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LA RESPONSABILITÉ DE L’ÉTAT
EN CAS DE VIOLATION
DE LA CONVENTION EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME PAR UNE LOI :
QUEL FONDEMENT?
Conseil d’Etat de France,
8 février 2007, Gardedieu
par
Fabrice LEMAIRE
Maître de conférences en droit public
Université de la Réunion
L’arrêt Gardedieu du 8 février 2007 du Conseil d’Etat de France
vient expressément trancher un problème depuis longtemps
débattu : la responsabilité de l’Etat du fait d’une loi inconventionnelle. Un décret du 27 février 1985 avait augmenté la cotisation
minimale obligatoire à la caisse de retraite autonome des chirurgiens dentistes à laquelle avait adhéré M. Gardedieu. Estimant cette
augmentation illégale, ce dernier continua de régler ses cotisations
sur la base de l’ancienne réglementation. Le tribunal des affaires de
sécurité sociale (TASS) qui fut saisi du litige posa au Conseil d’Etat
la question préjudicielle de la légalité du décret puisqu’en France,
un juge civil n’a pas le pouvoir d’apprécier la légalité d’un acte
réglementaire (1). La haute juridiction administrative conclut à son
illégalité au motif qu’il n’avait pas recueilli l’accord de la majorité
des assujettis au régime en violation des dispositions du Code de la
sécurité sociale (2). Toutefois, une loi du 25 juillet 1994 décida de
valider «sous réserve des décisions de justice devenues définitives,
les appels de cotisations du régime d’assurance vieillesse complémentaire des chirurgiens-dentistes effectuées en application du
décret n° 85-283 du 27 février 1985». Le TASS rejeta donc l’exception d’illégalité excipée par M. Gardedieu, ce qui contraignait celuici à payer les sommes litigieuses. Il se tourna alors vers le Premier
ministre pour obtenir réparation du préjudice que lui avait causé
(1) T.C., 16 juin 1923, Septfonds, Rec. C.E., p. 498, Dall., 1924-III-41, concl. Matter.
(2) Cons. Etat fr., 18 février 1994, Gardedieu, Rec. C.E., T., pp. 746, 750, 1199.
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l’intervention législative. Sa demande étant restée sans suite, il saisit le tribunal administratif de Paris sur le fondement de la jurisprudence La Fleurette qui permet d’engager la responsabilité de
l’Etat pour les dommages causés par une loi sur le fondement de
l’égalité des citoyens devant les charges publiques (3). Sa requête
ayant été rejetée, il fit appel du jugement en arguant également du
caractère fautif de la loi en ce quelle méconnaissait le droit à un
procès équitable posé par l’article 6, §1er de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour administrative d’appel de
Paris rejeta à son tour son recours.
En cassation, le Conseil d’Etat fit droit à sa demande (4). L’assemblée plénière, après avoir rappelé que la responsabilité de l’Etat du
fait des lois pouvait être engagée sur le principe d’égalité devant les
charges publiques (I), a décidé de créer une nouvelle hypothèse de
responsabilité pour les lois contraires au droit international (II).
I. – La responsabilité de l’Etat
du fait des lois fondée sur l’égalité
devant les charges publiques
Après avoir énoncé que «la responsabilité de l’Etat du fait des lois
est susceptible d’être engagée, d’une part, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de l’adoption d’une loi à la condition que
cette loi n’ait pas entendu exclure toute indemnisation, et que le
préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère
grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge
incombant normalement aux intéressés» (A), le Conseil d’Etat n’a
pas appliqué ce régime au cas de M. Gardedieu (B).
A. – Un rappel utile des conditions
d’application du régime
Les conditions auxquelles est subordonné l’engagement de la
responsabilité de l’Etat lorsqu’une loi a causé un préjudice méri(3) Cons. Etat fr., ass., 14 janvier 1938, S.A. des produits laitiers la Fleurette,
Dall., 1938-III-41, concl. Roujou, note Rolland; R.D. publ., 1938, p. 87, concl.
Roujou, note Jeze; S., 1938-III-25, concl. Roujou, note Laroque.
(4) Cons. Etat fr., ass., 8 février 2007, Cyril Gardedieu, A.J.D.A., 2007, p. 588,
chron. Lenica et Boucher; Europe, mars 2007, p. 3, étude Simon; J.C.P. A,
n° 2083, note Broyelle; J.C.P., éd. G, 2007-II-10045, note Rouault; Dall, 2007,
p. 1214, comm. G. Clamour.
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taient une précision depuis l’intervention de l’arrêt société coopérative agricole Ax’ion (5). Il a été affirmé que depuis cet arrêt il
n’y a plus que trois critères « à prendre en compte pour déterminer
si la responsabilité de l’Etat peut être engagée : le préjudice doit
être d’une gravité suffisante, être spécial et ne pas avoir pour
cause un aléa que la victime devait normalement assurer » (6).
Comme nous l’avions souligné, cette analyse « est peut-être un peu
rapide » (7). Le Conseil d’Etat vient expressément confirmer dans
l’arrêt Gardedieu que la condition de la volonté du législateur
quant à l’absence d’exclusion d’une réparation demeure. Il reste
que la portée de cette condition est encore source de débats. Ainsi
dans ses conclusions sur l’arrêt Gardedieu, M. Derepas affirme que
la réparation est écartée, d’une part, si « la loi a explicitement ou
implicitement exclu l’indemnisation des préjudices qu’elle
entraîne » et précise que cette condition a été « rendue récemment
plus stricte par votre décision société coopérative agricole Ax’ion ».
Elle est écartée d’autre part si « la législation obéit à un intérêt
général prééminent qui justifie en lui-même l’atteinte à l’égalité
devant les charges publiques » (8). On peut pourtant penser que
cette seconde hypothèse n’est plus un frein à l’indemnisation
depuis l’arrêt société coopérative agricole Ax’ion (9). Par ailleurs, on
peut s’interroger sur l’opportunité de conserver cette condition (10). En effet, le Conseil Constitutionnel a décidé que
l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
de 1789 interdit à la loi d’exclure toute indemnisation dès lors
(5) Cons. Etat fr., 2 novembre 2005, Société coopérative agricole Ax’ion, A.J.D.A.,
2006, p. 142, chron. Landais et Lenica; Rev. fr. dr. adm., 2006, pp. 214 et 349,
concl. Guyomar, note Guettier; R.D. publ., 2006, p. 1427, note Broyelle.
