CLASSIQUES Mouloud Feraoun, romancier de l

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CLASSIQUES Mouloud Feraoun, romancier de l
CLASSIQUES
•
Mouloud Feraoun, romancier de l’honneur,
de l’amour et de la jalousie
par
Michel Kelle
Cette « modeste étude », comme la qualifie l’auteur — dont la première partie intitulée
« Mouloud Feraoun, romancier chroniqueur » a paru dans le n° 55-56 d’Algérie Littérature /
Action — a été écrite en hommage pour le quarantième anniversaire de la mort de Mouloud
Feraoun.
manigances qui les guident dans leur préoccupation
essentielle, le mariage de leurs filles et le souci d’une
progéniture pour celles-ci.
C’est en partie ces manigances de femmes qui seront
la cause des drames du sang et de la jalousie qui
constituent le centre du récit des deux romans,. Cette
chronique de la vie kabyle est en effet insérée dans deux
intrigues qui font de la vie des deux Amer, le père et le
fils, successivement, des drames du sang et de l’honneur,
de l’amour et de la jalousie.
Les deux romans de Mouloud Feraoun, La terre et le
sang et Les chemins qui montent45 présentent une
chronique de la vie d’un village kabyle et de ses habitants,
vue et racontée par un des leurs, des années 1910 aux
années 1950, juste avant l’insurrection de 1954. Trois
thèmes prédominent : l’émigration en France, la vie des
familles au village et notamment celle des femmes,
l’écartèlement entre deux modes de vie et deux cultures
pour les jeunes hommes.
Le narrateur peint d’une plume acérée les solidarités et
surtout les rivalités, voire les conflits, entre les familles du
village, presque toutes apparentées. Il fait une belle place
aux femmes qu’il regarde à la fois avec commisération et
sympathie pour la dignité qu’elles savent préserver dans
une vie quotidienne laborieuse et dure, mais aussi avec un
regard critique aigu quand il évoque les calculs et les
L
e
s
l
i
e
45
La terre et le sang ( Le Seuil,1953); Les chemins qui montent ( Le Seuil,
1957).
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de Rabah, le dernier survivant mâle de la lignée, se voit
obligé de poursuivre sa vengeance. C’est que, sur son lit
de mort, le patriarche de la karouba des Aït-Hamouche,
Ali, l’oncle de Slimane, avait réussi à arracher à celui-ci
“ la promesse de vengeance, en secret, devant Dieu ”.
Cette promesse, le dernier sursaut d’un ancien pour
réveiller les consciences des jeunes qui, à son sens, font
trop bon marché des questions d’honneur, et pour alléger
ses derniers moments, devait alourdir les années qui
restaient à Slimane. Et le retour d’Amer est pour lui une
véritable torture :
n
s
d
u
s
a
n
g
Pour Amer-ou-Kaci, l’origine du drame remonte à un
jour de juillet 1914 dans la mine où il travaille avec son
oncle Rabah et André. Celui-ci, pour se venger de la
liaison adultère que Rabah entretient avec sa femme,
Yvonne, commet un crime déguisé en accident dont Amer
est l’instrument aveugle : réveillé brusquement après la
pause de midi par André qui lui dit que la sonnerie a
retenti, il lance le wagonnet qui tue son oncle Rabah
assoupi, à cette heure, sur les rails, comme à
l’accoutumée. Affolé, Amer prend à son compte la version
de l’événement dictée par André, celle de l’accident
involontaire. Mais quelques jours plus tard, face à ses
camarades d’Ighil-Nezman, il avoue la vérité. Au terme
d’une longue délibération entre eux, ceux-ci décident
solidairement qu’il est trop tard pour venger le sang de
Rabah et qu’il faut préserver la réputation d’Amer et de la
communauté.
“ Il en devint malade. Il avait toujours espéré vouer une
haine stérile à son neveu mais non le revoir là, face à
face, être obligé d’agir ou au contraire de ne rien faire et
laisser penser qu’il n’avait pas le sens de l’honneur. (… )
Naturellement, Slimane se déclara ennemi. ”
Cependant, le vieux Ramdane, un vrai sage, s’emploie
pendant trois jours entiers à calmer Slimane, son gendre,
pour que lui et Amer renouent “ les liens du sang ” et
reviennent “ aux relations normales qu’entretiennent
oncles et neveux ”. Pour apaiser toutes les inquiétudes de
Slimane, tourmenté par la promesse de vengeance faite à
son oncle Ali, il va jusqu’à l’accompagner chez le
marabout Si Mahfoud, dans “ un tout petit village habité
uniquement par des marabouts, hommes de religion et de
baraka ”, pour une consultation traditionnelle racontée
avec beaucoup d’humour par Feraoun. Celle-ci se termine
par un oracle sibyllin et un apologue qui prêche la
patience et l’abandon aveugle aux desseins de Dieu.
“ On parla de fatalité et on se sentit soulagé. Amer se
retrouva un peu à l’aise parmi les siens. Chacun se
composa un visage. Il fallait serrer les coudes, ne pas
laisser deviner le crime aux compatriotes des autres
villages, ne parler que d’accident. ”
“ Voilà, mon fils, une anecdote qui peut servir
d’enseignement à tous les impatients, les inquiets qui
cherchent à pénétrer l’insondable au lieu de se laisser
vivre et de se reposer en Dieu. ”
Et Slimane repart avec ce conseil du vieux derviche :
Cependant, ce sang non vengé, cette tache sur
l’honneur ne quitteront pas Amer. Quand, une dizaine
d’années plus tard et après bien des tribulations, ayant
retrouvé Marie, la fille d’Yvonne et peut-être de Rabah, il
décide de rentrer avec elle à Ighil-Nezman “ pour
répondre à l’appel impérieux de sa Terre ”, la famille des
Aït-Hamouche, et notamment Slimane, le plus jeune frère
“ Ne te tourmente plus et cesse de tourmenter les
morts. ”.
Quand, au bout d’une semaine, Amer et Slimane se
rencontrent fortuitement, seul à seul, en dehors du village,
les liens du sang peuvent parler en faveur d’une
réconciliation : en effet Slimane, bien que “ préparé à
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de Madame. Le narrateur commente :
l’inimitié ou à la haine ”, répond spontanément au bonjour
et à l’humble baiser d’Amer sur sa tête, dans une sorte de
sympathie naturelle entre oncle et neveu qui triomphe de
la “ haine ” exigée par la tradition de vendetta.
“ On peut sans doute voir dans ce rapprochement
inattendu l’appel intuitif du sang, si l’on admet, comme
Amer, que Marie est la nièce de Slimane. En vérité,
c’est que Slimane, maintenant, savait toute l’histoire ”.
