Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique

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Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
Emmanuel Petit 
Introduction
Les économistes ont une tendance naturelle à analyser les comportements rationnels
égoïstes des individus, dans une logique d’interaction sociale (la théorie des jeux) ou dans
l’espace plus général du marché (la loi de l’offre et de la demande). Si l’hypothèse de
rationalité n’exclut pas, en principe, la moralité des agents, celle-ci ne fait pas l’objet d’une
attention particulière. La généralisation de la théorie du choix rationnel 1 et l’extension de
son domaine d’analyse traditionnel à l’étude, par exemple, de la criminalité, de la
corruption, du mariage, de l’éducation ou de la discrimination, a cependant rendu
nécessaire le questionnement autour de la spécificité et de la formation des préférences
morales. Le problème de savoir si la théorie économique standard pouvait ou non proposer
une explication plausible des comportements moraux est alors devenu pertinent. Une
conception de la moralité est-elle compatible avec les hypothèses standards sur lesquelles
reposent la grande majorité des modèles économiques ?
Dans la théorie standard, les économistes supposent le plus souvent que les préférences
des agents sont auto centrées (« self-centreded »), c’est-à-dire qu’elles sont égoïstes. La
rationalité économique implique en effet que l’individu choisit les actions qui satisfont au
mieux ses préférences. La rationalité est dite « instrumentale » ou « conséquentialiste », au
sens où la seule chose qui compte réellement pour l’individu, ce sont les conséquences de
ses actions en termes d’utilité. Les individus ne se préoccupent pas en particulier des gains
ou des comportements des autres tant que cela n’a aucune incidence sur leur niveau de
bien-être individuel. Les individus n’agissent donc pas sur la base de croyances morales ou
du moins, celles-ci ne se traduisent en action que si elles sont accompagnées d’un désir
 Université de Bordeaux, GREThA, UMR CNRS 5113, Avenue Léon Duguit, 33608 Pessac. Courriel :
[email protected] ; Site Internet : http://ecopsycho.gretha.u-bordeaux4.fr/
1 Pour une analyse (et une défense) récente de la théorie du choix rationnel, voir Yulie Foka-Kavalieraki et
Aristides Hatzis, « Rational after all: toward an improved theory of rationality in economics », Revue de
Philosophie Economique, 12, 2011, p. 3-51.
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approprié, c’est-à-dire si elles sont source d’utilité. Une action charitable, par exemple, sera
ainsi valorisée parce qu’elle constitue un gain en terme de reconnaissance sociale ou
d’estime de soi 2 .
Dans la théorie du choix rationnel, les préférences des agents économiques sont
également supposées déterminées une fois pour toutes : elles sont dites exogènes ou non
expliquées par les modèles. L’hypothèse d’exogénéité implique que la fonction d’utilité
n’est pas influencée par le processus de délibération ou par ses résultats, le décideur n’étant
pas sensible aux conditions dans lesquelles s’exerce son choix 3 . Dans la logique de la
théorie du choix rationnel, les préférences ne peuvent cependant pas être observées, elles
sont simplement déduites a posteriori de l’observation des comportements individuels : les
préférences sont « révélées » par les comportements 4 . Comme le souligne Robert Sugden 5 ,
la théorie économique du choix rationnel, qui culmine avec les travaux de Léonard
Savage 6 , est donc davantage une théorie du choix qu’une théorie des préférences.
L’axiomatique développée par les économistes mathématiciens insiste essentiellement sur
la cohérence des choix autorisée par le respect de certaines propriétés que doivent avoir les
préférences comme la complétude, la transitivité ou la continuité. La complétude implique
qu’un agent sait classer deux paniers de biens (A et B) par ordre (ordinal) de préférence ((i)
je préfère A à B, (ii) je préfère B à A ou (iii) je suis indifférent entre les deux) ; la
transitivité requiert que si je préfère A à B et B à C, alors je préfère le panier A au panier
C ; la continuité, enfin, est une propriété technique qui implique que, pour chaque couple de
paniers A et B, il existe toujours au moins une combinaison de ces paniers qui me procure
le même niveau d’utilité. Lorsque ces propriétés sont acquises, les préférences peuvent être
représentées par une fonction d’utilité ordinale qui assigne une valeur (numérique) plus
élevée aux options qui sont préférées par l’individu. Dans la conception la plus commune,
l’utilité ne désigne donc pas un état mental, comme le plaisir ou le bonheur, mais
uniquement un index numérique ou un ordre de préférences. La théorie des préférences
« révélées » présente ainsi un caractère ad hoc dans la mesure où elle n’explique en rien les
motivations internes (les désirs, les croyances) qui sont à la source des comportements
observés. L’ordre de préférences d’un agent ne découle pas d’un processus psychologique
spécifique et peut très bien découler de ce que pense ou désire un proche, de préceptes
religieux ou de toute autre source de motivation. En somme, il est toujours possible de
rendre compte d’un comportement moral en supposant que telle ou telle motivation (comme
par exemple l’altruisme ou l’honnêteté) est sous-jacente dans la fonction d’utilité de
2 Il y a en fait plusieurs façons de définir la forme d’égoïsme individuel caractéristique des écrits dans la
théorie économique : on peut différencier l’égoïsme (tel que nous l’avons défini) du « non-altruisme faible »
(interdépendance des fonctions d’utilité des individus), du « non-altruisme fort » (projection instrumentale
des désirs) ou encore de « l’égocentrisme » (plus les désirs des agents portent sur leur avantage personnel (et
non sur ceux d’autrui), plus ils sont forts). On peut cependant accepter l’idée générale que les économistes
adoptent bien un « point de vue de sens commun quand ils affirment que toute action est provoquée par les
désirs des agents » Philip Pettit, Penser en Société – Essais de métaphysique sociale et de méthodologie,
Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 47.
3 La théorie postule également, que les préférences et les croyances sont clairement indépendantes. Cela
signifie, d’une part, que les individus ne modifient pas leurs préférences en fonction de la probabilité de
survenance des évènements et, d’autre part, que leurs croyances ne peuvent changer la probabilité de ces états
aléatoires.
4 Paul Samuelson, Foundations of Economic Analysis, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1947.
5 Robert Sugden, « Rational Choice: A Survey of Contributions from Economics and Philosophy »,
Economic Journal, 101, 1991, p. 751-785.
6 Leonard Savage, The Foundations of Statistics, New York, Wiley, 1954.
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l’individu. Dans le cas d’une motivation morale, cependant, ceci est rendu possible car l’on
suppose, en théorie, que tous les arguments présents dans la fonction d’utilité peuvent faire
l’objet d’un arbitrage, c’est-à-dire qu’ils sont « commensurables » 7 . Les analyses de Gary
Becker 8 illustrent parfaitement cette logique dans laquelle les préoccupations morales ou
les affects sont intégrés comme un coût psychique dans la fonction d’utilité : la prise de
décision rationnelle résulte dans ce cas d’un calcul coûts/bénéfices dans lequel les gains
attendus d’une action opportuniste (le vol) sont comparés aux conséquences morales de
cette action (honte ou culpabilité). Jon Elster a cependant montré l’incongruité de ce type
de rationalité appliquée aux affects, concept à plusieurs dimensions qu’il est difficile
d’appréhender via une lecture purement rationnelle 9 . Si l’émotion elle-même n’est pas un
processus simple ou commun, la morale n’est pas non plus un « goût » comme les autres.
Les économistes admettent également que les préférences individuelles ne sont pas
nécessairement constantes 10 , mais, le plus souvent, on les considère fixes temporellement,
c’est-à-dire stables dans le temps 11 . En particulier, le décideur n’est pas sensible aux
évolutions de son environnement immédiat susceptibles de moduler à court terme sa
fonction d’utilité. On admet donc très rarement que l’individu puisse avoir une attitude
active ou stratégique vis-à-vis de ses propres préférences. L’agent est davantage conçu
« comme le véhicule passif de préférences qui changent suivant une logique qui lui
échappe » 12 . La modélisation de préférences « endogènes » implique, en conséquence, que,
lorsque ses goûts évoluent, l’individu doit respecter à tout moment une règle de cohérence
dans le temps. En particulier, ces changements de goûts doivent être prévus. On suppose
ainsi, qu’au lieu de véritablement changer de préférences à une date ultérieure, nous
sommes capables d’anticiper à l’instant présent l’évolution de nos priorités. La théorie ne
nous indique pas, par conséquent, comment nous ajustons nos préférences lorsque nos
choix ont eu des conséquences néfastes et qu’ils sont en contradiction avec d’autres
préférences. Une littérature critique s’est ainsi développée, autour des travaux d’Armatya
Sen 13 , Robert Frank 14 ou Jon Elster 15 , mettant en évidence une conception duale de
l’individu dans laquelle les tentations immorales ou égoïstes sont limitées par une stratégie
d’engagement préalable.