(6) Hamon, concl., p. 2 sur T.A., 20 juin 2006, Mme Hurtrel, citées par
F. Lemaire, note sous ce jugement, Gaz. Pal. 26 sept. 2006, p. 18.
(7) F. Lemaire, ibid.
(8) L. Derepas, concl. sur Cons. Etat fr., ass., 8 février 2007, M. Gardelieu, p. 7.
Nous le remercions d’avoir eu l’amabilité de nous les communiquer.
(9) En ce sens voy. : C. Guettier, note sous Cons. Etat fr., 2 novembre 2005,
Société coopérative agricole Ax’ion; Rev. fr. dr. adm., 2006, p. 359; C. Landais et F.
Lenica, chron. sous Cons. Etat fr., 2 novembre 2005, Société coopérative agricole
Ax’ion, A.J.D.A. 2006, p. 143; F. Lemaire, loc. cit. C’est aussi cette interprétation
de l’arrêt qui est donnée au recueil Lebon (p. 468). De façon plus hésitante, des
auteurs écrivent que «l’idée selon laquelle un but d’intérêt général prééminent implique une volonté tacite du législateur d’exclure la responsabilité semble aujourd’hui
abandonnée» avec l’arrêt société coopérative agricole Ax’ion : P.-L. Frier et J. Petit,
Précis de droit administratif, Montchrestien, 4e édition, 2006, p. 495.
(10) Un auteur écrit qu’on «peut douter du maintien de cette condition qui contrevient tant à une exigence constitutionnelle … qu’à celle, conventionnelle, du procès équitable» : J.-C. Ricci, Droit administratif général, Hachette, 2005, p. 100.
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qu’elle cause un préjudice anormal et spécial (11). Certes, les juges
ordinaires n’ont pas le pouvoir de contrôler la conformité d’une loi
à la Constitution (12) mais ils ne s’interdisent pas de faire obstacle
à la volonté du législateur (13). Le Conseil d’Etat pourrait ainsi
décider qu’un refus express du législateur de réparer un dommage
doit être interprété comme ayant entendu faire une exception lorsque ce dommage a un caractère anormal et spécial.
Le rappel des conditions d’engagement de la responsabilité de
l’Etat sur ce fondement n’était donc pas inutile même si le Conseil
d’Etat n’a pas jugé bon d’en faire application au cas d’espèce.
B. – Une application refusée
La Cour administrative d’appel de Paris a accepté d’appliquer le
régime de responsabilité de l’Etat du fait des lois fondé sur le principe d’égalité devant les charges publiques au cas d’espèce mais a
rejeté le recours de M. Gardedieu. Elle a, en effet, estimé, eu égard
au nombre de cotisants à la caisse auxquels la loi de 1994 peut
s’appliquer, que le dommage ne peut pas revêtir un caractère spécial (14). On remarquera également que le Conseil d’Etat a déjà fait
application de ce régime à un acte réglementaire contraire au droit
communautaire (15). Mais il est vrai que dans cette affaire, la haute
(11) C.C., 90-283, D.C., 8 janvier 1991, Rec. p. 11; C.C., 2000-440, D.C., 10 janvier
2001, Rec., p. 39; L.P.A., 16 février 2001, obs. Schoetl.
(12) Cons. Etat fr., ass., 20 octobre 1989, Roujansky, L.P.A., 15 novembre 1989,
p. 4, note Gruber.
(13) Ainsi, la qualification d’EPIC par la loi emporte la compétence judiciaire sauf
si l’activité en cause est inhérente aux prérogatives de puissance publique (activité
de police, de contrôle ou de réglementation) : T.C., 29 decembre 2004, Epoux Blanckeman c. Voies navigables de France, Dr. adm., 2005, comm. n° 32. Le Conseil d’Etat
pourrait également s’inspirer du raisonnement utilisé dans l’arrêt de section du 29
décembre 2004 Société d’aménagement des coteaux de Saint-Blaine (Rec. C.E., p. 478,
A.J.D.A., 2005, p. 423, chron. Landais et Lenica), qui relève que le législateur a
entendu faire supporter le préjudice résultant d’une servitude d’urbanisme résultant
d’un plan de prévention des risques naturels sauf s’il s’agit «d’une charge spéciale et
exorbitante hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi». On peut
penser que la condition d’exorbitance est plus sévère que celle de gravité. Voy. en
ce sens : C. Landais et F. Lenica, chron. sous Cons. Etat fr., sect., 29 décembre
2004, Société d’aménagement des coteaux de Saint-Blaine, A.J.D.A., 2005, pp. 424 et
426.
(14) C.A.A., Paris, 19 janvier 2005, M. Gardedieu, req. n° 02PA02397.
(15) Cons. Etat fr., ass., 23 mars 1984, Soc. Alivar, A.J.D.A, 1984, p. 394, note
Genevoix et 1985, p. 536, chron. Hubac et Schoetl; Dall., 1986-IR-24, obs. Bon et
Moderne; J.C.P., éd. G., 1985, n° 20423, note Davignon; Rev. Adm., 1984, p. 375,
note Pacteau; Rev. trim. dr. eur., 1984, p. 341, concl. Denoix de Saint-Marc.