“ Ce langage du cœ ur, ils comprirent tous les deux qu’ils
auraient été incapables de l’empêcher. ”
C’est là un lien supplémentaire pour lui qui pardonne
à Amer “ pour avoir retrouvé et recueilli cet héritage du
sang ” et qui se met à éprouver une tendresse secrète pour
Marie. Le lecteur perçoit ici combien ce thème du sang,
un mot qui revient si souvent dans les conversations des
personnages de ce roman, revêt une fonction importante
dans cette société traditionnelle et dans la trame de
l’histoire racontée ici. Et Ramdane, qui semble donner
tout son sens à cette histoire de sang versé et de sang
retrouvé, celui du dessein impénétrable de Dieu pour les
hommes, conclut ainsi :
Et Chabha, l’épouse de Slimane, la fille de Ramdane,
s’emploie elle aussi à apaiser les derniers scrupules
d’honneur de son mari, et encore à réconcilier les deux
familles, en faisant les avances auprès des “ Parisiens ” et
en se faisant aimer de Kamouma puis de “ Madame ”. De
son côté, Ramdane, dans une entrevue avec Amer au
cimetière, lieu symbolique de tous les liens de famille et de
village ancrés dans la “ terre ”, évoque les liens du sang
pour plaider en faveur d’une réconciliation publique. Car
le sang a une double signification que Ramdane n’oublie
pas : c’est le sang versé, celui de Rabah et qui continue à
réclamer vengeance (“ La dette existe. Il y a une victime
entre vous. ”), mais c’est aussi le sang qui unit des
parents :
“ Le sang de Rabah revient dans celui de sa fille. Oui, il
revient dans notre terre. La terre et le sang. Deux
éléments essentiels dans la destinée de chacun. Et nous
sommes des jouets insignifiants entre les mains du ToutPuissant. ”
Ainsi ce double lien du sang pourrait sceller
définitivement la réconciliation voulue par Ramdane.
“ Mais vous êtes du même sang au point que Slimane a
cru revoir son frère quand il t’a rencontré ce matin ”.
Et le vieux sage incite ainsi Amer à se placer audessus de l’opinion publique qui “ va brandir les
anciennes règles de l’honneur ” et à faire taire
définitivement cette méchante rumeur de vengeance entre
eux.
Le désir d’enfant
Le récit atteint ici, en son milieu même, une sorte de
palier d’apaisement. Les deux familles s’apprêtent à vivre
en bonne intelligence. Mais c’est ce rapprochement même
qui provoque un rebondissement de l’histoire : face au
rôle d’apaisement et de réconciliation joué en pleine
lumière par Chabha et Ramdane, d’autres forces, les
forces occultes des femmes, ici celles des mères,
Kamouma la mère d’Amer et Smina la mère de Chabha,
entraînent le destin de leurs enfants sur une nouvelle pente
qui prépare la tragédie finale. Le rebondissement est
annoncé quand Ramdane évoque brièvement l’espoir
resté vain, depuis dix ans de mariage, d’une descendance
pour sa fille et Slimane.
Ce souci de la stérilité du couple, s’il est une
“ Je ne vois qu’un moyen, ajoute Ramdane : renouer vos
relations, montrer que vous oubliez le passé et que vous
êtes toujours parents. ”
Ainsi Ramdane et Chabha, qui ne sont ni des AïtHamouche ni des Aït-Larbi, mais seulement des “ alliés ”,
jouent un rôle de médiation important dans cette
réconciliation entre les deux familles. Outre l’intimité qui
se crée entre Madame et Chabha, notamment dans les
conversations de femmes où le problème de la stérilité, de
l’enfant qu’on attend en vain, est évoqué comme une
torture pour elle et son mari Slimane, il y a aussi “ une
affection un peu refoulée ” qui naît chez celui-ci à l’égard
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qu’Amer fasse la preuve de ses capacités de paternité.
C’est là le sens du monologue intérieur de Kamouma :
souffrance profonde pour Slimane et Chabha, est aussi
une préoccupation constante pour Smina. C’est un tel
sujet de préoccupation aussi pour les deux époux que,
outre les remèdes de bonnes femmes et de sorciers essayés
et restés vains, ils en viennent à évoquer à mots couverts
d’autres “ solutions ” ; parmi celles-ci, c’est que l’homme
prenne une nouvelle épouse, comme par exemple Hocineou-Larbi qui, au bout de cinq ans de mariage, eut recours
à cette solution à l’instigation de sa femme Hemama.
“ Mais tout de même, si Madame prenait la semence !
Voilà qui nous comblerait et qui lèverait le doute pour
Smina. Et cela enhardirait sûrement Chabha. Il faut donc
que Madame se soigne ! ”
Plus loin, un dialogue envieux de Ramdane et Smina
nous apprennent que les vœ ux de Kamouma sont
exaucés : en effet, “ Madame est enceinte ”.. Cette longue
conversation des deux vieux parents anxieux de voir leur
fille désespérément stérile malgré tous les remèdes (mais
Smina a acquis la conviction que “ c’est la faute du
mari ”), est suivie de la méditation intérieure pleine de
sérénité de Ramdane, puis des rêves tourmentés de Smina
prête à entrer dans le jeu de sa complice Kamouma.
“ Lasse d’attendre, [elle] prit chez ses oncles, sans
cérémonies, la plus laide et la plus insignifiante de ses
cousines puis l’offrit à Hocine qui, sur le champ,
l’engrossa. ”
Cette cousine, Fetta, n’est qu’une « mère-porteuse »
qui, une fois sa fonction accomplie, se voit reléguée par le
couple et meurt deux ans après la naissance de l’enfant.
