Dossier La politique d`élargissement de l`Union européenne

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Dossier La politique d`élargissement de l`Union européenne
Dossier
La politique d’élargissement
de l’Union européenne
Rétrospective et perspective
par Barbara Lippert
1
Directrice adjointe du Institut für Europäische Politik – Berlin.
Depuis la création de la Communauté du charbon et de l’acier,
l’admission de nouveaux membres fait partie des possibilités d’action
prévues par les traités européens2. La décision prise au sommet de
Copenhague en décembre 2002 relative à l’adhésion de dix États3 est
donc déjà le quatrième cycle d’élargissement depuis le premier en 1973.
Malgré cette expérience d’adhésion longue et variée, l’admission des
nouveaux membres en 2004 se présente comme un « événement inouï »
(Goethe4), d’autant plus qu’elle est mise en perspective avec la
1. Étude réalisée dans le cadre du programme spécialisé de l’Institut für Europäische
Politik, Berlin (IEP) « Dialog Europa der Otto Wolff-Stiftung » et fondée en grande partie
sur la contribution de l’auteur, « Glanzloser Arbeitserfolg von epochaler Bedeutung: Eine
Bilanz der EU-Erweiterungspolitik 1989-2004 », in : Bilanz und Folgeprobleme der EUEweiterung, Baden-Baden, 2004 (à paraître). Traduction de l’allemand du présent article
par Antoine Koop.
2. Cf. l’article 98 du traité CECA du 18 avril 1951 ; l’article 237 du traité CEE du 25
mars 1957 ; l’article 49 du traité UE du 7 février 1992 dans sa version du 26 février 2001.
3. Les nouveaux États membres sont l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la
Pologne, la Slovaquie, la Slovénie, la République tchèque, la Hongrie et Chypre. Des
négociations d’adhésion sont toujours en cours avec la Bulgarie et la Roumanie, mais pas
encore commencées avec la Turquie qui reste néanmoins un pays candidat.
4. À Eckermann le 29 janvier 1827, Biedermann 1890, vol. VI :40.
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Barbara Lippert
« réunification de l’Europe » (Joschka Fischer5) ou bien avec la
« réunification du continent européen » (Commission européenne6). Face
à cette situation et à ce défi, l’Union européenne ne dispose pas d’une
politique d’élargissement ou d’adhésion spécifique, au sens des autres
politiques communes ou en tant que partie de la politique étrangère et de
sécurité commune. L’élargissement représente plutôt une exigence
délimitable horizontalement et non pas sectoriellement, car elle concerne
tous les domaines politiques et tous les niveaux du système de l’Union7.
De façon tout à fait typique, des tensions se sont créées dans la politique
de l’élargissement de l’Union entre le pôle d’une routine politicobureaucratique d’une part et le pôle d’une action stratégique et
innovatrice d’autre part. Ce ne sont pas seulement les gouvernements et
l’opinion publique des nouveaux États membres qui ont souvent critiqué
le clivage entre la rhétorique positive lors des sommets et le caractère
parfois dilatoire de la pratique des négociations d’adhésion dans le
quotidien de l’Union européenne. L’événement inouï de l’élargissement
vers l’Est8 et les prévisibles conséquences dramatiques d’un
élargissement d’une telle envergure de l’Union n’ont libéré ni des forces
révolutionnaires ni des forces conséquemment réformatrices au sein de
des institutions. L’Union européenne a au contraire reporté les décisions
majeures concernant sa maturité à s’élargir et est autant que possible
restée attachée au statu quo.
Motifs de la politique de l’élargissement de l’Union européenne
Une rétrospective des années quatre-vingt-dix démontre que pour
l’Union européenne, les intérêts matériels et économiques n’ont pas été
au centre de la décision en faveur de l’élargissement. Les effets
économiques globaux positifs auxquels tout le monde s’attendait, autant
5. Joschka Fischer, Discours du ministre fédéral des affaires étrangères sur
l’élargissement de l’Union européenne devant le parlement allemand (Bundestag) le 3
juillet 2003 à Berlin, Bulletin du gouvernement fédéral n° 58-2 du 3 juillet 2003.
6. Commission européenne, Poursuivre l’élargissement : Document stratégique et
rapport sur l’évolution de la Bulgarie, de la Roumanie et de la Turquie sur le chemin vers
l’adhésion, COM (2003) 676 version finale, Bruxelles, 5 novembre 2003.
7. Ulrich Sedelmeier, Helen Wallace, « Eastern Enlargement. Strategy or Second
Thoughts? », in: Helen Wallace,William Wallace (dir.): Policy-Making in the European
Union, Oxford, 2000, p. 427-460.
8. Je me réfère dans cette contribution essentiellement à l’adhésion des pays d’Europe
centrale et orientale.
Dossier : La politique d’élargissement de l’Union européenne
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pour les anciens que pour les nouveaux membres9, pouvaient être
invoqués comme arguments en faveur de l’élargissement. Mais en
premier lieu, l’Union européenne fonda sa disposition à l’élargissement
sur des motifs politico-moraux, et de plus en plus sur des motifs de
stabilité politique.
Lors de l’effondrement de l’ancien ordre à l’Est, la Communauté
exprima de suite lors de son sommet de Strasbourg en décembre 1989 sa
prétention à agir en tant que centre de gravité politique et économique sur
le continent : une Europe de l’intégration forte à l’Ouest en face d’une
Europe de la désintégration à l’Est. Cette prétention régulatrice pour toute
l’Europe ne s’accompagna pourtant pas immédiatement de la décision de
l’élargissement10. L’Union proposa au contraire ses instruments
classiques d’association : ouverture du marché, dialogue politique, aide
technique et financière. Le pas vers la proposition d’adhésion fut surtout
le fait de la pression des jeunes démocraties d’Europe centrale et
orientale, qui firent appel de façon efficace aux raisons de la création de
l’Union : d’antan comme de nos jours, il s’agirait de réunir durablement
les démocraties prêtes à l’intégration dans un marché commun et dans
une communauté politique disposant de ses propres institutions
supranationales afin d’assurer la paix, la liberté et la prospérité et de
s’affirmer en tant que force politique autonome dans la politique
internationale. Par une adhésion rapide à l’Union européenne, les pays
réformateur voulaient s’assurer sur le plan international de la « triade des
objectifs11 » que sont la démocratie, l’économie de marché et le « retour
vers l’Europe ».
C’est pour cette raison que figurait à l’ordre du jour l’image des
valeurs et des idées que l’Union européenne se faisait d’elle-même, et
donc son identité politique. Selon l’argument majoritaire, sans
9. Cf. notamment Richard Baldwin, Towards an Integrated Europe, Londres, 1994 ;
Heather Grabbe, Profiting from EU enlargement, Londres : Centre for European Reform,
juin 2001 ; Commission européenne (2001) : The economic impact of enlargement, juin
2001 (http://www.europa.eu.in/economy_finance).
