article en pdf - Revue trimestrielle des droits de l`homme

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article en pdf - Revue trimestrielle des droits de l`homme
Cour internationale de justice, 14 février 2002
Prés. : M. Guillaume.
Siég. : MM. Shi, Oda, Ranjeva, Herczegh, Fleischhauer, Koroma,
Vereshchetin, M me Higgins, MM. Parra-Aranguren, Kooijmans,
Rezek, Al-Khasawneh, Buergenthal (juges), M. Bula-Bula et
M me Van den Wyngaert (juges ad hoc).
Greff. : M. Couvreur.
Plaid. : MM. Rigaux, Chemillier-Gendreau, d’Argent, Devadder,
David et Bethlehem.
(L’affaire du mandat d’arrêt du 11 avril 2000 — République démocratique du Congo c. la Belgique)
Droit international. — Loi belge de compétence universelle. —
Ministre des Affaires étrangères en exercice. — Mandat d’arrêt. —
Immunité.
Il est clairement établi en droit international que certaines personnes
occupent un rang élevé dans l’Etat, telles que le chef de l’Etat, le chef
du gouvernement ou le ministre des Affaires étrangères, de même que
les agents diplomatiques et consulaires, jouissent dans les autres Etats
d’immunités de juridiction, tant civiles que pénales.
En droit international coutumier, les immunités reconnues au
ministre des Affaires étrangères ne lui sont pas accordées pour son
avantage personnel, mais pour lui permettre de s’acquitter librement de
ses fonctions pour le compte de l’Etat qu’il représente.
Les fonctions d’un ministre des Affaires étrangères sont telles que,
pour toute la durée de sa charge, il bénéficie d’une immunité de juridiction pénale et d’une inviolabilité totale à l’étranger. Cette immunité et
cette inviolabilité protègent l’intéressé contre tout acte d’autorité de la
part d’un autre Etat qui ferait obstacle à l’exercice de ces fonctions.
Les règles qui gouvernent la compétence des tribunaux nationaux et
celles régissant les immunités juridictionnelles doivent être soigneusement distinguées : la compétence n’implique pas l’absence d’immunité
et l’absence d’immunité n’implique pas la compétence. L’immunité de
juridiction dont bénéficie un ministre des Affaires étrangères en exercice ne signifie pas qu’il bénéficie d’une impunité au titre de crimes
qu’il aurait pu commettre, quelle que soit leur gravité.
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(Extraits) (*)
RAPPEL DE LA PROCÉDURE ET DES CONCLUSIONS DES PARTIES
(par. 1-12)
La Cour rappelle que, le 17 octobre 2000, la République démocratique du Congo
(dénommée ci-après le « Congo ») a déposé au greffe de la Cour une requête introduisant une instance contre le Royaume de Belgique (dénommé ci-après la « Belgique »)
au sujet d’un différend concernant un « mandat d’arrêt international qu’un juge
d’instruction belge... a décerné le 11 avril 2000 contre le ministre des Affaires étrangères en exercice de la République démocratique du Congo, M. Abdulaye Yerodia
Ndombasi ».
Dans cette requête, le Congo a soutenu que la Belgique avait violé le « principe
selon lequel un Etat ne peut exercer son pouvoir sur le territoire d’un autre Etat »,
le « principe de l’égalité souveraine entre tous les membres de l’Organisation des
Nations Unies, proclamé par l’article 2, paragraphe 1, de la Charte des Nations
Unies », ainsi que « l’immunité diplomatique du ministre des Affaires étrangères d’un
Etat souverain, reconnue par la jurisprudence de la Cour et découlant de l’article 41,
paragraphe 2, de la Convention de Vienne du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques ». Pour fonder la compétence de la Cour, le Congo a invoqué, dans ladite
requête, le fait que « [l]a Belgique a[vait] accepté la juridiction de la Cour et, [qu’]en
tant que de besoin, [ladite] requête [valait] acceptation de cette juridiction par la
République démocratique du Congo ».
La Cour rappelle en outre que, le même jour, le Gouvernement congolais a également déposé au greffe de la Cour une demande en indication de mesure conservatoire
et que, par ordonnance du 8 décembre 2000, la Cour, d’une part, a rejeté cette
demande tendant à ce que l’affaire soit rayée du rôle et, d’autre part, a dit que les
circonstances, telles qu’elles se présentaient alors à la Cour, n’étaient pas de nature
à exiger l’exercice de son pouvoir d’indiquer, en vertu de l’article 41 du Statut, des
mesures conservatoires. Dans la même ordonnance, la Cour a par ailleurs déclaré
qu’« il [était] souhaitable que les questions soumises à la Cour soient tranchées aussitôt que possible » et que, « dès lors, il conv[enait] de parvenir à une décision sur la
requête du Congo dans les plus brefs délais ».
Par ordonnance du 13 décembre 2000, le président de la Cour, compte tenu de l’accord des parties tel qu’exprimé lors d’une réunion tenue avec leurs agents le
8 décembre 2000, a fixé des délais pour le dépôt d’un mémoire du Congo et d’un
contre-mémoire de la Belgique portant à la fois sur les questions de compétence et
de recevabilité et sur le fond. Ces délais ont été prorogés et, après le dépôt des pièces
dans ces nouveaux délais, des audiences publiques ont été tenues du 15 au 19 octobre
2001.
Dans la procédure orale, les conclusions ci-après ont été présentées par les parties :
AU NOM DU GOUVERNEMENT DU CONGO
« A la lumière des faits et des arguments exposés au cours de la procédure écrite
et orale, le Gouvernement de la République démocratique du Congo prie la Cour de
dire et juger :
(*) Tirés du résumé de l’arrêt et des opinions séparées établi par le greffe de la
Cour (Communiqué de presse 2002/04bis).
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1. Qu’en émettant et en diffusant internationalement le mandat d’arrêt du
11 avril 2000 délivré à charge de M. Abdulaye Yerodia Ndombasi, la Belgique a
violé, à l’encontre de la République démocratique du Congo, la règle de droit international coutumier relative à l’inviolabilité et l’immunité pénale absolues des ministres
des Affaires étrangères en fonction ; que ce faisant, elle a porté atteinte au principe
de l’égalité souveraine entre les Etats.
2. Que la constatation solennelle par la Cour du caractère illicite de ce fait constitue une forme adéquate de satisfaction permettant de réparer le dommage moral qui
en découle dans le chef de la République démocratique du Congo.
3. Que les violations du droit international dont procèdent l’émission et la diffusion internationale du mandat d’arrêt du 11 avril 2000 interdisent à tout Etat, en
ce compris la Belgique, d’y donner suite.
4. Que la Belgique est tenue de retirer et mettre à néant le mandat d’arrêt du
11 avril 2000 et de faire savoir auprès des autorités étrangères auxquelles ledit mandat fut diffusé qu’elle renonce à solliciter leur coopération pour l’exécution de ce
mandat illicite. »
AU NOM DU GOUVERNEMENT DE LA BELGIQUE
« Pour les motifs développés dans le contre-mémoire de la Belgique et dans ses
conclusions orales, la Belgique demande à la Cour, à titre préliminaire, de dire et de
juger que la Cour n’est pas compétente et/ou que la requête de la République démocratique du Congo contre la Belgique n’est pas recevable.
Si, contrairement aux conclusions de la Belgique sur la compétence et la recevabilité de la demande, la Cour devait conclure qu’elle était compétente et que la requête
de la République démocratique du Congo était recevable, la Belgique demande à la
Cour de rejeter les conclusions finales de la République démocratique du Congo sur
le fond de la demande et de rejeter la requête. »
LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE (par. 13-21)
Le 11 avril 2000, un juge d’instruction près le tribunal de première instance de
Bruxelles a émis un « mandat d’arrêt international par défaut » à l’encontre de M. Abdulaye Yerodia Ndombasi, sous l’inculpation, en tant qu’auteur ou coauteur, de
crimes constituant des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 et aux
protocoles additionnels à ces conventions, ainsi que de crimes contre l’humanité. Ce
mandat d’arrêt a été transmis à l’Organisation internationale de police criminelle
(Interpol) qui l’a diffusé sur le plan international.
Au moment de l’émission du mandat d’arrêt, M. Yerodia était ministre des
Affaires étrangères du Congo.
Les crimes dont M. Yerodia était ainsi accusé étaient punissables en Belgique au
titre de la loi du 16 juin 1993 « relative à la répression des infractions graves aux
Conventions internationales de Genève du 12 août 1949 et aux protocoles I et II du
8 juin 1977, additionnels à ces conventions », telle que modifiée par la loi du
19 février 1999 « relative à la répression des violations graves de droit international
humanitaire » (dénommée ci-après la « loi belge »).
Le 17 octobre 2000, le Congo a déposé au greffe une requête introductive d’instance, dans laquelle il était demandé à la Cour « de dire que le Royaume de Belgique
devra annuler le mandat d’arrêt international décerné le 11 avril 2000 ». Après l’in-
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troduction de cette instance, M. Yerodia a cessé d’occuper le poste de ministre des
Affaires étrangères, puis n’a plus occupé aucun poste ministériel.
Le Congo a fait valoir, dans sa requête introductive d’instance, deux moyens de
droit distincts. Il a soutenu en premier lieu que « l’a compétence universelle que l’Etat
belge s’attribue par l’article 7 de la loi en cause » constituait une « violation du principe selon lequel un Etat ne peut exercer son pouvoir sur le territoire d’un autre Etat
et du principe de l’égalité souveraine entre tous les membres de l’Organisation des
Nations Unies, proclamé par l’article 2 paragraphe 1 de la Charte des Nations
Unies ». Il a affirmé en deuxième lieu que « l’exclusion, qui découle de l’article 5... de
la loi belge, de l’immunité du ministre des Affaires étrangères en exercice » constituait une « violation de l’immunité diplomatique du ministre des Affaires étrangères
d’un Etat souverain ». Cependant, les conclusions que le Congo a formulées dans son
mémoire, comme les conclusions finales qu’il a présentées à l’issue de la procédure
orale, n’ont fait état que d’une violation, « à [son] encontre..., [de] la règle de droit
international coutumier relative à l’inviolabilité et l’immunité pénale absolues des
ministres des Affaires étrangères en fonction ».
EXCEPTIONS SOULEVÉES PAR LA BELGIQUE EN MATIÈRE DE
COMPÉTENCE, DE DÉFAUT D’OBJET ET DE RECEVABILITÉ (par. 2224)
(...)
LE FOND DE L’AFFAIRE (par. 45-71)
Comme il a déjà été indiqué ci-dessus, le Congo, dans sa requête introductive d’instance, a initialement contesté la licéité du mandat d’arrêt du 11 avril 2000 en s’appuyant sur deux moyens distincts : d’une part, la prétention de la Belgique à exercer
une compétence universelle et, d’autre part, la violation alléguée des immunités du
ministre congolais des Affaires étrangères alors en fonction. Toutefois, dans les
conclusions figurant dans son mémoire, ainsi que dans les conclusions finales présentées au terme de la procédure orale, le Congo n’invoque que le second de ces moyens.
La Cour observe que, d’un point de vue logique, le second moyen ne devrait pouvoir être invoqué qu’après un examen du premier, dans la mesure où ce n’est que
lorsqu’un Etat dispose, en droit international, d’une compétence à l’égard d’une
question particulière qu’un problème d’immunité peut se poser au regard de l’exercice d’une telle compétence. Cependant, en l’espèce, et compte tenu du dernier état
des conclusions du Congo, la Cour examine d’abord la question de savoir si, à supposer que la Belgique ait été compétente, au plan du droit international, pour émettre
et diffuser le mandat d’arrêt du 11 avril 2000, elle a violé ce faisant les immunités
du ministre des Affaires étrangères du Congo alors en fonction.
IMMUNITÉ ET INVIOLABILITÉ D’UN MINISTRE DES AFFAIRES
ÉTRANGÈRES EN GÉNÉRAL (par. 47-55)
La Cour observe tout d’abord qu’il est clairement établi en droit international que,
de même que les agents diplomatiques et consulaires, certaines personnes occupant
un rang élevé dans l’Etat, telles que le chef de l’Etat, le chef du gouvernement ou
le ministre des Affaires étrangères, jouissent dans les autres Etats d’immunités de
juridiction, tant civiles que pénales. Aux fins de la présente affaire, seules l’immunité
de juridiction pénale et l’inviolabilité d’un ministre des Affaires étrangères en exercice doivent être examinées par la Cour.