Cette solution, Slimane la caresse un moment, puis y
renonce :
“ Ces allusions, ces marques d’intérêt, ces confidences,
cette attitude amicale et confiante, lorsqu’elle les analyse
dans son demi-sommeil extraordinairement lucide,
Smina comprend que Kamouma est son alliée, qu’elle
peut compter sur son intervention discrète. Elles sont
tout à fait d’accord. ”
“ Il cessa de songer au ‘remariage’. Puis ils se remirent
tous deux aux médecines des vieilles et à fréquenter avec
la même assiduité touchante les koubas de la région. Ils
en étaient encore là, lorsque Marie et Amer vinrent
s’installer à Ighil-Nezman. ”
Ainsi, malgré sa crainte du scandale, elle est prête à
favoriser les amours de sa fille et d’Amer, et cela en dépit
de la mise en garde de son mari qui lui rappelle la
malédiction divine dont les femmes sont censées être
responsables :
C’est aussi le sujet des conversations des deux vieilles,
Kamouma et Smina, qui évoquent d’autres cas, et
notamment celui de Tassadit qui, après s’être fait
probablement donner ses quatre fils par son fellah Salem,
l’employé de son mari, semble bien avoir utilisé le même
Salem pour la femme de son fils, Ourdia, sa nièce. Ainsi
vont les potins du village et le narrateur de présenter ces
pratiques avec indulgence et d’expliquer qu’elles peuvent
même valoir à une femme habile et riche comme Tassadit
une grande réputation :
“ Vous avez chassé Adam du paradis.(… ) Un désir trop
vif est toujours malsain. Chabha est saine, c’est une
fille ! Ne la pousse pas aux folies. Crains de salir mes
vieux jours. Non, Dieu n’a pas besoin des hommes,
encore moins des femmes, je te le répète. ”
L’amour, l’adultère
“ Dans notre esprit, Tassadit est une grande femme
comme un homme peut être un grand homme. Ce n’est
pas peu dire pour un Kabyle. ”
Entre le moment du souhait de Kamouma de voir
Madame “ prendre la semence ” et sa réalisation, se
déroule le rapprochement des deux familles. L’intimité se
fait toujours plus grande entre les deux couples au point
que peu à peu Chabha, frustrée dans son mariage arrangé
avec Slimane de quinze ans son aîné, à qui elle a imposé
pendant “ dix années paisibles ” une relation des plus
Et ces dialogues font germer dans l’esprit de
Kamouma l’idée qu’Amer pourrait bien devenir le père
attendu pour un enfant de Chabha : elle le suggère à
Smina qui est d’accord en son for intérieur, pour peu
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demande qu’à s’épancher, il se donne de bonnes raisons :
pudiques qui les laisse insatisfaits l’un et l’autre, s’éprend
d’Amer sensiblement du même âge qu’elle. C’est Slimane
qui prend le premier conscience de l’attitude nouvelle de
Chabha, de son “ éveil ”, et qui la soupçonne de nourrir
des sentiments tendres, voire des désirs, pour Amer.
“ Il est normal qu’une fille d’Ighil-Nezman sache aimer
un garçon d’Ighil-Nezman et que le garçon goûte cet
amour. ”
Il éprouve un bonheur de jouvenceau de pouvoir vivre
cette expérience d’un amour de cœ ur partagé. Voilà que
son épouse même l’éclaire sur les désirs de Chabha et
qu’il ne retient de ses propos que cette “ suggestion ” :
“ Pour être juste, il devait convenir que Chabha n’avait
pas attendu l’arrivée d’Amer pour… ‘s’éveiller’ et lui
donner de l’inquiétude. C’était ça : un ‘éveil’, à coup
sûr. Mais il craignait maintenant que son neveu ne fût à
l’origine de cet éveil. Au début, il avait eu confiance.
Hypocrisie ? Peut-être. Mais n’était-elle pas prise à son
jeu ? ”
“ Marie lui avait dit aussi qu’il fallait à Chabha
quelqu’un dans son genre. ”
Du coup, Marie joue pour lui le rôle du diable, il
comprend la vraie nature de l’amour de Chabha et
s’apprête à succomber :
L’auteur constate : “ Amer et Chabha s’entendaient
bien ”. En effet, si celle-ci a cherché à plaire aussi bien à
Madame qu’à Amer, très vite elle s’est prise “ au jeu
dangereux de la coquetterie ” jusqu’à laisser transparaître
ses sentiments, d’abord aux yeux de Kamouma, puis à
ceux de Madame et de “ son gros mari qui n’avait pas été
habitué à troubler les cœ urs ”. Prise entre des sentiments
contradictoires de honte et de remords à la pensée d’être
devinée et de joie de se sentir amoureuse, elle s’avoue cet
amour et ne le dissimule plus, “ parce que ce n’était pas
une faute que d’aimer ”.. Madame la devine, la comprend
aussi jusqu’à éprouver une certaine sympathie pour “ la
soif ” de cette solide paysanne dont les désirs sont refoulés
depuis son mariage à l’âge de quinze ans.
“ Mais tant pis si c’est ainsi que Chabha l’aime. Lui
aussi, il est prêt à la désirer… ”
Ainsi le narrateur nous fait assister à l’éclosion d’un
amour partagé, qu’il analyse avec une grande finesse
psychologique et qu’il décrit avec une expression
volontiers empreinte de sensualité, du jeu de la coquetterie
et de l’espiègle camaraderie jusqu’à la tendresse mutuelle
et enfin la reconnaissance du désir réciproque. Il ne
manque plus maintenant que l’occasion dont justement les
deux vieilles, Kamouma et Smina, prêtes à tout pour
donner un rejeton à Chabha, se font les instruments
démoniaques. Et c’est bien ce que, avec son intuition
féminine, Chabha comprend quand elle se retrouve, chez
elle un soir, seule à seul avec Amer envoyé dans ce piège
tendu par les deux vieilles :
“ Dans ses rêves de jeune fille nubile, elle avait désiré
autre chose que Slimane. C’était une fleur pleine de sève
un peu âcre, pas trop éclatante mais parfumée à donner
l’ivresse. Elle-même était ivre de jeunesse et de
désir… ”
“ Kamouma, ma mère ! Oh ! Les vieilles. Elles tiennent
du démon. C’est bien vrai. ”
Marie n’est pas jalouse mais, soucieuse de préserver la
paix entre les deux familles et entre l’oncle et le neveu,
elle met en garde Amer contre cette femme et son jeu en
apparence innocent mais dangereux :
Cette rencontre inopinée donne lieu à une scène
silencieuse où la confusion des sentiments — l’émotion
amoureuse, le désir et la peur d’y succomber, la colère de
la femme de se voir réduite à un objet de tentation — est
peinte avec précision et délicatesse, jusqu’à ce que le
“ charme ” disparaisse et que les deux amoureux
retrouvent lucidité et confiance.
“ Alors, si tu tiens à son amitié, à ‘leur’ amitié, tu
veilleras, toi. Tu feras en sorte que tout rentre dans
l’ordre, que ce sang dont tu parles si bien te reste
sacré, très précisément ”
Mais Amer est sensible à cet amour qui le flatte, il se
laisse envahir par “ une espèce de tendresse ” qui ne
“ Quand, enfin, elle entrevit le piège tendu par les
vieilles, elle regarda Amer en face pour bien s’assurer
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qu’il avait compris lui aussi. Ce regard fut long, limpide
comme son cœ ur. Il rencontra celui d’Amer et ils se
dirent tout leur amour. ”
La tragédie se prépare inéluctablement dans ce huisclos que constitue le village, car les deux amants, d’abord
épiés par Hemama et Hocine, le cousin d’Amer,
s’exposent au regard.
