle sera régulièrement perçue "sous le rapport des mœurs et coutumes [comme] laissant
grandement à désirer"492 et "agissant comme en pays conquis."493
490
Comité Bugeaud, op. cit., Le peuplement français par Bugeaud (d'après les écrits et les discours du
Maréchal), - discours du 24 janvier 1845 -, p. 162.
491
E. Violard, op. cit., Les villages algériens. 1830-1870, Tome 1, p. 20.
492
Idem.
493
Idem.
376
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
Si les premiers étrangers acceptés par les responsables de la colonisation furent
consciemment convoyés ou "détournés" de leur destination américaine d'origine, en
l'occurrence les Suisses et les Allemands, il n'en est pas allé de même avec les Européens
méridionaux fuyant individuellement la misère sévissant en leurs pays respectifs, à savoir
l'Espagne, le Portugal, l'Italie et la Grèce, en sus de l'ensemble des îles méditerranéennes.
Entassés dans les ports sous administration française, puis dans des baraquements de
fortune, spontanés ou créés par l'Etat, leur situation problématique devait faire l'objet d'une
attention et d'une prise en charge plus assidues de la part des autorités. Sans statuts précis,
sans droits d'accès non plus à la propriété jusqu'à la loi de 1897, leur situation connut de
nombreuses fluctuations en fonction des intérêts de l'Etat porté au peuplement européen en
général, ou encore des affinités des gouverneurs vis-à-vis de cette même catégorie de
population. Le Gouverneur Général Randon se montrera l'un des plus flexibles en la matière,
cherchant surtout à concrétiser son système qui ne comptait pas moins de 85 centres à peupler
et relier entre eux.
Par pragmatisme, il n'hésita pas à combler le déficit migratoire métropolitain par le
flux étranger, symétriquement à la remise au goût du jour la colonisation arabe, initiée par
Bugeaud et Bedeau, mais jamais appliquée, voire même interrompue par Changarnier alors
Directeur de l'Intérieur.
Cependant, la colonisation par l'élément étranger n'a jamais constitué un système
territorial de colonisation. Aucun village ne fut projeté spécifiquement en ce sens, et encore
moins un réseau de centres si ce n'est les premiers baraquements du comte de Rovigo, ou le
premier village de Dély-Ibrahim, davantage chargé de désasphyxier les ports encombrés d'une
population livrée à elle-même. Aucune distinction n'était alors de mise entre métropolitains et
étrangers européens, devant l'urgence et l'importance du flux migratoire qui caractérisait la
décennie 1830-1840.
En résumé, la colonisation par l'élément étranger n'est qu'un palliatif démographique
chargé de marquer le peuplement (ou repeuplement) des villages créés, soit dans le cadre des
divers systèmes mis en place, ou dans le cas des créations plus isolées, dans la mesure où le
peuplement français, toujours souhaité et préféré, mais jamais suffisant, ne pouvait garantir à
lui seul le peuplement de la colonie, et par delà, justifier la colonisation/occupation du pays.
377
Le souvenir du faible taux de population française venue s'installer en NouvelleFrance pénalisa la colonie américaine face à la montée en puissance, militairement puis
démographiquement, des Anglo-Saxons. Inéluctablement, la France dut vendre en 1803 sa
dernière province française américaine, la Louisiane, aux Etats-Unis alors émancipés de leur
tutelle anglaise. Ceci, sans parler du sort laissé au Québec quelques années auparavant. Par
conséquent, le peuplement étranger de l'Algérie en compensation du déficit migratoire
français, s'avéra être la seule stratégie à même de justifier et maintenir la présence française
dans le pays, qu'elle soit politique, économique ou militaire. Les étrangers seront
collectivement naturalisés par décret en 1889, consolidant ainsi, statistiquement, la présence
française civile en Algérie.
2/IV. 3i : La colonisation après 1871 : remise de l'Algérie à l'autorité civile, expansion de la
colonisation. La politique du séquestre
Après le décret impérial du 10 avril 1870 remettant à l'autorité civile l'entière
administration de l'Algérie, la période d'après 1871 peut être décomposée en deux temps, ou
deux décennies, la première correspondant au lendemain de la défaite de Sedan, la chute du
régime impérial et l'insurrection kabyle, entre 1870 et 1880. Cette période sera marquée par
des actions tous azimuts pour "créer des villages dans toutes les directions"494 par l'acquisition
des terres (500.000 hectares) confisquées sur tout le territoire, et remises à la colonisation
selon des modes de concession hésitant entre la gratuité, clauses conditionnelles, et
l'aliénation onéreuse (avec ou sans conditions de résidence, de production…).
La seconde période allant de 1880 à 1900 sera marquée par la réapparition du concept
de système (programme décennal et projets annuels) sous le mandat du Gouverneur Général
Chanzy, alors libre de toutes contraintes quant aux expansions territoriales devant l'étendue
sans précédent de 553.765495 hectares directement livrables à la colonisation, des territoires
portés au droit commun civil sous la loi Warnier de 1873. Cependant, la dernière décennie du
XIXème siècle verra l'Administration se concentrer sur les Hauts-Plateaux et les régions
494
C.A.O.M., 5L27 (colonisation), Rapport au Gouverneur Général, le Conseiller d'Etat Mr. Lemyre de Vilers,
programme général de colonisation 1877-1888, Alger le 14 novembre 1877.
495
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Gouvernement Général, Direction de l'Intérieur,
2ème bureau. Alger le 5 novembre 1877.
378
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
montagneuses jusque là considérées comme inaccessibles et peu rentables, si ce n'étaient les
avancées technologiques qu'enregistrait cette fin de siècle, parallèlement à l'intensification du
débat quant à la fixation définitive des lois foncières et des modes de concession toujours en
débats en Algérie.
2/IV. 3i. 1 / 1871-1880 : La reprise massive de la colonisation civile consécutivement
à la confiscation des terres des insurgés de 1871
Les événements de 1870-1871 qui impliquèrent en contre-coup, à l'échelle de
l'Algérie, la grande insurrection de Kabylie et du Constantinois, allaient bouleverser la
question coloniale au point de pouvoir affirmer que la grande majorité du paysage colonial
(urbain et rural) algérien allait être façonné à partir de ces dates, comme jamais auparavant, "il
fallait chercher une compensation aux pertes que nous venions de faire du côté du Rhin,"496
affirmait en 1877 le Conseiller d'Etat Lemyre de Vilers.
Le premier changement politique capital apparaîtra avec le décret impérial du 10 avril
1870, transférant l'administration de l'Algérie, jusque là majoritairement entre les mains des
militaires, aux institutions civiles. Celles-ci depuis l'origine en conflit avec l'armée,
particulièrement sur le plan de l'extension coloniale et la politique du peuplement européen,
allaient avoir le champs libre et la plaine autorité, plus particulièrement sur les Territoires de
commandement, vastes et presque intactes de toutes installations européennes, dont la
nouvelle Administration civile allait avoir la charge.
Les 500.000 hectares de terres fertiles confisquées aux insurgés autochtones, au titre
des biens immeubles selon les termes du séquestre de 1871, ont pour la première fois mis à la
disposition de la colonisation une superficie de sol considérable au côté de ressources de
financements attribuées au Service de la Colonisation, à partir de la confiscation des biens
meubles, individuels ou collectifs, des personnes ou tribus rebellées.
L'urgence consistait pour une administration civile jusque là frustrée et confinée dans
un territoire exigu, en la dynamisation de la colonisation de peuplement, surtout après la
496
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général), Rapport du Conseiller d'Etat, Directeur de la
Colonisation, Mr. Lemyre de Vilers, au Gouverneur Général civil, Alger le 14 novembre 1877.
379
léthargie que connut - délibérément - la seconde décennie impériale. La série de décrets du
Gouvernement de Salut National, émise durant l'année 1870 (dits aussi les décrets Crémieux)
allait infléchir un tournant inédit et favorable à l'assimilation politique, administrative et
sociale du pays, subséquemment aux besoins réclamés depuis longue date par la colonisation
civile, enlevant progressivement, mais dans un laps de temps relativement court, les
prérogatives et autres responsabilités jusque là dévolues à la hiérarchie militaire.
Dans un premier temps, le décret du 24 juin 1871, réserve comme mesure prioritaire
100.000 hectares de terres destinées aux Alsaciens-Lorrains ayant choisi de conserver la
nationalité française, et ne pouvant demeurer dans leur province d'origine désormais perdue.
Naturellement, l'Algérie se présentait comme la terre d'accueil par excellence, à la grande
satisfaction du gouvernement qui voyait dans le convoyage de ces Français, un apport
métropolitain inespéré. L'allègement des conditions d'obtention des concessions (retour à la
gratuité) et de mise en propriété définitive pour les Européens d'origine française (décrets du
16 octobre 1871497 puis du 15 juillet 1874) visaient clairement la préférence donnée à la
population métropolitaine dans l'occupation des nouvelles terres mises à disposition.
Après les Alsaciens-Lorrains encouragés par l'Administration à se regrouper au sein de
la société de bienfaisance d'utilité publique : Société de Protection des Alsaciens-Lorrains
demeurés Français (présidée par le comte d'Haussonville, élu à la Chambre des députés et
auteur d'un rapport dans lequel il expose le mode employé pour l'installation de ses
compatriotes en Algérie), celle-ci privilégiera le recrutement des populations issues des
provinces méridionales/méditerranéennes (des Alpes Maritimes aux Pyrénées orientales),
naturellement adaptées aux climats du nord algérien alors similaires : "la colonisation ne sera
plus cosmopolite. Elle ne fera appel qu'aux Français; Français d'hier et Français d'aujourd'hui,
Français de la métropole et Français d'Algérie."498
497
Cf. E. Larcher, op. cit., Traité élémentaire de législation algérienne : Selon les termes du décret applicable
aux concessionnaires "français d'origine européenne", chacun d'entre eux "reçoit de l'administration une terre à
bail, moyennant une redevance de 1 franc. Il est tenu à une résidence de 9 ans (réduite à 5 ans par le décret du 15
juillet 1874). Sous cette condition, le colon reçoit un titre provisoire de propriété; à l'expiration du délai imparti
et si le concessionnaire a rempli ses obligations, ce titre provisoire est remplacé par titre définitif; dans le cas
contraire, le bail est résilié". Les conditions onéreuses de mise en culture, de construction et de plantation
d'arbres sont abrogées. Ces travaux sont dorénavant à la charge de l'Etat.
