1 Pluralisme religieux et pluralisme politique en Algérie après la

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1 Pluralisme religieux et pluralisme politique en Algérie après la
Pluralisme religieux et pluralisme politique en Algérie après la
guerre civile
« Il y a quelque temps, les médias ont attiré l’attention sur un phénomène considéré
comme « nouveau » en Algérie : les conversions de plus en plus nombreuses au
christianisme. On a parlé du « retour en grâce » des Eglises protestante et catholique
en Kabylie, phénomène intrigant voir irritant pour les autorités en place »1. En effet,
depuis 2004, la presse locale se fait l’écho d’un phénomène, celui d’une
évangélisation de la Kabylie ! Bien qu’il soit difficile d’en mesurer et d’en évaluer
l’ampleur, il est par contre intéressant d’analyser les réactions politiques tant elles
sont riches d’enseignement sur les tensions qui parcourent la société algérienne et
les inquiétudes qui hantent le régime. En effet, le 20 mars 2006, le parlement
adoptait l’ordonnance 06-03 qui fixe « les conditions et règles d’exercice des cultes
autres que musulman ». Celle-ci rappelle que l’Etat garantit la tolérance et le respect
entre les différentes religions mais pour aussitôt énumérer les conditions nouvelles
d’exercice du culte :
« art.5. L’affection d’un édifice à l’exercice du culte est soumise à l’avis préalable de
la commission nationale ; est interdite toute activité dans les lieux destinés à
l’exercice du culte contraire à leur nature.
Art.7.L’exercice collectif du culte a lieu exclusivement dans les édifices destinés à
cet effet, ouverts au public et identifiables de l’extérieur.
Art. 8. Les manifestations religieuses ont lieu dans les édifices, elles sont publiques
et soumises à une déclaration préalable
Art.9 . Il est créé, auprès du ministère chargé des affaires religieuses et des wakfs
une commission nationale des cultes.
Les conditions de l’exercice du culte sont soumises à un dispositif pénal qui n’a pas
manqué de soulever un tollé. En effet celui-ci stipule « qu’est puni d’un
emprisonnement d’un an à trois ans et d’une mande de 250 000 DA à 500 000 DA
quiconque, par discours prononcé ou écrit affiché ou distribué dans les édifices où
s’exerce le culte ou qui utilise tout autre moyen audiovisuel, contenant une
provocation à résister à l’exécution des lois ou aux décisions de l’autorité
publique… ». L’art.11 stipule qu’est puni d’emprisonnement de 2 à 5 ans quiconque :
- « incite, contraint ou utilise des moyens de séduction tendant à convertir un
musulman à une autre religion, ou en utilisant à cette fin des établissements
d’enseignement, d’éducation, de santé, à caractère social ou culturel, ou institutions
de formation, ou tout autre établissement, ou tout autre moyen.
-
fabrique, entrepose, ou distribue des documents imprimés ou
métrages audiovisuels ou par tout autre support ou moyen qui visent à
ébranler la foi d’un musulman ».
Comment comprendre cette réaction législative ? Comment expliquer cette volonté
d’édifier un arsenal juridique sur l’exercice du culte pour les non musulmans ? Cet
article montre que la réaction du régime face au phénomène de la conversion des
1
Jean-François Petit, « Quand les Kabyles redécouvrent Augustin ». Augustin de l’Assomption.
http://www.assomption.org
1
musulmans s’inscrit dans un contexte de post guerre civile où le régime tient à limiter
le plus grandement possible toutes les formes de pluralisme religieux perçu comme
un préalable au pluralisme politique. En somme la question de la liberté religieuse est
porteuse d’un débat sur la liberté politique.
Liberté, identité et pluralisme religieux
Le compte-rendu dans le journal El Watan (26 juillet 2004) d’un colloque organisé à
l’Université des sciences islamiques Emir Abdelkader de Constantine apparaît
comme le commencement de « l’affaire ». L’auteur résumait les propos tenus par les
uns et les autres sur ce phénomène. Celui-ci était perçu à travers l’angle de la
théorie du complot : l’Algérie serait la cible d’une campagne entamée en Kabylie
mais qui viserait « tout le pays ». Pour l’auteur de l’article : « La réalité est que,
officielles ou pas, visibles ou pas, les églises en Kabylie sont nombreuses. Ils s’en
créent à une vitesse fulgurante aux quatre coins de la région », et l’auteur de
préciser : « si le phénomène de l’évangélisation en Kabylie n’est pas nouveau, son
ampleur grandissante, son idéologie évidente, ses objectifs inavoués et son
instrumentalisation par des forces nationales et internationales vont engendrer des
crises supplémentaires dans une Kabylie et une Algérie déjà saturées de crises en
tout genre »2. L’Algérie serait victime, après le colonialisme et le wahhabisme, des
évangélistes : « l’évangélisation en Kabylie n’est pas spontanée, aujourd’hui, comme
hier. Elle est le résultat d’un prosélytisme organisé et financé par une stratégie
mondiale d’évangélisation des peuples musulmans » affirme notre auteur. Enfin
l’enquête se concluait par un appel aux pouvoirs publics : « il est désolant de
constater que le pouvoir ose à peine murmurer une critique face à la nouvelle
politique coloniale américaine ».