C’est là le plus beau des langage, celui des yeux, rendu
d’une façon digne des meilleurs romanciers.
Pour échapper au piège, Amer décide d’emmener
Chabha chez lui, auprès de Madame et de Kamouma. La
jeune femme l’accompagne dans un état d’exaltation et de
confusion qui la conduisent à des gestes d’amour
fougueux :
“ Amer et Chabha se trouvèrent bientôt en plein champ
visuel de l’opinion, tels deux gibiers nocturnes sous un
brutal faisceau de projecteur. ”
C’est Chabha la première qui, par son changement de
caractère, de comportement, d’allure même, se trahit aux
yeux de tous, des femmes et des voisins, de Slimane et
même de Marie, car son bonheur nouveau s’accompagne
aussi d’une certaine mélancolie et d’un sentiment de
culpabilité. L’auteur-narrateur, qui se fait ici l’écho de
l’opinion commune, commente :
“ Chabha ralentit le pas. Il la toucha presque. Il ne
songeait à rien, lui. Elle s’arrêta, saisit de sa main
brûlante celle d’Amer et la porta à ses lèvres. Il n’eut
pas le temps de faire le plus petit geste : elle se jeta à son
cou et l’embrassa. Quand il se rendit compte de ce qui
arrivait, il répondit fougueusement à son étreinte
passionnée et ils se séparèrent tout tremblants, sans avoir
prononcé une parole. ”
“ Chabha se croyait criminelle. Lui non (… ) Amer avait
peut-être raison. Mais nous ne reconnaissons aucun droit
aux amoureux clandestins. Ce sont des tricheurs. Sans
plus. ”
D’abord pris entre “ ses scrupules d’homme sage, de
notable de village ” et “ ce désir aveuglant, impérieux qui
s’était emparé de sa chair, de son sang et que toute la
logique du monde ne pouvait apaiser ”, Amer s’installe
vite avec Chabha dans un adultère sans remords, en se
disant que d’autres hommes respectés vivent cette même
situation en toute simplicité :
Ainsi le drame se noue. C’est d’abord le scandale
provoqué par Hemama, auquel Chabha fait face fièrement
pour défendre son honneur et son bonheur. Puis c’est le
soupçon jaloux de Slimane, pour qui le remerciement
ordinaire d’un vieux mendiant à Chabha (“ Que Dieu
éloigne de ta tête les catastrophes, ma fille ! ”) se fait
révélation :
“ Il faut un apprentissage en toutes choses. Il est certain
que l’adultère déshonore l’homme comme il déshonore
la femme. Mais combien s’en sentent-ils réellement
amoindris ? ”
“ Et ce fut un trait de lumière brûlante pour lui. ”
Et ce sont les affres du doute, de la jalousie, du mépris
pour lui-même lorsqu’il se sent la risée de tous, lui qui se
voyait seul à n’être sûr de rien. :
Ainsi, il se persuade bientôt :
“ L’essentiel était de bien dissimuler, de ne pas rendre
son oncle malheureux ”
“ Les allusions et les sarcasmes troublaient beaucoup
Slimane, cependant (… ) Ensuite il imaginait qu’un jour
ou l’autre il aurait sa preuve. Il ne serait plus question de
douter. Tout serait clair, comme la foudre. Cela
éclaterait sur eux trois. La catastrophe ! ”
Il n’éprouve aucun remords à l’endroit de son épouse
à qui il n’a pas le sentiment d’être infidèle. Ils vivent dès
lors cet amour dans la connaissance des corps et le
bonheur de s’accepter tels qu’ils sont :
C’est encore un nouveau scandale qui, cette fois,
touche les hommes eux-mêmes, puisque c’est Ramdane,
le père de Chabha, le vieux sage, qui est pris à partie par
un jeune Aït-Hamouche ivre, à la djemâa, au vu de tout le
village. Ainsi :
“ Entre eux, il n’y eut plus ni honte, ni pudeur mais à
partir de ce moment, ils ne songèrent plus à une possible
séparation, ni aux conséquences de leur conduite. Il
s’agissait de ruser avec les autres, de toujours se cacher
tout en multipliant les rencontres. C’était la vie ardente,
la folie, l’imprudence. ”
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“ Amer et Chabha avaient été dans la bouche des gens pendant
plusieurs jours ”.
ruses qu’ils emploient pour se rencontrer en cachette. Pris
entre l’accablement et le dégoût, dans un état d’angoisse
et de confusion extrêmes, il se munit de son revolver pour
se venger, tuer Amer, mais il n’en a pas le courage ; il se
retrouve au cimetière, en proie à des hallucinations
auditives (“ un brouhaha de marché ”) et visuelles (il voit
le fantôme de son oncle Slimane, le grand-père d’Amer,
qui se dirige vers lui), assailli par “ le froid de la mort ”.
Mais le lendemain, la décision est prise :
Enfin, après “ une scène très véhémente et
embrouillée ” entre Amer, Kamouma et Madame, puis
une autre scène d’explication entre Amer et son cousin
Hocine d’où celui-ci sort humilié, tout semble s’apaiser.
Les deux amants cessent un moment leurs rendez-vous
secrets, si bien que les rapports entre Madame, Chabha et
Amer semblent reprendre leur tour naturel d’avant la
crise. Et les trois familles font front d’un commun accord :
“ Il était acculé, obligé de faire face (… ) Mais le jour
qui se levait pour lui était un jour nouveau, comme si
cette nuit qu’il venait de vivre formait un écran définitif
sur toute une existence. ”
“ Pour prouver que ‘la calomnie’n’avait pas de prise sur
eux, les trois familles resserrèrent encore leur intimité. Il
fallait habituer les indifférents, braver les mécontents et
ne plus craindre le scandale. ”
Toute cette tension accumulée au cours de plusieurs
mois de tortures — le sang de son oncle à venger, le
mépris de sa famille, la trahison de son épouse et de son
neveu, l’amour et la jalousie, l’honneur bafoué — va se
détendre dans un dernier acte :
Mais ce ne peut être qu’une accalmie avant l’orage.
Car Slimane n’est sans doute pas en mesure de supporter
le plus dur : “ que son honneur soit bafoué après avoir
laissé ‘se perdre’le sang de son frère ”.
Celui-ci, pour se venger de ses cousins Aït-Hamouche
qui le méprisent et le tiennent à l’écart, invente une
combinaison qui les privera de tout héritage venant de lui
et qui lui fait céder tous ses biens à Chabha son épouse.
