Werner Kofler Hôtel Clair de Crime

Transcription

Werner Kofler Hôtel Clair de Crime
Werner Kofler
Hôtel Clair de Crime
Trois proses
Traduit de l’ allemand (Autriche) par Bernard Banoun
Postface de Wendelin Schmidt-Dengler
Ouvrage traduit avec le concours du Centre National du
Livre et du BMUKK (Ministère fédéral autrichien
de l’ enseignement, de l’ art et de la culture).
Éditions Absalon
collection « K. 620 »
Collection dirigée par Catherine Fagnot
© Deuticke im Paul Zsolnay Verlag, Wien, 2005
Titre original : Hotel Mordschein, 1re édition 1989, Rowohlt
© Éditions Absalon 2011 pour la traduction française
isbn-13 : 978-2-916928-16-6 – issn :1960-3215
www.editionsabsalon.com
Prière d’ insérer
Conjectures sur la Reine de la Nuit évoque, à
partir de l’ exemple de six représentations différentes de
la Flûte enchantée – « il doit y avoir de cela quelque
cinquante ans » –, la fin de chacune des Reines sur scène
et la destinée de chacune des cantatrices derrière la
scène, après la représentation : les effroyables triomphes,
sur les deux plans, du « principe spirituel masculin sur
le principe chthonien féminin ». Des exemples qui ne
prétendent pas prouver « factuellement », mais apporter une vérité « intérieure » – ce sont des fictions avec
des bribes authentiques.
Dans Hôtel Clair de Crime, un coupable à la première personne, éclaté en plusieurs Je, tente de reconstituer, dans un lieu écarté (un asile de fous ?) son acte,
l’ assassinat d’ un portier de nuit, non sans se gausser
– lui qui est aussi sujet de son amnésie – des interprétations extérieures. Ce Je délinquant atterrit naturellement dans l’ enfance, dans l’ enfance individuelle
mais aussi dans celle – le mot est choisi à dessein – de
l’ histoire de son ascendance, dans des détails de la
destruction de masse, et il n’ est pas fortuit que le Je,
s’ aidant de fragments de romans d ’ aventure et de
romans policiers, procède aussi à des interrogatoires de
lui-même. – Un monologue intérieur hermétique, riche
en allusions, serti de morceaux rusés et déments sur
la culture dominante, la culture de l’ oubli – « … un
principe si fort, de l’ avis de la commission, qu’ elle n’ a
pas pu obtenir d’ explications ni élucidations pour mener
à bien son travail » (conclusion de la commission Waldheim) –, une culture qui peut s’ appuyer en confiance sur
un processus de prise en compte jusqu’ à annihilation
comme ‘dépôt final de l’ histoire’.
De même, Auto-observation cachée débouche sur
des lacunes de conscience autour d’ une histoire de parricide : descendu dans un certain ‘hôtel Atlanta’, l’ auteur
s’ observe lui-même dans une ‘Maison de la Littérature’ située de l’ autre côté de la rue. Constamment mis
en garde – mais contre quoi ? – par une séquence de
« Fenêtre sur cour » d’ Hitchcock, il s’ observe par exemple dans des situations sans équivoque avec Charlotte
von Stein alias Krystle Carrington (et il observe précisément !), échafaudant des attaques pyromanes et des
affaires louches, mais principalement dans la rédaction
de chefs-d’ œuvre, esquisses, Contes styriens et bavarois, nocturnes et scherzi, celle d’ un roman épistolaire
inachevé intitulé « Les Métamorphoses du Platt­ner­
hof », ou transcrivant une série radiodiffusée intitulée
« Conversations avec des génétrices de rédempteurs ».
– Une parabole de l’ auto-perception et de l’ autodestruction, architecture complexe, parlant avec plusieurs
voix contrefaites et pourtant imméconnaissables, qui
démonte, par l’ usage de ses propres méthodes, à l’ aide
d’ inventions et de matériaux communs – un personnage en vaut un autre – la foutaise postmoderne, le
nouveau roman historique.
Trois délirantes prouesses artistiques solidement
ouvragées.
Ce texte a été rédigé par Werner Kofler pour la première
édition de l’ ouvrage, en 1989, chez l’ éditeur allemand Rowohlt.
Conjectures sur la Reine de la Nuit
Les baraquements des deux camps se trouvent
de part et d’ autre de la montagne le long de l’ ancienne route du col, près de l’ entrée des galeries.