7 Helena Lopes, « Utilité, Normes et Sentiments Moraux – De leur incommensurabilité », Revue du MAUSS,
25, 2005, p. 404-427.
8 Gary Becker, Accounting for tastes, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1996.
9 Jon Elster, Alchemies of the mind: Rationality and the emotions, Cambridge, Cambridge University Press,
1999, questionne en effet la lecture de Gary Becker en imaginant qu’un individu rationnel doit être prêt à
acheter une pilule « anti-culpabilité » si l’arbitrage coût/bénéfice l’y incite. Mais, précisément, le fait
d’acheter la pilule consciemment engendre la culpabilité recherchée, ce qui démontre l’impossibilité ou
l’incohérence d’un tel arbitrage.
10 Gary Becker, Accounting for tastes, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1996.
11 George Stigler et Gary Becker, « De Gustibus Non Est Disputandum », American Economic Review, 67,
1977, p. 76-90.
12 Jon Elster, Le laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité, Paris, Les Editions de
Minuit, 1986, p. 149-150.
13 Amartya Sen, « Rational fools: A critique of the behavioural foundations of economic theory »,
Philosophy and Public Affairs, 6, 1977, p. 317-344.
14 Robert Frank, « If Homo Economicus Could Choose His Own Utility Function, Would He Want One With
a Conscience? », American Economic Review, 77, 1987, p. 593-604.
15 Jon Elster, « Social Norms and Economic Theory », Journal of Economic Perspectives, 3, 1989, p. 99-117.
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La théorie économique standard apparaît donc limitée dans la mesure où (i) elle postule
des préférences exogènes dont elle ignore – au-delà de l’égoïsme – les motivations réelles,
et où (ii) elle ne rend pas compte de l’évolution dans le temps des normes sociales ou
morales que les individus sont susceptibles d’adopter. Un modèle économique plus élaboré
des préférences individuelles devrait en particulier tenir compte de la façon dont nous
sommes amenés à modifier l’ordre de nos priorités lorsque nous sommes confrontés à des
situations morales. Il existe en économie une littérature qui rend compte de l’existence de
préférences sociales ou morales 16 . Une grande partie de cette littérature appréhende la
moralité des agents, avec une logique kantienne, en se basant sur une conception très
rationnelle de la prise de décision. Dans la tradition de la philosophie morale bâtie au
XVIIIe siècle autour des travaux d’Emmanuel Kant 17 , les économistes contemporains ont
cherché à intégrer la moralité comme un précepte, une injonction, que l’individu s’impose à
lui-même. Dans ce cadre, une préférence morale est perçue comme une contrainte qui
limite l’espace des choix auquel l’individu a accès. Certains travaux en économie
expérimentale et comportementale (mais pas tous), dans le cadre de ce qu’on appelle les
modèles de préférences sociales 18 , ont cependant initié une approche de la moralité
davantage en ligne avec la morale contextuelle et sensible des pères de l’Economie
Politique. David Hume 19 et Adam Smith 20 proposent en effet une approche dans laquelle
les affects (la sympathie) jouent un rôle central dans l’émergence des comportements
moraux. Adam Smith, l’économiste, souvent associé (et limité), comme les autres auteurs
classiques qui l’ont précédé (David Ricardo, John Stuart Mill), à l’égoïsme présupposé des
individus et à l’harmonie sociale qui en découle (la « main invisible »), est aujourd’hui
plébiscité a contrario pour sa vision du rôle de l’émotion et pour son éclairage sur des
motivations non-égoïstes comme la bienveillance ou l’entente mutuelle. Ce retour (tardif) à
la philosophie d’Adam Smith, véhiculé par une littérature abondante et le soutien
d’économistes comportementalistes influents 21 , a été rendu possible par le débat
scientifique au XXe siècle autour de la rationalité de la prise de décision. Les
enseignements récents de la philosophie morale ont en particulier montré que la moralité ne
pouvait se réduire à une conception purement logique rationnelle et qu’il était nécessaire
d’introduire les émotions pour discuter des processus décisionnels, des valeurs et des
comportements moraux (1). En s’appuyant sur ces nombreux travaux théoriques et
expérimentaux – dans le domaine de la philosophie mais aussi des neurosciences et de la
psychologie – les économistes ont cherché à dépasser l’approche kantienne en intégrant les
préférences morales dans l’analyse moderne du comportement économique individuel (2).
1. Des émotions aux valeurs : les enseignements de la philosophie morale
16 Alain Wolfesperger, « La modélisation économique de la rationalité axiologique. Des sentiments moraux
aux mécanismes sociaux de la moralité », dans R. Boudon, P. Demeulenaere et R. Viale (dir.), L’explication
des normes sociales, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 63-92.
17 Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, trad. J. et O. Masson, Paris, Gallimard, 1986.
18 Colin Camerer, Behavioral Game Theory, Princeton, Princeton University Press, 2003.
19 David Hume, Le Traité de la Nature Humaine, Tome 2, Les Passions, Paris, Flammarion, 1991.
20 Adam Smith, Théorie des Sentiments Moraux, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.
21 Vernon Smith, « The Two faces of Adam Smith », Southern Economic Journal, 65, 1998, p. 2-19. Robert
Sugden, « Beyond sympathy and empathy: Adam Smith’s concept of fellow-feeling », Economics and
Philosophy, 18, 2002, p. 63-87.
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Dès l’origine, les penseurs, avec Platon, ont suggéré que le monde de la raison, de
l’entendement, était distinct de celui du monde affectif. L’hypothèse de rationalité est
l’héritière d’une conception duale du corps et de l’esprit qui tend à opposer la raison à
l’affect 22 . Dans cette logique, les émotions sont associées à des passions irrépressibles qui
viennent perturber le processus de décision. La rationalité « parfaite » (de la décision)
implique uniquement l’usage de la raison. En philosophie morale, au XVIIIe siècle, la
conception d’Emmanuel Kant – faisant de l’individu un sujet moral parfaitement rationnel –
s’est imposée dans le champ de la morale. Dans une optique kantienne, une théorie morale
consiste en un ensemble de principes moraux rationnellement choisis suite à la
considération de principes concurrents. Kant fait de l’autonomie et de la rationalité les
caractéristiques définissant l’identité des sujets moraux et revendique une stricte séparation
entre raison et sentiment. « Aucun principe moral ne se fonde, en fait, contrairement à ce
qu’on imagine, sur un quelconque sentiment […] car le sentiment, d’où qu’il provienne, est
toujours physique » 23 . Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant précise
en particulier que l’éthique comporte une partie rationnelle qu’il appelle « morale » et une
partie empirique, « l’anthropologie pratique » 24 . Cette séparation accrédite l’idée d’une
distance irréductible entre la morale abstraite et idéale et l’expérience sensible du sujet.
Au XXe siècle, dans la lignée des travaux de Charles Darwin 25 , William James 26 ,
Théodule Ribot 27 , Robin Collingwood 28 , Jean-Paul Sartre 29 ou ecnore Paul Ricoeur 30 ,
certaines théories ont reconsidéré le rôle des affects dans le comportement individuel. En
psychologie économique 31 ou en neurologie 32 , les émotions « instantanées » ou viscérales
ont été jugées utiles dans certains cas d’urgence, comme c’est le cas par exemple lors d’une
agression ou d’un incendie. Le neurologue Antonio Damasio 33 est cependant le premier à
avoir formulé l’hypothèse, sur le plan biologique, de l’existence d’une véritable
complémentarité entre les émotions et la raison lors de la prise de décision. Au cours de ses
expériences, Damasio a d’abord constaté qu’il existait un rapport étrange entre l’absence
d’émotion et la perturbation du raisonnement 34 . Les travaux suivants, élaborés en
22 René Descartes, Les passions de l’âme, Paris, Flammarion, 1998.
23 Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 643.
24 Id., p. 388.
25 Charles Darwin, The expression of the emotion in man and animals, Chicago, University of Chicago Press,
1965.
26 William James, Principles of psychology, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1890.
27 Théodule Ribot, La psychologie des sentiments, Paris, Alcan, 1930.
28 Robert Collingwood, The Principles of Art, Oxford, Oxford University Press.
29 Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1995.
