Werner Kofler Hôtel Clair de Crime
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Werner Kofler Hôtel Clair de Crime
Werner Kofler Hôtel Clair de Crime Trois proses Traduit de l’ allemand (Autriche) par Bernard Banoun Postface de Wendelin Schmidt-Dengler Ouvrage traduit avec le concours du Centre National du Livre et du BMUKK (Ministère fédéral autrichien de l’ enseignement, de l’ art et de la culture). Éditions Absalon collection « K. 620 » Collection dirigée par Catherine Fagnot © Deuticke im Paul Zsolnay Verlag, Wien, 2005 Titre original : Hotel Mordschein, 1re édition 1989, Rowohlt © Éditions Absalon 2011 pour la traduction française isbn-13 : 978-2-916928-16-6 – issn :1960-3215 www.editionsabsalon.com Prière d’ insérer Conjectures sur la Reine de la Nuit évoque, à partir de l’ exemple de six représentations différentes de la Flûte enchantée – « il doit y avoir de cela quelque cinquante ans » –, la fin de chacune des Reines sur scène et la destinée de chacune des cantatrices derrière la scène, après la représentation : les effroyables triomphes, sur les deux plans, du « principe spirituel masculin sur le principe chthonien féminin ». Des exemples qui ne prétendent pas prouver « factuellement », mais apporter une vérité « intérieure » – ce sont des fictions avec des bribes authentiques. Dans Hôtel Clair de Crime, un coupable à la première personne, éclaté en plusieurs Je, tente de reconstituer, dans un lieu écarté (un asile de fous ?) son acte, l’ assassinat d’ un portier de nuit, non sans se gausser – lui qui est aussi sujet de son amnésie – des interprétations extérieures. Ce Je délinquant atterrit naturellement dans l’ enfance, dans l’ enfance individuelle mais aussi dans celle – le mot est choisi à dessein – de l’ histoire de son ascendance, dans des détails de la destruction de masse, et il n’ est pas fortuit que le Je, s’ aidant de fragments de romans d ’ aventure et de romans policiers, procède aussi à des interrogatoires de lui-même. – Un monologue intérieur hermétique, riche en allusions, serti de morceaux rusés et déments sur la culture dominante, la culture de l’ oubli – « … un principe si fort, de l’ avis de la commission, qu’ elle n’ a pas pu obtenir d’ explications ni élucidations pour mener à bien son travail » (conclusion de la commission Waldheim) –, une culture qui peut s’ appuyer en confiance sur un processus de prise en compte jusqu’ à annihilation comme ‘dépôt final de l’ histoire’. De même, Auto-observation cachée débouche sur des lacunes de conscience autour d’ une histoire de parricide : descendu dans un certain ‘hôtel Atlanta’, l’ auteur s’ observe lui-même dans une ‘Maison de la Littérature’ située de l’ autre côté de la rue. Constamment mis en garde – mais contre quoi ? – par une séquence de « Fenêtre sur cour » d’ Hitchcock, il s’ observe par exemple dans des situations sans équivoque avec Charlotte von Stein alias Krystle Carrington (et il observe précisément !), échafaudant des attaques pyromanes et des affaires louches, mais principalement dans la rédaction de chefs-d’ œuvre, esquisses, Contes styriens et bavarois, nocturnes et scherzi, celle d’ un roman épistolaire inachevé intitulé « Les Métamorphoses du Plattner hof », ou transcrivant une série radiodiffusée intitulée « Conversations avec des génétrices de rédempteurs ». – Une parabole de l’ auto-perception et de l’ autodestruction, architecture complexe, parlant avec plusieurs voix contrefaites et pourtant imméconnaissables, qui démonte, par l’ usage de ses propres méthodes, à l’ aide d’ inventions et de matériaux communs – un personnage en vaut un autre – la foutaise postmoderne, le nouveau roman historique. Trois délirantes prouesses artistiques solidement ouvragées. Ce texte a été rédigé par Werner Kofler pour la première édition de l’ ouvrage, en 1989, chez l’ éditeur allemand Rowohlt. Conjectures sur la Reine de la Nuit Les baraquements des deux camps se trouvent de part et d’ autre de la montagne le long de l’ ancienne