Pour un meilleur confort de lecture, téléchargez la nouvelle au

Transcription

Pour un meilleur confort de lecture, téléchargez la nouvelle au
En prison, ne mens
I
— Je ne comprends pas. Quel est l’intérêt ?
Entre deux regards pour moi, un pour son iPhone.
— J’ai besoin de me libérer du temps. Avec les bouchons sur le périph', matin et soir, j’ai
l’impression de passer mes journées ici. Tout ça commence à me peser un peu. J’aimerais pouvoir
profiter plus de ma famille. Je suis certain que je serais encore plus productif les jours où je serai au
bureau.
— Vous avez des enfants ?
— Un fils, depuis quatre mois.
— Je ne savais pas. Vous faites du bon travail ici, Marc. Vous êtes un élément clé de l’équipe
et nous avons besoin de vous.
— J’arriverais encore mieux à donner le meilleur de moi-même en étant à quatre-vingts pour
cent.
Son doigt se balance sur l’écran tactile. Menu de droite, menu de gauche, droite, gauche...
Elle hésite.
— Que vont penser vos collègues ? Ils auront envie de faire comme vous.
— On n’a qu’à dire que je vais à l’usine le vendredi, pour m’assurer du bon déroulement de
la chaîne de fabrication.
Elle tapote sur les touches de clavier de son Mac, sans appuyer.
— Pourquoi pas... Mais pas le vendredi, c’est le jour du point. Prenez-en un autre.
— Jeudi alors ?
— Petit déjeuner.
— Lequel conviendrait ?
— Disons... Mardi. Le mardi, il n’y a rien. Faisons un essai. Un mois. Nous en reparlerons.
— Très bien, merci.
Je me lève du fauteuil et m’apprête à sortir du bureau. J’entends sa souris glisser et cliquer à
toute vitesse. J’ai presque refermé la porte lorsqu’elle m’interpelle.
- Une nouvelle par semaine -
1
— Marc ? N’oubliez pas, vous êtes à l’usine.
Ouf, ça y est. Me voilà à quatre-vingts pour cent. J’ai l’impression de m’extraire d’une lutte
épique, pour arracher ce seul petit mardi. C’est déjà ça, c’est un début.
J’avais envisagé tous les scénarios et affûté mes arguments en conséquence. Je ne pouvais
pas lui confier la véritable raison de ma demande. Elle y aurait vu une forme de subversion
dangereuse au cœur de ses troupes au carré et aurait pris peur. L’excuse de la productivité renforcée,
il n’y a que ça qui pouvait la toucher. Si je l’avais menacée de démissionner en cas de refus, j’ai une
idée certaine de sa réaction : elle m’aurait ri au nez, pris mon badge en me souhaitant un bon
chômage. Je suis loin d’être irremplaçable. Qui peut prétendre l’être ? Nous sommes sept milliards.
Croyez-vous qu’il existe une tâche si qualifiée que seul vous pourriez l’accomplir ? Je designe des
moteurs pour Renault. L’un des aspects de la conception consiste à prévoir comment remplacer une
pièce qui dysfonctionne. Eh bien, l’entreprise n’est jamais qu’un gros moteur. Moi, je suis un petit
rouage, et on ne mettrait pas une semaine à me remplacer dans la situation actuelle. Un rouage
pensant, certes, avec ses t-shirts aux dessins rigolos, ses plaisanteries grivoises, toujours prêt à boire
un coup après le bureau. Ça, le moteur n’en a que faire. En revanche, un engrenage qui s’arrête de
tourner, ça peut donner des idées aux copains. Je l’avais prévu, ça aussi. La trouvaille de la visite à
l’usine, obligé de mentir aux collègues pour qu’ils restent sagement assis devant leur écran. Je me
rends compte, en y réfléchissant, de ma lâcheté. Le pire, c’est encore de m’être inventé un fils. Elle
n’en sait rien, n’ira jamais vérifier. Mais enfin... Ce premier pas est infime. La fourmi qui marche
vers le jour depuis le fond de sa galerie doit persister pour goûter à la lumière. Je ne me suis guère
écarté du fond. C’est déjà ça de pris. Je vais enfin avoir du temps pour agir.
Comme tout jeune, à vingt ans, j’ai eu mes idéaux. Ont fleuri dans mon crâne des rêves de
tolérance universelle et de paix éternelle, d’égalité, de justice, de liberté. Je dévorais mes cornflakes
en écoutant à la radio le diagnostic du monde malade, marchais jusqu’à l’université persuadé de
transporter les antidotes dans mon sac à dos, m’asseyais sur les bancs de l’amphi pour apprendre à
devenir le chirurgien de la misère. Le soir, lorsque je ne révisais pas mes partiels, j’allais jouer au
tennis, j’allais au cinéma, j’allais chez des amis. Nous échangions les idées les plus nobles,
formulions des vœux de révolte et d’amour en vidant des bières sur fond de télévision. Notre fougue
nous levait parfois du canapé pour descendre dans la rue, où nous nous enfoncions dans un bistrot
enfumé. On se moquait des boutons d’acné tardifs, on batissait des projets pour les oublier dans les
vapeurs de l’ivresse, on faisait la connaissance de voisins de tablée qu’on ne reverrait pas.
Débordant encore d’énergie, nous allions nous calfeutrer entre les murs vibrants d’une boîte. Plus
question de discuter. L’heure était à la parade. Défilés de mâles en rut sur la piste de danse, torses
- Une nouvelle par semaine -
2
bombés, refusant de trop rouler des hanches. Un loup d’une meute adverse prenait pour cible une
proie déjà cernée, alors les deux hordes s’échauffaient dans la foule, se lançaient des insultes que la
musique ne couvrait plus, des verres aussi, parfois, jusqu’aux poings rendus insensibles par
l’éthanol. La fille dont les beaux yeux avaient été cause du conflit profitait de la cohue pour se tirer
de l’étau de ses violents prétendants. Des videurs nous jetaient dehors, où la rixe verbale continuait,
jusqu’à la première vomissure, écœurant drapeau blanc. Chacun rentrait chez soi, bras dessus bras
dessous, s’éraillant la gorge aux premières lueurs de l’aube.
— C’était une bonne soirée, hein ?
— Putain ouais, on s’est bien marrés.
— Tu vas en cours demain ?
— Oui, bien sûr ! À quatorze heures.
— Haha, la même. Allez, tchao ma poule, on se voit demain soir chez Charlotte.
Une nuit opaque, un réveil à midi, les pupilles troubles, la peau collante. On réintègre la
ronde sérieuse quelques heures pour mieux en ressortir.
— On a parlé de quoi, déjà, hier ?
— Je sais plus, mais c’était bien marrant.
Marrant, oui. Les souvenirs oubliés doivent encore faire marrer les limbes où ils ont trouvé
refuge.
On a bien tenté quelque chose, avec mon meilleur ami du lycée. On voulait monter une asso,
partir au Bhoutan, le pays où tout le monde sourit, pour donner des cours. De maths, de français,
d’histoire... Je crois qu’on a rempli les formulaires. Je ne suis pas sûr qu’on les ait envoyés.
J’ai fait mon stage de fin d’études chez Renault. Je suis bon avec les moteurs. Le truc, c’est
que non seulement je n’aime pas faire ça, mais encore je m’y oppose. Je rêve d’un monde à pieds et
à vélo. Pourtant, moi-même je n’ai guère le choix pour me rendre au centre. Je partage la voiture,
pour me sentir moins coupable. Quant à ma portée plus générale, j’essaye bien d’infléchir au
maximum la stratégie du groupe en direction de l’énergie propre. Un patron qui entend ça doit
s’esclaffer. Au final, combien de CO2 émis pour moi ? Et de pester contre les pics de pollution qui
entravent mes footings. J’ai fait bouger des milliers de voitures, et jamais des hommes.
Sinon, tout a toujours coulé tranquille. Je n’ai jamais vraiment connu les tourments d’avoir à
choisir. Les remous de mon existence ont été jusque là des vaguelettes au regard des raz-de-marée
de catastrophes dans le monde. J’ai conscience de cette chance inouïe, ce qui ne m’a pas empêché
de me tordre de douleur sous les effets d’une grippe ou de crier au désespoir après un vol de
portefeuille. L’homme qui ne manque de rien doit toujours ramener le premier de ses soucis à
- Une nouvelle par semaine -
3
l’échelle de la faim chez l’enfant qui n’a rien. Écoutez les plaintes d’un passant, puis ouvrez un
journal, pages « International ». Le gouffre est risible. Entre les deux, je me suis balancé dans un
grand écart instable. Renault m’a proposé de signer à la fin de mon stage. Une occasion en or. Un
job intéressant, des collègues sympas, une paye très convenable, des horaires honnêtes. J’ai hésité,
une journée. Si je voulais partir, c’était le moment ou jamais. Que trouverai-je de l’autre côté ? Une
vie de hippie, à trouer mes semelles de frontière en frontière, à n’être personne partout au lieu d’être
quelqu’un ici. Mes parents m’avaient prodigué de l’amour, du temps, de l’argent. La société m’avait
porté jusqu’ici. C’était mon devoir de les leur rendre, de chérir la mère patrie qui m’avait donné le
sein. Certes, elle avait ses travers et ses torts. Mais, après tout, j’allais pouvoir m’installer dans un
appartement, voir mes amis le soir et le week-end, partir en vacances chaque année, devenir un jour
un propriétaire au futur assuré. N’était-ce pas si mal ?
J’ai commencé là, comme ingénieur mécanique. J’y suis toujours, comme ingénieur
mécanique. Il y a trois ans, on m’a proposé de prendre la direction de l’équipe. J’ai refusé. J’ai
longtemps médité le fait que, dans une boîte comme en politique, les personnes accumulent les
pouvoirs jusqu’à ce qu’elles n’en soient plus capables et se retrouvent incompétentes. J’aime mieux
savoir ce que je fais et ne nuire à personne. C’est bien, jusqu’alors, la seule fois où mon libre arbitre
a pu peser dans la balance. Avec, pour dommage collatéral, une chef qui ne comprend pas comment
fonctionne un moteur et passe plus de temps à skyper avec la direction qu’à discuter avec nous, de
l’autre côté de son mur. J’ai acheté mon appartement, j’ai une copine que j’aime, je retourne voir
mes parents certains week-ends et en profite pour donner rendez-vous à des amis du lycée. Je porte
des favoris, un anneau en argent à l’oreille, et me rends au bureau en t-shirt-jeans-baskets. Voilà ce
qu’il reste de mes idéaux de vingt ans.
Sept ans durant, je me suis laissé endormir. J’ai courbé l’échine, mon corps est entré dans le
rang, mais jamais entièrement ma pensée. Le capitalisme a cela d’incroyable, il faut le reconnaître,
que nous sommes une majorité à comprendre qu’il est inéquitable et pourtant nous n’arrivons pas à
nous unir pour le renverser. En dépit de leur poigne dominatrice, les puissants trouvent toujours des
aveugles pour accomplir leur besogne. À mon sens, ces types valent bien les papillons de nuit,
éblouis par un halogène, qui viennent s’y griller les ailes. Et moi ? Je ne pense pas être ébloui, mais
je me suis enfermé dans le même enclos. Cette société nous élève à notre place, qu’il devient
difficile de quitter. Si vous me permettez une métaphore de scientifique, le capitalisme creuse des
puits de potentiels où les minuscules atomes que nous sommes s’isolent gaiement. Comme une
boîte d’œufs, où l’on ne pourrait plus sortir du trou. Alors on se trouve de bonnes raisons pour
rester. À celui qui affirme qu’il n’a pas d’imagination, je réponds que personne n’en manque dès
- Une nouvelle par semaine -
4
qu’il s’agit de se voiler la face. L’homme est un prodigieux moulin à excuses.
Mes convictions n’ont pas su trouver leur voie pour se manifester, mais elles ne m’ont
jamais quitté. J’entends souvent dire que celui qui ne vote pas à gauche à vingt ans n’a pas de cœur,
et celui qui ne vote pas à droite à quarante n’a pas de cerveau. Eh bien, je dois être stupide, car je
n’ai pas encore fait un pas vers le centre à trente. Mon bulletin de vote, une feuille de papier toilette
pour l’intelligence, encore un moyen de me délester la conscience. « Voilà, j’ai chargé quelqu’un
qui a l’air d’avoir bon fond de rendre le monde meilleur. C’est un peu comme si je le rendais
meilleur moi-même, non ? Je vais retourner faire la sieste. » J’ai aussi fait quelques distributions de
repas pour les Restos du cœur. Ce qu’on dort bien après ça, je vous jure ! Seulement, la semaine
d’après, on a un dîner et on ne peut pas y retourner. La semaine suivante c’est piscine, puis poney.
Les estomacs des rues, est-ce qu’ils s’arrêtent de gargouiller pour autant ?
Je passe mes week-ends à me reposer de ma semaine de travail. Les aiguilles de ma montre
ne cessent pas de courir, et je n’ai même pas l’énergie de rattraper les tours révolus de celles des
horloges du bureau. Je m’évade le temps d’une expo, une pièce de théâtre, un brunch. Il faut être en
forme pour la reprise, lundi.
Plus jeune, à un repas de famille, j’ai entendu ma tante dire à mon propos à son nouveau
compagnon :
— Il est vraiment doué et tient un bon poste. Il finira riche.
Sur le moment, ça m’a flatté. « Riche », tout un accomplissement. Les cimes de l’homme
moderne. Une ascension à quel prix ? J’aurais troqué des instants de vie pour des lignes de compte
bancaire. L’homme n’exploite plus son temps, c’est le temps qui exploite l’homme. Chapeau
encore, à ce système magnifique qui nous fait perdre notre propre bonheur de vue.
Sept ans que je tourne ainsi en rond. J’aurais tout aussi bien pu être dans le coma. Seules les
vies de mes parents, mes sœurs, ma copine auraient été un peu changées. Sept ans pour que mes
idéaux se réveillent, se remuent, s’entrechoquent, explosent ! Comment ? Un jour off par semaine.
Une véritable révolution.
Je me suis au moins donné l’occasion de passer à l’action. Plus d’excuse. J’ai longuement
médité la meilleure façon de m’investir. Pas question de m’égarer encore. Auprès de qui, d’abord ?
J’étais à mon bureau, j’ai mis mon casque, attrapé un post-it et un BIC. Puisque je n’ai pas la voix
pour dénoncer les excès des sommets, j’allais soulager les peines des bas-fonds. Sur le carré jaune,
j’ai dressé la liste des misérables du monde contemporain :
- SDF
- Une nouvelle par semaine -
5
- prisonniers
- jeunes défavorisés
- migrants
- handicapés
- vieux isolés
- pauvres à l’étranger
L’exercice était facile. Pourquoi existait-il encore des problèmes ? À présent, il me fallait
choisir. S’il y a bien une chose que ces sept années écoulées m’ont enseignée, c’est à quel point le
rayon d’action d’un homme est limité. Faire sourire son voisin constitue déjà une immense réussite.
Dans un livre de développement personnel, j’étais tombé sur cette maxime latine : « Non omnia
possumus omnes ». Tous tant que nous sommes, nous ne pouvons tout faire. Elle est gravée à
l’encre noire sur un morceau de papier et scotchée sur le côté du miroir de ma salle de bains. Je
veux faire un petit peu, le maximum, et le faire bien.
Mon choix se porta d’abord sur les SDF. J’en croise tous les jours, à tel point que je n’y fais
plus attention. Une main aux ongles noirs tendue sous mon menton est devenue banale. Ces gens
s’endorment sous nos porches. Dans les immeubles, plus haut, il y a mille salles chauffées,
éclairées, vacantes. Nous les laissons dormir sous le froid des étoiles. Que pouvais-je y faire ?
Deuxième post-it.