10. Concernant des réflexions alternatives en deçà d’une adhésion à l’Union
européenne, voir Barbara Lippert (Hrsg.) : Osterweiterung der Europäischen Union – die
doppelte Reifeprüfung, Bonn, 2000, pp. 108-111. Concernant la CE en tant que cadre
régulateur, voir les références chez Wolfgang Wessels, « Europapolitik in der
wissenschaftlichen Debatte », in: Werner Weidenfeld, Wolfgang Wessels (Hrsg.),
Jahrbuch der Europäischen Integration 1989/90, Bonn, 1990, p. 29.
11. Michael Dauderstädt, « Interessen und Hindernisse bei der EU-Osterweiterung.
Die Rolle des „acquis communautaire“ », in: Politikinformation Osteuropa 98, Bonn:
Friedrich-Ebert-Stiftung, , 2002, p. 6.
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Barbara Lippert
l’élargissement, l’intégration ne reprendrait que le torse du corps.
Pourtant, la Communauté européenne se trouvait plongée depuis la fin
des années quatre-vingts dans un vaste processus de modernisation et
d’adaptation qui s’inscrivait exclusivement dans l’idée d’un
approfondissement. Mais on attendait plus qu’une politique d’association
traditionnelle à l’égard des voisins d’une Union qui prenait des allures de
plus en plus étatiques et à laquelle on attribuait plus de compétences, par
exemple en matières de politique monétaire ou de politique étrangère et
de sécurité, et qui développait en même temps son système de
négociation et son système de niveaux multiples de plus en plus
complexe.
Aux reproches de la part des pays réformateurs, des États-Unis, de
plusieurs États membres et de l’opinion publique, d’agir de façon trop
hésitante au travers d’accords d’association étiquetés comme « accords
européens », et même de construire un « Yalta économique12 » ou un
nouveau rideau de fer, l’Union européenne réagit par la promesse –
conditionnée, certes – de négociations à Copenhague en 1993.
L’ensemble des États européens associés qui rempliraient les critères
politiques et économiques devraient pouvoir adhérer. L’Union accepta la
prétention politico-morale des Européens centraux et orientaux de leur
adhésion et interpréta l’élargissement vers l’Est comme un « devoir
historique de justice13 » et comme un « nécessité politique et […] une
opportunité historique14 ». L’Union voulait surtout réfuter la critique
d’être un club fermé d’Européens riches de l’Ouest, qui n’admettrait que
les payeurs nets de l’AELE (comme cela a été le cas en 1995) mais qui
laisserait les cousins pauvres devant la porte. Cela contredisait l’image
que l’Union européenne se faisait d’elle-même, à savoir une communauté
ouverte à toutes les démocraties en Europe.
Ce mélange entre une argumentation politico-normative et une simple
« action rhétorique15 » mena l’Union européenne sur une voie qu’elle ne
12. Jacek Saryus-Wolski, « The Reintegration of the ‘Old Continent’: Avoiding the
Costs of ‘Half-Europe’ », in: Simon Bulmer, Andrew Scott (dir.): Economic and Political
Integration in Europe: Internal Dynamics and Global Context, Oxford/Cambridge, 1994,
p. 19-28.
13. Gerhard Schröder, Discours du chancelier allemand devant le Sejm, le 6 décembre
2000, à Varsovie.
14. Conseil européen, Conclusions de la présidence, Madrid, 16 décembre 1995 :
point III A.
15. Frank Schimmelfennig, « The Community Trap: Liberal Norms, Rhetorical
Action and the Eastern Enlargement of the European Union », International
Organization, 1/2001, p. 47-80.
Dossier : La politique d’élargissement de l’Union européenne
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pourrait plus que difficilement quitter. Même les gouvernements qui, à
l’instar de celui de l’Espagne ou de la France, exprimèrent un net
scepticisme quant à l’agenda défini et leurs inquiétudes relatives aux
conséquences de l’élargissement, ne virent pas de possibilité de s’opposer
officiellement à l’orientation pro-élargissement. De cette façon, aucun
États membres ne fit usage de son pouvoir de veto. En revanche, le
compromis formel de Copenhague de 1993 était une promesse politique
sans programme ni stratégie et surtout sans consensus explicite sur la
répartition interne des charges et sur la profondeur nécessaire des
réformes politiques au cours de l’élargissement.
À partir du sommet de Helsinki de 1999, la politique de
l’élargissement fut avant tout fondée sur l’objectif d’assurer la stabilité
politique dans le voisinage immédiat. Face à la guerre du Kosovo en
1999, l’argument portant sur la stabilité et sur la pacification avait reçu
une large approbation dans l’Union européenne et fut le fondement des
décisions du Conseil européen de Helsinki. Six autres pays furent inclus
dans les négociations d’adhésion (après les six premiers au sommet de
Luxembourg en 1997) ; on reconnut le statut de candidat à la Turquie et
des perspectives d’adhésion furent également ouvertes aux pays des
Balkans occidentaux. Avec la décision de Helsinki fut introduit un
changement de paradigme, d’une raison de politique d’intégration vers
une raison de politique étrangère et de stabilité, ce qui aura en tant
qu’hypothèque des conséquences persistantes pour l’Union européenne
des 2516.
Moteurs et architectes de la politique de l’élargissement
Dans la politique de l’élargissement, les États membres sont les
« maîtres » des événements selon l’article 49 TUE relatif à l’adhésion. Ce
sont donc avant tout les chefs d’État et de gouvernement qui ont fixé les
orientations au sein du Conseil européen. L’on citera les décisions clefs
de Copenhague en 1993, l’adoption d’une stratégie de préadhésion au
sommet de Essen en 1994, le feu vert pour l’ouverture des négociations
d’adhésion lors du sommet de Luxembourg en 1997, la décision du
sommet d’Helsinki et finalement le sommet historique de l’élargissement
de Copenhague en 2002. De cette façon, le Conseil européen a décidé des
16. Notamment Werner Weidenfeld, « Die Bilanz der Europäischen Integration
1999/2000 », in : Werner Weidenfeld, Wolfgang Wessels (Hrsg.): Jahrbuch der
Europäischen Integration 1999/2000, Bonn, 2000, p. 13-24.
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Barbara Lippert
objectifs à atteindre et de certains principes qui ont donnés à la politique
de l’élargissement sa dynamique et sa direction (cf. tableau n° 1).
