La Russie parmi les livres (1/2) : le détour par l`histoire
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La Russie parmi les livres (1/2) : le détour par l`histoire
TRIBUNE n° 736 La Russie parmi les livres le détour par l’histoire Eugène Berg (1/2) : Auteur de La Russie pour les Nuls (janvier 2016). D epuis l’intervention massive de la Russie en Syrie (30 septembre 2015), les cartes semblent avoir été rebattues dans cette grave guerre civile qui dure depuis cinq ans, formant un rare imbroglio où s’affrontent diverses coalitions de forces. Certes, le dossier ukrainien est loin d’être clos. En tout cas, l’année 2016 sera encore chargée d’anniversaires : celui des procès de Moscou qui ont commencé en 1936, celui du « rapport secret » de Khrouchtchev, qui, en février 1956, dénonça les crimes de Staline, mais surtout le 25e anniversaire de l’effondrement de l’URSS. Russie, où toujours passé, présent et avenir se mêlent, s’entrechoquent et se fécondent. Pierre le Grand : le premier empereur de toutes les Russies Comme l’indique le titre de la copieuse biographie que lui consacre Francine-Dominique Liechtenhan, directrice de recherche au CNRS, Pierre Ier était grand dans tous les sens du terme. Par la taille, les ambitions, le spectre de ses intérêts et l’œuvre qu’il a accomplie, hissant un pays à peine sorti du « MoyenÂge » au rang d’une des principales puissances européennes. Son œuvre est bien connue. De l’interdiction du port de la barbe, de la mise de côté des habits traditionnels, de la construction d’une nouvelle capitale sur la Neva (Saint-Pétersbourg) inaugurée en 1713, de la mise sous tutelle de l’Église orthodoxe (privée d’archiprêtre… jusqu’en 1917), de la réforme de l’administration qu’il dota de véritables ministères, la gamme de ses réformes embrassa la totalité de l’activité sociale. Il impulsa la première modernisation de l’écriture et de l’alphabet, créa la première Académie des sciences, le premier musée russe sous le modèle des cabinets de curiosités allemands (Kunstkamera). Peu éduqué, il fut un autodidacte avide, plus intéressé par les techniques et la navigation que par la littérature. Il effectua trois voyages à l’étranger, dont un sous le masque de l’anonymat, dans un chantier naval hollandais où il travailla comme simple ouvrier. Taillandier, 2015 ; 688 pages www.defnat.fr - 20 janvier 2016 1 On peut le qualifier à bon droit d’architecte de la Russie moderne. Il mena une guerre implacable contre la Suède, une des grandes puissances militaires de son temps, à laquelle il infligea la sévère défaite de Poltova en 1709 dans l’Ukraine actuelle, victoire qui rehaussa le prestige militaire de la Russie. Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire (Éd. 1896) Ce court livre du général Mikhaïl Dragomiroff (1830-1905) opportunément exhumé, intéressera à plusieurs titres le lecteur de la RDN. D’une part, car il restitue la personnalité de son auteur, bien oublié aujourd’hui, mais que Foch tenait en haute estime et qu’il cite notamment dans ses Principes de guerre. Tacticien et écrivain très estimé en Russie, il participa à bien des guerres, dont la russoturque de 1877-1878 et la plupart de ses livres ont été traduits en français et vivement discutés. Celui qui nous occupe ici a été publié en 1868 et traduit en français en 1896. D’autre part, car, en vieux militaire d’expérience, Dragomiroff analyse le roman-fleuve de Tolstoï dans tous ses détails. Il en tire des conclusions sans appel : si ses descriptions sont inimitables et forÉditions Astrée, 2015 ; 128 pages ment le complément des plus utiles à n’importe quel cours de théorie sur l’art de la guerre, en revanche ses déductions sont au-dessous de la critique la plus indulgente, car Tolstoï a commis la grande faute de tout juger en se plaçant à un seul point de vue. Mais Dragomiroff va au-delà et reproche au grand écrivain d’être partisan de la thèse du « fatalisme militaire », en n’y voyant pas l’œuvre des grands hommes, donc point de grands chefs militaires, s’inscrivant ainsi contre la théorie clausewitzienne. Inspiré par Joseph de Maistre, Tolstoï insista surtout sur l’œuvre de la Providence, ou « l’opinion » des soldats ou des peuples adversaires, sur l’issue des combats. Ainsi ce ne sont ni Napoléon, ni son génie, ni son rhume de cerveau, ni la neige qui ont fait l’événement de la Moskova et déterminé ensuite la retraite des Français. La cause réelle est que le peuple russe