Le camp situé près du portail Nord du futur tunnel
est plus petit que celui situé près du portail Sud.
Les bureaux du commandement sont installés dans
le camp Sud, le commandant du camp Sud est
le supérieur de celui du camp Nord ; cet homme,
nommé Winkler, en fait le véritable commandant
du camp, est redouté pour son intransigeance. Le
courrier, la nourriture, les autres fournitures, ainsi
que les nouveaux détenus, arrivent par le village
de Neumarktl, terminus de la ligne de chemin de
fer, dans la vallée. L’ équipe de surveillance échange
avec les paysans du savon et des matelas contre de
l’ eau-de-vie. Parfois, la nuit, on lâche les chiens sur
des prisonniers qu’ on chasse ainsi hors des limites
du camp pour finalement abattre les fugitifs d’ un
coup de feu dans le dos.
*
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À Prague, dans une mise en scène de la Flûte
enchantée, il doit y avoir de cela environ cinquante
ans, après avoir tenté en vain de pénétrer dans le
sanctuaire du soleil et avoir été, selon les termes du
dictionnaire de l’ opéra, précipitée dans les ténèbres
éternelles par le tonnerre et la foudre, la Reine de la
Nuit disparaissait avec ses acolytes par les dessous
du théâtre. – Dans une réalisation du même opéra à
Breslau, la Reine de la Nuit quittait la scène, dans le
feu et la fumée, ainsi que le spécifiait le programme,
livrée à la damnation, vacillante, en passant derrière le décor, côté cour, suivie de Monostatos et
des trois Dames. – À la même époque, dans une
représentation de la Flûte enchantée au festival
de Salzbourg, la sortie de la Reine de la Nuit était
traitée de telle façon que, son projet scélérat de
pénétrer dans le temple d’ Isis – De la pru/dence
et/du si/lence ! – ayant été entravé par la Providence divine, elle était, disait le programme, bannie
dans les ténèbres éternelles, s’ effondrait sur la scène,
comme foudroyée, et y demeurait inerte jusqu’ au
changement de décor. – À Aix-la-Chapelle aussi,
en ces années, on donna la Flûte enchantée ; la
scène de l’ anéantissement de la Reine de la Nuit
et de ses comparses y était tout simplement coupée. – La Reine de la Nuit d’ une Flûte enchantée représentée à Ratisbonne essayait d’ atteindre
le temple du soleil par un escalier ; accueillie par
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Sarastro dans le tonnerre et la foudre et, spécifiait
le programme, engloutie par les Enfers, la Reine de
la Nuit tombait dans le vide au fond de la scène
pour atterrir sur un entassement de matelas et de
coussins. – Enfin, dans une représentation Kraftdurch-Freude de Graz, titubants, comme aveuglés,
triomphe du principe spirituel masculin sur le principe
chthonien féminin, comme il avait été expliqué dans
la conférence de présentation, la Reine de la Nuit et
le Maure gagnaient l’ arrière de la scène côté cour,
les trois Dames côté jardin, pour, changement de
décor, laisser place au couple sublime dans l’ éclat
rayonnant du sanctuaire solaire.
*
Alors qu’ un soir, après avoir été précipitée par
le tonnerre et la foudre dans les ténèbres éternelles
et avoir disparu dans une trappe pour en ressortir
par le dessous du plateau, la Reine de la Nuit de la
Flûte enchantée pragoise voulut regagner un bref
instant sa loge, trois hommes en costume de ville
l’ y attendaient déjà, avec un air de pouvoir disposer
librement des lieux. Quelqu’ un avait dû calomnier
la cantatrice, car sans qu’ elle eût rien fait de mal,
elle fut arrêtée par ces hommes, de sorte qu’ après
l’ apothéose finale – le théâtre tout entier se change
en soleil – il lui fut même interdit de remonter
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sur scène pour saluer. Un premier interrogatoire
se déroula dans la loge même ; les trois hommes
l’ accusèrent d’ activités nuisibles à l’ État : engagée
pour chanter la partie de soprano dans une Cantate allemande de Fidelio F. Finke, compositeur
des plus éminents et membre du Parti, elle s’ était,
prétendaient ses accusateurs, plusieurs fois, devant
témoins, exprimée sur son œuvre avec une virulence et un mépris immodérés ; ainsi, elle estropiait
son nom et ne parlait plus de lui qu’ en l’ appelant
Fidelio Finfect, elle avait traîné dans la fange son
chœur Ô Bohème, cœur de la patrie, un hymne sur la
libération de la Bohème, en complétant toujours ce
titre Bohème, cœur de la patrie, dans une intention
perfide de bolchevisme culturel, par cet appendice
absurde, terre au bord de la mer ; de plus, en affirmant que le jour viendrait où le drapeau du Reich
hissé sur la citadelle de Prague ne serait plus qu’ un
lambeau de tissu fouetté par la tempête, elle avait
du même coup renoncé à ses droits civiques et à
son appartenance à la Communauté nationale.