Cette combinaison tortueuse prend un mois, qui est un
mois de torture jalouse pour lui.
“ Il lui fallait être un autre devant l’hostilité qui le
cernait (… ) Il était au bord du précipice mais il tenait
trois existences d’une main ferme ”.
Et cet écran entre deux parts de lui-même, c’est,
comme dans une tragédie classique, l’intervalle qui sépare
les deux derniers actes, ici les deux derniers chapitres :
l’un se termine par le départ de Slimane pour la carrière et
l’autre s’ouvre sur l’annonce du drame accompli :
“ Ses soupçons, ses craintes, ses idées noires revinrent et
il en perdait le sommeil. Une crainte dominait tout
maintenant : que Chabha fût enceinte ! une preuve
effroyable de son malheur. ”
“ La nouvelle s’était répandue avec rapidité. On courait
vers la carrière, le village entier était frappé de stupeur.
Une centaine d’hommes et d’enfants se tenaient serrés au
bord du cirque… ”
Il cherchait toujours une preuve de la trahison :
“ Il passait ainsi d’un extrême à l’autre, se torturant sans
raison puis se traitant de fou et retrouvant la paix.”.
La scène débute après “ l’accident ” et nous fait le récit
du dénouement tragique, avec tous les ingrédients d’une
tragédie classique : un lieu, la carrière ; un moment, le
matin ; une action, une explosion de la mine, limitée à
trois personnages : Amer la victime, Slimane meurtrier et
victime à la fois, le mineur Lamara seul témoin. Celui-ci
donne deux versions du drame, l’une publique, celle de
l’accident “ inexplicable ”, un effet du “ mektoub ”, l’autre
privée, réservée à Ramdane : Slimane a accaparé
l’attention de Lamara au moment où il a vu arriver Amer
Et c’est le jour même où l’acte de vente définitif à
Chabha est rédigé qu’il découvre le soir, sous un clair de
lune dans un ciel brouillé, les deux amants réunis sur une
aire à battre sous la maison d’Amer :
“ Lorsque Slimane déboucha sur l’aire, il resta frappé de
stupeur. Ils étaient dissimulés derrière le tas et parlaient
tranquillement à voix basse ”.
Il peut entendre leurs derniers mots qui révèlent les
106
dans la carrière juste avant l’explosion de la mine ; celuici n’a pu être prévenu, il a été enseveli sous l’éboulement
de pierres, tandis que Slimane s’est précipité et a été
atteint à la tête par “ un énorme moellon ”, comme “ lâché
par une main invisible, mais consciente, décidée,
adroite ”.
Ainsi s’accomplit le destin des deux rivaux qui,
remontés blessés de la carrière, meurent l’un après l’autre,
Amer le premier, Slimane ensuite. La scène finale réunit
dans le deuil chez les Aït-Larbi les deux familles
éprouvées, qui se sentent unies par “ ce commun
malheur ”. Cette scène se clôt sur une double image, celle
de Chabha, la réprouvée, “ la vivante image de sa douleur
et de sa faute ” pour Kamouma, effondrée sans
connaissance contre les genoux de Madame à l’annonce
de la mort de son mari Slimane, et celle de Marie qui
prend la main de Kamouma, comme dans une scène
biblique, “ pour la placer sur son ventre ” qui tressaille.
C’est une victoire pour Kamouma :
qui commence juste après la mort d’Amer n’Amer,
l’auteur décrit le chassé-croisé des rêves et des désirs
amoureux d’une part et de la jalousie d’autre part entre
ces quatre jeunes gens, à travers les points de vue de
Dehbia et de Mokrane notamment. Dehbia, une fois
éteinte “ son ardeur mystique ” de jeune chrétienne
amoureuse de Jésus-Christ, se met à partager les
préoccupations de ses compagnes du village :
“ Bientôt elle se tourmenta moins pour l’Au-delà et
s’intéressa davantage aux projets futiles, aux projets terre
à terre, aux espoirs sans prétention de toutes ces filles
pleines de santé et d’appétit ”
Elle participe aussi à leurs jeux sur le chemin de la
fontaine, heureuse avec elles d’aguicher les garçons
rencontrés en route. Et parmi ceux-ci, il y a justement
Mokrane des Aït-Slimane chez qui Melha, la mère de
Dehbia loue ses services, jeune homme laid, sournois, peu
aimé des jeunes du village, plein d’un désir refoulé pour
cette fille “ mécréante ” qui représente pour lui à la fois
l’interdit et la pire des provocations. Dehbia le déteste et
le redoute même un peu parce qu’elle sent peser sur elle
ce désir sournois :
“ Elle oublia un peu son fils, sa douleur et sa colère.
Demain, songea-t-elle, lorsqu’ils le prendront, Madame
jettera sur son mari sa ceinture de flanelle rouge. Et le
monde saura que son sein n’est pas vide ! ”
“ Il avait une façon de la dévorer du regard, de la
déshabiller sans pudeur, qui l’exaspérait ”.
Avec cette dernière phrase, qui est un alexandrin,
l’auteur semble vouloir transcender le malheur présent et
ouvrir un avenir prometteur.
Et c’est pour se venger de Mokrane, “ avec son sourire
cruel et ses yeux étincelants ”, qu’elle se complaît à lui
tenir tête et à le narguer, lui qui se poste toujours à l’affût
des filles se rendant à la fontaine.
Car c’est à ce jeu du chasseur et du gibier que, pour le
narrateur, semblent se réduire les relations des garçons et
des filles dans cette société extrêmement cloisonnée, où
les deux sexes ne peuvent que s’épier et se jeter quelques
remarques provocantes et vulgaires comme celle-ci lancée
à l’adresse de Dehbia :
Rivalités
Cet avenir est décrit dans le roman suivant Les
chemins qui montent, dont le héros est précisément Amer
n’Amer, le fils de Madame et d’Amer-ou-Kaci. Mais cet
avenir est, lui aussi, placé sous le sceau de l’amour
impossible et du drame de la jalousie dans ce huis-clos du
village d’Ighil-Nezman. Le drame se noue essentiellement
autour de quatre personnages jeunes, Amer de la famille
des Aït-Larbi, Dehbia la jeune chrétienne, Ouiza à la fois
son amie et sa rivale de la famille des Aït-Hamouche,
Mokrane de la famille des Aït-Slimane.
Dans la première partie du roman, intitulée La Veillée,
“ Eh ! Mokrane, nous sommes encore au printemps, ne
crois pas que la figue soit mûre. Elle n’est pas pour toi,
la figue fraîche ! ”
Et il évoque en particulier dans deux scènes ce désir
brutal des hommes, à travers ce personnage de Mokrane.