30 Paul Ricoeur, Le Juste 2, Paris, L’Esprit, 2001.
31 George Lowenstein, « Out of control: Visceral influences on behaviour », Organizational Behavior and
Human Decision Processes, 65, 1996, p. 272-292.
32 Joseph Ledoux, The emotional brain: The mysterious underpinnings of emotional life, New York, Simon
and Schuster, 1996.
33 Antonio Damasio, L’erreur de Descartes : La raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1995.
34 On cite souvent le cas d’un patient, Eliot, affecté par un déficit émotionnel après avoir subi l’ablation
d’une tumeur au cerveau, capable de réflexion et doté de capacités mnésiques normales, mais incapable de
décider à bon escient, de gérer son temps ou d’exécuter des tâches en plusieurs étapes.
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collaboration avec d’autres chercheurs 35 , ont montré que la prise de décision (risquée) est
un processus dépendant de l’émotion. Les dommages au niveau du cortex préfrontal ventromédian empêcheraient en particulier l’utilisation des émotions nécessaires à guider les
décisions (notamment le regret) dans une direction bénéfique pour l’individu. L’hypothèse
neurologique d’Antonio Damasio est que les circuits neuronaux qui sont à la base de la
perception des émotions ne sont pas seulement localisés dans ce qu’on appelle le système
limbique mais figurent également dans certaines parties du cortex préfrontal et aussi dans
les régions du cerveau où se projettent et où sont intégrés les signaux en provenance du
corps. Cela implique, comme le suggérait William James 36 , que la perception des émotions
transite le plus souvent par le corps, du cerveau vers le corps et du corps vers le cerveau,
même si l’on peut également imaginer que le cerveau « apprend à confectionner l’image
affaiblie d’un état “émotionnel” du corps, sans avoir à reproduire ce dernier dans le corps
proprement dit » 37 . Dans ce cas de figure, il existerait donc des mécanismes neuronaux
susceptibles de simuler un état émotionnel en nous procurant des perceptions comme si
elles venaient du corps, court-circuitant le corps, et évitant ainsi un processus long et
consommateur d’énergie. En somme, l’hypothèse des « marqueurs somatiques » appuie
l’idée que le corps est un réceptacle d’émotions repères susceptible d’être mobilisé dès
qu’une situation vécue fait écho à un ressenti antérieur. Le marqueur somatique
fonctionnerait donc comme une alarme corporelle, une mémoire émotionnelle, d’origine
cognitive et inconsciente 38 . Les affects auraient ainsi une incidence indirecte, inconsciente
et potentiellement bénéfique, sur les comportements individuels. Dans ce contexte, comme
le souligne Antonio Damasio, « le terme “rationnel” ne renvoie pas à un raisonnement
logique explicite, mais plutôt à une association avec des actions et des résultats qui sont
bénéfiques pour l’organisme témoignant de ces émotions » 39 . Les signaux émotionnels
rappelés en mémoire ne sont pas en et pour eux-mêmes rationnels, mais ils favorisent des
résultats qui auraient pu être obtenus de façon rationnelle : les émotions sont dites
« raisonnables » au sens où elles nous servent à résoudre un problème de choix 40 .
L’hypothèse des « marqueurs somatiques » conforte une conception ancienne de l’utilité
des « passions » (Aristote, Baruch Spinoza 41 mais aussi Adam Smith 42 et David Hume 43 )
qui est soutenue activement aujourd’hui dans le champ de philosophie morale. De
nombreux philosophes contemporains 44 soutiennent que les processus émotionnels sont
35 Antoine Bechara et al., « Deciding advantageously before knowing the advantageous strategy », Science,
275, 1997, p. 1293-1295.
36 William James, Principles of psychology, op. cit.
37 Antonio Damasio, L’erreur de Descartes : La raison des émotions, p. 55.
38 En particulier, lorsqu’un marqueur somatique négatif est juxtaposé à un résultat prédictible particulier, il
joue le rôle d’un signal d’alarme. Lorsque cette juxtaposition concerne un marqueur somatique positif, celuici devient au contraire un signal d’encouragement.
39 Antonio Damasio, Spinoza avait raison - Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Paris, Odile Jacob,
2003.
40 Ronald de Souza, The rationality of emotions, Cambridge, MA, MIT Press, 1988.
41 Baruth Spinoza, Ethique, trad. de R. Misrahi, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.
42 Adam Smith, Théorie des Sentiments Moraux, op. cit.
43 David Hume, Le Traité de la Nature Humaine, op. cit.
44 Alfred Ayer, Langage, Vérité et Logique, Paris, Flammarion, 1956. Richard Hare, Moral Thinking: Its
Level, Method, and Point, Oxford, Clarendon Press, 1981. Ronald de Souza, The rationality of emotions,
op. cit. Allan Gibbard, Sagesse des choix, justesse des sentiments – une théorie du jugement normative,
Paris, Presses Universitaires de France, 1996. Joan Tronto, Un monde vulnérable, trad. H. Maury, Paris,
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Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
associés de façon étroite à la façon dont nous élaborons nos jugements moraux et prenons
nos décisions. Ainsi, selon Alfred Ayer 45 , les affirmations morales expriment des
sentiments ou des opinions morales. Richard Hare 46 pense qu’elles expriment des
préférences particulières, universelles, qui ne dépendent pas de qui occupe quelle position
dans la situation sur laquelle elles portent. D’après Allan Gibbard 47 , les jugements moraux
sont des expressions d’états d’esprit complexes qui consistent dans le fait de penser qu’il
est justifié de ressentir une certaine émotion face à un certain type de situation. Christine
Tappolet 48 soutient de son côté que la connaissance des valeurs dépend de nos émotions,
ces dernières étant conçues comme des perceptions de valeurs. Chez Pierre Livet 49 , les
émotions fonctionnent comme un signal d’alarme, une mémoire d’origine
sensitive, sensible et réceptive à ce que propose l’environnement. Le processus émotionnel
conduit à la révision des croyances et des préférences des individus. Selon Pierre Livet, il
existe cependant des émotions qui n’ont pas vocation à réviser nos préférences, mais au
contraire à résister à la pression de notre environnement pour les préserver, comme c’est le
cas de la colère, de l’indignation ou même du dégoût. Ces émotions morales renforcent nos
actions et nous indiquent l’existence de préférences bien enracinées qui correspondent à nos
valeurs. L’émotion est donc in fine un « révélateur de nos valeurs » 50 : les émotions ne
sont pas à la source des préférences morales des individus mais elles y donnent cependant
accès. En ce sens, les préférences morales sont également le fruit d’un débat conscient dans
la mesure où la résistance des émotions à la révision dévoile nos préférences morales les
plus ancrées et nous choisissons nos valeurs parmi ces préférences.
Les théories morales contemporaines qui confèrent un rôle majeur aux émotions dans
l’élaboration de nos jugements et/ou de nos comportements moraux ont reçu le soutien des
travaux expérimentaux récents menés en psychologie et en philosophie expérimentale 51 .
Sur le plan empirique, une part importante de jugements moraux semble se fonder sur de
simples réactions intuitives et non sur des raisons morales. Jonathan Haidt 52 montre en
particulier que les individus condamnent le plus souvent les pratiques incestueuses ou
d’autres violations de tabous sur la base de réactions impulsives. Thalia Wheatley et
Jonathan Haidt 53 observent que des sujets qui ont subi, sous condition d’hypnose, une
induction arbitraire et inconsciente de l’émotion de dégoût, formulent des jugements
moraux négatifs lorsque les situations sur lesquelles ils doivent se prononcer contiennent un
rappel inconscient (comme un mot) associé au dégoût. De nombreux travaux se sont
La Découverte, 2009. Jon Elster, Alchemies of the mind…, op. cit. Christine Tappolet, Emotions et valeurs,
Paris, Presses Universitaires de France, 2000. Pierre Livet, Emotions et rationalité morale, Paris, Presses
Universitaires de France, 2002. Armatya Sen, L’idée de Justice, Paris, Flammarion, 2010.
45 Alfred Ayer, Langage, Vérité et Logique, op. cit.
46 Richard Hare, Moral Thinking…, op. cit.
47 Allan Gibbard, Sagesse des choix…, op. cit.
48 Christine Tappolet, Emotions et valeurs, op. cit.
49 Pierre Livet, Emotions et rationalité morale, op. cit.
50 Id.
51 Voir Christine Clavien, « Jugements moraux et motivation à la lumière des données empiriques », Studia
Philosophica, 68, 2009, p. 179-206, et Florian Cova, Qu’en pensez-vous? – Introduction à la philosophie
expérimentale, Paris, Germina, 2011, pour des revues de la littérature récentes.