Sans avoir fait quoi que ce fût de mal sur scène
ni ailleurs, pendant une représentation dominicale
en matinée, au moment où, livrée à la damnation
dans le feu et la fumée, elle disparaissait en vacillant
dans les coulisses, la Reine de la Nuit de Breslau fut
arrêtée par des fonctionnaires de la Police secrète
d’ État qui l’ attendaient derrière la scène ; ces
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hommes, vêtus en civil, s’ étaient disséminés dans
le théâtre avant même la dernière apparition de la
Reine de la Nuit, tandis que Tamino était conduit
devant les terribles portes pour se risquer à travers
le Feu et l’ Eau. La Reine de la Nuit fut conduite
au magasin des décors où on lui exposa l’ accusation
formulée contre elle par le chef de plateau, selon
lequel, à plusieurs reprises, elle se serait gaussée
de la portée national-socialiste visionnaire de la
Flûte enchantée, et notamment du personnage
lumineux de Sarastro, expliquant qu’ il fallait orthographier Sarastro avec deux R et deux S, donc écrire
Sarrasstro, cela afin de provoquer l’ association d’ idée
avec le mot Arrest, et aussi, en anglais – en anglais !
– avec Ass ou, en français – en français ! – Assassin ;
pis encore, elle aurait dit que la guerre était depuis
longtemps perdue, se rendant ainsi coupable de
défaitisme et d’ intelligence avec l’ ennemi.
Lorsque la Reine de la Nuit des représentations
du festival de Salzbourg – les plus hauts fonctionnaires de la province et du Reich avaient assisté à
la première dans une loge d’ honneur –, bannie dans
les ténèbres éternelles par la Providence divine et
tombée, comme foudroyée, sur le sol de la scène,
voulut, après la dernière, quitter le théâtre, elle n’ en
fut que brièvement empêchée par des amateurs
d’ opéra qui réclamaient des autographes. Le lendemain matin, en revanche, une visite inattendue et
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désagréable se présenta à la chambre de son hôtel.
Des fonctionnaires de la police commencèrent
leur interrogatoire en lui demandant où et avec
qui elle avait, elle, la cantatrice, passé la nuit après
la première. Ses réponses : Seule dans la chambre
d’ hôtel, et : Cela ne regarde pas ces messieurs, ne
satisfaisant pas les sbires et les incitant bien plutôt
à recourir à des menaces, la cantatrice déclara avoir
passé la nuit dans sa chambre d’ hôtel avec une
personnalité haut placée du Reich qui ce soir-là, en
signe d’ admiration, était venue la trouver dans sa
loge avec des fleurs et sous la protection de laquelle
elle se mettrait si ces messieurs ne quittaient pas
aussitôt la pièce. Nullement impressionnés, ces
derniers ne partirent pas, bien au contraire, ils
affirmèrent accomplir cet acte judiciaire précisément pour protéger cette haute personnalité. Car
on leur avait rapporté quelque chose de terrible :
elle, la Reine de la Nuit, aurait, dans sa loge, avant
une représentation, raconté à Pamina, sa fille à la
scène, une main devant la bouche et avec force
ricanements de mépris, sa nuit avec le Reichsleiter
Bormann, mais non seulement cela, qui en soi était
suffisamment grave, non, elle se serait laissée aller à
affirmer, ce qui faisait pour le moins douter qu’ elle
eût toute sa raison, que, on osait à peine le répéter
à haute voix, que le Reichsleiter Bormann était Juif,
car il était – circoncis, Bormann, circoncis ! se mit le
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meneur tout d’ un coup à hurler, la face cramoisie,
voilà qui coûterait cher à la cantatrice, elle n’ était
une Reine de la Nuit, pour colporter une telle histoire, non, elle était plutôt une Reine de la Folie !