La conversion de Kabyles s’inscrit dans un imaginaire politique où l’individu n’est pas
perçu comme libre de son choix mais bien davantage comme le résultat d’un
complot, d’une stratégie en un mot, d’un piège. En fait l’inquiétude est amplifiée par
le fait que le phénomène se situe un Kabylie : « De nombreux missionnaires rêvent
de faire de la Kabylie un nouveau Liban multiconfessionnel. Actuellement sans élus
légitimes, mais avec des ‘indus élus’, la Kabylie donne l’impression d’être colonisée
par un pouvoir qui lui étranger. L’idée d’autonomie faisant son chemin, les
ingrédients et la sécession kabyle se réunissent jour après jour dans l’indifférence
politique générale ». Le constat pausé, l’auteur en appelle à l’autorité : il y a urgence
car péril en la demeure… Et pourtant, la présence de chrétiens en Kabylie n’est pas
nouvelle et le mythe d’une terre artificiellement islamisée est ténu3. L’historienne
Karima Dirèche-Slimani souligne que la présence des chrétiens en Kabylies et de
quelques milliers seulement4. Dès le XIX siècle, dans le cadre du pouvoir colonial, la
Kabylie devient un enjeu politique et religieux, qui associera la colonisation à la
2
Saad Lounés, « Evangélisation en Kabylie », El Watan, 26 juillet 2004.
Kamel Chachoua recense les clichés sur la religiosité des Kabyles. Il cite Alfred Rambaud, auteur d’un
ouvrage au XIX siècle sur la Grande Kabylie qui écrivait : « après avoir été des chrétiens assez douteux, ils sont
devenus des musulmans d’une espèce particulière » ou bien le Père Dugas : « On a dit que la Kabylie est la
Suisse de l’Algérie, pour Monseigneur l’archevêque d’Alger, c’est le Liban de l’Afrique ». L’Islam Kabyle.
Paris : Maisonneuve et Larose, 2001,
4
Dirèche-Slimani Karima, Chrétiens de Kabylie 1873-1954.Une action missionnaire dans l’Algérie coloniale.
Paris : Bouchène, 2004.
3
2
christianisation. L’œuvre des Pères Blancs, fondée sur le préjugé, que les Kabyles
sont faiblement islamisés, aura pour tache de faciliter leur réintégration dans la
« religion de leurs ancêtres ». Politique coloniale hier, stratégie américaine
d’évangélisation aujourd’hui, la conversion de Kabyles au christianisme suscite
toujours une immense source d’inquiétude. Et cela d’autant plus que le phénomène
s’inscrit dans un période de très forte remise en questions des héritages identitaires
fabriqués durant la guerre d’indépendance (1954-1962). Car parallèlement à la sortie
de l’Islam et à l’entrée dans le christianisme, il se produit aussi une sortie de « l’islam
officiel » pour entrée dans un « islam sectaire ». L’évangélisation en Kabylie s’inscrit
dans un contexte global où la pratique religieuse, face à une offre abondante, se
diversifie. Le phénomène est mondial et l’Algérie n’y échappe pas. Il reste à analyser
les conditions matérielles et spirituelles qui rendent ce processus effectif en Algérie
et à comprendre pourquoi ce phénomène provoque un tel émoi auprès des
dirigeants politiques.
De la fin de l’unanimisme politique à la fin de l’unanimisme religieux ?
1. Une conjoncture favorable à la contestation
L’État algérien a résisté à la guerre civile et n’a pas sombré. Ses administrations
civiles ont, tant bien que mal, continué à fonctionner et ses appareils sécuritaires ont
gardé la cohésion nécessaire dans la lutte contre la guérilla. Néanmoins, force est de
constater que la guerre civile a occasionné des drames qui se traduisent par une
profonde transformation des comportements individuels. La société algérienne sort
traumatisée. Elle a payé le prix fort de l’effondrement de la communauté nationale.