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juridiction administrative avait estimé, à la différence de la Cour de
justice, qu’il n’y avait eu aucun manquement de l’Etat à ses obligations. Devant le Conseil d’Etat, le commissaire du gouvernement
a écarté ce régime justement parce que, compte tenu de ces conditions restrictives (volonté législative et exigence d’un préjudice
grave et spécial), il ne permettait pas une réparation intégrale de
tous les dommages contrairement à ce qu’exige le droit international (16). On peut cependant se demander si le droit international
pose véritablement une telle condition. Il résulte de la jurisprudence
de la Cour de justice des Communautés européennes et de la Cour
européenne des droits de l’homme qu’un Etat doit réparer le préjudice né de la violation du droit communautaire y compris par une
loi si elle a méconnu de façon «suffisamment caractérisée» une
norme communautaire conférant des droits aux victimes et s’il
existe un lien direct de causalité entre cette inconventionnalité et le
préjudice subi (17). Les arrêts Francovich et Brasserie du pêcheur
décident également «qu’en l’absence de disposition communautaire
en ce domaine, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque
Etat membre de fixer les critères permettant de déterminer l’étendue de la réparation, étant entendu qu’ils ne peuvent être moins
favorables que ceux concernant des réclamations semblables fondées
sur le droit interne et que, en aucun cas, ils ne sauraient être amé(16) Concl. p. 6. Voy. également en ce sens : H. Calvet, «Droit administratif de
la responsabilité et droit communautaire», A.J.D.A., 1996 (n° spécial), pp. 94 et 95;
Louis Dubouis, «La responsabilité de l’Etat législateur pour les dommages causés
aux particuliers par la violation du droit communautaire», Rev. fr. dr. adm., 1996,
p. 588; G. Dupuis, M.-J. Guedon, P. Chretien, Droit administratif, Armand Colin,
9e édition, 2004, p. 578; H. Muscat, Le droit français de la responsabilité publique
face au droit européen, L’Harmattan, 2001, p. 279; E. Saulnier-Cassia, note sous
T.A. Paris, 7 mai 2004, Association France nature environnement, A.J.D.A. 2004,
p. 1881; G. Alberton, «Le régime de la responsabilité du fait des lois confronté au
droit communautaire : de la contradiction à la conciliation?», Rev. fr. dr. adm., 1997,
pp. 1020-1022; S. Hennette-Vauchez, «Responsabilité sans faute», Encyclopédie
Dalloz, Resp. puiss. publ., 2005, n° 76; J.-C. Ricci, op. cit., p. 102; D. Simon, «La
jurisprudence récente du Conseil d’Etat : le grand ralliement à l’Europe des juges?»,
Europe, mars 2007, p. 7, note 36.
(17) C.J.C.E., 19 novembre 1991, Francovich, Rec., I-5337, A.J.D.A., 1992, p. 143,
note Le Mire; J.C.P., éd. G., 1992, n° 21783, note Barev; L.P.A., 4 août 1993,
p. 32, note Larzul; Rev. fr. dr. adm., 1992, p. 1, note Dubouis; Rev. trim. dr. eur.,
1992, p. 181, note Schockweiler; C.J.C.E., 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et
Factortame, D.A., 1996, n° 319, note Auby; Rev. fr. dr. adm., 1996, p. 582, note
Dubouis; C.J.C.E., 8 octobre 1996, Dillenhofer, A.J.D.A., 1997, p. 344; Cour eur. dr.
h., 31 octobre 1995, Papamichalopoulos c. Grèce, A.F.D.I., 1995, p. 503, chron. Coussirat-Coustere; Rev. trim. dr. h., 1997, p. 477, note Beernaert. Voy plus précisément lorsque la violation est le fait d’une loi : Cour eur. dr. h., 28 mai 2002, Beyeler
c. Italie, req. n° 33202/96.
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nagés de manière à rendre en pratique impossible ou excessivement
difficile la réparation». Il est vrai que la doctrine souligne fréquemment que la responsabilité du fait des lois est un «produit de
luxe» (18). Mais le caractère restrictif du régime tient essentiellement à la condition de l’absence d’exclusion de la réparation par le
législateur qui se trouve de toute façon ici condamnée (puisqu’elle
rend impossible la réparation). En revanche, les conditions d’anormalité et de spécialité nous semblent pouvoir être conservées au
besoin en les assouplissant. Il a d’ailleurs été observé que «le Conseil
d’Etat ne consacre pas une très stricte notion de la spécialité du
préjudice» (19) et que «la gravité du dommage est un critère central,
mais la notion est elle-même variable selon les situations» (20).
C’est une solution qu’avait d’ailleurs envisagée Madame Laroque
dans ses conclusions sur l’affaire Société Arizona Tobacco Products (21). Cette proposition n’a pas rencontré la faveur de M. Derepas. Selon lui, le régime de responsabilité de l’Etat du fait des lois
fondé sur la rupture d’égalité devant les charges publiques
«implique de réparer les conséquences d’une loi qui a créé de façon
involontaire un préjudice dans le chef d’un nombre restreint de personnes, ces dernières se trouvant exposées du fait de la loi à une
situation plus défavorable que les autres citoyens entrant dans son
champ d’application». Or, dans l’hypothèse d’une loi inconventionnelle «la rupture d’égalité peut difficilement être invoquée puisque
ce sont tous les destinataires de la loi qui sont victimes, et non cer(18) R. Chapus, Droit administratif général, T. 1, Montchrestien, 15e édition, 2001,
p. 1380.
(19) R. Chapus, ibid., p. 1377; M.-C. Rouault, Droit administratif, Gualino, 2005,
p. 640. Un autre auteur estime à propos de la jurisprudence sur la responsabilité du
fait des lois que «la notion de spécialité ne s’apprécie pas nécessairement par rapport
au nombre de personnes concernées, mais plutôt par rapport à l’existence ou non
d’une catégorie de personnes bien spécifique, celle-ci pouvant comprendre alors un
grand nombre de personnes» : C. Guettier, «Irresponsabilité de la puissance
publique», Encyclopédie Dalloz, Resp. puiss. publ., 2005, n° 125. On relèvera, par
ailleurs, que la responsabilité de l’Etat du fait des conséquences dommageables d’une
loi de validation n’est pas exclue. Voy. les jurisprudences citées par S. HennetteVauchez, op. cit., n° 64.
(20) C. Bergeal, concl. sur Cons. Etat fr., 30 septembre 1999, Foucher, Rev. fr.
dr. adm., 1999, p. 1212. Sur la souplesse de la spécialité et de l’anormalité, voy.
également : C. Broyelle, note sous Cons. Etat fr., 2 novembre 2005, Coopérative
agricole Ax’ion, R.D. publ., 2006, pp. 1434-1435.
(21) Concl. sur Cons. Etat fr., ass., 28 février 1992, Soc. Arizona Tobacco Products,
Rec. C.E., p. 93. Voy. également en faveur de cette solution : F. Fines, note sous
Cons. Etat fr., ass., 28 février 1992, Soc. Arizona Tobacco Products, R.D. publ., 1992,
p. 1504; X. Pretot, note sous C.A.A. Paris, 1er juillet 1992, Soc. Jacques Dangeville,
A.J.D.A., 1992, p. 770.