Heureusement, la maquilleuse, sur ses gardes, avait
tout écouté, tout entendu, et informé sans tarder
les autorités.
À Aix-la-Chapelle, un soir d’ hiver, peu avant
la fin de la représentation de la Flûte enchantée,
se produisit, discrètement mis en scène et à peine
remarqué, l’ incident suivant. Tandis que sur le plateau la Reine de la Nuit affrontait son redoutable
air de colorature « Mon cœur est plein d’ une rage
infernale », quelques hommes en manteau de cuir
perquisitionnaient la loge de la cantatrice, située au
premier étage du théâtre, et ce, d’ après une indication confidentielle du second chef d’ orchestre, avec
l’ assentiment du directeur et du chef d’ orchestre
principal. Une heure auparavant, tandis que Sarastro
rassemblait sur scène les prêtres de l’ ordre solaire,
les fonctionnaires avaient déjà mis sens dessus dessous le logement privé de la cantatrice. Après les
derniers rideaux, pendant que s’ abaissait lentement
le rideau de fer, la cantatrice, accusée d’ avoir obtenu
par subreption, grâce à des documents falsifiés, de
devenir membre de la Chambre musicale du Reich
et d’ appartenir à la Communauté nationale, fut
arrêtée et emmenée.
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À Ratisbonne, c’ est un chef de chant du Théâtre
municipal, amant éconduit ourdissant des projets de
vengeance pour réparer sa fierté blessée, qui devait
causer la perte de l’ interprète locale de la Reine de
la Nuit. Ce chef de chant, par une assiduité amoureuse qui s’ était changée peu à peu en une secrète et
jalouse surveillance de la cantatrice célibataire, avait
fait quelques observations laissant supposer que des
choses suspectes se déroulaient dans l’ appartement
de sa bien-aimée ainsi épiée et que cela expliquait
sans doute pourquoi elle lui avait si obstinément
refusé les fruits tant convoités de la nuit. Une nuit,
en effet, il avait vu un homme quitter précipitamment la maison sans même avoir allumé dans
l’ entrée puis monter dans un camion qui attendait
là et s’ était éloigné rapidement ; au même moment,
dans l’ appartement obscur de la cantatrice, derrière
la fenêtre, un rideau avait bougé, comme si quelqu’ un l’ écartait. Peu après, la Police secrète d’ État
reçut un appel téléphonique anonyme au sujet de la
cantatrice. Un soir, pendant que, sur scène, la Reine
de la Nuit chantait son air « Ne tremble pas, mon
fils chéri », la police secrète interrogea des voisins
de son appartement ; tandis que la Reine de la Nuit
se faufilait par l’ escalier menant à une porte latérale du temple d’ où, accueillie par le tonnerre et la
foudre puis engloutie par les Enfers, elle tomberait
dans le vide sur un entassement de matelas et de
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coussins, les fonctionnaires, comblés par les résultats
de leurs investigations – un dénommé Coldewey
surtout, dentiste et Scharführer dans la SS, leur
avait fourni de précieuses indications – étaient déjà
en route pour le théâtre. Accusée d’ avoir favorisé
la fuite d’ un individu recherché, ennemi de l’ État
et nuisible aux intérêts du peuple, la Reine de la
Nuit fut arrêtée alors qu’ elle quittait les lieux par
l’ entrée des artistes. Après quoi le chef de chant,
dont la soprano avait fait fi des avertissements en
lui objectant qu’ il voulait seulement s’ assurer sa
gratitude en la sauvant ou simplement se donner de
l’ importance, se laissa enfermer dans le théâtre et,
du plus haut des cintres, se jeta sur le plateau où, la
nuit même, il succomba à ses blessures.