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De l’avis de la Cour, un certain nombre de textes conventionnels ont été évoqués
par les parties à cet égard, comme la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques du 18 avril 1961 et la convention de New York du 8 décembre 1969 sur les
missions spéciales. Elle estime que des enseignements utiles peuvent être tirés de ces
conventions sur tel ou tel aspect de la question des immunités, mais qu’elles ne
contiennent toutefois aucune disposition fixant de manière précise les immunités
dont jouissent les ministres des Affaires étrangères. C’est par conséquent sur la base
du droit international coutumier que la Cour doit trancher les questions relatives aux
immunités de ces ministres soulevées en l’espèce.
En droit international coutumier, les immunités reconnues au ministre des Affaires
étrangères ne lui sont pas accordées pour son avantage personnel, mais pour lui permettre de s’acquitter librement de ses fonctions pour le compte de l’Etat qu’il représente. Afin de déterminer l’étendue de ces immunités, la Cour doit donc examiner
d’abord la nature des fonctions exercées par un ministre des Affaires étrangères. Elle
parvient, au terme de cet examen, à la conclusion que les fonctions d’un ministre des
Affaires étrangères sont telles que, pour toute la durée de sa charge, il bénéficie d’une
immunité de juridiction pénale et d’une inviolabilité totales à l’étranger. Cette immunité et cette inviolabilité protègent l’intéressé contre tout acte d’autorité de la part
d’un autre Etat qui ferait obstacle à l’exercice de ses fonctions.
La Cour conclut qu’il n’est pas possible, à cet égard, d’opérer de distinction entre
les actes accomplis par un ministre des Affaires étrangères à titre « officiel » et ceux
qui l’auraient été à titre « privé », pas plus qu’entre les actes accomplis par l’intéressé
avant qu’il n’occupe les fonctions de ministre des Affaires étrangères et ceux accomplis durant l’exercice de ces fonctions. C’est ainsi que, si un ministre des Affaires
étrangères est arrêté dans un autre Etat à la suite d’une quelconque inculpation, il
se trouvera à l’évidence empêché de s’acquitter des tâches inhérentes à ses fonctions.
En outre, le simple fait qu’en se rendant dans un autre Etat ou qu’en traversant
celui-ci un ministre des Affaires étrangères puisse être exposé à une procédure judiciaire peut le dissuader de se déplacer à l’étranger lorsqu’il est dans l’obligation de
le faire pour s’acquitter de ses fonctions officielles.
La Cour passe ensuite à l’examen de l’argumentation de la Belgique selon laquelle
les immunités reconnues aux ministres des Affaires étrangères en exercice ne peuvent
en aucun cas protéger ceux-ci lorsqu’ils sont soupçonnés d’avoir commis des crimes
de guerre ou des crimes contre l’humanité.
La Cour déclare avoir examiné avec soin la pratique des Etats, y compris les législations nationales et les quelques décisions rendues par de hautes juridictions nationales, telle la Chambre des lords ou la Cour de cassation française. Elle n’est pas parvenue à déduire de cette pratique l’existence, en droit international coutumier, d’une
exception quelconque à la règle consacrant l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité des ministres des Affaires étrangères en exercice, lorsqu’ils sont soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. La Cour
ajoute qu’elle a examiné les règles afférentes à l’immunité ou à la responsabilité
pénale des personnes possédant une qualité officielle contenues dans les instruments
juridiques créant des juridictions pénales internationales et applicables spécifiquement à celles-ci (voy. Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg,
art. 7 ; Statut du Tribunal militaire international de Tokyo, art. 6 ; Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, art. 7, par. 2 ; Statut du Tribunal
pénal international pour le Rwanda, art. 6, par. 2 ; Statut de la Cour pénale internationale, art. 27). Elle relève que ces règles ne lui permettent pas davantage de
conclure à l’existence, en droit international coutumier, d’une telle exception en ce
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qui concerne les juridictions nationales. Enfin, la Cour observe qu’aucune des décisions des tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo, ainsi que
du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, que cite la Belgique ne traite
de la question des immunités des ministres des Affaires étrangères en exercice devant
les juridictions nationales lorsqu’ils sont accusés d’avoir commis des crimes de guerre
ou des crimes contre l’humanité. La Cour note, par conséquent, que ces décisions ne
contredisent en rien les constatations auxquelles elle a procédé ci-dessus. Elle conclut
qu’au vu de ce qui précède, elle ne saurait donc accueillir l’argumentation présentée
par la Belgique à cet égard.
La Cour relève en outre que les règles gouvernant la compétence des tribunaux
nationaux et celles régissant les immunités juridictionnelles doivent être soigneusement distinguées : la compétence n’implique pas l’absence d’immunité et l’absence
d’immunité n’implique pas la compétence. C’est ainsi que, si diverses conventions
internationales tendant à la prévention et à la répression de certains crimes graves
ont mis à la charge des Etats des obligations de poursuite ou d’extradition, et leur
ont fait par suite obligation d’étendre leur compétence juridictionnelle, cette extension de compétence ne porte en rien atteinte aux immunités résultant du droit international coutumier, et notamment aux immunités des ministres des Affaires étrangères. La Cour souligne toutefois que l’immunité de juridiction dont bénéficie un
ministre des Affaires étrangères en exercice ne signifie pas qu’il bénéficie d’une impunité au titre de crimes qu’il aurait pu commettre, quelle que soit leur gravité. L’immunité de juridiction peut certes faire obstacle aux poursuites pendant un certain
temps ou à l’égard de certaines infractions; elle ne saurait exonérer la personne qui
en bénéficie de toute responsabilité pénale. En conséquence, les immunités dont
bénéficie en droit international un ministre ou un ancien ministre des Affaires étrangères ne font en effet pas obstacle à ce que sa responsabilité pénale soit recherchée
dans certaines circonstances, à savoir lorsqu’il comparaît en justice dans son propre
pays, lorsque l’Etat qu’il représente ou représentait décide de lever son immunité,
lorsque l’intéressé, après avoir cessé d’occuper son poste de ministre des Affaires
étrangères, ne bénéficie plus dans un Etat tiers d’aucune immunité en vertu du droit
international, et enfin lorsqu’il fait l’objet de poursuites pénales devant certaines
juridictions pénales internationales, dès lors que celles-ci sont compétentes.
L’ÉMISSION ET LA DIFFUSION DU MANDAT D’ARRÊT DU 11 AVRIL
2000 (par. 62-71)
Compte tenu des conclusions auxquelles la Cour est parvenue ci-dessus quant à la
nature et à la portée des règles afférentes à l’immunité de juridiction pénale des
ministres des Affaires étrangères en exercice, elle examine ensuite si, dans le cas d’espèce, l’émission du mandat d’arrêt du 11 avril 2000 et la diffusion de celui-ci sur le
plan international ont contrevenu à ces règles. La Cour rappelle en effet qu’aux
termes de sa première conclusion finale le Congo la prie de dire et juger : « Qu’en
émettant et en diffusant internationalement le mandat d’arrêt du 11 avril 2000
délivré à charge de M. Abdulaye Yerodia Ndombasi, la Belgique a violé, à l’encontre
de la République démocratique du Congo, la règle de droit international coutumier
relative à l’inviolabilité et l’immunité pénale absolues des ministres des Affaires
étrangères en fonction; que ce faisant, elle a porté atteinte au principe de l’égalité
souveraine entre les Etats. »
Après avoir examiné les termes du mandat d’arrêt, la Cour note que l’émission du
mandat d’arrêt litigieux, comme telle, constitue un acte de l’autorité judiciaire belge
ayant vocation à permettre l’arrestation, sur territoire belge, d’un ministre des
Affaires étrangères en exercice inculpé de crimes de guerre et de crimes contre l’hu-
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manité. Le caractère exécutoire du mandat ressort clairement de l’injonction adressée « à tous huissiers de justice et agents de la force publique... de mettre le présent
mandat d’arrêt à exécution », ainsi que de l’affirmation, faite dans le mandat, que
« la qualité de ministre des Affaires étrangères que possède à l’heure actuelle l’inculpé
n’entraîne pas d’immunité de juridiction et d’exécution ». La Cour observe certes que
le cas de visite officielle de M. Yerodia en Belgique a été réservé dans le cadre dudit
mandat, et que M. Yerodia n’a fait l’objet d’aucune arrestation en Belgique. Elle
doit toutefois constater que, compte tenu de la nature et de l’objet du mandat, la
seule émission de celui-ci portait atteinte à l’immunité de M. Yerodia en sa qualité
de ministre des Affaires étrangères en exercice du Congo. La Cour en conclut que
l’émission dudit mandat a constitué une violation d’une obligation de la Belgique à
l’égard du Congo, en ce qu’elle a méconnu l’immunité de ce ministre et, plus particulièrement, violé l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité dont il jouissait
alors en vertu du droit international.
La Cour constate également que la Belgique reconnaît que la diffusion sur le plan
international du mandat d’arrêt litigieux avait pour objet « d’établir une base juridique pour l’arrestation de M. Yerodia... à l’étranger ainsi que [pour] son extradition
ultérieure vers la Belgique ». Elle relève que, comme dans le cas de l’émission du
mandat, la diffusion de celui-ci dès juin 2000 par les autorités belges sur le plan international, compte tenu de sa nature et de son objet, portait en effet atteinte à l’immunité dont M. Yerodia jouissait en tant que ministre des Affaires étrangères en exercice du Congo et était de surcroît susceptible d’affecter la conduite par le Congo de
ses relations internationales. La Cour conclut que la diffusion dudit mandat, qu’elle
ait ou non entravé en fait l’activité diplomatique de M. Yerodia, a constitué une violation d’une obligation de la Belgique à l’égard du Congo, en ce qu’elle a méconnu
l’immunité du ministre des Affaires étrangères en exercice du Congo et, plus particulièrement, violé l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité dont il jouissait
alors en vertu du droit international.
RÉPARATION (par. 72-77)
La Cour se prononce ensuite sur la question des mesures de réparation demandées
par le Congo du fait de la violation, par la Belgique, des principes de droit international susmentionnés (voir la deuxième, la troisième et la quatrième conclusion du
Congo, qui sont reproduites ci-dessus).
La Cour observe qu’elle a déjà conclu que l’émission et la diffusion, par les autorités belges, du mandat d’arrêt du 11 avril 2000 avaient méconnu l’immunité du
ministre des Affaires étrangères en exercice du Congo et, plus particulièrement, violé
l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité dont jouissait alors M. Yerodia en
vertu du droit international. Ces actes ont engagé la responsabilité internationale de
la Belgique. La Cour estime que les conclusions auxquelles elle est ainsi parvenue
constituent une forme de satisfaction permettant de réparer le dommage moral dont
se plaint le Congo.
Cependant, la Cour poursuit en observant que, ainsi que la Cour permanente de
Justice internationale l’a dit dans son arrêt du 13 septembre 1928 en l’affaire relative
à l’Usine de Chorzow : « le principe essentiel, qui découle de la notion même d’acte
illicite et qui semble se dégager de la pratique internationale, notamment de la jurisprudence des tribunaux arbitraux, est que la réparation doit, autant que possible,
effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis » (C.P.J.I. série A n o 17, p. 47).
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Or, de l’avis de la Cour, dans le cas d’espèce, le rétablissement de « l’état qui aurait
vraisemblablement existé si [l’acte illicite] n’avait pas été commis » ne saurait résulter simplement de la constatation par la Cour du caractère illicite du mandat d’arrêt
au regard du droit international. Le mandat subsiste et demeure illicite nonobstant
le fait que M. Yerodia a cessé d’être ministre des Affaires étrangères. Dès lors la Cour
estime que la Belgique doit, par les moyens de son choix, mettre à néant le mandat
en question et en informer les autorités auprès desquelles ce mandat a été diffusé.
La Cour ne voit aucune autre mesure de réparation à prescrire : elle ne saurait en
particulier indiquer, dans un arrêt statuant sur un différend entre le Congo et la Belgique, quelles en seraient les implications éventuelles pour des Etats tiers, et ne saurait par suite accueillir sur ce point les conclusions du Congo.