52 Jonathan Haidt, « The emotional dog and its rational tail: A social intuitionist approach to moral
judgment », Psychological Review, 108, 2001, p. 814-834.
53 Thalia Wheatley et Jonathan Haidt, « Hypnotically induced disgust makes moral judgments more severe »,
Psychological Science, 16, 2005, p. 780-784.
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également interrogés sur la qualité des jugements fournis par les individus en présence de
dilemmes moraux. Une grande part de la littérature en philosophie morale s’est en effet
constituée autour des dilemmes proposés par Lawrence Kohlberg 54 qui permettent
d’étalonner les aptitudes morales des individus. La vision kantienne proposée par Lawrence
Kohlberg s’inscrit cependant clairement dans une logique purement rationnelle que les
expériences récentes (menées à partir de dilemmes moraux) viennent questionner. Dans le
cas, par exemple, du dilemme du tramway, les sujets sont en situation de sauver cinq vies
s’ils acceptent moralement d’en sacrifier une. Dans l’une des variantes, ils doivent
détourner le tramway en actionnant une manette vers une voie secondaire. Dans l’autre
variante, ils doivent pousser un homme énorme par-dessus un pont. Les résultats
expérimentaux de Joshua Green et ses collègues 55 , mais aussi ceux de Marc Hauser et
al. 56 , indiquent que les individus considèrent très majoritairement qu’il est moralement
acceptable de détourner le tramway (à 85%) – et donc de sacrifier une personne innocente –
ce qui n’est plus le cas dans la variante du pont (12%). Ces résultats corroborent l’idée que
les jugements ne sont pas le résultat d’un raisonnement délibéré. La lecture
« intuitionniste » de la morale défend donc l’idée que les justifications qu’offrent les
individus de leurs jugements moraux sont la plupart du temps des constructions a posteriori
qui ne reflètent pas leurs véritables principes moraux. Une façon d’interpréter les résultats
de Joshua Green 57 consiste à supposer que c’est la plus forte implication émotionnelle du
sujet dans l’une des variantes – celle du pont – qui rend délicate (et immorale) l’adoption
d’un jugement jugé pourtant rationnel si l’on se réfère à une optique utilitariste (« cinq vies
sauvées valent mieux qu’une »). Les travaux de Joshua Green, utilisant de façon novatrice
l’imagerie par résonnance médicale, ont renforcé ce point de vue, la saillance de l’émotion
dans la variante du pont étant révélée par une plus forte activation des zones du cerveau
liées aux affects. Dans la même logique, les travaux de Michael Koenigs et ses
collègues 58 confirment que des sujets souffrant de lésions du cortex frontal et ventromédian (et présentant en conséquence des déficiences au niveau affectif) affichent un
manque d’intérêt notoire pour la morale qui renforce leur aptitude à une règle de jugement
utilitariste.
A une vision rationnelle et universelle de la morale, les travaux récents en philosophie
morale opposent une vision sensitive et contextuelle de la morale. Ce retour à une
philosophie contextuelle et sensible réactualise en économie la pensée des auteurs écossais
des Lumières (David Hume et Adam Smith). L’opposition entre une conception de la
morale rationnelle, d’une part, et affective, d’autre part, se retrouve aujourd’hui dans la
théorie économique contemporaine, via la prise en compte formelle des motivations
morales.
54 Lawrence Kohlberg, The Philosophy of Moral Development, San Francisco, Harper and Row, 1981.
55 Joshua Green et al., « An fMRI investigation of emotional engagement in moral judgment », Science, 293,
2001, p. 2105-2108.
56 Marc Hauser et al., « A dissociation between moral judgments and justifications », Mind and Language,
22, 2007, p. 1-21.
57 Joshua Green et al., « An fMRI… », art. cit.
58 Michael Koenigs et al., « Damage to the prefrontal Cortex Increases Utilitarian Moral Judgments »,
Nature, 446, 2007, p. 908-1011.
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Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
2. La prise en compte formelle des motivations morales : le rôle des
normes et des émotions morales.
Dans le champ des sciences sociales, il est possible de rendre compte de la façon dont
nous choisissons les normes et les valeurs auxquelles nous adhérons. En économie, on peut
schématiquement décrire l’adoption de comportements pro sociaux ou moraux de deux
façons différentes 59 . On peut tout d’abord supposer que le comportement de l’individu est
régi par des normes morales intangibles, inconditionnelles, dans une perspective kantienne
(2.1). Une autre alternative, dans laquelle les émotions morales jouent un rôle déterminant,
consiste à supposer a contrario que la règle de comportement adoptée par l’individu est
conditionnelle et contextuelle : elle dépend en particulier des intentions, des motivations et
des caractéristiques des acteurs ainsi que de leur environnement proche (2.2).
2.1.
L’application déontologique de la norme
L’approche la plus répandue en économie concernant l’introduction de préférences
morales considère que les normes sociales ou morales auxquelles adhèrent les individus
sont le produit d’impératifs catégoriques kantiens. Evoquée par Paul Samuelson 60 luimême, relayée par des auteurs influents, comme Jean-Jacques Laffont 61 ou Robert
Sugden 62 , l’économie kantienne suscite aujourd’hui l’intérêt des économistes au sein de
travaux académiques, comme ceux, en économie comportementale, de Kjell Brekke, Snorre
Kverndockk et Karine Nyborg 63 ou de Bilodeau et Nicolas Gravel 64 , ou encore en
philosophie économique sous la plume de Mark White 65 . Dans une économie kantienne,
les sujets sont modélisés comme maximisant leur intérêt personnel sous des contraintes
qu’ils s’imposent à eux-mêmes, contraintes censées représenter des « règles kantiennes »
qu’il serait dans l’intérêt de tous de suivre. Les sujets respectent donc la célèbre maxime
kantienne suivante : « Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en
même temps qu'elle devienne une loi universelle » 66 . En appliquant ainsi un kantisme
« ordinaire », c’est-à-dire en se focalisant sur ce « principe de généralisation », l’individu
59 Une autre possibilité, que nous n’abordons pas explicitement ici, résulte de l’influence des pairs, de
l’identification au groupe et, plus généralement, du rôle que jouent les institutions dans les phénomènes de
conformisme ou de formation des groupes (voir Emmanuel Petit, 2011, « L’apport de la psychologie
sociale à l’analyse économique », Revue d’Economie Politique, 121, 2011, p. 797-837, pour une mise en
perspective de l’utilisation par les économistes de ces concepts issus de la psychologie sociale).
60 Paul Samuelson, « The Pure Theory of Public Expenditures », Review of Economics and Statistics, 36,
1954, p. 387-389.
61 Jean-Jacques Laffont, « Macroeconomic Constraints, Economic Efficiency and Ethics: an Introduction to
Kantian Economics », Economica, 42, 1975, p. 430-437.
62 Robert Sugden, « Rational Choice…», art. cit.
63 Kjell Brekke, Snorre Kverndokk et Karine Nyborg, « An economic model of moral motivation », Journal
of Public Economics, 87, 2003, p. 1967-1983.
64 Marc Bilodeau et Nicolas Gravel, « Voluntary provision of a public good and individual morality »,
Journal of Public Economics, 88, 2004, p. 645-666.
65 Marc White, « Can homo economicus follow Kant’s categorical imperative? », Journal of SocioEconomics, 33, 2004, p. 89-106 ; « A Kantian Critique of Neoclassical Law and Economics », Review of
Political Economy, 18, 2006, p. 235-252 ; « Kantian Ethics and the Prisoner’s dilemma, Eastern Economic
Journal, 35, 2009, p. 137-143.
66 Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 97.