route du col, près de l’ entrée des galeries. Le camp situé près du portail Nord du futur tunnel est plus petit que celui situé près du portail Sud. Les bureaux du commandement sont installés dans le camp Sud, le commandant du camp Sud est le supérieur de celui du camp Nord ; cet homme, nommé Winkler, en fait le véritable commandant du camp, est redouté pour son intransigeance. Le courrier, la nourriture, les autres fournitures, ainsi que les nouveaux détenus, arrivent par le village de Neumarktl, terminus de la ligne de chemin de fer, dans la vallée. L’ équipe de surveillance échange avec les paysans du savon et des matelas contre de l’ eau-de-vie. Parfois, la nuit, on lâche les chiens sur des prisonniers qu’ on chasse ainsi hors des limites du camp pour finalement abattre les fugitifs d’ un coup de feu dans le dos. * 13 À Prague, dans une mise en scène de la Flûte enchantée, il doit y avoir de cela environ cinquante ans, après avoir tenté en vain de pénétrer dans le sanctuaire du soleil et avoir été, selon les termes du dictionnaire de l’ opéra, précipitée dans les ténèbres éternelles par le tonnerre et la foudre, la Reine de la Nuit disparaissait avec ses acolytes par les dessous du théâtre. – Dans une réalisation du même opéra à Breslau, la Reine de la Nuit quittait la scène, dans le feu et la fumée, ainsi que le spécifiait le programme, livrée à la damnation, vacillante, en passant derrière le décor, côté cour, suivie de Monostatos et des trois Dames. – À la même époque, dans une représentation de la Flûte enchantée au festival de Salzbourg, la sortie de la Reine de la Nuit était traitée de telle façon que, son projet scélérat de pénétrer dans le temple d’ Isis – De la pru/dence et/du si/lence ! – ayant été entravé par la Providence divine, elle était, disait le programme, bannie dans les ténèbres éternelles, s’ effondrait sur la scène, comme foudroyée, et y demeurait inerte jusqu’ au changement de décor. – À Aix-la-Chapelle aussi, en ces années, on donna la Flûte enchantée ; la scène de l’ anéantissement de la Reine de la Nuit et de ses comparses y était tout simplement coupée. – La Reine de la Nuit d’ une Flûte enchantée représentée à Ratisbonne essayait d’ atteindre le temple du soleil par un escalier ; accueillie par 14 Sarastro dans le tonnerre et la foudre et, spécifiait le programme, engloutie par les Enfers, la Reine de la Nuit tombait dans le vide au fond de la scène pour atterrir sur un entassement de matelas et de coussins. – Enfin, dans une représentation Kraftdurch-Freude de Graz, titubants, comme aveuglés, triomphe du principe spirituel masculin sur le principe chthonien féminin, comme il avait été expliqué dans la conférence de présentation, la Reine de la Nuit et le Maure gagnaient l’ arrière de la scène côté cour, les trois Dames côté jardin, pour, changement de décor, laisser place au couple sublime dans l’ éclat rayonnant du sanctuaire solaire. * Alors qu’ un soir, après avoir été précipitée par le tonnerre et la foudre dans les ténèbres éternelles et avoir disparu dans une trappe pour en ressortir par le dessous du plateau, la Reine de la Nuit de la Flûte enchantée pragoise voulut regagner un bref instant sa loge, trois hommes en costume de ville l’ y attendaient déjà, avec un air de pouvoir disposer librement des lieux. Quelqu’ un avait dû calomnier la cantatrice, car sans qu’ elle eût rien fait de mal, elle fut arrêtée par ces hommes, de sorte qu’ après l’ apothéose finale – le théâtre tout entier se change en soleil – il lui fut même interdit de remonter 15 sur scène pour saluer. Un premier interrogatoire se déroula dans la loge même ; les trois hommes l’ accusèrent d’ activités nuisibles à l’ État : engagée pour chanter la partie de soprano dans une Cantate allemande de Fidelio F. Finke, compositeur des plus éminents et membre du Parti, elle s’ était, prétendaient ses accusateurs, plusieurs fois, devant témoins, exprimée sur son œuvre avec une virulence et un mépris immodérés ; ainsi, elle