Parallèlement est apparue l’influence de la présidence sur l’ordre du jour
de l’Union. En particulier, les États membres du nord (la Suède, le
Danemark) ainsi que le gouvernement allemand donnèrent des
impulsions pour une politique efficace de l’élargissement.
Tableau n° 1 :
Étapes de l’élargissement de l’UE vers l’Est 1988-2004
Déclaration commune CE-Comecon : établissement de
1988
relations.
Accords commerciaux et de coopération bilatéraux.
1988-1993
PHARE/aide G-24 des pays industrialisés de l’Ouest (d’abord
depuis 1989
pour la Hongrie et la Pologne, puis extension à tous les PECO)
Accords européens : association, établissement successif d’une
depuis 1991
zone de libre-échange, dialogue politique, perspectives
d’adhésion.
Conseil européen de Copenhague : promesse d’admission et
1993
conditions d’adhésion.
Conseil européen de Essen : stratégie de préadhésion.
1994
Demandes d’adhésion individuelles de dix pays d’Europe
1994/96
centrale et orientale.
Livre blanc de la Commission sur l’intégration des PECO dans
1995
le marché intérieur.
Conseil européen de Madrid : capacités administratives comme
condition d’adhésion ; invitation à présenter un « Agenda
2000 » et un agenda pour l’ouverture des négociations
d’adhésion après la conférence intergouvernementale.
Prise de position de la Commission sur les demandes
1997
d’adhésion / Agenda 2000 ;
Conseil européen de Luxembourg : ouverture des négociations
d’adhésion avec six pays (Estonie, Pologne, Slovénie,
République tchèque, Hongrie, Chypre).
Conseil européen de Berlin adopte l’Agenda 2000 : paquet
1999
financier et de réformes pour 2000-2006.
Conseil européen de Cologne : pacte de stabilité pour l’Europe
du Sud-Est, proposition d’un accord de stabilité et
d’association pour les pays des Balkans occidentaux.
Conseil européen d’Helsinki : Ouverture des négociations
d’adhésion avec six autres pays (Bulgarie, Lettonie, Lituanie,
Malte, Roumanie, Slovaquie).
La Turquie devient « candidate ».
Dossier : La politique d’élargissement de l’Union européenne
15
Conseil européen de Nice : révision des traités et agenda des
négociations.
Conseil européen de Göteborg : objectif de conclure les
2001
négociations avant la fin 2002 ; décision de participation des
nouveaux membres aux élections du Parlement européen en
2004.
Conseil européen de Laeken : participation des treize candidats
à la convention pour l’Avenir de l’Europe.
Conseil européen de Séville : début de la phase finale des
2002
négociations.
Conseil européen de Bruxelles : le compromis des 15 sur la
politique agricole ouvre le chemin de la conclusion des
négociations ; proposition de signature des accords d’adhésion
en avril 2003 à Athènes.
Conseil européen de Copenhague : conclusion des négociations
avec dix pays candidats (huit PECO, Malte, Chypre) ; adhésion
le 1er mai 2004.
Sommet informel à Athènes : signature des accords d’adhésion
2003
le 16 avril 2003.
Échec du sommet de Bruxelles en décembre sur le projet de
constitution.
Adhésion effective des dix nouveaux membres le 1er mai 2004.
2004
©Lippert/IEP 2004
2000
De plus, les fils de la politique de l’élargissement et de
l’approfondissement convergeaient vers le Conseil européen. Mais en
même temps, les plus grandes faiblesses de la politique de l’élargissement
s’y retrouvaient. Car les décisions consensuelles du Conseil européen
aboutirent toujours à des résultats s’apparentant à un bricolage
incomplet : on ne se mit pas à l’élaboration d’un concept d’ensemble
pour la réforme institutionnelle et politique d’une part et pour
l’élargissement d’autre part, en raison des différents intérêts conjoncturels
et sectoriels, des stratégies relatives à la politique européenne et des
visions d’avenir divergentes entre les États membres. C’est la raison pour
laquelle, depuis 1993, la politique de l’élargissement n’a pu développer et
avancer qu’à petits pas incrémentiels, souvent accompagnés de luttes
acharnées. Les décisions au plus haut niveau, qui devenaient de plus en
plus nécessaires, furent principalement préparées par les Commissions
Santer et Prodi ; car les États membres, tout en soulignant la dimension
politico-normative de l’élargissement, poursuivaient également leurs
intérêts dans la politique d’approfondissement ou leur intérêt à préserver
le statu quo quant à la politique de répartition. De telle sorte, seul le
16
Barbara Lippert
gouvernement allemand était tant un fervent défenseur de l’élargissement
que de l’approfondissement de l’intégration, ce qui rendait la création
d’une coalition stratégique pour l’élargissement au-delà de la GrandeBretagne et des pays scandinaves bien plus difficile17. Pour cette raison, il
fut à plusieurs reprises à craindre que le mouvement en faveur de la
poursuite de la politique de l’élargissement se réduise.
Malgré le fait que de nombreuses orientations et également quelques
compromis sur le fond furent trouvés au niveau des chefs d’État et de
gouvernement, c’est le Conseil des ministres qui resta l’organe clef pour
les négociations concrètes avec les pays candidats et qui mena au niveau
des ministres des affaires étrangères et des représentants permanents des
négociations bilatérales avec les ministres ou les chefs des négociateurs
des pays candidats. Le caractère traditionnellement hybride18 du Conseil
s’y exprima en ce qu’il négociait pour l’Union européenne et que
parallèlement, il constituait un forum au sein duquel les préférences
nationales des États membres s’énonçaient le plus fortement. La
présidence en fonction jouait aussi un rôle particulier, puisqu’elle
exprimait la position commune de l’Union mais qu’elle pouvait, en fixant
l’ordre du jour, y mettre des accents personnels. Le Conseil des ministres
restait cependant largement dépendant des orientations données par le
Conseil européen et – ne serait-ce que face à douze négociations
parallèles – du travail et des expertises de la Commission.
De Copenhague 1993 à Copenhague 2002, c’est la Commission qui a
agit en tant que moteur de l’élargissement. Au cours du processus
d’élargissement, elle a élargi son rôle traditionnellement diversifié et l’a
politiquement accentué. Déjà, sous la présidence Delors, elle reconnut au
vu du cas particulier de l’intégration des nouveaux Länder allemand la
fonction catalyseuse de l’élargissement vers l’Est pour l’évolution
accélérée de l’union politique. La Commission était donc la gardienne du
Graal de la double stratégie d’approfondissement et d’élargissement. En
pratique, la priorité (temporelle) fut bien entendu accordée à
l’approfondissement. En 1992, la Commission publia pour la première
fois un document d’ensemble sur « L’Europe et la problématique de
17. Barbara Lippert et alii, British and German Interests in EU Enlargement, Londres
et New York, 2001.