9
Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
économique applique la règle suivante : dans un environnement donné comprenant un
ensemble A de décisions envisageables (au sens de la théorie des jeux), je choisis de façon
systématique la règle de comportement C. En présence d’un dilemme social, c’est-à-dire
d’une situation dans laquelle l’intérêt individuel entre en conflit avec l’intérêt collectif,
l’individu peut suivre une norme de coopération, d’honnêteté ou de confiance, car il a
conscience que la règle est favorable à la communauté. A contrario, une défection
« universelle » conduit à la stratégie non-coopérative et sous-optimale au sens de Pareto,
qui est cependant celle retenue par la théorie des jeux (ou solution de Nash). Dans le
célèbre dilemme du prisonnier, le principe kantien prescrit que chaque individu doit
coopérer, indépendamment du comportement effectif ou attendu des autres, si la
coopération universelle est préférable collectivement à la défection universelle. Une
coopération inconditionnelle est donc la règle à suivre dans toute situation de dilemme
social qui s’apparente au dilemme du prisonnier. Alain Wolfesperger 67 souligne cependant
que l’application sous cette forme de la philosophie kantienne, à partir de la règle d’or
universelle (le kantisme « ordinaire »), repose sur un impératif moral pragmatique ou
hypothétique (« fais ceci pour obtenir cela ») et non catégorique (« fais ceci parce que tu le
dois »). Un point de vue similaire est défendu par Marc White 68 pour qui la philosophie
kantienne encourage la solution coopérative sans pour autant la rendre nécessaire. Chez
Kant 69 , la morale constitue un devoir et ne découle pas d’un désir. Or, dans le problème
des biens collectifs, la décision d’intégrer la morale dans son comportement devient
stratégique puisque l’optimalité est l’objectif recherché par l’individu et la collectivité. On
a ici une utilisation instrumentale de la philosophie kantienne, assez éloignée d’un kantisme
« authentique ».
Pour l’économiste rationnel, la conception de la norme morale universelle kantienne est
attrayante car elle repose sur la capacité d’autonomie, de libre arbitre et de réflexion morale
cognitive de l’individu, aspects qui sont aussi au centre des postulats de l’analyse
économique standard. Elle présente également un intérêt particulier puisqu’elle peut
facilement être représentée sur le plan formel, ce qui explique sans doute l’engouement des
économistes pour ce type de représentation. Utiliser la règle d’or universelle consiste ainsi à
limiter simplement l’espace des choix (accessibles à l’individu) à celui qui est conforme
aux principes moraux kantiens. Cela implique cependant de supposer que l’individu est apte
à s’imposer le respect de règles morales, ce qui n’a rien d’évident et qui semble assez
contre-intuitif par rapport à l’idée de contrainte telle qu’elle est identifiée dans l’analyse
micro-économique standard 70 . Pour un économiste, les désirs d’un individu (par exemple,
le consommateur) sont contrariés par une limitation de son budget qui s’impose à lui. La
contrainte est très clairement non désirée. Transposée à la morale, cela implique l’existence
d’un individu rationnel souhaitant être débarrassé des principes moraux qui sont les siens.
En théorie des jeux évolutionniste, il est possible de rendre compte de cette contrainte en
modélisant des individus qui suivent mécaniquement la même stratégie de jeu 71 , leur
comportement étant donc par nature inconditionnel. L’optique des économistes
évolutionnistes n’est cependant pas d’expliquer la nature des préférences morales des
67 Alain Wolfesperger, « Sur l’existence d’une solution kantienne du problème des biens publics », Revue
Economique, 50, 1999, p. 879-902.
68 Marc White, « Kantian Ethics and the Prisoner’s dilemma », art. cit.
69 Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit.
70 Alain Wolfesperger, « La modélisation économique de la rationalité axiologique… », art. cit.
71 Voir, par exemple, l’analyse de Samuel Bowles, « Endogenous Preferences: The Cultural Consequences of
Markets and other Economic Institutions », Journal of Economic Literature, 36, 1998, p. 75-11.
10
Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
agents, mais d’analyser comment certains types de comportements arrivent à s’imposer au
sein d’une population en tant que norme sociale. Toute autre est la position des nouveaux
modèles de préférences sociales ou morales dont l’objectif est de rendre compte des
comportements pro sociaux ou moraux (altruisme, confiance, coopération, équité, etc.) qui
se manifestent au cours des expérimentations en laboratoire 72 . Dans un modèle
économique standard, chaque individu maximise sa propre fonction d’utilité qui dépend de
ses gains monétaires. Les modèles comportementaux maintiennent cette motivation égoïste
en y intégrant toutefois, à ses côtés, une nouvelle norme de comportement sous la forme
d’une contrainte internalisée, qui n’apparaît plus comme une limitation de l’espace des
choix mais plutôt comme une préférence exogène. Cette préférence s’apparente notamment
à l’existence chez l’individu d’un « goût de donner » dans le travail séminal de James
Andreoni 73 ou d’une « préférence pour l’équité » dans les articles fondateurs de Ernst Fehr
et Klaus Schmidt 74 et Gary Bolton et Axel Ockenfels 75 . Nous regardons successivement
comment la morale kantienne est intégrée dans ces deux types de modélisation.
James Andreoni 76 met en évidence un « effet chaud au cœur » (« warm glow effect »),
que l’on peut associer à un affect positif, qui mesure le plaisir qu’un individu retire lorsqu’il
choisit de participer à la production d’un bien public (construction d’une école, œuvre
caritative, etc.). Le « goût de donner » rentre, au même titre que la recherche de l’intérêt
individuel, dans la fonction d’utilité de l’individu et fait l’objet d’un arbitrage. Il ne dépend
cependant pas d’une motivation morale spécifique puisque seul l’acte (de donner) est pris
en compte sans être associé à une motivation particulière. L’intérêt du modèle, plus récent,
de Brekke et ses collègues 77 est ainsi d’ancrer ce modèle d’altruisme impur dans une
perspective associant à la fois les principes conséquentialistes (qui définissent la conception
individuelle de la vie bonne) et une logique motivationnelle kantienne (qui s’interroge sur
la façon d’y être conduit collectivement). Les auteurs considèrent en effet que les individus
sont « socialement responsables » au sens où ils s‘interrogent explicitement sur la façon
dont ils peuvent et doivent agir pour le bien collectif de la société : « quelle règle de
comportement maximiserait le bien-être social si chaque individu adoptait la même règle
que celle que j’envisage de mener ? ». La réponse à cette question détermine le
comportement moral idéal à partir duquel l’individu s’étalonne (et choisit) en prenant en
compte à la fois son désir de reconnaissance sociale (qui l’incite à s’approcher de la norme
morale) et son avantage matériel personnel. On retrouve dans cette formulation une forme
approximée (« ordinaire ») de l’impératif kantien et les limites soulignées précédemment.
Pour autant, le modèle demeure conséquentialiste au sens où ce qui définit le bien-être
collectif, la vie bonne, est la somme des utilités des individus, comme le présuppose
l’Utilitarisme. La décision individuelle optimale (en termes d’effort à fournir par chacun)
est donc celle qui conduit à une société heureuse au sens où la fonction de bien-être social
72 Daniel Serra, « Sentiments moraux et économie expérimentale », dans P. Livet et A. Leroux (eds.), Leçons
de Philosophie Economique, tome III (Sciences Economiques et Philosophie des Sciences), De Boeck
Université, 2007.
73 James Andreoni, « Impure Altruism and Donations to Public Goods: a Theory of Warm-Glow Giving »,
Economic Journal, 100, 1990, p. 464-477.
74 Ernst Fehr et Klaus Schmidt, « A theory of Fairness, Competition, and Cooperation », Quarterly Journal
of Economics, 114, 1999, p. 817-868.
75 Gary Bolton et Axel Ockenfels, « ERC: A theory of equity, reciprocity and competition », American
Economic Review, 90, 2000, p. 166-193.
76 James Andreoni, « Impure Altruism and Donations to Public Goods… », art. cit.
77 Kjell Brekke et al., « An economic model of moral motivation », art. cit.
11
Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
(somme des utilités individuelles) est maximisée. En admettant, comme le fait Marc
White 78 , que la morale kantienne est constituée de « devoirs parfaits » incontournables
(« ne pas mentir », « ne pas voler », etc.) mais également de « devoirs imparfaits », simples
inclinations ou objectifs qu’il est souhaitable d’adopter, il est possible d’intégrer la morale
kantienne sous la forme d’une préférence 79 et non celle d’une pure contrainte. Ainsi, « les
agents économiques kantiens se différencient des agents conséquentialistes non sur le fait
qu’ils optimisent, mais davantage sur ce qui est à maximiser et sur la façon de le faire » 80 .
Marc White propose une résolution probabiliste de l’arbitrage entre l’inclination morale et
l’intérêt personnel (probabilité qui dépend de la force de caractère de l’individu), arbitrage
qui dépend dans le modèle de Kjell Brekke et al. 81 d’un niveau d’effort d’équilibre (au sens
de Nash) calculé en fonction de la distance qui sépare l’individu de la norme kantienne
idéale.