Le texte intégral du dispositif (par. 78) se lit comme suit :
Par ces motifs,
La Cour,
1) A) Par quinze voix contre une,
Rejette les exceptions d’incompétence, de non-lieu et d’irrecevabilité soulevées par
le Royaume de Belgique ;
B) Par quinze voix contre une,
Dit qu’elle a compétence pour connaître de la requête introduite le 17 octobre 2000
par la République démocratique du Congo ;
C) Par quinze voix contre une,
Dit que la requête de la République démocratique du Congo n’est pas dépourvue
d’objet et que, par suite, il y a lieu de statuer sur ladite requête ;
D) Par quinze voix contre une,
Dit que la requête de la République démocratique du Congo est recevable;
2) Par treize voix contre trois,
Dit que l’émission, à l’encontre de M. Abdulaye Yerodia Ndombasi, du mandat
d’arrêt du 11 avril 2000, et sa diffusion sur le plan international, ont constitué des
violations d’une obligation juridique du Royaume de Belgique à l’égard de la République démocratique du Congo, en ce qu’elles ont méconnu l’immunité de juridiction
pénale et l’inviolabilité dont le ministre des Affaires étrangères en exercice de la
République démocratique du Congo jouissait en vertu du droit international ;
3) Par dix voix contre six,
Dit que le Royaume de Belgique doit, par les moyens de son choix, mettre à néant
le mandat d’arrêt du 11 avril 2000 et en informer les autorités auprès desquelles ce
mandat a été diffusé.
✩
Opinion individuelle de M. Guillaume, président
Dans son opinion individuelle, le président Guillaume souscrit à l’arrêt de la Cour
et précise sa position sur une question que l’arrêt n’a pas abordée : celle de savoir
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si le juge belge avait compétence pour délivrer le 11 avril 2000 un mandat d’arrêt
international à l’encontre de M. Yerodia Ndombasi.
Il rappelle que le droit pénal a pour premier objet de permettre la répression dans
chaque pays des infractions commises sur le territoire national. Il ajoute que le droit
international classique n’exclut pas que l’Etat puisse dans certains cas exercer sa
compétence juridictionnelle sur des infractions commises à l’étranger, mais souligne
qu’un tel exercice n’est pas sans limite, comme la Cour permanente l’a d’ailleurs jugé
dès 1927 dans l’affaire du Lotus.
Il poursuit en précisant que dans le droit international classique, un Etat ne peut
normalement connaître d’une infraction commise à l’étranger que si le délinquant ou
à la rigueur la victime a la nationalité de cet Etat ou si le crime porte atteinte à sa
sûreté intérieure ou extérieure.
Les Etats peuvent en outre connaître d’une telle infraction en cas de piraterie et
dans les hypothèses de compétence universelle prévues par diverses conventions
internationales si l’auteur de l’infraction se trouve sur leur territoire. Mais en dehors
de ces cas, le droit international n’admet pas la compétence universelle; il admet
encore moins la compétence universelle par défaut.
Le président Guillaume en conclut que si la Cour avait abordé ces questions, elle
aurait dû constater que le juge belge s’était à tort reconnu compétent pour poursuivre M. Yerodia Ndombasi en se prévalant d’une compétence universelle incompatible avec le droit international.
✩
Opinion dissidente de M. Oda
M. Oda a voté contre l’intégralité du dispositif de l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire. Dans son opinion dissidente, il met l’accent sur le fait que la Cour aurait dû
déclarer d’office qu’elle n’était pas compétente pour connaître de la requête déposée
par le Congo le 17 octobre 2000 car, à l’époque, aucun différend d’ordre juridique,
aux termes du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour, n’opposait les parties. M. Oda reprend les arguments formulés dans la déclaration qu’il avait jointe à
l’ordonnance du 8 décembre 2000 relative à la demande en indication de mesures
conservatoires, et il examine quatre questions principales.
En premier lieu, M. Oda souligne que le simple fait, pour le Congo, de présumer
que la loi belge de 1993, telle que modifiée en 1999, relative à la répression des violations graves de droit international humanitaire (ci-après « la loi belge de 1993 »), est
contraire au droit international ne suffit pas à créer un différend d’ordre juridique
entre les parties. Dans sa requête, le Congo affirmait que cette loi n’était pas
conforme au droit international. Le Congo soutenait également que les poursuites
engagées à l’encontre de son ministre des Affaires étrangères, M. Yerodia, constituaient une violation de l’immunité diplomatique reconnue aux ministres des
Affaires étrangères par le droit international. Rien n’étayait cet argument en venant
prouver que M. Yerodia avait subi ou subirait un préjudice autre que moral. Ainsi,
cette affaire ne portait pas sur un différend juridique ; elle s’apparentait plutôt à une
demande, de la part du Congo, tendant à ce que la Cour rende un avis juridique sur
la licéité de la loi belge de 1993 et des mesures prises en application de celle-ci. Le
fait que la Cour ait conclu à l’existence d’un différend juridique inquiète au plus haut
point M. Oda, qui redoute que la Cour ne soit dès lors saisie d’un grand nombre d’affaires dans lesquelles aucun préjudice réel n’est démontré. Une telle situation pour-
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rait inciter les Etats à revenir sur leur acceptation de la juridiction obligatoire de la
Cour.
En deuxième lieu, M. Oda estime que le Congo a modifié l’objet de l’instance entre
le 17 octobre 2000, date du dépôt de sa requête, et le 15 mai 2001, date du dépôt
de son mémoire. Les questions que le Congo soulevait à l’origine, c’est-à-dire celle de
savoir si un Etat dispose d’une compétence extraterritoriale à l’égard de crimes
constituant de graves violations du droit humanitaire, quels qu’en soient le lieu et
l’auteur, et celle de savoir si un ministre des Affaires étrangères échappe à cette compétence, sont devenues des questions ayant trait à l’émission et à la diffusion, sur
le plan international, d’un mandat d’arrêt décerné à l’encontre d’un ministre des
Affaires étrangères, et aux immunités des ministres des Affaires étrangères en exercice. M. Oda pense que cette modification des questions essentielles soulevées dans
l’affaire va au-delà du droit que le Congo s’était réservé « de développer plus avant
les moyens de sa requête ». M. Oda partage l’avis de la Cour lorsqu’elle déclare que
le différend allégué (dépourvu, selon lui, de tout caractère juridique) est celui qui
existait en octobre 2000, et il estime par conséquent que c’est à juste titre que la
Cour a rejeté les exceptions « d’incompétence, de non-lieu et d’irrecevabilité » soulevées par la Belgique.
En troisième lieu, M. Oda se demande si cette affaire met en jeu une quelconque
question opposant le Congo et la Belgique sur le plan juridique. Il relève que le
Congo semble avoir abandonné l’affirmation, formulée dans sa requête, selon laquelle
la loi belge de 1993 était en soi contraire au principe de l’égalité souveraine des
Etats, reconnu par le droit international. A cet égard, M. Oda constate que la compétence pénale extraterritoriale s’est développée au cours des dernières décennies et que
la compétence universelle est de plus en plus reconnue. La Cour, selon M. Oda, a fait
preuve de sagesse en s’abstenant de statuer sur cette question, parce que le droit en
la matière reste embryonnaire et parce qu’elle n’était pas appelée à se prononcer sur
ce point. Il souligne également que, à son sens, l’émission et la diffusion d’un mandat
d’arrêt n’ont pas de conséquences sur le plan juridique, dès lors qu’elles n’entraînent
aucune action de la part d’Etats tiers. M. Oda pense que la question de l’immunité
diplomatique, dans cette affaire, peut être scindée en deux : tout d’abord, existe-t-il
un principe conférant à un ministre des Affaires étrangères la même immunité que
celle dont jouissent les agents diplomatiques? Ensuite, peut-on invoquer la protection d’immunités diplomatiques face à de graves violations du droit humanitaire ?
M. Oda estime que la Cour n’a pas fourni de réponse suffisante à ces questions, et
qu’elle n’aurait pas dû conclure de manière aussi générale, ainsi qu’elle semble le
faire, que les ministres des Affaires étrangères jouissent d’une immunité absolue.
En dernier lieu, M. Oda estime que la décision de la Cour ordonnant à la Belgique
de mettre à néant le mandat d’arrêt d’avril 2000 est appelée à demeurer sans effet
dans la pratique, étant donné que la Belgique pourra certainement décerner un nouveau mandat d’arrêt à l’encontre de M. Yerodia en tant qu’ancien ministre des
Affaires étrangères. Si la Cour considère qu’il a été porté atteinte à la dignité souveraine du Congo en 2000, l’annulation du mandat d’arrêt ne suffit pas à réparer le tort
infligé ; le seul remède serait que la Belgique présente des excuses. M. Oda ne croit
pas, pour sa part, que le Congo ait subi un quelconque préjudice, car aucune mesure
n’a été prise pour exécuter le mandat. Pour conclure, M. Oda déclare que « l’affaire,
outre qu’il était prématuré de la juger, n’avait pas lieu d’être soumise à la Cour ».
✩
935
Rev. trim. dr. h. (2002)
Déclaration de M. Ranjeva
M. Ranjeva exprime, dans sa déclaration, son accord tant avec le dispositif que la
méthode de la Cour qui a écarté l’examen de la question du bien-fondé de l’interprétation la plus extensive que les organes de l’Etat belge ont donnée de la compétence
universelle par défaut. Le retrait de la première conclusion initiale du Congo de ses
conclusions finales a eu pour effet d’exclure du champ des demandes la compétence
universelle. Cette modification de la stratégie judiciaire du demandeur a occulté le
cœur du problème qui sous-tend la présente affaire au regard du développement des
idées et du droit international en matière de répression des crimes internationaux les
plus odieux. Le droit international coutumier, codifié par les conventions sur le droit
de la mer, rappelle l’auteur, connaît un cas d’exercice de la compétence universelle :
la piraterie maritime. L’évolution du droit conventionnel est marquée par l’aménagement progressif de la compétence de répression des juridictions nationales : de l’affirmation de l’obligation de prévenir et de réprimer sans aménagement de la compétence juridictionnelle de répression vers la consécration conventionnelle du principe
aut judicare aut dedere. L’interprétation de l’affaire du Lotus qui, selon la Belgique
consacrerait le principe de la compétence en l’absence d’une interdiction explicite, lui
paraît abusive compte tenu des circonstances de l’affaire sur laquelle la Cour permanente de Justice internationale avait à statuer. M. Ranjeva est d’avis qu’indépendamment de l’ardente obligation de rendre effective la répression et la prévention du
droit international et sans qu’il soit pour autant indispensable de réprouver la loi
belge, il aurait été difficile, au regard du droit positif actuel, de ne pas donner droit
à la première conclusion initiale du Congo.
✩
Opinion individuelle de M. Koroma
Dans son opinion individuelle, M. Koroma indique que la Cour est libre de statuer,
selon la technique ou méthode de son choix, sur les conclusions finales qui lui sont
présentées par les parties, pour autant que ces conclusions soient traitées de façon
exhaustive dans l’arrêt. Même si, en l’espèce, la Cour a résolu de se dispenser de toute
argumentation ou exégèse juridique, qui lui semblaient inutiles, quel que fût leur
intérêt, l’arrêt ne saurait être contesté, juridiquement, pour ce motif.
M. Koroma soutient que la Cour était fondée, pour répondre aux conclusions des
parties, à chercher d’emblée à savoir si le droit international permet qu’il soit dérogé
à l’immunité de juridiction reconnue aux ministres des Affaires étrangères en exercice, sans examiner la question de la compétence universelle, à plus forte raison dans
la mesure où les parties avaient l’une et l’autre renoncé à un tel examen et prié la
Cour de ne se prononcer sur ce point qu’en tant qu’il était lié à la question de l’immunité dont jouissent les ministres des Affaires étrangères en fonction. Ainsi, selon
M. Koroma, et contrairement à ce qu’il pourrait paraître, la question que la Cour
était appelée à trancher n’était pas de déterminer l’ordre hiérarchique entre le principe d’immunité et le principe de compétence universelle, mais de dire si l’émission
et la diffusion du mandat ont constitué une violation de l’immunité d’un ministre
des Affaires étrangères en fonction. M. Koroma a souligné que compétence et immunité sont deux concepts différents.