498
A. Bernard, op. cit., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde. Cas de
l'Algérie. Livre III. p. 395.
380
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
Ainsi, le peuplement régional est remis au goût du jour, d'autant plus que se développe
le principe des programmes annuels de colonisation relatifs aux différents travaux à mener
dans la colonie (de l'hydraulique aux créations de centres via les travaux publics) sélectionnés
selon
des
budgets
annuels,
accompagnés
d'un
volet
spécifique
privilégiant
les
agrandissements des centres déjà existants. Les agrandissements émanent le plus souvent de
demandes formulées par les Conseils municipaux évoquant l'exiguïté de leur territoire inapte à
supporter l'accroissement naturel de leur population. Ces agrandissements se voyaient donc
exclusivement destinés aux "Algériens", c'est à dire aux descendants des premiers contingents
de colons, barrant de la sorte la route aux immigrants étrangers.
Les jeunes ménages de cultivateurs algériens sont installés dans les concessions
nouvellement créées dans les villages alors agrandis. Cependant, aussi bien M. de
Peyerimhoff que E. Violard, seuls auteurs à s'être consacré à la colonisation par la création
des centres, nous apprennent que l'Administration se vit accusée d'abus par cette pratique très
sélective dans la mesure où il lui fut reproché lors de débats à la Chambre des députés à Paris,
le peu de place qu'elle laissait à l'immigration métropolitaine, concentrée qu'elle était soit sur
la question des Alsaciens-Lorrains, soit sur la priorité faite aux Algériens.
Le décret du 30 septembre 1878 rectifiera les objectifs en stipulant que les Algériens
ne recevront plus que le tiers des concessions nouvellement formées, soit dans les villages
existants agrandis soit dans les nouveaux centres.499 Chaque concession sera divisée en "lot de
village" (composé d'un "lot urbain" à bâtir et d'un "lot rural" dans le Périmètre de
Colonisation) ne dépassant pas les 10 hectares ou en "lot de ferme" d'une superficie maximale
de 100 hectares quand il y a impossibilité d'établir un centre urbain (faible alimentation en eau
potable, insuffisance des terres pour constituer un Périmètre de Colonisation adéquat,
configuration du relief…)
499
L'immense majorité des centres projetés entre 1871 et 1880 sera constituée des propositions rejetées autrefois
par les autorités militaires, pour quelques motifs que se soit, et plus particulièrement sous l'Empire en vertu du
"Royaume arabe". Ainsi, les années 1872 et 1873 seront exclusivement tournées vers la réouverture des dossiers
de centres "ajournés" ou "refusés", la révision des rapports des Commissions des Centres de l'époque sera la
règle. Le dessin des centres sera conjointement remis aux corps du Génie ou aux ingénieurs des Ponts et
Chaussées, quand ces derniers ne supplantent pas les militaires pour redessiner selon leur propre méthodologie
de nouveaux centres.
381
Durant la première décennie "républicaine", il a été formé 261 Périmètres de
Colonisation (en comptant les agrandissements et les lots de fermes), comptabilisant 409.099
hectares pour 183 villages, avec des pics annuels de 27 centres pour 1872, 1873 et 1874. Les
créations toucheront les Départements d'Alger (la Kabylie, la Mitidja orientale, la vallée du
Chéliff, comptabilisant 72 périmètres), d'Oran avec 75 périmètres sur le plateau de Sidi-BelAbbès et les environs de Mascara, mais surtout, le Département de Constantine avec 117
périmètres formés dans la haute plaine de Sétif et les plateaux environnant le rocher de
Constantine.
La population française fera un bond de près de 50% durant cette décennie.500 Mais le
taux de croissance de la population étrangère demeure toujours supérieur à l'apport
métropolitain, sachant qu'il s'élève à plus de 56%. La politique d'attrait en faveur des
métropolitains ou des Algériens n'ayant pas réussi à enrayer la dynamique étrangère, ce sera
les dix années suivantes qui verront, par le truchement des chiffres suite à la loi sur la
naturalisation des Européens, la tendance artificiellement s'inverser.
500
La population française s'élève au sortir de la double décennie impériale à 129.998 pour passer en 1880 à
195.418, tandis que la population étrangère comptabilisée à 115.516 en 1871 passe en 1881 à 181.354 individus,
talonnant de très près la population française pour la rattraper, voire la dépasser, après 1890 si la loi sur la
naturalisation des étrangers n'avait été votée en 1889.
382
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
Remarque sur l'agrandissement des centres : L'agrandissement d'un centre déjà existant
peut s'établir de deux manières : 1/ par l'agrandissement du périmètre agricole à partir de
terres limitrophes prélevées sur leurs anciens propriétaires indigènes (achat, échange,
confiscation ou expropriation). L'agrandissement du périmètre agricole devant à ce titre,
combler l'état régulièrement déficitaire enregistré pour le centre, alors à l'étroit dans son
territoire primitif. 2/ soit par le double agrandissement du centre lui-même (greffe d'un
nouveau lotissement ou par dédoublement avec la création à proximité d'un nouveau centre
ou lotissement urbain isolé) et de son Périmètre de Colonisation (lotissement rural). Ces
agrandissements engageaient des procédures extrêmement complexes compte tenu des
règlements juridiques ayant trait aux différents statuts fonciers, en sus des mesures édictées
par le séquestre de 1871.
L'immense majorité des centres projetés entre 1871 et 1880 sera constituée des propositions
rejetées autrefois par les autorités militaires, pour quelques motifs que se soit, plus
particulièrement sous l'Empire en vertu du "Royaume arabe". Ainsi, les années 1872 et 1873
seront exclusivement tournées vers la réouverture des dossiers de centres "ajournés" ou
"refusés", la révision des rapports des Commissions des Centres de l'époque sera la règle. Le
dessin des centres sera conjointement remis aux corps du Génie ou aux ingénieurs des Ponts
et Chaussées, quand ces derniers ne supplantent pas les militaires pour redessiner selon leur
propre méthodologie de nouveaux plans d'alignement.
2/IV. 3i. 2 / / Le Programme Général de Colonisation du Général Chanzy pour la
décennie 1878-1888.
Si l'entourage et les alliés du Gouverneur Général en place depuis 1873, s'accordaient
à dire qu'il faudrait repenser la colonisation en l'organisant plus efficacement car, comme le
stipule Mr. Lemyre de Vilers, Conseiller d'Etat et Directeur général des Affaires civiles et
financières : "c'est que jusque dans les derniers temps, on s'était borné à créer des villages
suivant les nécessités du moment, sans se préoccuper de constituer un réseau d'ensemble
répondant au besoin du peuplement et de la sécurité. Cette manière de procéder a eu le grand
inconvénient d'être coûteuse sans produire les effets utiles qu'on en attendait. Chaque création
se trouvant isolée et par conséquent sans point d'appui; entraînait par cela même l'obligation
de pourvoir immédiatement à l'installation de tous les services communaux : chemin, conduite
d'eau, école, mairie, église, etc."501
501
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général). Rapport de Lemyre de Vilers, Conseiller Général
et Directeur de la colonisation, Alger, le 14 novembre 1877.
383
En fait, le Directeur général initiateur du "Programme d'ensemble" approuvé dès 1877
par le Gouverneur Général Chanzy, se contente davantage de reprendre ce qui a été fait
antérieurement à 1860, c'est à dire l'époque des grands systèmes territoriaux de colonisation.
L'idée de réseau, de points d'appui et de sécurité par le peuplement est d'abord un principe
émis pour la première fois par Bugeaud en 1841 lorsqu'il arrive en Algérie. Ce principe de
réseau sera exacerbé par Randon qui le premier mettra en exergue la nécessité d'ouvrir de
prime abord de nouvelles routes sur lesquelles viendront s'adosser de nouveaux centres.
Ce sera l'interruption brutale des mandats de chacun des deux gouverneurs qui
conduira aux résultats disparates que l'on connaissait en 1870, laissant croire en des créations
sans suite et sans logique d'ensemble. Les programmes amputés à divers stades de leur
réalisation, ou même dénaturés sur le terrain sous le jeu des influences politiques, allaient
faire oublier les principes globaux de Randon (les systèmes de Lamoricière en Oranie et
Bedeau dans le Constantinois passeront inaperçus à même enseigne que le projet dénaturé de
"Colonisation Agricole" inspiré par Enfantin en 1848).
La notion de programme fut mise en place après 1871, certes, pour l'attribution
annuelle des budgets alloués aux travaux de colonisation en général, et de création de centre
"là où cela est possible" sur une décennie. Bugeaud, de même que Randon, avaient prévu
l'étalement de leurs projets respectifs de colonisation sur dix ans (1848-1851 pour le premier interrompu dès 1845 et 1852-1862 pour le second, mais interrompu à son tour en 1858 après
la suppression de la fonction de Gouverneur Général par Napoléon III).
Le "Programme Général de Colonisation"502, officiellement "Programme Général de
Colonisation 1877-1888", aux 261 "centres qu'il serait possible de créer dans une période de
10 ans"503, est reconnu se baser sur les expériences précédentes ayant entraîné un certain
succès, et peut être résumé par les préconisations de Lemyre de Vilers : "Pour arriver à nos
fins, renonçons à disséminer nos forces et notre argent, et au lieu de créer des villages dans
toutes les directions, portons successivement nos efforts de région en région, de telle sorte que
les différents villages à installer se soutiennent toujours les uns les autres. Commençons par
nous préoccuper de ceux qui pourraient le mieux compléter l'occupation des voies de
502
C.A.O.M., 5L28, (Rapports sur la colonisation en général). Rapport au Gouverneur Général civil, n° 4508, fait
par Mr. Lemyre de Vilers, Conseiller Général et Directeur des Affaires civiles et financières, Alger le 6 octobre 1877.