Dans les modèles « d’équité distributionnelle » 82 , l’introduction d’une motivation
morale ou sociale consiste à intégrer dans la fonction d’utilité des agents un ou plusieurs
paramètres exogènes prenant en compte le bien-être ou les gains d’autrui. De nombreux
modèles de ce genre existent mais ils respectent tous cette même stratégie de modélisation.
Dans le cas d’une interaction entre deux individus (i, k), une préférence altruiste peut ainsi
être représentée de la façon suivante :
U j x j , xk  x j   xk , pour tout i  k


où α et β représentent de simples paramètres exogènes (déterminés empiriquement) qui
peuvent varier en fonction des caractéristiques des individus. Dans ce cadre, une préférence
pour l’équité – ici, préférence pour l’égalité – se présente sous la forme suivante :
U j x j , xk   x j   x j  xk
Lorsque le paramètre β est positif, un individu qui présente une « aversion à l’inégalité »
perd un montant d’utilité qui est proportionnel à la différence entre son gain et celui de son
partenaire. Le modèle pose donc qu’une norme d’égalité contraignante prévaut et que tout
écart à la norme est source de désutilité. Ce type de modèles comportementaux a connu un
fort engouement en raison de leur capacité à rendre compte de l’existence de
comportements pro sociaux observés en laboratoire à partir des outils standards de
l’économiste (maximisation, rationalité, conséquentialisme). On peut cependant
s’interroger, à l’instar d’Alain Wolfesperger 83 ou de Marc White 84 , sur le caractère ad hoc
d’une explication rationnelle de ces comportements qui conduit à expliquer, par exemple,
un comportement équitable ou juste par une « aversion à l’iniquité ».
Les modèles « d’équité distributionnelle » traduisent l’arbitrage, supposé possible, entre
une préférence matérielle et une préférence morale par l’intermédiaire de paramètres
exogènes (α et β) sans supposer une interaction sociale effective entre les individus. Les
« autres » ne sont introduits que par l’intermédiaire de leurs gains et des conséquences de
leurs choix. Ceci constitue une limitation importante de la formalisation puisque aucune
78 Marc White, « Can homo economicus… », art. cit.
79 Kjell Brekke et al., « An economic model of moral motivation », art. cit.
80 Marc White, « Can homo economicus… », art. cit., p. 99, notre traduction.
81 Kjell Brekke et al., « An economic model of moral motivation », art. cit.
82 Ernst Fehr et Klaus Schmidt, « A theory of Fairness, Competition, and Cooperation », art. cit. ; Gary
Bolton et Axel Ockenfels, « ERC: A theory of equity, reciprocity and competition », art. cit.
83 Alain Wolfesperger, « La modélisation économique… », art. cit.
84 Marc White, « Can homo economicus… », art. cit.
12
Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
explication valide du comportement et de sa motivation n’est donnée. Dans la littérature,
une possibilité d’interprétation du modèle consiste à faire appel aux affects, en supposant,
par exemple, que le paramètre β correspond soit à un coefficient d’envie, de colère ou
d’indignation (lorsque le gain de l’individu k est supérieur à celui de j), soit à un coefficient
de culpabilité, de honte ou simplement de gène ou d’embarras (lorsque c’est le contraire).
On voit cependant ici qu’il s’agit d’un artifice puisque le modèle ne peut rendre compte, via
la fonction d’utilité, que d’une seule dimension du processus émotionnel : sa valence, c’està-dire le caractère agréable ou désagréable de la sensation associée à la conséquence de la
décision. Le modèle ne permet pas de comprendre comment le processus émotionnel
conduit au processus de choix. S’agissant d’une émotion morale, il faudrait notamment
savoir pourquoi l’individu considère-t-il la règle morale (l’équité) comme incontournable,
comment sa violation (ou son respect) conduit-elle l’individu à nourrir des émotions
négatives (ou positives) ? Comment le ressenti de ces émotions ou leur anticipation
modifient la tendance à l’action et le choix opéré par l’agent économique ? Dans quelle
mesure le comportement moral dépend-il du contexte de la décision (observabilité,
anonymat, etc.) ?
Ni les modèles d’équité distributionnelle ni ceux associés au « goût de donner » –
orientés vers les conséquences des choix en termes de gains ou d’utilité – ne font pas état
du rôle des motivations ou des intentions propres à la théorie des émotions. Si l’on ne tient
pas compte notamment du fait que l’émergence des émotions résulte de l’intériorisation par
les individus de règles de comportement, on sous estime le fait que ces règles sont
davantage des préférences endogènes que des contraintes exogènes qui s’imposent à
l’individu. Dans ce cas, la représentation des préférences sociales doit reposer sur une base
contextuelle dans laquelle les préférences dépendent de façon cruciale de l’interaction
sociale et du contexte dans lequel s’effectue la prise de décision. C’est précisément ce que
proposent d’autres types de modèles comportementaux basés sur le rôle des intentions des
acteurs ou de leurs attentes.
2.2. Préférences conditionnelles et émotions morales
Une autre façon, plus réaliste, de modéliser les comportements moraux et les valeurs
auxquelles nous tenons est de considérer que les individus adoptent des règles de
comportement conditionnelles. Les modèles comportementaux (que nous analysons plus
loin) s’appuient sur une littérature économique expérimentale qui a montré, à la suite de
Sally Blount 85 , le rôle explicatif fondamental des intentions dans la prise de décision. Dans
cette optique, un individu accepte plus volontiers un partage non équitable s’il sait que la
décision n’est pas le fruit d’un acte intentionnel (si, par exemple, elle est issue d’un choix
aléatoire effectué par ordinateur). Dès lors, il importe de prendre en compte que l’intention
qui préside à l’action compte, au même titre que l’attente du joueur ou que le contexte de la
décision.
Claudia Keser et Frans van Winden 86 sont les premiers auteurs à avoir identifié sur le
plan expérimental, dans le jeu du bien public, la prévalence des comportements sociaux
conditionnels. Le jeu du bien public expose une situation de dilemme social dans laquelle
85 Sally Blount, « When social outcomes aren’t fair: The effect of causal attributions on preferences »,
Organizational Behavior and Human Decision Processes, 63, 1995, p. 131-144.
86 Claudia Keser et Frans van Winden, « Conditional cooperation and voluntary contributions to public
goods », Scandinavian Journal of Economics, 102, 2000, p. 23-39.
13
Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
l’intérêt individuel entre en conflit avec l’intérêt collectif 87 . En simplifiant, il s’agit d’une
version continue (à plusieurs joueurs) du célèbre dilemme du prisonnier88 . Au cours de leur
expérimentation, Claudia Keser et Frans van Winden 89 identifient plusieurs types de
comportement : (i) les (très rares) contributeurs inconditionnels, (ii) les opportunistes qui ne
contribuent jamais (environ un tiers des participants), et, enfin, plus majoritairement, (iii)
les contributeurs conditionnels qui adaptent leur contribution en fonction du niveau moyen
observé dans la période précédente. Les contributeurs conditionnels manifestent un
comportement dit de « réciprocité » que les théories évolutionnistes ont identifié depuis
longtemps 90 . Une rationalisation économique de ce comportement est ici envisageable dès
lors que l’on suppose que le jeu est répété et que chaque joueur a intérêt à nourrir une
réputation de joueur « coopérant » pour amener ses partenaires à coopérer eux-mêmes. En
théorie des jeux, on peut ainsi définir une stratégie – celle du talion (« œil pour œil, dent
pour dent ») 91 – pour laquelle, sous certaines conditions 92 , l’équilibre de Nash de ce jeu
répété (un nombre infini de périodes) conduit, à chaque période, à la coopération de tous les
joueurs.
Certains résultats expérimentaux ont cependant montré que l’effet de réputation, et le
caractère stratégique de la décision, ne pouvait pas rendre compte de tous les types de
comportements observés. Au-delà d’une réciprocité « conditionnelle », la prise de décision
semble également dépendre des intentions ou des attentes des joueurs et est en
correspondance avec les affects ou les émotions morales. En particulier, les travaux souvent
cités de Ernst Fehr et Simon Gächter 93 sur la mise en place d’une procédure de punition
non stratégique, ainsi que ceux de David Masclet et ses collègues 94 sur la désapprobation
punitive, ou encore de Simon Gächter et Ernst Fehr 95 sur l’approbation, illustrent ce point.