18. Wolfgang Wessels, « Das politische System der EU », in : Werner Weidenfeld
(dir.), Gütersloh : Europa-Handbuch, 2002, p. 329-347.
Dossier : La politique d’élargissement de l’Union européenne
17
l’élargissement19 », qui se penchait en grande partie sur les pays de
l’AELE et du bassin méditerranéen prêts à adhérer. Sept demandes
d’adhésion venant de ce groupe avaient été présentées au milieu de
l’année 1992, de telle sorte que le concept récemment préconisé par
Jacques Delors d’un Espace économique européen (EEE) en tant
qu’alternative à l’adhésion fut dépassé par les événements20. La
Commission établit alors deux maximes : l’Union européenne devrait
contribuer à la création d’un ordre politique et économique pour
l’ensemble de l’Europe ; de plus il devrait être totalement clair qu’aucun
élargissement ne devrait être entrepris aux frais de l’approfondissement.
Au contraire, chaque élargissement devrait renforcer l’Union ! À la date
de l’adhésion en 2004, les deux maximes n’ont été réalisées que de façon
restreinte.
La Commission qui avait directement ressenti la pression de
l’élargissement exercée par les jeunes démocraties au cours des
négociations tenaces relatives à l’insertion d’une perspective d’adhésion
dans les accords européens, poussait le Conseil à donner aux pays
d’Europe centrale et orientale associés un signal dénué d’ambiguïté.
Selon la Commission, ces derniers avaient besoin d’une « vision claire de
leur future participation à la construction le l’Union européenne21 ». Les
douze chefs d’État et de gouvernement donnèrent en ce sens la promesse
politique d’une adhésion au sommet de Copenhague de 1993. Ainsi, la
Commission Delors avait préparé de manière décisive le tournant de la
politique d’association vers la politique d’adhésion, mais elle comptait
sur une période transitoire plus longue pour tenir cette promesse.
La Commission Santer, entrée en fonction en 1995, et la Commission
Prodi à partir 1999, structurèrent le processus d’élargissement à partir
d’une phase de préparation et de préadhésion, suivie de l’ouverture de
négociations d’adhésion pour aboutir avec leur conclusion. La
Commission initiait et accompagnait ces différentes étapes par des
propositions de procédures (par exemple le modèle de groupe ou celui de
19. Commission européenne, L’Europe et la problématique de l’élargissement.
Rapport de la Commission au Conseil européen de Lisbonne des 26 et 27 juin 1992, in :
Archive Europe, 15-16 (1992), p. D508 – D514.
20. Des demandes d’adhésion avaient été présentées par la Turquie (14 avril 1987),
l’Autriche (17 juillet 1989), Chypre (4 juillet 1990), Malte (16 juillet 1990), la Suède (1er
juillet 1991), la Finlande (18 mars 1992), la Suisse ( 26 mai 1992), et aussi fin 1992 par la
Norvège (25 novembre 1992).
21. Commission européenne, « Towards a Closer Association with the Countries of
Central and Eastern Europe », Bruxelles 5 mai 1993, in : Agence Europe/Europe
Documents, n° 1833, 6 mai 1993.
18
Barbara Lippert
la ligne de départ pour l’ouverture des négociations, ou bien encore
l’évaluation des progrès des candidats) et de solutions – ne serait-ce que
dans le cadre des chapitres de négociation concrets – qui tenaient compte
des intérêts et des préférences des États membres et des candidats.
La Commission lançant progressivement un processus de politique
d’élargissement fortement marqué par l’aspect procédural, cette approche
apparût technique et dépolitisée. De cette façon, de grandes discussions
sur le coût et le bénéfice ou même sur des alternatives à l’élargissement
en faveur d’un incrémentalisme purent être évitées22. La grande question
du « si » et du « pourquoi » de l’élargissement se transforma au sein du
triangle institutionnel de l’Union européenne en un travail studieux quant
à l’ordre des textes, aux détails des problèmes et à la date de l’adhésion.
En outre, la Commission prépara avec succès – comme avec l’Agenda
2000 – les décisions relatives au budget et aux réformes politiques.
Concernant les questions constitutionnelles qui furent négociées par les
conférences intergouvernementales à Amsterdam (1997), à Nice (2000) et
à Bruxelles (2003), la Commission n’apparut en raison des limites
découlant des traités qu’au second plan et n’exerça que peu d’influence
sur la politique d’approfondissement maintes fois réclamée par elle. Elle
resta cependant l’organisatrice et l’agent influent et couronné de succès
du processus de l’élargissement.
La Commission fut en plus l’architecte de la stratégie de préadhésion
et accompagna, surveilla et contrôla de façon incomparable le processus
de préparation et d’adaptation dans les États candidats. De nouveaux
instruments et stratégies furent introduits dans la politique de
l’élargissement, avec les rapport annuels d’avancement, les partenariats
d’adhésion et les plan nationaux de mise en œuvre, les programmes
twinnig pour la délégation de conseillers à long terme en provenance des
États membres dans les pays candidats, et enfin de l’extension des
programmes d’aide PHARE, ISPA et SAPARD. Ces instruments faisant
normalement partie de l’offre standard de l’Union pour l’organisation des
rapports avec les pays voisins, la Commission les utilisa également – de
façon modifiée – dans le cadre du processus de stabilisation et
d’association à l’égard des pays des Balkans occidentaux, et au-delà pour
22. Barbara Lippert, « Die Erweiterungspolitik der Europäischen Union », in : Werner
Weidenfeld/Wolfgang Wessels (dir.): Jahrbuch der Europäischen Integration 1997/98,
1998, p. 37-50 ; Gerda Falkner, Michael Nentwich : Enlarging the European Union: The
Short-Term Success of Incrementalism and De-Politicisation, Köln : MPIfG Working
Paper 00/4, juillet 2000.
Dossier : La politique d’élargissement de l’Union européenne
19
le développement de la nouvelle politique de voisinage avec des pays
sans perspectives actuelles d’adhésion23.
L’énergie personnelle, administrative et politique avec laquelle la
Commission, sous la direction du commissaire Verheugen, ainsi que les
États membres ont poursuivi la stratégie de préadhésion, démontra
l’importance du déficit de capacité d’adhésion des pays candidats mais
aussi la volonté de l’Union de former par l’éducation des « États
membres parfaits24 ». L’adhésion effective engendrera en revanche la fin
du paternalisme de la Commission. Son ambition de prolonger cette
politique au-delà de la date de l’adhésion et de sévèrement contrôler25 sa
mise en oeuvre en tant que « gardienne des traités d’adhésion26 » par le
biais de clauses de protection du marché intérieur et de programmes pour
l’augmentation des capacités administratives et institutionnelles des
nouveaux membres, sera de plus en plus confrontée aux résistances de
ces nouveaux États membres qui seront alors égaux en droits.
