La ville africaine et ses immigrants : les Guinéens au Sénégal et à
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La ville africaine et ses immigrants : les Guinéens au Sénégal et à
La migration guinéenne vers Dakar 1 La ville africaine et ses immigrants : les Guinéens au Sénégal et à Dakar Guillaume Lefebvre, Docteur en Géographie Texte organisé par Michel Lesourd* *texte élaboré à partir du travail original de G. Lefebvre : « La migration guinéenne vers Dakar. Mutation d’un espace migratoire international », thèse pour le Doctorat en Géographie, Université de Rouen, 2003, 351 p., 21 p. d’annexes. Texte publié dans « L’Afrique. Vulnérabilité et défis », LESOURD M. (coord.) Collection Questions de géographie, Nantes (France), © Éditions du Temps, 2003, 447 p., pp. 159-198 Yaadu Senegaali ko yaadu safaari (Aller au Sénégal, c’est aller chercher fortune) proverbe peul du Fuuta-Jaloo Malgré quelques courants migratoires importants vers l’Europe occidentale ou les Etats-Unis, comme les migrations sénégalo-maliennes (Robin, 1996) ou Cap-Verdiennes (Lesourd, 1995), l’essentiel des migrations africaines s’effectue à l’intérieur du continent. L’exemple guinéen est saisissant puisqu’au milieu des années quatre vingt dix, sur plus d’un million d’émigrés, à peine 20000 étaient installés en Europe ou aux Etats-Unis. Au début des années 1990, on comptait moins de 7000 Guinéens en Europe Occidentale, contre plus de 600000 au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Les ressortissants originaires de la République de Guinée sont les étrangers les plus nombreux installés au Sénégal. Ils constituent, avec l’émigration Burkinabé principalement vers la Côte d’Ivoire et le Ghana, l’une des plus importants migrations d’Afrique de l’ouest. Arrivés par vagues successives depuis la fin du XIX° siècle, principalement de la région du Fouta-Djalon, ils ont d’abord migré vers le monde rural sénégalais. Au début des années 1960 et durant la dictature d’Ahmed Sékou Touré, la migration s’est recentrée sur Dakar. Les Guinéens ont alors investi le petit commerce et les activités de services inférieurs délaissés par les nationaux sénégalais. Depuis le début des années 1980, l’immigration guinéenne s’est transformée. De nombreux migrants se sont définitivement installés et une nouvelle génération de sénégalais d’origine guinéenne est apparue. Les activités économiques se sont diversifiées et les pratiques spatiales des migrants se sont adaptées à un contexte urbain dakarois en constante évolution. Malgré la fin de la dictature en Guinée et la persistance de la crise économique au Sénégal, les Guinéens continuent d’affluer vers la capitale sénégalaise. La vigueur de la circulation marchande et humaine entre les deux pays témoigne des liens persistant entre les deux espaces. I. Migrations guinéennes : un parcours au Sénégal En Afrique de l’ouest, la mobilité humaine s’est accélérée en grande partie à cause de la recherche de ressources financières ou matérielles dans un contexte de crise économique aiguë et persistante et de l’augmentation du nombre de réfugiés. La migration guinéenne vers Dakar 2 Le Sénégal est un pays pauvre (IDH 2001 : 0,430, 156ème mondial) mais relativement bien équipé en Afrique de l’ouest : Dakar, ancienne capitale de l’Afrique Occidentale Française, est une métropole importante et un pôle attractif pour les populations des pays voisins. A l’inverse, la Guinée demeure un pays d’émigration vers les pays limitrophes. Depuis presque un siècle, une série de facteurs sociaux, économiques et politiques ont poussé des centaines de milliers de ressortissants guinéens à quitter leur pays pour trouver ailleurs de quoi survivre. Une part non négligeable s’est rendue au Sénégal par vagues successives. Rappel historique L’émigration guinéenne vers le Sénégal ne débute pas avec la colonisation. Dès la période précoloniale, la mobilité entre les territoires actuels de la Guinée et du Sénégal était loin d’être négligeable. Le commerce, les aléas politiques et climatiques de toute nature produisirent un espace de relation dense. Au XVIII e siècle, la constitution de la théocratie du Fouta-Djalon favorisa un expansionnisme peul lié à une certaine forme de prosélytisme religieux auquel mit fin la colonisation française. Cette dynamique provoqua un mouvement migratoire vers les marges des montagnes du Fouta-Djalon et notamment vers le sud de l’actuel Sénégal. Avec la création des territoires guinéens et sénégalais, les migrations changèrent de nature et les migrants acquirent une nouvelle identité qui s’imposa progressivement en plus des héritages socioculturels précoloniaux. La mise en place d’un nouvel ordre économique basé sur l’exploitation des richesses naturelles des différentes colonies engendra de profonds déséquilibres régionaux. La Guinée, faiblement exploitée, devint un réservoir de main d’oeuvre pour certaines colonies voisines. C’est dans ce contexte que les migrations guinéennes vers le Sénégal débutèrent. Elles furent déclenchées par la culture de l’arachide qui utilisa assez tôt les bras valides des jeunes paysans étrangers. En Guinée, ce mouvement migratoire saisonnier (navétanat : travailleur agricole saisonnier louant sa force de travail pendant la saison agricole) toucha surtout les habitants du Fouta-Djalon, région de plateaux cuirassés élevés (1000-1500 m), pauvres, très densément peuplés (surtout dans les régions de Pita et Labé), à activité agro-pastorale peu rémunératrice. Les flux démarrèrent timidement à la fin des années 1920 et connurent une accélération après la seconde guerre mondiale. Au milieu des années 1950, le courant migratoire était devenu un véritable exode que la politique économique et humaine désastreuse de la Guinée indépendante contribua à intensifier. Au début des années soixante, le déclin de l’offre de navétanat entraîna le détournement partiel des flux vers d’autres destinations comme la Côte d’Ivoire, le Liberia ou la Sierra Leone. A l’indépendance, les déséquilibres régionaux produits par la colonisation ne s’atténuèrent pas. L’exode au début des années quatre-vingts, touchait près de 2 millions de personnes, soit près d’un tiers de la population totale du pays. Les paysans formaient la majorité des émigrants et enrichissaient les économies des pays voisins qui trouvèrent dans la débâcle guinéenne une source de main d’oeuvre intarissable et bon marché. Les destinations étaient multiples, mais les pays limitrophes recueillaient la plupart des émigrés. Le Sénégal et la Côte d’Ivoire accueillaient les trois quarts des migrants guinéens. Le reste se répartissait entre le Mali, la Sierra Leone et le Liberia, mais aussi la Guinée-Bissau, la Gambie, la Mauritanie ou le Gabon. L’immigration guinéenne a continué d’augmenter dans la décennie 1980, ce qui souligne les carences de l’économie guinéenne et la persistance de l’exode qu’a connu ce pays pendant plusieurs décennies même après la chute du régime d’Ahmed Sekou Touré. Les Guinéens parmi les étrangers au Sénégal : importance et répartition Selon le R.G.P.H de 1988, sur un total de 197023 étrangers résidant au Sénégal, les Guinéens forment le groupe le plus important (64638, 32,8%). Il sont suivis par les Bissau-guinéens (31517, 16%), les Mauritaniens (26735, 13,6%), les Gambiens (24590, 12,5%), les Maliens La migration guinéenne vers Dakar 3 (19359, 9,8%). Depuis les années 1970, les étrangers se concentrent surtout dans les centres urbains, exception faite de la communautés gambienne qui réside principalement en milieu rural (88,7%). Sauf les Bissau-guinéens, on les trouve surtout dans l’agglomération dakaroise. C’est le cas de 62,2% des Guinéens (19,2% dans les autres villes, 18,4% en milieu rural). Les étrangers au Sénégal en 1988 70000 60000 50000 40000 30000 20000 10000 us tr. ue eA si ér A A m .A A fr .W iq lo ng hr ag M ra Pa ys A fr eb s be ue iq pe ro .A ut A o .F .W A fr Eu nc ra M al i e bi ie am G an rit is au M eB né ui G G ui né eC on ak ry sa u 0 Les étrangers par région en 1988 Régions Nombre % Dakar Kolda Kaolack Tambacounda Ziguinchor Saint-Louis Thies Fatick Diourbel Louga 70 231 33 370 20 347 19 965 15 784 9 197 7 559 4 470 2 010 1 510 38.0 18.1 11.1 10.8 8.6 5.0 4.1 2.4 1.1 0.8 Total 184 443 100.0 Source : RGPH 1988 La destination sénégalaise est, avec la Côte d’Ivoire (jusqu’en 2000), une exception dans la sous-région : le Sénégal est un important pôle d’accueil pour les migrants guinéens. Fuyant la pauvreté ou la terreur, ces derniers ont longtemps été attirés par la stabilité politique et la « prospérité » relative du Sénégal, où par ailleurs, la tradition d’hospitalité (teranga) a perduré et a facilité l’intégration de nombreux groupes étrangers. La migration guinéenne vers Dakar 4 Depuis plus de vingt ans, l’immigration guinéenne a changé de nature. Le monde rural sénégalais a été progressivement abandonné au profit des villes et plus particulièrement de l’agglomération dakaroise (plus de 2 000000 d’habitants). Naguère paysans, les immigrés guinéens se sont reconvertis dans le commerce et l’artisanat urbain où ils subissent une concurrence de plus en plus rude dans un contexte de crise économique aiguë. Ils sont concentrés dans trois secteurs principaux d’activités qui regroupent près de 80 % des actifs. D’après le recensement de 1988, sur 38828 occupés de nationalité guinéenne, 19913 sont employés dans les professions de l’agriculture (51%) et 11197 (28,8%) dans les deux secteurs des commerces et services. Les professions de production (8 %), de transport (3.5 %), les professions intermédiaires et techniques (3,1 %), les professions intellectuelles supérieures et les professions de direction (respectivement 0,7 % et 0,4%) arrivent loin derrière. Ces données doivent être considérés avec prudence car la fluidité des parcours professionnels liée à la saison ou à la conjoncture immédiate est importante. La place qu’ils occupent dans l’espace, dans l’économie et dans la société est liée à un certain nombre de facteurs contraignants et dynamiques. Elle