- dons - petits à beaucoup
- gros à un
- distribution repas
- inviter à manger, se doucher, dormir
Quelque chose me déplaisait. Suffisait-il de cela ? Distribuer des petites sommes à des sansabris leur permettrait d’acheter à manger, passer une nuit au chaud, une journée au propre. Céder
plus à une seule personne pourrait l’aider à se remettre en marche, passer un mois dans du dur,
acheter une tenue décente, trouver un travail. Mais je voulais offrir mon temps, pas seulement mon
argent. Faire en sorte que mon action avance à la chaleur humaine. La vivre, et non l’imaginer. Il
me fallait rencontrer, discuter, comprendre... D’abord, qu’est-ce qui me prouvait que ces gens ont
besoin d’aide ? J’entends souvent dire qu’il y a du travail pour tout le monde pour peu d’avoir envie
de travailler, que ceux qui dorment dans la rue ne veulent pas des places dans les foyers. Au fond,
- Une nouvelle par semaine -
6
s’ils étaient plus heureux que nous, en dehors de notre mode de vie, sans son stress et sa
consommation effrénée ? L’homme blanc a imposé sa vision du monde aux pays colonisés. Il a
promis le confort à des gens qui habitaient là depuis des siècles, leur a enseigné la manière de
s’habiller, de manger, se comporter, parler, se plaindre, être indifférent à l’autre, accumuler les
richesses... Oserais-je nourrir la même prétention ? Mon mode de vie vaut-il beaucoup mieux, moi
qui cherche à le renverser ?
J’en suis venu au cas des détenus. L’action idéale consisterait bien sûr à prévenir le crime,
éradiquer la violence. Mais il faut composer avec son temps. Dans la masse, il y a forcément des
égarés, et il est difficile alors de les repérer. En prison, il est déjà trop tard. La première faute a été
commise. La salvation vient en empêchant la deuxième. Une personne s’est perdue, elle a nui. Je ne
trouvais pas de scrupule à chercher à l’aider à se remettre sur une voie meilleure. Elle a fourni la
preuve qu’elle en avait besoin.
Quelle action mène la société ? Elle l’écarte. Puisqu’il est dangereux, enfermons-le et n’y
pensons plus. Autant guérir une tumeur avec un pansement. Ces mêmes parents qui réprimandent
leur enfant s’il cache la poussière sous le tapis pour nettoyer sa chambre ferment les yeux sur cette
grande escroquerie. La société n’a-t-elle pas sa part de responsabilité dans le crime commis ? N’estce pas elle qui projette l’ombre où le criminel a trouvé refuge ? Pour ne pas avoir à l’assumer, elle
préfère dissimuler ses problèmes derrière de hautes murailles surveillées. L’enfermement est un
aveu d’impuissance. Il détruit l’humain mauvais pour qu’il n’agisse plus, au lieu que de lutter à le
rendre meilleur pour qu’il agisse bien. L’isoler semble raisonnable, puisqu’il a prouvé qu’il pouvait
être dangereux. Mais le laisser croupir dans l’ennui, pire, les laisser croupir ensemble dans l’ennui,
ne constitue sans doute pas une solution. Il n’y a pas de terreau plus propice au développement d’un
virus que les marécages où les miasmes se rencontrent. Il n’y a pas d’endroit meilleur qu’un hôpital
pour diffuser une épidémie. Tirer ces quelques hommes vers le bas, c’est accrocher un boulet à la
cheville de l’humanité tout entière.
Comment intervenir ? Qu’est-ce que je peux y faire ? Qu’est-ce que je sais faire ? Je suis un
scientifique de formation, geek par profession, j’ai passé ces dix dernières années à réfléchir sur des
moteurs. Mais je reste avant tout un passionné de culture, un érudit. Un snob. Je suis persuadé que
tout crime naît d’une étroitesse d’esprit. La tolérance, voilà l’enceinte où devrait se purger la
punition. J’avais trouvé ce que je voulais faire. Qu’on ne me parle pas de « réinsertion
professionnelle », je rêve de sortir de la mienne. L’art, le jeu, le dialogue, voilà des outils à partager.
Plus qu’à travailler, ils servent à vivre dignement. Si je fais comprendre cela à un esprit, juste un
esprit, ma vie n’aura pas été tout à fait vaine, j’ose le croire.
- Une nouvelle par semaine -
7
— Hey Marc, ça a chauffé, non ?
— Il va falloir que j’aille à l’usine le mardi. Il y a pas mal de problèmes à gérer là-bas
apparemment. J’ai voulu protester, mais bon. On verra ce que ça donne.
— Mince, mon pauvre. Bon courage alors.
Je plonge dans le mensonge pour le bienfait de l’humanité, enfile mon casque, et retourne à
la 3D de mon moteur.
- Une nouvelle par semaine -
8
II
On dirait pas comme ça, mais j’ai toujours eu une occupation à plein temps. Vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, pas de jours fériés. Lesquelles ? En trois actes : s-rouxffre-douleur, ars-rouille, éc-roux-é. D’avoir vécu à fond, ça m’a mené droit en prison.
Commençons par le commencement. Bon, ma naissance, tout le tralala, tout le monde s’en
fout, de toute manière je m’en souviens pas. Ce qu’il y a à noter, c’est le nom qu’on a noté,
justement, sur mon bracelet en plastoc (sûr que ma mère l’a encore, elle s’attache plus aux symboles
qu’aux choses réelles) : Barthélémy. Je vous assure, futurs parents, c’est pas aider votre gosse à
partir dans la vie. Un bon Nicolas, Benjamin, Maxime, je me serais pas plaint. Mais Barthélémy,
franchement... L’originalité, au bonhomme de se la fabriquer, pas ses géniteurs. Qu’est-ce qu’ils en
savent si on va être exceptionnel ou quelconque ? On est peut-être unique par les gènes, mais y a
pas besoin d’y ajouter un nom alambiqué comme si on venait de découvrir une nouvelle espèce
animale. Bref. Heureusement qu’y a eu les Simpson. J’ai pu me faire surnommer « Bart » sans trop
de problèmes. Inconsciemment, ça a dû faire de l’ado jaune qui montre sa raie en faisant du skate
mon modèle à atteindre, bravo maman, coup de maître, sûr que c’est ce que tu espérais.
Si, autre chose. Sur mon livret de famille, dans la case réservée au nom de mon pater, c’est
écrit : « X ». La version de ma mère : l’alcool satanique l’a fait dévier de la voie du Bien, jetée sous
les draps avec un incube qui avait fui le lendemain en ayant pris soin de laisser un cadeau dans sa
panse. Elle s’est sentie le devoir d’élever ce petit être à cheval entre la vertu et le péché, lui
enseigner le respect de la vie, l’amour du prochain et patati. Je l’ai gobée jusqu’à mes quinze ans,
en gros, cette histoire, puis je l’ai remplacée par ma propre version. Accroche-toi, elle est moins tout
public : m’est avis que ma mère, comme toute jeune fille démangée par ses pics d’œstrogènes, a eu
une telle envie de bite qu’elle n’a pu y tenir plus longtemps. Je dis pas qu’elle a joué sa chagasse ou
quoi que ce soit, je dis que c’est bien normal, c’est instinctif. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille,
c’est mes propres titillements du caleçon, et puis ce « X » qui était aussi dans le nom des films
devant lesquels je m’astiquais la nouille. Du coup, je peux même pas en vouloir au diablotin qui a
planté sa fourche en feu dans le bénitier de la vierge Marie. Par contre j’en voudrai toujours à ma
- Une nouvelle par semaine -
9
mère de continuer à se voiler la face avec ces sornettes pré-moyenâgeuses, alors que la modernité
c’est d’être libre et faire ce qui nous plaît, et la religion est un gros anachronisme aussi ridicule que
de balader un dinosaure en laisse.
Voilà pour moi bébé. En me regardant, par déduction, c’est facile de savoir ce que je dois à
mon innocente de mère ou mon queutard de père. C’est qu’en plus du prénom, j’ai une gueule
atypique. De ma mère, j’ai hérité de :
- sa couleur de cheveux, le roux. Elle, elle les a très fins, genre cordes de violon. Moi, c’est plus
genre carottes râpées.
- ses taches de rousseur. Elle en avait ado. Seulement, les siennes sont parties avec le temps. Les
miennes se sont affirmées. J’ai même trouvé le moyen de choper la roux-geole, quand j’étais gosse.
C’est comme le comique de répétition, pour que ce soit drôle, faut pas hésiter à en faire trop.
- un corps de gringalet. Le muscle ? Connais pas, ça glisse sur moi. La graisse aussi, ceci dit. Mes
os doivent être de la même matière que les poêles Téfal.
- bien sûr, les doigts de fille, les côtes saillantes, le manque de force qui vont avec. Véhicule toutes
options quoi, une puissance de deudeuche.
- une tache de vin rouge sur la fesse gauche. Quand j’ai vu ma mère entrer dans la baignoire un jour,
par la porte de la salle de bains, j’ai compris que j’avais pas simplement posé le cul sur un raisin.
Le reste, ça peut être que l’œuvre de mon immaculé concepteur :
- une face en forme de courge, renversée. Faut s’imaginer un crâne à peu près normal, un menton
aussi, mais entre les deux les joues creuses, genre gourde pour sportif du dimanche, genre le mec du
tableau, Le Cri là, de Munch.
- des oreilles angulaires. C’est-à-dire qu’au lieu d’être plates comme tout le monde, à la limite un
peu décollées, le lobe est soudé à mon cou mais le cartilage se brise à un moment et tente une fugue
vers je ne sais où. Pas tout à fait à angle droit, mais cinquante-sept degrés quand même, si ça a pas
bougé, on avait mesuré avec un ami en cours de maths, au collège. De face, on dirait des portegobelets. Ça m’aide même pas à courir plus vite avec le vent dans le dos. Peut-être pour l’équilibre,
mais je suis pas trop branché cirque.
- les jambes arquées. Ça peut pas être ma mère, elle se tient comme un piquet, même pour regarder
la téloche. Elle a un balai tu sais où, peut-être pour empêcher Lucifer d’y revenir. Du coup, j’avance
comme un cow-boy, avec un genou qui dit merde à l’autre, et moi je dis merde à celui qui se
moque.
- Une nouvelle par semaine -
10
Bilan : je suis un arbre rachitique condamné à connaître qu’une saison, l’automne. Peut-être
l’hiver, plus tard, au temps de la calvitie et de la tremblote. Quant à mon caractère, j’ai eu besoin de
personne pour le forger.
Le portrait que tu t’es fait de moi doit être plutôt sympatoche, hein ? T’imagines bien ce que
j’ai pu ramasser dans la cour de récré. Loin d’être majeur, premier emploi : roux émissaire. Toutes
les blagues y sont passées, les calemb-roux les plus mauvais. Je suis un coton-tige usagé. Je coule,
je pille. Je suis sous la protection de l’ange Oliveur. J’ai pas d’âme, et j’avais pas beaucoup plus
d’amis. J’ai pris plus de coups qu’un boxeur manchot, mais j’ai jamais jeté les gants, au contraire.
J’ai dressé ma garde, j’ai appris à esquiver, à contrer. Je trainais avec les autres rejetés de l’école,
l’intello, le binoclard, l’efféminé, le gros, le bègue... J’assurais leur défense, en bon roux-tweiler. Ils
me le rendaient bien, m’aidaient pour les devoirs, m’invitaient à leurs goûters d’anniversaire — la
tête de la mère Lejault quand j’ai dessiné un zgueg avec la crème chantilly sur ma part de moelleux,
putain, j’avais neuf ou dix ans, j’oublierai jamais. Les filles voulaient pas de moi, ben je voulais pas
d’elles non plus. J’avais trouvé ma place, en justicier. Je me faisais tabasser en retour. Un soir, à la
sortie de la classe, des grands m’ont balancé dans une benne remplie de sacs-poubelle. Ça a amorti
la chute, mais c’était plus humiliant qu’autre chose. Je m’en foutais, tant que je me défendais, même
à cinq contre un. Ma technique : je verrouillais une cible et la lâchais plus. Je prenais cher de
partout, mais elle passait pas un meilleur quart d’heure que moi, je peux te l’assurer.
La plupart de mes petits potes sont partis dans un collège de surdoués. J’ai dû me refaire des
connaissances, je suis allé taper dans le SEGPA. Moi j’étais en classe normale, je les rejoignais aux
pauses, toujours dans le même coin, à côté des thuyas. Y avait pas mal de mecs balaises, on nous
embêtait pas trop. À la place, c’est avec eux que j’ai tiré sur ma première clope, descendu mes
premières bières. Comme on n’avait pas le même emploi du temps, je mangeais souvent seul à la
cantoche. Je me calais sur un bout de table, où même le pot à eau attirait plus l’attention. J’ai lu y a
pas si longtemps qu’on est jamais aussi intelligent qu’à quarante-cinq ans. Ben, la tranche des
douze-seize ans, ça doit être celle du pic de crétinerie. On me snobait royal, sauf quand y avait une
bonne plaisanterie à faire. Ce moment célèbre du cours de biologie :
— Il peut donc exister plusieurs versions d’un même gène, qu’on appelle allèles. L’allèle
peut être récessif, ou dominant. C’est l’allèle dominant qui s’exprime.
— Madame, l’allèle du roux il est récessif, j’espère ?
Toute la classe qui explose de rire, et la blondasse au tableau qui peut pas s’empêcher de
pouffer avec. Mais je t’ai dit, j’avais appris à contrer. Si on me cherchait, on n’était pas déçu de ce
qu’on trouvait. Je réplique du tac au tac en fixant le zouave :
- Une nouvelle par semaine -
11
— Et ton allèle de la petite bite, y se serait pas exprimé un peu trop fort ?
Putain, elle me ferait chialer, quinze ans plus tard. J’étais pas con, comme gosse, toujours
une bonne répartie. J’aurais pu réussir dans le clash si j’avais été black et pas orange.
En fait, je peux te dire le secret que j’ai tiré de tout ça. C’est non seulement de pas avoir
peur, mais surenchérir. On te prend pour cible ? Tu fais le contraire de ce qu’on attend. On veut te
faire mal ? Tu souris. On te colle un pain ? T’en rends deux. C’est comme les blagues sur les
mamans. Au lieu de te scandaliser, tu rentres dans le jeu. Un exemple, et j’arrête de te faire chier
avec ça. C’était pendant une leçon de catéchisme. Ouais, tu te doutes bien, avec ma Sainte-Nitouche
de mère, caté obligé. Elle a remis le devoir de mon éducation paternelle aux mains du bon Dieu,
autant te dire que j’étais définitivement orphelin de ce côté-là. Mais c’était pas si mal, le caté. Un
peu comme des séances de cinoche, avec le père Castor (il s’appelait Costa, en vrai) qui faisait la
voix off. Des fois, il buggait, fallait le secouer un peu, comme un vieux poste. Son antenne perdait
la connexion avec le satellite du Seigneur. Il faisait des pauses pipi tous les quarts d’heure aussi, je
crois que l’amour du prochain avait pris toute la place dans son corps et lui contractait la vessie.
Bref. Il venait de sortir après l’histoire de Moïse, quand un des gosses se tourne vers moi :
— Hey, Barthélémy, le buisson ardent, c’est la chatte de ta mère ?
Belle ovation. Dans ce contexte, on s’y attendrait pas. Faut le reconnaître, elle était plutôt
bien trouvée. Je suis de nature bon joueur.
— Ouais mon petit, il t’a pas trop brûlé la langue hier soir ?
Paf, cloué le bec, le Christ sur sa croix. Toujours aller où on t’attend pas.
