Khalid Lazaare(Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fes/Maroc
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Khalid Lazaare(Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fes/Maroc
Khalid Lazaare(Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fes/Maroc) La femme dans les récits de voyages allemands Ma contribution serait à résumer en l’énonciation d’un certain nombre d’idées véhiculées dans la société allemande d’aujourd’hui. Quand j’ai cherché à comprendre l’origine de ces idées standard, j’ai été obligé de confronter un nombre assez important de récits de voyageurs allemands et autrichiens du 19ème siècle sur le Maroc. Je n’ai pas voulu intituler mon intervention : « L’image de la femme… », car « l’image », selon Pageaux « reste un objet flou, un mot passe-partout dont la commodité (toute apparente) autorise toutes les généralisations et tous les abus »(1). En plus toute image reste, à mon avis, sujette à un processus dynamique en évolution continue, d’où la difficulté de la cerner entièrement dans le temps et l’espace, donc je plaide plus pour une image que pour l’image. Tous les récits de voyages sur le Maroc du 19ème et du début du 20ème siècle évoquent dans leurs approches de l’Autre la femme et sa vie. On trouve par ex. les voyageurs qui s’intéressent à l’apparence externe des femmes, cette apparence est considérée comme l’élément d’étrangeté par excellence, car les femmes au Maroc se présentent autrement que dans le pays d’origine des voyageurs. La djellaba, le burnous, le haïk ou le voile sont les premiers composants qui attirent le regard du voyageur et l’obligent à trouver réponse à des questions qui s’imposent, telles que : l’habit entre la religion et les traditions, où se dessinent les frontières ? Augustin n’était pas le seul à décrire l’habit des femmes marocaines : « Leurs femmes, quand elles allaient dans la rue -et nous ne pouvions les voir bien sur qu’en ces occasions- étaient entièrement enveloppées dans de tels haïks, de telle façon que seuls les yeux restaient visibles. Des fantômes sans formes » (2). Plus loin, le même Augustin nous ouvre une fenêtre sur la condition de la femme une fois mariée : « Une fois nubiles, les filles, comme les jeunes femmes, n’avaient que très rarement le droit de quitter leurs maisons. Et quand il fallait absolument sortir, elles s’enveloppaient entièrement dans leurs haïks et ne laissaient voir que leurs yeux » (3). Ludwig Pietsch a donné une dimension esthétique à sa description de la femme marocaine, il l’a vue comme un tableau de peinture décoré grâce à cet habit, tout autre que ce qu’il a eu l’habitude de voir dans son pays (4), où la femme, selon lui, n’a rien de spécifique. Pietsch a réservé à l’habit de la femme un grand espace dans sa description du Maroc. Ainsi il écrit p.174 : « Les femmes marocaines ne paraissent à Fes –bien sur- que comme des poupées qui bougent sans visages, toutes couvertes de burnous en laine blanche. Ces derniers sont tirés jusqu’à couvrir les yeux, et l’habit blanc en dessous est à son tour tiré jusqu’à couvrir le nez de telle sorte qu’on ne puisse percevoir qu’une petite fente de la largeur des yeux, pour voir et respirer. » (Traduit par moi-même). Dans une comparaison avec les femmes qui ne sont pas touchées par l’obligation -religieuse ou traditionnelle- de porter le voile, comme les berbères, les juives et les nègres, Augustin se permet une description plus précise : « Les femmes berbères ne portant pas de voile, la forme de leurs visages était rarement agréable, mais elles avaient en général de beaux yeux noirs, ce que nous remarquâmes à la rencontre de quelques troupes de ce peuple… » (5). Le voyageur Genthe, tué dans la périphérie de Fes, a interprété l’habit des femmes berbères et leu libération du concept du voile en tant que supériorité par rapport aux femmes arabes qui vivent à l’ombre de l’Islam et ainsi on déduit toute son attitude vis-à-vis de l’Islam et ses réserves concernant cette religion : « C’était des femmes berbères, selon l’avis de mes amis, qui retournaient d’un mariage, apparemment tous les habitants du village ont pris part à cet heureux évènement, parce que des groupes de femmes et de jeunes filles arrivaient et animaient de leur vivacité la belle image du printemps dans ce paysage de montagne calme, où on trouvait rarement des bâtiments. Les femmes étaient, selon l’âge, non influencées des sévères lois de l’Islam et selon les coutumes berbères les femmes étaient non voilées, elles étaient debout avec fierté et leurs très légers et courts habits étaient complètement différents de ceux des femmes arabes, les femmes berbères n’étaient pas gênées des regards des Rumi » (6) (c.