La fin du monopole par l’Etat-FLN de la définition de la communauté nationale
algérienne a ouvert la voie à un questionnement sur l’histoire et sur l’identité
algérienne. Dans la violence, la société algérienne redécouvre sa pluralité politique.
Cette période dramatique est-elle porteuse de pluralisme politique ? L’État, à la
faveur de la guerre civile, a cherché à redéfinir ses fondements : la démarche
d’Abdelaziz Bouteflika a ouvert sur le plan symbolique de nouvelles perspectives en
Algérie. A travers ses nombreux discours, le nouveau président n’hésitait pas à
préciser que la légitimité révolutionnaire du régime avait fait faillite et que l’Etat devait
reposer sur d’autres fondements que ceux de la guerre de décolonisation : ses
appels à la réconciliation concernaient tout autant les islamistes, que les pieds Noirs
et les juifs. Pour la première fois depuis l’indépendance, un chef d’Etat s’efforçait de
redéfinir la composante identitaire de l’Etat jusque-la fondée sur le triptyque : Islam,
Arabe et Nation. Bien évidemment une telle démarche avait séduit la communauté
internationale et en particulier la France qui espérait voir l’Algérie se réconcilier avec
elle-même. Pourtant cette approche a vite montré ses limites.
L’affaire de la conversion s’inscrit dans un contexte post traumatique pour le régime
et la société. Elle est d’autant plus surprenante que le paysage religieux de l’Algérie
n’a cessé de se restreindre au cours de son histoire contemporaine : l’islam est la
religion de 99 % de la population ! Pour le Ministre des Affaires religieuses, l’Algérie
traverse « une grave crise culturelle et religieuse ». En ce qui concerne l’Islam, un
cheminement équivalent est engagé : les musulmans algériens ont été profondément
3
bouleversés par les années de violence au nom de l’Islam. Une recherche
personnelle est engagée pour redéfinir le cadre relationnel que chacun cherche à
établir avec le divin. La violence des groupes islamistes a provoqué une secousse
dans les consciences. En effet la dérive mortifère de la violence en Algérie durant la
décennie quatre-vingt-dix continue à produire un questionnement sur la religion et en
particulier sa dimension sectaire. La dérive mortifère des islamistes armés est une
réalité, mais la diabolisation de l’ensemble de la mouvance islamiste par le régime
rejoint un sentiment de malédiction qui tend à se généraliser : des « forces
obscures » se seraient déchaînées sur l’Algérie. L’émergence d’une violence
eschatologique ou sectaire ne peut que conduire à s’interroger sur les causes
profondes de la violence qui sévit en Algérie depuis une quinzaine d’années.
Violence protéiforme qui surgit tant du milieu naturel (inondations, tremblements de
terre) que des transformations socio politiques (interruption du processus électoral en
1991, guerre civile et insurrection en Kabylie, terrorisme). C’est dire que
l’engagement dans des mouvements armés sectaires en Algérie s’inscrit aujourd’hui
dans un registre local où la mort et la recherche du salut occupent une place
immense.
Depuis 2003, l’Algérie bénéficie de la hausse vertigineuse des prix du pétrole.
Jamais depuis sa jeune histoire l’Etat n’a disposé d’autant de ressources financières.
Et pourtant les séquelles de la guerre civile sont toujours présentes, tant sur les
plans économiques que politiques. La décennie passée a profondément bouleversé
l’équilibre que l’Etat entretenait avec la société. La libéralisation, le rétablissement
des équilibres macro-économiques (1994-98) et la privatisation ont développé une
paupérisation de la société (sur 31 millions d’habitants, 8,5 millions vivent avec 1800
euros par an). Pourtant les recettes des exportations pour l’année 2007 sont
estimées à 56 milliards de dollars et les réserves en devises avoisinent les 100
milliards. Jamais depuis le début de sa jeune histoire, l’Etat n’a disposé d’autant de
ressources financières. Les performances récentes de l’économie algérienne ne sont
pas un gage de développement durable, mais un effet de la montée du prix du baril
de pétrole. L’Algérie s’est donc enrichie, mais ses dirigeants ne sont pas parvenus à
convaincre les citoyens qu’ils en seraient les premiers bénéficiaires. La rente
pétrolière ne fait plus illusion, elle crée de la richesse mais non du développement.
Ainsi lors des élections législatives de mai 2007, le taux national de participation a
atteint le taux de 35,51 %, il apparaît officiellement comme l’un des plus faible
enregistré depuis l’indépendance en 1962. « Voter pour qui, pourquoi ? »5. Comme
le souligne un éditorialiste algérien les électeurs « sanctionnent l’absence de
politique et la transformation des partis en simples appareils et courroie du
système…cela suppose que l’on sorte des logiques de façade pour aller vers une
démocratisation réelle et effective ».