503
Idem.
384
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
communication déjà existantes, en cours d'exécution ou projetées. Réoccupons-nous tout
d'abord de faire dans chaque contrée des études pour déterminer le tracé des routes
secondaires ou des chemins d'accès appelés à desservir à la fois plusieurs villages; il devra en
être de même pour tous les autres travaux d'utilité publique, les conduites d'eau par
exemple."504 Le Conseiller ajoutera plus loin que "les entrepreneurs certains d'avoir des
travaux pour plusieurs campagnes dans un rayon déterminé, consentiront des rabais
importants."
Il s'agissait en quelque sorte d'industrialiser le processus de création des centres selon
un programme et une méthode précis, basés sur les essais déjà éprouvés antérieurement et
innovant par la loi du grand nombre pour économie budgétaire. Le Programme Général de
Colonisation, bénéficiant d'une enveloppe budgétaire de 22 millions de francs, 553.765
hectares de terres inégalement réparties et "pas toujours placées dans les régions dont nous
avons intérêt à hâter le peuplement"505 (dont 147.000 déjà en possession du Domaine) en plus
de 283.328 hectares au statut incertain, préconisera, outre les 261 villages à créer (58 dans la
Province d'Alger, 100 à Constantine et 109 en Oranie)506 d'éviter le déplacement intempestif
des tribus locales indigènes afin de constituer le domaine colonial nécessaire au programme et
ce, afin "d'éviter les difficultés qui se sont produites principalement dans la province d'Oran
lorsqu'il s'est agi de déplacer les Indigènes installés sur les périmètres affectés aux nouveaux
centres"507 (référence faite à Lamoricière).
Cela signifiait que le budget alloué à l'achat des terres devait servir à pleine mesure,
tout en insistant sur la résolution que devront montrer les fonctionnaires chargés localement
des opérations, de procéder de manière rigoureuse aux indemnités prévues, notamment la
recherche de terres de compensation "si faire se peut508" et que "dans tous les cas
l'administration ne prendra jamais possession du sol sans avoir indemnisé intégralement les
504
C.A.O.M., 5L28, (Rapports sur la colonisation en général). Rapport au Gouverneur Général civil, n° 4508, fait
par Mr. Lemyre de Vilers, Conseiller Général et Directeur des Affaires civiles et financières, Alger le 6 octobre 1877.
505
C.A.O.M., 5L28 (Rapports sur la colonisation en général). Rapport de Mr. Lemyre de Vilers, Directeur des
Affaires civiles et financières au Gouverneur Général, 2ème Bureau, Alger, le 5 novembre 1877.
506
C.A.O.M., 5L27 (Fort-National), Rapport de Mr. Lemyre de Vilers, Directeur des Affaires civiles et
financières au Gouverneur Général, 2ème Bureau, Alger, le 5 novembre 1877 (copie commentée).
507
C.A.O.M., 5L28, (Rapports sur la colonisation en général). Rapport au Gouverneur Général civil, n° 4508, fait
par Mr. Lemyre de Vilers, Conseiller Général et Directeur des Affaires civiles et financières, Alger le 6 octobre 1877.
508
Idem.
385
occupants." L'initiateur du programme insiste, en ce qui concerne les terrains à acquérir pour
la formation des périmètres, à ce que les Commissions des Centres soient en mesure
d'indiquer bien avant le choix porté sur un site d'implantation, la nature et la valeur des terres
afin de procéder à une étude préparatoire complète pour accueillir dans les meilleures
conditions les futurs colons.
Enfin, Jules Maistre, membre correspondant de la Chambre de Commerce de
Montpellier (futur Administrateur de la Commune mixte de Fort-National), insistera dans son
courrier destiné au Gouverneur Chanzy, sur la nécessité de faire venir en priorité en Algérie,
dans le cadre du Programme Général 1878-1888, les familles de cultivateurs essentiellement
provençaux, alors en grande difficulté dans leurs régions. Il prévoit ceci : "dix ou vingt
familles se réunissent, l'administration algérienne forme immédiatement un village. C'est
encore l'administration qui se charge de faire construire les routes et chemins d'accès et de la
plantation des arbres qui environnent le village de manière à l'assainir, elle fait aussi bâtir à
ses frais, les écoles, les mairies et l'église."509 Il faudra donc prévoir préalablement, sur
commande, le nombre de villages à créer dans le cadre du Programme.
Il désigne plus loin la voie ferrée en construction entre Alger et Constantine pour y
installer sur son parcours une vingtaine de villages, ce qui n'est pas sans rappeler la méthode
américaine quant à la colonisation de l'Ouest par la création de haltes (stations) devant
implanter des colons le long de la grande voie ferrée (travailleurs du chemin de fer,
commerçants, artisans…), à la grande différence, et pour connaissance de cause, que le
propriétaire de ce parcours ferroviaire n'est autre en Algérie que l'Etat, et non pas les grandes
compagnies privées comme cela fut le cas aux Etats-Unis (Union Pacific et Central Pacific,
propriétaires monopolistiques des terrains de part et d'autre de la voie, que le jeune Etat
américain n'a pas su légiférer contre une spéculation extrême, jetant durant les années 18501860 tout l'Ouest dans une anarchie inquiétante, violente,... et déjà fortement médiatisée; Une
réédition que l'Etat français voulait à tous prix éviter en Algérie.).
Dans le cas algérien, le peuplement durable en serait garanti sachant que "les
cultivateurs qui se rendront en Algérie avec leurs familles, auront très probablement
l'heureuse chance de pouvoir s'occuper, durant deux ou trois ans, aux travaux du chemin de
509
C.A.O.M., 5L28, (Rapports sur la colonisation en général). Rapport au Gouverneur Général civil, n° 4508, fait
par Mr. Lemyre de Vilers, Conseiller Général et Directeur des Affaires civiles et financières, Alger le 6 octobre 1877.
386
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
fer et d'avoir près de leur village une station sur une des lignes les plus importantes de
l'Algérie."510 Jules Maistre ne manquera pas non plus de faire appel à l'élément étranger pour
assurer un maximum, la réussite du peuplement de l'Algérie dans la mesure où il prévoit
l'encouragement de l'immigration par les "belges, les suisses, les italiens, les espagnols et les
autres émigrants appartenant aux autres nationalités amies [qui] trouveront aide et protection
dans ce pays."511
Le Programme Général de Colonisation ne pourra être mis en application dans sa
totalité sachant le Gouverneur Général Chanzy remplacé en février 1879 par le premier
Gouverneur civil de l'Algérie en la personne d'Albert Grévy. Tirman lui succèdera en 1881
pour un mandat qui s'achèvera dix ans plus tard, en avril 1891. Ce sera sous ce dernier que de
nombreux éléments du Programme Général seront repris, mais sans la coordination globale
prévue au sein d'un réseau qui restait à construire. Seront conservés tout de même nombre des
principes qui en définitif marqueront la colonisation territoriale et de peuplement durant les
deux dernières décennies du XIXème siècle.
2/IV. 3i. 3 / 1881-1890 : Nouveau projet des "50 millions" de Grévy puis Tirman,
premiers gouverneurs civils. Extension du territoire civil
Succédant au dernier Gouverneur Général militaire (Chanzy, 1873/1879), le
Gouverneur civil de l'Algérie, Albert de Grévy, frère du Président de la République en
exercice, ne connaîtra qu'une carrière éphémère à la tête du gouvernement algérien avant
d'être remplacé en 1881 par Tirman.
Cependant, le court règne de ce gouverneur annonçait l'esprit dont ferait preuve
l'administration civile dans son ensemble et ce, toutes tendances confondues, à savoir, le désir
constant d'extension du territoire colonial civil jusqu'à disparition complète de tout territoire
militaire. Par delà, était visée la libération de toutes contraintes, les vastes territoires encore
autochtones échappant à l'administration française de droit commun. Bien entendu, les
militaires ne se réjouissaient guère de la nouvelle situation et tout débat relatif à l'expansion
coloniale animait les susceptibilités de ces derniers. Ils percevaient en cela des manœuvres en
510
C.A.O.M., 5L28, (Rapports sur la colonisation en général). Rapport au Gouverneur Général civil, n° 4508, fait
par Mr. Lemyre de Vilers, Conseiller Général et Directeur des Affaires civiles et financières, Alger le 6 octobre 1877.
511
Idem
387
vue d'amoindrir leur pouvoir ainsi que leur autorité (ou influence) alors exercée de longue
date sur une population autochtone massivement majoritaire dans le pays.
Si Chanzy ne s'opposa pas vraiment sous son mandat aux requêtes d'extension des
colons à l'étroit dans leurs périmètres primitifs (y compris ceux ayant fait l'objet
d'agrandissement), son cabinet disposant que d'une très faible marge, n'eut à peine le temps
d'esquisser quelques projets purement tactiques afin de calmer les esprits de part et d'autre de
ses administrés Européens et Autochtones, sans perdre de vue l'hostilité manifeste que
présentaient les généraux commandant les territoires militaires en vers ces mesures.
De guerre lasse, le Général "démissionné" lèguera ses projets à Albert Grévy qui eut
tout juste le temps de signer un arrêté dit de "rattachement" doublant la superficie du territoire
civil (dans le Tell) des 3 grands Départements du décret du 24 octobre 1870, sans pour autant
mettre en application le Programme Général de colonisation, si ce n'est la préparation foncière
par la généralisation du droit commun dans le Tell.
Ainsi, de 5.349.646512 hectares en 1880, le territoire civil passe à 10.936.827 hectares
adjoints d'un million d'habitants. Le Département de Constantine livrera la plus grande
superficie avec 3.360.762 hectares prélevés, tandis que le Département d'Alger se verra
adjoint de 1.060.361 hectares. Les Territoires de commandement militaire disparaissent donc
définitivement du Tell algérien pour ne subsister qu'au niveau des Hauts-Plateaux, ainsi que
dans les Territoires du Sud (Sahara). Les Hauts-plateaux seront à leur tour complètement
intégrés à l'administration de droit commun en 1922 tandis que le Sahara demeurera zone
militaire jusqu'en 1947.