A son sens, la méthode retenue par la Cour se justifie également pour des raisons
pratiques : le mandat d’arrêt ayant été émis en Belgique au titre de la loi belge, il
appartenait à la Cour de déterminer dans quelle mesure celle-ci s’applique à un
ministre des Affaires étrangères en exercice. La Cour a conclu que, si la Belgique est
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Rev. trim. dr. h. (2002)
en droit d’engager une procédure pénale à l’encontre de toute personne relevant de
sa juridiction, elle ne saurait en faire autant s’agissant d’un ministre des Affaires
étrangères en exercice d’un Etat tiers, qui ne peut faire l’objet de telles poursuites.
De l’avis de M. Koroma, l’arrêt apporte à cette question une réponse dont la justification fondamentale, d’un point de vue juridique, tient à ce que l’immunité accordée
aux ministres des Affaires étrangères ne relève pas seulement d’une nécessité fonctionnelle; de nos jours, ces ministres représentent de plus en plus l’Etat, encore que
la situation qui est la leur ne soit pas assimilable à celle des chefs d’Etat. Selon lui,
il convient toutefois d’autant moins de chercher dans l’arrêt la consécration ou le
rejet du principe de compétence universelle qu’aucune conclusion en ce sens n’a été
présentée devant la Cour.
Par ailleurs, M. Koroma affirme qu’en émettant et en diffusant le mandat, la Belgique a démontré combien elle prenait au sérieux l’obligation qui lui incombe, au
regard du droit international, de lutter contre les crimes de droit international, et
qu’il est regrettable qu’elle l’ait fait, semble-t-il, dans un cas qui ne s’y prêtait pas.
M. Koroma est d’avis qu’aujourd’hui, en sus de la piraterie, certains crimes tels que
les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, notamment la traite d’esclaves
et les actes de génocide, relèvent de la compétence universelle.
Enfin, s’agissant de la question des réparations, M. Koroma estime que l’instruction donnée par la Cour à la Belgique de mettre à néant le mandat d’arrêt permettrait de remédier au préjudice moral subi par la République démocratique du Congo
et rétablirait le statu quo ante, autrement dit, la situation qui existait avant l’émission et la diffusion du mandat. Cette mesure devrait mettre fin au différend qui
oppose les parties.
✩
Opinion conjointe de M me Higgins, M. Kooijmans
et M. Buergenthal
Dans leur opinion conjointe, M me Higgins, MM. Kooijmans et Buergenthal souscrivent à la décision de la Cour sur la compétence et la recevabilité, et à une grande
partie de son argumentation relative aux immunités des ministres des Affaires étrangères en exercice. Ils estiment toutefois que la Cour aurait dû également traiter la
question de la compétence universelle, la question des immunités étant, par principe,
subordonnée à l’existence préalable d’une compétence. La règle ultra petita empêche
seulement la Cour de trancher la question de la compétence dans le dispositif, pas
de l’éclaircir. Or une clarification s’imposait, dans la mesure où les questions des
immunités et de la compétence universelle sont étroitement liées en l’espèce et ne
sont pas sans conséquence sur le double objectif consistant à préserver la stabilité
des relations internationales sans perpétuer l’impunité des auteurs de crimes de droit
international.
En ce qui concerne la compétence universelle, M me Higgins, MM. Kooijmans et
Buergenthal se demandent si les Etats sont en droit de l’exercer à l’égard de personnes accusées de crimes graves de droit international, lorsque ces personnes n’ont
aucun lien de rattachement avec l’Etat du for et ne se trouvent pas sur son territoire.
Ils n’ont connaissance d’aucune pratique établie en ce sens, mais rien ne leur permet,
au rebours, de conclure à l’existence d’une opinio juris qui voudrait que l’exercice
d’une telle compétence soit illicite. En outre, il ressort de la lecture des traités multilatéraux visant à punir les crimes graves de droit international, dont le nombre ne
cesse de croître, que leurs auteurs ont scrupuleusement veillé à ne pas exclure l’exer-
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Rev. trim. dr. h. (2002)
cice, par les juridictions nationales, de la compétence universelle à l’égard de tels
crimes. Ainsi, s’il se peut qu’aucune règle générale n’autorise expressément l’exercice
de la compétence universelle, l’absence d’une règle prohibitive et le consensus toujours plus large qui se fait jour quant à la nécessité de sanctionner les crimes considérés par la communauté internationale comme les plus odieux attestent que le mandat d’arrêt décerné à l’encontre de M. Yerodia ne constituait pas, en lui-même, une
violation du droit international.
M me Higgins, MM. Kooijmans et Buergenthal adhèrent, de manière générale, à la
conclusion de la Cour concernant l’immunité de M. Yerodia. Ils conviennent, avec la
Cour, que l’immunité dont jouit un ministre des Affaires étrangères n’est pas synonyme d’impunité et que l’immunité procédurale ne saurait exonérer ledit ministre de
sa responsabilité personnelle dès lors qu’il n’est plus en fonction. Toutefois, ils estiment excessive l’étendue des immunités que la Cour reconnaît aux ministres des
Affaires étrangères et trop restrictives les limites qu’elle paraît apporter au regard
de la responsabilité personnelle de ces dignitaires et du lieu où ils peuvent être jugés.
Selon eux, les crimes graves de droit international engagent la responsabilité personnelle des hauts responsables de l’Etat. Aux fins des immunités, il convient de bien
circonscrire la notion d’actes officiels.
M me Higgins, MM. Kooijmans et Buergenthal ont voté contre la conclusion formulée par la Cour au paragraphe 3 du dispositif, appelant la Belgique à mettre à néant
le mandat d’arrêt. A leurs yeux, la Cour n’est pas fondée à invoquer le dictum énoncé
en l’affaire relative à l’Usine de Chorzow dans la mesure où, M. Yerodia n’étant plus
ministre des Affaires étrangères, le statu quo ante ne saurait être rétabli. Au reste,
parce que M. Yerodia n’exerce plus cette fonction, l’illicéité du mandat a cessé d’être
et avec elle, la perpétuation d’un fait illicite qui justifierait d’ordonner son retrait.
✩
Opinion individuelle de M. Rezek
M. Rezek a voté en faveur de l’ensemble des parties du dispositif de l’arrêt. Il
regrette néanmoins que la Cour ne se soit pas prononcée sur la question de la compétence de la justice belge. Le fait que le Congo se soit limité à inviter la Cour à rendre
une décision fondée sur l’immunité ne justifie pas, pour M. Rezek, l’abandon par la
Cour de ce qui constitue une prémisse logique inéluctable à l’examen de la question
de l’immunité.
M. Rezek est d’avis qu’un examen du droit international démontre que ce dernier
n’autorise pas, en son état actuel, l’exercice d’une compétence pénale par des juridictions internes sans aucune circonstance de rattachement au for. Il s’ensuit à fortiori
que l’on ne saurait considérer que la Belgique a été « obligée » d’engager une action
pénale dans l’espèce. M. Rezek relève tout particulièrement que les conventions de
Genève ne consacrent pas une compétence universelle in absentia et qu’une telle compétence n’a jamais été affirmée par la justice espagnole dans le cadre de l’affaire
Pinochet.
M. Rezek termine en relevant l’importance de la retenue dans l’exercice de la compétence pénale par les juridictions internes ; retenue s’accordant avec l’idée d’une
société internationale décentralisée, fondée sur le principe de l’égalité de ses membres
et appelant nécessairement la coordination de leurs efforts.
✩
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Rev. trim. dr. h. (2002)
Opinion dissidente de M. Al-Khasawneh
M. Al-Khasawneh, en désaccord avec la majorité de ses collègues, estime que les
ministres des Affaires étrangères en exercice jouissent seulement d’une immunité
limitée, à savoir une immunité d’exécution lorsqu’ils se trouvent en mission officielle.
Cette conclusion repose sur les considérations suivantes : l’immunité étant une exception à la règle qui veut que tout individu soit juridiquement et moralement responsable de ses actes, il convient de l’interpréter de manière restrictive ; les immunités
des ministres des Affaires étrangères, contrairement à celles des diplomates, n’ont
pas un fondement ou une portée clairement définis ; ces ministres, à l’inverse des
chefs d’Etat, n’incarnent pas l’Etat et, partant, ne jouissent pas d’immunités ou de
privilèges attachés à leur personne. Si la Belgique a outrepassé sa compétence en
émettant le mandat d’arrêt, celui-ci n’en indiquait pas moins expressément qu’il
n’était pas exécutoire dès lors que le ministre visé se trouvait en mission officielle sur
le territoire belge ; de même, lorsque M. Yerodia était encore en exercice, le mandat
n’a pas été diffusé avec une notice rouge demandant aux Etats tiers de prendre des
mesures pour l’exécuter.
M. Al-Khasawneh aborde également la question des exceptions aux immunités qui
réduisent la protection des hauts représentants de l’Etat accusés de crimes graves.
A cet égard, il estime que le problème de l’impunité, moralement délicat, n’a pas été
traité de manière satisfaisante dans l’arrêt ; ce dernier a essayé de contourner le problème en établissant une distinction artificielle entre, d’une part, « immunité procédurale », et, d’autre part, « immunité de fond » et en relevant les quatre cas dans lesquels immunité et impunité n’ont pas le même contenu : lorsque l’intéressé est poursuivi dans son propre pays, lorsque son immunité a été levée, lorsqu’il a cessé d’occuper ses fonctions (sauf s’il est poursuivi pour des actes commis à titre officiel), et lorsqu’il est poursuivi devant une juridiction internationale. M. Al-Khasawneh pense
cependant qu’une lacune demeure. Enfin, il affirme que la nécessité — reconnue par
la communauté internationale — de combattre efficacement les crimes graves est
plus importante que les règles relatives à l’immunité et devrait l’emporter sur ces
dernières en cas de contradiction. Même s’il s’agit de concilier deux normes opposées
et non d’en privilégier une aux dépens de l’autre, il convient d’adopter une interprétation de l’immunité plus restrictive que celle donnée dans l’arrêt, ce qui permettrait
d’ailleurs d’aligner l’immunité pénale sur la tendance, désormais bien établie, qui
consiste à restreindre les immunités des Etats.
✩
Opinion individuelle de M. Bula-Bula
Par un comportement illégitime, le Royaume de Belgique, Etat souverain, a commis un fait internationalement illicite au préjudice de la République démocratique
du Congo, Etat également souverain.
M. Bula-Bula appuie pleinement la décision de la Cour qui impose la force du droit
contre la loi de la jungle. Dans cette perspective, il indique en outre d’autres motifs
de fait et de droit susceptibles d’enrichir la substance d’un arrêt intéressant la communauté internationale tout entière.
✩
Rev. trim. dr. h. (2002)
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Opinion dissidente de M me Van den Wyngaert
M me Van den Wyngaert a voté contre la décision de la Cour sur le fond. Elle ne
souscrit pas à la conclusion de la Cour selon laquelle il existe une règle de droit international coutumier accordant l’immunité aux ministres des Affaires étrangères en
exercice. Selon elle, la Belgique n’a violé aucune obligation juridique qu’elle aurait
eue en ce sens à l’égard du Congo. Même à admettre, pour les besoins de l’argumentation, qu’une telle règle existe, il n’y a pas eu violation en la présente espèce, car le
mandat d’arrêt n’était exécutoire? et de fait, n’a pas été exécuté ? ni dans le pays
où il a été émis (la Belgique), ni dans les pays où il a été diffusé. Le mandat n’était
pas un « mandat d’arrêt international » au sens juridique du terme : il ne pouvait pas
produire cet effet, ni en Belgique ni dans des pays tiers, et cela n’a pas été le cas.
Selon M me Van den Wyngaert, il s’agit là des seuls éléments objectifs que la Cour
aurait dû prendre en considération. Les éléments subjectifs, autrement dit la question
de savoir si le mandat d’arrêt a produit un effet psychologique sur M. Yerodia ou
s’il a été perçu comme une offense par le Congo (voir les termes iniuria et capitis
diminutio employés par le conseil du Congo) sont dépourvus de pertinence en l’espèce.