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tains d’entre eux» (22). Cette analyse peut être discutée. D’une part,
dans la responsabilité fondée sur la rupture d’égalité devant les
charges publiques, on peut contester le caractère «involontaire» du
préjudice (23) et il peut arriver que ce soit tous les destinataires de
la loi qui en soient victimes. Ainsi dans l’affaire Bovero, ce sont tous
les propriétaires de logements accueillant les familles de militaires
servant en Algérie qui pâtissent de l’ordonnance qui interdit
l’expulsion de ces familles (24). D’autre part, dans l’hypothèse d’une
loi inconventionnelle, tous les destinataires n’en sont pas nécessairement victimes (25). Dans cette dernière situation, on peut
d’ailleurs penser que la rupture d’égalité peut intervenir entre les
destinataires de la loi et ceux qui ne sont pas concernés par elle.
Comme le souligne le commissaire du gouvernement, c’est le raisonnement suivi par ceux qui estiment que le principe d’égalité devant
les charges publiques est le fondement de tous les régimes de responsabilité administrative. Selon eux la responsabilité pour illégalité fautive a pour but de réparer l’inégalité de situation entre les
victimes de la norme illégale et les autres (26). C’est aussi l’analyse
du juge constitutionnel (27). M. Derepas était gêné par le risque de
«dilution de la notion d’égalité devant les charges publiques» et de
confusion «dans les lignes de partage de la jurisprudence» entre la
responsabilité sans faute des lois conventionnelles limitée à un petit
nombre de destinataires et celle relative aux lois inconventionnelles
qui pourrait concerner tous les destinataires de la loi (28). Il s’agit
(22) Concl. p. 8.
(23) Au contraire, comme il a été observé, il s’agit de dommages «qui sont la conséquence naturelle, et même nécessaire, et prévisible à coup sûr» d’une mesure par
laquelle «des membres de la collectivité sont ‘sacrifiés’ aux exigences de l’intérêt
général» : R. Chapus, op. cit., p. 1364; M.-C. Rouault, op. cit., p. 635.
(24) Cons. Etat fr., sect., 25 janvier 1963, Bovero, A.J.D.A., 1963, chron. Gentot
et Fourre, J.C.P., éd. G., 1963-II-13326, note Vedel.
(25) On peut par analogie transposer le cas de figure qui a donné lieu à un autre
arrêt du Conseil d’Etat rendu le même jour que l’affaire Gardedieu (Cons. Etat fr.,
ass. 7 février 2007, Soc. Arcelor, A.J.D.A., 2007, p. 577, chron. Lenica et Boucher;
Europe, mars 2007, p. 8, Etude Simon). Les entreprises dispensées du respect des
quotas de gaz à effet de serre par un décret contraire au principe général du droit
communautaire d’égalité bénéficient de cette violation (éventuelle) du droit communautaire.
(26) Laroque, note sous Cons. Etat fr., ass., 14 janvier 1938, S.A. des produits laitiers la Fleurette, S., 1938-III-25; M. Rougevin-Baville, R. Denoix de Saint-Marc
et D. Labetoulle, Leçons de droit administratif, Hachette, 1989, p. 343.
(27) C.C., 22 octobre 1982, n° 82-144 DC : est contraire au principe d’égalité
devant les charges publiques, une loi privant d’action en réparation les personnes
victimes d’un dommage causé par les représentants du personnel lors d’une grève.
(28) Concl., p. 8.
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toutefois plus d’une différence de degré que de nature et ce n’est pas
le seul domaine de la responsabilité où un même principe peut ne
pas concerner le même nombre de victimes (29).
En tout état de cause, l’adaptation du régime de responsabilité de
l’Etat du fait des lois fondé sur le principe d’égalité devant les charges publiques nous semble préférable (30) à la solution proposée par
le commissaire du gouvernement.
II. – La création d’une nouvelle hypothèse
de responsabilité
Bien que l’arrêt soit susceptible d’interprétation sur ce point, il
crée peut-être un nouveau régime de responsabilité (A). On peut
regretter une telle solution car d’autres pistes plus classiques étaient
envisageables (B).
A. – Un régime sui generis inutile
M. Derepas a proposé au Conseil d’Etat de retenir un régime «de
responsabilité de l’Etat du fait des lois inconventionnelles sui generis, de nature objective» qui «ne serait ni un régime de responsabilité pour faute, ni un régime de responsabilité sans faute, il serait
fondé sur une cause juridique distincte de ces deux autres régimes.»
Selon lui, «rien n’exige qu’un régime de responsabilité relève de
l’une ou de l’autre de ces deux catégories principales : ainsi le
régime de réparation des préjudices causés par les attroupements et
(29) Ainsi le principe selon lequel on est responsable des personnes dont on a la
garde ne concerne que les dommages causés aux tiers pour le Conseil d’Etat (Cons.
Etat fr., 11 février 2005, G.I.E. Axa courtage, Dall., 2005, p. 1763, note Lemaire;
A.J.D.A., 2005, p. 666 chron. Landais et Lenica; J.C.P. A., 2005, n° 1132, note
Moreau; Rev. fr. dr. adm., 2005, p. 594, concl. Devys, note Bon) et également ceux
causés aux usagers pour la Cour de Cassation (Cass., 2e civ., 20 janvier 2000, Le
Faou, Dall. 2000-J-571, note Huyette). La responsabilité pour risque applicable aux
victimes d’un dommage causé par un mineur délinquant est limitée aux tiers dont
l’ensemble des préjudices est réparé (Cons. Etat fr., sect., 3 février 1956, Thouzellier,
Dall., 1956, p. 597, note Auby) alors que la responsabilité pour risque relative aux
personnes victimes d’un acte médical concerne des usagers mais seulement pour les
dommages anormaux (Cons. Etat fr., ass., 9 avril 1993, Bianchi, Rev. fr. dr. adm.,
1993, p. 573).
(30) D’autant plus que comme il a été relevé, l’abandon des conditions restrictives
de la responsabilité du fait des lois est «peut-être revenir à l’inspiration initiale de
la jurisprudence La Fleurette pour laquelle une charge créée dans l’intérêt général
doit donner lieu à indemnisation» (P. Bon et P. Terneyre, obs. sous Cons. Etat fr.,
ass., 28 février 1992, Soc. Arizona Tobacco Products, Dall., 1993-SC-142).