est révélatrice des vicissitudes historiques qui les ont contraint à migrer. Mais surtout, elle reste fermement liée aux conditions d’altérité et d’extra nationalité dans une grande métropole ouest africaine. L’analyse départementale et régionale de la structure professionnelle de l’immigration guinéenne nous montre une nette dichotomie entre le milieu urbain et le milieu rural.Dans les départements de Kolda, Sedhiou, Velingara, Gossas, Foundiougne, Kaffrine, Tambacounda, Kédougou, Nioro-du-Rip, Bakel et Bignona, 60 à 90 % des immigrés guinéens sont employés dans l’agriculture. Ces taux témoignent de l’épopée arachidière et de la nature rurale de l’immigration guinéenne au Sénégal. Les Guinéens sont également très nombreux dans l’exploitation forestière et la transformation du charbon de bois que l’on retrouve surtout dans les régions de Tambacounda, Kaolack et Kolda. Dans les départements urbanisés, Dakar, Pikine, Rufisque, Mbour, Thiès ou dans les villes comme Diourbel ou Ziguinchor, on rencontre les Guinéens dans le secteur tertiaire, dans les petites activités commerciales de services : boutiquier, porteur, manœuvre, vendeur de cola, d’eau, d’orange, de banane, de charbon, d’arachide grillée, laveur de voiture, fripier, blanchisseur, tailleur ou menuisier... Toutes les agglomérations importantes du Sénégal recensent d’importantes communautés guinéennes spécialisées dans le commerce généraliste et dans certaines filières économiques spécifiques. Selon les régions, le poids des Guinéens dans le commerce est variable. Ainsi, en Casamance, la présence guinéenne est très importante, alors que, dans les régions wolof, ce poids est moindre, du fait de la concurrence très vive d’autres groupes, comme celui des BaolBaol. La migration guinéenne vers Dakar 5 Structure de l’emploi des immigrés guinéens au Sénégal par région en 1988 7000 6000 5000 4000 3000 2000 1000 0 Kolda commerce Tambakunda agriculture production Kaolack transport Dakar Ziguinchor services artisanat autres Quatre régions ont une place spécifique dans les processus migratoires guinéens : - Un espace du vide qui couvre le tiers nord-est du pays. Dans cet espace, les immigrés guinéens vivent dans les centres urbains. Il peut s’agir de grandes agglomérations comme Diourbel (105000 hts) ou Saint-Louis (150000 hts), à l’intérieur desquelles les Guinéens se livrent à leurs activités commerciales traditionnelles, de centres secondaires comme Louga, Bambey ou Tivaouane ou de villes en pleine expansion comme Richard-Toll ou l’agglomération Touba-Mbacké (400000 hts). Ces deux dernières ont connu une expansion économique et spatiale considérable. La première grâce à la présence de la Compagnie Sucrière Sénégalaise, la seconde parce qu’elle est devenue un grand centre religieux entretenant des relations d’affaires intercontinentales. - La région frontalière sénégalo-guinéenne. Dans les arrondissements de Salemata, Bandafasi, Fongolimbi et la commune de Kédougu (12000hts), les Guinéens sont relativement peu La migration guinéenne vers Dakar 6 nombreux. Cette région est le prolongement géographique et historique du Fouta-Djalon et plus particulièrement de l’ancien diwal (province) de Labe. Les dynamiques migratoires sont anciennes et répondent à des stratégies familiales ou claniques qui, sans ignorer la frontière, la négligent, l’utilisent et finalement la franchissent sans sortir du cadre social traditionnel. Il est alors difficile de caractériser certaines de ces migrations à court rayon de déplacement comme des migrations internationales. En 1988, les premiers représentait 48,60% de la population totale de l’arrondissement frontalier de Salémata, devant les autochtones Tenda (40,14%), les Diakhanké (9%) et les Malinké (2%). Désormais, Kédougu est une ville Peul dont l’essentiel des habitants originaires de la région de Mali et de nationalité sénégalaise depuis plusieurs générations ne sont pas recensés en tant que citoyens ou migrants guinéens. - Un axe de concentration autour de l’enclave Gambienne avec l’arachide comme dénominateur commun. Hétérogène, cet ensemble se distingue par un dénominateur commun qui a déclenché le processus d’arrivée des migrants : la culture de l’arachide qui, pendant plus de cinquante ans, a drainé des centaines de milliers de paysans vers les terroirs du Sine, du Saloum, du Baol ou de la Casamance. Du point de vue humain, social et démographique, on retrouve les immigrés guinéens dans les villes (Kaolack, 220000 hts) des trois régions de production, mais aussi en campagne, où les opportunités sont restées importantes : vieux bassin de l’arachide (sud des régions de Fatick et de Kaolack), Terres Neuves arachidières (Est de la région de Kaolack, extrême ouest de la région de Tambacounda), Casamance agricole (régions de Kolda et Ziguinchor). - Un pôle de concentration à Dakar et dans la presqu’île du Cap-Vert. Dès l’instant où le monde rural n’a plus offert de perspectives économiques intéressantes, Dakar est devenu le pôle principal de l’immigration guinéenne au Sénégal. Rejoignant les ruraux sénégalais, les migrants étrangers ont convergé vers l’agglomération dakaroise. La désorganisation et l’appauvrissement du monde rural sénégalais liés à la crise de l’arachide et aux deux grandes sécheresses des années 1970-1980 ont rendu les destinations rurales moins attrayantes. Les Guinéens se sont réorientés vers la conurbation dakaroise qui s’étend jusqu’à Thiès et Mbour, villes situées toutes deux à moins de 80 km de la capitale. Cette polarisation de Dakar dans le système migratoire guinéen n’est donc pas spécifique à ce groupe de migrants et rejoint le phénomène de métropolisation du système migratoire international (Simon, 1995). La migration guinéenne vers Dakar 7 La migration guinéenne vers Dakar 8 La migration guinéenne vers Dakar 9 Des filières familiales, une migration masculine Les migrants guinéens organisent leur départ le mieux possible avant de s’engager l’aventure. Ils s’insèrent dans des structures d’accueil organisées autour de réseaux de solidarité familiaux, villageois et régionaux. Cette organisation est liée à la continuité des flux migratoires guinéens depuis près d’un demi-siècle. Le voyage de la Guinée vers Dakar a longtemps été une authentique aventure, un exploit physique et un pari sur la vie. Depuis la normalisation des relations entre les deux pays en 1979, le voyage a perdu son caractère incertain et est organisé. Les filières sont essentiellement familiales. Les premiers migrants ont fait venir leur famille et permis à ses membres de s’appuyer sur eux pour venir à leur tour. Des réseaux d’entraide se sont mis en place et les filières se sont développées rapidement entre certaines régions guinéennes et la capitale sénégalaise. Aujourd’hui, la plupart des nouveaux migrants arrivent avec l’adresse d’un parent à Dakar auprès duquel ils trouvent gîte, couvert et parfois un emploi. Cette solidarité est un devoir social pour les migrants déjà installés qui, pour la plupart, en ont bénéficié. L’entrée sur le marché du travail est rapide : la bienséance veut que l’on ne soit pas un poids pour son entourage. Comme la vie dakaroise est onéreuse, les jeunes migrants acceptent n’importe quel emploi. La venue de jeunes est encouragée par l’entourage familial et soigneusement préparée. La migration est déclenchée à la demande d’un parent installé à Dakar qui a besoin d’un apprenti La migration guinéenne vers Dakar 10 avec lequel peut s’instaurer un climat de confiance légitimé par la filiation. Le principe de la « noria », « qui consiste au remplacement des aînés par les cadets en un même lieu » (Bredeloup, 1995) n’est pas exceptionnel. Les boutiquiers mauritaniens la pratiquaient aussi. Les caractéristiques démographiques de l’immigration guinéenne ne sont pas exceptionnelles. On remarque des comportements similaires chez les Mauritaniens par exemple : très forte majorité d’hommes, nombreux célibataires, peu de jeunes enfants et une polygamie rare. Ce comportement diffère selon que le migrant réside à Dakar ou dans le monde rural. Le sex-ratio de l’immigration guinéenne est largement en faveur des hommes (59% de la population guinéenne au Sénégal). Ce taux est plus élevé à Dakar ville (62%), et comparable à celui des les Maliens (58%) et des Mauritaniens (62%), au contraire des communautés bissau guinéennes et gambiennes où l’immigration est majoritairement féminine. Mais, depuis plusieurs décennies, le nombre de femmes a tendance à augmenter régulièrement. A Dakar, le taux de masculinité est en baisse constante depuis 1958, passant de 244 à 166 en 1988. La migration reste encore une affaire d’homme. Les femmes qui migrent seules sont peu nombreuses et celles qui le font sont généralement considérées comme des femmes aux moeurs légères. La plupart migrent pour des raisons matrimoniales : la quasi totalité est venue rejoindre leur conjoint. En milieu rural, la venue de la famille est assez rapide et pose assez peu de problème. En ville, les contraintes économiques empêchent souvent les migrants de la faire venir. Le coût du logement est prohibitif et la vie est beaucoup plus onéreuse à Dakar qu’ailleurs au Sénégal. Enfin, compte tenu du jeune âge des néo-migrants, beaucoup de néomigrants sont jeunes et n’ont pas encore fondé une famille Le schéma migratoire est donc relativement classique : le migrant grandit au village et émigre à l’âge de 15 ans. Pendant une trentaine d’années, il travaille, se marie et tente de bâtir une maison au village. Une fois ces différentes opérations menées à bien, le migrant retourne au village pour y prendre une retraite bien méritée. Il peut aussi, cas fréquent, rester au Sénégal. Structure démographique de l’immigration guinénne au Sénégal (1988) 90 et plus 80 - 84 ans Hommes 70 - 74 ans Femmes 60 - 64 ans 50 - 54 ans 40 - 44 ans 30 - 34 ans 20 - 24 ans 10 - 14 ans 00 - 04 ans 600 0 500 0 400 0 300 0 200 0 100 0 0 100 0 200 0 300 0 400 0 500 0 La migration guinéenne vers Dakar 11 Des motivations relativement uniformes Pourquoi