estropiait son nom et ne parlait plus de lui qu’ en l’ appelant Fidelio Finfect, elle avait traîné dans la fange son chœur Ô Bohème, cœur de la patrie, un hymne sur la libération de la Bohème, en complétant toujours ce titre Bohème, cœur de la patrie, dans une intention perfide de bolchevisme culturel, par cet appendice absurde, terre au bord de la mer ; de plus, en affirmant que le jour viendrait où le drapeau du Reich hissé sur la citadelle de Prague ne serait plus qu’ un lambeau de tissu fouetté par la tempête, elle avait du même coup renoncé à ses droits civiques et à son appartenance à la Communauté nationale. Sans avoir fait quoi que ce fût de mal sur scène ni ailleurs, pendant une représentation dominicale en matinée, au moment où, livrée à la damnation dans le feu et la fumée, elle disparaissait en vacillant dans les coulisses, la Reine de la Nuit de Breslau fut arrêtée par des fonctionnaires de la Police secrète d’ État qui l’ attendaient derrière la scène ; ces 16 hommes, vêtus en civil, s’ étaient disséminés dans le théâtre avant même la dernière apparition de la Reine de la Nuit, tandis que Tamino était conduit devant les terribles portes pour se risquer à travers le Feu et l’ Eau. La Reine de la Nuit fut conduite au magasin des décors où on lui exposa l’ accusation formulée contre elle par le chef de plateau, selon lequel, à plusieurs reprises, elle se serait gaussée de la portée national-socialiste visionnaire de la Flûte enchantée, et notamment du personnage lumineux de Sarastro, expliquant qu’ il fallait orthographier Sarastro avec deux R et deux S, donc écrire Sarrasstro, cela afin de provoquer l’ association d’ idée avec le mot Arrest, et aussi, en anglais – en anglais ! – avec Ass ou, en français – en français ! – Assassin ; pis encore, elle aurait dit que la guerre était depuis longtemps perdue, se rendant ainsi coupable de défaitisme et d’ intelligence avec l’ ennemi. Lorsque la Reine de la Nuit des représentations du festival de Salzbourg – les plus hauts fonctionnaires de la province et du Reich avaient assisté à la première dans une loge d’ honneur –, bannie dans les ténèbres éternelles par la Providence divine et tombée, comme foudroyée, sur le sol de la scène, voulut, après la dernière, quitter le théâtre, elle n’ en fut que brièvement empêchée par des amateurs d’ opéra qui réclamaient des autographes. Le lendemain matin, en revanche, une visite inattendue et 17 désagréable se présenta à la chambre de son hôtel. Des fonctionnaires de la police commencèrent leur interrogatoire en lui demandant où et avec qui elle avait, elle, la cantatrice, passé la nuit après la première. Ses réponses : Seule dans la chambre d’ hôtel, et : Cela ne regarde pas ces messieurs, ne satisfaisant pas les sbires et les incitant bien plutôt à recourir à des menaces, la cantatrice déclara avoir passé la nuit dans sa chambre d’ hôtel avec une personnalité haut placée du Reich qui ce soir-là, en signe d’ admiration, était venue la trouver dans sa loge avec des fleurs et sous la protection de laquelle elle se mettrait si ces messieurs ne quittaient pas aussitôt la pièce. Nullement impressionnés, ces derniers ne partirent pas, bien au contraire, ils affirmèrent accomplir cet acte judiciaire précisément pour protéger cette haute personnalité. Car on leur avait rapporté quelque chose de terrible : elle, la Reine de la Nuit, aurait, dans sa loge, avant une représentation, raconté à Pamina, sa fille à la scène, une main devant la bouche et avec force ricanements de mépris, sa nuit avec le Reichsleiter Bormann, mais non seulement cela, qui en soi était suffisamment grave, non, elle se serait laissée aller à affirmer, ce qui faisait pour le moins douter qu’ elle eût toute sa raison, que, on osait à peine le répéter à haute voix, que le Reichsleiter Bormann était Juif, car il était – circoncis, Bormann, circoncis ! se mit le 18 meneur tout d’ un coup à hurler, la face cramoisie, voilà qui coûterait cher à la cantatrice, elle n’ était