La première quand il apporte une assiette de couscous
107
faite que pour cela ? Oh ! je les déteste tous. Ils sont tous
aussi lâches que Mokrane. ”
chez Dehbia :
“ Il la happa traîtreusement par la taille tels ces chiens
hargneux qui n’aboient jamais et mordent d’un coup
brusque en silence ”
Cette jalousie de Dehbia s’exaspère au retour d’Amer
n’Amer de France quelques semaines après le mariage de
son amie.
La seconde quand tous les deux, Dehbia et lui,
tourmentés d’une jalousie féroce à l’encontre d’Amer et
de Ouiza, devenue l’épouse de Mokrane, qu’ils
soupçonnent d’entretenir une liaison amoureuse illicite, se
rencontrent une nouvelle fois sur le chemin de la fontaine
et s’étreignent dans une colère vengeresse. Que reste-t-il
pour la jeune fille de telles scènes, sinon une profonde
meurtrissure et un sentiment de honte ?
“ Elle avait peur de Ouiza qui était belle et audacieuse,
qui avait père et mère : une famille riche. Le fait qu’il y
avait Mokrane ne changeait rien ! Un infaillible instinct
l’avertissait dès la première minute que Ouiza irait audevant d’Amer, ne craindrait pas le scandale. Et dès
cette minute, elle commença d’être jalouse. Alors ce fut
pour elle le début de la torture. Puis cela dura des
semaines interminables. ”
Et commence alors pour elle aussi une “ chasse ”
tourmentée dont le narrateur, en se plaçant du point de
vue de son personnage, analyse avec minutie les diverses
phases, de la certitude de la complicité des deux jeunes
gens au doute et à l’apaisement :
“ De grosses larmes se mirent à couler, interminables,
des yeux de Dehbia maintenant grands ouverts, tandis
que des élancements douloureux lui parcouraient le
ventre. Il la laissa pantelante et abîmée. Mokrane venait
de la précipiter dans le gouffre et elle s’en rendait
compte un peu tard. Il ne lui restait plus qu’à le maudire
et à pleurer. ”
“ Amer lui apparaissait comme quelqu’un qui était audessus de ces petites malpropretés et Ouiza une
excellente camarade, sans doute mal mariée mais
honnête. Honnête malgré son air un peu audacieux. ”
Dans le microcosme du village où la grande affaire des
mères est de trouver le meilleur parti pour leurs fils et
leurs filles, les désirs et la jalousie éclosent et s’exaspèrent
vite. Ainsi Mokrane, bien que fiancé officiellement à
Ouiza dans le respect d’un ordre auquel il se plie, celui de
la hiérarchie et de la volonté des familles (“ l’ordre, c’est
l’honneur, la religion, la famille ”), ne peut s’empêcher de
désirer cette petite chrétienne, cette “ mécréante ” :
Mokrane, persuadé lui aussi un jour de la trahison de
Ouiza, la renvoie chez ses parents avant d’assouvir sa
vengeance sur Amer, lui qui l’a déshonoré au moins
doublement, une fois en le rossant de colère devant les
gens du village et en le mettant à terre devant sa femme :
“ Le camarade a raison : il ne me pardonnera jamais de
s’être trouvé par terre comme sa femme passait. ”
“ C’était son allure qui le captivait, les lignes de son
corps, les courbes de ses seins, et ce visage fier, distant,
inaccessible, tandis que Ouiza, il la sentait là, toute
prête, à la portée de la main. ”
L’amour entre deux jeunes gens est-il donc impossible
dans cette société fermée ? Cet amour semble être rêvé à la
fois par Dehbia et par Amer, mais chacun de son côté.
Dehbia qui, dès qu’elle voit Amer à son retour de France,
se met à rêver et à aimer en secret ce jeune homme, “ beau
et grand ”, ce cousin. Le narrateur décrit avec précision les
premiers émois de cette adolescente de quinze ans et la
cristallisation amoureuse :
N’est-ce pas là la figure du chasseur ? Et cela
n’empêche pas Dehbia de nourrir de son côté une secrète
jalousie à l’égard de son amie, quand sa mère lui apprend
les fiançailles de Ouiza et de Mokrane :
“ Elle était peut-être un peu jalouse de Ouiza.
Simplement, parce que tout ce qui lui manquait, Ouiza
en était pourvue, de même que la plupart des jeunes
filles d’Ighil-Nezman : elles avaient toutes un père, des
frères, une famille, et quelquefois du bien.(… ) C’était
donc ainsi, se répétait-elle jusqu’au soir, les jeunes qui
me désirent ne cherchent qu’à me salir ? Je ne suis donc
“ Puis elle se mit à l’aimer de toute son âme. Chaque
jour lui apportait des raisons de l’aimer davantage. Elle
savait tout ce qu’il faisait à la maison et au dehors. Elle
parlait de lui à sa mère, et avec Madame (… ) Il ne
108
plus beau des lis. Et moi, j’ai ouvert les bras pour cueillir
le lis (… ) J’ai ouvert les bras pour la recevoir, mais je me
suis contenté de la toucher, de lui mettre une main bien à
plat sur la poitrine et de placer l’autre main délicatement
sur son épaule pour ne pas l’effrayer, pour faire durer
cette espèce de charme qui s’était emparé d’elle et qui
m’a pris à mon tour. ”
ressemblait à personne d’autre. ”
Dehbia qui, dès le début, se donne des raisons
d’espérer :
“ Sur les autres, elle s’arrogeait des droits de priorité
que bien des choses pouvaient raisonnablement
expliquer : elle était belle, disponible, chrétienne, donc
plus près d’Amer, le fils de Madame (une Française).
N’était-elle pas sa cousine aussi ? (… ) Tout cela mijotait
dans sa cervelle, et, tacitement, sa mère l’approuvait et
espérait comme elle. ”
Et Amer de se mettre à parler, “ à parler comme un fou
et comme un sage ”, en s’enivrant de l’amour avoué de la
jeune fille qu’il promet de respecter. L’accord s’exprime
dans les regards :
Aussi quel dépit ressent-elle de se voir prise par lui
“ pour une gamine ” :
“ Puis elle s’est tournée à demi vers moi et ses grands yeux
étonnés se sont attachés aux miens avec une extraordinaire
expression de douceur et d’amitié. Ses grands yeux bleus,
presque noirs, qui traduisaient sans équivoque l’accord de
son âme, cherchaient à s’imprégner de mon image, à
pénétrer dans mon cœ ur ! ”
“ Il lui souriait d’un air supérieur, lui tirait parfois
l’oreille ou bien lui pinçait la joue. Il aurait pu lui
donner une fessée ! ”
Ainsi Dehbia, seule avec son rêve d’amour et sa
jalousie dévorante à l’égard de Ouiza, ne découvre les
vrais sentiments d’Amer qu’après sa mort en lisant son
Journal.