les Guinéens émigrent-ils ? La réponse est évidente : ko kalisoo (c’est pour l’argent) ou ko liggey (c’est pour le travail). Malgré un discours qui mythifie le pays d’origine et en fait une contrée pacifique et prospère, le jugement est sévère et certains affirment « qu’il n’y a rien au village, qu’on ne peut pas commercer, ni gagner de l’argent. ». Le motif financier et professionnel est très largement évoqué par près des deux tiers des migrants. De nombreux Guinéens affirment être venus faire du commerce, considéré comme l’activité économique la plus lucrative et la plus accessible pour qui n’a pas reçu d’éducation en français. Contrairement à la plupart des activités artisanales, le commerce n’est pas une activité castée et peut donc être effectué par toutes les catégories sociales. Par ailleurs, après les études coraniques, le commerce jouit d’un certain prestige dans les sociétés sahéliennes ouest africaines. Les autres raisons invoquées sont l’exil politique, la volonté de faire des études, la curiosité. Toutes ces raisons ont évolué depuis cinquante ans. Les motivations économiques sont donc très largement avancées pour expliquer la départ et elles prennent de plus en plus le pas sur la nécessité politique et scolaire. On vient à Dakar d’abord parce qu’on pourra y gagner plus d’argent qu’en travaillant la terre au village. La réussite économique de certains Guinéens a amplifié le mythe dakarois où l’on peut encore espérer faire fortune à la sueur de son front. Le retour au village de certains qui ont construit des maisons en dur consolide un peu plus le désir des plus jeunes de s’exiler. Et dans la mesure où l’émigration vers d’autres destinations comme la Sierra Leone ou le Liberia est temporairement difficile ou impossible, Dakar demeure une destination privilégiée. II. Les Guinéens à Dakar : les étrangers dans la ville De 18 447 hts en 1904, la ville de Dakar est passée à 350 000 hts en 1960, 800 000 en 1988 et dépasse aujourd’hui le million d’habitants (agglomération : plus de 2,2 M hts). Bien qu’elle ait été créée par les Français et qu’elle appartienne coutumièrement aux Lébou, la ville doit une partie de sa croissance à l’exode rural des campagnes sénégalaises, wolof en particulier. Mais les étrangers venus des autres colonies de l’A.O.F ou d’ailleurs, ont apporté leur contribution à la croissance de la ville et permis la constitution d’une société urbaine multiculturelle. Le recensement électoral des Guinéens à Dakar (1993) propose le chiffre de 82 771 Guinéens. Le recensement de 1988 sous-estime considérablement la présence guinéenne (24484) dans l’agglomération. Le nombre réel de Guinéens dépasse probablement 100000 personnes. Les Guinéens dans l’espace urbain dakarois L’immigration guinéenne vers Dakar est ancienne, diverse, spatialement éclatée. La variété des situations sociales et spatiales a entraîné une multitude de stratégies d’accès au logement qui expliquent pour une part cette dispersion. En effet, la situation rencontrée par les anciens fonctionnaires coloniaux, dans les années cinquante, est radicalement différente de celle que vivent aujourd’hui, les centaines de primo-migrants démunis venant du Fouta-Djalon. En l’absence d’une quelconque ségrégation ethnique ou nationale, le facteur social explique pour une large part les différentes stratégies résidentielles des immigrés guinéens. La dispersion s’explique aussi par la structure professionnelle des migrants. La présence d’un très grand nombre de commerçants boutiquiers et d’entreprises de service, installés à tous les coins de rues et résidant sur place, a entraîné un éclatement de la communauté guinéenne dans tous les quartiers. A Dakar, il n’est pas une rue qui n’accueille son boutiquier, son charbonnier, son blanchisseur ou son marchand de fruits guinéen. La migration guinéenne vers Dakar 12 La migration guinéenne vers Dakar 13 Une concentration dans les quartiers centraux et péri-centraux populaires Contrairement à beaucoup d’autres groupes de migrants étrangers, les Guinéens se concentrent plutôt dans les quartiers centraux ou péri-centraux de la ville. Cette concentration suit un axe sud-nord qui part de la partie septentrionale du Plateau, se poursuit vers Rebeuss, la Médina, Grand-Dakar, Derklé et débouche sur les grands quartiers populaires périphériques de Grand-Yoff et des Parcelles Assainies. - Au Plateau, les Guinéens se tiennent principalement entre l’avenue Georges Pompidou et le boulevard Faidherbe d’une part et à la limite de la Zone Industrielle, d’autre part. Ils se signalent surtout rue Sandiniéri où ils font prospérer leurs commerces de fruits depuis presque un demi-siècle. Cette rue est l’un des lieux de concentration les plus originaux de la communauté guinéenne de Dakar. Le symbole est fort : la plupart des Dakarois associent automatiquement le nom de cette rue au commerce fruitier et aux Guinéens. Les Guinéens sont dans deux autres secteurs du Plateau : Niayes-Tioker et Rebeuss. Dernière poche de précarité et de pauvreté, Niayes-Tioker fait depuis l’année 1999 l’objet d’une opération immobilière de grande envergure et oblige les habitants de ce quartier à partir ailleurs. Dans ce quartier sous-intégré, on constate avec étonnement la grande variété des La migration guinéenne vers Dakar 14 activités économiques (restauration, couture, menuiserie, commerce de détail...) des immigrés guinéens. Rebeuss, plus hétéroclite, tant du point de vue du bâti que de la composition sociale de sa population, est un quartier pauvre où travaillent les ferrailleurs et les fondeurs. Peu de Guinéens pratiquent cette activité, mais ils tiennent une place prépondérante dans le commerce et la restauration populaire locale. A coté des Européens, des Cap-Verdiens, des Libanais, des Sénégalais et des Africains de toutes origines, les Guinéens sont une des composantes du melting-pot du Plateau. Mais, contrairement aux Libanais qui ont acquis de véritables fortunes immobilières, les Guinéens résident principalement dans les immeubles vétustes, les maisons coloniales en ruine ou dans les quartiers de baraques, dernière survivance des bidonvilles intra-urbains. - Plus au nord, la Médina, quartier populaire du centre ville, est le grand lieu de concentration de l’immigration guinéenne du centre ville. Les guinéens sont le troisième groupe « ethnique » du quartier (9%) derrière les Wolof (34%) et les Toucouleur (13%) (Di Meo, 1987). Il accueillerait entre 7.000 et 11.000 Guinéens. Ils se trouvent surtout de part et d’autre de l’Avenue Blaise Diagne et aux alentours du Marché Tylène. Ce quartier est l’un des principaux bassins d’emploi pour la colonie guinéenne de Dakar qui y tient des boutiques, des ateliers de couture ou des tangana (restauration rapide). Le marché Tylène est un lieu d’embauche privilégié à l’intérieur et autour duquel des Guinéens font prospérer des affaires de vente de fruits, de légumes et de boucherie depuis plusieurs décennies. Et pour marquer un peu plus la guinéanité de ce quartier, à l’angle des rues 19 et 22, un bus de type « Ndiaga-Ndiaye » effectue la liaison entre la Guinée et Dakar une fois par semaine. - Les quartiers de la Gueule-Tapée (prolongement occidental de la Médina), et de Colobane accueillent aussi une importante colonie guinéenne, mais contrairement au précédent, l’empreinte guinéenne se lit moins dans le paysage urbain. Colobane n’est pas à proprement parler un quartier résidentiel, mais plutôt un ensemble composite jouxtant un vaste bidonville, doublé d’un immense chantier informel de mécanique, de ferraille et de chaudronnerie. - Plus au nord, à Grand-Dakar, les Guinéens sont encore très nombreux, mais leur présence dans le paysage urbain est beaucoup plus discrète. Ce quartier, auquel on peut adjoindre BeneTally, Niari-Tally, Ouagou-Niayes et Bopp, est le dernier lieu de concentration important de l’immigration guinéenne dans le centre ville avant les quartiers périphériques de Grand-Yoff et des Parcelles Assainies. Grand-Dakar est le quartier populaire le plus peuplé de la ville où les conditions de logement sont semblables à celle de la Médina. Les immigrés guinéens partagent leur condition avec des Sénégalais et d’autres étrangers. La forte mixité empêche l’émergence des particularismes ethniques et nationaux. Les Guinéens, malgré leur importance numérique, ne paraissent pas plus nombreux qu’ailleurs. Une présence moins forte dans les quartiers résidentiels Aux S.I.CAP, aux H.L.M, à Fann ou à Mermoz, les immigrés guinéens sont moins nombreux qu’ailleurs. Aux S.I.CAP Liberté et Sacré-Cœur, il existe une concentration de terrassiers ou manœuvres guinéens qui se sont installés avec leurs familles. Ils suivent le déplacement des chantiers du front d’urbanisation vers Yoff. Les espaces non bâtis de ces quartiers permettent aux immigrants sans moyens de s’installer à peu de frais, bravant la colère des propriétaires de terrains, l’insécurité et des conditions d’hygiène déplorables. Cette concentration ne doit pas occulter l’absence relative des Guinéens dans les quartiers des classes moyennes. Ce qui confirme l’idée que l’on se fait du migrant guinéen, désargenté et besogneux et qui partage sa précarité avec les bonnes serer et diola. La migration guinéenne vers Dakar 15 Une situation contrastée dans les quartiers périphériques Deux types de situation se dégagent : d’une part, la région occidentale de la presqu’île, formée par les villages traditionnels lébou de Ouakam, Ngor, Yoff ; et d’autre part, les grands quartiers populaires de Grand-Yoff et des Parcelles Assainies qui font la jonction avec les banlieues plus lointaines de Pikine et de Guediawaye et où l’on constate des concentrations d’immigrants guinéens aussi importantes que dans les quartiers centraux. A Ouakam, la communauté guinéenne est anciennement installée. Il y a quelques décennies, le quartier était aussi enclavé que le sont aujourd’hui les banlieues des Parcelles Assainies ou de Guediawaye. Les Guinéens y avaient trouvé des logements bon marché et fait venir leur famille. Ouakam était avant tout le domaine des tailleurs de pierre guinéens qui, jusqu’au début des années quatre-vingts, étaient les seuls à accepter les travaux pénibles dans les carrières de basaltes. L’absence de ghetto Certains quartiers comme la Médina, Rebeuss ou Niayes-Tioker sont profondément marqués par la présence guinéenne, mais il n’existe pas de ghetto guinéen à Dakar. D’une manière générale, il n’existe pas dans cette ville de phénomène de concentration. La diversité des populations qui composent Dakar entraîne des pratiques spatiales multiples qui révèlent des logiques citadines différentes, largement conditionnées par la situation socio-économique de chaque groupe. Aucun quartier de Dakar n’est exclusivement contrôlé par un groupe social ou ethnique particulier, malgré quelques noyaux de concentration évidents, comme c’est le cas pour les Libanais sur le Plateau, les Cap-Verdiens dans les S.I.CAP Baobab et Karack ou les Européens à Mermoz. L’originalité de Dakar réside effectivement dans cette mixité qui existe depuis la fondation de cette ville et dans l’absence de segmentation ethno-territoriale que connaissent pourtant d’autres villes d’Afrique. Le creuset dakarois semble être un puissant facteur d’homogénéisation pour les groupes ethniques qui constituent cette mosaïque sociale et culturelle. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de manières différenciées de pratiquer l’espace urbain, ni que certains groupes sociaux, certaines confréries religieuses ou certains groupes ethniques (Lébou et Halpulaaren) n’aient pas la volonté de montrer l’influence légitime ou imaginaire qu’ils ont dans l’espace urbain. Les causes de l’absence du phénomène de ghettoïsation sont également liées à la composition ethnique originale de Dakar, où l’autochtone lebou ne représente pas plus de 2 % de la population totale. Les Wolof sont les plus nombreux et leur langue est devenue une lingua franca citadine, mais ils sont loin d’être majoritaires. 98 % des habitants ne sont dakarois que depuis moins d’un siècle…. La communauté guinéenne, hétérogène, s’est déployée selon des stratégies qui ont toujours exclu le regroupement communautaire. Il n’existe pas de regroupements régionaux dans la ville de Dakar : il n’y a pas de quartiers pour les originaires de telle ou telle région de Guinée. Les Peul du Fouta-Djalon ont eu peu de peine à se couler dans l’espace dakarois. Musulmans tidjanes, ils partagent une parenté culturelle et linguistique avec le groupe Halpuularen sénégalais (Peul et Toucouleur). Socialement, la précarité que vit la majorité des immigrants peul-fouta est partagée avec d’autres migrants sénégalais. A l’autre extrémité de la pyramide sociale, les hommes d’affaires, les intellectuels ou les commerçants guinéens partagent leur réussite sans distinction de race ou de nationalité. La réussite d’un certain nombre a donc été accompagnée, dans la plupart des cas, d’un redéploiement dans des quartiers plus aisés. Les politiques urbaines menées dans l’agglomération depuis trente ans sont un facteur explicatif de la distribution spatiale des Guinéens. Compte tenu de la précarité de leur situation résidentielle, ils sont en première ligne lors des opérations de « déguerpissement » La migration guinéenne vers Dakar 16 lancées par le gouvernement sénégalais. Comme de nombreux sénégalais peu fortunés, ils forment un sous-prolétariat urbain contraint régulièrement à l’exil à la recherche de nouveaux espaces laissés libres par la pression immobilière en attendant d’être à nouveau expulsés quelques années plus tard. Guinéens et marché immobilier Les premiers Guinéens installés à Dakar étaient des élèves ou des fonctionnaires coloniaux en poste dans la capitale de l’A.O.F. Aisés, ils étaient trop peu nombreux pour avoir un rôle dans l’immobilier dakarois. Ils furent rejoints par des commerçants malinké puis par d’anciens navétanes reconvertis dans le colportage, la domesticité ou dans les activités ingrates de la blanchisserie, de la vente de charbon ou du gardiennage. Pauvres, ceux-ci résidaient dans des bidonvilles, des zones insalubres laissées libres par l’urbanisation. Ils louaient des chambres dans les baraques de la Médina, de Fass, ou du Plateau.. La ségrégation résidentielle coloniale fit place à l’indépendance à une ségrégation plus économique et à la ségrégation nationale. Celle-ci a été pratiquée pour les opérations immobilières pour lesquelles les critères d’attribution des titres de propriété étaient soumis à la condition de nationalité. Après l’indépendance, les étrangers jouèrent un rôle moindre dans la croissance urbaine. Le marché était entretenu par la bourgeoisie locale qui se faisait une place au détriment des Français, et par l’Etat qui se porta acquéreur d’une grande partie du patrimoine foncier de la ville. Les communautés libanaises (quartier du Plateau) et capverdiennes (quartiers lotis par la SICAP : SICAP Baobab et Karak) furent les seules communautés étrangères à jouer un rôle de premier plan sur le marché immobilier dakarois. Et, si c’est bien de l’étranger que vinrent les principaux acteurs du marché immobilier, il s’agit essentiellement des Sénégalais émigrés. Ainsi, les Soninké et Manjak en France profitèrent de la vente des parcelles de Grand-Yoff, alors que les Toucouleur furent les bénéficiaires des lotissements de Guediawaye, initialement créés pour les « déguerpis » des bidonvilles du centre de Dakar. L’explication de la faible pression guinéenne sur le marché foncier est liée à la structure socioprofessionnelle des immigrés. Les Guinéens occupent principalement les emplois les moins qualifiés et les moins rémunérateurs. Ils sont rarement en mesure de satisfaire aux exigences financières réclamées et se trouvent donc dans l’impossibilité de rivaliser sur le marché immobilier avec les nationaux ou avec certains étrangers comme les Libanais ou les Cap-Verdiens. Leur précarité économique, amplifiée par leur altérité, pousse la majorité d’entre eux à louer dans les quartiers les moins exposés à la rente immobilière. Les immigrants guinéens viennent chercher du travail à Dakar, et les principales zones pourvoyeuses d’emploi dans le secteur des services ou du petit commerce informel (veilleurs de nuit, manutentionnaires, laveurs de voitures, coursiers...) se concentrent dans les quartiers centraux. C’est la raison pour laquelle tant de Guinéens sont installés dans des quartiers proches du centre ville. La plupart de migrants considèrent leur logement comme provisoire. Peu de Guinéens sont propriétaires. Il s’agit souvent des cadres, des intellectuels, des commerçants aisés qui ont déjà, dans la plupart des cas, construit une maison au village. Des Guinéens sont propriétaires dans les quartiers populaires de Grand Yoff ou Colobane, Pikine, Guediawaye, Thiaroye, et dans les zones résidentielles de Point E, de Fann ou des S.I.CAP. Mais la majorité des immigrés se trouve en situation de précarité ou de domination résidentielle, locataire dans des maisons en dur ou dans des baraques. Ceux qui ont pu amasser un petit capital, préfèrent envoyer leurs économies dans leur village natal afin d’y faire construire une maison. Tout d’abord parce que le lien avec le lieu d’origine reste fort chez la plupart, ensuite parce qu’au Sénégal, la situation peut se retourner comme cela fut le cas pour les ressortissants mauritaniens en 1989. La migration guinéenne vers Dakar 17 La société dakaroise ne semble pas marginaliser ses immigrés guinéens plus que les jeunes domestiques serer ou diola qui partagent souvent leurs difficiles conditions d’existence. Ces dernières sont exactement dans la même situation sur le marché du travail. Elles sont exploitées pour des salaires de misère, dans des secteurs très concurrentiels et faiblement productifs où les gains sont peu importants et les places plutôt rares. La situation des Guinéens dans l’espace dakarois a plusieurs causes. D’une part, ces derniers ont afflué massivement vers Dakar à la fin des années soixante. Par rapport, aux Wolof, aux Lebou et à d’autres groupes étrangers comme les Cap-Verdiens, les migrants guinéens sont arrivés tardivement sur le marché immobilier. En outre, ils n’ont pas bénéficié des investissements d’une diaspora émigrée en Europe, au contraire des groupes Soninké, Toukouleur ou Manjak. L’exemple manjak est intéressant : en partie originaires de la Guinée Bissau, beaucoup de Manjak, émigrés en France, ont préféré construire à Dakar plutôt qu’à Bissau. Ils ont permis à leur groupe, très minoritaire dans la population sénégalaise, de détenir un capital immobilier significatif à Grand-Yoff ou aux Parcelles Assainies. III. Sociabilité et activités des Guinéens dans la métropole dakaroise La société guinéenne de Dakar est une société hybride, plus tout à fait guinéenne, pas encore vraiment sénégalaise. Aux contradictions sociales des sociétés de départs se sont greffés de nouveaux problèmes propres aux conditions de la migration. Les querelles politiques, les rivalités ethniques ou régionales, les relations avec le milieu d’origine ou avec d’autres lieux de migration ont créé un nouvel espace social qui ne cesse de se redéfinir. Cet espace vécu et représenté est construit sur la situation dans le pays d’origine, tantôt mythifié, tantôt honni, mais également en fonction de la situation au Sénégal avec l’émergence d’une nouvelle catégorie de citoyens sénégalais d’origine guinéenne. On peut donc se poser la question de la pertinence du concept de sentiment d’appartenance à une nation guinéenne. Composition ethno-sociale Le découpage territorial issu de la colonisation a entraîné la constitution d’Etats multiethniques ou multi-nationaux. Comme la plupart des Etats africains, le territoire guinéen est une mosaïque ethnique et culturelle. On distingue quatre pôles ethno-territoriaux plus ou moins homogènes. La façade maritime (région de Basse Guinée) est peuplée par les Soussou et les populations que ces derniers assimilent progressivement depuis plus d’un siècle (Baga, Nalu, Landuma, Mikifore). Une aire peul correspond au massif du Fouta-Djalon et à la région de la Moyenne Guinée. L’aire malinké, peuplée également par des populations que ces derniers ont absorbées culturellement, correspond à la région de la Haute Guinée. Enfin une Guinée forestière, hétérogène, est circonscrite aux régions de la forêt dense subéquatoriale peuplée de Kissi, Manon, Toma, Konon ou Guerzé. Cette division minore l’existence de certains groupes (Tenda : Bassari et Koniagui, Jallonké), les relations entre groupes et l’aspect dynamique de l’identité. Issue du « regard colonial », elle est peu pertinente. Les dynamiques identitaires ne sont qu’un aspect des solidarités : les réseaux de parenté, de sociabilité peuvent s’établir sur d’autres supports comme la religion, le commerce, l’origine géographique et nationale. Mais les structures associatives guinéennes et certains dirigeants ont tendance à utiliser l’ethnie comme une arme politique. Les réseaux associatifs Comme d’autres, la communauté guinéenne de Dakar est structurée en associations qui révèlent les réseaux de solidarité extra familiaux et aussi les tensions du microcosme guinéen. La migration guinéenne vers Dakar 18 Le mouvement associatif guinéen au Sénégal est né après la seconde guerre mondiale. On distingue plusieurs types d’associations : - Les associations généralistes ont pour objectif de rassembler tous les Guinéens immigrés sans distinction d’ethnie, de religion ou d’appartenance politique. La plus importante reste sans conteste l’U.R.G.S (Union des Ressortissants Guinéens du Sénégal). Née au lendemain de la chute du régime de Sékou Touré, cette association apolitique a pour objectif d’aider les Guinéens du Sénégal dans leur vie quotidienne et de les soutenir lors d’événements importants : décès, maladies, baptêmes, etc. - Les associations de quartiers veulent pallier les carences des associations traditionnelles. Ne se retrouvant pas dans les associations existantes, des jeunes ont créé leur propre espace de solidarité. Il en existe une demi-douzaine sur l’ensemble de la commune de Dakar (Pikine et Guediawaye excepté). Ces associations poursuivent approximativement les mêmes objectifs et ont le même mode de recrutement apolitique et non discriminatoire. Dans les faits, l’origine des membres de chacune de ces associations est différente : dominante Soussou, ou Peul. Les dirigeants des associations affirment lutter contre ces ségrégations involontaires. - Contrairement aux précédentes, les associations ethniques permettent à certains Guinéens de se réunir dans des cadres exclusifs. Ces associations régionales ou ethniques témoignent du cloisonnement de l’espace guinéen. A Dakar, chaque région est représentée par une association : Association des ressortissants et originaires de la Basse-Guinée, Association des ressortissants de la Guinée forestière, Association des ressortissants malinké, Coordination des originaires du Fouta. Toutes n’ont pas la même importance. La plus active est la Coordination Peul-Fouta, qui représente les neuf préfectures de Moyenne-Guinée et des Peul d’autres départements. Elle est une structure d’entraide et de solidarité basée sur la parenté ethnique. Apolitique, elle est cependant une tribune pour les membres influents de la communauté peul du Fouta-Djalon. Peu représentative du commun des migrants (elle regroupe des notabilités respectées qui ont réussi au Sénégal), elle est un élément incontournable du paysage associatif guinéen. - Les bolönda (assemblée en Pulaar) sont des associations villageoises et probablement les formes associatives guinéennes les plus dynamiques. Contrairement aux autres structures, elles sont moins sensibles aux aléas politiques et plus enracinées dans les pratiques associatives traditionnelles des Peul qui sont les seuls à s’être regroupés de cette manière. Tous les ressortissants du Fouta-Djalon n’adhèrent pas à ce type d’association, mais les bolönda sont les associations guinéennes les plus nombreuses de Dakar et on en recense également un peu partout en province. Leur mode de fonctionnement est quasiment identique à celui des caisses de solidarité des migrants de la vallée du fleuve Sénégal installés en France. Chaque migrant verse une cotisation mensuelle qui est utilisée pour des réalisations villageoises (construction de mosquée, d’école ou de dispensaire) ou pour l’aide d’un compatriote en difficulté à Dakar. La faiblesse des ressources d’une grande partie des migrants limite l’action des associations à un rôle d’entraide et de solidarité pour les seuls migrants. L’aide au village, sous la forme de construction d’ouvrage d’utilité publique, est un objectif clairement défini qui semble faire l’unanimité des membres. – Les autres types d’associations : Bien que la religion musulmane revête une importance capitale pour l’écrasante majorité des Guinéens expatriés, il n’existe aucune association religieuse organisée et il n’y a pas de mosquées réservées à la communauté guinéenne, qui prie dans les lieux de culte de ses hôtes sénégalais. Beaucoup de Peul-Fouta se retrouvent pour prier ensemble ou organiser des veillées religieuses à l’occasion des grandes fêtes musulmanes : la plupart de ces rassemblements sont informels, mais sont inscrits dans la durée. Ces « associations » existent à Ouakam, Grand-Yoff, Grand-Dakar, à la Gueule Tapée ou à Fass, mais il ne fait aucun doute qu’il en existe ailleurs. A Grand-Yoff, il existe une association à vocation culturelle et religieuse, la Fondation Karamoko Alfa. – La migration guinéenne vers Dakar 19 Tensions identitaires Les tensions internes au mouvement associatif guinéen sont liées aux contradictions de la société guinéenne et au problème du sentiment d’appartenance à une nation. Il n’existe pas à Dakar d’association guinéenne qui transcende les différences ethniques, politiques ou régionales et qui rassemble autour d’un projet commun l’ensemble de la communauté expatriée. Les associations de quartiers pourraient répondre à cette attente, mais elles sont trop récentes (moins de 10 ans d’existence) et peu représentatives de l’ensemble de la communauté guinéenne dakaroise. Aussi, la « solidarité guinéenne », prêchée par toutes les composantes de l’immigration et par les autorités consulaires, est restée lettre morte sur le terrain associatif. Ceci favorise donc les regroupements ethnique et villageois. Ceux-ci ne sont pas nécessairement des indices d’exclusion, mais ils révèlent un repli communautaire aux dépens de la communauté nationale. Le terroir, la culture, la société d’origine, l’identité ethnique et religieuse sont devenus les moteurs du regroupement associatif. L’ethnicisation de la politique guinéenne a amplifié les divisions entre communautés et a créé des fractures. Pour l’instant, l’union ne paraît pas être de mise et si tout le monde regrette cette situation, personne ne semble prêt à faire le premier pas. La communauté guinéenne de Dakar est donc la victime indirecte de la faiblesse de l’Etat guinéen. La société guinéenne de Dakar doit prendre en compte l’émergence d’une nouvelle catégorie de population : les « originaires » qui sont en fait des Sénégalais d’origine guinéenne de « deuxième génération ». Les originaires sont majoritairement jeunes (moins de 40 ans) et sont sénégalais parce qu’ils sont nés sur le territoire sénégalais. Le droit sénégalais n’interdisant pas formellement la possession d’une autre nationalité en plus de la nationalité sénégalaise, beaucoup de jeunes gens d’origine guinéenne possèdent les deux nationalités sans que cela pose de problème particulier. On peut donc aujourd’hui rencontrer la deuxième, la troisième ou la quatrième génération d’enfants de migrants guinéens. Beaucoup d’entre eux semblent bien intégrés à la société dakaroise et parlent parfaitement le wolof. Cette wolofisation que les vieux peul regrettent ou nient est la manifestation la plus visible de l’intégration des allogènes au modèle social islamo-wolof qui semble s’imposer partout au Sénégal comme le modèle culturel dominant. Beaucoup de ces jeunes non nés en Guinée et qu’ils ne connaissent pas toujours, ressentent le besoin d’affirmer leur identité guinéenne. Cela rejoint un désir de reconnaissance et de valorisation sociale auprès de sa communauté d’origine, alors qu’ils sont encore souvent désignés comme des étrangers mais n’ont jamais possédé autre chose que des papiers sénégalais. Cette affirmation identitaire s’exprime donc le plus souvent par une participation active dans le tissu associatif. S’associer dans des cadres formels n’est pas propre aux jeunes guinéens et est commune à tous les jeunes dakarois. A Dakar, les associations étudiantes, politiques, culturelles, sportives, régionales, les associations de quartiers et autres tontines sont innombrables. Il s’agit vraisemblablement d’une adaptation urbaine de formes associatives traditionnelles comme les associations de classe d’âge (fedde en pulaar) ou les associations féminines. Le bouillonnement associatif permet aux jeunes d’adhérer à une multitude d’associations le plus naturellement du monde sans remettre en question leur appartenance à l’un ou l’autre groupe. Cette multiplicité peut alors permettre le rapprochement de réseaux associatifs, la mixité sociale, ethnique ou régionale. L’affirmation des groupes de jeunes sénégalais d’origine guinéenne n’a fait que brouiller un peu plus le schéma identitaire qui a implosé depuis la disparition de Sékou Touré avec la dégradation significative et inquiétante des relations entre groupes ethniques guinéens. La parenté ethnique, linguistique ou culturelle a redynamisé d’autres formes de solidarité et a apparemment sublimé la « forme moderne » d’allégeance nationale exclusive et ce, malgré La migration guinéenne vers Dakar 20 l’acceptation des normes internationales qui font de l’espace du territoire d’Etat l’espace de référence des migrations internationales. Mais les stratégies identitaires de nombreux migrants africains relèvent d’une multiplicité des appartenances. La