une Reine de la Nuit, pour colporter une telle histoire, non, elle était plutôt une Reine de la Folie ! Heureusement, la maquilleuse, sur ses gardes, avait tout écouté, tout entendu, et informé sans tarder les autorités. À Aix-la-Chapelle, un soir d’ hiver, peu avant la fin de la représentation de la Flûte enchantée, se produisit, discrètement mis en scène et à peine remarqué, l’ incident suivant. Tandis que sur le plateau la Reine de la Nuit affrontait son redoutable air de colorature « Mon cœur est plein d’ une rage infernale », quelques hommes en manteau de cuir perquisitionnaient la loge de la cantatrice, située au premier étage du théâtre, et ce, d’ après une indication confidentielle du second chef d’ orchestre, avec l’ assentiment du directeur et du chef d’ orchestre principal. Une heure auparavant, tandis que Sarastro rassemblait sur scène les prêtres de l’ ordre solaire, les fonctionnaires avaient déjà mis sens dessus dessous le logement privé de la cantatrice. Après les derniers rideaux, pendant que s’ abaissait lentement le rideau de fer, la cantatrice, accusée d’ avoir obtenu par subreption, grâce à des documents falsifiés, de devenir membre de la Chambre musicale du Reich et d’ appartenir à la Communauté nationale, fut arrêtée et emmenée. 19 À Ratisbonne, c’ est un chef de chant du Théâtre municipal, amant éconduit ourdissant des projets de vengeance pour réparer sa fierté blessée, qui devait causer la perte de l’ interprète locale de la Reine de la Nuit. Ce chef de chant, par une assiduité amoureuse qui s’ était changée peu à peu en une secrète et jalouse surveillance de la cantatrice célibataire, avait fait quelques observations laissant supposer que des choses suspectes se déroulaient dans l’ appartement de sa bien-aimée ainsi épiée et que cela expliquait sans doute pourquoi elle lui avait si obstinément refusé les fruits tant convoités de la nuit. Une nuit, en effet, il avait vu un homme quitter précipitamment la maison sans même avoir allumé dans l’ entrée puis monter dans un camion qui attendait là et s’ était éloigné rapidement ; au même moment, dans l’ appartement obscur de la cantatrice, derrière la fenêtre, un rideau avait bougé, comme si quelqu’ un l’ écartait. Peu après, la Police secrète d’ État reçut un appel téléphonique anonyme au sujet de la cantatrice. Un soir, pendant que, sur scène, la Reine de la Nuit chantait son air « Ne tremble pas, mon fils chéri », la police secrète interrogea des voisins de son appartement ; tandis que la Reine de la Nuit se faufilait par l’ escalier menant à une porte latérale du temple d’ où, accueillie par le tonnerre et la foudre puis engloutie par les Enfers, elle tomberait dans le vide sur un entassement de matelas et de 20 coussins, les fonctionnaires, comblés par les résultats de leurs investigations – un dénommé Coldewey surtout, dentiste et Scharführer dans la SS, leur avait fourni de précieuses indications – étaient déjà en route pour le théâtre. Accusée d’ avoir favorisé la fuite d’ un individu recherché, ennemi de l’ État et nuisible aux intérêts du peuple, la Reine de la Nuit fut arrêtée alors qu’ elle quittait les lieux par l’ entrée des artistes. Après quoi le chef de chant, dont la soprano avait fait fi des avertissements en lui objectant qu’ il voulait seulement s’ assurer sa gratitude en la sauvant ou simplement se donner de l’ importance, se laissa enfermer dans le théâtre et, du plus haut des cintres, se jeta sur le plateau où, la nuit même, il succomba à ses blessures. La Reine de la Nuit et le Maure Monostatos de la Flûte enchantée du Kraft-durch-Freude de Graz étaient interprétés par deux artistes mariés à la ville. Un soir, lorsque, comme aveuglés, triomphe du principe spirituel masculin sur le principe chthonien féminin, ils titubaient vers le fond de la scène, ils se retrouvèrent, à la surprise de la femme, à la frayeur du mari, entre les mains de mastodontes, fonctionnaires de la police styrienne d’ État et des mœurs qui leur signifièrent