Amer de son côté, dans son Journal qui constitue la
seconde partie du roman et qui commence le lendemain
de la mort de sa mère, s’avoue peu à peu ses sentiments
contradictoires pour Dehbia, qu’il dit le même jour
“ aimer ” et “ ne pas aimer ”.
Mais une fois ce moment d’ivresse passé, Amer se
livre à une réflexion douloureuse qui l’empêche de
s’abandonner à ce rêve de bonheur :
“ Je lui dirai : Ma chérie, il ne suffit pas de s’aimer pour
être heureux. Nous nous aimons mais nous serons
malheureux (… ) Regarde un peu autour de toi, qu’est-il
advenu de tous ces jeunes ménages d’Ighil-Nezman à qui
la bénédiction de Dieu semblait promise ? Il n’y a que
des veuves cherchant un autre mari, des femmes
délaissées qui n’attendent plus rien de l’homme, des
enfants abandonnés. Et là-bas, à Paris, quelques tombes
et beaucoup d’épaves. ”
“ Je la désire et il ne faut pas que je m’embarque dans
une histoire d’‘amour éternel’. Je ne vais pas non plus
m’embarrasser d’un tas de scrupules inutiles. ”
Cette vision désabusée, voire désespérée, de l’avenir
qu’exprime ici ce jeune Kabyle est sans doute un obstacle
insurmontable pour un amour partagé. Les deux derniers
jours de son Journal et de sa vie évoquent ce déchirement
d’Amer. Il aime Dehbia :
Il a été sensible au “ regard extraordinairement
mystérieux et qui sait se faire entendre ” de la jeune fille,
au point de lui faire les premières avances. L’accord
semble pouvoir se faire entre ces deux jeunes gens ; Amer
nous peint une belle scène de rencontre et d’amour, pleine
de sensualité, au dixième jour de son Journal. Dehbia,
rencontrée dans la ruelle par une belle journée ensoleillée,
l’a rejoint chez lui ; il l’a appelée et elle ne s’est pas
dérobée :
“ Dehbia a quinze ans : une gamine. Je l’aime et je ne
suis pas un goujat. ”
Il rêve de partir en France avec elle :
“ Nous irons demander au monde civilisé notre place au
soleil, nous vivrons et nous lutterons. Je serai à elle, elle
sera ma raison d’être. ”
“ Elle s’est approchée, toujours rougissante, grave,
éloquente et belle. Belle, mon Dieu ! Un cygne
nonchalant, à la fois puissant et frêle. Elle s’est approchée
tout contre moi, ses genoux frôlant les miens, toujours
silencieuse, toujours grave, prête à se pencher comme le
Il la rencontre une dernière fois le douzième jour où
elle lui révèle quelques secrets : son prénom chrétien de
109
Mokrane, Ouiza et Amer et continuent à torturer la pauvre
Dehbia, restée seule avec “ le journal d’Amer, le paquet
de papiers ”.
Monique (celui de la mère de Saint-Augustin), sa blessure
de jeunesse (son père lui a révélé qu’elle n’était pas sa
fille). Prêt à s’ouvrir à cet amour de Dehbia, il découvre
qu’elle n’est plus vierge et, resté seul, il s’abîme dans la
désillusion jusqu’à préparer son suicide.
“ Elle tint le paquet serré contre sa poitrine et voilà que,
dans l’ombre, les trois fantômes se ranimèrent. Elle avait
beau fermer les yeux, ils étaient là tout près, et maintenant,
au lieu d’une, elle voyait danser trois paires d’étoiles qui
lançaient des flèches dans son crâne. Et Ouiza lui disait :
Les Aït-Hamouche, ma fille, portent malheur aux AïtLarbi ! Un Aït-Hamouche a tué Amer, le père, pour laver
son honneur ; un Aït-Slimane tue Amer, le fils, pour Ouiza
n’Aït-Hamouche. C’était écrit, c’était écrit. ”
“ Ne crois pas que je t’en veuille, que je doute de ton amour, de ton
amitié, mais je n’accepte ni ton amitié ni ton amour. Trop tard, ma fille. Je
me disais : si jeune ! si pure ! si innocente ! Que reste-t-il de mon idole ? ”
Il cherche qui a pu la “ toucher ”, puis se persuade, en
interprétant la dernière mise en garde de Dehbia contre
Mokrane, que c’est bien celui-ci le coupable :
Ainsi les deux Amer, les héros de chacune des deux
histoires, ont-ils été à vingt-cinq ans de distance les proies
d’un destin inexorable, à partir duquel Mouloud Feraoun
semble avoir construit, d’un seul bloc, toute l’intrigue des
deux romans.
“ En attendant, il t’a bien prise, n’est-ce pas ? (… ) Il
n’est pas possible que tu te sois donnée à lui. Une telle
idée est insupportable. Non, mille fois non. Mais malgré
tout, il s’est bien vengé, ma pauvre Dehbia. Je ne tiens
plus à toi. Oh ! ce ne sont pas les principes qui me
gênent. Simplement un tout petit caprice. Tu étais ce
caprice qui me réconciliait avec tout, et avec moi-même,
qui allait me rendre compréhensif et lâche. Un tout petit
caprice qui devait m’apporter le bonheur. Un amour
neuf et pur que je ne méritais certes pas, que le hasard
s’apprêtait à m’offrir, que je me disposais à voler. Tu
n’es plus rien ! ”
Drames de l’honneur et écriture romanesque
“ Chronique ” précise de la vie kabyle, décrite à
travers celle des familles d’un village emblématique,
Ighil-Nezman, sur deux générations, ces deux romans
présentent un intérêt documentaire certain sur la vie et les
mœ urs des hommes et des femmes de ce pays. Ils
développent aussi un drame de l’honneur, de la
vengeance, de l’amour et de la jalousie, avec des intrigues
bien construites. De La terre et le sang, publié en 1953,
aux chemins qui montent, publié en 1957, Mouloud
Feraoun a affiné sa technique romanesque.