dimension réticulaire des sociétés africaines va à l’encontre de la territorialité nationale et révèle une fluidité et une souplesse d’adaptation qui rejoint les analyses sur l’ « espace social global », ici la Grande Sénégambie (Barry, 1995), incluant Guinée Bissau, Guinée Conakry, sud-ouest du Mali, sud Mauritanie, ensemble cohérent de pays cimentés par une histoire, une économie et une sociologie communes et parcouru par des réseaux de solidarité et d’échanges qui s’inscrivent dans un cadre géographique plus large que le territoire d’Etat. Il serait toutefois simpliste de balayer les identités nationales d’un revers de main et nier l’importance du cadre spatial étatique post colonial. Car ce dernier « construit sur des lignes, des limites, des plages circonscrites, des rigidités, et associé à un temps rigoureux, tend à résorber la fluidité d’espaces faits de centres et de confins, de marges, de gradients, vécus dans une durée sans césure franche.» (Roland Pourtier). Aussi, est-il utile de rappeler qu’en milieu urbain, la scolarisation et l’apprentissage par les nouvelles générations des processus de formation historique ont renforcé le sentiment national et la dimension exclusive de l’identité. Ce processus en est à un stade de développement différent d’un pays à un autre, mais il progresse globalement. Par ailleurs, le mode de vie dakarois qui est également largement véhiculé dans les grandes villes de province permet d’individualiser nettement les Sénégalais de leurs voisins maliens, guinéens ou gambiens pourtant culturellement proches et parfois de même ethnie. Aussi, les migrants se positionnent de plus en plus par rapport aux identités nationales guinéennes et sénégalaises. Ceci ne signifie pas que les autres formes de solidarités transversales disparaissent. Mais, celles ci s’adaptent et se transforment nécessairement dans une Afrique plus urbanisée, mieux scolarisée et informée. Les Guinéens dans l’espace économique dakarois L’accès des migrants guinéens au marché du travail et les possibilités de connaître une réussite économique et une ascension sociale notables sont limités par un certain nombre de facteurs discriminants : la formation initiale des immigrants lorsqu’ils arrivent à Dakar ; la possibilité d’intégrer des réseaux économiques spécifiques structurés ; la date d’arrivée des migrants, puisque le marché de l’emploi de Dakar s’est fortement comprimé lors des trois dernières décennies,. Une absence caractéristique de formation La spécialisation professionnelle des guinéens dans les commerces et les services a été rendue possible par la liberté d’accès de ces activités pour les étrangers. Mais, elle est également étroitement liée à une absence singulière de formation chez la majorité des migrants (73% : aucun niveau d’instruction ; 14%, cycle primaire, 5%, secondaire). Précisons qu’il s’agit de l’instruction donnée en français : on peut estimer que 75% des Guinéens ont été éduqués en arabe ou en peul et ont fréquenté l’école coranique. Cette absence de formation empêche donc l’accès au secteur formel dans lequel un minimum d’instruction en Français est requis. Aussi, le commerce est-il devenu, au fil du temps, le débouché inévitable de milliers d’immigrants assez instruits en arabe ou en pulaar pour tenir une comptabilité mais trop peu ou trop différemment pour espérer un emploi ailleurs. Quant aux moins instruits ou aux analphabètes, ils se dirigent surtout vers les métiers les plus difficiles des services inférieurs (gardiennage, « écailleurs » de poisson, porteurs, poussepousse…), du micro commerce de détail ou des travaux de force (B.T.P, terrassement…). Ces métiers ne réclament aucune compétence et ne sont soumis à aucun contrôle administratif. La migration guinéenne vers Dakar 21 Commerce ethnique Le développement des économies transnationales s’est renforcée avec la mondialisation des échanges et avec le développement des économies de diaspora basée sur des réseaux de solidarité familiale ou ethnique. Existe-t-il dans la capitale sénégalaise une forme d’entreprenariat spécifiquement guinéen, fonctionnant avec des mécanismes de décisions relevant de stratégies propres à la ou aux différentes communautés guinéennes ? Au Sénégal, il y a sans conteste des secteurs d’activités dominés par telle ou telle catégorie de population. Mais le facteur ethnique reste limité dans la constitution des réseaux économiques performants. Les Bambara et les Dioula contrôlent effectivement le circuit de la cola, au moins pour le gros, les Maures ont eu le monopole du commerce de détail jusqu’en 1989, les Cap-Verdiens sont longtemps restés les spécialistes du bâtiment, mais ce phénomène d’entreprise ethnique demeure fragile et relativement marginal. Certes, les Guinéens sont très représentés dans le commerce du charbon et des fruits. Mais on retrouve des Guinéens dans beaucoup d’autres secteurs de la vie économique urbaine. Dans les secteurs où ils sont nombreux ils sont concurrencés par d’autres groupes et perdent des parts de marchés. La relève est souvent mal assurée par les jeunes générations nées au Sénégal, qui ne veulent pas être, comme l’ont été leurs parents, enfermées dans un ghetto économique. La ville de Dakar offre un éventail de possibilités d’embauche pourvu qu’on soit formé. Ici, pas de dynamiques spécifiques comme celle des Maghrébins et des Asiatiques en Ile de France, des Chinois à New York, des Cubains à Miami, des Pakistanais en GrandeBretagne ou des ressortissants du Surinam aux Pays-Bas. Crise économique persistante et concurrence avec les nationaux Le marché du travail dakarois a connu des bouleversements importants depuis deux décennies et les migrants guinéens doivent affronter une concurrence en plus en plus vive de la part des dakarois et des autres migrants originaires du Sénégal. A la fin des années 1960, l’économie arachidière a décliné et entraîné le Sénégal dans une longue crise économique qui a culminé entre la fin des années quatre-vingts et le milieu des années quatre-vingt-dix. Des P.A.S (Plan d’Ajustement Structurel), ordonnés par la Banque Mondiale et les principaux bailleurs de fonds, ont alors été mis en place. Ils ont provoqué un désengagement de l’Etat, jusque-là très puissant, dans tous les secteurs de l’économie. Ces P.A.S ont eu des conséquences négatives sur l’emploi. Le secteur formel (public et privé) a vu ses effectifs diminuer sensiblement, entraînant une précarisation du salariat . Mais si le secteur formel est en crise profonde, le secteur informel (ou non-enregistré), qui doit faire face à l’afflux de milliers de travailleurs exclus du secteur formel « n’a pas pris le relais sur le marché de l’emploi » (Bocquier, 1996). Or, c’est précisément dans ce secteur que les Guinéens sont les plus nombreux. Leur faible degré de formation et la sénégalisation de l’emploi dans l’économie formelle les ont contraints à trouver refuge dans les espaces économiques les moins attractifs. Parallèlement, l’émigration vers l’étranger et une relative période de croissance économique avait détourné les Sénégalais de ces espaces. Aujourd’hui, les plans de restructurations, les licenciements, la limitation des embauches dans le secteur public, les difficultés pour émigrer, la croissance démographique ont saturé le marché de l’emploi. Ils ont accru la concurrence des nationaux sénégalais qui négligeaient ces secteurs plutôt répulsifs dans lesquels les Guinéens s’investissaient volontiers. Variété des métiers La migration guinéenne vers Dakar 22 La place des migrants guinéens dans l’économie dakaroise véhicule, encore aujourd’hui, de nombreux stéréotypes. Si, effectivement, les migrants guinéens occupent principalement certains emplois, ils ne le font pas de manière exclusive. On retrouve des Guinéens à tous les niveaux de responsabilités et dans tous les secteurs d’activités de la vie économique. La structure socioprofessionnelle de la communauté guinéenne (R.G.P.H 1988) est variée, malgré l’importance du commerce. Dans la ville de Dakar, les Guinéens sont principalement occupés dans les secteurs du commerce et des services. Dans le quartier de Conakry II, le commerce et les services occupent même la quasi totalité des Guinéens. Globalement, 40.3% des Guinéens sont employés dans le secteur commercial et un tiers (32.9 %) dans l’artisanat et les services. Les professions du commerce sont très hétéroclites. Elles regroupent les commerçants grossistes, ceux de l’import-export, les détaillants, les boutiquiers et les vendeurs ambulants. Cependant, la plupart des Guinéens sont des vendeurs ambulants ou des petits commerçants. Structure de l’emploi des immigrés guinéens de Dakar 3000 2500 2000 1500 1000 500 s tre di au re ct io n le s el in te lle ct u éd ia ire s po ns tra in te rm rt re ag ric ul tu n uc tio od pr tis ar co m m er an at ce 0 Activité professionnelle des immigrés guinéens à Dakar en 1988 Types d’emplois Encadrement supérieur Professions Hauts fonctionnaires, directeurs d’entreprise Cadres supérieur, médecins, avocats Fréq 37 126 % 0.4 1.3 La migration guinéenne vers Dakar Encadrement moyen Artistes Esotérisme Professions du commerce Agriculture Professions des services et de l’artisanat Ouvriers Professions du transport Chômeurs, autres Total 23 Cadres moyens Techniciens Journalistes, photographes Employés de bureaux Instituteurs, profs du 1 et 2° Infirmiers, sages femmes, agents sanitaires Artistes Imams, astrologues, marabouts Commerçants grossistes Commis, vendeurs, détaillants Commerçants Vendeurs ambulants Gérants de kiosque Agriculteurs, horticulteurs Gargotiers, cuisiniers, dibitiers Maçons, charpentiers Plombiers, soudeurs Forgerons, bijoutiers Mécaniciens Electriciens Imprimeurs Menuisiers Blanchisseurs Cordonniers Gardiens, agents de sécurité Gardiens d’immeuble, balayeurs Tailleurs, ouvriers du textile Dockers, manutentionnaires Ouvriers de la chimie Chauffeurs Apprentis transporteurs, coxeurs, monnayeurs Chômeurs Sans réponses Autres Total 72 40 46 285 77 55 44 78 28 662 1 649 1 367 269 96 