leur arrestation, Monostatos pour atteinte à la pureté de la race, la Reine de la Nuit pour connivence présumée. Le meneur des colosses produisit en guise de preuve 21 une lettre adressée à l’ interprète de Monostatos et – sans doute le Maure avait-il été trahi – interceptée dans le théâtre par un mouchard : Madame son épouse était-elle vraiment dans l’ ignorance totale que Monsieur le chef de Maures prenait tellement à la lettre son rôle de nègre et de traître qu’ il était devenu incapable de distinguer entre la scène et la réalité et – qui se ressemble s’ assemble – et forniquait avec une Tzigane, ou plutôt, pour être exact, qu’ il avait eu forniqué, car c’ en était bien fini, à moins que ce monsieur n’ aille rejoindre au camp de Lackenbach sa véritable Reine de la Nuit, ainsi qu’ il appelait sa putain tzigane dans une lettre ; mais là, l’ organe en question, rires, le con de la Tzigane, serait utilisé à d’ autres fins, à des fins, hilarité, plus élevées… ; et en effet, cette femme devait y être sélectionnée pour des essais de stérilisation pratiqués avec un arum d’ Amérique du Sud, le Caladium Seguinum, dit aussi canne du muet, par une équipe de médecins triés sur le volet en collaboration avec l’ Institut de Pharmacologie, et, après que ces essais eurent échoué, pour des expérimentations aux rayons X. – L’ interprète de la Reine de la Nuit, moins choquée par le prétendu adultère que par la manière abjectement styrienne et violente dont étaient formulés ces griefs, fut autorisée à gagner sa loge ; quant à Monostatos, il fut conduit dans une cave du théâtre pour y subir 22 un premier interrogatoire et horriblement maltraité par les fonctionnaires Müller et Aurich. * La Reine de la Nuit pragoise, disparue dans les dessous du théâtre – tonnerre et éclair, ténèbres éternelles – et peu après arrêtée et soumise à un interrogatoire dans sa loge par des hommes en costume de ville, fut ensuite conduite en limousine au quartier général de l’ hôtel Éden où elle fut enfermée dans une cellule et, au cours des jours suivants, examinée par un certain docteur Groß qui rechercha chez elle les signes d’ une maladie mentale ou nerveuse. Un matin, pour son transfert dans une clinique neurologique – un certain Hôpital psychiatrique de Cholm, comme on le prétendit –, la cantatrice fut traînée dans un véhicule de gazage superficiellement camouflé en véhicule de la CroixRouge ; c’ est là, dans cette voiture dite voiture S qui roulait vers une destination inexistante, qu’ elle trouva la mort. La Reine de la Nuit de la Flûte enchantée de Breslau – feu et fumée, damnation –, arrêtée durant une représentation dominicale en matinée et soumise à un premier interrogatoire dans le magasin des décors, fut ensuite relâchée puis, quelques heures plus tard, alors qu’ elle se préparait à fuir dans la 23 précipitation, de nouveau arrêtée dans son appartement et transférée à l’ ancien pénitencier avant d’ y être exécutée pour défaitisme et intelligence avec l’ ennemi. À Salzbourg, le lendemain matin de la dernière Flûte enchantée du festival – ténèbres éternelles, bannissement –, la Reine de la Nuit fut surprise dans sa chambre d’ hôtel par trois individus en civil, gardée sous surveillance après une violente altercation et, afin de ne pas éveiller l’ attention, emmenée par l’ entrée de service et conduite au quartier général de la Police secrète d’ État au monastère Saint-Pierre. Lors des interrogatoires auxquels on procéda alors, le délit fut considéré tantôt comme un fait absolument innommable, tantôt comme une conjuration dont on examina rageusement les moindres détails, et on signifia à la cantatrice, si elle tenait à sa vie, qu’ elle serait bien avisée d’ en dénoncer les instigateurs et manipulateurs. Des collègues, préoccupés par son sort, vinrent aux nouvelles, mais ils furent éconduits avec des menaces non dissimulées. Ce qui arriva ensuite à la Reine de la Nuit salzbourgeoise ne peut être l’ objet que de suppositions ; le fait est que six mois plus tard, des parents éloignés de la cantatrice reçurent une notification officielle selon laquelle la cantatrice avait succombé à une pneumonie durant son transfert à Theresienstadt. 