Ouais, la vie, en soi, c’est pas un cadeau, et t’as bien compris que je suis pas du genre à
tendre l’autre joue. À partir de là, la suite peut sembler logique. À un moment, j’ai bien failli virer
de bord quand même. La seule main qu’on m’ait jamais tendue. En troisième, un mec de ma classe,
celui du rapporteur, un type franchement génial. Il était tout à fait normal, sauf dans le fait qu’il
m’acceptait comme n’importe qui d’autre. On passait nos journées ensemble. J’étais devenu un
élève studieux. On causait politique, histoire, amour, les hommes, le monde, la vie. Pendant un an,
il m’a fait oublier que j’étais roux. Il venait à la maison, je restais dîner chez lui, ses parents
invitaient même mes poils rubigineux à coucher dans leurs draps. La plupart des mots distingués
que je connais, je les dois aux bouquins qu’on s’est échangés. Quand j’en aimais vraiment un, il me
disait de le garder. Une crème ce mec, un ange. Il a déménagé pendant les grandes vacances pour
suivre son militaire de père. Pas de nouvelle depuis. Il doit être chirurgien, architecte, ou quelque
chose comme ça. Avant d’entrer au lycée, je me retrouvais encore tout seul.
J’ai rejoint les gothiques. Je me déguisais pas hein, je trainais juste avec eux. Quand on nous
- Une nouvelle par semaine -
12
croisait dans les couloirs, ça fredonnait du Jeanne Mas : « En roux et noir, na-na-na-na-na ». En
général ils connaissaient pas les paroles, mais moi je m’en souviens encore aujourd’hui.
C’est avec les gothiques que j’ai commencé à jouer avec le feu, flirté avec les interdits. Des
petits défis d’abord, des jeux d’enfants, cap ou pas cap. On buvait des bières en canette sur un banc,
à la tombée de la nuit.
— Hey Bart, cap ou pas cap de péter le rétro de l’Audi, là-bas ?
Cap.
— Hey Bart, cap ou pas cap de balancer une canette pleine sur la fenêtre de la mairie ?
Cap.
— Cap ou pas cap de tirer le porte-monnaie dans la poche du vieux ?
Cap. Et premières récompenses.
— Cap ou pas cap d’entrer dans cette maison et de revenir avec la télécommande de la télé ?
Cap. Porte ouverte, tout le monde devait dormir. Je reviens avec la télécommande en main
et, dans les poches, deux chaînes en or, un téléphone et quelques biffetons. L’argent facile, par le
jeu. Un peu de brutalité dans ce monde d’amour, quoi !
J’ai eu mon bac, faut pas croire. STG, sans mention, mais du premier coup. J’ai eu mon
permis du premier coup aussi, faut dire que je m’entraînais avec les voitures volées. Ma mère m’a
rêvé prêtre. Tout ce que j’aimais dans les églises, c’était leur camelote dorée, que j’ajoutais aux
autres trucs piqués dans un bac en bas de mon placard. Je volais une maison, une caisse, et une autre
maison avec. Quand on connaît pas un milieu, ça paraît toujours compliqué. Moi, je me demande
bien comment ça se passe le quotidien d’un pianiste, par exemple. Comment il répète, combien de
temps, qui programme ses concerts, ses rituels avant le début... Mais, une fois qu’on est dedans, ça
devient naturel, pour le banditisme comme les autres. On y entre, le réseau se forme petit à petit, on
échange des tuyaux, on finit par savoir où refourguer. C’était comme gérer ma boîte, j’étais
autoentrepreneur du petit délit.
J’avais trouvé ma place quoi. La société, c’est un truc immense qui te prend, te moud
comme du grain, et t’amène à ta place. Faut pas se persuader d’autre chose, ce serait se faire du mal
pour rien. L’intelligence consiste à se montrer satisfait d’où on atterrit. C’est ça la vraie clé du
bonheur, qu’on vienne pas me parler de méditation ou d’acupuncture. Le pianiste fait ses gammes,
l’architecte ses immeubles, le chirurgien ses opérations, l’éboueur ses poubelles, le comptable ses
comptes... Point barre. Moi, je suis un bandit né, j’ai fait des délits. Sans prétention politique, par
vocation. Au Mexique, y a bien des combats de coqs. Ça choque tout le monde, mais ça existe. Je
suis pas très différent d’un éleveur de coqs mexicain.
- Une nouvelle par semaine -
13
Je vais te dire un peu comment ça se passe, concrètement.
Faut pas croire qu’on fait des plans sur la comète ou quoi que ce soit. On se lève, on bouffe
un bout, on boit un coup, on cambriole. C’est pas très différent du bureau j’imagine, je connais pas.
Sauf qu’on travaille en décalé, avec des horaires de nuit. Pour pas se faire repérer, on est bien
obligés de sortir à l’heure où tous les chats sont gris. À cette heure-là, même les roux sont gris. Un
tour en bagnole, on cherche une maison calme, en retrait, pas de lumière dans le voisinage.
J’opérais souvent à deux, des fois trois, avec un chauffeur qui reste faire le guet. Si la clé est pas
sous le paillasson ou le pot de géranium (faut pas croire, les gens sont prévisibles, c’est comme la
poubelle sous l’évier ou les couverts dans le tiroir du dessus), alors on pète un carreau. Tous les
propriétaires volés te diront qu’ils ont retrouvé un carreau pété, même quand on est entrés avec la
clé et qu’on l’a remise en place en sortant. Ils le pètent eux-mêmes avant l’arrivée des gendarmes,
question d’assurance.
La première chose que je faisais en entrant, ça va sûrement t’étonner, je me posais sur le
trône et coulais un bronze que Rodin lui-même aurait pas osé mettre au monde. C’était une façon de
prendre possession des lieux, me mettre à la place des habitants. Après ça, la fouille pouvait
commencer. L’idéal, c’était l’argent comptant, bien sûr. Je remerciais les banques d’être de plus
grands voleurs que nous. Les gens leur font pas pleinement confiance, et gardent souvent de belles
économies dans des enveloppes. Entre nous, un matelas, ça remplacera jamais un coffre blindé,
mais bon, j’avais pas à me plaindre. Les bijoux, pas mal non plus. On prenait tout ce qui brillait et
on négociait ensuite les prix avec nos refourgueurs. Le high-tech, des sculptures, des fois des
tableaux... Quand j’avais plus rien à lire, je piochais un ou deux bouquins dans la bibliothèque. Rien
de très grande valeur, quoi, mais qu’est-ce qui en a vraiment ?
Mon but était pas d’être riche. Je suis pas un flambeur. Je faisais le minimum, mes trentecinq heures. Boucler les fins de mois, sans plus. Un truc qui m’amusait, c’était de glisser un ou deux
biffetons des parents sous les oreillers des gosses. Des fois, je faisais même des mises en scène,
genre un gros ours polaire en peluche qui le tient plié dans sa gueule, ou un lego Obiwan Kenobi
qui essaie de l’arracher à Dark Vador. Y a la petite souris, et y avait le petit roux-si.
Si tu te demandes le nombre de maisons que j’ai braquées en six ans, suffit de regarder ma
jambe gauche. Quatre-vingt-quatre. Au début, je me suis fait tatouer un fil tout autour de la jambe,
de la cheville à l’aine. Dès que je réussissais à atteindre les chiottes, je considérais que c’était
gagné, peu importe le butin. Dans les jours d’après, j’allais voir mon tatoueur pour qu’il ajoute une
petite chausse-trappe sur le fil, un petit nœud avec deux pics en l’air, pour faire barbelé. M’est avis
que le mec a vite tilté que c’était pas pour compter mes conquêtes féminines, mais il m’a jamais
- Une nouvelle par semaine -
14
posé de question. Un vrai pro. Les copains du milieu trouvaient ça marrant de m’entourer la jambe
de barbelés. Ils disaient que c’était prémonitoire, comme pour les rêves. Ça m’arrivait d’ailleurs, de
rêver que j’étais en tôle. Au fil des ans, des chausses-trappes, je me persuadais bien que j’allais finir
par être pincé. C’était logique.
L’employé finit retraité. Le bandit finit emprisonné. Garde à vue, empreintes,
interrogatoires, perquisitions, dossier, jugement, sentence. Je te la fais vite, j’en bâillais moi-même,
et j’étais pourtant pas le moins concerné. Dix ans. Paf. Comme ça, le temps d’un claquement de
doigts. C’est rare de savoir ce qu’on va faire sur les dix prochaines années. Je suis sûr que tu te
tritures les neurones rien que pour ta liste de courses. Moi, j’étais tranquille pour dix ans.
Rien à dire, je peux pas en vouloir à qui que ce soit, je connaissais la règle. J’aurais bien
aimé aussi celle qui nous laisse sortir si on fait un six, mais en même temps j’ai pas une gueule de
fer à repasser en plomb. J’ai pas changé mon état d’esprit. Le judéo-christianisme dont on a hérité
enseigne le pardon, la seconde chance, la salvation, et a créé le bagne. Ainsi soit-il. Et encore, à
l’époque on brûlait des femmes pour des flacons d’épices douteux et envoyait des hommes aux
galères pour un pain volé. Heureusement que les athées sont passés par là pour calmer le jeu, ranger
la guillotine au placard et faire des lois un poil plus tendres.
Je me souviens de mon premier jour comme si c’était hier. Ça marque, genre rentrée des
classes. Quand j’étais gosse, j’avais toujours un peu d’appréhension à la fin du mois d’août. Là, pas
de sac à préparer, mais j’étais un peu curieux. On m’a mené direct à ma chambre, y avait déjà un
gros black dedans.
— Tiens, un rouquin blanc pour mon aquarium.
— Qu’est-ce qui veut, Boubacar ?
J’aurais pu filer la métaphore ichtyologique (paf, mot compte triple celui-là, hein ?) parce
que sa lèvre inférieure, quand il parlait, c’était clairement un poisson rouge qui convulse dans un
bocal à pétrole. Bref. Nous sommes tout de suite devenus amis.
On passe nos journées ensemble, nuits comprises. Je me suis souvent demandé ce que ça
pouvait faire de vivre avec une femme, d’être tout le temps collés l’un à l’autre. Ben, avec Boub’,
c’est un peu ça, et ça se passe pas trop mal. Il adore quand je lui raconte des histoires. Des trucs
vrais, de l’histoire quoi. Je lui explique comment Socrate se tapait des éphèbes même si il disait
préférer les plaisirs de l’intellect, qu’on coupait le majeur des archers rosbifs pendant la guerre de
Cent Ans qui a été plus longue que ça et que ça a créé le doigt d’honneur, comment le président
Félix Faure est mort au palais de l’Élysée en chatouillant un autre palais, celui de sa maîtresse... Des
fois, je m’amuse un peu. Par exemple, Boub’ est convaincu que le colosse de Rhodes avait un filet
- Une nouvelle par semaine -
15
accroché au bout du gland pour remonter la poiscaille.
Autrement, il a toute une moitié de visage fripée, genre un vieux avec Parkinson lui a
sculpté cette façade-là au burin. Il m’a pas dit comment c’était arrivé, je lui ai pas demandé. Mais
j’ai jamais vu un type aussi vif et concentré pendant des exercices incendie. La nuit, quand il dort et
que, moi, j’y arrive pas, je joue.
— Qui viendra ouvrir demain matin ? Face, Bruno. Pile, Marianne.
Je sors la tête, il a le lit du dessous. Grâce aux rayons de la lune, je peux voir sur quel côté il
ronfle. Face, c’est le côté lisse vers le haut, pile, la joue en pruneau d’Agen.
Dehors, c’est tout autre chose. La conversation de base :
— C’est quoi ce midi ?
— Petit salé lentilles.
— Et en dessert ?
— Faut lire le menu. Crème chocolat.
— Ouh, crème chocolat.
Certains matons sont plus sympas que d’autres. Il y en a une qui s’appelle Marianne, et je
trouve ça assez drôle. Avec certains, on peut taper un brin de causette. Ils nous donnent des infos sur
le monde, les événements, ce qui se passe : les crashes d’avion, les élections, les cyclones, les
matches de foot... Ça nous paraît totalement irréel, avec Boub’. Ce que je vois pas, que ce soit vrai
ou pas, ça change pas grand-chose. D’ici, on s’amuse à refaire le dehors comme on pense. Comme
le Seigneur et ses créatures en argile à modeler, qui s’amuse à jouer à la guerre et l’amour et tout le
tralala.
Enfin, ainsi vont les hommes et moi dedans. Noyé dans la masse. Moi, je suis une petite
chose faite de cellules, qui sont de plus petites choses encore, et j’ai été phagocyté par une plus
grosse, avec des barreaux. La petite bête se fait manger par la grosse. La grosse, c’est la foule en
société. On dit souvent que c’est nous, mais, même sans femelle pour nous calmer, on s’entredévore pas ici. C’est l’ordre des choses, Darwin l’avait prédit. Le cycle de la vie.
- Une nouvelle par semaine -
16
III
En décidant de me mettre à quatre-vingts pour cent, je n’avais encore qu’une idée vague de
ce que j’allais faire. Le cours des choses me submergeait à un point tel que je n’avais pas su m’en
extraire pour chercher des pistes concrètes et interroger d’autres volontaires. Quand le sous-marin
descend trop bas, même le périscope est englouti.
Ce mardi devait m’accorder du lest. Le premier de ces jours salutaires, après avoir effacé les
miettes de la table où je venais d’avaler mon petit déjeuner, je m’installai devant mon ordinateur
portable, l’esprit frais et motivé. J’envoyai des mails à toutes les associations intervenant en milieu
pénitencier référencées sur les deux premières pages de Google. En deux phrases, j’expliquais mon
désir de m’investir auprès de personnes qui n’avaient pas eu ma chance, de leur accorder de mon
temps, mon attention, pour mettre en place un éventuel atelier culturel...
Les réponses arrivèrent une à une dans ma boîte pro durant les semaines suivantes. À chaque
fois, je manquais de tomber de mon siège. Toutes me refusaient. Pour deux raisons. Soit elles
affichaient complet, ne disposant pas de la structure nécessaire pour accueillir plus de volontaires.
Soit je n’avais pas les compétences requises, votre CV est trop léger, merci quand même, bonne
route, fallait songer avant que tu te plantais mon gars, maintenant que tu as épousé la forme du
moule c’est un peu tard.
Je me suis laissé aller à croire que le monde n’allait finalement pas si mal. Que les gens ne
m’avaient pas attendu pour le sauver. Que c’était une question de quelques mois avant que
l’injustice n’en soit éradiquée. Que les infos n’étaient qu’un ramassis de calomnies pour nous
inviter à rester devant la télévision. Qu’en fin de compte, mon rôle devait être là, devant mon écran
et son sticker Renault, condamné à perpétuité à n’être qu’un pantin insignifiant de plus. Et puis, une
nouvelle réponse, positive. La seule. On m’invitait à visiter une prison de banlieue le mardi suivant.
« Ouf, il y a encore un peu de malheur pour moi » fut, à peu de choses près, ma réaction.
Je me suis garé à quelques rues de la prison. L’enceinte est à la hauteur de mes attentes, non
de mes espoirs. Elle offre à voir son crépi usé et, en risquant le torticolis, des spirales barbelées. En
guise de pont-levis pour cette forteresse qui craint davantage ses hôtes que des assaillants, une
- Une nouvelle par semaine -
17
grande porte grise en métal. Une référente de l’association s’en détache. Elle m’accueille avec un
visage affable, me tend une main aussi ferme que son maintien est droit. Pas un pli de peau ne
dépasse de son col roulé noir sous sa veste noire. Ses cheveux bruns attachés révèlent un front sans
ride. Elle sonne à l’interphone pour nous annoncer. Nous entrons par une deuxième porte, à taille
humaine, à côté du pont-levis.
Me voilà à cheval entre la liberté et la réclusion, l’innocence et la punition. C’est toujours
l’espace Schengen, mais la frontière a son poste de douane. Je laisse mon manteau, mes clés, mon
téléphone et mon portefeuille. La cargaison de limes à ongles scotchées à ma cuisse. Plus
sérieusement, ils ont collé des stickers : interdit au portable, aux animaux, à la nourriture… Ils
auraient pu barrer directement un smiley qui sourit. Vous êtes prié de laisser votre joie dehors.
Enfin, je me paye un scanner gratuit au détecteur de métaux. Je dois repasser en tenant la ceinture
de mon pantalon. Ma référente m’attend de l’autre côté de ce portail pour un univers inconnu.
Un gardien l’a rejointe. Il me présente sa main gauche.
