MOHAMED BOUROUISSA : « PERIPHERIES
Transcription
MOHAMED BOUROUISSA : « PERIPHERIES
MOHAMED BOUROUISSA : « PERIPHERIES » La banlieue, objet plastique « On demande trop peu à l’image quand on la réduit à une seule apparence. On lui demande trop quand on y cherche le réel lui-même. Ce qu’il faut, c’est découvrir en elle une capacité à nous faire repenser tout ça ». Georges Didi-Huberman « Ce que je recherche, c’est ce dixième de seconde, très fugace, où la tension est à son pic. On a tous vécu ces moments imperceptibles où la tension apparaît plus violente que la confrontation avec l’autre. A ce point paroxystique, tout peut se passer, comme il peut ne rien se produire » constate le photographe français Mohamed Bourouissa, 29 ans, qui montre, dans « Périphériques » , que le conflit ne fait pas obligatoirement le lit de la tension, laquelle existe déjà dans le simple jeu des regards et même dans les situations de vacuité… Une voiture brûlée, un stade, une cafétéria, une cité, une dalle deviennent, dans les images de ce jeune artiste qui a choisi de traiter de la banlieue, le théâtre de scènes de groupe où l’irruption d’un personnage provoque des sentiments mêlés, où une rencontre fait surgir une ambiguïté, un trouble, une violence latente, larvée que n’accompagne aucun signe de violence, juste parfois un flou qui, de toléré au début, est en train de devenir une pratique. Mohamed Bourouissa s’intéresse aux territoires et problématiques de la banlieue, où il a grandi. Fort bien. Mais ce qui le singularise, c’est qu’il place cette banlieue dans le champ de l’art et la traite comme un objet plastique, conceptuel. Florence Paradeis, qui fut, avec Christian Courrèges, son professeur à l’Ecole des Arts Décoratifs de Paris, parle de « géométrie émotionnelle » pour qualifier ce beau travail de mise en espace, face auquel monte une émotion assez proche de celle éprouvée devant certains grands formats de Jeff Wall. Ce sentiment vient sans doute du mélange d’harmonie et de très légère illusion qui, dans les deux cas, se dégage d’une scène banale, familière, anti-spectaculaire, « presque » documentaire. Les deux artistes ont, en outre, en commun un lien profond avec la peinture. Sans compter cette façon de nous empoigner pour réfléchir à nos choix de société. Toujours est-il que Mohamed Bourouissa vient d’intégrer la galerie parisienne des Filles du Calvaire auprès, excusez du peu, des Britanniques Karen Knorr et Paul Graham et qu’il vient, cet été, de rafler un premier prix, aux Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles. LE RADEAU DE LA MEDUSE A le voir évoluer sur le terrain, on pourrait pourtant croire que ce jeune homme, qui a appris que toute image est fausse, est photojournaliste. Aidé d’un fixeur, qui facilite son approche d’un quartier, d’une cité, il effectue des repérages, constitue un casting, explique à ces jeunes qui commencent à avoir une assise, ce qu’il attend d’eux. A ce stade, le travail bifurque, laisse tomber le champ du reportage, se reconnaît dans l’art. Dans ses carnets, en effet, Mohamed Bourouissa dessine les mises en scène de ses idées et note les indications nécessaires à leur réalisation. Or, ce qu’il prémédite, ce sont les lignes de force, les diagonales, la distance entre les personnages, leur imbrication aux éléments du décor, la circulation des regards, le rythme de l’image, le geste qui, radicalement recadré ou pas doit provoquer une tension dans l’image et aussi entre documentaire et fiction. Sur son bureau, « Le radeau de la Méduse » de Géricault est très présent, influent, agissant sur son propre travail, analysé, colorié à partir de ses différents plans, de ses points de tension, de construction. Comme cette « Flagellation du Christ » de Piero della Francesca qui, se fichant comme une guigne de sa culture maghrébine, de sa religion musulmane, inscrit en lui des représentations christiques, tout ce qu’il y a de plus judéo-chrétiennes. Très important, aussi, ce Caravage à la tête ensanglantée, dont Mohamed Bouroussia affirme : « c’était le premier photographe ! » parce que pour lui, Le Caravage a inventé, en peinture, l’instant de la photographie, et qui sait, peut-être même l’instant décisif cher à Henri Cartier-Bresson… SANS CRIER GARE Besoin de retourner seul sur le terrain, de changer de lieu. Aulnay. Cergy. Argenteuil. Clichy-sousBois. Ecouen. Courbevoie. Bobigny. Pantin… Cités, cages d’escalier, rond-point, toit d’HLM…Peu