écrivains français, une nouvelle vague
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écrivains français, une nouvelle vague
ÉCRIVAINS FRANÇAIS, UNE NOUVELLE VAGUE Panorama de la nouvelle scène littéraire française 1 La Société européenne des auteurs propose ici une présentation des différents courants et problématiques de la nouvelle scène littéraire française afin d’en offrir une meilleure lecture. À travers des focus sur les auteurs majeurs et prometteurs, les lignes de force, le travail des genres et des formes, les tensions et les thèmes qui animent les écrivains français en ce début de XXIe siècle, ce document offrira une lisibilité précieuse aux chargés de droits étrangers, aux éditeurs ainsi qu’aux différents postes de l’Institut français dans le monde. 2 Méthode Nous nous sommes fixés certaines contraintes pour cibler notre approche. Nous nous sommes concentrés presque exclusivement sur la jeune scène littéraire française, l’idée étant de parvenir à cerner un paysage encore en formation et en mouvement, de s’en approcher au plus près afin de mettre en lumière les écritures, les figures, les problématiques qui nous paraissent les plus significatives. Les auteurs de la génération antérieure, déjà largement lus, étudiés, traduits, ont atteint la reconnaissance et ne nécessitent plus cet éclairage particulier. Sur le modèle de la liste, élaborée par la revue anglaise Granta, des 25 meilleurs auteurs de moins de 30 ans, nous essaierons de tracer ainsi les tendances de la nouvelle scène littéraire française, en étudiant les différents auteurs qui la composent. 3 Épisode 1 I – Renouvellement des formes traditionnelles du récit a/ L’épopée contemporaine b/ Un nouveau lyrisme II - Nouvelles manière de lire l’Histoire III – Un nouveau rapport au document IV– L’ouverture des frontières, ou comment le journalisme rejoint la littérature Épisode 2 V – Le travail sur les genres et les formes VI – Extension du domaine de la langue VII – Univers parallèles VIII – Un classicisme romanesque renouvelé 4 Introduction Un vent souffle sur la jeune littérature française. Les grands débats autour du repli de la littérature hexagonale, de son nombrilisme et des impasses de l’auto-fiction semblent déjà bien loin. Elle a rejoint le monde, si tant est qu’elle ne l’ait jamais quitté. Elle a dépassé les frontières nationales, ouvert le débat, les vannes, et s’est reprise d’intérêt pour le réel. Elle est d’une vitalité et d’une diversité saisissantes. La nouvelle scène littéraire française s’emploie visiblement à dépasser le traditionnel clivage entre le travail formel et l’ambition narrative. Elle se situe dans l’élan romanesque, le souci du récit, tout en travaillant au nécessaire renouvellement des formes. Elle se rapproche du réel tout en s’en détachant, en se basant sur une confiance renouvelée accordée au document. Ce n’est plus l’imagination qui, par des détours intérieurs, est censée percer la coque des choses, mais bien le matériel (entretien, biographie, enquête, etc.), lequel, régurgité par l’écrivain, est censé offrir une vision plus juste et plus pertinente du monde. De nombreux écrivains de ce début de XXIe siècle ont choisi cette voie : Maylis de Kerangal, Olivia Rosenthal, Joy Sorman, Emmanuelle Pireyre, Mathieu Larnaudie, Philippe Vasset, notamment. L’Histoire aussi est largement réinvestie pour donner naissance à des formes romanesques nouvelles, dans les livres de Patrick Deville, de Mathias Énard ou d’Eric Vuillard. Et chez d’autres auteurs encore (Ferrari, Kerangal, Minard), ce sont les différents genres littéraires, comme l’épopée, la chanson de geste ou la forme lyrique, qui sont réinterprétés. 5 Sans que l’on s’en rende tout à fait compte parfois, la littérature française a repris un second souffle. Travaillée par les questions de la langue (souvent métissée par les langages techniques ou oraux), du matériau, de l’Histoire, du présent, du réel (et non plus, véritablement, de l’imaginaire), elle déborde ses anciens cadres, elle surprend, essaie, échafaude. Elle est rentrée de plain-pied dans le XXIe siècle. 