— Salut, Jean-Paul. Première fois en prison ?
— Bonjour, Marc. Oui, tout à fait.
Je me demande à quel point l’hymen d’ignorance collé à ma rétine va me faire mal en se
déchirant.
— C’est moi qui vais vous faire la visite.
Il m’a tout l’air du type sympathique. Je lui donne quarante-cinq ans, des enfants qui filent
droit et une femme qui aime qu’on lui lance des ordres. Sa main droite est repliée sur son avant-bras
et semble sans muscle. Ça ne doit pas être pratique pour distribuer les coups de matraque.
Vous devez vous en rendre compte, je suis entré avec le venin de mon amertume concentré
sur le bout de la langue. Ce n’est pas tant par méchanceté que pour me prémunir. Une sorte de filtre
pour forcer les traits de l’injustice, tirer les cicatrices de la violence. Un regard de chevalier vengeur
qui a peur de se battre contre des moulins à vent. Et si je m’aperçois que l’endroit est normal ? Si
tout s’y trouve justifié ? Où irais-je donner de ma personne ?
Ce n’est pas dans mon habitude de porter sur les gens un regard aussi biaisé. Je me ravise en
traversant la cour extérieure. Ce gardien m’a l’air d’un chic type handicapé d’une main. La
bénévole, une brave femme qui doit avoir maintes choses à m’enseigner. C’est elle qui m’ouvre la
porte du monstre. La prison m’avale.
Je suis frappé par son silence. Les néons seuls bourdonnent.
— Bonjour mon lieutenant.
Une jeune femme est postée là. J’ai envie de lui demander où se trouve la boutique SFR
- Une nouvelle par semaine -
18
dans ce centre commercial. Je ravale mon sarcasme. Je n’avais pas compris que je me faisais
accompagner pas un lieutenant.
— Bonjour Marianne, vous allez bien ?
Marianne ! La vigile s’appelle Marianne ! Mais où donc est passé ton bonnet phrygien,
noble dame ? Le lieutenant ouvre une porte avec son badge. Moderne, la machine.
— Nous y voilà. Ici vous avez le parloir, où les familles des détenus peuvent leur rendre
visite.
Quelques tables et leurs chaises dorment derrière une vitre jaunie. Ça me rappelle les salles
de classe des ateliers de mon école, le soir, une fois désertées.
— Nous allons monter pour avoir une vue d’ensemble, avant d’aller voir les cellules.
Je vous ai dit que j’ai toujours adoré les tables panoramiques ? On emprunte un escalier
sombre, le linoléum me fait penser à un nappage de crème anglaise, beige sale avec des petits points
noirs. Ça sent plus le renfermé que la vanille de Madagascar. On grimpe trois étages avant de
déboucher sur un long couloir avec des vitres à hauteur de buste, sur un côté.
— D’ici, on a un bon aperçu de l’établissement.
C’est vrai, on peut tout surveiller sans se fatiguer. Les murs gris clair encadrent une cour
carrée gris foncé. Elle est divisée en différentes parties par des parois de ciment ou des grilles. Un
hangar avec une toiture lisse s’étend dans un coin. Les grilles délimitent trois espaces. Au bout du
rectangle du centre, il y a un panier de basket, sans filet. La cour à gauche est vide. Dans l’autre,
une trentaine d’ombres errent. Aucun écho de discussion ne vole jusqu’à nous. Autour d’eux, c’est
un empilement de blocs similaires, des pièces de lego avec barreaux aux fenêtres. Je pense à JeanPaul Gautier. L’architecte des établissements pénitenciers devait être son rival, le défenseur des
rayures verticales, reconverti après l’humiliation du succès des marinières. Au rez-de-chaussée, je
guette un temps un signe de vie par l’une de ces fenêtres ouverte. Je remontre les yeux, survole du
regard les trois façades. Le même motif, translaté cent fois, et je ne vois rien qui pourrait
l’empêcher de s’élever jusqu’aux nuages. Sauf peut-être les deux tourelles, dans les coins, avec
leurs vitres en plexiglas. On dirait deux vaisseaux spatiaux des sitcoms SF des années 90. J’imagine
qu’il y en a deux autres, au-dessus de l’aile où je me trouve.
Le lieutenant m’indique de son index valide les différentes parties.
— En bas, vous avez la cour. Chaque détenu a droit à deux heures de sortie par jour, sauf cas
exceptionnel ou privation. C’est un des rares leviers que nous avons encore pour agir sur eux. Les
sorties sont échelonnées pour qu’ils ne se retrouvent pas tous dehors en même temps. Comme vous
pouvez le voir, il y a des activités d’extérieur à disposition, dans la cour centrale. Dans ce coin, c’est
- Une nouvelle par semaine -
19
les cours individuelles, pour les criminels dangereux. Le rez-de-chaussée est en majorité occupé par
l’administration. On trouve aussi, de ce côté, les appartements où les détenus peuvent passer du
temps avec leur famille. Ils ont une chambre, cuisine, salle de bains. Là, c’est la cantine. Elle peut
accueillir jusqu’à cinq cents personnes à la fois. En comptant le personnel, il y a presque mille
bouches à nourrir tous les jours. Ensuite, vous avez les cellules. Nous allons descendre.
J’ai cent questions que je garde pour moi. L’atmosphère est légèrement différente de la
classe verte. Je me demande de quand ça date. Ça a l’air intemporel. La violence n’a pas d’origine,
le monde même est né d’une explosion. En même temps, ces deux soucoupes, là-haut, très
futuriste… J’ai l’impression d’avoir fait un saut hors du temps, mais aussi hors de l’espace. Je me
dis que la consommation matérielle, orchestrée par ses producteurs, cache ses résidus dans les
déchetteries, où les gaspilleurs peuvent les oublier sans trouble de conscience. La consommation
humaine, elle, entasse ses rebuts dans les asiles et les prisons. Les responsables, les complices, je
vous laisse le soin de les déduire.
Les mails de refus ne signifiaient rien. Il y a du pain sur la planche, et je ne compte plus
rester les bras croisés. Me voilà à faire le maquis dans des buissons d’acier, concevoir des plans
pour poser des bombes à retardement dans l’esprit des condamnés, qu’elles fassent sauter les
cloisons intérieures du repli sur soi et de la haine. Enfant, mon rêve était de tout savoir sur tout. Ça
inclut la découverte du feu, des vaccins et de l’Amérique, mais aussi les génocides, les épidémies de
peste et la première explosion atomique. De la lune, je veux explorer la face cachée autant que sa
clarté.
Mes pérégrinations internes en sont là lorsque nous entrons dans le couloir des détenus. Mes
zygomatiques me tiraillent à force de me forcer à sourire.
— Nous n’en visiterons qu’un, ils sont tout identiques.
— Ensuite, Marc, nous irons voir la bibliothèque, où se déroulent les ateliers.
Elle a l’art d’arrondir les angles. Voilà des bruits, enfin. Une conversation !
— Crrrr.
— Pshhh.
— Pololoc.
— Vlam. Trblm, trbl. Ting, tang, ting. Bonjour mon lieutenant.
— Bonjour Bruno.
Un meuble qui racle le sol, un robinet qui coule, un objet en plastique qui tombe, un gardien
qui ferme une porte et s’approche de nous.
— Un petit nouveau ?
- Une nouvelle par semaine -
20
Pas le genre que tu t’imagines.
— Marc, il va travailler avec l’association de Muriel.
— Bonjour Marc, Bruno, enchanté.
— Enchanté.
Je serre sa main de fer et il sort, laissant le couloir désert devant nous. Je suis mes
compagnons. Sur chaque porte, au niveau des yeux, au-dessus d’un numéro à trois chiffres et
derrière une rangée de petits barreaux, il y a une trappe qui peut s’ouvrir de l’extérieur. Certains
doivent pouvoir voir à travers, j’entends qu’on parle de nous.
— Psst, on a d’la visite.
— Hey, c’est Mumu ! Salut Mumu !
Mumu ne répond pas.
— Toujours un aussi beau fessier, Mumu.
— Attends, laisse voir.
— Viendrez pas inspecter ma chambre de plus près, des fois ?
Imperturbable, Muriel se lance dans ses explications :
— À cause du sureffectif, les détenus sont deux par chambre. Les filles sont réunies dans
une autre aile. Il y a des douches à chaque étage. Dans les chambres, il y a un lit superposé, des
étagères, un miroir, un lavabo, des toilettes. L’essentiel à la vie quotidienne. Les détenus mangent à
la cantine midi et soir.
Sur notre droite, une des trappes laisse un trou suffisant à passer un œil. Ma joue vient
effleurer la porte froide. Après quelques secondes pour m’habituer à la pénombre, je distingue deux
jeunes hommes, assis côte à côte sur le lit du dessous, appuyés contre le mur et leurs pieds
déchaussés tombant du matelas sans toucher tout à fait le sol. Avec des cheveux noirs ébouriffés, un
menton carré, des yeux clairs qui ne font aucun effort pour se tourner vers moi, je serais prêt à
parier qu’ils sont jumeaux. Je me sens pousser des ailes de moineaux.
— Je peux visiter une cellule ?
Muriel hésite, se tourne vers le lieutenant. Ses lèvres s’entortillent pour chercher la formule
de refus appropriée, quand une voix s’élève dans son dos.
— Hey Boub’, mate un peu le pirate avec sa boucle d’oreille.
— Putain c’est clair.
— Il doit avoir son navire en double file.
— Hey matelot, ça te dirait de tâter de ma jambe de bois ?
Je me suis retourné vers la source de ces commentaires bien sentis. La trappe est carrément
- Une nouvelle par semaine -
21
ouverte. Je me sens pousser des ailes de Pégase.
— Vous pouvez m’ouvrir cette cellule, s’il vous plaît ?
Certes, je fais le fier. Je l’assume en me tournant vers le lieutenant avec une confiance à
couper le souffle d’un marathonien.
— Euh, je, comment ? Non, vous voyez bien que…
— Hey les gars, j’ai un jeu de cartes, ça vous dirait une petite partie ?
Je ne sais pas ce qu’il me prend, j’ai l’impression de vivre un de ces instants qu’on a attendu
des années. L’occasion est trop belle pour ponctionner la moelle osseuse de l’humanité, vérifier que
la métastase de la méchanceté ne s’y est pas répandue sans retour.
— Woh l’autre, il voudrait pas jouer aux billes aussi ? Ben allez, viens.
— J’essaie. Pouvez-vous m’ouvrir, s’il vous plaît ?
Muriel tente un soutien timide.
— On pourrait essayer, vous êtes là…
— Il risque sa peau, c’est dangereux.
— Tu veux pas venir risquer ta peau ma jolie ? Allons, on est pas cannibales.
— Si, j’arrive.
Je toise le lieutenant de toute l’assurance dont je suis capable en chemise. Non, je n’en mets
pas pour aller au travail, mais j’en ai repassé une pour me rendre en prison.
— J’engage ma responsabilité, vous voyez bien qu’ils ne vont rien me faire.
— Ça, vous n’en savez rien.
C’est vrai que j’aurais tout aussi bien pu me trouver devant une cage de tigres affamés.
— Je veux bien essayer, mais vous êtes sous mes ordres. Au moindre danger, vous sortez.
J’acquiesce en retenant un sourire. J’ai le sentiment excitant de prendre part à un assaut du
Raid. Le lieutenant avance, dégaine sa matraque et tambourine sur la porte.
— Les gars, on recule, mur du fond.
— Ça va, ça va.
— Ce qu’il faut pas faire, pour rencontrer un capitaine pirate.
Ça fait longtemps qu’on ne m’a pas chambré aussi franchement. Mon sourire s’affiche.
J’oublie que je devrais avoir peur. Le lieutenant tire son trousseau, isole la clé du premier coup et
tire le battant. La voie est libre.
— Salut, moi c’est Marc.
— Et moi, Barberousse ! me lance le plus petit des deux, un roux aux oreilles tordues.
— Et moi, euh, barbe noire ?
- Une nouvelle par semaine -
22
Malgré son enfermement, il a effectivement conservé son teint d’Africain. J’ai une étrange
sensation de déjà-vu.
— Trop facile, Boub’. Disons...
Dix secondes de réflexion s’écoulent.
— Oh je sais pas, j’ai Black S’barreaux, peut mieux faire. On se la fait, cette partie de cartes,
capitaine ? On n’a qu’à faire une bataille. Pas navale, corse.
La vivacité de son esprit détonne, je dois bien l’avouer, avec l’hermétisme du lieu. Les
présentations sont faites. Il tire une chaise, on s’assoit tout autour, par terre, les genoux contre la
poitrine. Mon ange gardien demeure perché au-dessus de mes épaules, mais ce n’est pas pour voir
mon jeu.
— C’est ton second ?
Le rouquin ne perd pas le nord. Pour sûr, il aurait été utile pour la navigation, du temps des
flibustiers. C’est lui qui nous explique les règles et gagne les deux parties. Un vrai roublard. Son
codétenu, Boub’, se contente de nous broyer les doigts en tapant sur le tas à retardement. Mes
phalanges rouges nous font marrer. Ça fait longtemps que je n’ai pas joué avec mes amis. Ils
préfèrent les dîners au restaurant. Je resterais bien encore un peu.
— Vous faites la troisième avec nous, mon lieutenant ?
— Non Boub’, on va devoir vous laisser. Vous me suivez, Marc ?
Il s’adresse à moi comme à un enfant que l’on retire de la garderie, et je reconnais que ça ne
me déplaît pas. Je ne sais pas encore la forme exacte que va prendre mon engagement, mais j’ai plus
que jamais envie de continuer.
— Je reviens mardi, pour animer un atelier dans la bibliothèque. J’espère vous y voir,
messieurs.
— Bien mon capitaine. Pensez à faire le plein de rhum.
— Le plein d’hommes, déjà, ce sera pas mal. À mardi ! Bon... courage.
Muriel affiche une mine à la fois satisfaite et gênée. J’ose imaginer que j’ai franchi à mon
premier jour une ligne qu’elle n’a pas encore su dépasser. Le lieutenant se tait. Je m’attends à ce
qu’il sorte le stylo effaceur de mémoire des Men in Black, mais je n’ai droit qu’à un « À bientôt »
pour mon départ. Nous restons, avec Muriel, devant la grille.
— Vous avez un profil sérieux et généreux, vous serez le bienvenu dans notre association.
Faites attention, toutefois, tout le monde n’est pas aussi ouvert que vous. On a tous une paire
d’yeux, mais pas forcément le même regard. Essayez d’être prudent à l’avenir, de modérer vos
fanfaronnades.
- Une nouvelle par semaine -
23
Je me sens soudain idiot. J’ai tendance à projeter un jugement préconçu sur les gens, qui
s’évanouit dès qu’ils écartent les lèvres. J’accorde à l’esprit toute son importance, mais au mien
plus que les autres. J’oublie trop vite que je ne vaux mieux que personne.
En me rendant à mon premier atelier, je tâche de m’en rappeler. Je me retrouve entouré de
neuf détenus, huit hommes et une femme. L’emprisonnement ne semble pas avoir amoché sa
féminité. Je m’étais laissé penser que les paupières maquillées restaient fermées devant le crime,
encore trompé. Les huit types sont un éventail de couleur et de maturité. On commence par de
brèves présentations. Les âges s’échelonnent de dix-neuf à cinquante-quatre ans. Certains intègrent
la raison de leur condamnation dans leur parcours. Pour d’autres, ça ne semble pas plus important
qu’un rendez-vous chez le dentiste. Ou peut-être est-ce si intime qu’on le garde à soi, comme sa
première fois.
Je demande ce qu’ils attendent de cet atelier. Je n’ai rien envie d’imposer à des adultes. À
leur réponse, je me rends compte qu’ils sont venus chercher un peu d’évasion dans leur grisaille
permanente. Être là leur suffit, c’est déjà se soustraire à la protection de leurs barreaux de cellule.