voulait son salut avec plus d’énergie que le peuple français ne voulait la perte des Russes et que le salut de la Russie, dans ces conditions, était plus conforme à la nature des choses. C’est donc une lecture stimulante que celle du général Dragomiroff dont bien des enseignements restent actuels. Ajoutons que la pensée stratégique russe et soviétique reste très mal connue en France, souvent par le truchement de traductions anglaises. On doit pourtant aux Russes, l’« invention » du niveau opératif, niveau intermédiaire entre le niveau tactique et le niveau stratégique, une invention théorique brillamment mise en application lors de la Seconde Guerre mondiale. 2 TRIBUNE Nicolas II et Alexandra de Russie – Une tragédie impériale Jean des Cars, retrace la saga, de ce couple uni, qui a vécu longtemps replié sur lui-même et n’a su affronter les tourmentes de l’histoire (guerre russojaponaise de 1904-1905, Dimanche rouge, Première Guerre mondiale, révolution de février 1917). Après son abdication (3 mars 1917), le tsar et sa famille connurent l’exil, de moins en moins doré, partagèrent le quotidien de leurs proches, avant d’être assassinés dans la nuit du 17 au 18 juillet 1918 dans la maison Ipatiev où ils avaient été emprisonnés, que fit détruire un certain Boris Eltsine, afin qu’elle ne serve pas d’objet de pèlerinage. La France reçut par deux fois le tsar, en octobre 1896, puis en septembre 1901 d’où il écrivit cette lettre à sa mère, touché par l’enthousiasme de gens amassés le long de la voie ferrée entre Dunkerque et Compiègne où il résida au château, réaménagé à grands frais : « Le bon peuple nous a beaucoup touchés. Tous les habitants agitaient des mouchoirs ». Perrin, 2015 ; 460 pages Nicolas II fut un patriote. Il refusa de s’enfuir et condamna la paix honteuse de Brest Litovsk de mars 1918, signée par Trotsky. Il rapatria très tôt sa fortune, placée en Grande-Bretagne pour soutenir l’effort de guerre russe, ce qui ne fut révélé que dans les années 1980. Enfin, il a respecté sa parole en ne trahissant pas l’Alliance franco-russe, en aidant la République dès l’été 1914, puis en envoyant des brigades en France en 1916, alors que ces forces auraient pu défendre son trône. Trop distant durant son règne, déchu, il a souffert parmi le peuple, avec le peuple. Certainement, il ne fut pas à la hauteur des circonstances qui lui imposaient des choix vitaux qu’il ne sut pas prendre : guerre ou pas guerre ? Avance ou retraite ? Droite ou gauche ? Démocratie ou pouvoir fort ? Ce furent les champs de bataille de Nicolas II. Il ne les aimait pas, mais fut courageux. Une belle relecture de ces événements revenus à la surface aujourd’hui en Russie, où fleurit une sorte de culte impérial, avec d’abondants clichés qui nous parlent d’un temps longtemps englouti. Mémoire de la Grande Guerre : ce que la France doit à la Russie L’année 2014, a été l’occasion pour les historiens, russes surtout, de revisiter l’histoire de la Première Guerre mondiale, dont la mémoire avait été pratiquement occultée durant toute la période soviétique. En effet, elle était largement éclipsée par la Grande guerre patriotique (1941-1945) et n’était cataloguée que 3 comme « guerre impérialiste ». On sait bien pourtant le rôle qu’elle joua dans le déclenchement des deux révolutions russes, celle de février et celle d’octobre, bien que cette seconde tende à être qualifiée de « coup d’État ». Un très intéressant colloque d’historiens français et russes a été consacré à ce conflit dans toutes ses dimensions, diplomatique, militaire, idéologique, culturelle… : « France-Russie : 1914-1918, de l’alliance à la coopération », dont les Actes ont été publiés dans les deux langues. Introduit par Jean-Pierre Chevènement en sa qualité de Représentant spécial du gouvernement français pour la Russie, ces différentes contributions frappent par leur variété et leur richesse. L’alliance Maison d’édition « Encyclopédie politique », 2015 ; 304 pages franco-russe (1891-1893) est explorée minutieusement, ce qui ne représente pas un simple intérêt historique. Jean-Pierre Arrignon traite en détail les diplomaties à la veille de la guerre. Puis une série de contributions examinent les nouveautés techniques sur les deux fronts, le rôle des volontaires russes dans l’armée française (« S’ils n’avaient pas existé, la France aurait été rayée de la carte », Maréchal Foch). N’oublions pas que le Maréchal Malinovski, futur ministre