à.d. des chrétiens en référence à Rome). Les représentations montrant la femme marocaine et surtout la femme arabe comme étant opprimée sous le joug de la religion ne seraient guère à limiter vu leur nombre assez élevé. Les voyageurs ont traduit cette constatation à travers la situation de la femme dans la société, laquelle situation est régie selon les principes d’une hiérarchie bien déterminée, elle-même imposée par le cours général des choses dans le tissu social marocain. Pietsch écrit à ce propos p.175 : « Seules les domestiques et les femmes travaillant dans les maisons nous montraient leurs visages rieurs; leurs bras et leurs jambes du genou au pied n’étaient pas couverts, mais elles étaient presque exclusivement nègres. » (7) Ainsi, le voyageur Pietsch nous montre la différence au niveau moral entre les couches sociales du Maroc, cette manière de voir et d’interpréter nous donne une idée sur la manière de juger des européens en général. A propos des mœurs, on trouve le même exemple chez Horowitz, diplomate en poste à Tanger, qui défendaient les juives et qui avait un avis totalement différent de celui de beaucoup de ses compatriotes de la même génération, je ne citerai que Conring comme exemple. Horowitz écrit p.54 : « Pour un grand nombre de touristes, on sait que leur voyage se fait dans le but d’avoir des relations sexuelles dans les pays étrangers » (8). Il, Horowitz, insiste sur le caractère superficiel dans la connaissance de la femme marocaine et surtout juive et malgré cela les voyageurs n’hésitent pas à émettre des jugements à leur encontre : « A propos de beaucoup de choses et de domaines ainsi est le cas aussi à propos de cette sphère (celle de la femme, K.L.) le voyageur émet des jugements sur une grande majorité en partant de quelques cas individuels. » (9) Le lecteur avisé remarque que la plupart des voyageurs visite le Maroc, pays appartenant culturellement à l’Orient, en référence aux contes des mille et une nuit, et leur imaginaire reste imprégné de cette femme arabe, caricaturée dans des qualificatifs relevant plus de l’exotisme que du réel, tels que belle, charmante, malicieuse, intrigante,…Cette dimension est à relever chez Löwenstein : « Les femmes des riches ne sont pas autorisées à quitter le harem, et si elles sortent, elles doivent se faire accompagner de leurs (bonnes) esclaves et elles sont voilées, c’est pour cela qu’elles essaient –dans la mesure du possible- de se débarrasser de cette surveillance et de nouer des relations d’amour avec les chrétiens qui risquent leurs vies en de telles affaires. » (10) En cherchant dans la vie de Löwenstein, on trouve que ce voyageur avait entrepris plusieurs longs voyages au sud de l’Espagne et qu’il regardait le Maroc sous l’influence des histoires des arabes d’Andalousie, dont la vie ne différait pas beaucoup du contexte de Schehrazad. La description du harem faisait aussi partie du répertoire des représentations des voyageurs occidentaux qui ne sortaient pas du domaine du cliché collé à l’Orient en général. Augustin, qui n’a pas eu la chance de voir un harem, se contente d’imaginer ses meubles et les décrit pour donner un aspect plus intéressant à son récit : « On s’asseyait sur des nattes en paille ou sur de petits poufs ronds en cuir. Les harems seraient éventuellement plus confortables, mais là n’entrait, naturellement, personne d’autre que le maître de maison et les serviteurs de sexe féminin. » (11) Si ce domaine, réservé jalousement aux femmes, restait interdit aux étrangers, Rohlfs était des rares chanceux à avoir eu la permission d’y accéder, et ce en qualité de médecin personnel du sultan. (12) Même avec ce privilège, le voyageur Rohlfs ne s’est pas adonné à la description du harem selon l’imaginaire collectif européen, très propagé à cette