Dans ce contexte de maux de toutes origines, la recherche du salut ne passe plus ni
par la violence ni par la politique. Cette décennie tragique semble avoir encouragé la
résurgence de ces intercesseurs6 que sont les marabouts, quand ce n’est pas le repli
5
Le Quotidein d’Oran, 19 mai 2007
6
H. Touati, Entre Dieu et les hommes : lettrés, saints et sorciers au Maghreb (17 e siècle), Paris,
EHESS, 1994.
4
sur soi. Le sentiment de malédiction qui est venu remplacer la faute généralement
attribuée au colonialisme fait naître une inquiétude multiforme. La recherche du salut
s’accompagne d’une quête individuelle de rachat, comme si les maux qui ont frappé
l’Algérie étaient autant de châtiments divins. C’est dans ce contexte que s’opère le
basculement des individus dans une offre religieuse « nouvelle », une offre perçue
comme régénératrice et salvatrice car sur le plan psychologique, la société
algérienne est confrontée à l’émergence du suicide. Nourredine Toualbi,
psychanaliste, souligne qu’en Algérie : « les jeunes générations sont en rupture des
sens où leur trajectoire vitale est contrariée par le poids de misères existentielles
innombrables (misère sociale, affective, sexuelle), il est à craindre des effets de
retour d’angoisses destructeurs. Ces jeunes sont parfois porteurs de danger pour les
autres aussi – et peut-être surtout sont-ils dangereux pour eux-mêmes qui vivent les
affres d’un grave désenchantement dans une société prétendument égalitaire mais
qui n’a jamais tenu ses promesses »7.
2. La diversité religieuse : une menace pour l’Etat ?
L’unanimisme politique a conduit à la guerre civile et à la nécessité de reconnaître le
pluralisme politique. Si l’Algérie n’est pas une démocratie, force est de constater que
son parlement représente les grands courants politiques qui traversent la société
algérienne. Ce résultat est le produit d’une lente mais irréductible lutte face à un EtatFLN imprégné d’une idéologie unanimiste. Du point de vue religieux, l’Etat est
marqué par la devise du réformiste Cheikh Abdelhamid Ibn Badis (1889-1940) : « le
peuple algérien est musulman et à l’arabité il appartient ». Ce principe a amené
l’Etat, au nom de l’islam officiel, à restreindre les autres formes d’expression du
religieux. Parfois il a été amené à les utiliser les unes contre les autres afin de les
neutraliser. Comme le souligne Sossie Andezian : « L’Etat algérien indépendant,
ouvertement hostile au courant mystique, module progressivement sa politique au
gré des intérêts nationaux, pour ostensiblement encourager son expression à
certaines périodes en tant que patrimoine historique au détriment de l’islamisme ».
L’Islam d’Etat ne doit pas faire oublier « la diversité des rapports au religieux dans
l’Algérie indépendante malgré l’uniformisation par l’Etat des systèmes de croyances
et de pratiques rituelles » souligne-t-elle8. Aussi, la volonté de contrôler le culte des
non musulmans s’inscrit dans la même perspective que celle qui aspire à contrôler
celui des musulmans.
Combattre l’Islam politique au nom de l’Islam officiel !
Parallèlement à la résurgence du courant mystique en Algérie, deux courants se
heurtent à l’Islam d’Etat : celui de l’Islam politique, portée par le FIS au début de la
décennie quatre-vingt-dix et celui du salafisme depuis le début de la décennie deux
mille. Durant la guerre civile, l’armée avait justifié son combat par le fait que le FIS et
la guérilla islamiste menaçaient la « démocratie » et la nature « républicaine » de
l’Etat. Les propos anti-démocratique des responsables de l’ex-FIS (1989-1991) et la
stratégie des massacres de civils par les groupes islamistes armés ont renforcé, tout
7
Liberté, 07/12/2000
Sossie Andezian, « Mysticisme extatique dans le champ religieux algérien contemporain » in Islam Pluriel au
Maghreb (dir) S. Ferchiou. Paris : CNRS, p. 325
8
5
au long de la décennie, la volonté de l’armée d’éradiquer les tendances politiques et
armées de l’islamisme algérien. Force est de constater que des mutations politiques
se sont opérées dans la mouvance islamiste. La guerre civile a permis le
développement d’une maturité politique qui s’était traduite en 2000 par le soutien
d’une partie des dirigeants de l’ex-FIS vers le parti Wafa (non agréé) de Taleb
Ibrahimi. L’AIS, le bras armé du FIS, avait entrepris son auto dissolution et ses
membres avaient bénéficié d’une amnistie. Les mutations politiques de l’ex-FIS ne
semblaient pas suffisamment profonde pour amener le pouvoir algérien à modifier sa
politique comme l’a illustré son refus de légaliser un parti (le parti Wafa) susceptible
de faire revivre l’ex-FIS.