Deux heures à la bibliothèque et c’est Noël. Je demande qui aime lire, cinq mains se lèvent, dont les
joueurs de cartes.
— Qu’est-ce tu fous Boub’ ? Tu sais pas lire.
Boub’ reste tourné vers moi.
— Je lis les images, capitaine. C’est déjà pas mal.
— Et les mots, ça te dirait d’apprendre ?
— Pour sûr, capitaine !
— Tu peux m’appeler Marc.
— Pour sûr, capitaine Marc !
Tout le monde se marre. Au fond, le jeune de dix-neuf ans, resté à l’écart, se met à
chantonner les paroles de capitaine Flam. « Capitaine Marc tu nous viens... ». D’une autre galaxie,
oui, une galaxie où l’on est libres, et bien moins rieurs.
— Ce que je peux vous proposer, c’est que chacun emprunte un livre à la bibliothèque. Vous
le lisez cette semaine, et on en discute tous ensemble mardi prochain. Ceux qui n’ont pas levé la
main, vous verrez, ça change tout de partager ses lectures. Si certains veulent apprendre, comme
Boub’, vous pouvez rester maintenant. On va s’installer dans un coin.
Ils ont perdu l’habitude des initiatives. Tout le monde reste assis. Finalement, le rouquin
donne un coup dans les côtes de son compagnon de cellule.
— Allez viens, je vais te montrer un peu. Mais t’écoutes, et tu me fais confiance.
- Une nouvelle par semaine -
24
— Ouais, mais chaque fois que t’as essayé de m’apprendre, tu me racontais des sornettes. Je
sais bien que le petit prince encule pas le mouton.
— Pas de blague cette fois, promis.
Ils partent errer dans l’étau des deux rayons. Deux étagères avec quelques romans et
beaucoup de manuels : informatique, cuisine, couture, mécanique… La réinsertion professionnelle
pour les nuls. Je contemple leur promenade depuis ma chaise. Leurs doigts légers effleurent les
tranches, jugent des livres à leurs couvertures. Je ne peux m’empêcher d’y déceler une cruelle mise
en abyme : ces livres ordonnés, conscrits, aux pensées figées dans l’encre de leurs lignes, cernés par
ces deux rôdeurs enfermés, aux pensées figées par l’acier des barreaux, eux-mêmes cernés par des
surveillants en uniforme, aux pensées… Et ces surveillants, cernés par la foule qui fourmille dans
les rues, les sous-terrains, les centres commerciaux, aux pensées...
Un souffle d’air soulève mes cheveux, emporte ces images. Le lieutenant est venu s’assurer
que tout allait bien. Cinq participants de l’atelier sortent avec lui.
— Merci Marc, à mardi, me lance le plus âgé.
Il me salue de son livre, « Embellir son jardin en trente conseils pratiques ». Peut-être qu’il y
aura des lierres aux barreaux, la semaine prochaine.
Je prends conscience que je suis, assis sur cette chaise d’écolier, à épier un horizon sans
danger comme un maître nageur devant une pataugeoire, autant en train d’agir qu’au bureau. Je
rejoins le rouquin et Boub’. Il se font face, en tailleur sur la moquette mauve de la bibliothèque.
— Le-shé-rif...
Ils ont pris un Lucky Luke. Je reconnais dans une vignette les traits de Billy the Kid.
— Il te ressemble un peu.
Le rouquin détourne les yeux de sa planche.
— Un cow-boy et un pirate, on fait une belle paire. J’ai pris une BD, c’est plus facile pour
Boub’, avec les images.
— Moi y’a mieux comprendre quand dessins.
Un rire gêné s’échappe de mes lèvres avant d’oser s’affirmer. Le genre de rire que me tire
une blague raciste, sauf que toute la dérision s’est ici inversée.
— Je peux me joindre à vous ?
On passe deux heures à parcourir l’album en y ajoutant nos commentaires. J’ai
complètement oublié les autres participants, rentrés dans leur chambre, avec ou sans livre. Je doute
d’avoir réussi à leur faire passer le message dont je rêvais, comme quoi ces pavés de papier peuvent
être un moyen d’évasion. Ce serait drôle, tiens, qu’ils essaient de forcer la serrure avec. Auprès de
- Une nouvelle par semaine -
25
Boub’ et du rouquin, je me sens comme avec des potes.
Le mardi suivant, nous sommes cinq pour le compte-rendu de lecture. Le plus vieux nous
enseigne la technique pour faire pousser des tomates écarlates.
— La technique du cul, ça marche bien aussi. Pour faire rougir les tomates et les
demoiselles.
— Allez rouquin, à ton tour, tiens.
— Du coup on a fait lecture commune avec Boub’. On vous a préparé un truc.
Ils se campent sur leurs cuisses, et oscillent du buste pour simuler le galop. La bibliothèque
devient un ranch. Nous sommes tour à tour invités à improviser le shérif, Rantanplan, le croquemort
ou l’épicier. Finalement, ils se défient en duel dans l’allée mauve. Billy est à terre, désarmé. Le
cow-boy s’approche de lui, retire sa sucette imaginaire d’entre ses dents.
— Il serait temps de grandir, gamin. La prochaine fois, t’auras qu’à choisir Black et
Mortimer, ce serait plus approprié.
Mortel. Leur spectacle. Le public est courbé de rire, et j’ai failli rater le final à cause des
larmes qui embuaient ma vue. On en redemande en chœur.
C’est le début d’une gloire modeste. Les saynètes du rouquin et Boub’ deviennent
hebdomadaires, le barreau à oreille fait effet. Un comité de supporters s’entasse désormais dans la
bibliothèque pour assister au show. La semaine dernière, ils nous ont fait Tintin et Haddock.
Aujourd’hui, c’est Donald et Picsou.
— Méfie-toi vieil oncle, si j’ai fini en prison, c’est que les coffres-forts n’ont pas de secret
pour moi.
Ces types ont l’art de rendre comique le tragique. On dit des plus grands sculpteurs qu’ils
font de l’or avec de la boue. Ces alchimistes emprisonnés font du rêve avec de la misère. Si le rire
est la politesse du désespoir, ils sont aussi polis que leur situation est désespérée. Je me sens bien
petit, à côté d’eux. Je prends de plus en plus conscience du but de mon intervention. Ce n’est pas de
ma personne qu’ils ont besoin, ma prétendue tolérance et éminente mansuétude. Qu’est-ce qu’on
peut tirer de cela ? Ils n’attendaient qu’un cadre de confiance où ils pourraient s’exprimer
pleinement. Je sers à justifier deux heures à la bibliothèque dans leur emploi du temps de
condamné. Je pourrais tout aussi bien être un épouvantail. Mais l’épouvantail y prend goût. Je
m’amuse comme un fou, ici.
Quand je suis entré aujourd’hui, le rouquin et Boub’ étaient déjà en train de répéter leur
pièce. Boub’ a fait des progrès considérables en lecture et à l’oral. Je ne pense pas qu’il voulait que
j’entende, en soufflant à l’oreille de son acolyte, entre deux répliques :
- Une nouvelle par semaine -
26
— Voilà notre Marc d’attention.
Dans le mille. Plus beau compliment qu’on ne m’ait jamais adressé.
À la fin du sketch, une majorité du public rejoint ses appartements. Certains s’attardent pour
féliciter les acteurs, ou parcourent un temps les rayons. La bibliothécaire a reconnu que jamais
autant de livres n’avaient été empruntés que ces dernières semaines. Quant à moi, j’attends que
l’effervescence retombe pour m’asseoir avec le rouquin et Boub’. Je leur apporte un livre de ma
bibliothèque personnelle chaque semaine. Le mardi suivant, on en discute ensemble. On reprend les
passages compliqués, qu’ils n’ont pas compris ou parfois mieux compris que moi. Au départ, je
corrigeais encore Boub’, et puis le rouquin a fait le travail pour moi. Ils passent seize heures pas
jour tous les deux, éveillés, dans un cinq mètres carré. Boub’ se rapproche à grand train de son
objectif de cent pages quotidiennes.
Nos lectures communes se sont naturellement orientées vers des histoires ayant trait à la
justice, la punition, l’enfermement. On a commencé avec L’Étranger, de Camus. Il avait le double
avantage d’être profond et facile à lire pour Boub’. J’avais ramené mon vieux bouquin du collège,
pour faire prendre l’air à ses pages jaunies. Puis il y a eu Le Dernier jour d’un condamné, de Hugo,
Le Silence de la mer, de Vercors, Le Procès, de Kafka, La Condition humaine, Malraux. Ils gardent
l’exemplaire, j’imagine une pile de feuillets pousser dans un coin de leur chambre où je n’ai plus
accès. Là, on commence L’Archipel du Goulag, de Soljenitsyne. Je pense qu’on va le découper sur
plusieurs semaines. Je rappelle les grandes lignes de l’histoire de l’URSS. Lénine, Trotski,
Staline… Le rouquin me coupe.
— J’avais un prof d’histoire, au collège, qui a dit une fois : « Staline est mort trois mois
avant ma naissance. Mon plus grand regret, c’est de ne jamais avoir pu dire : ce soleil qui m’éclaire
éclaire aussi Staline ».
Putain. Putain, putain, putain.
— Putain, mais t’es Bart’ ?
— Salut, Marc.
— Putain, Bart’ quoi. Merde. Comment ça se fait que j’ai pas tilté plus tôt. Tu m’as reconnu
depuis longtemps ?
— J’ai eu des doutes, avec ton prénom. Mais t’as pas mal changé physiquement. T’avais
moins de poils, à l’époque. Quand t’as ramené L’Étranger, j’ai pigé. On l’avait lu en troisième, avec
Madame Fèvre. J’ai regardé derrière la couverture. « 3ème3 », c’était ça.
— Putain. Bart’…
Ce n’est pas la première fois que cette prison me fait me sentir con. Mais là, c’est violent.
- Une nouvelle par semaine -
27
Bart’, mon pote de troisième, mon copain des premières bêtises, des expériences de vie, mon
camarade de découverte de la maturité. Bart’ quoi. Putain. Il n’avait pas beaucoup d’amis. Je ne sais
plus trop comment ni pourquoi je l’avais abordé. Justement parce qu’il était seul, j’imagine, et que
mon père m’avait enseigné à ne pas laisser agoniser un oiseau au bord d’un chemin, mais à tout
faire pour le soigner si c’était encore possible. On a discuté, plaisanté, c’était parti, le brasier de
l’amitié avait pris aussi vif que sa chevelure. Comment ça se fait que je ne l’aie pas reconnu tout de
suite ? Il a toujours sa tête en forme de guitare retournée, le cou en guise de manche. Ses grains de
beauté orange, ses oreilles qui tentent de mettre les voiles, à cinquante-sept ou cinquante-huit
degrés. Putain, Bart’. Comment ça se fait…
Plus qu’une leçon, c’est une claque. On s’est quittés pendant le mois de juillet, quand j’ai
déménagé. C’était un chouette garçon, pas idiot pour un sou, plein d’imagination et de fraîcheur. Un
an avec lui. Vous voyez où je veux en venir ? Je n’imaginais pas que, qu’il puisse… Il n’a pas l’air
d’avoir tant changé. Il est toujours ce type fa-roux-che, drôle, bagarreur, doux. Un mouton sous une
peau de tigre, et non l’inverse, comme tant de gens dehors. Pourquoi je ne l’ai pas reconnu ? Ces
murs… Je ne vaux pas mieux que le juge qui l’a envoyé ici.
Dans cette fraction de seconde, les bribes d’idées qui virevoltaient dans mon esprit depuis le
début des ateliers se cristallisent. Je comprends. Ce ne sont pas tant les détenus qui auraient besoin
de se dilater les parois crâniennes, sans recours à la chimie, mais toutes les personnes au-dehors,
dont je fais partie. Les sillons cérébraux à labourer ne se cantonnent pas à ceux qui ont été cernés de
barbelés. Ils sont infinis. J’ai cru venir planter les graines de la tolérance ici. Finalement, ce sont ces
jardiniers de l’ombre qui m’en enseignent les secrets. « Embellir son jardin en trente conseils
pratiques ». Ce que je viens de comprendre ferait sans doute plus rougir une mamie catho qu’une
tomate. Il faut que je perfectionne la recette, que je trouve le meilleur moyen de semer ces graines
au plus grand nombre et de les faire éclore au plus vite. Ce ne sont peut-être pas les prisonniers qui
sont isolés. Et si les murailles servaient à nous écarter, nous, d’eux ? N’est-on pas condamnés à
perpétuité à contourner la vérité ?
Mes pupilles se noient dans celles de mon ancien ami. On aurait pu se revoir le coude sur un
comptoir de bar, les fesses sur un fauteuil de cinéma, les pieds dans l’eau salée de Martinique. On
aurait échangé trois mots, effleuré le superflu de la vie moderne. Travail, santé, famille. Bonnes
vacances. Ici, on est forcés de laisser parler ses instincts.
— Putain, Bart’.
— Je comprends rien là, c’est un jeu ? Vous vous connaissez ?
— Marc était mon meilleur ami, au collège. On s’est perdus de vue.
- Une nouvelle par semaine -
28
— Arrête. Tu savais ? Pourquoi tu m’as rien dit ?
— Ben, je voulais pas te gâcher le plaisir. C’était plus drôle comme ça. C’est quand même le
seul type sympa qui s’intéresse à nous.
— C’est fort ça. Je vois qu’une chose, c’est le destin, qui fait des nœuds, comme ça. Vous
deviez vous retrouver.
Je ne suis guère familier avec le destin, mais, sur le coup, l’idée ne me déplaît pas. On se
rappelle nos professeurs — SVT, dépressive ; mathématiques, coincée ; histoire, homosexuel ;
musique, débordante d’énergie ; anglais, tendances pédophiles ; arts plastiques, gros barbu à neuf
doigts... — , nos camarades de classe — le cancre belliqueux, la séductrice précoce, la mignonne
timide, le bouboule marrant... La conversation est légère, tout ce qu’il y a de plus normal. J’ai
encore oublié les murs qui nous entourent. Alors que, d’habitude, je respecte les horaires pour ne
pas m’attirer les foudres des gardiens, c’est le lieutenant en personne qui vient me chercher.
— Marc, il va faire nuit. Vous n’avez pas de famille ?
— Il veut rester dormir, chef, répond Bart’ pour rigoler.
— L’hôtel est complet ce soir, toutes mes excuses, rétorque le lieutenant.
— Comment, ces messieurs de la 405 ont prolongé ? interroge Boub’ sur le ton du
domestique servile.
— Pour quelques semaines encore, mais nous pouvons prendre réservation. C’est à quel
nom ?
— Euh, Ma...
— Marc à l’ombre, me coupe Bart’. Et monsieur désire la vue sur la mer.
Je me prends au jeu.
— Et une salle de bain personnelle.
— Avec un jacuzzi ! enchérit Boub’.
— Un minibar, et le petit déjeuner au lit tous les matins.
— Ce sera tout ?
— Je crois.
— Bien, nous vous contacterons dès que notre suite présidentielle sera libre. En attendant,
veuillez me suivre.
Cette ambiance est magique, ce gardien est génial. Je le suis. Un autre surveillant
raccompagne mon vieil ami et son complice dans leur cellule. Je les entends qui jouent encore.
— Nous prendrons l’ascenseur.
— Ce soir, mon bon rouquin, je t’invite au quatre étoiles.
- Une nouvelle par semaine -
29
IV
On a un nouveau voisin. Il s’appelle Marc. C’est sa première nuit avec nous. Enfin, pas
vraiment avec, j’allais pas lâcher Boub’. Il est en face, dans la 405. Je crois que c’est les poteaux de
son lit que j’entends grincer.
Il est tout seul, un coup de bol. Momo et Françouille, le rebeu et la tante qui avaient la
chambre avant, des mecs bien sympas avec qui on avait pas de problème de voisinage, sont sortis
tous les deux, à un jour d’écart. Marc s’est installé une semaine après. Il doit rester un mois. Je me
demande comment ça va se passer. Allez face, bien, pile, il part avant la fin. Merde, Boub’ dort sur
le dos. La tranche, ça compte pas. Tant pis.