Le Parlement européen ne joue traditionnellement pas un rôle
principal dans la politique de l’élargissement. Dans le cas de
l’élargissement vers l’Est, il suivit largement les objectifs et les stratégies
du Conseil européen et de la Commission. Il accompagna cependant de
façon intensive, surtout par son comité pour les affaires étrangères sous la
présidence d’Elmar Brok, autant les travaux des institutions
communautaires que le développement politique et économique dans les
pays candidats27. Il mit un certain nombre d’accents quand par exemple il
se prononça en faveur du modèle de ligne de départ incluant l’ensemble
23. On peut bien sûr se demander si des instruments similaires engendreraient
également des effets de transformation et de stabilisation similaires, si la perspective
d’adhésion, l’orientation persistante des élites vers des réformes et, par exemple, la
priorité à la politique de libre-échange venaient à manquer.
24. Alan Mayhew, Enlargement of the European Union : An Analysis of the
Negotiations with the Central and Eastern European Countries, Sussex European
Institute, Working Paper No. 39/2000, p. 10.
25. Voir les rapports de vue d’ensemble de la Commission européenne de novembre
2003 : Commission européenne, Rapport de vue d’ensemble complet de la Commission
européenne sur l’état des préparatifs d’adhésion de la République tchèque, de l’Estonie,
de Chypre, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la Pologne de la
Slovénie et de la Slovaquie, COM(2003) 675 version finale, Bruxelles, 5 novembre 2003.
26. Günther Verheugen, Strategiepapier und Fortschrittsberichte, Rede vor dem
Europäischen Parlament (SPEECH/02/462), Strasbourg, 9 octobre 2002, p. 4
27. Voir par exemple : Parlement européen, Rapport sur l’élargissement (rapporteur
Brok) A5-0371/2002 version finale, 7 novembre 2002 ; et Parlement européen, Rapport
sur l’état des préparatifs d’adhésion des pays candidats (rapporteur Brok) A5-0111/2004,
25 février 2004
20
Barbara Lippert
des pays candidats en 1997, tandis que le Conseil européen suivait la
recommandation de la Commission de ne commencer que par six pays au
lieu de l’ensemble des douze. Dans ses rapports relatifs aux pays, le
Parlement européen se pencha particulièrement sur l’évolution de la
démocratie, le respect des droits de l’homme, la situation des minorités
dans les pays candidats et les problèmes sociaux causés par la
transformation et l’intégration, sans pour autant aboutir à des conclusions
différentes de celles de la Commission. Le Parlement européen
entretenait des rapports réguliers avec les pays candidats dans le cadre
des commissions parlementaires mixtes créées par les accords européens,
et par des réunions semestrielles des présidents des parlements depuis
1995. Ces contacts restaient cependant ponctuels par rapport à la densité
des interactions respectives de la Commission et des candidats. La
Commission reprit habilement la demande du Parlement européen
d’octobre 200028 relative à la participation des nouveaux membres aux
élections du Parlement européen en juin 2004. Avec la déclaration
correspondante du Parlement européen au Conseil européen de Göteborg
en juin 2001, le débat de longue date relatif à une date pour l’adhésion fut
clos.
Globalement il faut retenir que les États membres ont disposé du plus
grand pouvoir de négociation dans toutes les phases du processus
d’adhésion (phase de la demande, de la négociation et de la ratification)
par le biais du Conseil et du Conseil européen. En revanche, le Parlement
européen n’aurait pu faire usage de son pouvoir de blocage que dans la
phase de ratification, lorsqu’il doit donner son avis conforme à la
majorité absolue de ses membres pour l’admission de nouveaux
membres. La Commission a participé à toutes les phases – sans pouvoir
de décision – mais c’est dans la phase de la négociation qu’elle a pu le
plus influencer les résultats et marquer le processus dans son ensemble (la
vitesse de l’avancement et la substance des négociations). Concernant la
possibilité d’influencer le cours des choses, la Commission a bénéficié
d’un avantage certain sur le Parlement européen.
L’évolution de l’opinion publique, quant à elle, est restée très réservée
durant l’ensemble de la période de négociation. Le rejet de
l’élargissement était particulièrement flagrant en France. Encore au
28. Parlement européen, L’élargissement de l’Union européenne. Résolution du
Parlement européen sur l’élargissement de l’Union européenne (COM(1999) 500 – C50341/2000 – 2000/2171(COS)), A5-0250/2000, Luxembourg, 4 octobre 2000, point 3.
Dossier : La politique d’élargissement de l’Union européenne
21
printemps 2003, 54 % des Français se déclaraient défavorables à
l’élargissement et 31% favorables. L’approbation en Allemagne, en
Autriche et en Grande-Bretagne était également en dessous de la
moyenne de l’Union européenne.29 Il est par ailleurs intéressant de
constater que l’approbation de l’élargissement par la population dans les
pays bénéficiant de la politique de cohésion30 était bien plus élevée que
ne pourrait le faire penser l’attitude sceptique de leurs gouvernements
nationaux respectifs. Dans certains cas, de nettes divergences étaient donc
à noter entre l’attitude de la population et le comportement des
gouvernements. Mais les citoyens et les citoyennes de l’Union devront
encore être convaincus du sens et des chances de l’élargissement.
Procédures et critères d’adhésion
Pour l’élargissement, les acteurs communautaires agirent dans un
contexte complexe et dans des circonstances nouvelles ou aggravées. Il
convient pour s’en rendre compte de renvoyer au chiffre de treize pays
candidats, puis à la situation post-communiste particulièrement
problématique des États d’Europe centrale et orientale et finalement à
leur pauvreté31 relative et aux retard en matière de modernisation
économique. Enfin, il faut signaler les exigences de qualité
singulièrement élevées de l’actuel acquis communautaire et la volonté de
l’Union européenne de faire avancer parallèlement à l’élargissement la
réforme et l’approfondissement de l’intégration européenne dans des
domaines politiques et institutionnels clefs.
Les critères d’adhésion de Copenhague ont contribué à une procédure
d’évaluation transparente et objective et ont constitué un cadre d’examen
stable, constamment complété32 et affiné, qui a essentiellement trouvé son
29. Au printemps 2003 la moyenne de l’UE se situait à 35 % de voix défavorables
contre 46 % de voix favorables à l’élargissement. En Allemagne, 39 % de la population se
prononçait contre l’élargissement et 42 % pour, en Autriche 44 % contre et 43 % pour et
en Grande-Bretagne 36 % contre et 26 % pour. Voir Commission européenne Standard
Eurobaromètre 59 / printemps 2003. Bruxelles, juillet 2003.