En novembre 2000 le ministre de l’intérieur se refuse à reconnaître le parti Wafa qui
lui apparaît comme « une reconstitution du parti dissous ». Il sonne le glas des
islamistes de l’ex-FIS. Pour ces derniers la reconnaissance de ce parti aurait
constitué un gage sérieux de la part du pouvoir militaire de trouver une issue, non
seulement militaire à la guerre, mais aussi politique. Arguant du fait que la direction
du parti Wafa était constituée en partie d’ancien responsable du FIS, le ministre de
l’intérieur prenait le droit de refuser la reconnaissance de ce parti. Pour Ahmed Taleb
Ibrahimi, président de Wafa : « seulement 2,5 % de la composante de Wafa étaient
des sympathisants du FIS ». Désabusé, A. T. Ibrahimi rappellait que : « les récentes
années écoulées ont démontré que la dissolution, par voie de justice de ce
mouvement politique (FIS), n’a nullement effacé sa réalité sociale et pour preuve : le
pouvoir a négocié avec la Direction politique du FIS en prison...Faut-il tuer les trois
millions d’Algériens qui ont voté pour le FIS ? Les priver de leurs droits civiques au
mépris de la Constitution et de la loi sur la Concorde civile ? »9 . La crainte évoquée
au début de la décennie quatre vingt du risque d’un Etat islamique sous la bannière
du FIS n’est plus pourtant d’actualité : « L’Etat, soulignait Radha Malek, a une forme,
celle de la république, il est impensable de la modifier. Pas question de transformer
l’Algérie en émirat, en sultanat quelconque. Pour qu’on puisse avancer, il faut
condamner le terrorisme. Ces gens du FIS ne l’accepte pas encore »10.
Les islamistes de l’ex-FIS avaient fait leur mutation politique : condamnation du GIA,
soutien à la candidature d’Ahmed Taleb Ibrahimi au élection présidentielle, ce qui
démontraient pour eux une évolution par rapport à la période infantile (1989-91)11. Le
parti Wafa était à même de représenter ces mutations politiques des islamistes de
l’ex-FIS, de faciliter leur socialisation dans un espace politique reconfiguré au cours
de la guerre civile. En somme le parti Wafa était à même de constituer le débouché
politique des islamistes de l’ex-FIS soucieux de réintégrer le champ politique. Le parti
représentait pour l’armée l’opportunité de domestiquer toute une génération de
sympathisant islamiste qui, orphelin du FIS, ne peuvent exprimer politiquement leur
sentiment politique. Cette nécessité d’un retour sur la scène politique d’un parti
populaire islamiste s’expliquait par l’échec des partis islamistes modérés de
Mahfoudh Nahnah (Mouvement de la société pour la paix) et A. Djabballah
(Mouvement de la Réforme nationale) à capter cet électorat12. Est-ce l’absence d’un
9
La Tribune, 23 novembre 2000
l’Humanité, n° 295, 1995
11
O. Roy, L’échec de l’islam politique. Paris : Seuil, 1992
12
Atmane Tazaghart, « Quelles perspectives pour les partis islamistes algériens ? ». http://www.cerisciencespo.com/archive/march03/artat.pdf
10
6
nouveau parti islamiste populaire et radical qui explique l’engouement pour le
salafisme au lendemain de la guerre civile ?
En effet le salafisme13 remporte un succès croissant dans la société algérienne. Pour
les autorités algériennes, le salafisme se divise en trois courants14 : un « salafisme
scientifique » qui oblige le peuple, selon la tradition, à obéir au prince ; un
« salafisme actif » qui est l’œuvre des ex-radicaux du FIS, ils oeuvrent à faire de
l’individu une « forteresse » bâtie sur des valeurs islamiques et enfin un « salafisme
djihadiste » incarnée par le GSPC, devenu Al Qaida au Maghreb Islamique. Les
deux premiers courants sont très largement majoritaires dans la mouvance salafiste.