époque. Il s’est contenté de dire : « C’était le harem mobile du sultan, les plus belles, les plus jeunes filles et les plus corpulentes des quatre harem de Fes, Meknes, Rabat et Marrakech, en général des enfants entre 12 et 15 ans » (13). Rohlfs s’est contenté de donner au lecteur allemand une idée assez vague sur les filles du harem et même si implicitement il dénonce le goût du sultan, il a jugé sans intérêt de décrire en détail la structure ou la vie à l’intérieur du harem. Par contre, Pietsch ne rate pas l’occasion d’être dans un harem -même si c’est celui des esclaves noires- pour écrire p.270 : « Et même cette fois-ci, rien ne se passe, concernant les rêves et phantasmes de nos amis à propos des aventures du harem… ». Ainsi se résume l’image du harem en Occident, il est associé à un domaine fermé avec aventures, mystères et intrigues comme ingrédients de base. Même Horowitz, qui reprochait aux autres voyageurs leurs jugements hâtifs et clichés non fondés, ne garde pas sa soi-disant objectivité : « Les femmes marocaines d’origine arabe sont belles quand elles sont jeunes, ont de belles tailles (…) ont une peau blanche claire et de grands yeux avec des regards séduisants. Comme toutes les musulmanes, habitantes du harem, elles se fanent à une vitesse surprenante. » (14) Sternberg aborde le thème du harem avec une grande relativité et même- au risque de ne pas plaire au lecteur qui cherche la perspective exotique et originale de l’étranger- ose corriger des préjugés longuement établis et enracinés dans la mémoire collective européenne, quand il écrit : « Les marocains ne connaissent pas le harem. Ici les femmes et les hommes d’une même famille vivent ensemble et sans frontière, ils vivent tous au milieu de la maison, ceci est très important, car cela démontre que le harem égypto turque appartient à une forme d’Islam arriéré » (15) Par contre Karow, de la même époque que Sternberg, qui a vécu assez longtemps au Maroc, car il était au service de la marine marocaine durant neuf ans, décrit son voyage avec le Kaid Houssain en ces mots : « Il a pris tout son harem à la guerre, elles étaient douze femmes, toutes entièrement voilées. Il était indispensable de les héberger loin des regards indiscrets des hommes » (16) Les contradictions apparentes observées peuvent être dissipées grâce au commentaire clair et explicite de Rohlfs, p.68, qui tranche et limite le phénomène du harem à la couche aisée. « Avant tout, il faut attirer l’attention sur une chose : la polygamie est inexistante au Maroc, ni pour les arabes, ni pour les berbères, les rares cas exceptionnels, où un riche possède un harem ne méritent pas d’être pris en considération » (17) Dans le même contexte, il ne serait pas superflu de revenir à Augustin, qui écrit en 1838 : « Les marocains pouvaient, comme tous les musulmans, épouser quatre femmes et avoir à côté autant d’odalisques qu’ils pouvaient nourrir. Mais le marocain profitait très rarement de cette permission et avait généralement une seule femme. » (18) Beaucoup sont les voyageurs qui ont relaté les rituels du mariage et qui l’ont considéré comme la preuve tangible de l’oppression des femmes et du despotisme de l’homme qui prive la femme de tous ses droits au nom de la religion. Augustin écrit ce propos p.22 : « Toujours est-il que le plus souvent des jeunes n’avaient jamais eu l’occasion de voir une fille avant le mariage. Ce dernier n’était jamais conclu suite à une sympathie de part et d’autre, mais seulement par arrangement entre les parents des concernés, ou entre le jeune homme et les parents de la fille ». Les voyageurs vont encore une fois relever la différence entre le mariage des berbères et celui des arabes et expliquent cette différence par le fait que les berbères, libres et libérés de part leur nature, peuvent voir les filles avant le mariage : « Le jeune homme allait voir le père de la fille choisie –qu’il pouvait voir avant sans empêchement- et lui offrait une somme d’argent ou quelques têtes de bétail pour avoir sa fille » (19) Une autre preuve de l’exploitation des femmes et de leur misère, selon les voyageurs, est l’âge du mariage. Pietsch décrit p.143 des filles à peine âgées de 12 ans et parle avec désolation de leur état après un ou deux ans