Au cours de l’expérience d’Ernst Fehr et de Simon Gächter 96 , les joueurs ont la possibilité
de punir (à leurs frais) ceux qui se sont montrés opportunistes à la période précédente. La
87 Pour une revue, voir John Ledyard, « Publics Goods: A Survey of Experimental Research », dans J. Kagel
et J. Roth (eds.), Handbook of experimental economics, Princeton, NJ: Princeton University Press, 1995.
88 Le jeu se joue avec n joueurs, chacun d’eux recevant une dotation initiale de Y jetons à chaque tour.
Chaque joueur, i = 1, …, n, décide à chaque tour du montant de sa contribution à la cagnotte commune, gi.
Les paiements du joueur sont : Wi = Y – gi + a ∑i ≠ j gj où a représente le rendement individuel marginal du
bien public. Sur le plan théorique, la solution à ce dilemme privilégie les comportements opportunistes (gi =
0) au détriment des comportements coopératifs (gi = Y) pourtant favorables à la collectivité. La théorie
standard prédit en effet que les individus cherchent à profiter du bien public tout en évitant, dans la mesure du
possible, de participer à son financement : ils se comportent ainsi comme des « passagers clandestins ».
89 Claudia Keser et Frans van Winden, « Conditional cooperation… », art. cit.
90 Robert Trivers, « The evolution of reciprocal altruism », Quarterly Review of Biology, 46, 1971, p. 35-57.
Robert Axelrod, The Evolution of Cooperation, New York, Basics Books, 1984.
91 Je coopère au tour actuel tant que l’autre joueur n’a pas dénoncé l’accord au tour précédent, sinon je
dénonce l’accord de façon définitive.
92 Il faut en particulier que la préférence pour le présent des joueurs (représentée par le taux d’actualisation)
soit suffisamment faible de façon à ce que la comparaison entre les gains présents (issus de la défection)
soient compensés par les gains futurs associés à la coopération.
93 Ernst Fehr et Simon Gächter, « Cooperation and Punishment in Public Good Experiments », American
Economic Review, 90, 2000, p. 980-994.
94 David Masclet et al., « Monetary and Nonmonetary Punishment in the Voluntary Contributions
Mechanism », American Economic Review, 93, 2003, p. 366-380.
95 Simon Gächter et Ernst Fehr, « Collective action as a social exchange », Journal of Economic Behavior
and Organization, 39, 1999, p. 341-369.
96 Ernst Fehr et Simon Gächter, « Cooperation and Punishment in Public Good Experiments », art. cit.
14
Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
punition est qualifiée de non stratégique lorsque chaque joueur sait qu’il est confronté à
chaque tour de jeu à des partenaires différents déterminés de façon aléatoire. Si l’on
comprend bien l’intérêt qu’il y a à punir un joueur avec lequel on va rejouer (pour l’inciter
à changer son comportement), on saisit moins bien (sur le plan stratégique) quel est l’intérêt
de punir (alors que c’est coûteux) un joueur avec lequel on ne rejouera pas. D’où l’idée
défendue par les auteurs d’une « punition altruiste » qui bénéficie à autrui. Les résultats
expérimentaux de Ernst Fehr et Simon Gächeter 97 démontrent la très grande efficacité de la
« punition altruiste » sur le taux de coopération (le niveau de contribution correspondant à
60% de la dotation individuelle contre 10% seulement en l’absence du mécanisme de
punition), que l’on retrouve également (mais dans une moindre mesure) lorsque la punition
ne revêt plus une forme matérielle mais simplement écrite et morale 98 .
Dans ces expériences, le rôle des émotions morales, comme la culpabilité, la honte, la
colère ou l’indignation, est souvent souligné. Dans le jeu du bien public, les « égoïstes
purs » peuvent être l’objet d’une émotion morale comme c’est le cas dans le scénario de
désapprobation 99 : les joueurs qui ne contribuent pas ou peu perçoivent en effet que leur
attitude est l’objet d’un jugement moral négatif de la part des autres membres du groupe.
Dans les questionnaires post-expérimentaux 100 , les joueurs motivent la sanction par un
ressentiment à l’égard de ceux qui ne respectent pas la norme. Simon Gächter et Ernst
Fehr 101 montrent que l’intensité des émotions du joueur est un indicateur de son jugement
moral (de désapprobation ou d’approbation). Les joueurs opportunistes peuvent donc
légitiment et stratégiquement interpréter cette désapprobation punitive comme un indice de
représailles futures (qui se traduirait par une baisse des contributions des autres joueurs) et
donc augmenter leur contribution pour l’éviter. Les émotions peuvent donc jouer un rôle
stratégique en crédibilisant des menaces non monétaires. Elles sont cependant surtout à
l’origine de motivations morales ou d’incitations sociales. La désapprobation a ainsi surtout
la faculté de créer un sentiment de honte qui incite les opportunistes à accepter la norme de
coopération suivie par le groupe 102 . Les effets de la honte sont d’autant plus efficaces que
le profiteur décèle des indices fiables sur l’opinion des autres en ce qui le concerne et qu’il
est lui-même facilement identifiable. C’est ici l’absence d’anonymat qui favorise les effets
de la honte et donc la coopération. James Andreoni et Ragan Petrie 103 suggèrent ainsi que
l’identification photographique des joueurs dissuade les comportements de passager
clandestin. Lorsqu’elle est associée à la divulgation d’une information sur les taux de
contribution respectifs de chaque joueur du groupe, l’identification a dès lors une influence
notable positive sur la contribution moyenne. L’émotion morale incite donc les
opportunistes à rejoindre le groupe des contributeurs ; elle renforce également la conviction
des coopérants inconditionnels en les fédérant. Le scénario d’approbation décrit par Simon
97 Id.
98 David Masclet et al., « Monetary and Nonmonetary Punishment… », art. cit.
99 Id.
100 Ernst Fehr et Simon Gächter, « Fairness and Retaliation: The Economics of Reciprocity », Journal of
Economic Perspectives, 14, 2000, p. 159-181.
101 Simon Gächter et Ernst Fehr, « Collective action as a social exchange », art. cit.
102 Robert Frank, Passions within reason: The Strategic role of emotions, New York, Norton, 1988.
103 James Andreoni et Ragan Petrie, « Public goods experiment without confidentiality: a glimpse into fundraising », Journal of Public Economics, 88, 2004, p. 1605-1623.
15
Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
Gätcher et Ernst Fehr 104 rend compte de cette logique et du rôle d’une émotion positive, la
fierté.
En économie comportementale, les émotions ont été intégrées formellement dans les
préférences individuelles pour prendre en compte ces motivations morales ou ces
incitations sociales. L’introduction des « sentiments moraux » a donné naissance aux
nouveaux modèles de préférences hétérogènes et « non auto-centrées ». La culpabilité, la
honte, mais aussi la sympathie (au sens de David Hume) ou l’envie, y jouent un rôle
central. Dans les modèles d’équité distributionnelle, vus précédemment, l’aversion à
l’iniquité peut être dérivée d’un paramètre exogène de honte ou culpabilité (lorsque je
gagne davantage que mon partenaire). D’autres types de modèles introduisent les émotions
de façon plus fondamentale pour tenir compte de la pression sociale impulsée par les
pairs 105 ou du rôle de l’approbation sociale 106 . Le modèle séminal le plus novateur est
cependant celui de « l’équité intentionnelle » de Matthew Rabin 107 .
Afin de formaliser cette conception de l’équité intentionnelle, Matthew Rabin 108
modifie la théorie des jeux standard en faisant dépendre la fonction de gains des joueurs,
non seulement de leurs actions, mais de leurs croyances. Le modèle s’inspire des premiers
« jeux psychologiques » 109 dans lesquels les utilités des joueurs dépendent en partie de
considérations émotionnelles. Au centre du modèle se trouve l’idée de réciprocité positive
ou négative qui dépend des intentions bien ou malveillantes de mon partenaire. Pour en
saisir l’intuition, plaçons-nous, comme le fait Claude Meidinger 110 , dans le cas le plus
simple du dilemme du prisonnier 111 . Supposons que les gains de chaque joueur soient
égaux à 4 lorsqu’ils coopèrent tous les deux et à 1 s’ils font défection tous les deux.
Lorsque l’un des deux coopère tandis que l’autre fait simultanément défection, ce dernier
gagne 6 et le « dindon de la farce » (le coopérant) ne gagne rien. En théorie des jeux
standard, un joueur rationnel a intérêt à faire défection quelle que soit la stratégie qu’il
envisage pour l’autre joueur, l’équilibre en stratégies dominantes étant donc la défection
des deux joueurs. Tout peut changer si l’on introduit le rôle des intentions et des croyances.