Concernant la question des immunités, M me Van den Wyngaert estime que le droit
international n’offre aucune base juridique permettant d’accorder l’immunité à un
ministre des Affaires étrangères en exercice. Il n’existe de règle en ce sens ni en droit
international conventionnel, ni en droit international coutumier. Avant d’en arriver
à la conclusion que le droit international coutumier reconnaît aux ministres des
Affaires étrangères une immunité de juridiction totale, la Cour aurait dû s’assurer
qu’il existait une pratique des Etats (usus) et une opinio juris établissant une coutume internationale en la matière. Une « pratique négative » des Etats consistant
pour ceux-ci à s’abstenir d’engager des poursuites pénales, ne saurait, en tant que
telle, être considérée comme la manifestation d’une opinio juris (affaire du Lotus,
arrêt n o 9, 1927, C.P.J.I. série A n o 10, p. 28), et cette abstention peut obéir à bien
d’autres motivations, relevant notamment de préoccupations d’ordre pratique et de
considérations politiques. La doctrine juridique ne semble pas étayer la thèse de la
Cour selon laquelle les ministres des Affaires étrangères bénéficient d’une immunité
de juridiction vis-à-vis des autres Etats en vertu du droit international coutumier.
En outre, la conclusion de la Cour ne tient aucun compte de la tendance générale
à restreindre l’immunité des représentants de l’Etat (y compris les chefs d’Etat), non
seulement dans la sphère du droit privé et du droit commercial mais également en
droit pénal, lorsque sont allégués des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Si la Belgique peut être accusée de ne pas avoir respecté la courtoisie internationale, on ne saurait en revanche l’accuser d’avoir enfreint le droit international.
M me Van den Wyngaert estime par conséquent que l’arrêt tout entier se fonde sur
un raisonnement erroné.
S’agissant de la question de la compétence (universelle), sur laquelle la Cour ne s’est
pas prononcée, M me Van den Wyngaert estime que la Belgique était tout à fait fondée à appliquer sa législation aux crimes de guerre et de crimes contre l’humanité
que M. Yerodia aurait, selon certaines allégations, commis au Congo. La loi belge sur
les crimes de guerre, donnant effet au principe de la compétence universelle à l’égard
des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, n’est pas en contradiction avec
le droit international. Au contraire, ce dernier autorise les Etats et les encourage
même à exercer cette forme de compétence pour empêcher les personnes soupçonnées
de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité d’échapper à la justice. La compétence universelle ne va pas à l’encontre du principe de complémentarité tel qu’énoncé
par le statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale. La Cour pénale
940
Rev. trim. dr. h. (2002)
internationale ne pourra connaître de ces affaires que lorsque les Etats compétents
ne voudront ou ne pourront véritablement mener à bien l’instruction et les poursuites (art. 17). Mais même si l’Etat en cause fait preuve de bonne volonté, la Cour
pénale internationale, tout comme les tribunaux internationaux ad hoc, ne sera pas
en mesure de juger tous les crimes relevant de sa compétence. Elle n’en aura pas la
capacité, et il faudra toujours que des Etats instruisent les affaires de crimes graves
internationaux et qu’ils en poursuivent les auteurs. Par Etats, il convient d’entendre,
mais ce n’est pas exclusif, les Etats nationaux et territoriaux. Il y aura toujours
besoin d’Etats tiers pour instruire et poursuivre, à plus forte raison lorsque l’on se
trouvera en présence d’un simulacre de procès (sham trial).
Cette affaire était appelée à faire jurisprudence ; elle constituait sans doute la première occasion pour la Cour internationale de Justice de se prononcer sur un certain
nombre de questions qui n’avaient pas été examinées depuis le célèbre arrêt rendu
par la Cour permanente de justice internationale dans l’affaire du Lotus en 1927.
D’un point de vue technique, le différend portait ici sur un mandat d’arrêt décerné
à l’encontre d’un ministre des Affaires étrangères en exercice — mandat qui faisait
toutefois état de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, ce que la Cour n’a
pas même pris soin de préciser dans le dispositif. D’un point de vue plus théorique,
il s’agissait de savoir jusqu’où les Etats peuvent ou doivent aller lorsqu’ils appliquent le droit international pénal moderne. Il s’agissait de déterminer ce que le droit
international impose aux Etats de faire, ou ce qu’il les autorise à faire, en leur qualité
d’« agents » de la communauté internationale, lorsqu’ils sont saisis de plaintes par les
victimes de tels crimes, dès lors que les juridictions pénales internationales ne sont
pas en mesure de juger tous les crimes de droit international. Il s’agissait de faire
la part entre deux intérêts divergents du point de vue du droit international (pénal)
moderne, à savoir la nécessité de faire respecter l’obligation internationale de rendre
compte d’infractions telles que les actes de torture, les actes de terrorisme, les crimes
de guerre et les crimes contre l’humanité, et le principe de l’égalité souveraine des
Etats, qui suppose un système d’immunités.
M me Van den Wyngaert regrette que la Cour n’ait pas examiné l’affaire dans cette
perspective, privilégiant au contraire la question technique très restrictive des immunités des ministres des Affaires étrangères en exercice. Ce faisant, la Cour internationale de Justice a manqué une excellente occasion de contribuer au développement
du droit international pénal moderne. Sur le plan de la doctrine juridique, les textes
récents et spécialisés qui traitent de la compétence universelle sont extrêmement
nombreux. D’importantes sociétés savantes et organisations non gouvernementales
ont adopté des positions très claires à l’égard de la responsabilité internationale. Ces
positions peuvent être considérées comme traduisant l’opinion de la société civile, opinion dont le droit international coutumier en formation ne saurait faire aujourd’hui
totalement abstraction. M me Van den Wyngaert regrette vivement que la Cour ne
tienne aucun compte de ces évolutions et adopte au contraire un mode de raisonnement formaliste en concluant d’emblée ? et à tort ? qu’il n’existe, en droit international
coutumier, aucune exception à la règle consacrant l’immunité des ministres des
Affaires étrangères en exercice soupçonnés de crimes internationaux.
En adoptant cette approche, la Cour établit implicitement une hiérarchie entre les
règles en matière d’immunité (qui protégent les ministres des Affaires étrangères en
exercice) et les règles en matière d’obligation internationale de rendre des comptes (qui
veulent que toute accusation de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité portée à l’encontre de ministres des Affaires étrangères en exercice fasse l’objet d’une
enquête). En élevant celles-là au rang de principes de droit international coutumier
dans la première partie de son raisonnement, et en concluant dans la deuxième partie
Rev. trim. dr. h. (2002)
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que celles-ci n’ont pas le même statut, la Cour n’a pas besoin de s’attacher davantage
à examiner le statut juridique du principe de l’obligation de répondre de ses actes
au regard du droit international. En revanche, d’autres juridictions, comme par
exemple la Chambre des lords en l’affaire Pinochet ou la Cour européenne des droits
de l’homme en l’affaire Al-Adsani, se sont davantage interrogées sur la part qu’il
conviendrait de faire, sur le plan normatif, entre les crimes internationaux relevant
du jus cogens et les immunités.
M me Van den Wyngaert ne souscrit pas à la proposition de la Cour selon laquelle
l’immunité ne conduirait pas nécessairement à l’impunité des ministres des Affaires
étrangères en exercice. Cela peut être vrai en théorie mais pas en pratique. Il est vrai
en théorie, comme le fait valoir la Cour, qu’un ministre des Affaires étrangères en
exercice ou un ancien ministre des Affaires étrangères peut toujours faire l’objet de
poursuites dans son propre pays ou dans d’autres Etats si l’Etat qu’il représente lève
son immunité. Or, c’est justement là que réside le problème fondamental de l’impunité : lorsque les autorités nationales ne veulent ou ne peuvent pas mener une
enquête ou traduire l’accusé en justice, le crime reste impuni. Et c’est précisément
ce qui s’est passé en la présente espèce. Le Congo a accusé la Belgique d’avoir exercé
une compétence universelle dans une situation où la personne soupçonnée — un
ministre des Affaires étrangères en exercice — ne se trouvait pas sur son territoire,
alors qu’en s’abstenant lui-même de poursuivre M. Yerodia, qui était pourtant présent sur le sol national, le Congo a enfreint les conventions de Genève et toute une
série de résolutions de l’Organisation des Nations Unies allant dans le même sens. Le
Congo n’avait pas « les mains propres » lorsqu’il s’est présenté devant la Cour : il
reprochait à la Belgique d’avoir instruit des allégations de crimes internationaux et
engagé des poursuites, ce qu’il était lui-même tenu de faire.
En outre, M me Van den Wyngaert considère l’arrêt peu convaincant lorsqu’il
énonce que l’immunité des anciens ministres des Affaires étrangères n’est pas synonyme d’impunité : selon la Cour, l’immunité totale ne peut dans ce cas être levée que
pour des actes accomplis avant ou après la période pendant laquelle il [le ministre
des Affaires étrangères] a occupé ses fonctions ou pour des actes qui, bien qu’accomplis durant cette période, l’ont été à titre privé. La Cour ne se prononce pas sur la
question de savoir si les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité relèvent de
cette catégorie. M me Van den Wyngaert juge extrêmement regrettable que la Cour
internationale de Justice n’ait pas nuancé cette déclaration, comme la Chambre des
lords l’avait fait en l’affaire Pinochet. Elle aurait pu — et aurait même dû — ajouter
que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité ne tombent jamais dans cette
catégorie. Certains crimes de droit international (par exemple certains actes de génocide et d’agression) ne peuvent être commis, pour des raisons d’ordre pratique, qu’avec des moyens dont seul un Etat peut disposer et dans le cadre d’une politique
adoptée par lui — en d’autres termes, vus sous cet angle, ces actes ne peuvent être
que des actes « officiels ». L’immunité ne devrait jamais s’appliquer aux crimes au
regard du droit international, que ce soit devant des juridictions internationales ou
nationales.
L’immunité de juridiction viendrait dès lors faire obstacle à la volonté des victimes
de telles violations de poursuivre leurs auteurs à l’étranger. Celles-ci se heurtent certes
aujourd’hui à l’immunité d’exécution découlant de l’application de la convention de
1969 sur les missions spéciales, lorsque le ministre est en visite officielle, mais ne se
trouvent pas pour autant placées dans l’incapacité d’intenter une action en justice.
M me Van den Wyngaert est d’avis qu’à aller au-delà, le risque existerait d’entrer en
contradiction avec les règles internationales relatives aux droits de l’homme, et notam-
942
Rev. trim. dr. h. (2002)
ment le droit de saisir la justice, comme le montre la récente affaire Al-Adsani portée
devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Selon M me Van den Wyngaert, peut-être cet arrêt vise-t-il, de manière implicite, à
éviter d’ouvrir la voie aux abus et au chaos, la Cour craignant que les Etats n’invoquent sans cesse la compétence universelle pour engager des poursuites abusives
contre les ministres des Affaires étrangères en exercice d’autres Etats, paralysant
ainsi le fonctionnement de ces derniers. Dans la présente affaire, aucune allégation
d’abus de procédure n’a été portée à l’encontre de la Belgique. La procédure pénale
engagée contre M. Yerodia n’était ni inconséquente, ni abusive. Le mandat a été
émis après deux ans d’instruction pénale et nul n’a accusé le juge d’instruction qui
l’a décerné d’avoir fondé sa décision sur des faits erronés. L’accusation selon laquelle
la Belgique aurait appliqué sa loi sur les crimes de guerre de manière insultante et
discriminatoire à l’encontre d’un ministre des Affaires étrangères congolais était
manifestement mal fondée. La Belgique souhaite? à tort ou à raison ? se faire le bras
de la communauté internationale en permettant aux étrangers de porter plainte
contre de graves violations des droits de l’homme dont ils ont été victimes à l’étranger. Depuis la tristement célèbre affaire Dutroux (une affaire de sévices sur enfants
qui a canalisé l’attention des médias à la fin des années quatre-vingt-dix), la Belgique a amendé ses lois afin d’accorder davantage de droits procéduraux aux victimes, que celles-ci soient belges ou étrangères. Ce faisant, la Belgique a également
ouvert ses tribunaux aux victimes portant plainte pour des crimes de guerre et des
crimes contre l’humanité commis à l’étranger. Cette nouvelle législation a été appliquée, non seulement dans le cas de M. Yerodia mais également dans le cadre d’affaires contre M. Pinochet, M. Sharon, M. Rafsandjani, M. Hissène Habré, M. Fidel
Castro, etc. Il serait donc faux d’affirmer que la loi sur les crimes de guerre a été
appliquée de manière discriminatoire à l’encontre d’un ressortissant congolais.