de la défense de l’URSS fut l’un des quelque 40 000 d’entre eux. Rôle des cultures dans la guerre, influence sur le cours révolutionnaire en Russie, autant d’aspects qui ont contribué à forger un siècle nouveau, dont les conséquences sont toujours visibles. Lénine et le bolchevisme Était-il utile d’écrire une nouvelle biographie de Lénine ? On n’en manque pas. Lars T. Lih, un des meilleurs spécialistes actuels du mouvement révolutionnaire russe s’y est essayé et on peut dire avec succès. En premier lieu, parce qu’il plonge dans ses racines familiales : Moishe, l’arrière-grand-père, a grandi dans un shtetl (petite ville, grand village ou quartier juif ) d’Ukraine qu’il a quitté après de longues et violentes querelles avec ses coreligionnaires. Son grand-père, Alexandre, a été admis dans les rangs de la petite noblesse, grâce à son impressionnant travail de médecin. Son frère aîné, Alexandre (Sacha), sera pendu en mai 1897 pour avoir participé à une tentative d’assassinat contre Alexandre III. 4 Les Prairies ordinaires, 2015 ; 280 pages TRIBUNE En second lieu, car ce qui est intéressant dans les recherches de Lars T. Lih, c’est qu’il mêle constamment dans sa description l’œuvre, la personnalité, les émotions de son personnage, dont il ressort un portrait éloigné de certains stéréotypes. Né Vladimir Ilitch Oulianov, Lénine, qui prit vite ce pseudonyme dans la clandestinité, ne signa jamais Vladimir Ilitch Lénine, mais souvent Vladimir Lénine ou Lénine tout court. Lui, le marxiste convaincu, dont la doctrine primait la supériorité des forces collectives, sur l’action individuelle s’extasiait sur « les merveilles que peut accomplir en matière révolutionnaire l’énergie non seulement d’un cercle mais même d’un individu isolé ». En réalité, Lénine fut animé d’un rêve grandiose, tout imprégné d’héroïsme et même de romantisme. Il a su ainsi importer des termes européens prolétariat, révolution, socialisme, mais les transcrire en un russe « en chair et en os », vozh – le guide –, narod – le peuple –, vlast – le pouvoir – leur donnant une couleur affective. On sait qu’à la fin de sa vie, affaibli par la maladie à partir d’octobre 1922, il n’a pu s’opposer à la montée de Staline. D’où cet aveu : « Je suis fort coupable, je crois, devant les ouvriers de Russie, de n’être pas intervenu avec assez d’énergie [contre Staline] ». Espion de Staline Juif polonais né à Kiev en 1899, Samuel Ginsberg (dit Walter Hrivitsky) a été emporté par le courant de la révolution, devenant un zélé bolchevique. Entre 1918 et 1937, il sera de toutes les guerres de l’ombre. En Allemagne, il organise la lutte du mouvement ouvrier contre l’occupation dans les années 1920, puis organise un trafic de faux dollars pour saper l’économie capitaliste. Basé à Rotterdam, en 1933, il gère un grand nombre d’agents, jusqu’au gouvernement du Front populaire et des services secrets britanniques. Revenu à Moscou en 1937, en pleine répression stalinienne, il prend conscience du gouffre qui sépare ses idéaux de jeunesse des pratiques dictatoNouveau Monde Éditions, 2015 ; 262 pages riales du « vojd » (dirigeant). Passé aux États-Unis, il publie ses souvenirs en 1939 : J’étais l’agent de Staline (réédité avec une préface d’Yvonnick Denoël et traduit par André Pierre). Son témoignage est si précieux qu’il faudra des décennies aux services occidentaux pour en digérer toutes les informations. Il désigne même au MI5, le « contrôleur » d’un réseau pas encore connu sous le nom des « Cinq de Cambridge ». Mais cette piste n’est bizarrement pas exploitée, permettant ainsi à Burgess, Maclean, Cairncross, Blunt et Philby de mener la carrière que l’on sait. 5 Le livre refermé, reste un mystère : il fut retrouvé mort dans une chambre d’hôtel de Washington en février 1941. La police conclut au suicide : celui-ci a peut-être été dicté par le NKVD. Plus encore, il écrit que Romain Rolland, qui entretint une correspondance avec le grand romancier russe, devrait parler. Lui, dont l’appui au totalitarisme, en couvrant de son immense prestige les horreurs de la dictature stalinienne, fut incalculable : sur la politique d’apaisement de Staline vis-à-vis d’Hitler ou sur la fin de l’Internationale communiste. Il dévoile également les motivations de l’aide apportée par l’URSS aux Républicains espagnols, dont l’objectif était de monnayer les gains espérés vis-à-vis de la France et de la GrandeBretagne, et de faire chanter Berlin. Sur la