L'extension du territoire civil allait inciter le successeur d'Albert Grévy, en
l'occurrence le Gouverneur Général Tirman, à l'élaboration d'un nouveau grand projet de
colonisation dit "projet des 50 millions", en référence à ce qui se fit sous la seconde
République, lorsque le gouvernement débloqua la même somme pour le programme des
"Villages Agricoles" de 1848. Mais dans le cas Tirman, l'essentiel de la somme sera réservé à
l'achat ou au versement des indemnités d'expropriation à l'égard des tribus ou individus
512
E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1870-1890, Tome 2, p. 27.
388
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
autochtones, afin de récupérer, en vertu de la loi foncière de 1873513, des terres soumises au
droit français, livrables à la colonisation civile par la concession onéreuse ou gratuite (depuis
le décret du 30 septembre 1878). Le Gouverneur Général visait 360.555 hectares de terres de
culture, jadis inaccessibles pour la colonisation et toujours entre les mains de possédants
autochtones et ce, dans le but d'y créer 300 nouveaux villages.
Le projet prévoyait 50 feux pour chaque village, et devait attirer 15.000 familles,
procurant un apport de près de 60.000 personnes "françaises", si chaque famille est en
moyenne composée de 4 individus (couple avec deux enfants). Il est prévu en outre 10.000
personnes de plus dans le cadre de la création de nouveaux lots destinés à l'industrie, ce qui
amènerait un chiffre total de 70.000 français convoyés vers l'Algérie. Le projet Tirman, s'il ne
prévoyait pas la création d'un système complet avec ses hiérarchies et ses réseaux de
communication, il se contentait de densifier les territoires jusque là préservés par les Bureaux
arabes de toute pénétration coloniale.
On revenait au système archaïque donnant la priorité à l'existence de terres de culture
pour l'installation de colons, et ce au-dessus de toutes considérations de viabilité, de
communications, ou de vocation réelles des centres. Pour ce faire, la "spoliation des
indigènes", selon les termes employés par la presse de l'époque, était établie par le projet
Tirman qui faisait de l'expropriation pour cause d'utilité publique, le moyen le plus à même
d'obtenir des terres arables.
Par crainte de porter atteinte à la stabilité de la colonie, le parlement ne donna suite au
projet du Gouverneur Général, qu'il rejeta lors de la session du 28 décembre 1883. pendant ce
temps, le comte d'Haussonville, président de la Société de Protection des Alsaciens-Lorrains
et député au parlement, présentait en 1883 un contre-projet dans lequel il préconisait
l'affectation des terres domaniales encore disponibles dans la colonie, à condition d'étudier de
plus près le mode d'aliénation des superficies alors livrables.
C'est ainsi que le comte d'Haussonville, jadis bénéficiaire de 100.000 hectares de terres
destinées à ses compatriotes, influença le Gouvernement qui présenta un nouveau projet basé
513
Pour rappel : loi du 26 juillet 1873 dite Warnier de "francisation" des terres en territoire civil par
l'individualisation des propriétés dites tribales, l'objectif consistant en leur mise sur le marché foncier libre.
389
sur l'allotissement des terres domaniales cultivables, soit par la création de centres, soit par la
création de lots de fermes quand les superficies ne permettent l'établissement d'un village dans
sa totalité. Pour ce faire, le mode d'aliénation sera généralisé alors que le recours à la
concession gratuite se limitera exceptionnellement aux villages dont la création serait motivée
par des raisons de sécurité publique, c'est à dire la densification du territoire. Le projet
d'Haussoville revu et corrigé par le Gouvernement, ne sera voté par le Sénat qu'en novembre
1889. Entre temps, le Gouvernement Général de l'Algérie aliénera entre 1883 et 1886 près de
30.000 hectares de terres domaniales, destinées à soulager l'exiguïté des propriétés
européennes ceci d'une part et d'autre part, poursuivre là où cela était possible, en conformité
avec l'application des programmes annuels - devenus biennaux - l'inspection et la projection
de travaux de colonisation (travaux publics, routes, hydraulique, agriculture, agrandissement
de centres..).
Il sera ponctuellement créé durant cette période, 107 Périmètres de Colonisation et lots
de fermes absorbant 176.000 hectares, pour une grande part dans le Constantinois encore
riche en ressources domaniales, alors que la Kabylie ne finissait plus de livrer à la culture
européenne les terres confisquées en 1871 avec la "densification" de la vallée de la
Soummam. La vallée du Chéliff est investie par la colonisation dans l'ouest algérois pour
gagner ensuite les hautes plaines du Dahra à partir d'Orléansville (ville créée en 1843 sous
l'ère Bugeaud). En Oranie, c'est la frange littorale qui est désormais livrée à la colonisation,
notamment les environs de la ville de Sidi-Bel-Abbès.
Les objectifs du peuplement français sont confortés par la loi de 1889 portant sur la
naturalisation des étrangers qui porte la population européenne française à 267.672 individus
en 1890, contre 195.418 en 1881, soit un gain de 36.97% (28.6% d'étrangers naturalisés
français).
2/IV. 3i. 4 / 1891-1900 : l'agrandissement des centres déjà existants comme système
d'affermissement de la colonisation
De 1891 à 1896, le débat s'articula essentiellement autour des modalités de concession
comptabilisant d'une part, les voix de députés comme Burdeau et Jonnart défendant la
concession-vente, en opposition à Labiche, rapporteur de la Commission sénatoriale qui y voit
390
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
dans l'attribution gratuite des terres aux immigrants français, le meilleur moyen de pénétration
et de colonisation du pays. Tous s'accordent à penser que le gouvernement local s'attarde trop
souvent sur l'installation des Algériens, au détriment des immigrants français.
Le nouveau Gouverneur Général, Jules Cambon, succédant à Tirman en avril 1891,
prévient qu'à cette date, le développement économique de l'Algérie à généré des richesses
considérables, et qu'il était temps de prendre des mesures en vue de mettre définitivement fin
à l'assistanat officiel de l'Etat en direction de la colonisation, pour laisser se développer la
libre entreprise économique, celle qui ne pourrait générer que de nouvelles richesses, sans
puiser indéfiniment dans les deniers publics. Partisan de la colonisation économique, Cambon
s'emploiera davantage au raffermissement de la colonisation existante qu'à son expansion.
Pour lui, le territoire algérien se montre assez riche mais sous exploité pour envisager
l'extension permanente de la colonisation.
Le programme du Gouverneur peut se résumer par le développement et
l'affermissement de ce qui a été accompli jusque là sachant que "le but de la colonisation, n'est
pas de créer des centres, mais de développer les forces productives du territoire : dès lors bien
qu'un centre ait été créé dans des conditions satisfaisantes pour sa vitalité, il peut être encore
de bonne administration de faire participer l'Etat à la dépense de ses travaux complémentaires
ayant pour effet de développer la productivité de la région."514 Celui-ci accentue la politique
d'agrandissement des centres, entreprend des programmes biennaux d'inspection et de
développement des travaux de colonisation par l'amélioration des accès et des
communications entre les centres, les travaux d'irrigation et d'alimentation en eau, travaux
jugés fondamentaux pour l'optimisation du fonctionnement et donc du rendement des centres
existants.
L'extension des périmètres revêtait l'avantage d'y voir s'installer une main d'œuvre déjà
aguerrie et acclimatée à la région, contrairement à l'installation d'un nouveau centre qui, quels
que soient les avantages de sa situation, devra nécessairement passer par une période
d'adaptation précédant sa viabilité et son développement futurs. Pour Cambon,
"l'agrandissement d'un centre ne nécessite l'exécution d'aucun des travaux d'intérêt publics
indispensables à toute agglomération européenne; d'autre part, la population nouvelle se
trouve attachée à la population ancienne et aidée naturellement par celle-ci en raison de leur
514
Jules Cambon, Gouverneur Général, cité par E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1870-1890, Tome 2, p. 44.
391
communauté d'origine; enfin, l'augmentation de l'effectif
d'un groupe européen a pour
conséquence de rendre plus rationnelle une organisation politique et administrative un peu
prématurée."515
Le Gouverneur de l'époque érigea le principe d'agrandissement des centres anciens,
soit qu'il soient à l'étroit dans leurs périmètres primitifs, soit qu'il soient en proie à l'explosion
démographique naturelle pour les plus chanceux, en système de colonisation par
épaississement et non par extension continue, contrairement à ses prédécesseurs. D'autant plus
que Cambon livrait un parement politique et administratif à son projet dans la mesure où le
faible nombre moyen d'habitants que comptait chaque centre européen, ne répondait pas aux
normes métropolitaines pour la constitution d'une commune, alors que les département
algériens couvraient des superficies considérables, disproportionnées par rapport au nombre
d'administrés.
Cependant, le système Cambon ne négligea pas l'extension coloniale dans les HautsPlateaux par la création de centres destinés à l'exploitation industrielle des champs d'alfa, tout
comme il reprit sur instigation du Ministre de la Marine, l'ancien concept de colonisation
maritime initiée par Bugeaud. En effet, les préoccupations de l'Administration restaient
inchangées face à la crainte de voir toujours croissante l'immigration étrangère incontrôlée,
particulièrement aiguë lorsqu'il s'agit des communautés de pêcheurs.
Le Ministre de la Marine se montrait suffisamment préoccupé en 1891 devant l'arrivée
de 4000 pêcheurs (il y comptabilise les naturalisés!) s'installant dans des villages spontanés le
long des côtes et des mouillages favorables. Ses deux rapporteurs chargés d'enquêter in situ
sur la question, préconisèrent la création de 3 nouveaux centres destinés aux recensés
nationaux, contre-balançant ainsi les apports exogènes.
Il sera créés trois villages sur la côte algéroise, dans les environs du Cap Matifou, alors
littoral accessible jugé favorable au mouillage et à la pêche. Ces villages pilotes, aux noms
évocateurs (Jean Bart, Surcouf et La Pérouse), ont des plans très simples dessinés par le
Service des Ponts et Chaussées, sans emplacement pour l'église, la mairie ou autres édifices
publics, sachant leur proximité d'avec Aïn-Taya alors Commune de Plein exercice.