755 140 83 104 228 36 41 131 284 50 270 181 849 198 41 349 129 862 47 147 9 856 0.7 0.4 0.5 2.9 0.8 0.6 0.5 0.8 0.3 6.7 16.7 13.9 2.7 1.0 7.7 1.4 0.8 1.0 2.3 0.4 0.4 1.3 8.6 0.5 3.0 1.8 2.7 2.0 0.4 3.5 1.3 8.7 0.5 1.5 100.0 Source : RGPH 1988 Dans certains services (gardiennage, blanchisserie), les Guinéens ont une réputation de savoir faire, et d’honnêteté. Mais, après avoir ruiné les entreprises industrielles de blanchisserie, les Guinéens doivent affronter depuis peu la concurrence des femmes sénégalaises et délaissent peu à peu cette activité. La restauration populaire est une spécialité guinéenne. la « dibiterie » (viande grillée) et le « tangana » (gargote pour le petit déjeuner) du Peul-Fouta demeurent un élément caractéristique du paysage urbain dakarois. Les Guinéens sont très présents dans le secteur de la boucherie où ils ont remplacé les Maures après 1989. Aux marchés Sandaga ou Tylène, les bouchers guinéens sont majoritaires, même si depuis peu les Maures reviennent. Dans les métiers du bâtiment, les Guinéens sont régulièrement embauchés comme terrassiers, manœuvres, déblayeurs, et aussi comme maçons et charpentiers. Les agriculteurs guinéens La migration guinéenne vers Dakar 24 sont peu nombreux à Dakar, surtout employés comme maraîchers dans les Niayes. Le contraste est saisissant avec l’histoire des migrations guinéennes au Sénégal et avec la structure de l’emploi guinéen sur l’ensemble du territoire sénégalais. Les métiers du transport accueillent 4.8 % des Guinéens : beaucoup de chauffeurs de taxi sont guinéens. Une partie est propriétaire, la plupart salariés. L’activité professionnelle reste partiellement soumise à la stratification sociale traditionnelle : bijouterie, cordonnerie, menuiserie sont des activités généralement effectuées par des personnes appartenant à ces castes. Certaines activités ne sont pas castées, comme le métier de tailleur, ou sont trop liées à la modernité pour avoir un statut traditionnel (mécanique, plomberie, électricité). Les Guinéens, surtout jeunes, exercent des petites activités qui sont regroupés dans de vastes catégories comme celle de « manutentionnaire ». Ainsi le métier de monnayeur, qui consiste à faire de la monnaie sur les marchés ou dans les gares routières, moyennant une commission qui varie de 2.5% à 7.5 %, les métiers d’écailleurs de poisson, vendeurs d’eau, « poussepousse » ou porteurs. La sénégalisation de l’emploi du secteur formel et l’absence de formation de la grande majorité des migrants sont deux causes des faibles effectifs dans les emplois d’encadrement, de direction et à forte formation professionnelle. Mais les marabouts, bien qu’assez peu nombreux, sont représentés. Les Peul-Fouta, les Diakhanké et les Malinké-Mory, tous originaires de la Guinée, sont reconnus dans cette profession très spécifique et lucrative. Il en va de même pour les artistes guinéens qui, jusqu’à la fin des années soixante-dix, étaient reconnus comme de grands spécialistes de la musique africaine. Cette spécialité était celle de la caste des griots malinké dont la réputation dépassait largement les frontières de la Guinée et parfois les limites du continent africain. Vocation commerçante ? Le fait que plus de 40% des immigrés guinéens de Dakar se concentrent dans le secteur du commerce ne doit pas occulter la diversité des situations. Cette concentration est récente et opportuniste, et c’est en tant qu’agriculteurs que la quasi totalité des Guinéens est arrivée au Sénégal. Dans les années quarante, quelques navétanes guinéens complétaient déjà leurs revenus en devenant commerçants ou colporteurs pendant la saison sèche. Certains s’installèrent à Dakar pour commercer puis s’employèrent rapidement comme domestiques chez des Européens. C’est à la fin des années cinquante que les Guinéens, principalement les Peul-Fouta, se sont massivement reconvertis dans le commerce, s’adaptant à la conjoncture politico-économique des indépendances, au moment où l’arachide n’était plus assez rentable et où la situation économique et politique se dégradait notablement dans leur pays. Dans les années 1970, les Guinéens se sont dirigés vers des secteurs peu concurrentiels, inhabituels pour des hommes, comme la blanchisserie, ou physiquement usant comme les activités de portage. Ils se sont spécialisés dans des secteurs délaissés par les nationaux et qui ne réclamaient ni formation professionnelle, ni compétence particulière. Cependant, depuis le début des années quatre-vingts, les Guinéens investissent des activités plus valorisantes, exigeant un minimum de formation et deviennent tailleurs, menuisiers ou mécaniciens. Guinéens et marché du travail : les filières professionnelles Aujourd’hui le commerce spécifiquement guinéen semble se limiter à deux types de négoce : les fruits et le charbon. Ces deux filières marchandes sont indiscutablement contrôlées par des Guinéens ou des Sénégalais d’origine guinéenne. L’histoire des migrations guinéennes au Sénégal, les conditions de séjour et les développements économiques contemporains en Guinée et au Sénégal expliquent cette spécialisation . La migration guinéenne vers Dakar 25 Le commerce fruitier Il est le symbole de l’activité économique des Guinéens de Dakar. De l’importateur au détaillant, en passant par le grossiste, toutes les étapes de la commercialisation des fruits sont contrôlées par des Peul du Fouta-Djalon. Les Guinéens (Soussou et Peuls) se sont progressivement imposés dans la filière à la fin des années cinquante et durant les années soixante. Cette spécialisation se fondait sur les productions des régions d’origine des deux groupes (ananas, coco, mangue, agrumes). Le commerce des fruits à Dakar est aujourd’hui majoritairement contrôlé par les Peul-Fouta guinéens. Ces derniers, contrairement aux Soussou, se sont diversifiés et ont investi suffisamment pour conserver leur place dans la filière. Jusqu’au début des années soixante, les fruits provenaient surtout de la Guinée et du Sénégal. Progressivement, les lieux d’approvisionnement se sont élargis à d’autres pays. L’état désastreux des routes et la fragilité des produits empêchent aujourd’hui l’établissement d’échanges importants entre Dakar et la Guinée, mais les Guinéens contrôlent les importations (Côte d’Ivoire, Nigeria, Maroc, Europe). Le commerce des fruits est délicat, les produits sont fragiles, leur durée de vie faible. Il nécessite des investissements lourds, un contrôle parfait de la chaîne du froid, une grande connaissance du produit, une solide expérience et des relations de confiance entre les partenaires de la filière. Aussi, est-on étonné de découvrir, derrière les vieilles bâtisses coloniales de la rue Sandiniéri, l’existence d’installations frigorifiques importantes et une organisation parfaitement hiérarchisée. Le défi des commerçants fruitiers réside dans leur capacité à se moderniser et à supporter des investissements de plus en plus lourds. Selon la Chambre de Commerce de Dakar, il s’agit d’une question de survie pour la filière qui, pendant très longtemps, s’est contentée de fonctionner de manière informelle. Les grossistes importateurs ne représentent que le sommet d’une pyramide, constituée par des centaines de boutiquiers, détaillants ou vendeurs de rue. Un grand nombre de revendeurs est localisé sur la rue Sandiniéri, à proximité des importateurs et dans la plupart des marchés de la ville. C’est à Tylène (Médina) qu’ils sont les plus nombreux et les plus visibles. A l’échelon inférieur, on trouve des détaillants, installés dans tous les quartiers de la ville, près des grands carrefours et des centres commerciaux. Ils proposent quelques cartons de bananes, d’oranges, de pommes ou de mangues. Enfin, les vendeurs ambulants, munis de quelques kilos de fruits, arpentent la ville à la recherche de clients. Le charbon de bois Il s’agit de la deuxième filière contrôlée par les Guinéens. Contrairement à la filière fruit, le contrôle s’effectue de la fabrication du produit à la vente au détail. Cette spécialité n’est pas circonscrite au seul Sénégal, puisque, en Afrique de l’Ouest, les charbonniers sont souvent des Peul d’origine guinéenne. Cette spécialisation serait en partie liée à des aspects socio-culturels qui dissuaderaient la plupart des Sénégalais d’effectuer ce genre de négoce. Surtout, le commerce de charbon est un métier pénible et salissant qui jouit d’une très mauvaise réputation. L’exploitation forestière, la fabrication et la commercialisation du charbon de bois sont aux mains d’entrepreneurs privés contrôlées par l’Etat sénégalais. Les campagnes annuelles d’exploitation forestière sont décidées par une commission nationale qui regroupe les principaux ministères concernés. La filière bois est parfaitement hiérarchisée et les Guinéens ou les Sénégalais d’origine guinéenne sont présents à tous les niveaux. Aujourd’hui, le charbon de bois provient des régions orientales de Tambacounda, Kolda et Kaolack . Au sommet de l’organisation, on trouve les exploitants forestiers ou « patrons charbonniers », regroupés en G.I.E (Groupement d’Intérêt Economique), coopératives ou sociétés d’exploitation forestière. Presque tous Peul Fouta, ils ont un accès exclusif aux quotas de La migration guinéenne vers Dakar 26 production de charbon de bois et, compte tenu de l’importance stratégique de cette source d’énergie, disposent de puissants soutiens politiques. Au bas de l’échelle, on trouve les sourga, majoritairement guinéens, qui exploitent le bois et produisent le charbon pour le compte des patrons. La fabrication du charbon de bois est saisonnière et soumise à un calendrier très précis. La relation qui lie les patrons aux sourga est souvent de type traditionnel : la plupart des patrons sont d’anciens nobles et les sourga d’anciens captifs. Cette différenciation sociale ancienne est encore opératoire pour l’organisation du travail. Entre sourga et patrons charbonniers, on trouve également les « contre-place ». Ces derniers sont en quelque sorte des contremaîtres qui ont la confiance des patrons