Au départ, il pensait qu’on déconnait, avec Boub’. On aime ça déconner, c’est sûr. Ça nous
joue des tours des fois, on finit par plus croire à ce qu’on dit, genre Pierre et le roux. Pourtant
derrière toute plaisanterie, y a toujours un fond de vérité. Faut pas croire, si les Belges prennent
aussi cher, c’est qu’ils sont vraiment cons. Ça va, je déconne. Bref. Il nous croyait pas, n’empêche
que nous on y croyait un peu. C’est venu comme ça, une idée en l’air de plus, mais c’est souvent les
meilleures. Ça nous a occupés deux ou trois mardis, on préparait dans notre tête la chambre
d’invité. Marc plaisantait avec nous, ça avait pas l’air de le déranger. Alors, quand Momo et
Françouille ont libéré la place, ni une ni deux j’ai sauté sur Bruno, notre surveillant principal, pour
lui proposer.
— Bruno, t’accepterais de surveiller un mec qui a rien fait ?
— Comment ça ? Une erreur judiciaire ? Ça me dérangerait, mais bon, qu’est-ce que j’y
peux ? Je ne suis pas juge.
— Je parle pas de ça, plutôt d’une expérience.
Il a compris que je tramais encore quelque chose.
— Qu’est-ce que tu trames encore ?
— Tu vois Marc, le mec qui fait les ateliers le mardi aprèm ? Il aimerait venir vivre ici. Pas
longtemps, juste quelques jours, le temps de voir ce que ça fait, se mettre à notre place.
Je lui aurais dit que j’avais trouvé la preuve certaine de l’existence du lapin de Pâques, il
- Une nouvelle par semaine -
30
aurait pas tiré une gueule différente.
— C’est quoi cette idée, rouquin ?
Toujours aller où on t’attend pas. Et pas hésiter à insister.
— Allez, ça peut pas faire de mal, un mec comme ça au milieu de nous. Il va pas poser de
problème, c’est sûr.
Il se sent pas la force de refuser tout de suite.
— Il faudrait que j’en parle au lieutenant.
Et paf, le lendemain, j’ai droit à une visite de l’amiral en chef. Un mec droit dans ses bottes,
sans faux pas. Sa main atrophiée, ça a dû le calmer. Il a remplacé les coups par le dialogue. Ce meclà, c’est un peu le Mac Gyver des conflits, il désamorcerait une bombe avec un sourire. Quand ça
chauffe un peu trop dans le couloir, à la cantoche, sous les douches, il ramène ses rangers et lâche
avec un ton d’ironie :
— Les gars, vous avez pas fini de faire les zouaves ? Vous déconnez, on dirait une garderie
ici. Allez, on cesse de jouer à l’enfant et on rentre sagement chez soi, hein ?
Il te calme le bazar en faisant rougir les mecs les plus brutaux, comme si on les trouvait
après un pipi au lit. Bref. Il est venu me voir en personne, visite officielle de monseigneur
l’ambassadeur.
— Monsieur le lieutenant, je lui ai dit avec tous les honneurs dus à ses galons, j’ai une
proposition tout ce qu’il y a de plus sérieux à vous faire. La cellule d’en face est libre depuis avanthier. Marc, le responsable des ateliers du mardi, souhaiterait venir s’y installer pour quelques jours.
Il s’est gratté le menton pour faire mine de réfléchir.
— De but en blanc, je n’y vois pas d’objection, rouquin. Laisse-moi vérifier si de nouveaux
gars doivent arriver bientôt. L’idée n’est pas si absurde. Ça ne m’étonne pas de ce Marc en tout cas,
ni de toi. Tu m’assures que tu ne trames rien ?
— Non mon lieutenant, rien du tout. C’est juste pour l’expérience.
— Marc est d’accord, j’imagine ?
On en avait parlé qu’en déconnant.
— Bien sûr mon lieutenant.
— Dites-lui de venir me voir, mardi prochain, à la fin de son atelier. C’est un idéaliste, non ?
Il se rendra compte que les conditions de détention ne sont pas si affreuses qu’il le croit. N’est-ce
pas ?
Peut-être, peut-être pas, je m’en fous, ça me ferait juste plaisir d’avoir un copain près de
moi. Mais on a pas le droit de dire ça devant son patron, c’est un coup à tâter du licenciement.
- Une nouvelle par semaine -
31
— Sans doute, mon lieutenant.
Je suis allé l’annoncer à Marc au début de l’atelier. Il a pas été emballé tout de suite. Il
pensait pas que c’était vraiment possible, il a flippé un peu, je le comprends, y a des durs à cuire au
dehors qui deviennent chialeuses en prison. Mais il s’est pas dérobé non plus. Ça, c’est ma
spécialité. Je lui ai dit que c’était l’occasion ou jamais de passer du temps ensemble. Je lui ai
rappelé nos projets du collège, partir tous les deux pour l’internat. À l’époque, il avait fui. On a
discuté calmement. Son boulot ? Quatre semaines de congés, ça passe. Sa copine ? Quatre semaines
de congés, ça passe aussi. Y avait rien d’autre pour le retenir. À la fin de l’atelier, il est monté chez
le lieutenant, et l’amiral a dû bien jouer son rôle de directeur de camping qui veut pas laisser un
emplacement vide. On l’attendait en bouquinant dans la bibli, avec Boub’.
— C’est bon les gars, mobile home 405 !
On a levé les bras comme si c’était le numéro gagnant du loto. Cet aprèm, il a débarqué avec
un gros sac de rando sur le dos.
— Tu cherches la montagne, le nouveau ? T’es mal barré, c’est tout plat ici.
Comme c’est pas un vrai détenu, il a droit à un peu de marge, c’est normal. Il nous a lancé
un coucou content, et Marianne lui a fait son état des lieux. Elle est restée devant la porte ouverte,
pendant qu’on le regardait avec Boub’ disposer des piles de fringues sur le lit du haut.
— Ça pue la lessive d’ici, tes trucs.
— On sent que t’as une petite femme, toi, hein ?
Boub’, ça commence à le travailler. Marc a mis ses produits de beauté autour du lavabo.
Brosse à dents, rasoir, des crèmes pour le corps et l’esprit... Il a sorti deux photos, une petite, format
portrait, que j’ai pas pu voir, et une grande, qu’il a tournée vers nous :
— Hey Bart’, regarde un peu ça ! C’est notre photo de classe en troisième, je l’ai retrouvée.
Même à l’autre bout du couloir, je me suis repéré parmi les gosses. Pas difficile, y a qu’une
perruque orange pétant au milieu. Il a encore sorti des broutilles, des gâteaux, des mouchoirs, un sac
plastique avec une dizaine de bouquins.
— Je vous en prêterai.
J’ai plus envie de parler avec quelqu’un de vivant qu’avec des auteurs disparus, mais ça
m’ira aussi, pour les insomnies. Ce soir, je me suis contenté de réfléchir. Marc ici, c’est quand
même un sacré truc. Je me demande comment il va s’adapter. Wah, je bâille, bonne nuit.
Sans volet, t’as pas le choix, tu te réveilles tôt. Je salue Boub’ et tire la chatière de la porte.
Les néons du couloir m’agressent les yeux avec leur électricité. La chatière de Marc est déjà
ouverte. Ça m’étonne pas, c’est le genre de mec à aérer sa chambre tous les matins.
- Une nouvelle par semaine -
32
— Hey Marc ! Bien dormi sur le king size ?
Il pointe son nez dans l’ouverture.
— Parfait. Le matelas n’est pas des plus moelleux, mais ça fait du bien de se lever sans
réveil. Et vous, bien dormi ?
— Nous, tu sais, à force, on dormirait sur un lit de clous.
— Alors les PD, on se fait la cour ?
Ça, fallait s’y attendre. À discuter d’une porte à l’autre, tout le couloir entend.
— Ta gueule la morue ! Occupe-toi de lécher les couilles de ton codét'.
La surenchère, tu te rappelles ? Le bon Marc s’inquiète.
— Peut-être qu’on ne devrait pas parler ici, attendre de se voir ailleurs ?
— Mais non, t’inquiètes, ça leur fait du bien d’avoir des trucs à écouter. Pas vrai les trous de
balle ?
— On t’emmerde.
— C’est un oui.
Je croyais qu’il somnolait, mais Boub’ se lève d’un coup. Il démarre toujours au quart de
tour, comme ça. Le truc, c’est qu’il a pas trop d’endroits où continuer. Il me donne un coup de cul.
— Ça fait pas bizarre de dormir tout seul ?
— En fait, je crois que je dors mieux sans ma copine. De toute manière, va falloir m’y
habituer pour quelque temps.
— Comment ça ?
Je l’ai dit caché derrière le mur, ça fait genre Boub’ est ventriloque.
— On a eu une vilaine dispute hier après-midi, juste avant que je parte. Quatre ans qu’on est
ensemble, et elle me soupçonne de vous préférer à elle. Tu les vois déjà tous les mardis, tu ne parles
plus que de ça, et maintenant tu vas vivre avec eux... Vas-y, mais ne compte pas sur moi pour
t’apporter des oranges au parloir...
— T’en as déjà une belle là, d’orange, fait ce salaud de Boub’ en frottant son poing contre
mes tifs.
— Enfin, pas sûr de la retrouver en sortant.
— Tu te rends compte, Bart’, y a des belles plantes qui nous jalousent là dehors ?
Marc trouve rien à redire, il va se poser sur son plumard. Mine de rien, la cellule, ça limite
pas mal ton espace vital, on est pas habitué. L’homme descend du singe, et un singe ça va où ça
veut. Nous on s’est fait des grottes, des châteaux, des apparts... Y a encore des issues. Mais une
cellule de prison...
- Une nouvelle par semaine -
33
On se rejoint à midi pour la cantoche. J’ai l’impression d’avoir fait un tour en Dolorean,
d’être revenu au collège. On se glisse dans la file, on prend notre plateau, couverts, petit pain, un
par personne, serviette, une par personne et bon courage si c’est spaghettis bolos. On se pose sur
une table où le pot à eau est vide, alors on regarde au fond de nos verres Duralex.
— 37.
— 6.
— 12.
— Marc.
— On avait dit le plus petit !
— On a rien dit, alors c’est au plus vieux d’assumer ses responsabilités.
Il se lève avec le sourire. Nous, on ouvre son pain, et enfonce sa petite cuillère dans la mie.
Ça fait longtemps qu’on s’était plus amusés comme ça, ça fait du bien d’avoir un nouveau mec
sympa.
La sortie, c’est notre récré. On joue pas non plus au loup, on traîne plutôt nos semelles en se
racontant des trucs. Je lui montre où choper des clopes, qu’on fume en cachette la nuit, comme
quand on était ados. À l’époque, dans les vestiaires après l’EPS, on osait pas trop se doucher, lui
comme moi. Ici, t’as pas trop le choix, mais on s’en fout maintenant. Je lui ai fait un peu peur, la
première fois, en jetant le savon à ses pieds.
— Hey Marc, tu me passes la savonnette ?
Il a commencé à se baisser, son petit cul de blanc tendu, et il s’est redressé sec avant
d’atteindre le carrelage et nous a tous regardé avec un air suspect. Ce qu’on s’est marrés.
C’est l’année de lycée qu’on nous a volée, qu’on revit ensemble. Ça fait du bien. C’est
toujours un brave mec, on peut pas lui retirer. On s’est perdus de vue, mais je savais qu’il allait
devenir quelqu’un. Le genre à faire progresser l’humanité par la science. Et toujours prêt à se
mouiller, faire des expériences, genre louer une chambre de prison. C’est quand même drôle que le
type le plus sympa ici soit le même que dans le passé. Faut croire qu’y en a qu’un. Quand même,
sur des milliards... Ça rend curieux de sortir. On s’adapte vite ici, ça fait pas de mal un peu de
nouveauté.
Y a qu’à voir, dans le couloir, il essaie de nous balancer des M&M’s par la chatière. Le but
ultime, avec Boub’, c’est de les rattraper par la bouche. Au pire, on les récupère dans la cellule. Le
lendemain, Bruno trouve des boules jaunes et bleues partout par terre. Marc passe un sale quart
d’heure, il est pas loin de se faire virer. Il a promis de plus recommencer, tant pis pour les M&M’s,
je préfère qu’il reste avec nous. Sous la douche, il a vu mon tatouage, il veut s’en faire un aussi. Il
- Une nouvelle par semaine -
34
aimerait une liane autour de la jambe, avec trente roses rouges pour ses jours passés ici. Je l’ai
prévenu, ça risque de faire un peu tante.
Je t’ai dit, au lycée, j’avais fini par savoir Jeanne Mas par cœur. Je la connais encore, je la
chante à Marc.
— Si l’on m’avait conseillée
J’aurais commis moins d’erreurs
On les reprend à tue-tête et il improvise des paroles :
— Tout seul dans cinq mètres carrés
Je goûte enfin au bonheur
— Concert de Jeanne Marc dans les loges quoi, si ma mère pouvait voir ça.
Du Boub’ tout craché.
On a pu négocier trois créneaux par semaine pour la bibli. J’ai arrêté d’aller à la messe du
dimanche matin depuis que Marc est là. C’est plus sympa d’être avec lui. Le prêtre, j’ai fini par
connaître toutes ses histoires. Bref. Du coup, à l’atelier du mardi, on s’amuse à inverser les rôles.
Boub’ et moi, on entre avant, puis Marc sa ramène. Il prend une tête de psychopathe, genre
Hannibal Lecter qui se lèche les babines, ou bien le regard vide du débile mental dans Vol au-dessus
d’un nid de coucou. De roux-roux, a sorti Boub, mais je suis pas fan de celle-là.
— Mais c’est Marc que voilà. Alors, comment se passe votre séjour en prison ?
— Ça va. J’ai fait une petite crise d’hyper-détention hier soir, mais ça va.
— Mon pauvre ! Faudra faire attention à surveiller votre cellulite, aussi. Bon, combien de
pages on abat aujourd’hui ?
— Ça, pour abattre, le Bart’ abat.
— Oh, joli ! Je vois qu’on vous enseigne l’humour, en prison ?
C’est vrai quoi, bluffante celle-là pour le coup.
— Je l’avais préparée depuis quelque temps, j’attendais juste l’occasion.
Après, on reprend le cours normal des discussions. On parle des bouquins qu’on a lus, on
reprend certains passages ensemble, on s’amuse à faire les commentaires. Toujours en se marrant.
T’as dû remarquer, j’arrive pas à prendre les choses au sérieux. Les choses sont ce qu’elles sont,
pourquoi les rendre sérieuses ?
Je m’ouvre un peu aussi, avec Marc. Il donne de sa personne pour être ici, alors j’ai pas de
honte à révéler un peu de la mienne. Et puis on se connaît depuis longtemps. Bref. Un exemple.
L’autre mardi, je demande l’heure au maton qui nous surveillait, et me tourne vers les copains.
— Il reste vingt-cinq minutes.
- Une nouvelle par semaine -
35
Marc avait entendu l’heure, il me chambre :
— Balaise, t’as fait l’X toi, non ?
— Moi non, mais mon père oui.
— Ah bon ?
— Ouais, enfin, je suis né sous X. Mon pater avait le bicorne, mais du diable. Plutôt pyro
que poly-technique quoi.
Quand on était gosses, je suis pas sûr qu’on parlait de choses aussi lointaines que l’absence
de mon père. Je lui raconte vite fait.
— Tu sais ce qu’on devrait faire ? Lire Oliver Twist, ça pourrait te soulager. Je vais
demander qu’ils le commandent.
Marc a la manie de vouloir tout guérir par les bouquins. J’aimerais mieux pas me casser la
jambe avec lui, il serait capable de me foutre un plâtre en pages de romans.