515
Jules Cambon, Gouverneur Général, cité par E. Violard, op. cit., Les villages algériens, 1870-1890, Tome 2, p. 45.
392
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
Les villages conçus en cités-dortoirs présentent le plan de leurs maisons sur un modèle
unique : chacune d'entre-elles est adjointe d'une remise, est alignée sur la rue et comporte
deux logements accolés. Chaque logement contient deux pièces au rez-de-chaussée. Les
villages sont ceinturés de lots de jardins pour les cultures maraîchères réservées aux femmes
demeurées à terre. Les plantations d'arbres n'étant plus à la charge des colons, sont prévues
par les ingénieurs, notamment en bordure des rues.
On remarquera qu'il est ici repris le principe très complet du système Enfantin qui
consiste à prévoir avant l'installation des colons, toutes les commodités d'accueils et de
viabilité, mais à l'économie, jusqu'à la conception des maisons sur un modèle unique. Ces
villages ouvriront la voie à d'autres créations sur le littoral oranais et constantinois en cas de
succès.
Jean-Bart est en 1893 le premier village créé. Situé à 1 km à l'est du cap, il est destiné
à 24 familles de pêcheurs venues du Morbihan, des Bouches du Rhône et du Var.
Manifestement, si le plan Cambon reprend le peuplement spécialisé, il ne s'accommode pas
du peuplement communautaire, allant à l'encontre des recommandations faites quelques
années auparavant dans le cadre de la colonisation régionale/départementale alors jugées
comme un gage de succès.
Le village de Surcouf, prévu mais laissé sans suite sous la colonisation arabe de
Bugeaud puis Randon, est placé en 1895 sur le hameau déjà existant à près d'un kilomètre et
demi de Aïn-Taya. Le nouveau centre devra compter vingt feux pour des familles amenées
des Alpes-maritimes et du Var. La Pérouse créé en 1897, entre le Cap Matifou et les ruines
antiques de Rusganium, sera sur le même modèle que ses prédécesseurs, destiné à 20 familles
corses.
Malgré le soutien massif de l'Etat (prime de 200 fr. à l'installation, frais de convoyage,
distribution du matériel de pêche et d'agriculture…), ce fut encore une fois un triple échec
donnant raison au Gouverneur Général dans sa politique de renoncement à la concession
gratuite, et par delà la colonisation officielle de peuplement et d'extension territoriale. Les
villages, au vu de leur situation proche de centres plus anciens, et surtout d'Alger et sa
banlieue, allaient être transformés après les 5 ans de délais réglementaires de résidence des
393
colons et leur mise en propriété définitive, en villages d'estivants par la vente de leurs maisons
et jardins à des citadins ou des colons prospères des centres de l'intérieur.
On attribua l'échec, comme d'habitude, à la mauvaise situation réservée aux villages,
pourtant soigneusement étudiée, puis au mauvais choix des colons ou à la concurrence des
professionnels d'Alger ou des pêcheurs étrangers. La réalité réside dans l'attrait spéculatif dont
pouvaient tirer avantage les colons-pêcheurs de par la proximité d'Alger et des petites villes et
villages de l'intérieur du pays. La pêche demandant un travail laborieux, ne pouvait à la
longue rivaliser avec les apports lucratifs que pouvaient procurer la pierre et la terre acquis
quasi gratuitement.
Cette attitude fut le sort de nombreux cas de villages de la colonisation officielle, bien
ou mal situés, incapables de retenir les colons devant la force de la spéculation foncière. La
colonisation officielle errait entre deux eaux, d'une part la collectivisation de la colonisation
alors grandement assistée par l'Etat et d'autre part, l'encouragement à l'action individuelle
après un certain délai d'installation. Ce qui n'empêcha pas, malgré les clauses de mise en
valeur et de construction, de voir les biens immobiliers des centres changer de mains, voire
même de vocation.
Vers 1900, les terres domaniales livrables à la culture et la colonisation européennes
sont épuisées, toutes nouvelles créations devant désormais être rejetées vers les terres les plus
incultes et les plus inaccessibles (steppes, montagnes), nécessitant des travaux de mise en
valeur, de voirie, de défrichement, d'irrigation et d'alimentation en eau ou encore
d'assainissement, assez considérables et sans communes mesures avec ce qui se fit dans le
Tell. La colonisation de celui-ci se fit, comme nous venons de le voir, non pas de façon
linéaire et monolithique, mais par étapes, souvent interrompues, et toutes teintées d'insuccès
malgré les diverses méthodes employées, tant pour la viabilité des centres que leur
peuplement permanent, de préférence par l'élément français.
La circulaire du Gouverneur Général datée du 30 novembre 1898516, relative à
l'application d'une décision du Gouvernement Général d'arrêter définitivement la colonisation,
516
C.A.O.M., 4M191 (Fort-National), circulaire rappelée dans la dépêche n° 28 de l'Administrateur de la
Commune mixte de Fort-National adressée au sous-Préfet de Tizi-Ouzou à la date du 5 janvier 1899. Objet :
colonisation; Au sujet de la création de centres en Kabylie.
394
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les systèmes de colonisation
viendra à cet effet informer les Administrateurs des Communes mixtes d'interrompre toute
réponse aux demandes de périmètres ou d'agrandissements, d'où qu'elles viennent, faute de
terres disponibles. Emile Violard nous rapporte qu'en 1900, l'ère de la Colonisation officielle
se trouve virtuellement close.
Le XXème siècle se préoccupera davantage de la mise en valeur économique des
régions les plus reculées du pays, mettre à profit les avancées techniques afin d'entreprendre
des travaux publics améliorant sensiblement l'environnement de l'espace déjà consommé. Des
programmes de développement de l'agriculture, des questions d'hydraulique, de modernisation
des moyens de production, de développement des modes de communication, notamment
l'agrandissement des ports, la construction d'aéroports, de barrages, le développement du
Grand Sud (Sahara) ainsi que la recherche d'une immigration plus ciblée et plus qualifiée :
ouvrière, spécialistes en agriculture, géologues, financiers, enseignants, fonctionnaires.
Cette immigration sera davantage orientée vers l'encadrement technique et
administratif du pays que son peuplement massif, leitmotiv du XIXème siècle, sachant que la
population indigène corrélativement nombreuse, ne pourrait en aucun cas se voir
progressivement substituée par l'élément français comme le souhaitèrent les premiers
"colonistes" de la Régence, alors peu informés des réalités sociales et historiques du pays.
395
2/V Les intervenants techniques dans la projection d'un centre de colonisation
2/V. 1 : Le Service des Bâtiments civils / Travaux coloniaux
C'est avec la réclamation du Colonel Lemercier, Chef du Génie, pour l'établissement à
partir de 1836 d'un plan d'alignement pour Alger, le maintien français en Algérie alors acquis,
que les projets de plans d'alignement se développèrent en Algérie. Oran vit l'élaboration d'un
plan dès 1837. Mais ce sera encore l'arrêté de Bugeaud daté du 3 septembre 1842 qui allait
officialiser et généraliser le principe des plans d'alignements, régularisant - ou européanisant d'une part les cités sous administration française (administration bicéphale, militaire et civile)
et préparant d'autre part, le découpage parcellaire afin de collecter dans la colonie l'impôt
foncier à l'image de ce qui se fait en métropole.
Aucune précision ne vint pourtant spécifier à quel service reviendrait la responsabilité
du levé des plans, du tracé des alignements nouveaux et du suivi des travaux. De ce fait, des
plans furent élaborés tantôt par le service du Génie, tantôt par le service des Ponts et
Chaussées ou encore par le service des Bâtiments civils et de la Voirie lorsque celui-ci fut
créé en Algérie par les décrets du 25 mars et 30 août 1843.
2/V. 1a :
La Commission des Bâtiments Civils pour l'Algérie siégeant à Paris et la
Commission mixte basée à Alger : l'organisation officielle du "Service des Travaux
coloniaux"
Le Service des Bâtiments civils, sans que cette dénomination ait été officialisée par
l'arrêté portant sa "réorganisation"517succède en Algérie à l'éphémère Commission mixte des
Bâtiments civils, créée par arrêté ministériel en septembre 1842. Cette Commission désignant
officiellement l'organe encore flou chargé des "Travaux coloniaux", se composait de
l'Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées, du Secrétaire Général à la Direction de l'Intérieur,
d'un Inspecteur des Finances, d'un Capitaine d'Artillerie et d'un Capitaine du Génie. Son rôle
517
C.A.O.M., Série N, dossier N1 (Service des Bâtiments civils), Projet d'arrêté ministériel portant
réorganisation du Service des Bâtiments civils en Algérie, transmis le 9 novembre 1846 au Ministre par le
Gouverneur Général.
396
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les intervenants techniques
consistait en la supervision de l'ensemble des travaux coloniaux en terme de constructions
nouvelles, d'entretien des bâtiments déjà existants, de la petite voirie, des alignements, etc.
C'est dans le cadre de la réorganisation de la Commission, et plus particulièrement la
réorganisation de son personnel, qu'est proposé, selon un rapport fait au Ministre de la
Guerre/Division des Affaires d'Algérie, la création de deux Commissions des bâtiments civils
parallèles, l'une attachée à la Division des Affaires d'Algérie à Paris du Ministère de la
Guerre, l'autre à la Direction de l'Intérieur à Alger, dite Commission mixte; la section
algérienne devant par la suite être complétée par l'établissement d'un conseil spécial composé
de trois membres au moins, directement attachés au Ministre de la Guerre.