charbonniers. Ils organisent le travail sur les chantiers de coupe, s’occupent du recrutement des sourga et peuvent même convoyer le charbon jusqu’à Dakar. La commercialisation du charbon est assurée par des « coxeurs », commerçants intermédiaires qui achètent les chargements de charbon à Dakar ou dans les centres de stockage et les revendent aux détaillants installés dans les quartiers. Beaucoup de camions de charbon s’arrêtent à Pikine dans un centre de stockage, à proximité du marché Syndicat. Les autres chargements ravitaillent les quartiers du centre de Dakar. Comme la production, la vente du charbon à Dakar est entièrement contrôlée par des Guinéens. Coxeurs et détaillants sont liés par les mêmes relations traditionnelles qui lient les sourga aux patrons charbonniers. Chacun a un secteur géographique bien déterminé au-delà duquel il ne peut pas intervenir. De fait, la ville a été « partagée » et la distribution se trouve sclérosée par une organisation quasiment monopolistique, au-delà des problèmes réels d’approvisionnement en matière première. La filière rapporte beaucoup d’argent, mais les bénéfices sont inégalement répartis. Les patrons charbonniers et les coxeurs tirent de leur monopole des bénéfices considérables. Les sourga et les détaillants, qui se situent au plus bas de l’échelle, gagnent très peu d’argent et demeurent dans une situation de soumission. L’avenir des Guinéens dans la filière est menacé pour des raisons environnementales et à cause de la concurrence des autres sources d’énergie. La prise de conscience environnementale va à l’encontre des intérêts des forestiers guinéens dont les techniques de carbonisation sont remises en question. Bien que coûteux, le gaz a été adopté par des consommateurs qui ne voient que des avantages dans son utilisation. Mais le charbon de bois, moins cher, est encore utilisé quotidiennement chez des centaines de milliers de dakarois aux revenus modestes. Le Guinéen, boutiquier généraliste Depuis le départ des Maures en 1989, à la suite des événements sénégalo-mauritaniens, les Guinéens ont progressivement repris à leur compte l’ensemble du réseau de boutiques dakaroises. Leur forte présence dans le commerce de proximité est liée au départ des maures et à la concurrence encore modeste des Wolof sénégalais. L’habileté, la fermeté et un mode de vie spartiate permettent aux Guinéens de dégager des bénéfices plus facilement et d’investir et décourager la concurrence. Dans le quartier HLM 5, ils constituent 71 % des boutiquiers, 67 % à Fann-Hock, 57 % à Castors. La migration guinéenne vers Dakar 27 Boutique de Peul Fouta guinéen installée au Plateau, à l'intersection de l'avenue des Jambaars et de la rue du Maréchal Foch. Le propriétaire est arrivé à Dakar en 1992. Il a commencé à travailler en vendant des cigarettes à l'unité et des bonbons aux militaires du Camp Dial Diop voisin. Il a installé une petite boutique en tôle à ce carrefour en 1996 : lieu de passage de militaires, de travail des employés dans des immeubles résidentiels voisins, proximité de l'Ecole de Santé, de l'hôpital Aristide Le Dantec. Depuis, son activité commerciale s'est diversifiée : épicerie, fruits, droguerie, dépôt de pain, de combustible (charbon, gaz), vendeur de sandwichs. Mais il est également (sur place) formateur d'adultes au Coran et à la langue arabe, et a ouvert un télécentre. Contraint au déguerpissement à la fin de l'année 1999, il a replié provisoirement ses tôles et s'est discrètement contenté d'un petit étal de fruits, piles et bonbons posé sur une charrette. Il a remonté sa boutique quelques mois plus tard et a repris sa florissante activité. Très religieux, il mène, sur le trottoir, la prière pour sa famille (1 femme, 4 enfants, un frère et sa famille) qui l'aide dans son activité professionnelle. Il demeure avec les siens près du marché Sandaga au Plateau. Sur la photo, la boutique est en reconstruction. À gauche, le petit poste de vente de pain-sandwichs margarine-chocolat. © photo Michel Lesourd, 2000 Présente dans tous les quartiers de la ville, la boutique du Peul-Fouta est donc devenue un élément essentiel du paysage urbain dakarois comme l’était autrefois la boutique du Maure. La taille et le rayonnement commercial de la boutique varient d’un propriétaire à l’autre. Les plus modestes sont des baraques en tôles ou en bois de 3 ou 4m 2. Les plus nantis possèdent des boutiques qui peuvent approcher ou dépasser les 30m2. Son rôle dans la vie quotidienne des Dakarois est excessivement important puisqu’elle est le lieu d’achat privilégié pour les denrées alimentaires non périssables et pour les produits extra alimentaires. Les prix y sont généralement plus élevés qu’ailleurs. Mais ces boutiques ont des avantages et une souplesse que ne possèdent ni les marchés, ni les grands commerces du centre ville : elles vendent au détail ou au micro détail, le commerçant fait crédit à ses clients, (avec des intérêts), et gère parfois les revenus de certains comme le faisaient avant lui les boutiquiers maures. Enfin, la proximité des boutiquiers et leur immersion dans la vie quotidienne de leur rue favorise une certaine forme de sympathie entre le boutiquier et ses clients. La migration guinéenne vers Dakar 28 Leur main mise sur le commerce de détail a été progressive et ne s’est pas faite dans le gros ou de demi-gros. Ces derniers restent contrôlées par des Sénégalais, des Libanais, et éventuellement par quelques Guinéens et des Mauritaniens revenus timidement depuis 1989. Cet essor économique est trop récent pour qu’une accumulation capitaliste nécessaire à l’établissement de réseaux commerciaux ait eu le temps de se produire. Avec plus de 100000 personnes, les Guinéens forment la communauté étrangère la plus importante de l’agglomération dakaroise. Bien que très localisés dans les quartiers centraux et péri centraux populaires, ils se dispersent dans l’ensemble de l’espace urbain, des quartiers les plus résidentiels aux bidonvilles les plus insalubres. Il n’existe pas de quartiers spécifiquement guinéens, et les pratiques spatiales de ces derniers ont évolué en même temps que se développait la capitale sénégalaise. A l’instar des autres migrants, qu’ils soient sénégalais ou étrangers, les Guinéens ont été parfois bénéficiaires (souvent victimes) des grandes opérations immobilières qui ont jalonné l’histoire de la ville depuis la fin de la seconde guerre mondiale et plus encore depuis l’indépendance. Leur situation d’infériorité sur le marché immobilier s’est modifiée avec leur remarquable intégration dans l’économie urbaine et la réussite d’une partie non négligeable d’entre eux. Parallèlement aux évolutions résidentielles, la place des Guinéens dans l’économie urbaine a sensiblement évolué. Spécialisés dans l’artisanat et le commerce, ils ont su profiter du départ des Mauritaniens pour prendre la place que ces derniers occupaient dans le petit commerce urbain et diversifier leurs horizons professionnels. Peu diplômés, parlant pas ou peu le Français, ils étaient de toutes les façons exclus du secteur formel pour lequel la nationalité sénégalaise était souvent requise. Leur capacité d’adaptation dans une ville en crise de l’emploi continue donc d’étonner. Même si l’émigration de la Guinée vers le Sénégal demeure importante, un mouvement de retour s’est amorcé et la circulation migratoire augmente entre les deux pays. Les plus âgés rentrent légitimement après une vie de labeur passée au Sénégal et les plus jeunes n’hésitent plus à construire une maison au village et à y laisser leur famille ou l’une de leurs femmes. Le problème du retour des migrants se pose désormais pour les deux pays qui doivent gérer de nouvelles dynamiques et de nouveaux déséquilibres. Ceci n’est pas sans conséquence sur l’espace et la société sénégalaise. La métropolisation du système migratoire international a détourné les flux migratoires vers les grands centres économiques de la planète. A l’échelle sous-régionale, la capitale sénégalaise joue ce rôle. En quelques années, Dakar est devenue le pôle d’attraction principal de l’immigration guinéenne vers lequel la majorité des jeunes guinéens se rend directement, sans escale. Ceci au détriment du monde rural sénégalais qui a été, jusqu’à la fin des années soixante, le principal foyer d’accueil de l’immigration étrangère. Or, les problèmes ou les modalités d’insertion ou d’intégration sont plus complexes en ville qu’à la campagne. La concurrence sur le marché du travail ou sur le marché immobilier et la pression administrative y sont nettement plus forte, les tensions sociales y sont plus vives. Le système migratoire régional ouest africain sera donc sensible au développement d’entités nationales solides. Entre les idéalistes panafricains qui magnifient l’homogénéité de l’espace sénégambien, les discours politiques conventionnels et les pratiques spatiales quotidiennes, les migrants guinéens s’adaptent à leur pays d’accueil avec pragmatisme et selon des modalités différentes. Pour le moment, au Sénégal, les conflits au sein du tissu associatif guinéen entraînent la plupart des migrants et enfants de migrants à se replier sur des identités locales ou villageoises. Ce qui, d’une certaine manière, leur permet de ne pas rompre avec la communauté d’origine au sens strict, sans affirmer nettement leur identité guinéenne vis-à-vis des Sénégalais. Néanmoins, cet équilibre est précaire et dépend largement de la situation politique et sociale des deux côtés de la frontière. La migration guinéenne vers Dakar 29 CEDEAO : Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest EMUS : Enquête Migration et Urbanisation au Sénégal (1993) REMUAO : Réseau Migration et Urbanisation en Afrique de l’Ouest RGPH : Recensement Général de la Population et de l’Habitat (1988) SICAP : Société Immobilière du Cap-Vert Bibliographie ANTOINE P., DIOP A.B. (sous la dir. de) - La ville à guichets fermés ? Itinéraires, réseaux et insertion urbaine, Dakar / Paris, IFAN / ORSTOM, 1995, 360 p. 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