La Reine de la Nuit et le Maure Monostatos
de la Flûte enchantée du Kraft-durch-Freude de
Graz étaient interprétés par deux artistes mariés à
la ville. Un soir, lorsque, comme aveuglés, triomphe du principe spirituel masculin sur le principe
chthonien féminin, ils titubaient vers le fond de la
scène, ils se retrouvèrent, à la surprise de la femme,
à la frayeur du mari, entre les mains de mastodontes, fonctionnaires de la police styrienne d’ État et
des mœurs qui leur signifièrent leur arrestation,
Monostatos pour atteinte à la pureté de la race, la
Reine de la Nuit pour connivence présumée. Le
meneur des colosses produisit en guise de preuve
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une lettre adressée à l’ interprète de Monostatos et
– sans doute le Maure avait-il été trahi – interceptée dans le théâtre par un mouchard : Madame son
épouse était-elle vraiment dans l’ ignorance totale
que Monsieur le chef de Maures prenait tellement
à la lettre son rôle de nègre et de traître qu’ il était
devenu incapable de distinguer entre la scène et
la réalité et – qui se ressemble s’ assemble – et
forniquait avec une Tzigane, ou plutôt, pour être
exact, qu’ il avait eu forniqué, car c’ en était bien
fini, à moins que ce monsieur n’ aille rejoindre
au camp de Lackenbach sa véritable Reine de la
Nuit, ainsi qu’ il appelait sa putain tzigane dans
une lettre ; mais là, l’ organe en question, rires, le
con de la Tzigane, serait utilisé à d’ autres fins, à
des fins, hilarité, plus élevées… ; et en effet, cette
femme devait y être sélectionnée pour des essais
de stérilisation pratiqués avec un arum d’ Amérique
du Sud, le Caladium Seguinum, dit aussi canne du
muet, par une équipe de médecins triés sur le volet
en collaboration avec l’ Institut de Pharmacologie,
et, après que ces essais eurent échoué, pour des
expérimentations aux rayons X. – L’ interprète de la
Reine de la Nuit, moins choquée par le prétendu
adultère que par la manière abjectement styrienne
et violente dont étaient formulés ces griefs, fut
autorisée à gagner sa loge ; quant à Monostatos, il
fut conduit dans une cave du théâtre pour y subir
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un premier interrogatoire et horriblement maltraité
par les fonctionnaires Müller et Aurich.
*
La Reine de la Nuit pragoise, disparue dans
les dessous du théâtre – tonnerre et éclair, ténèbres éternelles – et peu après arrêtée et soumise à
un interrogatoire dans sa loge par des hommes en
costume de ville, fut ensuite conduite en limousine au quartier général de l’ hôtel Éden où elle fut
enfermée dans une cellule et, au cours des jours
suivants, examinée par un certain docteur Groß
qui rechercha chez elle les signes d’ une maladie
mentale ou nerveuse. Un matin, pour son transfert
dans une clinique neurologique – un certain Hôpital
psychiatrique de Cholm, comme on le prétendit –, la
cantatrice fut traînée dans un véhicule de gazage
superficiellement camouflé en véhicule de la CroixRouge ; c’ est là, dans cette voiture dite voiture S
qui roulait vers une destination inexistante, qu’ elle
trouva la mort.
La Reine de la Nuit de la Flûte enchantée de
Breslau – feu et fumée, damnation –, arrêtée durant
une représentation dominicale en matinée et soumise à un premier interrogatoire dans le magasin
des décors, fut ensuite relâchée puis, quelques heures plus tard, alors qu’ elle se préparait à fuir dans la
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précipitation, de nouveau arrêtée dans son appartement et transférée à l’ ancien pénitencier avant d’ y
être exécutée pour défaitisme et intelligence avec
l’ ennemi.
À Salzbourg, le lendemain matin de la dernière
Flûte enchantée du festival – ténèbres éternelles,
bannissement –, la Reine de la Nuit fut surprise
dans sa chambre d’ hôtel par trois individus en civil,
gardée sous surveillance après une violente altercation et, afin de ne pas éveiller l’ attention, emmenée par l’ entrée de service et conduite au quartier
général de la Police secrète d’ État au monastère
Saint-Pierre. Lors des interrogatoires auxquels on
procéda alors, le délit fut considéré tantôt comme
un fait absolument innommable, tantôt comme
une conjuration dont on examina rageusement les
moindres détails, et on signifia à la cantatrice, si
elle tenait à sa vie, qu’ elle serait bien avisée d’ en
dénoncer les instigateurs et manipulateurs. Des
collègues, préoccupés par son sort, vinrent aux nouvelles, mais ils furent éconduits avec des menaces
non dissimulées. Ce qui arriva ensuite à la Reine de
la Nuit salzbourgeoise ne peut être l’ objet que de
suppositions ; le fait est que six mois plus tard, des
parents éloignés de la cantatrice reçurent une notification officielle selon laquelle la cantatrice avait
succombé à une pneumonie durant son transfert à
Theresienstadt.