30. Au printemps 2003 34 % de la population en Espagne se déclaraient défavorables
et 56 % favorables à l’élargissement, en Irlande 22 % défavorables et 59 % favorables.
31. En 2002 le PNB moyen par habitant dans les dix pays candidats était de 46 % de
la moyenne dans l’UE des 15 (en standard de pouvoir d’achat).
32. Ceci fut le cas lors de plusieurs réunions du Conseil européen : celui de Corfou
(1994) qui considéra la mise en œuvre des accords européens comme mesure importante
d’évaluation de la maturité d’adhésion, celui de Madrid (1995) qui souligna l’adaptation
et les capacités des administrations nationales et des conditions générales de stabilité
22
Barbara Lippert
application dans les rapports annuels de la Commission sur l’avancement
des négociations, rédigés depuis 1998. Le respect des critères d’adhésion
politiques (démocratie, État de droit, droits de l’homme etc. 33) constituait
la condition pour l’ouverture de négociations ; le respect des critères
d’adhésion économiques à la date de l’adhésion (économie de marché
viable et capacité de faire face à la libre concurrence34) était la condition
pour la fin des négociations. Le critère de l’acquis communautaire
(reprise intégrale de la législation communautaire, donc environ 14 000
actes juridiques) ne serait que partiellement rempli à la date de l’adhésion
comme le laisse entrevoir le chiffre d’environ 300 dispositions
transitoires.
L’Union européenne pouvait observer dans les pays candidats
l’organisation d’élections libres et l’alternance sans problèmes de
gouvernements et d’oppositions ; elle pouvait se servir et comparer les
données de référence macro-économiques des treize candidats, contrôler
l’harmonisation juridique et ponctuellement l’application du droit
communautaire ; et finalement elle devait cependant prendre une décision
politique sur la maturité d’adhésion de chaque candidat. L’Union
européenne invoqua le principe de différentiation dans l’appréciation des
pays. Mais plus le processus de négociation dura, et plus certains pays
comme la Pologne, la Slovaquie, la Lettonie et la Lituanie purent
rattraper leur retard initial, moins la sélectivité et la précision réelle des
critères d’adhésion furent respectées concernant les dix premiers
candidats. Par contre, le retard de la Bulgarie et la Roumanie était évident
et politiquement peu controversé.
Les négociations d’adhésion suivirent donc les principes établis lors
du premier élargissement vers le nord en 1973, malgré l’innovation de la
stratégie de préadhésion et la conditionnalité expresse des critères
économique et monétaire, et finalement celui de Cologne (1999) qui ajouta de hauts
standards concernant les centrales nucléaires et qui rappela les capacités de mise en œuvre
des politiques de la part des administrations publiques. L’initiative du premier ministre
français, M. Balladur, relative à un pacte de stabilité au début des années quatre-vingt-dix
avait en plus exigé la solution des conflits relatifs aux frontières et aux minorités avant
l’adhésion. Voir Heinrich Schneider, « Die KSZE/OSZE und die gesamteuropäische
Kooperation », in: Werner Weidenfeld, Wolfgang Wessels (Hrsg.): Jahrbuch der
Europäischen Integration 1994/95, Bonn, 1994, p. 375-384.
33. Voir la base juridique des articles 49 TUE en combinaison avec l’article 6 § 1
TUE.
34. Voir la base juridique de l’article 4 TCE.
Dossier : La politique d’élargissement de l’Union européenne
23
d’adhésion de Copenhague35 (les nouveaux membres doivent reprendre
l’acquis communautaire et politique ; on ne peut disposer de ce qui a été
acquis jusque là dans la Communauté ou l’Union, ni concernant le droit
primaire ni le droit dérivé). Exception faite de l’adhésion de la Grèce en
1981, la pratique s’était en plus établie de mener des négociations
bilatérales parallèles avec plusieurs pays candidats et d’admettre
plusieurs États à la fois au même moment. Dans le cas de l’élargissement
vers l’Est, la prise en compte de grands groupes par l’Union européenne a
cependant eu pour conséquence que les pays les plus forts et les mieux
préparés – à savoir la Hongrie et la Slovénie – n’ont pas pu conclure les
négociations aussi rapidement que possible. L’Union a poursuivi une
logique de groupe qu’elle définissait en cas de doute plutôt de façon
« politique » que de façon « orientée par les résultats36 », et qui lui a
permis le rééquilibrage des préférences nationales au sein de la
Communauté. L’élargissement vers le nord avait en plus donné un
premier exemple du fait que même pendant des négociations d’adhésion,
la Communauté ne se laissait pas éloigner d’autres ambitions
d’approfondissement et de pas concrets (par exemple le plan Werner
relatif à l’union économique et monétaire ainsi que l’introduction de la
coopération politique européenne et des réunions régulières au sommet).
Cette dynamique de l’approfondissement confronte les pays qui veulent
adhérer à une base en perpétuel changement (problème du moving target)
ne concernant pas seulement des adaptations techniques des traités à un
nombre croissant d’États membres mais aussi des questions
substantielles. De cette façon les candidats du cycle d’élargissement 2004
ont dû intégrer les révisions des traités d’Amsterdam et de Nice et déjà
participer de façon active aux négociations de la convention européenne
sur la constitution de l’Union européenne. Ils devaient donc, même s’ils
n’étaient pas mis sur un pied d’égalité complète, contribuer à l’essai le
plus ambitieux de révision du traité de Rome sans disposer eux-mêmes de
l’expérience immédiate de la participation au système décisionnel
communautaire.
Les négociations ont été plus courtes que celles de l’élargissement
vers le sud mais nettement plus longues que celles des autres cycles
35. Voir le processus au sens strict : Conseil des Communautés européennes, Décision
du Conseil des Communautés européennes du 9 juin 1970 sur la procédure applicable
aux négociations d’adhésion, in : Archive-Europe, 15-16 (1970), p. D 350.
36. Voir les remarques critiques de András Inotai, « Erfolgreiche Erweiterung durch
zügige Vertiefung: Überlegungen zu einigen Prioritäten der EU-25 », Integration 2/2004,
à paraître, pp. 27-32.
24
Barbara Lippert
d’élargissement. Dans le cas de l’Espagne et du Portugal, les négociations
s’étaient étendues sur 76 et 80 mois ; lors de l’élargissement vers les pays
de l’AELE de 1995, elles avaient porté sur 17 mois. L’Union européenne
a négocié 61 mois37 avec les six pays du groupe de Luxembourg (Estonie,
Pologne, Slovénie, République tchèque, Hongrie, Chypre) et seulement
38 mois avec le groupe d’Helsinki (Slovaquie, Lettonie, Lituanie, Malte).