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rassemblements issu dernièrement de la loi du 7 janvier 1983 est
ainsi un régime distinct des deux autres». Au soutien de cette opinion, le magistrat cite l’arrêt Foucher (31). Or, ainsi que l’a souligné
Mme Bergeal dans ses conclusions sur cette décision, «il n’est pas
douteux que la responsabilité à raison des attroupements est une
responsabilité sans faute» (32). L’arrêt relève également que, si la
cour administrative d’appel ne s’est pas prononcée sur le régime
législatif prévu par la loi de 1983 (elle avait rejeté la responsabilité
pour faute et la responsabilité sans faute fondée sur l’égalité devant
les charges publiques), elle «a implicitement mais nécessairement
écarté le moyen d’ordre public tiré de l’existence d’une responsabilité sans faute de l’Etat sur le fondement de ces dispositions» et
méconnu ainsi celui-ci (33). L’arrêt Gardedieu créerait donc un nouveau régime de responsabilité (34).
Par ailleurs, la création d’un tel régime n’est pas sans inconvénient. En effet, ce régime reposant sur une cause juridique
nouvelle devrait entraîner l’irrecevabilité de la requête de
M. Gardedieu (35). Pour contourner cet obstacle, le commissaire
du gouvernement propose de déroger à cette règle lorsque,
comme en l’espèce, le juge ne crée pas une nouvelle règle mais
se contente d’en révéler l’existence. « Elle existait déjà à la date
du préjudice subi par M. Gardedieu. Simplement, elle n’avait
pas été reconnue à cette date par les juridictions » (36). Outre
que cette fiction juridique ne trompe personne (le juge crée bien
une règle de droit), il n’est pas certain qu’elle soit « sans
influence sur la prescription quadriennale » ainsi que l’affirme
M. Derepas. Selon lui, l’administration pourra toujours opposer
(31) Concl., p. 11. Voy. également : G. Clamour, comm. sous Cons. Etat fr., ass.,
8 février 2007, Cyril Gardedieu, Dall., 2007, p. 1217.
(32) Op. cit., p. 1213. La loi de 1983 est d’ailleurs classiquement présentée dans
les ouvrages comme une illustration du régime de responsabilité sans faute. Voy. par
ex. : J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, Dalloz, 20e édition, 2004, p. 425;
M.-C. Rouault, op. cit., p. 631; G. Dupuis, M.-J. Guedon, P. Chretien, op. cit.,
p. 575; J.-C. Ricci, op. cit., p. 106.
(33) Cons. Etat fr., 30 juin 1999, Rec. CE, p. 232.
(34) Un auteur cite un arrêt de la cour administrative d’appel de Paris (C.A.A.
Paris, 1er juillet 1992, Soc. Jacques Dangeville, A.J.D.A., 1992, p. 768, obs. Pretot;
Dr. fisc., 1992, n° 33, n° 1601, concl. Bernault; J.C.P., éd. G, 1993-I-3645, chron.
Picard) comme l’affirmation d’une voie médiane entre la responsabilité pour faute
et la responsabilité sans faute : H. Calvet, op. cit., p. 95. Voy. également en faveur
d’un tel régime : H. Muscat, op. cit., p. 289. Toutefois, comme on le verra ultérieurement, l’arrêt peut plutôt s’inscrire dans l’un ou l’autre de ces régimes.
(35) Concl., p. 13.
(36) Concl., p. 15.
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918
Rev. trim. dr. h. (71/2007)
la prescription à la demande d’un autre requérant puisque le
point de départ du délai de la prescription n’est pas le jour où
le juge révèle cette nouvelle règle mais le jour où naît le dommage (37). Il a pourtant été jugé que le point de départ de la
prescription de la demande de réparation du dommage subi par
une personne déportée est le jour où le Conseil d’Etat a reconnu
la possibilité de cette réparation (38). Ainsi, le choix de la création d’un nouveau régime de responsabilité ne nous semble pas
des plus opportuns. D’autant plus, que les règles de la responsabilité administrative des personnes publiques offraient
d’autres possibilités.
B. – Le choix préférable d’autres voies
Il était tout d’abord possible d’appliquer un régime de responsabilité pour faute. Une grande partie de la doctrine est d’ailleurs favorable à cette évolution (39) et il a déjà été jugé que «l’Etat est susceptible d’engager sa responsabilité sur le fondement d’une faute du
pouvoir législatif du fait de l’adoption de lois qui ne seraient pas compatibles avec les stipulations d’un traité» (40). Un arrêt de la Cour
administrative d’appel de Paris est également souvent cité en ce
sens (41). Le raisonnement suivi par les auteurs favorables à la reconnaissance d’une responsabilité pour faute est que le Conseil d’Etat a
retenu dans l’arrêt Société Arizona Tobacco Products que, lorsqu’un
(37) Concl., p. 16.
(38) T.A. Toulouse, 6 juin 2006, Consorts Lipietz, A.J.D.A., 2006, p. 2292, note
Chrestia.
(39) Voy. par exemple : R. Chapus, op. cit., pp. 1380-1381; D. Simon, «Droit communautaire et responsabilité de la puissance publique», A.J.D.A., 1993, pp. 241-243;
O. Gohin, «La responsabilité de l’Etat en tant que législateur», Rev. int. dr. comp.,
1998, pp. 607-609; L. Dubouis, op. cit., p. 588; E. Saulnier-Cassia, op. cit., p. 1880;
G. Alberton, «Le législateur français transgressant le droit international pourra-til demeurer encore longtemps irresponsable?», A.J.D.A., 2006, p. 2155; J.-C. Ricci,
op. cit., p. 102.
(40) T.A. Clermont-Ferrand, 23 septembre 2004, S.A. Fontanille, A.J.D.A., 2005,
p. 385, note Weisse-Marchal. Voy. également auparavant de façon moins explicite :
T.A. Paris, 11 octobre 2002, Soc. Fipp, A.J.D.A., 2003, p. 955, note Deffigier
(l’affaire concerne une violation de l’article 14 de La Convention sur la non discrimination et de l’article 1 du premier protocole additionnel à cette Convention).
(41) Voy. pour une interprétation de l’arrêt C.A.A. Paris, 1er juillet 1992, Soc. Jacques Dangeville, précité en faveur de la reconnaissance d’une responsabilité pour
faute : R. Chapus, op. cit., p. 1381; X. Pretot, op. cit., p. 771; G. Dupuis,
M.-J. Guedon, P. Chretien, op. cit., p. 578; C. Deffigier, note sous T.A. Paris,
11 octobre 2002, Soc. Fipp, A.J.D.A., 2003, p. 957; G. Alberton, op. cit., p. 2157;
Concl. L. Derepas, p. 8.