6 Épisode 1 I – Renouvellement des formes traditionnelles du récit a/ L’épopée contemporaine Chaque nouvelle scène ou génération doit nécessairement s’atteler à un renouvellement des formes traditionnelles du récit. C’est une manière de passage obligé : s’approprier les formes et les genres. On assiste depuis quelques années, en même tant qu’à l’établissement d’un nouveau « pacte de confiance » romanesque, à une relecture de l’épopée antique, de la chanson de geste, de la tragédie (comme on avait pu notamment l’observer à l’époque romantique ou au début du XXe siècle), comme un nouvel élan vers l’histoire et la fiction. Les deux derniers romans de Maylis de Kerangal, l’une des figures les plus importantes de cette nouvelle scène française, reposent sur deux relectures : de l’épopée avec Naissance d’un pont (Verticales, 2010) et de la chanson de geste médiévale avec Réparer les vivants (Verticales, 2014). Le premier roman retrace l’immense chantier de la construction d’un pont dans la ville fictive de Coca, en Californie. De nombreux personnages se mêlent dans cette grande aventure collective. Le deuxième roman se présente comme une danse funèbre autour du corps d’un héros, dont les chirurgiens s’apprêtent à transplanter les organes. À travers cette histoire poignante et très tenue d’un passage de témoin, ce sont les questions du corps embaumé et vidé, de la mort et du destin collectif d’une trajectoire strictement individuelle qui sont traitées avec virtuosité. Porté par une langue extrêmement 7 musicale et un grand sens du récit, Réparer les vivants, récompensé par de nombreux prix, a suscité un immense enthousiasme critique et populaire. Un autre genre, aussi éloigné spatialement et temporellement que possible de la tradition française, le western, a donné lieu, en 2013, à une revigorante relecture. Céline Minard, romancière née en 1969, publie alors Faillir être flingué (Éditions Rivages, Prix Inter 2014). À partir de ce genre connoté et en un sens dépassé, elle parvient à créer et installer un paysage littéraire, se superposant à cette wilderness américaine, qui est le véritable sujet du livre. Semblable à un alcool fort, le roman brasse une quantité de personnages issus de l’imaginaire de l’Ouest américain, brutes, paumés, brigands, pionniers, Indiens. Un souffle à la fois sec et vibrant en émane. Chacun des livres précédents de Céline Minard constituait déjà un univers unique et cohérent : Dernier monde (Denoël, 2007), épopée post-apocalyptique du dernier homme sur Terre, subversion du biopic avec Olimpia (Denoël, 2010) ou encore So Long Luise (Denoël, 2011), monologue en forme d’adieu d’une romancière vieillissante. Céline Minard est sans doute l’auteur de sa génération au parcours le plus libre, chaque livre venant en apporter une nouvelle preuve. b/ Un nouveau lyrisme Jérôme Ferrari s’est imposé, en six romans, comme une figure centrale de la nouvelle scène littéraire française. Portés par une prose ample, musicale et par un œil philosophique glissant sur les choses, ses romans réinventent un lyrisme contemporain, puissant, minéral, alliant exigence littéraire et sens du récit. Un dieu un animal (Actes Sud), récit d’un enrôlement dans l’armée, révélait, en 2009, un auteur prometteur. Où j’ai laissé mon âme (Actes Sud, 2010, Prix Roman France Télévisions) suivait trois personnages autour de la thématique de la torture durant la guerre d’Algérie. Le sermon sur la chute de Rome (Actes Sud, Prix Goncourt 2012, fait important car il est le signe d’une reconnaissance « académique » de cette nouvelle 8 génération littéraire) suivait le parcours de deux amis d’enfance, partis à Paris et revenant en Corse pour monter un bar, c’est-à-dire créer un monde. Le roman retraçait par ailleurs le parcours sur trois générations d’une famille corse, entre guerres, exils et mésaventures, explorant avec virtuosité (et sous l’égide de Leibniz et Saint-Augustin) l’idée d’une infinité de mondes (ou monades leibniziennes) coexistant et mourant sans cesse. Yannick