En effet, la Commission mixte telle qu'instituée, n'offrait pas de garantie suffisante
pour le suivi régulier des affaires qui lui auront été confiées. La mobilité des officiers du
Génie et de l'Artillerie avait l'inconvénient d'empêcher que "la commission eut le caractère de
permanence qu'il serait convenable de lui assigner. Par ces motifs, le Conseil d'Administration
était d'avis que les projets importants des architectes fussent soumis au Conseil général des
Bâtiments Civils à Paris et contrôlés par lui, et que chaque année, un Inspecteur Général des
bâtiments civils fut envoyé en Algérie avec la mission d'y inspecter tous les travaux."518
Afin d'éviter les délais trop longs déjà existant en France, quand l'ensemble des projets
métropolitains devaient transiter pour examen par Paris au Conseil général des Bâtiments
Civils, il s'est avéré indispensable d'assister le Ministre dans les cas réservés à l'Algérie par
une commission spéciale parallèle dite Commission des Bâtiments Civils pour l'Algérie,
comprenant deux ou trois architectes nommés par lui, chargés du contrôle des projets préparés
à Alger en matière d'ouvrages d'art ainsi que de l'appréciation des plans exécutés et des devis
proposés. Chacun des membres serait amené à faire annuellement une tournée d'inspection sur
le terrain, ou ponctuellement en cas de nécessité.
Indépendamment de la Commission des Bâtiments Civils basée à Paris, la
Commission mixte est donc basée à Alger directement auprès de la Direction de l'Intérieur et
ce, sur les indications du Maréchal Bugeaud. Remaniée, elle devra comprendre un nombre
518
C.A.O.M., Série N, dossier N1 (Service des Bâtiments civils), Rapport fait au Ministre, signé par le Chef du
2ème Bureau (politique, administration générale et personnel), Ministère de la Guerre, Alger le 29 mars 1843.
397
plus restreint de membres, contrairement à l'ancienne Commission mixte. Elle en comptera
désormais trois seulement :
1/ L'Ingénieur en chef du Service des Ponts et Chaussées ou à défaut un ingénieur
ordinaire choisi par lui et demeurant sous ses ordres.
2/ Le chef du service du Génie à Alger
3/ L'Architecte en Premier
Tous les projets, plans et devis relatifs aux travaux neufs à exécuter par les services
civils - exit les travaux militaires de fortification, d'ouverture de voies, d'établissement de
places ou villages - et ce, dans tous les territoires d'Algérie, civils ou militaires, urbains ou
ruraux, devront être examinés et soumis à l'approbation préalable de la commission. Elle
examinera aussi les cahiers des charges concernant les marchés d'adjudication publiques, de
même qu'elle sera habilitée à procéder, sous l'approbation du Gouverneur Général, à la
réception des travaux exécutés et au respect des coûts avancés parallèlement à leur conformité
par rapport aux lois sur les alignements urbains (décret du 27 juillet 1808 relatif à l'alignement
des villes, applicable en l'état à l'Algérie).
Malgré des attributions relativement étendues, la Commission mixte n'est qu'un organe
consultatif, sans droit de s'immiscer dans l'exécution des travaux définitivement approuvés par
le Ministre de tutelle, à la seule condition qu'elle y ait été autorisée par ce dernier, ou invitée à
le faire par le Directeur de l'Intérieur. Elle aurait en outre la possibilité d'adresser au Ministre,
via le Gouverneur Général, certains points de vues critiques, observations et propositions, au
sujet des travaux en cours ou à réaliser. Le travail de contrôle sera à son tour examiné par les
membres de la commission parisienne, suite à l'envoi des différentes délibérations alors
transcrites sur un registre spécial.
398
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les intervenants techniques
2/V. 1b :
Rôle de l'architecte par rapport aux Travaux coloniaux (1843) : de l'action
ponctuelle et réduite depuis 1830 puis inexistante à partir de 1846 dans le processus de
création des centres de colonisation
Peu d'informations nous sont parvenues au sujet de la place donnée aux architectes
pour les projets liés à la colonisation, et notamment la conception des villages. Nous avons
régulièrement rencontré les ingénieurs, aussi bien militaires que civils, dans l'ensemble des
documents que nous avons pu consulté. Textes officiels, correspondances administratives ou
personnelles ne nous ont pas éclairé sur l'implication exacte des architectes en terme de
projets de colonisation, d'autant plus que cette profession était sans doute davantage assimilée
à l'Art qu'aux techniques et travaux d'urgence que nécessitait le projet colonial.
Bien que discret, le corps des architectes fut bien assez tôt présent en Algérie. Ces
derniers furent impliqués dans les premiers travaux d'architecture concernant soit la
rénovation, soit la création de nouveaux édifices publics (sièges des nouvelles administrations
publiques-civiles en particulier), la conception de nouvelles églises ou encore, dans le cadre
privé plus répandu des débuts de la colonisation (entre 1830 et 1839), avec la construction de
bâtiments privés : demeures des nouveaux grands colons terriens, immeubles de rapport à
l'extérieur des remparts d'Alger, transformation à l'européenne d'anciennes villas de maîtres
maures ou ottomans, etc.
Ces implications ponctuelles accompagnaient cependant une action publique plus
ponctuelle encore, et très limitée dans l'espace. L'aménagement du quartier de la Marine à
Alger voyant l'ouverture de la Place d'Armes (Pace Louis-Philippe, future Place du
Gouvernement et actuelle Place des Martyres) et le prolongement vers l'est de l'axe BabAzzoun/Bab-el-Oued, allaient offrir aux architectes matières à projets, aussi bien publics, que
privés, marquant la dynamique économique impulsée par l'occupation.
Le centre historique de la ville est définitivement rasé. "La création d'une place
monumentale au centre d'Alger répondait […] à un évident dessein politique, celui d'affirmer
au cœur même d'Alger, la présence et la puissance de la France."519 Les immeubles bordant la
place ainsi que ceux devant longer le futur Boulevard de l'Impératrice, projets urbains faut-il
519
André Raymond, Alger, paysage urbain et architecture. 1800-2000 (ouv. coll., s. dir. J-L Cohen), Ed. de
l'Imprimeur, Paris, 2003, p. 51.
399
le rappeler conçus par le Service du Génie de la Division d'Alger, et celui des Ponts et
Chaussées de la Province, seront confiés aux architectes, privés, pour les immeubles de
particuliers et contractuels, pour les bâtiments officiels - sous la supervision de l'Architecte de
la Province d'Alger, en l'occurrence Pierre Auguste Guiauchain520.
Il sera institué auprès de l'Intendant civil, principal administrateur de la Province dans
sa composante urbaine, un "Service de l'Architecte de Province", ne comprenant en réalité
qu'un seul architecte chargé de superviser, à titre consultatif, l'ensemble des projets en cours,
privés ou publics. Il ne sera pas utile pour nous de s'attarder sur le rôle de l'architecte en ce qui
concerne les travaux conférés aux militaires (notamment les plans d'alignements,
conjointement, mais dans une moindre mesure, au service des Ponts et Chaussées) :
l'architecte n'y jouera aucun rôle.
Cette implication très effacée jusqu'à la veille de l'arrêté de Bugeaud du 18 avril 1841,
allait paradoxalement reculer devant la multiplication des travaux et projets de colonisation,
notamment lorsqu'il s'agira de concevoir les villages et surtout, de les équiper (maisons et
édifices publics) bien que les architectes furent volontiers invités à intervenir et proposer des
solutions qui leur soient propres, parallèlement aux projets du Génie ou des Ponts et
Chaussées, dans le cadre du Plan Général de la Ville d'Alger lancé dès 1831, c'est à dire
pendant la rénovation du centre de la ville.
La qualité artistique du projet, sa portée symbolique et politique, poussèrent
l'Administration à faire appel, tant sur le plan urbain que sur celui strictement architectural, à
des personnalités de renom comme Pierre-Auguste Guiauchain, Charles Delaroche puis
Charles-Frédéric-Henri Chassériau (tracé du Boulevard du Centaure, extension du Faubourg
d'Isly…) pour ceux qui ont eu à présenter des plans urbains. Mais il demeure que la
transformation de la ville d'Alger au lendemain de 1830 reste symptomatique du rôle de
l'architecte, intervenant essentiellement à titre privé où pour la construction d'édifices publics
monumentaux quand l'Etat leur fait appel.
520
Pierre Auguste Guiauchain proposera en 1846 son projet de Théâtre pour Alger, sur l'emplacement de l'ancien
palais de la Djénina laissé endommagé par un incendie accidentel, mais une fois les plans d'alignement de la
Place du Gouvernement définitivement approuvés.
400
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les intervenants techniques
La ville moderne européenne "sera (dans le cadre du Plan Général lancé depuis
l'ouverture de la Place d'Arme en 1831) construite au coup par coup, suivant les besoins du
moment. […]. Les municipalités algéroises interviennent peu dans le développement de la
ville d'Alger entre la conquête et la fin des années 1920, laissant le plus souvent l'initiative au
service de l'Etat (par le biais de ses organes liés aux travaux publics généraux ou de
fortification) et surtout aux acteurs privés (premiers à faire appel systématiquement aux
architectes pour la construction d'immeubles)."521
Cependant, une dépêche du 16 mars 1843 du Directeur de l'Intérieur faite au Ministre
de la Guerre, nous renseigne sur la pauvreté de la profession en Algérie, son manque
d'encadrement ainsi que son déficit en effectifs, devant le développement des projets depuis le
lancement de la politique de "colonisation officielle" et l'inauguration des travaux d'une part,
par le Plan Général de la Ville d'Alger et d'autre part, l'urgence du recasement des colons
débarquant en masse dans les ports algériens.
Évoquant les relations du Service de l'Architecte de la Province d'Alger avec la
colonisation telle qu'elle prit son essor depuis 1841 (la Province d'Alger étant la première et la
plus concernée des trois provinces par le "boom" des travaux de colonisation, de même que
les environs de la ville ont accueilli depuis le duc de Rovigo et le Maréchal Clauzel les
premiers essais de villages européens planifiés, sans compter les baraquements antérieurs plus
primitifs de Dély-Ibrahim et Chéragas), le Directeur de l'Intérieur, fort de son témoignage,
nous rapporte que l'Architecte de Province pouvait être engagé dans les projets de centres de
colonisation, selon ses mots : "Je me suis trop bien trouvé dans l'établissement des premiers
villages, des services et de l'impulsion donnés aux travaux par Mr. l'Architecte de la Province,
pour ne pas désirer que cette partie si importante reste dans ses attributions. Mais M.