Depuis qu’il est là, il fait les sketches avec nous, mais je sens bien qu’il arrive pas à se
lâcher complètement. Peut-être qu’il est timide, ou juste troublé. C’est pas son environnement
naturel, après tout. On passe nos journées à discuter, je commence à bien le cerner. Les matons nous
ont même trouvé un nom, Bart’ et l’ami. Plutôt joli. Ben l’ami, il se pose pas moins de questions
depuis qu’il est là, il a pas encore compris. Il peut pas s’empêcher d’avoir des grandes idées.
— Bart’, il m’appelle en murmurant un peu fort, un soir.
Je coulisse la chatière.
— Ouais ?
— Je me demande si je suis pas mieux ici que dehors. Je me sens vraiment bien. Je vis un
truc fort.
— Déconne pas Marc, c’est pas fait pour les gens comme toi ici. T’as le droit de pas avoir
de barreaux, d’être libre. Ça n’a pas de prix.
— Peut-être mais, tu vois, quand on n’a pas de barreaux, on trouve moyen de s’en forger. La
prison n’est pas toujours où l’on pense. Quand on a personne pour nous l’imposer, on la bâtit nous
même, là-dedans, dans nos esprits. Le couple par exemple, ou comment se marier avec son geôlier.
La paresse, le manque d’envie, la méchanceté... Et l’intolérance, c’est ça, la plus étroite des cellules.
— C’est encore un problème de mec qui se pose trop de questions, ça. Tu devrais pas t’en
faire autant. T’es le genre à toujours trouver la pelouse à côté plus verte. T’as préféré notre
carrelage tout gris aux pelouses dehors !
— C’est vrai Bart’, mais je comprends beaucoup de choses ici. Je crois que le problème,
c’est qu’on s’enferme pour se protéger. On laisse tout ce qui nous fait peur, tout ce qu’on ne
- Une nouvelle par semaine -
36
comprend pas dehors, et on limite notre espace de pensée. C’est moins risqué.
— Et qu’est-ce que tu voudrais y faire ? C’est la nature humaine. On la change pas à coup
de lime.
— À coup de lime, non, mais de livres, certainement. L’imagination c’est comme un muscle,
Bart’. Certains sont mieux dotés que d’autres à la naissance, mais tout le monde peut en avoir, à
condition de travailler. Et ce muscle, tout comme les biceps permettent de soulever des charges ou
de grimper aux arbres, il permet de soulever des cœurs et de s’élever en esprit. Il permet
l’ouverture, l’empathie, la joie. La lecture, c’est une forme de musculation. Les livres, ce sont les
épinards de Popeye, Bart’. Ils donnent la force nécessaire à tordre les barreaux de l’esprit. Après, on
peut faire d’autres choses. Aller discuter avec un ou une inconnu(e), quelqu’un de différent, par son
origine, sa culture, sa vision du monde, son histoire. Voilà comment on repousse son horizon, voilà
comment on gagne du champ sur le terrain des hommes, et pas par des titres de propriété. Moimême, je me faisais des fausses idées avant de venir ici. Je voulais changer la vie des gens alors que
j’étais pas foutu d’organiser la mienne. Revenir au minimum, ça force à être vulnérable, à amputer
le superflu, les klaxons et les sonneries de téléphone, et retrouver le bruit du cœur qui bat.
Je me sens obligé de le calmer.
— C’est bien joli, Marc, mais tu vis trop dans les idées et pas assez dans les choses. Les
choses, c’est énorme, ça te prend, ça te broie, et tu peux au mieux te contorsionner pour l’accepter.
Mais sûrement pas inverser les rôles. L’harmonie, ça intéresse personne de toute manière. C’est une
invention pour écrire des contes. Tout le monde porte son lot de malheur, ou bien finit par le
trouver. C’est pas dit que les gens aient envie de les faire sauter, leurs préjugés. Pourquoi tu crois
que les gosses de bourges se shootent à l’héro ? Ils ont tout, à ce qu’on dit, et ils le gâchent. Non, ils
cherchent autre chose. Quand on naît sur la voie royale, on cherche à s’échapper par les chemins
boueux. La paix, c’est l’ennui, Marc. Le bonheur, ça fait chier.
Paf, je bâille un coup et retourne me vautrer dans mon bonheur.
Dans les jours qui suivent, on en reparle pas directement, mais je vois bien qu’un truc le
turlupine. À l’atelier, il s’approche et chuchote à mon oreille, alors que tout le monde s’en fout :
— Bart’, les deux types dans la cellule à gauche de la mienne, c’est qui ? Je les ai remarqués
le jour où je suis venu visiter. On dirait des jumeaux. Je ne les ai jamais entendu parler.
— Oui, les frères Bogdamov.
— Les frères Bogda...
— Pas les vrais hein. Autrement ils auraient déjà trouvé un moyen pour fuir dans une autre
dimension. On les appelle comme ça parce qu’ils ont la tête dans les étoiles et une poigne de
- Une nouvelle par semaine -
37
roumain.
— C’est pas russe, Bogdanov ?
— Kif-kif.
— Ils voudraient pas sortir, pour les ateliers ?
— Ils ont pris trente ans, alors ils se foutent un peu de tout. Ça sert pas à grand-chose de
devenir meilleur pour ses beaux yeux dans le miroir cassé de sa chambre. Si t’étais mourant,
t’aurais aucun intérêt à apprendre des trucs.
Ça, Marc, il pige pas. Il me sort ses trucs, la dignité humaine, la liberté d’esprit, le devoir
d’intelligence et patati. Maintenant, dès qu’on sort, il gratouille à la porte des Bogdanov comme un
petit chien.
— Messieurs, ça ne vous dirait pas de venir avec nous ? On va lire des histoires, voyager un
peu.
Il arrête pas de se prendre des vents, ça me fait de la peine pour lui. Je sens que c’est en train
de gâter son expérience. Il tente la technique du lieutenant, aborder les choses avec humour. Il crie
vers nous :
— Les gars, vous avez pas un bélier pour abattre le mur ?
On se pointe à la grille, avec Boub’, pour un peu d’animation.
— Je peux te prêter mon nègre si tu veux, il a la tête solide.
Je ramasse un coup dans les côtes, c’est de bonne guerre.
— Messieurs, ça vous dirait pas, une cuisine américaine ?
— Oh le con, il propose ça à des Russes.
Mine de rien, nos petites leçons d’histoire à Boub’ ont fini par payer.
— Si tu veux refaire la guerre froide, c’est un frigo américain qu’il faut.
— Moi je veux bien le péter, le mur de Berlin. Ce serait un honneur, même, monsieur Marc.
— On attend l’avis de la RDA. Messieurs, une opinion avant d’appeler Boub’ Damidot ?
Ça part un peu dans tous les sens, mais on est comme ça. Les pauvres, je suis sûr qu’ils
captent rien, c’est pour ça qu’ils répondent pas. C’est le vingtième jour de Marc, il sort dans dix, et
il leur a pas encore décroché une syllabe.
Le lieutenant lui a demandé de passer dans son bureau. Pour le questionnaire de satisfaction.
En rentrant, il lance aux Bogdanov :
— Hey, les voisins ! J’ai compris que vous ne répondrez pas. J’ai compris aussi que vous
n’aviez pas le droit d’assister aux ateliers, le lieutenant m’a expliqué. Moi, je trouve ça idiot. Alors,
si vous voulez, j’ai trouvé une petite clé qui peut ouvrir votre cellule. Elle vient droit du bureau du
- Une nouvelle par semaine -
38
lieutenant.
Je l’adore, mais qu’est-ce qu’il peut être con des fois. Tous les détenus l’appellent.
— Marc, tu veux pas me faire sortir, moi aussi ?
— Et moi, on est copains, nan ?
— Comptez pas sur moi. Vous n’iriez pas loin de toute manière, avec tous les contrôles. Les
Bogdanov, vous m’écoutez ? Ce que je vous propose, c’est simplement de vous emmener à l’atelier,
d’accord ? Je vais vous filer la clé. Vous sortez avec nous, et vous revenez avec nous après.
Il a de ces idées... Je vois la petite clé argentée sortir de sa chatière, suspendue à un fil. Il la
balance, jusqu’à ce qu’elle passe devant l’ouverture voisine.
— Attrapez, les gars !
J’étais certain qu’ils captaient rien, mais une patte sort et choppe la clé d’un coup. Le fil est
avalé dans leur cellule, genre long spaghetti aspiré. Et la chatière se referme.
— T’es vraiment fou, Marc. T’as une idée des conséquences si le lieutenant le découvre ?
— Je leur fais confiance. C’est ce dont il ont toujours manqué. Un peu de considération. Ils
ne pourront pas faire grand-chose avec cette simple clé. Le plus loin qu’ils pourront aller, c’est à la
bibliothèque, avec moi. Et, de la bibliothèque, on peut s’évader où on veut.
Je vois mal comment ils pourraient faire. La porte de Marc reste ouverte, mais faudrait qu’ils
sortent, ne croisent personne jusqu’à la bibli, et que le surveillant là-bas ne connaissent pas le cas
des Bogdanov. Ça paraît compliqué. Bref. Depuis, il est un peu obsédé. Il leur propose toutes les
heures de l’accompagner. Mais j’avais raison, les Bogda pigent que dalle. Marc veut pas lâcher.
Même à la cantoche, il s’arrange pour les voir.
— C’est fou, ils se regardent dans le blanc des yeux, sans rien dire.
— Regarde plutôt ton blanc d’œuf, toi.
— Hey, on dirait que l’un des deux se laisse pousser les favoris !
— Lequel ?
— Igor.
Je me retourne sans me gêner.
— C’est Grichka.
J’ai pas vu Marc aussi heureux depuis quelques jours. Il se lève en retirant sa boucle
d’oreille de tante pirate, et va la poser sur le plateau du roumain. J’arrive pas à entendre ce qu’il dit,
mais il revient tout fier.
— Si je peux rester encore un peu, ce sera par lui. Au moins, il se souviendra de moi.
— Tu me ferais pas un cadeau, à moi aussi ?
- Une nouvelle par semaine -
39
— Qu’est-ce qui te ferait plaisir, Boub’ ?
— Votre photo de classe.
À la cantoche, le lendemain, Marc lui file notre photo. Direct, Boub’ sort un feutre noir de sa
poche, me colorie une dent et me fait une bite entre les jambes, qui va dans la bouche de la voisine
en dessous.
— Voilà qui est mieux.
Il plaque la photo contre son bide, glissée sous l’élastique de son survêt. À quatorze heures,
la photo est au fond de son sac fermé, quand il se passe un truc. C’est Bruno qui débarque dans la
cellule. Pas prévu dans l’emploi du temps. À moins qu’on soit en semaine B ?
— Salut Boub’. Tes affaires sont prêtes ?
— Oui chef, plus que jamais.
Je suis pas cardiaque, mais je crois bien que mon cœur s’arrête quelques secondes.
— Hein ?
— Je me tire rouquin. J’ai fini.
— Comment ça ? T’as tiré tes années ?
— Ouais. J’avais sept ans à faire. J’ai eu une remise de six mois. Je sors aujourd’hui.
— Pourquoi tu m’as rien dit ?
Marc a tendu son nez par la chatière.
— Qu’est-ce qui se passe, en face ?
— Je t’aime bien, rouquin, je voulais pas te causer du chagrin. C’est mieux comme ça, pas
d’adieu, pas de chichi, on se retrouvera dehors.
Il hausse la voix.
— Je sors, Marc ! On pourra se retrouver quand tu sortiras, au soleil !
— Non, c’est vrai, Boub’ ? Pourquoi tu nous as rien dit ?
— Allez les gars, pas d’au revoir triste hein. Juste, merci pour ce que t’as fait, Marc. Et
surtout toi, rouquin. Vous m’avez redonné envie de sortir. Je suis prêt à voir comment c’est, là
dehors, maintenant. On se reverra bientôt.
Bruno lui tend une petite pile de paperasses. Il ouvre la couverture verte de son passeport.
— C’est bien le tien ?
Je jette un œil par-dessus l’épaule de Boub’.
— Putain, tu t’appelles Jean-Yves ?
- Une nouvelle par semaine -
40
V
Je me réveille avec un mal de crâne terrible, ça faisait longtemps que je n’avais pas pris une
cuite. Aïe. C’est tout gris ici. C’est vrai, je suis en prison. Il n’y a pas d’alcool pourtant, rien qui
puisse échauffer les esprits. Pourquoi j’ai si mal ?
J’écarte les draps, me traîne jusqu’au miroir. Le sol tangue. Ouh, le vilain œil au beurre
noir... Je pense à Boub’. Il est sorti hier, c’est vrai. Jean-Yves... Ça me fait sourire. C’est comme si
ma peau avait voulu prendre un peu de sa couleur, une sorte d’hommage. Il y a un truc qui bouge,
là-haut. Putain, un Bogdanov !
C’est Igor, il n’a pas de favoris, et il n’est pas que dans le miroir. Il est bien là, dans ma
chambre, sur le lit du haut. Un œil enfoncé dans l’oreiller, il me fixe de l’autre.
— Salut, euh, content de te voir. Que fais-tu là, au juste ?
Il ne me répond pas plus que d’habitude. Je n’arrive pas à comprendre comment il a pu
entrer. J’ai du mal à réfléchir. Je dois avoir de l’aspirine quelque part. Putain, mes affaires ont
disparu. Un demi-jumeau contre un demi-cachet d’aspirine s’il vous plait.
J’approche de la porte et tire la trappe. Elle résiste plus que d’habitude.
— Hey Bart’ ! Bart’ !
— Ta gueule le fayot !
Les fayots sont réputés pour leur verve intestinale, mais je ne réplique pas. Je ne trouve rien,
là. La trappe coulisse, à droite, en diagonale.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Ils t’ont changé de cellule maintenant que Boub’ est parti ?
— Non vieux, j’ai pas changé. Par contre toi...
Il est toujours dans la 404. En face de moi, c’est la 402. Alors... Putain, je suis en URSS.
— Putain, c’est quoi ce délire ? Je ne me souviens de rien. T’es au courant de quelque
chose ?
— Non, rien...
Je m’arrose le visage d’eau. Ça doit être un sale rêve. Non, j’ai vraiment mal à la pommette.
Mes favoris se sont évaporés, comme mes affaires. Ça y est, je comprends la plaisanterie.
- Une nouvelle par semaine -
41
— Igor ! Franchement bien joué, bravo. Très bonne blague. Je suis sûr que tu sais parler ?
Allez, c’est bon, tu peux cesser ton petit jeu. Grichka est à côté, n’est-ce pas ? Il se cache ?
Grichka ? Hey, Grichka ? J’ai compris votre manège, excellent. Je vous tire mon chapeau. Bart’,
t’étais dans le coup ?
— Dans le coup de quoi ? Comment ça se fait que t’es là alors ? T’as changé dans la nuit ?
Tu feras gaffe, t’as perdu tes favoris. Un capitaine pirate sans ses favoris, c’est plus qu’un matelot.
— C’est toi qui me les as rasés, hein ? Allez, avoue, tu es dans le coup.
— Je suis dans le coup de rien du tout. Je suis dans la merde jusqu’au cou, c’est tout. Et je
comprends pas ce que tu fous là.
— Moi non plus, et j’aimerais bien qu’on arrête de se moquer de moi !
Je deviens irrité. C’est vrai quoi, les meilleures blagues sont les plus courtes. C’est un mec il
entre dans un café et plouf. Droit au but, sans fioriture, on ne tortille pas de la raie trois ans.
— Il y a une caméra, c’est ça ? Une caméra cachée ?
Normalement, quand la victime trouve le subterfuge, on arrête tout. La production sort du
rideau, on éclate de rire, se tape dans les mains, bravo, belle mise en scène, on boit un verre et on
repart bons copains. Pourquoi personne ne réagit ?
— Bart’, il y a une caméra ?
— Dans le couloir, comme d’hab.
Je colle ma tempe contre les petits barreaux. Le métal ravive la douleur du cocard. C’est vrai
qu’il y a un globe de plexi au plafond. On devine une LED bleue qui clignote au travers. Je ne
l’avais jamais remarquée.