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Fabrice Lemaire
919
acte réglementaire est contraire à une directive européenne (42), il
s’agit d’une «illégalité fautive» (43). Il n’y a donc qu’un pas à franchir
pour passer de l’illégalité fautive du règlement à l’inconventionnalité
fautive de la loi. Le Conseil d’Etat aurait pu rester sur le terrain de
l’acte administratif fautif dans l’affaire Gardedieu en jugeant que la
décision du ministre rejetant le recours indemnitaire est illégale et
fautive. Mais cette fois, il a préféré ne pas esquiver le débat. Selon le
commissaire du gouvernement, «en droit de la responsabilité
lorsqu’un acte pris en application d’une loi cause un préjudice, c’est
cet acte qui constitue la cause adéquate du préjudice, et c’est son illicéité qui peut seule constituer la faute de nature à engager la responsabilité de l’administration. Faire remonter l’origine du préjudice à
l’inconventionnalité de la loi dans un tel cas de figure ne serait pas
conforme aux principes de la responsabilité administrative» (44). C’est
pourtant ce qu’a fait le Conseil d’Etat dans l’arrêt Ax’ion en jugeant
que «l’autorité administrative, en prenant le décret ordonnant la suppression des installations de la coopérative du Soissonnais, s’est borné
à faire usage des pouvoirs qu’elle tirait de l’article 15 de la loi du 19
juillet 1976; qu’ainsi le préjudice allégué trouve son origine dans la loi
elle-même et non dans le décret du 16 avril 1999». Il n’est cependant
pas certain que l’arrêt du Conseil d’Etat dans l’affaire des tabacs et
l’arrêt Dangeville rendu par la Cour administrative d’appel de Paris
consacrent un régime de responsabilité pour faute. Si l’arrêt Dangeville juge qu’était «illicite» la non-transposition d’une directive par
une loi fiscale, il relève également que la réparation intervient «sur le
fondement des obligations du traité» instituant la C.E.E. (45). Les
termes employés ne sont pas très différents de l’arrêt Gardedieu qui
(42) Cons. Etat fr., ass., 28 février 1992, Soc. Arizona Tobacco Products, Rec. C.E.,
p. 78, concl. Laroque; Dall., 1993-SC-141, obs. Bon et Terneyre; R.D. publ., 1992,
p. 1480, note Fines. Voy. également : C.A.A. Paris, 23 janvier 2006, Soc. groupe Salmon Arc-en-ciel, A.J.D.A., 2006, p. 766, concl. Helmlinger (l’arrêt retient expressément la responsabilité pour faute).
(43) Voy. en ce sens : P. Bon et P. Terneyre, op. cit., p. 142; H. Calvet, op. cit.,
p. 94; G. Goulard, concl. sur Cons. Etat fr., ass. 30 octobre 1996, Soc. Jacques Dangeville, Rev. fr. dr. adm., 1997, p. 1058; D. Simon, op. cit., p. 241; G. Dupuis,
M.-J. Guedon, P. Chretien, op. cit., p. 578; P. Meslay, conclusions sur T.A. Paris,
7 mai 2004, association france nature environnement, Rev. fr. dr. adm., 2004, p. 1193;
S. Hennette-Vauchez, op. cit., n° 75; G. Alberton, op. cit., p. 2157; P.-L. Frier
et J. Petit, loc. cit.; S. Theron, «Les évolutions de la responsabilité de l’Etat français au regard du droit communautaire», R.D. publ., 2006, p. 1343; F. Lenica et
J. Boucher, chron. sous Cons. Etat fr., ass., 8 février 2007, Cyril Gardedieu,
A.J.D.A., 2007, p. 586; M.-C. Rouault, note sous Cons. Etat fr., ass., 8 février 2007,
Cyril Gardedieu, J.C.P., éd. G, 2007-II-10045.
(44) Concl., p. 5.
(45) C.A.A. Paris, 1er juillet 1992, Soc. Jacques Dangeville précité.
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920
Rev. trim. dr. h. (71/2007)
décide que la responsabilité de l’Etat peut être engagée «en raison des
obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales». Les conclusions du commissaire du gouvernement étaient d’ailleurs ambiguës puisqu’il conseillait à la Cour d’utiliser le terme d’illicéité plutôt que celui de faute car il était plus
neutre même si pour lui il illustre «très exactement l’idée de responsabilité pour faute à raison de l’application d’une loi
incompatible» (46). Quoi qu’il en soit, l’arrêt a été censuré mais pour
un motif de procédure (47). Dans l’affaire des tabacs, on remarquera
que le règlement avait été pris en application d’une loi qui était donc
elle-même contraire à la directive. Ce qui peut expliquer la prudence
du Conseil d’Etat à ne pas parler de faute. En l’espèce, la Cour administrative d’appel de Paris a jugé que M. Gardedieu «n’est pas fondé
à invoquer le caractère fautif de la loi de validation» car celle-ci est
intervenue «dans un but d’intérêt général suffisant» ayant eu «pour
objet de préserver l’équilibre financier» de la caisse. Cette position a
également été censurée car une loi de validation n’est conforme à
l’article 6, §1er de la Convention européenne des droits de l’homme
que si elle est justifiée par «d’impérieux motifs d’intérêt général» selon
le Conseil d’Etat qui rejoint ainsi la position de la Cour européenne
des droits de l’homme (48). Sur ce point, l’apport de l’arrêt Gardedieu
est moins important que le souligne Denys Simon (49) puisque ce
n’est pas la première fois que la haute juridiction administrative
emploie les mêmes termes que la Cour européenne des droits de
l’homme (50). La Cour administrative d’appel de Paris a repris une
expression utilisée par le Conseil constitutionnel et antérieurement
par le Conseil d’Etat dans leur jurisprudence relative aux lois de validation (51). Cependant, comme l’a observé Denys Simon, si les
(46) Bernault, Dr. fisc., 1992, n° 33, n° 1601, p. 1427.
(47) Cons. Etat fr., ass. 30 octobre 1996, Dangeville, A.J.D.A., 1996, p. 980 chron.
Chauvaux et Girardit; Dr. adm., 1997, n° 108 obs. G.G.; Rev. fr. dr. adm., 1996,
p. 1275, Rev. trim. dr. eur., 1997, p. 171, concl. Goulard. L’arrêt d’appel est annulé
car le recours fondé sur l’inconventionnalité de la loi était irrecevable puisqu’il tendait aux mêmes fins qu’un RPC fiscal formé antérieurement par la société et rejeté.