Guiauchain, seul, ne peut suffire aux immenses détails de ce service."522
Nous comprendrons que la requête du Directeur de l'Intérieur désire renforcer le rôle
de l'architecte, voulant même élargir le service provincial à la création des centres. Il propose
de nommer un Architecte en Second mobile "car maintenant que les villages se multiplient et
521
Zohra Hakimi, op., cit., Alger, paysage urbain et architecture. 1800-2000 (ouv. coll., s. dir. J-L Cohen), p. 140.
522
C.A.O.M., Série N, carton N1 (Service des bâtiments civils), Extrait d'une dépêche du Directeur de
l'Intérieur, en date du 16 mars 1843, au sujet du service de l'architecte de la Province d'Alger par rapport à la
colonisation.
401
qu'ils s'éloignent, il me serait bien difficile d'assurer convenablement le service si le nombre
des agents qui doit les surveiller ne devrait être dès aujourd'hui augmenté."523
On saisira qu'en fin de compte l'architecte n'interviendra pas dans la conception de ces
centres, ni dans le dessin des plans ou encore dans la conception de leurs édifices publics ou
privés, sachant que selon le territoire, qu'il soit civil ou militaire, les ingénieurs des Ponts et
Chaussées et les ingénieurs du Génie seront respectivement chargés de ces études. Nous
avons eu l'occasion de nous rendre compte tout au long du dépouillement des archives
relatives aux centres créés en Kabylie, et ce, quelqu'en soit la période, de l'absence totale des
architectes dans le développement des projets de centres et ce, à partir de 1857, alors que
l'arrêté de Bugeaud daté du 18 avril 1846 allait définitivement répartir les tâches entre les
différents services publiques, civils ou militaires, au sujet précisément des projets de création
de centres (l'architecte en était exclu).
Les architectes compris dans le Service des Bâtiments civils verront leurs compétences
se porter uniquement sur les projets en cours ou à venir au niveau des grandes villes, de
l'entretien du bâti existant et sur les constructions neuves publiques ou privées. Les
municipalités issues des centres antérieurement créés se référeront exclusivement au service
des Ponts et Chaussées ou au Génie en ce qui concerne les différents projets ou travaux dont
elles auront l'initiative, y compris ceux propres à l'architecte. Le financement sera centralisé
par l'Etat, rattachant les dépenses au "budget de la colonisation" ceci d'une part et d'autre part,
lorsque les ressources des communes le leur permettent, celles-ci seront en mesure de financer
leur propres projets-travaux (le cas sera assez rare pour les centres de colonisation en création,
alors Commissariats civils).
523
C.A.O.M., Série N, dossier N1 (Service des bâtiments civils), Extrait d'une dépêche du Directeur de
l'Intérieur, en date du 16 mars 1843, au sujet du service de l'architecte de la Province d'Alger par rapport à la
colonisation.
402
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les intervenants techniques
2/V. 1c : Réorganisation en 1844 du personnel administratif encadrant le "Service des
Travaux coloniaux"
Les travaux coloniaux se divisent en deux catégories distinctes :
1- les travaux relatifs à l'établissement des nouveaux centres de population, les plans
d'alignement, les plans d'ensemble et de distribution, les enceintes, les eaux, les
maisons d'école, les mairies, les églises, les presbytères et casernes de gendarmerie.
2- les travaux se rapportant aux villes et aux centres de création ancienne :
Alger, Blida, Koléa, Cherchell, Oran, Constantine, Philippeville, Bône,
la Calle et Mostaganem.
Vingt deux agents composent le service des Travaux coloniaux dont sept inspecteurs
sont directement affectés à la ville d'Alger pour les travaux de la voirie, les aqueducs,
l'entretien des bâtiments publics, la pépinière centrale et les hospices. Huit autres inspecteurs
sont affectés pour les mêmes tâches à Blida, Cherchell, Douéra, Koléa, Oran, Constantine,
Philippeville et Bône. Un agent est chargé pour l'ensemble du territoire de la comptabilité des
bâtiments alors qu'un seul inspecteur est attaché aux villages en création du Sahel. Hors des
questions liées à la ville d'Alger, 17 agents au total se répartissent les tâches à l'échelle de la
colonie, alors qu'un seul agent est directement chargé d'inspecter le déroulement des travaux
liés aux centres de population.
Le Chef du 2ème bureau du Ministère de la Guerre, dans sa note destinée au 1er
bureau, (26 mars 1844), fait remarquer que "la colonisation est à peu près dépourvue d'agents
des travaux coloniaux, et que jusqu'à présent les opérations qui l'intéressent n'ont été
exécutées que lentement et aux heures de loisir que peuvent laisser aux inspecteurs en
fonction des travaux spéciaux dont ils sont chargés. Cet ordre des choses est on ne peut plus
préjudiciable au développement et à la marche de la colonisation."524 Il s'interroge pourquoi
les instructions du Ministre restent si longtemps en attente avant d'être exécutées, et pourquoi
les plans et projets relatifs aux nouveaux villages tardent tant à lui être présentés.
La solution avancée par le Chef du 2ème bureau consistait à affecter spécialement à la
colonisation, autrement dit aux opérations de création des centres, un encadrement plus
adéquat, car si en amont, les différents services techniques en assuraient la projection, en aval,
le suivi des travaux et l'inspection de leur exécution restaient aléatoires, livrant à elles mêmes
524
C.A.O.M., Série N, dossier N1 (Service des bâtiments civils), Note pour Mr. le Chef du 1er bureau du
Ministère de la Guerre, n°136, Alger le 26 mars 1844.
403
les entreprises adjudicataires chargées des travaux. Les retards rendant impossible toute
installation correcte des colons étaient légions, ces derniers souvent démunis se retrouvant en
rase campagne sur des terrains inaccessibles à peine terrassés.
Ces retards auront longuement pénalisé les centres nouveaux qui pâtirent des
décalages de délais vis-à-vis d'une part, du calendrier agricole et d'autre part, des saisons
extrêmes laissant les colons sans abris. L'échec des centres ne relevait donc pas du mystère
quand moins de quelques mois plus tard la population hâtivement installée se voyait décimée.
Le Chef du 2ème bureau proposa en 1844 d'affecter spécialement au Service des Travaux
coloniaux, et proportionnellement aux besoins, des agents supplémentaires inspectant "les
points désignés pour être colonisés" et ce, en s'inspirant des pratiques de Lamoricière, à
l'échelle locale, dans la Province d'Oran. Il identifie de ce fait en mars 1844, les points devant
impérativement accueillir de nouveaux inspecteurs :
2/V. 1c. 1 / Dans la Province d'Alger (où œuvrent Bugeaud et le Directeur de
l'Intérieur le Comte de Guyot); 3 inspecteurs sont réclamés dont un spécialement
attaché aux travaux de colonisation :
-Le Sahel qui compte 4 villages en projet pour compléter le système Bugeaud
-Le territoire de Blida réclamant la création de 3 nouveaux villages
-Le pied-mont de l'Atlas entre les gorges de la Chiffa et l'Arba
-Le territoire de Béni-Moussa et du Fondouk, point de départ pour la colonisation est
de la plaine de la Mitidja
-Le territoire de Cherchell où doivent voir le jour 2 villages
2/V. 1c. 2 / Dans la Province d'Oran (essentiellement sous l'impulsion du système
Lamoricière), 2 inspecteurs sont attendus pour chacune des localités suivantes :
-Le territoire de Mostaganem dont la colonisation débute en 1843 avec Mazagran, et
prévoyant la création d'au moins 4 centres autour de Mostaganem.
-Le territoire d'Oran où 2 villages sont en cours d'établissement en attendant la
création de 5 autres.
2/V. 1c. 3 / Dans la Province de Constantine (système Bedeau), 2 inspecteurs pour :
-Le territoire de Philippeville et la route de Constantine dont cinq villages sont à
l'étude.
-Le territoire de Bône divisé en deux zones concentriques et devant attendre 6 villages
au moins.
404
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les intervenants techniques
Ce sera donc un total de 7 nouveaux agents spécialisés dans l'inspection des travaux
d'installation des centres de colonisation qui seront attendus, en plus du personnel déjà
existant. Mais ce nombre d'agents ne traduit nullement un nombre fixe dans la mesure où le
Directeur de l'Intérieur explique bien que le personnel devra croître, ou décroître,
proportionnellement aux projets en cours. Ainsi, chaque grand territoire à coloniser devra être
couvert par un Inspecteur des travaux coloniaux. En outre, les villes d'Oran, de Mostaganem,
Bône, La Calle, Philippeville, Constantine, nécessitent chacune l'envoi d'un régisseur
comptable dont elles sont dépourvues, tout comme les villes mêmes de Mostaganem et de La
Calle, réclament toutes deux un Inspecteur des Travaux coloniaux qui leur soient propres.
Pour terminer, le Chef du 2ème bureau relativise l'importance de l'armée dans les
travaux de colonisation sachant que celle-ci prend à cette époque une ampleur sans précédent
sous les injonctions du Gouverneur Général Bugeaud. Il déplore le manque de personnel civil
à assigner aux travaux de colonisation, sa relégation progressive à des tâches de plus en plus
restreintes et injustifiées. En ses mots, il nous rapporte que "l'insuffisance du personnel des
travaux coloniaux est évidente en ce qui concerne la colonisation proprement dite. La part que
l'armée est appelée à prendre dans la construction des villages n'est pour ainsi dire que
matérielle et de simple exécution. Elle n'allègera en rien la tâche de la Direction de l'Intérieur
et par conséquent celle du service des travaux coloniaux. En effet la Direction de l'Intérieur
reste chargée de faire les plans et projets de villages ainsi que des établissements publics
propres à chacun d'eux. L'armée ne fera que les exécuter comme le font déjà les entrepreneurs
dans les villages purement civils."525
Mais l'auteur de la note, Chef du 2ème bureau du Ministère de la Guerre, s'est donc
visiblement trompé en sous estimant le rôle qu'allait prendre l'armée dans la mesure où
l'ensemble des projets de centres créés en territoires militaires, allait à partir de 1846 être
exclusivement attribué au service du Génie, service qui viendra même dessiner les plans des
centres créés en territoires civils sous le Second Empire, et de surcroît, superviser et contrôler
l'exécution des travaux. Cette note reflète encore une fois, l'opposition civils/militaires qui se
manifeste à tous les échelons de l'administration coloniale depuis la nomination de Bugeaud à
la tête du Gouvernement Général. Opposition qui allait se poursuivre et s'exacerber jusqu'à la
chute du Second Empire en 1870, ce qui ne sera pas sans conséquences sur la politique de
525
C.A.O.M., Série N, dossier N1 (Service des bâtiments civils), Note pour Mr. le Chef du 1er bureau du
Ministère de la Guerre, n°136, Alger le 26 mars 1844.