politique de la Guépéou (GPU, la police politique de l’URSS de 1922 à 1934, successeur de la Tchéka, absorbée ensuite par le NKVD), les exécutions des généraux soviétiques par Staline, Walter Hrivitsky fournit détails et explications directes. Il est rare qu’un tel agent mêlé intimement à la politique extérieure soviétique dans ces années vitales d’avant-guerre se livre avec tant de franchise. Le rapport Khrouchtchev Le 25 février 1956, Nikita Khrouchtchev entra dans l’histoire avec fracas par son discours qui « a foudroyé » les 1 450 délégués du XXe Congrès du Parti communiste de l’URSS. Son « rapport secret » sera lu à 25 millions de membres du Parti, des Komsomols (Jeunes communistes) et sans partis jugés méritants, mais il ne sera publié qu’en mars 1989. Dans ce rapport, Khrouchtchev dénonça « le culte de la personnalité (…) qui fait de tel dirigeant un héros, un thaumaturge, tout en minimisant le rôle du parti et des masses populaires ». C’est la genèse de ce rapport, son texte et ses répercussions du moment qu’analyse en détail Jean-Jacques Marie, un des meilleurs spécialistes de l’histoire de l’URSS. Seuil, 2015 ; 186 pages Ce rapport a été un moment salué comme le précurseur de la perestroïka, comme l’exprima, Gavril Popov, l’éphémère maire de Moscou en 1989 : « Khrouchtchev a ouvert à temps les soupapes et libéré la vapeur, sauvant ainsi l’appareil du Parti du châtiment pour les crimes de Staline ». Revisiter ce rapport est loin de représenter un intérêt purement historique à l’heure où en Russie l’œuvre de Staline est réhabilitée. Tant les nostalgiques du guide, que ses critiques les plus ardents (Stéphane Courtois qui considère que le rapport secret n’a représenté qu’une critique en surface des crimes du stalinisme) ont tendance à en diminuer la portée. Alors que le rapport Khrouchtchev a bien 6 TRIBUNE représenté un tournant historique en URSS, libérant la parole en Pologne et en Hongrie, avec des soulèvements populaires noyés dans le sang. Six années qui ont changé le monde : 1985-1991, la chute de l’empire soviétique S’inspirant du titre du fameux journaliste américain John Reed portant sur la Révolution russe (« Dix jours qui ébranlèrent le monde »), Hélène Carrère d’Encausse décrit dans son dernier livre, de façon toujours limpide et avec hauteur, la période de la perestroïka, de la glasnost qui a conduit à la fin de l’URSS. « L’URSS survivra-t-elle en 1984 ? » s’interrogeait le publiciste Andreï Amalrik, en 1969. Ce livre explique pourquoi tout en étant condamnée à terme, l’URSS a survécu encore quelques années, quelles furent les causes de son déclin puis de sa décrépitude (économie de moins en moins efficiente, engagement en Afghanistan, coût de l’Empire, vide Fayard, 2015 ; 432 pages idéologique, Tchernobyl, révolte des peuples, chute des cours du brut, importations massives de céréales, etc.) ? Mais c’est bien Mikhaïl Gorbatchev, en démantelant une partie du système soviétique qu’il voulait pourtant sauvegarder, qui a joué le rôle clef qui a conduit à la chute de l’URSS. Il convient d’y ajouter qu’il a été aidé par Boris Eltsine, son grand adversaire, celui-ci ayant déclaré en 1990 la souveraineté de la Russie, ôtant ainsi à l’URSS, dont elle était la composante essentielle, toute raison d’être. Toutes les étapes de ce processus, somme toute assez bref, de mars 1985 – date d’accession de Gorbatchev à la tête du Parti – à la chute du mur de Berlin puis au putsch manqué d’août 1991 – dernier clou enfoncé dans le cercueil de l’URSS – sont analysées en profondeur. Hélène Carrère d’Encausse ajoute à cette séquence historique un épilogue portant sur l’ère Eltsine (1992-1999), sorte de seconde mort de l’URSS, clôturant en effet un chapitre de l’histoire russe. Son récit porte tout à la fois sur la vie politique, économique, culturelle interne que sur les rapports de l’URSS, avec son camp, son empire et ses relations avec le reste du monde surtout l’Occident. Une génération nous sépare des débuts de ce processus qui s’est avéré révolutionnaire, qui reste fort bien perçu en Occident, car il l’a débarrassé d’un ennemi, selon le mot de Grigori Arbatov, mais qui dans la mémoire russe actuelle est plutôt perçu comme une période de déclin, d’amoindrissement et de faiblesse. Ce choc des mémoires est bien à l’origine des malentendus qui caractérisent les rapports entre la Russie et l’Occident. À suivre… 7
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