Ils apparaissent comme une réaction religieuse à la guerre civile : restaurer l’image
et le message de l’Islam après l’usage qui en a été fait par les groupes islamistes
radicaux et rendre aux croyants musulmans algériens le chemin de la paix intérieure
par la réappropriation des valeurs islamiques fondamentales. Ces deux courants sont
encouragés par le régime, ils permettent le recyclage des valeurs de l’ex-FIS du
champ politique vers l’individu. L’Etat islamique n’est plus qu’une utopie alors que
« l’individu forteresse » animé par des valeurs islamiques devient le projet du
courants salafiste. Cela dit, pour le régime, le salafisme, y compris dans sa version la
plus pacifiste, demeure une menace dans la mesure où ses « valeurs » et certaines
de ses « pratiques » semblent incompatibles avec celles de « l’islam officiel ». Son
contournement se fait au travers de petites subtilités qui n’en demeurent pas moins
porteuses d’une symbolique forte, celle de la défiance envers le régime. Ce sont des
haut-parleurs qui, dans certaines mosquées, appellent à la rupture du jeûne
quelques minutes avant l’heure légale, ou bien la diffusion de prières « taraouih »,
voire l’importation de Coran comportant selon le Ministère des Affaires religieuses
« des altérations graves et malveillantes des versets », etc. Le troisième courant est
un défi sécuritaire pour le régime, c’est le plus médiatique car le plus violent. En
2006, le GSPC (groupe salafiste pour la prédication et le Jihad), organisation fondée
en 1998 par Hassan Hattab, annonçait son ralliement à El Qaïda. Son émir, Abou
Moussab Abdel Wadoud, soulignait les raisons de son ralliement dans une lettre
d’allégeance : « Nous avons entière confiance en la foi, la doctrine, la méthode et le
mode d’action de ses membres, ainsi qu’en leurs chefs et leaders religieux »15. Les
conséquences de ce ralliement au réseau d’El Qaïda sont observables dans la
nouvelle stratégie de violence. Pour la première fois en Algérie, la technique de
l’attentat suicide est intégrée dans le dispositif de guerre contre le régime. Ainsi le
jeudi 6 septembre 2007, un attentat suicide visait le cortège du président dans la ville
de Batna (22 morts et plus de 100 blessés). Le samedi 8, un nouvel attentat suicide
avait lieu contre la caserne de gardes-côtes à Dellys, il avait été perpétré par un
adolescent de 15 ans ! Le bilan est de 28 morts. Le 11 avril une triple attaque avait
provoqué à Alger 30 morts et 220 blessés. Tous ces attentats ont été revendiqués
par El Qaïda Maghreb. Après l’attentat sanglant du 11 avril 2007, un communiqué
d’El Qaïda au Maghreb islamique expliquait : « nous disons aux renégats et à leurs
maîtres croisés : recevez la nouvelle de la venue des jeunes combattants de l’Islam
qui aiment la mort et le martyr comme vous aimez la vie de débauche et de
délinquance, par Allah, nous ne déposerons nos épées ni ne savourerons la vie
13
Une idéologie qui prône le retour aux pratiques du temps du Prophète (salaf en arabe signifie « ancêtre »).
Pour une approche complète du terme voir Bernard Rougier (sous sa direction). Qu’est-ce que le
salafisme ?Paris : PUF, 2008.
14
Magharebia , 22/12/2006
15
Mathieu Guidère, « Une filiale algérienne pour Al-Qaida ». Le monde diplomatique, novembre 2006.
7
jusqu’à ce que nous libérions chaque pouce de la terre d’Islam de tout croisé et de
tout renégat et collaborateur (avec l’ennemi) et jusqu'à ce que nos pieds foulent notre
Andalousie perdue et notre Jérusalem bafouée». La prise du pouvoir n’est plus un
objectif. Dorénavant le GSPC aspire à devenir le représentant d’El Qaïda au
Maghreb et à faire du terrorisme son instrument de guerre. Avec moins de 1000
combattants, le GSPC est contraint de s’ouvrir : il ambitionne donc de servir de plateforme aux organisations terroristes régionales et surtout de devenir l’intermédiaire
incontournable pour l’envoie de combattants en Irak en contrepartie d’une aide
logistique d’El Qaïda dans la région16.