Admettons que j’imagine être face à un joueur bienveillant. J’anticipe de sa part une
attitude coopérative. Si je ne maximise que mon intérêt matériel, j’ai toujours intérêt à faire
défection. Si, en revanche, je prends en compte, dans ma fonction d’utilité, le sentiment
endogène positif (sympathie) associé à l’attitude (anticipée) de mon partenaire, ceci me
conduit par réflexivité à porter un jugement moral sur les motifs de mes propres actions.
Dès lors, il devient moralement coûteux de faire défection en face d’un joueur bienveillant
et a contrario moralement bénéfique de coopérer avec celui-ci. Si les deux joueurs sont
104 Simon Gächter et Ernst Fehr, « Collective action as a social exchange », art. cit.
105 Eugene Kandel et Edward Lazear, « Peer Pressure and Partnership », Journal of Political Economy, 100,
1992, p. 801-817.
106 Heinz Holländer, « A Social Exchange Approach to Voluntary Cooperation », American Economic
Review, 80. 1990, p. 1157-1167.
107 Matthew Rabin, « Incorporating Fairness into Game Theory and Econometrics », American Economic
Review, 83, 1993, p. 1281-1302.
108 Id.
109 John Geanakoplos, David Pearce et Ennio Stachetti, « Psychological games and sequential rationality »,
Games and Economic Behavior, 1, 1989, p. 60-79
110 Claude Meidinger, « Vertus artificielles et règles de justice chez Hume : une solution au dilemme du
prisonnier en termes de sentiments moraux », Revue de Philosophie Economique, 1, 2000, p. 33-50.
111 Pour un traitement plus analytique, se reporter à Daniel Serra, « Sentiments moraux et économie
expérimentale », art.cit.
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Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
dans le même état d’esprit, un équilibre du jeu de Nash psychologique, en termes de
croyances et d’actions, conduit à un équilibre de bienveillance réciproque dans lequel la
coopération s’instaure. En revanche, dans le cas contraire, face à un individu que je crois
malveillant (qui jouerait la défection), le raisonnement s’inverse et les considérations
émotionnelles motivent un autre équilibre réciproque porté vers la défection simultanée. Le
jeu du dilemme du prisonnier se transforme dans ce cas en un jeu de coordination (analogue
au jeu de la « chasse au cerf ») possédant deux équilibres de Nash dont l’un, celui de
coopération réciproque, domine strictement l’autre, celui de défection réciproque. On peut
alors envisager, comme le propose Claude Meidinger , une « solution humienne » 112 qui
impliquerait qu’une communication crédible d’intention s’instaure entre les deux joueurs.
Les résultats expérimentaux indiquent en effet que les joueurs qui anticipent que les autres
vont coopérer (ou faire défection) ont tendance à coopérer (à faire défection) davantage
eux-mêmes. Ici, les émotions jouent à nouveau un rôle en favorisant une communication
verbale ou non verbale qui permet au joueur de signaler, via ses expressions émotionnelles,
la nature de ses intentions. L’identification, le sourire ou la communication améliore ainsi
la coopération dans le jeu du bien public en rendant plus transparentes les intentions des
joueurs 113 .
L’apport central du modèle de Matthew Rabin 114 est d’avoir mis en évidence le
caractère conditionnel de la prise de décision souligné par les différents résultats
expérimentaux issus des jeux de négociation ou de coopération : dans tel type
d’environnement, je choisis l’action C si « l’évènement » V s’avère être le cas. J’initie, par
exemple, une coopération initiale si et seulement si j’anticipe que mon partenaire fera de
même. L’intention joue ici un rôle crucial, mais pas seulement. L’ensemble V peut en effet
désigner l’espace des actions anticipées mais, tout aussi bien, celui des attentes des joueurs,
ou encore celui associé au contexte de la décision. Le rôle des attentes est crucial
notamment dans la relation de négociation lorsque le pouvoir de décision entre les acteurs
est asymétrique. Par exemple, dans un jeu où l’un des partenaires n’a aucun pouvoir de veto
(et donc aucune décision à prendre), son opposant devrait être entièrement libre de toute
contrainte morale. Les résultats expérimentaux du « jeu du dictateur » montrent cependant
qu’il n’en est rien 115 . Une raison simple est que l’individu raisonne aussi par rapport aux
attentes d’autrui et qu’il est sensible au contexte de la décision. L’autre joueur escompte-t-il
une décision équitable ? Ma décision sera-t-elle connue publiquement ? Ces résultats ont
conduit à intégrer les attentes des agents économiques dans les modèles comportementaux.
Julio Rotemberg 116 modélise ainsi, dans un jeu de l’ultimatum, un seuil minimal
d’altruisme attendu de son partenaire en dessous duquel tout comportement excessivement
opportuniste déclenche la réaction de rejet du joueur qui en subit les conséquences. Dans le
même esprit, Pierpaolo Battigalli et Martin Dufwenberg 117 ont construit, à la suite de Gary
112 Claude Meidinger, « Vertus artificielles et règles de justice chez Hume », art. cit., p. 47.
113 Gary Charness et Martin Dufwenberg, « Promises and Partnership », Econometrica, 74, 2006, p. 15791601.
114 Matthew Rabin, « Incorporating Fairness… », art. cit.
115 Pour une revue complète, voir Emmanuel Petit et Sébastien Rouillon, « La négociation : Les
enseignements du jeu du dictateur », Négociations, 14, 2010, p. 71-95.
116 Julio Rotemberg, « Minimally Acceptable Altruism and the Ultimatum Game », Journal of Economic
Behavior and Organization, 66, p. 457-476.
117 Pierpaolo Battigalli et Martin Dufwenberg, « Dynamic psychological games », Journal of Economic
Theory, 144, 2009, p. 1-35.
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Emotions, Préférences Morales et Rationalité Economique
Charness et Martin Dufwenberg 118 , un modèle prometteur dans lequel l’aversion à la
culpabilité naît du décalage entre ce je pense que l’autre attend et ce que je suis prêt à lui
concéder. L’émotion morale joue ici, aux côtés du processus de raison, un rôle moteur dans
l’émergence d’un comportement pro social ou moral d’altruisme ou de coopération.
Conclusion
En philosophie morale, le débat historique autour du rôle des passions a modifié
sensiblement la façon dont sont appréhendés les comportements moraux individuels. En se
démarquant d’une logique cartésienne ou kantienne, de nombreux philosophes ont remis au
goût du jour une morale sensible et contextuelle reposant sur la pensée des écossais des
Lumières, David Hume et Adam Smith.
Dans l’analyse économique, une même logique semble avoir opéré. Aux côtés d’une
économie kantienne, on trouve désormais une économie (morale) comportementale qui
repose davantage sur le rôle de l’affect et des émotions morales. L’intérêt de ces modèles
comportementaux est qu’ils dépassent la conception des émotions rigide et rationnelle de
Gary Becker 119 . S’appuyant sur une théorie des émotions qui met en avant la dynamique
des comportements et des valeurs ainsi que l’hétérogénéité des préférences, les modèles
récents prennent en compte les intentions des acteurs, leurs attentes ainsi que les
caractéristiques de l’environnement dans lequel s’effectue la décision. En se centrant sur la
motivation qui préside à la prise de décision, ces modélisations constituent un apport
substantiel à la théorie standard. Ils ouvrent la « boîte noire » du processus de choix en
refusant de se limiter à la sphère des comportements observables. Pour autant, ces
nouvelles modélisations montrent la difficulté qu’il y a à intégrer un concept aussi subtil
que l’affect dans la théorie économique. Il n’existe pas actuellement de consensus sur la
façon de modéliser les processus émotionnels et/ou les préférences morales. La question du
rôle du contexte est en particulier cruciale. Abandonner l’hypothèse de stabilité des
préférences, en supposant que celles-ci peuvent dépendre du contexte, pose ainsi des
problèmes difficilement surmontables sur le plan formel 120 . Le raffinement de la théorie
rend possible une meilleure analyse des motivations des décisions individuelles mais
engendre un risque non négligeable d’éclatement des modèles comportementaux.
118 Gary Charness et Martin Dufwenberg, « Promises and Partnership », art. cit.
119 Gary Becker, Accounting for tastes, op. cit.
120 William Neilson, « A theory of kindness, reluctance, and shame for social preferences », Games and
Economic Behavior, 66, 2009, p. 394-403.
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