importe l’endroit, pourvu qu’il soit beau et arpenté, appréhendé, toisé, labouré. Impossible de capter son fonctionnement dans l’espace, la façon dont les gens s’y déplacent, sans longuement s’en imprégner, sans l’éprouver physiquement. L’expérience passe avant l’idée. La photographie n’est elle pas bidimensionnelle ? Besoin, aussi, de penser une certaine complexité du monde. « Au moment où je déclenche, j’espère toujours que va s’immiscer dans la photo un aléa totalement imprévu, plus vrai, qui surviendra dans l’image sans crier gare, du fait d’un personnage qui l’aura fait exister. Ca évite d’enfermer la construction de l’image, ça autorise la fiction à garder un aspect documentaire » explique l’artiste qui pratique aussi la vidéo et vient de réaliser « The blood love », quatre mises en scène de meurtre réalisées au trait, à même le mur. Ainsi Mohamed Bourouissa se souvient-il avec délectation d’un aléa survenu pendant la réalisation des « Boxeurs », la première image, toute en suggestion, de « Périphériques ». Il donnait ses instructions aux deux personnages, dans la salle de boxe. Il avait préparé son cadre. Il voulait les faire évoluer dans une dualité statique. Le combattant de gauche devait placer sa main derrière, de telle sorte que l’autre, avec un très léger flou de bougé, s’arrêtât sur ce geste. C’est alors que l’un des boxeurs ôte son tee shirt et dénude un dos sublime, magnifiquement tatoué d’un phénix. Ce réel s’invitant dans l’œuvre sans que ni le regard, ni la pensée du photographe ne l’aient anticipé, est alors un formidable cadeau! Cette histoire d’aléa nous fait penser, aussi, à cette phrase du critique Michael Fried déclarant, à propos des images de Jeff Wall : « tout ce qui est préparé, construit ou organisé est réalisé pour permettre à la chose imprévue d’apparaître et, en apparaissant, de créer la vraie beauté de l’image, de toutes les images »… LA PRISE DE LA REPUBLIQUE Plus tard, s’inspirant, comme Jeff Wall pour « La chambre détruite », d’un tableau d’Eugène Delacroix, « la liberté guidant le peuple » qu’il accroche au plafond, au-dessus de son lit, pour bercer son sommeil de cette image révolutionnaire, le jeune artiste met en scène « La République ». Une création née de l’idée selon laquelle la République tirant sa légitimité de la justice, si la société n’est pas juste, la République se fragilise et perd de sa crédibilité. Il faudra du temps au photographe pour accepter cette image qu’il a tant sublimée, qu’à l’arrivée, elle est finalement plus épurée, plus juste qu’il ne l’avait vue. Du temps passe. Un jour, il se décide à la coller, dans le format 4 x 3 mètres de l’affiche, au métro République, à Paris. Qui dira que Mohamed Bourouissa n’est pas un artiste impliqué ? D’ailleurs, lorsque le mouvement de révolte des banlieues éclate, en France, à l’hiver 2005, il le renforce dans ses convictions, lui qui cherche, dans un contexte de dénonciation des rapports dominants / dominés, à déconstruire les clichés médiatiques sur la banlieue, à questionner les stéréotypes de sa représentation. « Je traite de la problématique du rapport de force et je pose la question de la mécanique du pouvoir » résume-t-il sa démarche, s’étonnant que, du coup, les gens lui posent des questions sociales, comme s’il pouvait avoir réponse à tout, lui qui a juste envie de dialoguer. Dans son studio atelier, Mohamed Bourouissa dispose deux sortes d’images sur les murs. D’un côté, les références, les pistes formelles qu’il cherche à développer dans ses propres œuvres : deux soldats américains en Irak. L’arrestation d’un Chinois dans un atelier du Sentier. Deux images journalistiques. De l’autre côté, ses propres images. Comme au purgatoire. En attente, pour certaines, du recadrage ou de la retouche qui les sauvera. Pour d’autres, de la corbeille à papier. On est loin des portraits sur fond blanc, réalisés, à ses débuts, en studio, lorsqu’il s’inspirait de Richard Avedon ou avant encore, lorsque l’Américain Jamel Shabazz venait de lui ouvrir les yeux, avec ses images de culture urbaine noire réalisées dans les rues de Brooklyn. « Nous, avec mes potes, on était à fond là-dedans à la fin des années 90, on adorait s’habiller en Lacoste » se souvient-il. Or, personne n’a parlé de cette époque en photo, personne n’a capté notre jeunesse et ce qu’elle avait d’identitaire. C’est pour cela que j’ai pris un appareil photo »... Magali Jauffret Portfolio Magazine, Novembre 2007