(48) Cour eur. dr. h., 28 octobre 1999, Zielinski, Pradal, Gonzales et a. c. France,
Rec., C.E.D.H., 1999-VIII.
(49) D. Simon, op. cit., pp. 6-7.
(50) Voy. notamment : Cons. Etat fr., 23 juin 2004, Soc. Laboratoires Genevrier,
Rec. C.E., p. 256; Cons. Etat fr., 5 juillet 2004, Soc. Sud parisienne de construction,
Rec. C.E., p. 291, A.J.D.A., 2004, p. 2216, note Markus; Cons. Etat fr., avis ass.,
27 mai 2005, Provin, A.J.D.A. 2005, p. 1455.
(51) Voy. par ex. : C.C., 18 décembre 1998, n° 98-404, D.C., R.J.F., 1999 n° 348;
Cons. Etat fr., 28 juillet 2000, Tête, Rec. C.E., p. 319, Rev. fr. dr. adm., 2001, p. 121,
concl. Savoie.
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Fabrice Lemaire
921
expressions varient, le contrôle effectué par le Conseil d’Etat n’était
pas moins exigeant que celui réalisé par la Cour européenne des droits
de l’homme (52). Par ailleurs, quels que soient les termes utilisés, la
validation motivée exclusivement par l’intérêt financier est toujours
censurée (53). Toutefois, cette incompatibilité n’a pas été qualifiée de
fautive par les juges du Palais royal sans doute convaincus par les
arguments du commissaire du gouvernement. En effet, si on peut
penser que la responsabilité de l’Etat pour faute du législateur n’est
«peut-être pas plus révolutionnaire que d’écarter l’application de la
loi» (54), on peut aussi affirmer que «le principe de l’irréprochabilité
de la loi» résultant du principe de séparation des pouvoirs s’oppose à
ce que le comportement du législateur soit qualifié de fautif (55).
Selon un auteur, l’article 55 de la Constitution qui permet au juge
ordinaire de contrôler la conventionnalité de la loi «autorise assurément la consécration d’une responsabilité pour faute du législateur du
fait d’une méconnaissance du droit international» (56). On peut,
cependant penser avec M. Derepas que «ce serait lui faire beaucoup
dire que d’en inférer une telle conséquence» (57). Comme il a été souligné «le contentieux de la loi est un contentieux ‘de moindre juridiction’ […] et le régime juridique de la norme législative déroge irréductiblement au droit commun» (58). Pour toutes ces raisons, il nous
semble donc, contrairement à l’interprétation donnée par un com-
(52) D. Simon, op. cit., p. 7.
(53) Voy. sur ce point : F. Lemaire, «Actualité du principe de rétroactivité de la
loi fiscale», R.J.F., 1999, p. 188.
(54) P. Bon et P. Terneyre, préc.
(55) Voy. pour cette opinion : M. Laroque, op. cit., p. 92; X. Pretot, préc.;
F. Fines, op. cit., p. 1504, note n° 105; P. Meslay, op. cit., p. 1194; C. Broyelle,
note sous C.E. ass., 8 février 2007, Gardedieu, J.C.P. A., 2007, p. 47; T.A. Paris,
7 mai 2004, Association France nature environnement, A.J.D.A., 2004, p. 1878, note
Saulnier-Cassia; Rev. fr. dr. adm., 2004, p. 1193, concl. Meslay. On notera que la
Cour de cassation belge a décidé dans un arrêt du 28 septembre 2006 que la séparation des pouvoirs ne s’oppose pas à ce qu’un tribunal constate une faute de l’Etat
sur le fondement de l’article 1382 du Code civil et que, dès lors, «un tribunal de
l’ordre judiciaire a le pouvoir de contrôler si le pouvoir législatif a légiféré de manière
adéquate ou suffisante» pour permettre à l’Etat de respecter un droit consacré par
une norme supérieure, en l’espèce le droit d’être jugé dans un délai raisonnable en
vertu de l’article 6.1 de La Convention. L’arrêt est publié sur le site de la Cour
(www.cass.be).
(56) G. Alberton, op. cit., p. 2161. Voy. antérieurement : L. Dubouis, op. cit.,
p. 588.
(57) Concl., p. 9. Voy. également en ce sens : D. Simon, op. cit., p. 7, note 35.
(58) C. Broyelle, loc. cit.
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922
Rev. trim. dr. h. (71/2007)
mentateur de l’arrêt Gardedieu (59), qu’il ne consacre pas un régime
de responsabilité pour faute.
Un autre choix était possible qui n’a d’ailleurs pas été envisagé
par le commissaire du gouvernement. C’est l’application d’un
régime de responsabilité sans faute non fondé sur le principe d’égalité devant les charges publiques. On peut d’abord penser à la responsabilité pour «risque créé». En validant des décisions illégales, le
législateur fait courir aux administrés un risque (60). Un autre fondement plus général (en ce qu’il ne se limite pas aux lois de validation) est envisageable. Le Conseil d’Etat a décidé à propos du dommage causé par un mineur ayant fait l’objet d’une mesure
d’assistance éducative, «qu’en raison des pouvoirs dont l’Etat se
trouve ainsi investi […] sa responsabilité est engagée, même sans
faute» (61). Le commissaire du gouvernement avait proposé de fonder cette nouvelle hypothèse de responsabilité sur le «risque assumé,
inhérent à la mission de garde dont a été chargée
l’administration» (62). Pour d’autres auteurs, il s’agit du «risque
autorité» selon lequel «celui qui exerce un pouvoir doit en assumer
les risques» (63). Dans l’arrêt Gardedieu, le Conseil d’Etat retient
comme fondement les «obligations» de l’Etat «pour assurer le respect des conventions internationales» (64). C’est donc la même mission de gardien (du respect des traités dans l’affaire Gardedieu) qui
pourrait fonder la solution adoptée par la haute juridiction administrative (65). Enfin, il est envisageable qu’ait été appliqué un
régime quasi constitutionnel sans faute comme il existe un «régime
de responsabilité quasi législatif de responsabilité sans faute» (66) à
l’égard des assistantes maternelles agréées et de leur famille selon
l’expression retenue par Mme de Silva dans ses conclusions sur
(59) M.-C. Rouault, note sous Cons. Etat fr., ass., 8 février 2007, Cyril Gardedieu,
J.C.P., éd. G, 2007-II-10045.