Comme nous le voyons « l’Islam officiel » est contesté à la fois par le courant
mystique, l’islamisme et par certains courants salafistes. Pour le régime, le contrôle
la diversité religieuse est source de menace. Elle favorise une libre interprétation du
message coranique susceptible de provoquer des violences. Dans cette perspective,
le contrôle des différentes formes d’expression religieuse au sein de l’Islam est un
impératif. Cette approche gouvernementale est appliquée avec la même rigueur aux
religions non musulmanes. On comprend dès lors mieux la réaction du régime face
au phénomène de conversion en Kabylie. Il n’en demeure pas moins que le régime
est animé par une idéologie destructrice dans la mesure où elle laisse à penser que
la diversité religieuse est source d’inquiétude et de violence. Une telle vision laisse à
penser que l’Algérie mais aussi plus généralement le Maghreb est frappé d’amnésie
collective en matière religieuse. Car l’inquiétante évolution de l’Algérie n’est pas
spécifique, les régimes voisins partagent les mêmes angoisses17. L’Islam officiel y
est contesté et émergent, là aussi, des courants qui redéfinissent le champ
religieux18. En effet, les réactions aux conversions au christianisme ou à
l’implantation de nouvelles églises suscitent, comme en Algérie, inquiétude et colère.
Et pourtant le paysage religieux au Maghreb n’a jamais été uniforme. La présence
des non musulmans est ancestrale. Certes la conquête de l’Afrique du Nord par les
Omeyyades à la fin du VIIe siècle éclipse les plus célèbres des églises d’Afrique :
Carthage et Hippone, dont Saint Augustin était évêque entre 396 et 430 ! Comme le
souligne François Decret : « l’Eglise de Carthage tient une place majeure dans
l’histoire du christianisme non seulement par ses martyrs, mais aussi grâce à sa
tradition conciliante et à ses illustres représentants, Tertullien, Cyprien de Carthage
puis Augustin d’Hippone »19. Cette histoire religieuse n’imprègne pas les sociétés
d’Afrique du Nord. De même la présence des juifs est millénaire et pourtant ils
demeurent perçus comme des « étrangers » que l’on soupçonne depuis la création
de l’Etat Hébreu, en 1948, de collision émotionnelle. Qu’il semble loin l’accueil en
Afrique du Nord des juifs persécutés dans l’Espagne du XV siècle ! L’histoire de la
diversité religieuse au Maghreb est impérative, elle est à même de s’opposer à la
vision réductrice que propage les Etats depuis les indépendances. Elle est un
préalable dans le processus de réappropriation de l’histoire plurielle de la région. En
fait elle peut ouvrir les sociétés vers un pluralisme politique fondé sur une histoire
16
The New York Times, 2007/11/22 « Foreign Fighters in Iraq Are Tied To Allied of US »
Smahane Bouyahia, Polémique au Maroc : les évangélistes sont-ils une menace ?
(http://www.afrik.com/article8209.html) ;
18
S. Ferchiou (dir). L’islam pluriel au Maghreb. Paris : CNRS, 1996 ; Malika Zghal. Les islamistes marocains :
le défi de la monarchie. Paris : La découverte, 2005.
19
François Decret. Christianisme en Afrique du Nord ancienne. Paris : Le Seuil, 1996
17
8
religieuse où cohabitent diverses croyances. Malheureusement, une telle évolution
n’est pas à l’ordre du jour.
III. Démocratie et diversité religieuse
L’ordonnance 06-03, adoptée par le parlement, a été critiquée par le Département
d’État dans son rapport sur la liberté religieuse dans le monde20. Bien qu’il n’existe
pas de données fiables sur le nombre de non musulmans en Algérie, l’évaluation
courante qui en est faite est d’environ 5000. En se fondant sur des chiffres fournis
par des responsables des communautés chrétiennes, il y aurait 3000 membres des
églises évangéliques, la plupart en Kabylie, et 300 catholiques. Et pourtant, la
présence des chrétiens en Algérie est ancienne. Dans un compte-rendu d’un
document de 200 pages résumant la rencontre des délégués des quatre diocèses
d’Algérie, l’auteur souligne : « rendue faible numériquement et spirituellement par les
épreuves qui l’ont atteinte –départ d’un million d’Européens presque tous chrétiens
en 1962, départ à partir de 1994 du petit groupe qui s’était formée après
l’indépendance, assassinat des 19 religieux-, l’Église d’Algérie n’a en réalité pas
cessé d’approfondir sa mission ». L’Algérie d’aujourd’hui voit arriver de nouveaux
chrétiens : « la présence de migrants venus de l’Afrique subsaharienne qui traversent
l’Algérie à la recherche d’un passage vers l’Europe, et le développement très rapide
de nouvelles communautés ecclésiales non catholiques – principalement
évangéliques- notamment en Kabylie ». Dans ce contexte, les délégués formulent la
question suivante : « Quelle est la mission de l’Église d’Algérie ? ». Du point de vue
politique, on pourrait formuler la nécessité d’accepter une société plurielle et
diversifiée. Le départ du million d’Européens et l’exil des 140 000 juifs algériens21 ont
appauvri la société algérienne dans sa diversité.