24 Les traces de la Reine de la Nuit d’ Aix-laChapelle qui, accusée d’ avoir obtenu par subreption des avantages importants, arrêtée avec l’ assentiment de la direction du théâtre pendant que s’ abaissait le rideau de fer et conduite en un lieu inconnue, les traces de cette cantatrice se perdent à l’ entrée des artistes ; selon certains, la cantatrice aurait péri au camp de Natzweiler ; selon d’ autres, elle aurait réussi à s’ enfuir, via Casablanca, en Amérique latine. Sur la base d’ une dénonciation d’ un chef de chant amoureux sans espoir de retour, la Reine de la Nuit de la Flûte enchantée de Ratisbonne – escalier menant dans le vide – soupçonnée d’ avoir aidé dans sa fuite un ennemi de l’ État, fut arrêtée et incarcérée. Au cours des interrogatoires qui, toute la nuit durant, portèrent sur le lieu où se trouvait cet individu nuisible aux intérêts du peuple, la cantatrice, profitant d’ un instant d’ inattention des fonctionnaires enquêteurs, et sans avoir livré un seul indice, sauta par une fenêtre du bureau et trouva la mort. L’ interprète de la Reine de la Nuit qui, avec son mari, l’ interprète de Monostatos, dans la Flûte enchantée du Kraft-durch-Freude de Graz, triomphe du principe spirituel masculin sur le principe chthonien féminin, étaient tombée entre les mains de la Police d’ État et des mœurs de Styrie, fut 25 autorisée – tandis que son mari, encore grimé en Maure, ce qui donnait une occasion supplémentaire de rire à ses dépens, accusé du crime qualifié d’ atteinte à la pureté de la race avec une Tzigane, camp de Lackenbach, stérilisation, canne du muet, était interrogé et soumis par les fonctionnaires Müller et Aurich aux pires traitements dans la cave du théâtre –, la Reine de la Nuit fut autorisée à regagner sa loge sous surveillance pour se changer. Elle recouvra ensuite la liberté, mais elle ne devait plus jamais revoir son mari, Monostatos, dont le transfert dans un camp était vu d’ un très bon œil dans le milieu théâtral de Graz. Sur quoi la cantatrice eut une dépression nerveuse et fut à jamais incapable de remonter sur une scène d’ opéra pour y chanter ses vocalises ; elle vivota alors comme interprète de lieder, avant tout ceux des compositeurs styriens Hugo Wolf et Joseph Marx. – Son mari, le Monostatos de Graz, fut transféré quelque temps après du camp principal où il avait été interné vers un camp périphérique, aujourd’ hui oublié, mais de très mauvaise réputation à l’ époque, situé aux frontières méridionales du Reich, où on l’ employa à creuser des galeries. C’ est là qu’ il fut abattu une nuit, hors de la clôture du camp, alors qu’ il tentait de s’ enfuir, ainsi qu’ on le prétendit. Un morceau de papier portant les notes suivantes fut trouvé sur son corps : 26 Les baraquements des deux camps se trouvent de part et d’ autre de la montagne le long de l’ ancienne route du col, près de l’ entrée des galeries. Le camp situé près du portail Nord du futur tunnel est plus petit que celui situé près du portail Sud. Les bureaux du commandement sont installés dans le camp Sud, le commandant du camp Sud est le supérieur de celui du camp Nord ; cet homme, nommé Winkler, en fait le véritable commandant du camp, est redouté pour son intransigeance. Le courrier, la nourriture, les autres fournitures, ainsi que les nouveaux détenus, arrivent par le village de Neumarktl, terminus de la ligne de chemin de fer, dans la vallée. L’ équipe de surveillance échange avec les paysans du savon et des matelas contre de l’ eau-de-vie. Parfois, la nuit, on lâche les chiens sur des prisonniers qu’ on chasse ainsi hors des limites du camp pour finalement abattre les fugitifs d’ un coup de feu dans le dos. Et pourtant, je pourrais peut-être endurer tout cela si seulement je savais ceci : que lui est-il arrivé, à elle, la Reine de la Nuit ?