La terre et le sang est composé comme un récit
classique où les procédés principaux sont ceux du retour
en arrière pour expliquer la vie du héros (et de ses
proches) autour duquel toute l’histoire est centrée, et de la
montée de la tension dramatique jusqu’au dénouement
tragique. Après avoir jeté le héros, Amer-ou-Kaci, “ in
medias res ”, au centre de l’action avec son retour au
village accompagné de sa femme française, le narrateur,
dans un long retour en arrière de trois chapitres, raconte la
vie de celui-ci en France pendant ses longues années
d’émigration et pose le premier jalon du drame avec le
Ce mot “ caprice ” répété rend bien compte de
l’extrême fragilité des dispositions à l’amour et au
bonheur de ce jeune homme de vingt-cinq ans, qui, de
plus, se juge lâche, non pas de rejeter si vite la jeune fille
aimée et censée déshonorée, mais de céder à un
engagement de lui-même. Ne cherchait-il pas secrètement
un alibi pour se dérober ? L’échec de l’amour semblait
donc écrit. Il est consommé avec la mort d’Amer qui reste
une énigme : est-il tombé sous les coups de Mokrane
comme le suggèrent les derniers mots de son Journal ou
s’est-il suicidé comme le concluent l’enquête et l’article
de chronique régionale, signé du Secrétaire-garde
champêtre du village, frère aîné de Mokrane, qui forme
l’épilogue du roman ?
Ainsi les fantômes du sang à venger, des amours
illicites et de la jalousie qui rôdaient partout dans La terre
et le sang et qui y avaient eu raison des deux rivaux,
l’oncle et le neveu, tués ensemble, sont toujours à l’œ uvre
dans Les chemins qui montent. Ils sont incarnés ici par
110
naître et se développer leur amour, contrarié cependant
par les affres de sa jalousie envers Ouiza et le désir
sournois de Mokrane. La seconde partie, tout entière
constituée par Le Journal d’Amer écrit sur douze jours,
de la mort et de l’enterrement de sa mère jusqu’à la nuit
de sa propre mort, fait entendre la voix tourmentée du
héros. C’est la voix, souvent indignée et révoltée, parfois
accablée ou désespérée, d’un jeune Kabyle d’ascendance à
la fois algérienne et française, de culture française,
représentant de cette génération des années 1950 qui,
frustrée dans ses attentes, ne supporte plus l’injustice du
statut colonial.
Mouloud Feraoun passe ainsi volontairement le relais
d’un narrateur omniscient à son personnage, en même
temps qu’il invite son lecteur à reconstruire l’histoire en
recoupant les points de vue différents donnés dans les
deux parties du roman.
Ces deux romans, les seuls qui aient pu être achevés,
témoignent des qualités littéraires et des capacités
créatrices de cet écrivain naissant qui s’était d’abord
essayé avec le récit autobiographique, Le fils du pauvre.
Capacité à camper des personnages vivants dont il sait
faire entendre la voix, dans des dialogues naturels ou des
monologues intérieurs pleins de sensibilité, capacité à
décrire avec précision les lieux, petite ville du nord de la
France ou village kabyle, où il les fait vivre, capacité à
suggérer une atmosphère faite à la fois de connivence et
de solidarité et aussi de rivalités ancestrales entre ces
personnages et leurs familles, capacité à construire et à
conduire des drames de l’honneur à venger, de l’amour et
de la jalousie au long de deux récits qui se continuent et se
répondent, dans des tonalités cependant différentes,
volontiers résignée ou “ fataliste ” dans le premier, plus
véhémente et révoltée dans le second. La mort du second
Amer, à vingt-cinq ans sans témoin et sans descendant,
arraché à l’illusion, au “ caprice ” de l’amour, revêt
quelque chose de désespéré que n’avait pas celle des deux
rivaux dans le premier récit. L’écriture de Mouloud
Feraoun, faite souvent de phrases courtes, est concise et
incisive, mais aussi volontiers métaphorique : souvenons-
sang versé de son oncle Rabah à la mine de charbon.
Le centre du roman décrit avec précision, et humour
souvent, les rapports entre les familles au village,
quasiment toutes apparentées, et leur vie centrée sur les
questions de la terre, leur seul maigre patrimoine, et de la
progéniture, leur unique espérance. L’intrigue est nouée
autour des amours adultères d’Amer et de Chabha,
l’épouse de l’oncle Slimane. Les derniers chapitres font
monter la tension dramatique avec les trois acteurs de la
tragédie, Amer, Chabha et Slimane, l’amant, l’épouse
adultère et l’époux comme dans un drame bourgeois,
placés sous le regard de tous dans le huis-clos du village,
jusqu’au dénouement tragique raconté et expliqué dans le
dernier chapitre.
Cette histoire d’amour et de sang n’est pas sans
rappeler telle nouvelle de Mérimée ou de Maupassant
dans lesquelles la “ vendetta ” constitue le ressort
principal de l’action : ainsi par exemple Colomba (publié
en 1840) de Mérimée qui, racontant une histoire de
vendetta en Corse construite à partir de faits réels, écrit :
“ Ces mœ urs sont celles de la Kabylie et, pour les voir, le
voyage n’est pas long. ”
Le récit est mené, tout au long, par un narrateur
omniscient qui non seulement accompagne ses
personnages dans leurs actes mais semble aussi tout
connaître des motivations et des passions qui les animent.
En outre ne manquent pas les intrusions d’un auteur, qui
se fait volontiers moraliste laïque, assez proche d’eux
pour commenter leur comportement avec humour, voire
ironie parfois, mais aussi avec bienveillance et sympathie
au point de sembler s’identifier à eux quand il emploie le
“ nous ” collectif.
Les chemins qui montent, dont le titre est emprunté à
un dicton kabyle, est un roman à la composition plus
subtile, polyphonique. Il est constitué de deux parties
sensiblement égales : la première, intitulée La Veillée,
commence à la fin de l’histoire après la mort du héros
Amer n’Amer dont Dehbia vient de lire le journal, et, le
plus souvent sous le point de vue de celle-ci et parfois
avec sa voix, remonte le film des six mois qui ont vu
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Ainsi Mouloud Feraoun affermissait ses qualités
d’écrivain et de romancier dans ces années qui
précédaient et ouvraient la guerre de libération dans
laquelle s’engageait son pays. La tourmente de ces années
terribles, dont il donne un témoignage déchiré et poignant
dans son Journal tenu de 1955 à 1962, devait l’engloutir
lui-même avec cinq de ses compagnons de travail dans
l’assassinat du 15 mars 1962.
nous par exemple de l’image du “ chancre ” pour évoquer
le mal qui ronge le pays kabyle, de celle du chasseur et de
la proie pour parler des relations difficiles et dangereuses
entre garçons et filles, de celle de “ la soif ” pour suggérer
les appétits sensuels d’une “ solide paysanne ”, ou encore
de celles du lis, du “ cygne nonchalant ” ou de la
“ nymphe farouche ” pour évoquer la jeune fille aimée et
désirée.
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