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Les traces de la Reine de la Nuit d’ Aix-laChapelle qui, accusée d’ avoir obtenu par subreption
des avantages importants, arrêtée avec l’ assentiment
de la direction du théâtre pendant que s’ abaissait
le rideau de fer et conduite en un lieu inconnue,
les traces de cette cantatrice se perdent à l’ entrée
des artistes ; selon certains, la cantatrice aurait
péri au camp de Natzweiler ; selon d’ autres, elle
aurait réussi à s’ enfuir, via Casablanca, en Amérique
latine.
Sur la base d’ une dénonciation d’ un chef de
chant amoureux sans espoir de retour, la Reine
de la Nuit de la Flûte enchantée de Ratisbonne
– escalier menant dans le vide – soupçonnée d’ avoir
aidé dans sa fuite un ennemi de l’ État, fut arrêtée et
incarcérée. Au cours des interrogatoires qui, toute
la nuit durant, portèrent sur le lieu où se trouvait cet individu nuisible aux intérêts du peuple,
la cantatrice, profitant d’ un instant d’ inattention
des fonctionnaires enquêteurs, et sans avoir livré
un seul indice, sauta par une fenêtre du bureau et
trouva la mort.
L’ interprète de la Reine de la Nuit qui, avec
son mari, l’ interprète de Monostatos, dans la Flûte
enchantée du Kraft-durch-Freude de Graz, triomphe du principe spirituel masculin sur le principe
chthonien féminin, étaient tombée entre les mains
de la Police d’ État et des mœurs de Styrie, fut
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autorisée – tandis que son mari, encore grimé en
Maure, ce qui donnait une occasion supplémentaire
de rire à ses dépens, accusé du crime qualifié d’ atteinte à la pureté de la race avec une Tzigane, camp
de Lackenbach, stérilisation, canne du muet, était
interrogé et soumis par les fonctionnaires Müller
et Aurich aux pires traitements dans la cave du
théâtre –, la Reine de la Nuit fut autorisée à regagner sa loge sous surveillance pour se changer. Elle
recouvra ensuite la liberté, mais elle ne devait plus
jamais revoir son mari, Monostatos, dont le transfert dans un camp était vu d’ un très bon œil dans le
milieu théâtral de Graz. Sur quoi la cantatrice eut
une dépression nerveuse et fut à jamais incapable
de remonter sur une scène d’ opéra pour y chanter
ses vocalises ; elle vivota alors comme interprète
de lieder, avant tout ceux des compositeurs styriens Hugo Wolf et Joseph Marx. – Son mari, le
Monostatos de Graz, fut transféré quelque temps
après du camp principal où il avait été interné vers
un camp périphérique, aujourd’ hui oublié, mais
de très mauvaise réputation à l’ époque, situé aux
frontières méridionales du Reich, où on l’ employa
à creuser des galeries. C’ est là qu’ il fut abattu une
nuit, hors de la clôture du camp, alors qu’ il tentait
de s’ enfuir, ainsi qu’ on le prétendit. Un morceau
de papier portant les notes suivantes fut trouvé sur
son corps :
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Les baraquements des deux camps se trouvent
de part et d’ autre de la montagne le long de l’ ancienne route du col, près de l’ entrée des galeries.
Le camp situé près du portail Nord du futur tunnel
est plus petit que celui situé près du portail Sud.
Les bureaux du commandement sont installés dans
le camp Sud, le commandant du camp Sud est
le supérieur de celui du camp Nord ; cet homme,
nommé Winkler, en fait le véritable commandant
du camp, est redouté pour son intransigeance. Le
courrier, la nourriture, les autres fournitures, ainsi
que les nouveaux détenus, arrivent par le village
de Neumarktl, terminus de la ligne de chemin de
fer, dans la vallée. L’ équipe de surveillance échange
avec les paysans du savon et des matelas contre de
l’ eau-de-vie. Parfois, la nuit, on lâche les chiens sur
des prisonniers qu’ on chasse ainsi hors des limites
du camp pour finalement abattre les fugitifs d’ un
coup de feu dans le dos. Et pourtant, je pourrais
peut-être endurer tout cela si seulement je savais
ceci : que lui est-il arrivé, à elle, la Reine de la
Nuit ?