Il se peut, dans l’abstrait, que l’argument du chaos soit pertinent. Ce risque existe
peut-être, et la Cour aurait pu, de manière légitime, mettre en garde contre ce risque
dans son arrêt sans pour autant conclure qu’il existe une règle de droit international
coutumier reconnaissant l’immunité aux ministres des Affaires étrangères. Accorder
des immunités aux ministres des Affaires étrangères pourrait, en revanche, selon
M me Van den Wyngaert, ouvrir la voie à d’autres sortes d’abus. Cela revient à accroître
de manière extraordinaire le nombre de personnes bénéficiant d’une immunité de
juridiction internationale. De là à reconnaître des immunités aux autres membres de
gouvernement, il n’y a qu’un pas : dans la société actuelle, tous les membres de cabinet représentent leur pays dans diverses réunions. Si le ministre des Affaires étrangères a besoin d’immunités pour exercer ses fonctions, pourquoi ne pas également les
accorder aux autres membres du gouvernement ? Certes, la Cour internationale de
Justice ne déclare rien de tel, mais cette conclusion ne s’impose-t-elle pas d’elle-même
lorsque la Cour conclut que les ministres des Affaires étrangères sont des personnes
protégées? La raison pour laquelle la Cour assimile les ministres des Affaires étrangères aux agents diplomatiques et aux chefs d’Etat, qui est au cœur de son raisonnement, est également valable s’agissant des autres ministres qui représentent officiellement l’Etat, par exemple les ministres de l’Education qui assistent aux conférences
de l’Unesco à New York ou tout autre ministre recevant le titre de docteur honoris
causa à l’étranger. Des gouvernements pourraient, à leur escient, nommer à des
postes ministériels des personnes soupçonnées d’avoir commis de graves violations
des droits de l’homme afin de les mettre à l’abri de poursuites à l’étranger.
M me Van den Wyngaert conclut en faisant observer que la Cour internationale de
Justice, en essayant de refermer une boîte de Pandore par crainte du chaos et des
943
Rev. trim. dr. h. (2002)
abus, en a peut-être ouvert une autre, avec le risque de conférer l’immunité, et donc
l’impunité de facto, à un nombre croissant de représentants de gouvernement.
OBSERVATIONS
L’affaire du Mandat d’arrêt
du 11 avril 2000
1. Le résumé établi par le greffe de la Cour internationale de Justice de l’arrêt du 14 février 2002 permet de limiter ce commentaire
à l’essentiel. Les lecteurs qui souhaitent davantage d’information
sur l’arrêt pourront lire le texte complet des plaidoiries écrites et
orales, de l’arrêt et des opinions individuelles et dissidentes sur le
site de la Cour (http://www.icj.cij.org). Nous concentrerons nos
remarques sur les deux questions qui intéressent au premier chef les
lecteurs de la Revue trimestrielle des droits de l’homme : la compétence universelle et l’immunité de juridiction dont bénéficient les
ministres des Affaires étrangères.
I. La question de la compétence universelle ( 1)
2. Dans l’affaire du Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République
démocratique du Congo c. la Belgique), la Cour internationale de justice ne s’est pas prononcée sur la question juridiquement préalable
et politiquement sensible de la compétence universelle. L’arrêt du
14 février 2002 laisse un sentiment d’incomplet, d’inachevé que la
vigueur de la rédaction ne dissipe pas.
3. En coupant court, pour trancher directement la question de
l’immunité du ministre des Affaires étrangères en exercice, la Cour
n’a pas satisfait ceux qui attendaient à cette occasion une contribution vigoureuse au développement du droit pénal international. Elle
n’a pas davantage satisfait ceux qui souhaitaient un coup d’arrêt à
l’enchevêtrement des compétences et au chaos des procédures internationales.
4. Indécision ? Retenue volontaire ? On retiendra la première
hypothèse. La majorité des juges qui se sont exprimés regrettent
que la Cour n’ait pu se prononcer sur la question de la compétence
universelle. Cependant, les mêmes juges avancent des vues opposées
sur le fond de la question. Par contraste, l’arrêt consigne une majo(1) Les remarques qui suivent, sur la compétence universelle, sont reprises d’une
note à paraître dans la Revue belge de droit international sous le titre « Eloge de l’indécision ».
944
Rev. trim. dr. h. (2002)
rité substantielle en faveur de l’immunité « totale » dont devait
bénéficier le ministre des Affaires étrangères au moment de l’émission par le juge Vandermeersch du mandat d’arrêt.
5. Peu satisfaisante au premier abord, l’indécision de la Cour est
sans doute sage. Elle laisse ses chances au développement du droit
pénal international. Une décision à l’arraché, dans un sens ou dans
l’autre, n’aurait guère facilité les évolutions en cours.
A. « D’un point de vue logique », la Cour aurait dû se prononcer sur
la question de la compétence universelle.
6. La Cour reconnaît elle-même que la logique lui commandait de
trancher la question de la compétence universelle avant de se prononcer sur la violation alléguée du ministre congolais des Affaires
étrangères alors en fonction.
« 46. D’un point de vue logique, le second moyen ne devrait
pouvoir être invoqué qu’après un examen du premier, dans la
mesure où ce n’est que lorsqu’un Etat dispose, en droit international, d’une compétence à l’égard d’une question particulière
qu’un problème d’immunité peut se poser au regard de l’exercice d’une telle compétence. »
7. Les conclusions de la République démocratique du Congo
n’empêchaient pas la Cour de se prononcer sur la question de l’immunité de M. Yerodia Ndombasi. Certes, le Congo avait changé de
position au cours de l’instance. Dans sa requête, il avait avancé
deux moyens : la « violation du principe selon lequel un Etat ne
peut exercer son pouvoir sur le territoire d’un autre Etat et du principe de l’égalité souveraine entre tous les membres de l’Organisation
des Nations Unies » ( 2); « la violation de l’immunité diplomatique du
ministre des Affaires étrangères d’un Etat souverain » ( 3). Mais,
dans ses conclusions écrites comme dans ses conclusions finales, le
Congo abandonna le premier moyen et se limita à plaider la violation de l’immunité diplomatique.
8. La Belgique fit valoir à titre subsidiaire que la règle non ultra
petita limiterait la compétence de la Cour aux questions faisant l’objet des conclusions finales du Congo
9. La Cour refuse de se laisser enfermer dans le périmètre des
conclusions finales de la République démocratique du Congo :
(2) Arrêt, § 17.
(3) Ibid.
Rev. trim. dr. h. (2002)
945
« Si la Cour ne peut donc pas trancher des questions qui ne
lui ont pas été soumises, en revanche la règle non ultra petita
ne saurait l’empêcher d’aborder certains points de droit dans sa
motivation ... Toutefois, il ne s’en suit pas que la Cour ne
puisse aborder, si elle l’estime nécessaire ou souhaitable, tel ou
tel aspect de cette question dans les motifs de son arrêt. » ( 4).
10. Or, il semble bien que la majorité de la Cour ait estimé
« nécessaire ou souhaitable » d’aborder la question dans les motifs de
l’arrêt. Tel est l’impression qui ressort de la lecture des opinions
individuelles et dissidentes ( 5).
11. La question de la compétence universelle est une question
préalable. Si la loi belge de 1993 est contraire au droit international,
la violation du droit est établie indépendamment de toute immunité
dont le ministre congolais des Affaires étrangères aurait pu jouir.
12. Il ne s’agit pas seulement d’une affaire de logique de présentation, comme le laisse entendre la Cour en écartant la question. Il
s’agit d’une logique inhérente à la conception d’immunité. M me Higgins, MM. Kooijmans et Buergenthal observent que l’immunité
n’existe pas en soi :
« ‘ Immunity ’ is the common shorthand phrase for ‘ immunity
from jurisdiction ’. If there is no jurisdiction en principe, then the
question of an immunity from a jurisdiction which would otherwise exist simply does not arise. The Court, in passing over the
question of jurisdiction, has given the impression that ‘immunity ’
is a free-standing topic of international law. It is not. ‘ Immunity ’
and ‘ jurisdiction ’ are inextricably linked. Whether there is
‘ immunity ’ in any given instance will depend not only upon the
status of Mr. Yerodia, but also upon what type of jurisdiction,
and on what basis, the Belgian authorities were seeking to assert
it » ( 6).
(4) Arrêt, § 43.
(5) Op. ind. Rezek, § 1 : « Je regrette pourtant qu’une majorité ne se soit pas formée sur le point essentiel du problème posé à la Cour. » 16 jugés ont participé
au vote. 11 juges ont exprimé une opinion individuelle ou dissidente. 8 juges semblent estimer que la Cour aurait dû se prononcer sur la question de la compétence
universelle (M. Guillaume, M me Higgins, MM. Kooijmans, Buergenthal, Rezek, AlKhasawneh, Bula-Bula et M me Van den Wyngaert). M. Ranjeva concède, à son
« grand regret », que la Cour ne devait pas se prononcer. Seuls M. Koroma et, de
manière longuement argumentée, M. Oda, estiment que la Cour ne devait pas se prononcer sur la question.
(6) Op. ind. col., § 3.
946
Rev. trim. dr. h. (2002)
13. C’est en mettant en rapport les deux notions d’immunité et
de compétence universelle que la Cour aurait pu apporter une
contribution à la conciliation des impératifs contraires de la garantie des droits de l’homme et de la répression des crimes internationaux d’une part, de la stabilité des relations internationales et de
la sécurité des communications internationales d’autre part. Le défi
posé au droit international contemporain est d’assurer la stabilité
de ces relations sans offrir pour autant l’impunité aux responsables
de violations majeures des droits de l’homme ( 7).
14. La Cour balaie l’objection, sans autre forme de procès.
« Cependant, en l’espèce, et compte tenu du dernier état des conclusions du Congo, la Cour examinera d’emblée la question de savoir
si, à supposer que la Belgique ait été compétente, au plan du droit
international, pour émettre et diffuser le mandat d’arrêt du 11 avril
2000, elle a violé ce faisant les immunités du ministre des Affaires
étrangères du Congo. » ( 8). La Cour aurait pu s’expliquer sur ce raccourci, d’autant plus surprenant qu’elle avait, trois paragraphes
auparavant, écarté l’objection tirée de l’argument non ultra petita.
Elle aurait pu considérer, avec M. Oda ( 9), qu’il n’était pas souhaitable de se prononcer sur un droit en pleine évolution. Elle a préféré
s’en tenir à une concision digne d’un Conseil d’Etat.
B. « D’un point de vue politique », l’indécision de la Cour est opportune
15. Il s’agit évidemment de politique judiciaire et, plus exactement, de la contribution de la Cour au développement du droit
international. Or, quels qu’en soient les motifs, l’indécision de la
Cour est opportune. Un jugement porté sur la question de la compétence universelle au jour d’aujourd’hui aurait sans doute divisé la
Cour, affaiblissant d’autant l’autorité de son prononcé. En laissant
toutes ses chances au développement du droit pénal international,
la Cour fait preuve d’une heureuse retenue.
16. Le juge Oda a été le seul à préconiser l’application de la doctrine de la « judicial restraint ». Notant l’évolution de la compétence
pénale internationale, Oda conclut :
(7) Id., § 5. Et voy. op. diss. Van den Wyngaert, § 85, qui oppose de manière
contestable l’intérêt des Etats à l’intérêt de la communauté internationale. En sens
inverse, voy. Pierre d’Argent, CR 2001/5, p. 43 et 2001/6, p. 21.
(8) Arrêt, § 46.
(9) Op. diss., § 12. La Belgique avait plaidé ce point : voy. Bethlehem, CR 2001/8,
pp. 30-31; David, CR. 2001/11, pp. 17-18.
Rev. trim. dr. h. (2002)
947
« I believe, however, that the Court has shown wisdom in refraining from taking a definitive stance in this respect as the law is
not sufficiently developed and, in fact, the Court is not requested
in the present case to take a decision on this point. » ( 10).