Dispositions transitoires
L’Union européenne a conclu avec les dix pays une trentaine de
dispositions transitoires dans les accords d’adhésion qui concernent 14
des 30 chapitres de négociation et qui se fondent majoritairement sur des
demandes de la part des candidats, mais en partie aussi de la part de
l’Union européenne (par exemple la libre circulation des travailleurs et le
cabotage38). Une grande partie des dispositions transitoires concernent les
chapitres relatifs à l’agriculture (89), à l’environnement (67), à la fiscalité
(24) et aux transports (21). Des périodes particulièrement longues
incluant des délais allant jusqu’en 2017 ont été prévues dans le domaine
de l’acquis environnemental, essentiellement en matière de pollution
atmosphérique et de traitement des eaux urbaines usagées. Les nouveaux
États membres doivent dans beaucoup de cas continuer à adapter leurs
taux de TVA et en partie aussi leurs droits de douane à certains produits
ou groupes de produits. Les dispositions transitoires dans le chapitre
relatif aux transports s’étendent principalement aux transports routiers de
marchandises pour lequel l’Union européenne a imposé une période
transitoire réciproque pouvant aller jusqu’à cinq ans pour l’ouverture
successive des marchés nationaux des transports.
37. Ou bien 53 mois si l’on se fonde sur la date de l’ouverture du premier chapitre de
négociation.
38. Selon la façon de compter, différents chiffres sont avancés. Avery estime pour sa
part qu’il s’agit de 322 dispositions transitoires concernant 17 chapitres. Graham Avery,
« The enlargement negotiations », in: Fraser Cameron : The Future of Europe. Integration
and Enlargement, Londres et New York, 1994, p. 35-62.
Inotai, op. cit., compte 281 dispositions transitoires.
Dossier : La politique d’élargissement de l’Union européenne
25
Tableau n° 2: Dispositions transitoires nationales spécifiques
selon l’accord d’adhésion
Chapitres de
négociation
1: libre circulation des
marchandises
2: libre circulation des
personnes
3: libre prestation de
services
4: libre circulation des
capitaux
5: droit des sociétés*
6: concurrence
7: agriculture**
8: pêche
9: transports
10: fiscalité
11: UEM
12: statistiques
13: politique sociale
14: énergie
15: pol. industrielle
16: PME
17: science/recherche
18: éducation, formation
19: télécommunications
20: culture, audiovisuel
21: politique régionale
22: environnement
23: protection des
consommateurs
24: justice et affaires
intérieures
25: union douanière
26: relations extérieures
27: PESC
28: contrôle financier
29: budget et finances**
30: institutions**
Total
Dispositions transitoires convenues avec
Est
Let
Pol Slova
Slové Tch Hon Chyp Durée
Lit
Malte
2
3
5
S
1
1
1
1
1
3
2
5
1
3
2
1
S
2
3
2
21+S 14
2
4
5
max.
2008
Total
12
7 ans
8
1
2007
24
2
1
12 ans
11
7
3
5
1
7
2011
11 ans
4
2
1
2
2010
2010
1
2006
2009
11
89
21
24
11
11
1
67
-
1
1
1
1
1
3
3
3
1
1
1
3
12
11
1
4
3
2
4
2
3
2
3
3
1
2
2
1
3
2
3
1
1
2
1
1
1
1
5
1
2
MS
1
6
9
4
10
13
2005
9
3
3
6
4
2017
1
21
35
29
47
1
49
23
23
20
27
2008
19
2
292
Il s’agit de la somme des actes juridiques concernés par des dispositions dérogatoires.
S = clause de sécurité; MS = mécanisme spécial cf. annexe IV de l’acte d’adhésion;
* En matière de droit des sociétés l’ensemble des nouveaux États membres a accepté des
dispositions dérogatoires relatives aux droits de protection commerciale des produits
pharmaceutiques et à la marque européenne.
** Pour les chapitres agriculture, budget et finances ainsi que pour les institutions, de
nombreuses autres dispositions spéciales ont été conclues.
Source: accord d’adhésion 2003. Illustration personnelle ©Lippert/IEP 2004
26
Barbara Lippert
Parmi les nombreuses dispositions transitoires relatives à la politique
agricole commune, certaines doivent être considérées comme
particulièrement critiquables, qui permettent temporairement aux
nouveaux États membres de mettre en circulation des produits carnés,
poissonniers et laitiers sur le marché national exclusivement, bien qu’ils
ne soient pas conformes aux standards sanitaires et de production
communautaires. Pour cette raison, les contrôles aux frontières du marché
intérieur et à l’intérieur des pays resteront indispensables. Concernant le
noyau dur de l’acquis communautaire, il faut souligner les dispositions
transitoires substantielles dans les quatre chapitres relatifs au marché
intérieur et le chapitre relatif à la concurrence. Les limitations à la libre
circulation des travailleurs39 exigées par l’Union européenne et pouvant
aller jusqu’à sept ans ainsi que les dispositions transitoires accordées en
matière d’acquisition de terrains agricoles ou forestiers qui sont de douze
ans dans le cas de la Pologne, de sept ans dans les autres, étaient
politiquement sensibles. Les chapitres pour lesquels aucune disposition
transitoire n’a été conclue mais dans lesquels des difficultés de mise en
oeuvre sont à attendre en raison du manque de capacité des
administrations et des juridictions nationales des nouveaux États
membres, revêtent également un caractère brûlant. Dans le chapitre relatif
à la politique intérieure et de justice il n’y a donc pas de coupes dans les
droits acquis40, mais il existe des arrangements transitoires implicites
puisque les dispositions sur les mesures compensatrices qui portent
directement sur l’élimination des contrôles des personnes aux frontières
du marché intérieur – par exemple différentes dispositions relatives au
contrôles des frontières extérieures, aux visas, à la coopération policière
transfrontalière et aux réglementations relatives au système d’information
Schengen – seront d’abord soumises par le Conseil à la procédure
d’évaluation Schengen, avant de décider (à l’unanimité) de leur
l’intégration complète dans l’espace Schengen.
Bilan et perspectives
L’élargissement vers l’Est a été mis en scène comme un succès terne
malgré son importance pour l’Union européenne et pour l’Europe en
général. L’approche des petits pas du processus d’adhésion par l’Union
39. Cf. les déclarations n°6, 7, 10, 11, 13, 15, 16, et 18 ainsi que 14 et 19 de l’acte
d’adhésion relatives à l’application des dispositions transitoires.