— Ah, c’est ça ! Bravo, belle mise en scène en tout cas.
Ils y sont quand même allés un peu violemment pour m’assommer. Un mouchoir au
chloroforme aurait suffi.
— Allez, coupez ! Moteurs, fin de l’action. La combine est tombée.
— Tu vas la fermer ta gueule de con oui !
Ils n’ont pas l’air de vouloir lâcher. C’est un peu stupide, je ne suis plus dupe. Je m’allonge
sur le lit et attends, sans bouger. Si je ne fais rien, ils vont bien finir par se lasser. Les lattes audessus de me tête ressemblent à des rails. J’entends un train arriver. Cataclap, cataclap. Des pas
dans le couloir. Bruno !
Non, tiens, je ne le connais pas. Un gardien assez jeune qui tient déjà son ventre à bières, et
pas seulement. Il a le teint couperosé de la boisson, pas coupée, ou pas à l’eau en tout cas. Il vient
pour me libérer, c’est mon trentième jour. J’ai saisi, ils voulaient me faire une blague pour mon
- Une nouvelle par semaine -
42
départ.
— Bonjour monsieur, je suis ici.
Ses yeux sont noyés dans le gras, je ne suis pas sûr qu’il m’ait vu.
— Cellule 405. Enfin 403, maintenant.
Il continue à son rythme, sans se presser, ouvre les trappes une à une. Arrivé à ma hauteur, il
fait comme si je n’existais pas.
— S’il vous plait, arrêtez votre petit jeu. J’ai percé le secret. Vous êtes acteur ou vraiment
surveillant pénitencier ?
— C’est ça, je suis Brad Pitt.
Il fait claquer ses talons en direction de la cellule de Bart’.
— Putain les gars, il a bien mangé, Brad !
S’il était vraiment surveillant pénitencier, il n’aurait jamais dit ça. La remarque glisse sur lui
comme ses gouttes de sueur au front. Il se poste maintenant devant ma cellule.
— Tiens, vide, 405.
— Vide ? Comment ça, vous êtes sûr ? Il doit y avoir quelqu’un sous le lit.
Ses tympans ne doivent entendre qu’une phrase sur deux. Vide ? Soit il ment, soit Grichka
s’amuse à cache-cache. Ou bien ils l’ont planqué ailleurs. Cette blague prend une tournure étrange,
je ne me sens pas à l’aise. Ça devait être le but. Les cuisses de pachyderme s’apprêtent à quitter le
couloir.
— Monsieur le gardien, vous voulez bien appeler le lieutenant, de la part de Marc, s’il vous
plait ?
— Et puis quoi encore ? Du sucre, pour votre café ? Retournez dans votre cellule et restez
tranquille.
Il sort de mon champ de vision.
— Prend ça dans tes dents, le roumain ! Je l’aime bien, bouboule, il a de la répartie.
— Marc ?
C’est Bart’. Il a assisté à la scène sans rien dire.
— Marc, tu t’es vu dans la glace ? C’est vrai que tu ressembles un peu à un Bogdanov.
Je retourne observer mon visage. La fissure du miroir coupe mon reflet en deux. Mes joues
sont lisses, rasées. Creuses aussi, j’ai maigri, en prison. Et j’ai filé ma boucle d’oreille à l’autre... Je
tire Igor par le col, il manque de tomber du lit mais atterrit sur ses pattes, un saut de chat de
gouttière. Chat noir chat blanc, c’est de sa région. Je le colle contre moi, devant le miroir, presque
joue contre joue.
- Une nouvelle par semaine -
43
— Tu trouves que je te ressemble ?
Son expression perdue commence à m’énerver.
— Dis, tu trouves que je te ressemble ?
Je rougis, mon visage devient clairement différent du sien. Je le secoue un peu, histoire de
remuer la pulpe de ces mots. On sait jamais, des fois que ça lui revienne.
— Alors, tu trouves que je te ressemble ?
— Marc, calme-toi !
— Ça me rend fou cette blague, Bart’.
— Marc, écoute. Je crois que c’est pas une blague. En tout cas, je suis pas au courant.
Je vais chercher ses yeux.
— Tu le jures ?
— Sur tout ce que j’ai de précieux. Sur Boub’, sur notre amitié. Je suis au courant de rien.
— Ça sent le roussi.
— Ben, pour une fois, c’est pas ma faute.
Je retourne cogiter sur mon matelas. Grichka s’est remis en place aussi. Le temps apporte
toujours une solution.
Midi, cantine. Le gros vient ouvrir. Il est accompagné d’une femme, qui ne paye pas de mine
mais semble décidée. Son menton, sa bouche, son nez, ses paupières et son front sont tirés vers le
bas par un fil invisible.
— Vous êtes nouvelle ? je lui demande poliment.
— Oui, les effectifs ont tourné. Va falloir vous habituer à moi.
Ce ne sera pas la peine, pour ma part. Je profite de la sortie pour jeter un œil à côté.
— Qu’est-ce que tu fais, toi ?
Je manque de peu de récolter mon premier coup de matraque, asséné par un bras aussi épais
que ma cuisse. Je n’ai pas eu le temps de voir grand-chose, mais ça m’a semblé vide aussi. Je me
tais durant le trajet jusqu’à la cantine. J’aperçois un surveillant qui me connaît.
— Bonjour, Marc.
Ouf, il ne m’a pas appelé Grichka. Je demande à voir le lieutenant.
— Il est parti hier. Les effectifs ont tourné. On a un nouveau lieutenant, le lieutenant Clapot.
Je suis en train de me rendre compte que j’ai choisi à peu près le pire timing pour mon
expérience. Et personne ne m’a prévenu. Il y a dix jours encore, j’étais dans le bureau du lieutenant,
l’ancien.
— Je dois sortir aujourd’hui, et j’ai un petit problème de cellule. Vous pourriez lui dire de
- Une nouvelle par semaine -
44
passer dans l’après-midi ?
— Bien sûr, je transmettrai.
J’ai l’impression de réclamer un changement de chambre pour fuite de chasse d’eau. Au
moins, c’est clair, il ne me reste que quelques heures à passer ici. Je vais profiter au maximum de ce
dernier repas avec Bart’.
— Alors ?
— Nouveau dirlo, il doit passer cet aprèm.
— C’est ton dernier déj' alors ? Désolé, je suis seul apôtre.
Je n’ai jamais su y faire avec les adieux. J’aimerais pouvoir dire des choses intelligentes
dans ces moments-là, mais rien ne sort. Le goût amer de la séparation, ça me bloque. Je comprends
mieux Boub’. Il a été plutôt malin, sur le coup. Grand prince, j’offre mon Flamby. Bart’ le gobe sur
le revers de son assiette, et on retourne à nos cases respectives. La 403, pour moi. J’attends jusqu’à
seize heures que de nouvelles semelles viennent marteler le carrelage du couloir.
— Bonjour à tous, je suis votre nouveau lieutenant, lieutenant Clapot. En attendant de tous
vous connaître, qui ici m’a demandé ?
— C’est moi !
Ses deux mains semblent bien fonctionner. Son pouce gauche repose à l’intérieur de sa
veste, sur un bouton de l’uniforme.
— Cellule 403. Et bien ?
Je lui résume toute l’histoire. Marc Moneuse, innocent, là pour une expérience, trente jours,
fini aujourd’hui, changé de cellule.
Il me regarde comme un collectionneur tombé sur le timbre d’un pays qui n’existe pas. Il
sort un papier de sa poche, le déplie en enfourchant de son autre main une fine monture de lunettes
sur son nez.
— Vous êtes Vadim ou Mateusz ?
— Non, Marc. Je ne sais pas ce que je fais dans cette cellule, c’est une erreur, je vous l’ai
dit.
— Bien sûr. Vous n’essayeriez pas de vous moquer de moi, par hasard ? Je suis au courant
de l’expérience de Marc Moneuse. On m’a confirmé qu’il était sorti ce matin, et je suis certain que
les enregistrements vidéos pourront en attester.
Quoi ? Comment c’est possible ?
— Vous êtes Vadim, ou Mateusz ?
Oh putain. Je commence à comprendre. Le type s’est fait passer pour moi...
- Une nouvelle par semaine -
45
— Attendez, dans la cellule, à côté, la 405, il doit bien y avoir des affaires, non ?
— Vous m’ennuyez.
Il y jette tout de même un œil.
— C’est vide. Monsieur Moneuse a emporté ses effets. Vous aurez de voisins dès demain, si
mes informations sont exactes.
— Monsieur ? Monsieur ?
C’est Bart’.
— Silence, s’il vous plait.
Il n’en écoute pas davantage. Je ne sais plus quoi dire.
— Bon après-midi, monsieur Vadim, à moins que ce ne soit Mateusz.
La porte du couloir se ferme sur ma liberté.
— Je suis désolé, Marc.
Je rentre et tente de réfléchir.
Trente et un jours. Voilà vingt-quatre heures que j’ai retrouvé ma copine. Tout est pardonné,
on a discuté, nos esprits se sont enlacés, puis nos corps nus. On sort faire une promenade dans le
parc d’à côté. Il fait beau, le printemps emplit mes narines...
Non. Putain, rien de tout ça. Je suis toujours enfermé. Putain de putain de putain. J’ouvre les
yeux pour la trentième fois sur ces murs monotones. Suspendue à un clou par un fil blanc, la clé.
J’ai tout pigé. La clé que je leur ai passée. Les Bogdanov ont ouvert leur cellule, sont entrés dans la
mienne, jamais fermée, m’ont tabassé. Ils m’ont traîné là, et Grichka, avec ses favoris, ma boucle
d’oreille, toutes mes affaires, s’est fait passer pour moi. Il est sorti à ma place. Putain de putain de
putain. Les enculés. Qu’est-ce que je peux faire, maintenant ?
Igor dort encore. Je lui balance mon poing sur le nez à une vitesse que j’avais encore jamais
atteinte. C’est la première fois que je frappe un type. J’y vais pas de main morte, mais je sens rien,
la colère fait un gant qui la protège. Le russe se réveille en hurlant comme un veau qu’on égorge.
— Ben voilà, tu vois que tu peux causer.
Il lève ses avant-bras devant son visage pour se protéger, mais même une porte blindée
pourrait plus m’arrêter.
— Marc ! Qu’est-ce que tu fais ? Arrête tout de suite ! Marc ! Tu m’entends ?
J’entends, mais j’ai pas envie de t’écouter cette fois, Bart’. Voilà bouboule qui se pointe.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
Le gros lard déboule, me matraque la nuque, je lâche prise mais il en faudrait plus que ça
pour que je perde conscience. Il me tire pas les bras, je crache à la face d’Igor, ça tombe juste à côté,
- Une nouvelle par semaine -
46
sur sa taie d’oreiller teinte en rouge. Je l’ai sévèrement déviergé, putain. L’enculé.
— Toi mon gars, t’es pas prêt de voir le soleil avant un petit moment.
Je me débats comme un taureau piqué, l’autre vache est obligée de siffler son troupeau. La
cavalerie rapplique, ils sont trois types pour me maîtriser, les salauds. La nouvelle femme se pointe
devant moi.
— C’est bon, on est calmé ?
— Ouais, vous pouvez me laisser sortir, maintenant.
— Bien sûr, tout de suite. Sortir de cette chambre pour aller au trou.
— Non, c’est une erreur ! Je m’appelle Marc, je suis là pour une expérience, je suis
innocent !
Je crois que Bart’ essaie de me soutenir de l’autre côté.
— Toi là-bas, on t’a rien demandé. Toi, tu viens avec nous. Quelqu’un est parti chercher un
infirmier pour son codétenu ? Il est dans un sale état.
— Laissez-moi, putain, je vous en prie, laissez-moi.
— À l’isolement, messieurs.
Elle commence à me les briser menues à rien vouloir entendre.
— Putain, elle pige que dalle la vieille pute ?
— Comment ?
— Elle pige que dalle la vieille pute ?
J’ai jeté mon visage tellement proche du sien qu’elle a pu renifler de mes postillons. Elle se
passe le revers de la main sur la joue pour se nettoyer, comme un essuie-glace, et se retient de me
l’envoyer dans la face, je le vois bien. Quel professionnalisme, la vieille pute. Elle sort, on me
soutient dans les escaliers, je lève pas les pieds, mes tibias heurtent les marches. J’arrive devant un
placard sombre.
— Y a erreur, je suis pas un balai, moi.
— Va falloir vous y faire, me sort la vieille pute.
Et elle claque la porte. Putain, je vois que dalle.
Je sais même plus depuis combien de jours j’y suis. Je sais même plus si c’est le jour ou la
nuit. Je l’ai peut-être mérité, d’être là, j’ai été sévère, avec la vieille pute. Faut que j’arrive à
m’échapper en sortant. En attendant, j’ai envie de dormir. Je passe mon temps à dormir dans ce
placard, y a que ça à foutre, dans le noir.
On vient me chercher. Mes pupilles commençaient à oublier ce que c’était que la lumière.
On m’amène dans une cellule seul, je fais pas de tapage, j’ai décidé de rester tranquille. J’attends
- Une nouvelle par semaine -
47
deux jours pour demander à aller à la bibliothèque. À bouboule, à la vielle pute. Ils refusent tous. Je
suis trop dangereux pour sortir. Trop dangereux. Putain, parce que j’ai mis mon poing dans la
gueule du type qui m’a emprisonné ici, trop dangereux. Je les enculerai tous sans lubrifiant putain,
la vielle pute, Igor, bouboule, tous ces bourges au-dehors qui cautionnent ce système de merde.
Ça défile, je reste là. On me surveille de près à la cantoche, je dois manger seul. J’attends
l’occasion de me venger de toutes ces pourritures. Les repas passent, je connais leurs putains de
menus par cœur, et le bitume de la cour aussi. Je sais même plus comment je m’appelle. Vadim, ou
Mateusz ? J’en sais rien, et je m’en branle. Les têtes de con qui passent dans le couloir s’en branlent
aussi, tant qu’elles ont de la viande à surveiller. Chair à canon, chair à prison, même combat.
Un matin, on me dit que quelqu’un veut me voir au parloir. Qui me connaît ? Je m’en branle,
ça me dégourdit un peu les jambes. Derrière la vitre, y a un rouquin avec une tête de triso et un
blackos qui a pas le visage symétrique, avec une joue toute fripée.
— Salut, Marc. Je suis sorti y a une semaine. Avec Boub’, on a su, pour toi. On fait tout pour
te sortir de là, c’est promis. Les gens vont finir par se rendre compte.
C’est quoi ces types là ?
— Une partie de cartes, en attendant ?
Le roukmout sort un jeu cartes. Qu’est-ce que je m’en branle, de jouer aux cartes.
— Il voudrait pas jouer aux barbies non plus ?
— Allez, une petite bataille corse ?
Il commence à me soûler poil de carotte. Son copain avance ses doigts sur mon poignet, et
ça part tout seul. Je retire ma main et lui balance dans la gueule, sur sa joue lisse, pour faire comme
l’autre.
— Tu me touches pas, toi !
Son pote essaie de se jeter sur moi, mais je le vois venir, je le chope au collet pendant que le
black se masse encore la joue de douleur. Je sers bien fort, il devient plus rouge que ses tifs, ça fait
un beau dégradé. Ça me dégoutte, de les avoir sous le nez, ses tifs. Putain, le black saute sur moi, je
suis obligé de lâcher prise. Y a pas à dire, il est balaise, bamboula. Je tombe, un coup de matraque
m’endort.
J’ai mal partout. Je vois rien, je suis où ? Je reconnais, je suis déjà venu. C’est le placard. Il
y fait un noir d’Afrique. Putain, et ça pue la mort. On arrive pas à réfléchir là-dedans. Je m’appelle
Vadim. Je suis en prison. Depuis combien de temps ? J’en sais rien. Putain, je ne me rappelle même
plus le crime que j’ai commis.
- Une nouvelle par semaine -
48