17. L’évolution du droit pénal international depuis une dizaine
d’années est spectaculaire. Autant le thème des droits de l’homme
a retenu l’attention des juristes et des hommes d’Etat depuis 1945,
autant la définition, puis le développement des principes de Nuremberg ont tardé à se concrétiser, tout comme la mise en place d’un
appareil répressif international. La consultation des éditions successives des manuels et traités de droit international est révélatrice de
l’accélération du droit et des procédures depuis la fin de la guerre
froide. La mise en place des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et le
Rwanda, l’institution de la Cour pénale internationale, les procédures internes lancées contre Pinochet dans divers Etats sont les
expressions les plus spectaculaires de l’évolution contemporaine.
18. La multiplication des instances chargées de la répression des
crimes internationaux pose quelques problèmes. La compatibilité
entre décisions prises par des tribunaux internationaux n’est pas
assurée, comme le montrent le jugement de la chambre d’appel du
15 juillet 1999 du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie dans l’affaire Dusko Tadic ( 11) et l’arrêt de la Cour européenne
des droits de l’homme dans l’affaire Loizidou ( 12). Les lecteurs de
cette Revue se souviendront que, dans cette dernière affaire, la Cour
de Strasbourg avait interprété les dispositions de la convention de
Vienne sur le droit des traités d’une manière contraire à celle de la
Cour internationale de justice. Le rôle croissant joué par les juridictions nationales dans la répression des crimes internationaux,
d’abord consacré par des conventions internationales spécifiques,
puis par des lois instituant une « compétence universelle », fait apparaître de nouveaux problèmes.
19. L’accusation la plus sévère est portée par le président de la
Cour, Gilbert Guillaume :
« Mais à aucun moment il n’a été envisagé de donner compétence aux tribunaux de tous les Etats du monde pour pour-
(10) Op. diss. Oda, § 12.
(11) T.P.I.Y, 15 janvier1999, §§ 115-145. Le Tribunal se livre à une analyse critique approfondie de l’arrêt Nicaragua. Voy. Discours du président Guillaume devant
la 6 o commission de l’Assemblée générale, 27 octobre 2000.
(12) Cour eur. dr. h., 18 déc. 1996, §§ 83-85.
948
Rev. trim. dr. h. (2002)
suivre de tels crimes, quels qu’en soient les auteurs et les victimes et quel que soit le lieu où se trouve le délinquant. Procéder de la sorte risquerait d’ailleurs de créer le chaos juridictionnel le plus total. Ce serait aussi promouvoir l’arbitraire au profit des puissants, censés agir au nom d’une ‘ Communauté internationale ’ aux contours indéterminés. Contrairement à ce que
préconise une partie de la doctrine, une telle évolution marquerait non une progression, mais une régression du droit » ( 13).
20. Mais la répression des crimes internationaux par les seuls tribunaux internationaux n’est pas assurée. La lenteur des procédures
devant les tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, les difficultés rencontrées dans la mise en place de la Cour pénale internationale, les restrictions édictées au sujet de l’action publique, montrent les limites de l’exercice. Les procédures prévues par les
conventions internationales sectorielles, dépendent des ratifications
et des réserves.
21. L’efficacité de la répression des crimes internationaux repose
sur la mise en œuvre d’une stratégie « flexible » associant tribunaux
nationaux, mécanismes de répression prévus par les conventions
internationales et tribunaux internationaux. Cette stratégie est
notamment mise en œuvre par les conventions internationales qui
concluent à cet effet et qui appliquent la maxime aut dedire aut prosequi. Comme le notent M me Higgins et MM. Kooijmans et Buergenthal :
« At the same time, the international consensus that the perpetrators of international crimes should not go unpunished is being
advanced by a flexible strategy, in which newly-established international criminal tribunals, treaty obligations and national courts
all have their part to play. We reject the suggestion that the battle
over impunity is ‘ made over ’ to international treaties and tribunals, with national courts having no competence in such matters » ( 14).
22. En l’espèce, dans l’affaire du Mandat d’arrêt du 11 avril 2002,
la difficulté résultait de la rédaction des lois belges du 16 juin 1993
et du 10 février 1999. La législation belge prévoit une compétence
universelle au profit des tribunaux belges indépendamment de tout
lien de rattachement. Elle représente, de ce fait, la pointe avancée
des législations nationales en matière de répression des crimes inter(13) Op. ind. Guillaume, § 15.
(14) Op. ind. Higgins, Kooijmans, Buergenthal, § 51.
Rev. trim. dr. h. (2002)
949
nationaux ( 15). Tellement avancée que les participants belges à l’instance, représentants du gouvernement ( 16), avocats, juge ad hoc ( 17),
ont tous souligné la nécessité de procéder à une révision des lois
belges en la matière. Aucun précédent juridictionnel n’a été relevé
dans les plaidoiries de la Belgique ou dans les opinions individuelles
ou dissidentes des juges les plus favorables au principe de la compétence universelle. Depuis l’arrêt du 14 février 2002, les partis de la
coalition gouvernementale belge ont déposé deux propositions de loi
tendant à la révision de la législation en la matière ( 18).
23. Faute d’autres arguments, la Belgique a longuement plaidé le
précédent du Lotus. Tout ce qui n’est pas interdit est permis en
matière de compétences souveraines. L’argument n’a guère
convaincu. L’affaire du Lotus représente en quelque sorte l’inverse
de la loi belge de compétence universelle, l’exacerbation de la souveraineté nationale contre la nécessité de coordonner les compétences
dans l’intérêt de la communauté internationale. Aussi le président
Guillaume a-t-il développé, contre la thèse du Lotus ainsi affirmée,
l’image d’un droit international « classique » respectueux d’une distribution rationnelle des compétences dans une société décentralisée ( 19).
24. Le débat qui s’est engagé autour de l’affaire du Lotus paraît
singulièrement anachronique au regard des enjeux du droit pénal
international ( 20). La communauté internationale apporte aujourd’hui d’autres réponses à l’impérieuse nécessité de poursuivre et de
sanctionner les crimes internationaux, mettant en œuvre des formes
de dédoublement fonctionnel qui auraient réjoui Georges Scelle.
L’apparition de la notion de jus cogens modifie la donne et justifie
l’extension exceptionnelle de la compétence du juge national par
(15) « ... la Belgique, en enjambant les étapes d’une évolution peut-être en germe,
s’est engagée sans précaution dans la voie radicalement nouvelle d’un droit pénal
international sans frontière. Elle est ratrappée par la logique du droit international
interétatique qui produit encore des effets de droit. », Monique Chemillier-Gendreau,
CR 2001/6, p. 28.
(16) Devadder, CR 2001/8, p. 9.
(17) Op. diss. Van den Wyngaert, § 3.
(18) Le Soir, 18 juillet 2002.
(19) Op. ind. Guillaume, §§ 4 et 5. Mais en sens inverse, op. ind. coll. Higgins,
Kooijmans, Buergenthal, §§ 51 et 52. Et voy. les remarques critiques de Philippe
Weckel sur cette conception du « droit international classique », R.G.D.I.P., 2002/2,
pp. 435-437.
(20) Higgins, Kooijmans, Buergenthal, op. ind. coll., § 51.
950
Rev. trim. dr. h. (2002)
l’instrument de la compétence universelle pour les crimes internationaux particulièrement graves ( 21).
25. L’examen approfondi auquel se sont livrés la Cour et les juges
qui ont donné leur opinion ne permet pas, sur le point précis de la
validité de la loi belge de compétence universelle au regard du droit
international, de conclure à l’existence d’une pratique des Etats
dans un sens ou dans un autre. Quant au droit international, il
semble évoluer vers l’acceptation du principe de la compétence universelle ( 22). C’est là un fondement bien incertain en matière de
compétence pénale, une fragilité inutile dans l’appareil de répression
pénale internationale. En revanche, il ressort de la majorité des opinions exprimées à La Haye deux enseignements utiles de lege
ferenda.
26. En premier lieu, la jurisprudence Lotus reste applicable dans
la mesure où elle interdit l’exercice d’une compétence pénale sur le
territoire d’un autre Etat. Si elle fixe une limite précise à l’extension
des compétences d’exécution de l’Etat, elle ne s’oppose pas pour
autant à l’extension de ses compétences normatives.
27. En second lieu, la présence de l’inculpé sur le territoire national n’est pas une condition de validité des poursuites. La pratique
des Etats à cet égard est très variable. Le moment précis où la présence de l’inculpé sur le territoire national est requise varie d’un
Etat à l’autre : date de commission du crime ? date d’émission du
mandat d’arrêt ? date d’ouverture des débats ( 23). Le procès par
contumace n’a jamais été considéré comme une extension illicite de
la compétence de l’Etat au regard du droit international. Un procès
in absentia peut être contesté au titre du droit à un procès équitable. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le droit interne d’un
certain nombre d’Etats prévoit un second procès avec toutes les
garanties ordinaires si l’inculpé en fuite se livre à la justice. Mais
tout ceci n’a pas de rapport avec le problème de la compétence.
28. Surtout, l’existence d’un lien de rattachement et notamment
d’un lien de nationalité passive, dans le chef de la victime, rend
(21) Voy. Al Khasawnneh, op. diss., § 7 ; observations Van den Wyngaert, § 28 et
§ 69, regrettant l’absence dans le dispositif de l’arrêt de la Cour de références suffisantes à la gravité des infractions en cause. Et TPIY, 10 décembre 1998 Procureur
c. Anto Furundzija, § 156, considérant que le jus cogens justifie en l’espèce la compétence universelle.
(22) Ibid., §§ 45-52. Voy. notamment l’opinion d’Oppenheim, 9 o édition, citée § 52.
(23) Voy. Higgins, Kooijmans, Buergenthal, op. ind. coll., §§ 53-58. En sens
inverse, op. ind. Guillaume, § 9.
Rev. trim. dr. h. (2002)
951
incontestable l’exercice de la compétence pénale pour des faits qui
se sont déroulés à l’étranger ( 24).
II. La question de l’immunité de juridiction des ministres
des Affaires étrangères
29. Sur la question de l’immunité, une large majorité s’est dégagée pour reconnaître l’immunité dont bénéficiait M. Yerodia lors de
l’émission du mandat d’arrêt, le 11 avril 2000. Malgré l’importance
des crimes allégués — crimes de guerre et crimes contre l’humanité —, malgré le sérieux incontesté avec lequel les poursuites
furent engagées par le procureur du Roi et l’instruction menée par
le juge Vandermeersch, la Cour a considéré, par 13 voix contre 3,
que l’émission et la diffusion sur le plan international du mandat
d’arrêt constituaient la violation par la Belgique d’une obligation
juridique de droit international en ce qu’elles ont méconnu l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité dont le ministre des
Affaires étrangères en exercice du Congo jouissait en vertu du droit
international. L’arrêt de la Cour apporte une contribution importante au droit des immunités internationales. Il reconnaît l’immunité totale du ministre des Affaires étrangères en exercice. Il est
moins précis sur la possibilité d’entamer des poursuites contre un
ministre qui a quitté ses fonctions.
A. L’immunité « totale » de juridiction du ministre des Affaires
étrangères en exercice
30. La Cour considère que le ministre des Affaires étrangères en
fonctions jouit d’une immunité totale de juridiction qui le protège
contre tout acte qui entraverait, si peu que ce soit, l’exercice de ses
fonctions internationales :
« La Cour en conclut que les fonctions d’un ministre des
Affaires étrangères sont telles que, pour toute la durée de sa
charge, il bénéficie d’une immunité de juridiction pénale et
d’une inviolabilité totales à l’étranger. Cette immunité et cette
inviolabilité protègent l’intéressé contre tout acte d’autorité de
la part d’un autre Etat qui ferait obstacle à l’exercice de ses
fonctions » ( 25).
(24) Op. ind. Guillaume, § 5. Op. ind. coll. Higgins, Kooijmans, Buergenthal, § 47.
En revanche, le fait que la victime soit résidente depuis un an sur le territoire de
l’Etat en cause, retenu dans la proposition de loi belge, semble un lien bien ténu.
(25) § 54.