405
création des centres, oscillant entre politique minimaliste des militaires et expansionniste des
civils. Enfin, le service des Travaux coloniaux demeure encore en retrait après 1870, sachant
que ce sera aux ingénieurs des Ponts et Chaussées, outre l'étude des projets, de suivre et
contrôler la réalisation des travaux confiés aux entrepreneurs adjudicataires.
2/V. 1d : Arrêté portant la réorganisation du Service des Bâtiments Civils en 1846
Après l'arrêté ministériel portant la création sous sa dénomination définitive du
Service des Bâtiments Civils et de la Voirie en Algérie, en 1843526, l'organisation de ce
service ainsi que ses attributions ne furent définitivement mises en place que par l'arrêté
ministériel publié à l'automne 1846 (la seule trace consultable pour nous est uniquement le
projet d'arrêté dactylographié envoyé en novembre 1846 au Ministère de la Guerre pour
signature), conséquence des arrêtés du 22 avril 1846 créant la Direction des Travaux Publics
en Algérie et du 27 janvier 1846 déterminant la répartition des travaux publics civils
(anciennement Travaux coloniaux) entre le Génie militaire, le Service des Ponts et Chaussées,
le Service des Bâtiments Civils et de la Voirie et le Service des Mines et Forages.
L'article 7 de cet arrêté de 1846 précise que "le levé des plans des villes et centres de
population, soit anciens, soit à créer, et la rédaction des plans d'alignement appartiennent sur
les territoires civils, au service des Bâtiments Civils et de la Voirie, sur les territoires mixtes et
arabes, au service du Génie". Le service des Ponts et Chaussées sera limité dans cet arrêté aux
études à mener dans les grandes villes et leur territoire attenant.
Des Commissions Locales d'Alignement avaient été formées en amont des projets
dans les territoires civils, de même que des Commissions Consultatives dans les territoires
mixtes et arabes (militaires) et ce, depuis l'ordonnance du 15 avril 1845, inspirée de la
circulaire du Ministre de l'Intérieur du 10 novembre 1826 qui instituait des Commissions
Consultatives dans un certain nombre de départements métropolitains. Ces Commissions
étaient chargées de donner leur avis sur les projets de travaux présentés par les communes en
métropole et les Commissariats en Algérie (puis les Communes de Plein exercice ou
Communes mixtes selon l'arrêté ministériel du 19 décembre 1856 modifiant l'ordonnance du
15 avril 1845).
526
Arrêté du 25 mars 1843 modifié le 5 août 1843.
406
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les intervenants techniques
Le programme d'érection à partir de 1848 des localités algériennes civiles en
communes (il s'agissait dans un premier temps des grandes villes d'Alger, Bône, Oran,
Mostaganem, Blida et Philippeville), allait changer la donne pour le Service des Bâtiments
Civils et de la Voirie au profit des Ponts et Chaussées. En effet, l'ordonnance du 28 septembre
1847 prévoyait déjà de remettre entre les mains des futurs Conseils municipaux, la projection
(c'est à dire la commande) de tout projet d'alignement.
Pour des raisons budgétaires (insuffisance chronique du Service des Bâtiments Civils
et de la Voirie en moyens et personnel), l'arrêté du 12 novembre 1850 modifie les attributions
du Service dans la mesure où celui-ci ne conservera plus que le titre de Service des Bâtiments
civils, car il cessa dans un premier temps "d'être chargé de la police de la voirie urbaine et des
alignements"527 dans les villes érigées en communes avant qu'il ne soit dans un second temps
qu'exceptionnellement concerné par cette fonction dans les Commissariats civils (villages de
colonisation non encore érigés en Communes de Plein exercice).
Enfin, le service des Bâtiments Civils verra encore ses attributions se réduire par
l'arrêté du 28 avril 1852, si bien que les travaux qui lui étaient impartis jusque là, à savoir les
nivellements et les travaux d'installation des nouveaux centres, seront désormais attribués aux
Ponts et Chaussées (bien entendu dans les territoires civils - érigés en départements depuis
1848).
Selon le projet d'arrêté publié en novembre 1846528, nous pouvons retenir la tentative
de l'Administration d'organiser (ou réorganiser) définitivement le Service des Bâtiments
Civils et de la Voirie en le divisant en deux services : le service ordinaire dont les attributions
sont déterminées par l'arrêté du 27 janvier 1846 (le levé des plans des villes et centres de
population, soit anciens, soit à créer, et la rédaction des plans d'alignement dans les territoires
civils) et le service extraordinaire attaché à chaque construction nouvelle d'une importance
suffisante.
527
C.A.O.M., Série N, dossier N1, extrait de l'arrêté du 12 novembre 1852
528
C.A.O.M., Série N, dossier N1, Projet d'arrêté transmis le 9 novembre 1846 au Ministre par le Gouverneur
Général sur proposition de la Direction de la Colonisation.
407
2/V. 1d. 1 / Le service ordinaire, ou service des Bâtiments Civils proprement dit
Les tâches du service ordinaire seront confiées selon l'article 2 du titre II, à un corps
spécial institué sous le titre de Service des Bâtiments Civils, titre et réorganisation que
reprendra dans une grande majorité l'arrêté du 12 novembre 1850. Le service ordinaire,
permanent, se compose à minima, selon l'importance des projets et leur nombre de :
- Un Architecte en Chef dirigeant le service de la Province : il rédige les projets qui
lui sont réservés, il supervise les projets des architectes d'arrondissement, informe le
Directeur des Travaux Publics des situations des projets et de leur évolution sur le
terrain, rédige des rapports trimestriels ou relatifs à ses tournées au sujet du
déroulement général des travaux…
- D'architectes chargés chacun d'un arrondissement; il dressent les plans, projets et
devis des travaux neufs, préparent les cahiers des charges, inspectent…
- Un Inspecteur par arrondissement assistant l'architecte d'arrondissement ou le
suppléant en cas de nécessité…
- Un sous-Inspecteur exerçant toutes les attributions de l'Inspecteur, en cas d'absence
de celui-ci, et assiste ce dernier ou le remplace à la demande de l'Architecte en
Chef ou d'Arrondissement…
- Un Contrôleur réviseur de la comptabilité centralisant le travail de comptabilité des
trois provinces
- De vérificateurs chargés des contrôles des métrés, des devis, des mémoires des
entrepreneurs…
2/V. 1d. 2 / Le service extraordinaire
Ce service est temporaire et est confié à une agence spéciale dirigée par un Architecte
Principal commandant un nombre d'inspecteurs, sous-inspecteurs, agents secondaires et autres
subalternes, déterminé en fonction de l'importance du projet. Les architectes, inspecteurs et
vérificateurs du service ordinaire peuvent être affectés à plusieurs agences à la fois. Toutefois,
les architectes des agences spéciales peuvent être recrutés par la Direction des Travaux
Publics, en dehors du personnel des Bâtiments Civils, parmi les architectes privés. Chaque
agence est dissoute avec l'achèvement des travaux de construction. La construction neuve
terminée rentre alors dans les attributions du service ordinaire des Bâtiments Civils.
408
La colonisation en Algérie/Kabylie
Les intervenants techniques
2/V. 2 : Le Génie
S'il n'existe pas de dates officielles avec laquelle nous pouvons évaluer le moment
précis où le corps du Génie fut chargé de l'exécution des travaux de colonisation en Algérie,
du moins les travaux destinés aux civils, nous savons par contre que les ingénieurs militaires
ont très tôt été associés aux travaux publics, notamment par la création de villes et l'ouverture
de routes lors des conquêtes et ce, depuis la colonisation du Nouveau Monde. Les ingénieurs
militaires furent alors à maintes reprises confrontés à une réflexion exigeante quant à
l'élaboration du plan d'une ville, dans la continuité des travaux de fortification qui leur étaient
impartis.
Cependant, la question de savoir si une date précise ou un texte officiel signé et daté
est venu signifier l'engagement de l'armée dans l'entreprise des travaux civils, cela ne revêt
que peu d'importance quand on sait qu'à travers l'histoire, les militaires ont toujours été les
premiers à se voir confier la reconstruction ou la transformation d'un territoire conquis, ou
neuf, car ils sont en toute logique les premiers sur place, les plus outillés et les mieux avertis
des conditions locales. Ils ont fréquemment été les auteurs des villes de création ex nihilo en
territoire de conquête, contrairement au long processus de formation souvent voilé des villes
historiques de "sédimentation" (selon la formule de Marcel Roncayolo).
L'intervention spontanée des militaires au sein des villes est si ancré dans l'histoire de
l'Humanité qu'il est presque systématiquement repris dans les ouvrages de fiction, y compris
dans ceux ayant trait à l'imaginaire quand Alain Musset nous révèle que "ce ne sont ni des
architectes, ni des urbanistes qui interviennent dans ce travail considéré avant tout comme une
corvée, mais (des) militaires…"529 au sujet de la reconstruction de la mégalopole de la "ville
planète" qu'est Coruscant (voir la saga Star Wars). En revenant sur Terre, ce sont en France
les raisons défensives qui ont suscité la création (et le dessin par les militaires) des villes
neuves, alors que les premières villes coloniales ont été conçues pour servir prioritairement de
comptoirs commerciaux, à condition d'être bien entendu convenablement situés et
stratégiquement défendus. En Algérie, ce sera la restructuration et l'extension des ville