40. Cf. l’article 13 de l’accord d’adhésion 2003.
Dossier : La politique d’élargissement de l’Union européenne
27
fut laborieux étant donné le caractère de « politique assemblée41 » de la
politique de l’élargissement. En mettant fortement l’accent sur les
processus organisés et en les étendant au cours de l’élargissement vers
l’Est, des conflits politiques entre les États de l’Union, mais également
dans leurs relations avec les candidats, ont été canalisés et partiellement
dédramatisés. Les institutions communautaires, et la Commission en
premier, ont jalonné, dirigé et encadré l’itinéraire du marathon des pays
en transformation de façon à ce que tous ceux qui avaient des chances d’y
arriver puissent atteindre le but de l’adhésion. Particulièrement à travers
la stratégie de préadhésion, élaborée pour la première fois dans l’histoire
de l’élargissement, l’Union européenne a fait sienne l’objectif de la
maturité d’adhésion des candidats.
« L’élargissement le mieux préparé de l’histoire de l’Union42 » est
cependant accompagné de grandes incertitudes quant à ses implications
pour l’évolution de l’espace politique et économique le plus grand au
monde43.
Par l’élargissement, la population dans l’Union croît d’environ 75
millions pour atteindre 450 millions ; le territoire augmente d’environ
23 %, mais la PNB de l’Union n’augmentera que légèrement pour passer
de 8 830 milliards d’€ à 9 230 milliards d’€. Le PNB moyen par personne
dans l’UE des 15 était de 24 010 € en 2002 ; chez les nouveaux membres
il s’étendait de 8 500 € en Lettonie à 17 700 € en Slovénie et 17 400 € en
Chypre (en pouvoir d’achat paritaire). L’Union avec ses 25 membres et
ses 20 langues officielles aura du mal à organiser de façon efficace l’unité
dans la diversité maintes fois citée et à la transformer en une capacité
d’action. L’image de l’Union européenne élargie est marquée par des
divergences de capacités et des retards dans la transposition de l’acquis
communautaire, par de grandes différences de prospérité, par des
concepts nationaux divergents sur la modernisation des systèmes sociaux
ainsi que sur la politique de l’emploi et de la fiscalité, par de délicats
conflits de répartitions concernant le prochain Agenda 2007 et finalement
par les disparités (de pouvoir) politiques plus clairement accentuées entre
les quelques grands États membres et les nombreux États membres plus
41. Wallace Sedelmeier, op. cit., 2000, p. 428.
42. Selon M. Günter Verheugen à plusieurs reprises ; voir par exemple Günther
Verheugen, Nehmen wir diese Chance entschlossen an, Rede vor dem Europäischen
Parlament (SPEECH/03/187), Strasbourg, 9 avril 2003.
43. Le rapport soumis par de Kok sur les réalisations et les défis de l’élargissement se
borne à une faire un bilan ; voir Wim Kok, Enlarging the European Union – achievements
and challenges, 26 mars 2003.
28
Barbara Lippert
petits. La quête d’expériences promouvant le sentiment de former une
communauté et les liens de solidarité commence.
Depuis la crise de ratification du traité de Maastricht en 1992-93,
l’Union européenne n’a pas réussi, malgré plusieurs essais, à coordonner
le rythme entre approfondissement et élargissement de façon à ce que
l’Union soit réellement prête à s’élargir en 2004, même si elle l’avait
proclamé à la fin de la conférence intergouvernementale de Nice. Comme
le signale le catalogue des questions dans la déclaration de Laeken sur
l’avenir de l’Union européenne44, les réformes des institutions ont été
insuffisantes pour renforcer la capacité d’action et la légitimité. Le
financement de l’Union élargie a pu être assuré jusqu’en 2006 tout en
préservant une limite maximale des ressources propres, largement épuisée
en deçà de la moyenne, de 1,24 % du PNB. Mais seules des réformes
hésitantes de la politique la plus dépensière, la politique agricole
commune (PAC) ont été introduites. Dans ce domaine il faut également
s’attendre à une reconduite des conflits de répartition et des controverses
relatives aux différentes préférences de réforme.
Immédiatement après l’effondrement du « bloc de l’Est », l’Union
européenne avait dans un premier temps compté avec une période bien
plus longue pour l’intégration de l’Europe centrale et orientale. Depuis le
tournant de la politique de l’élargissement de l’Union effectué à
Copenhague en 1993, elle a mené une politique d’ajournement et de gain
de temps qui, face aux préparatifs progressifs mais continus de
l’adhésion, l’a de plus en plus mise dans une situation difficile. La
méthode conventionnelle prévue pour être un événement libératoire et le
projet d’une constitution pour l’Europe45 qui en a résulté, n’ont
provisoirement pas déterminé l’orientation ou ne semblent pas pouvoir
faire l’objet d’un consensus au sein du cercle des 25 membres. De plus,
l’Union européenne n’entre dans l’élargissement qu’avec des politiques
communes réformées de façon hésitante et doit avant tout compter avec
des prérequis onéreux, préservant des droits acquis en matière de PAC
jusqu’en 2013. L’actuel séquençage – d’abord l’élargissement, après
éventuellement l’approfondissement – renforce les doutes de principe
quant à la stratégie double d’un processus d’élargissement et
d’approfondissement parallèles et contrôlés. D’un autre côté, le processus
d’élargissement aurait peut-être été interrompu ou même rompu – avec
44. Conseil européen, Conclusions de la présidence, Laeken, 14 et 15 décembre 2001,
(00300/1/01), annexe 1.
45. Convention européenne (2003): Projet d’un traité établissant une Constitution
pour l’Europe, CONV 850/03, Bruxelles, 18 juillet 2003.
Dossier : La politique d’élargissement de l’Union européenne
29
des conséquences politiques imprévisibles – si une politique expresse
d’interdépendance avait été menée par exemple à Copenhague en 1993
ou lors du sommet d’Amsterdam en 1997. Mais puisqu’aucun compromis
viable à l’avenir sur les leftovers et les réformes des politiques communes
n’a pu être trouvé dans les années suivantes, la date historique du 1er mai
2004 s’accompagne d’un sentiment de crise d’une Communauté qui
semble perdre la confiance en la continuation de l’écriture de l’histoire de
l’intégration comme un cycle de crises et de réformes. Avec 2004,
l’histoire de l’élargissement de l’Union européenne n’a pas atteint sa fin.
La logique extensive de l’intégration touche en revanche de plus en plus à
des limites d’absorption et d’acceptation. Dès lors, il s’agira à l’avenir
pour l’Union de définir une perspective européenne d’ensemble qui ne
soit pas limitée à celle de l’adhésion.
Barbara Lippert.