952
Rev. trim. dr. h. (2002)
31. Cette immunité n’allait pas de soi. Les conventions internationales applicables n’explicitent pas l’immunité dont bénéficierait
le ministre des Affaires étrangères. La seule convention générale qui
vise expressément le ministre des Affaires étrangères, la Convention
de New York du 8 décembre 1969 sur les missions spéciales, renvoie
aux « facilités, privilèges et immunités reconnus par le droit international » ( 26). Il en va de même des travaux des sociétés savantes et
des délibérations de la Commission du droit international ( 27).
32. La Cour considère que cette immunité trouve son fondement
dans le droit international coutumier ( 28). L’intérêt de la communauté internationale — et non le seul intérêt des Etats membres,
contrairement à ce que semble penser M me Van den Wyngaert ( 29) — est d’assurer la sécurité des transactions internationales
par l’immunité totale accordée au chef de la diplomatie de l’Etat en
question. Cette immunité est d’autant plus nécessaire en une époque
marquée par la diplomatie personnelle et les voyages fréquents des
ministres.
33. La Cour examine l’état du droit international :
« La Cour a examiné avec soin la pratique des Etats, y compris les législations nationales et les quelques décisions rendues
par de hautes juridictions nationales, telles la Chambre des
lords ou la Cour de cassation française. Elle n’est pas parvenue
à déduire de cette pratique l’existence, en droit international
coutumier, d’une exception quelconque à la règle consacrant
l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité des ministres
des Affaires étrangères en exercice, lorsqu’ils sont soupçonnés
d’avoir commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. » ( 30)
34. La Cour examine ensuite les statuts des diverses juridictions
pénales internationales et leur jurisprudence. Elle n’y trouve pas
davantage de règle consacrant une exception à l’immunité de juridiction en cause ( 31).
(26) § 52.
(27) Voy. sur l’ensemble de la question l’analyse très complète de M me Van den
Wyngaert, §§ 11-23.
(28) §§ 52-53.
(29) Op. diss., § 85.
(30) § 58.
(31) Ibid.
Rev. trim. dr. h. (2002)
953
35. L’impératif de la sécurité des relations internationales
conduites par le ministre des Affaires étrangères prévaut sur toute
autre considération et notamment sur l’intérêt, pourtant reconnu,
de la coopération des Etats dans la répression des crimes de guerre
et crimes contre l’humanité. Il est remarquable que la plupart des
juges attachés à la notion de compétence universelle aient néanmoins reconnu la primauté de l’immunité de juridiction du ministre
des Affaires étrangères et aient voté, sur ce point décisif, avec la
majorité de la Cour. Le caractère de jus cogens reconnu à la répression des crimes en question ne l’emporte pas sur la nécessité de protéger la fonction du ministre en exercice.
36. Cette immunité de juridiction est totale. Qu’est-ce à dire ?
Qu’elle est applicable en toutes circonstances. Qu’elle joue aussi
bien pour les actes privés que pour les activités officielles du
ministre. Qu’elle joue par les actes antérieurs à la prise de fonctions
comme pour les actes accomplis dans la fonction. La Cour s’exprime
sur ce point :
« A cet égard, il n’est pas possible d’opérer de distinction
entre les actes accomplis par un ministre des Affaires étrangères à titre ‘officiel ’ et ceux qui l’auraient été à titre ‘ privé ’,
pas plus qu’entre les actes accomplis par l’intéressé avant qu’il
n’occupe les fonctions de ministre des Affaires étrangères et
ceux accomplis durant l’exercice de ces fonctions. » ( 32)
37. De l’avis de la Cour, en émettant le mandat d’arrêt le 11 avril
2000, la Belgique a porté atteinte à la liberté d’action de M. Yerodia. Elle a entravé l’exercice de ses fonctions et a donc violé le droit
international de ce simple fait.
38. La Belgique avait pourtant plaidé que l’émission du mandat
n’avait porté qu’une atteinte « virtuelle », « psychologique » à l’action du ministre. Le mandat d’arrêt précisait en effet qu’il n’était
pas exécutable en cas de visite officielle de ministre. L’argumentation belge n’a pas convaincu la Cour ( 33). L’émission, puis la diffusion sur le plan international du mandat d’arrêt ont bien méconnu
l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité dont le ministre
jouissait à l’époque en vertu du droit international. Le fait que
M. Yerodia se soit cru contraint de modifier l’itinéraire de ses
voyages ou de se rendre directement de l’aéroport au siège de
(32) § 55.
(33) §§ 70 et 71.
954
Rev. trim. dr. h. (2002)
l’O.N.U. de crainte de se faire arrêter par la police montre que l’entrave était bien réelle.
39. Tout acte de procédure pénale est-il donc exclu à l’encontre
d’un ministre des Affaires étrangères ? La notion fonctionnelle de
l’immunité reconnue au ministre des Affaires étrangères, par opposition au caractère statutaire, essentiel, de l’immunité du chef de
l’Etat ( 34), ne conduit pas à une telle conclusion. On a fait observer
que l’ouverture d’une instruction ne serait pas de nature à mettre
en cause la liberté de déplacement du ministre ( 35).
40. L’immunité s’étend-elle à d’autres personnes publiques qu’au
ministre des Affaires étrangères proprement dit ? Le professeur Joe
Verhoeven le pense et indique que toute autorité ministérielle serait
ainsi protégée par le droit international ( 36). Une telle conception
extensive du cercle des personnes protégées par l’institution de l’immunité de juridiction ne trouve aucun fondement dans l’arrêt de la
Cour. Au contraire, la Cour souligne que l’immunité ne se confond
pas avec l’impunité. Dans ces conditions, il convient de limiter strictement à la personne du chef de la diplomatie l’immunité fonctionnelle de juridiction acceptée par le droit international.
B. L’immunité inexistante de l’ancien ministre des Affaires étrangères
41. La Cour affirme avec force que l’immunité totale reconnue au
ministre des Affaires étrangères n’équivaut pas à l’impunité :
« La Cour souligne toutefois que l’immunité de juridiction
dont bénéficie un ministre des Affaires étrangères en exercice
ne signifie pas qu’il bénéficie d’une impunité au titre des crimes
qu’il aurait pu commettre, quelle que soit leur gravité. Immunité de juridiction pénale et responsabilité pénale individuelle
sont des concepts nettement distincts. Alors que l’immunité de
juridiction revêt un caractère procédural, la responsabilité
pénale touche au fond du droit. L’immunité de juridiction peut
certes faire obstacle aux poursuites pendant un certain temps
ou à l’égard de certaines infractions ; elle ne saurait exonérer la
personne qui en bénéficie de toute responsabilité pénale. » ( 37)
(34) Watts, « The Legal Position in International Law of Heads of State, Heads
of Goveenment and Foreign Ministers », R.C.A.D.I., 1994-III, vol. 247, pp. 102-103.
(35) Op. ind. coll. Higgins, Kooijmans, Buergenthal, § 59.
(36) Journal des procès, n o 435, 19 avril 2002, pp. 20-23.
(37) § 60.
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42. Dès lors que le ministre des Affaires étrangères quitte ses
fonctions, il perd toute immunité de juridiction. Contrairement à
l’immunité du chef d’Etat, qui est liée au statut du chef d’Etat en
droit international, l’immunité du ministre est une immunité fonctionnelle ( 38). Elle doit donc cesser avec ses fonctions et ne continue
de le protéger que pour les actes « officiels » accomplis pendant la
durée de ses fonctions antérieures. Sinon, l’expression « immunité ne
vaut pas impunité » n’aurait guère de sens.
43. La Cour considère, dans un obiter dictum, que l’ancien
ministre des Affaires étrangères peut notamment faire l’objet de
poursuites pénales dans quatre hypothèses :
« Les immunités dont bénéficie en droit international un
ministre ou un ancien ministre des Affaires étrangères ne font
en effet pas obstacle à ce que leur responsabilité pénale soit
recherchée dans certaines circonstances.
Ils ne bénéficient, en premier lieu, en vertu du droit international d’aucune immunité de juridiction pénale dans leur
propre pays et peuvent par suite être traduits devant les juridictions de ce pays conformément aux règles fixées en droit
interne.
En deuxième lieu, ils ne bénéficient plus de l’immunité de
juridiction à l’étranger si l’Etat qu’ils représentent ou ont
représenté décide de lever cette immunité.
En troisième lieu, dès lors qu’une personne a cessé d’occuper
la fonction de ministre des Affaires étrangères, elle ne bénéficie
plus de la totalité des immunités que lui accordait le droit
international dans les autres Etats. A condition d’être compétent selon le droit international, un tribunal d’un Etat peut
juger un ancien ministre des Affaires étrangères d’un autre
Etat au titre des actes accomplis avant ou après la période pendant laquelle il a accompli ces fonctions, ainsi qu’au titre des
actes qui, bien qu’accomplis durant cette période, l’ont été à
titre privé.
En quatrième lieu, un ministre des Affaires étrangères ou un
ancien ministre des Affaires étrangères peut faire l’objet de
(38) « En droit international coutumier, les immunités reconnues au ministre des
affaires étrangères ne lui sont pas accordées pour son avantage personnel, mais pour
lui permettre de s’acquitter librement de ses fonctions pour le compte de l’Etat qu’il
représente. » Arrêt, § 53.
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poursuites pénales devant certaines juridictions pénales internationales dès lors que celles-ci sont compétentes... » ( 39).
44. On observera ici le danger d’une confusion entre la question
de la compétence et la question de l’immunité. Les cas énumérés par
la Cour sont ceux dans lesquels la compétence en matière de poursuites pénales est clairement établie. Ils laissent entière la question
de l’immunité de juridiction dont bénéficierait ou non l’ancien
ministre des Affaires étrangères.
45. En outre, on a fait observer que limiter l’exercice de la compétence pénale à ces quatre hypothèses serait effectivement assurer
l’impunité de l’ancien ministre des Affaires étrangères ( 40). Il est peu
probable que l’Etat dont dépend l’ancien ministre lève l’immunité
de ce dernier ou engage des poursuites contre lui pour avoir appliqué la politique décidée au plus haut niveau. Quant à l’efficacité des
poursuites devant un tribunal international, elle reste encore très
aléatoire dans les circonstances présentes.
46. Dès lors que le ministre des Affaires étrangères sort de fonctions, il faut admettre que l’intérêt de la répression pénale des
crimes de guerre et crimes contre l’humanité redevient la considération première. La compétence universelle trouve le cas échéant à
s’exercer, en application des dispositions du droit national et
conformément aux règles du droit international. L’ancien ministre
des Affaires étrangères ne peut en aucun cas lui opposer une immunité de juridiction qui n’existe plus.
47. En particulier, l’ancien ministre ne saurait opposer le caractère « officiel » des actes en cause. Il est aujourd’hui largement
reconnu que les crimes de guerre et crimes contre l’humanité ne sauraient relever de la notion de « fonction » de l’Etat et ne sauraient
être imputés au seul Etat indépendamment de l’individu qui en est
l’auteur ou le complice ( 41).
✩
48. La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a.
Il en est ainsi de la Cour internationale de justice. L’affaire du
Mandat d’arrêt a révélé l’hésitation et la division de la Cour sur la
question essentielle de la compétence universelle. Elle a aussi révélé
une affirmation ferme et très majoritaire sur la question non moins
(39) § 61.
(40) Op. ind. coll. Higgins, Kooijmans, Buergenthal, § 78.
(41) Op. ind. coll. Higgins, Kooijmans, Buergenthal, § 85.
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fondamentale de l’immunité et de l’inviolabilité du ministre des
Affaires étrangères en exercice. Le contraste entre les deux parties
de l’arrêt du 14 février 2002 est le reflet de l’hésitation de la communauté internationale et de son droit face aux exigences nouvelles
de la répression des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité
et à l’apparition d’un nouveau « code » de procédure pénale internationale.
49. Il revient maintenant aux responsables politiques de prendre
le relais, afin d’affiner et de développer la stratégie flexible qui doit
permettre d’assurer la répression des crimes internationaux et de
faire en sorte que la distinction proposée par la Cour entre immunité et impunité ( 42) ne soit pas l’hommage que le vice rend à la
vertu.
Jean-Pierre COT
Professeur émérite à l’Université de Paris I,
Chercheur associé
au Centre de droit international
de l’Université de Bruxelles
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(42) Arrêt, § 59.