de mariage et il les compare à des étoiles qui perdent, à cause de la tyrannie des hommes, leur brillance et leur éclat. Cette même tyrannie serait remarquée par d’autres voyageurs dans la tradition des hommes à manger isolés des femmes, ils expliquent cette tradition par la religion. Rohlfs écrit p. 75 : « Les hommes mangent isolés des femmes, celles-ci mangent avec les enfants de la maison. L’Islam a réussi à imposer cette convention même parmi les berbères », mais Artbauer va plus loin et donne des détails de la manière de manger des marocains, laquelle manière montre à quel point les femmes étaient humiliées, car elles ne mangeaient, selon le voyageur, que les restes. Le fait que la femme ne sort pas et ne parle pas aux étrangers a été le socle des jugements de Baeumen, Pietsch et Lenz pour aboutir à la thèse selon laquelle la femme au Maroc vit dans une situation d’humiliation et d’oppression extrêmes et qu’elle ne bénéficie pas des moindres droits humains. Rolef montre p.144 « que le sort des femmes dans ce pays est très misérable. Alors que le musulman traite ses animaux avec tendresse et humanité, on le trouve tyrannique et despotique envers ses femmes. Il peut les faire sortir de la maison quand il veut… (…)Quelle misère et quel malheur des femmes dans le monde musulman ! » (20) Malgré tout ce qui a été écrit sur la femme marocaine au 19ème siècle, on trouve quelques rares voyageurs qui l’ont décrite avec impartialité et sans recourir à répéter des préjugés bien établis, ces rares voyageurs n’ont visé ni l’Islam ni les traditions, surtout que la majorité cherchait souvent à décrire des aspects négatifs ou vus comme tels pour montrer sa suprématie et Adelmannsfelden nous livre le meilleur exemple de ces rares voyageurs qui méritent d’être cités. « Malgré ses habits cousus de haillons, elle avait en son regard et en son langage quelque chose d’une grande dame. Et comme on m’a précisé on trouve souvent parmi les femmes du pays de bons caractères. La situation de la femme marocaine mariée est dans la plupart des cas bien meilleure que ce qu’on trouve écrit dans les récits de voyages. J’ai connu beaucoup d’exemples de ménages heureux et sans polygamie » (21) En guise de conclusion je dirai simplement que la femme était ce qu’elle était et aussi ce qu’on a voulu voir en elle. Et c’est dans cette dialectique qu’il faudrait toujours l’aborder : un être avec diverses facettes ! La cerner entièrement serait, en réalité comme en littérature, du domaine du phantasme et du rêve ! 1) Pageaux, Daniel Henri : Une perspective d’étude en littérature comparée. In :Synthesis. Bulletin du Comité National de Littérature Comparée de la République Socialiste de Roumanie 8 (1981) p. 169-185 2) Augustin, Ferdinand Baron : Souvenirs de Maroc. Rassemblés lors d’un voyage en l’an 1830.Traduction de Khalid Lazaare, Fes 2004, p. 24 3) Ibid, p.39 4) Pietsch, Ludwig :Marokko. Briefe von der deutschen Gesandtschaftsreise nach Fez im Frühjahr 1877. Leipzig 1878, p.55(traduit par moi-même) 5) Augustin, Ferdinand Baron p. 81 6) Genthe, Siegfried:Marokko.Reiseschilderungen. Berlin 1906, p. 80 (traduit par moimême) 7) Pietsch, Ludwig p. 175 8) Horowitz, Victor J.:Marokko. Das Wesentlichste und Interessanteste über Land und Leute. Leipzig 1887, p. 54 (traduit par moi-même) 9) Ibid, p. 53 10) Löwenstein, Wilhelm zu, Prinz: Ausflug von Lissabon nach Andalusien und in den Norden von Marokko im Frühjahr 1845. Dresden et Leipzig, p. 157 (traduit par moimême) 11) Augustin, p. 13 12) Cp. Hassert, Kurt:Die Erforschung Afrikas, Leipzig 1941, p. 92 13) Rohlfs, Gerhard:Mein erster Aufenthalt in Marokko und Reise südlich vom Atlas durch die Oasen Draa und Tafilet. Bremen 1873, p. 198 (traduit par moi-même) 14) Horowitz, p. 37 15) Sternberg, Adalbert Graf:Die Barbaren von Marokko. Reisestudien. Vienne et Leipzig 1908, p. 125 (traduit par moi-même) 16) Karow, Leonhard :Neun Jahre in marokkanischen Diensten. Berlin 1909, p. 123 17) Rohlfs, p. 68 18) Augustin, p. 39 19) Ibid, p. 82 20) Rolef, Franz:Reisebriefe aus Spanien und Marocco (Novembre 1883 à Avril 1884) Freiburg 1885, p. 144 (traduit par moi-même) 21) Adelmannsfelden,Graf, Sigmund Adelmann von:13 Monate in Marokko. Sigmaringen 1903, p.81 (traduit par moi-même)