La guerre d’indépendance a favorisé un nettoyage ethnique et religieux. Elle a
également enfermé la société algérienne dans une dynamique de l’authenticité
meurtrière qui l’a entraînée dans un processus d’auto-mutilation qu’a constitué la
guerre civile. A la violence contre les francophones s’est opposé l’éradication des
islamistes…Il est fort à craindre aujourd’hui que la dynamique du nettoyage ethnique
se poursuive : tous les ingrédients pour son déchaînement sont présents. Le
phénomène de l’évangélisation en Kabylie représente une formidable opportunité de
faire violence à une population – les Kabyles – perçue dans l’imaginaire politique des
partisans de « l’Islam officiel » comme une cinquième colonne. Lorsque le quotidien
El Khabar écrit : « les cloches des églises résonnent aujourd’hui au pied du
Djurdjura » il ne manque pas de susciter des réactions de violence auprès de son
électorat qui y voit là le retour des « croisés ». Les émeutes qui ont embrasé la
Kabylie deviennent l’objet d’une relecture qui ne manque pas d’inquiéter. Selon le
journal Al Zaman (5/6 mai 2001) le leader du RCD, Said Saadi, aurait : « sciemment
induit en erreur les autorités algériennes en leur révélant l’existence en Kabylie
d’imprimeries clandestines éditant des ouvrages de théologie chrétienne destinés à
être distribués dans toute l’Afrique ». C’est sur la base de ces données que la
gendarmerie aurait déclenchée des recherches menant à l’arrestation du lycéen
Massinissa Guermah. Son décès, le 18 avril 2001, dans les locaux de la Brigade de
20
21
International Religious Freedom Report 2006
Daniel Rivet ; Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation. Paris : Hachette, 2002, p.55
9
gendarmerie de Béni-Douala, provoqua des émeutes et la mort d’une centaine de
personnes. L’ampleur de la répression généra un mouvement de contestation qui
déborda de la Kabylie et atteignit les petites villes du massif des Babord. La
gendarmerie, le gouvernement et l’Etat furent conspués par des manifestants
constitués de jeunes chômeurs, de cadres etc. A l’instar des jeunes sympathisants
du FIS au début de la décennie quatre vingt dix, ils criaient leur haine du mépris (la
hogra) qu’affiche les forces de sécurités à leur égard. Confiné à la Kabylie, le
ressentiment qu’exprimaient les contestataires trouva un écho dans le reste du pays.
Pour le régime les événements de Kabylie représentaient l’ouverture d’un « second
front » après la guerre contre les islamistes22. En décembre 2001, dans son rapport
la commission soulignait : « les troubles continuent, parfois s’étendent, et rien ne
laisse prévoir l’apaisement dans un délai raisonnable ». L’appel lancé par certains
responsables kabyles à une autonomie de la région et les rumeurs de création de
groupes armés berbères laissaient craindre que la politique de concorde civile
inaugurée par le président, pour mettre fin à la guerre contre les islamistes, ne
débouche sur une réconciliation, non pas avec les islamistes, mais avec les
émeutiers de Kabylie.
Ces évolutions ne favorisent pas l’installation de la démocratie en Algérie. Les
contraintes imposées à la liberté religieuse démontrent l’incapacité du régime à créer
les conditions d’une société plurielle. L’idéologie unanimiste qui anime les dirigeants
de l’Etat menace la stabilité et la sécurité de l’Algérie. La non-reconnaissance de la
diversité de la société algérienne a conduit ce pays à se déchirer. La guerre de
libération a donné naissance à l’Etat algérien mais a broyé la pluralité de la société
algérienne dans un unanimisme de façade. La liberté religieuse en Algérie est
soumise au même diktat que ceux imposés à la liberté politique. Et pourtant il est
impératif, dans le cadre de l’installation de la démocratie, de parvenir à un « pacte
culturel », seul à même de consolider « un pacte politique ». Comme le souligne
Jean Leca : « Les problèmes de la construction de l’Etat, de la société civile et de la
société politique sont préalables à la construction de la démocratie, et celle-ci n’est
pas un moyen pour les résoudre mais en serait plutôt le produit émergeant »23.
Luis Martinez
CERI-Sciences-Po
22
23
Alain Mahé, Histoire de la grande Kabylie. Ed Bouchène, 2001, p.506
Jean Leca, « Paradoxes de la démocratisation ». Pouvoirs, n°86, 1998
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