(60) Ce fondement est écarté par D. Simon, loc. cit.
(61) Cons. Etat fr., 11 février 2005, G.I.E. Axa courtage, précité.
(62) C. Devys concl. sur Cons. Etat fr.,, 11 février 2005, G.I.E. Axa courtage, Rev.
fr. dr. adm., 2005, p. 600.
(63) P.-L. Frier et J. Petit, op. cit., p. 490.
(64) En mentionnant dans ses visas l’article 55 de la Constitution, le Conseil
d’Etat tire cette obligation de la Constitution et non d’une prétendue supériorité du
droit communautaire sur le droit interne (fondement qu’avait également retenu le
TA de Clermont-Ferrand dans l’affaire Fontanille et la cour administrative d’appel
de Paris dans l’arrêt Dangeville précités). Ainsi sont concernés, comme l’indique
aussi la haute juridiction administrative, tous les traités internationaux.
(65) Voy. pour l’opinion selon laquelle il s’agit d’«une nouvelle hypothèse de responsabilité sans faute» mais distincte de la garde : C. Broyelle, op. cit., p. 48.
(66) Conclusions sur Cons. Etat fr., 23 juillet 2003, Calon, A.J.D.A., 2003, p. 2331.
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Fabrice Lemaire
923
l’arrêt Calon. Le Code de la famille prévoyant que le département
doit assurer les assistantes maternelles agréées contre les dommages
causés ou subis par les enfants gardés, le commissaire du gouvernement déduit de cette disposition que le législateur a entendu éviter
que l’assistante maternelle agréée ne subisse personnellement les
conséquences des dommages causés par l’enfant qui lui a été confié.
En l’espèce, l’article 55 de la Constitution assurant la primauté des
normes internationales sur la loi, garantirait aux administrés qu’ils
ne subissent pas personnellement les manquements de la loi au droit
international. M. Derepas précisait que son régime empruntait à la
responsabilité pour faute «les règles de réparation universelle et
intégrale des préjudices» et «au régime de responsabilité sans faute
son caractère objectif» (67). Mais la responsabilité pour risque permet également d’indemniser tous les préjudices et non seulement
ceux qui présentent un caractère anormal et spécial (68). De même,
l’exigence d’un lien de causalité entre la loi et le dommage subi énumérée comme condition du régime sui generis proposé par le commissaire du gouvernement (69) et retenu par le Conseil d’Etat en
l’espèce est une condition classique du régime de la responsabilité
pour risque. On peut donc se demander si l’arrêt Gardedieu ne
retient pas un régime de responsabilité sans faute (comme peut-être
avant lui les arrêts Arizona Tobacco Products et Dangeville) plutôt
que la construction proposée par son commissaire du gouvernement.
C’est ce qui expliquerait que le Conseil d’Etat ait éclipsé la question
de la recevabilité des conclusions qui se posait dans l’hypothèse de
la création d’un régime nouveau de réparation apparaissant comme
une cause juridique nouvelle. En effet, les juges du fond ayant
expressément écarté la responsabilité du fait des lois fondée sur
l’égalité devant les charges publiques, ils ont (à tort) «implicitement
mais nécessairement écarté le moyen d’ordre public tiré de l’existence d’une responsabilité sans faute de l’Etat», ainsi que l’a déjà
jugé le Conseil d’Etat dans l’arrêt Foucher précité. Cette interprétation nous semble préférable à la construction compliquée proposée
(67) Concl., p. 11.
(68) Contrairement à l’opinion de MM. Simon (loc. cit.), Lenica et Boucher (op.
cit., p. 587) ainsi que Clamour (op. cit., p. 1216), l’option pour une responsabilité
sans faute ne conduit pas toujours à exiger un préjudice anormal et spécial comme
l’illustre, par exemple, la jurisprudence sur la collaboration occasionnelle au service
public. Voy. sur ce point : F. Lemaire, «Responsabilité du fait de la collaboration
occasionnelle au service public», J.C.L. adm., 2004, fasc., n° 942, n° 73; T. olson,
«Collaborateurs occasionnels et bénévoles du service public», Rép. Dall. Resp. puiss.
Publique, 2004, n° 66.
(69) Ibid.
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924
Rev. trim. dr. h. (71/2007)
par MM. Lenica et Boucher (70) selon laquelle l’arrêt Gardedieu
créerait une nouvelle cause juridique avec une dualité de régime de
réparation : limitée aux préjudices graves et spéciaux dans la branche La Fleurette, intégrale lorsqu’une loi méconnaît des engagements internationaux.
En conclusion, on peut approuver le choix de la condamnation de
l’Etat lorsqu’une loi contrevient au droit international. L’arrêt Gardedieu ouvre ainsi de nouvelles perspectives dans la protection des
droits de l’homme notamment au travers de la violation par une loi
de l’article 14 de la Convention sur la non-discrimination ou de
l’article premier du Premier protocole additionnel à la Convention
consacrant le droit au respect des biens (par exemple pour des lois
interdisant la fabrication ou l’exportation d’un bien) (71). On
regrettera toutefois que le fondement de cette responsabilité de
l’Etat ne soit pas davantage explicité car celui-ci a donné lieu à
autant d’interprétations que de commentaires de l’arrêt : responsabilité pour faute d’après Mlle Rouault, hypothèse classique de responsabilité sans faute fondée sur la garde, le risque, voire la Constitution selon nous, «nouvelle hypothèse de responsabilité sans
faute» pour Mme Broyelle, nouveau régime de responsabilité «sui
generis» pour MM. Simon et Clamour et «ni un pur régime de responsabilité pour faute, ni un authentique régime de responsabilité
sans faute» sans «pour autant qu’il constitue le régime totalement
sui generis» annoncé selon MM. Lenica et Boucher. Cette question
n’étant pas purement doctrinale puisque les causes d’exonération ou
le caractère d’ordre public du régime varient selon la solution retenue, cette incertitude est regrettable. Le Conseil d’Etat pourtant
prompt à dénoncer les atteintes à la sécurité juridique (72) serait
donc bien inspiré d’apporter les précisions qui s’imposent.
✩
(70) Op. cit., p. 578.
(71) Voy. sur ce point C. Broyelle, op. cit., p. 49.
(72) Voy. les rapports publics du Conseil d’Etat de 1991 et 2006.