Haenel s’efforce, dans un registre différent, d’établir lui aussi les lignes d’un lyrisme contemporain, assez proche de celui de son éditeur Philippe Sollers, puisant tous deux dans la même lignée : Rimbaud, Nietzsche, Lautréamont, notamment. Cercle (Gallimard, 2007) suivait l’errance existentielle (et européenne) d’un double de l’auteur en quête d’absolu. Jan Karski (Gallimard, 2009, Prix Interallié), libre variation autour de la figure du grand résistant polonais, consistait en une tentative littéraire de réinvestir l’Histoire. La dernière partie du livre, dans laquelle Haenel donnait la parole à Jan Karski, dans un monologue libre et fictionnel, donna lieu à une violente polémique entre Claude Lanzmann et l’auteur autour de la marge de liberté de l’écrivain face aux faits historiques. Pour Haenel, la littérature interroge, pose les questions, peut s’aventurer là où l’Histoire est tenue, par essence, de se retirer. Son dernier roman en date, Les renards pâles (Gallimard, 2013), imaginait une insurrection secouant la capitale française, menée par un mystérieux groupe de terroristes brûlant leurs papiers et lançant des anathèmes situationnistes. Porté par une radicalité finalement peu commune dans la littérature française du début du XXIe siècle, le travail de Yannick Haenel se développe sur une crête risquée, captivante. 9 II/ Nouvelles manière de lire l’Histoire Eric Vuillard, né à Lyon en 1968, s’efforce depuis plusieurs livres de relire l’Histoire d’un nouvel œil, d’en tracer une réécriture à hauteur d’homme. Dans Congo et La bataille d’Occident (parus tous deux chez Actes Sud en 2012), Vuillard décale le regard sur l’Histoire, qui devient un récit singulier, porté par une voix ironique, décalée. La langue de Vuillard, précise et très travaillée, sonne avec une grande force. Dans ces récits où tout (ou presque) nous est connu, tout semble neuf. Son dernier ouvrage, Tristesse de la terre (Actes Sud, 2014), reproduit ce procédé à propos du massacre des Indiens d’Amérique et du Wild West Show, tournée sans fin de Buffalo Bill censée représenter la civilisation indienne et qui représente, pour Vuillard, la première émanation de la société du spectacle. Plusieurs autres auteurs, comme Patrick Deville (Pura Vida, Equatoria, Peste & Choléra, Le Seuil) ou Mathias Énard (Zone, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Actes Sud), essaient eux aussi d’élaborer un nouveau rapport, à la fois charnel et intellectuel, à l’Histoire. III – Un nouveau rapport au document Le document, comme base du travail littéraire, a repris depuis environ une décennie une grande importance dans le paysage français. Plus l’on s’éloignait d’une avant-garde considérée comme vaine et d’un Nouveau Roman exsangue, plus la littérature française s’est rapprochée du réel et du document. Parfois en direction d’un réalisme sans grande envergure, parfois dans d’autres directions plus élaborées, prenant appui sur le réel, l’enquête, ou sur un matériel écrit pour proposer tout autre chose. Les deux tomes de Devenirs du roman, parus en 2007 et 2014 aux éditions Inculte, en témoignent. 25 écrivains, dont Oliver Rohe, Mathieu Larnaudie, Vincent Message, Claro, Arno Bertina, Thomas Clerc, Joy Sorman ou Maylis de Kerangal détaillent, 10 dans le deuxième volume intitulé Écriture et matériaux, leur rapport au document. Quelles sources et comment les utiliser, dans quels genres s’inscrire ensuite : autant de questions qui semblent travailler l’écriture contemporaine. L’auteure la plus emblématique de ce rapport au document, à l’enquête, à la parole brute est sans doute Olivia Rosenthal, qui s’appuie, dans chacun de ses livres, sur une parole directe recueillie dans différents lieux et milieux sociaux (détenus, éleveurs, ouvriers, migrants), travaillant ensuite leur oralité, leur mouvement, leur origine pour créer des objets hybrides et singuliers. On n’est pas là pour disparaître (Verticales, 2007) essayait de capter la perte de la mémoire et le délitement de la parole chez un Monsieur T. atteint de la maladie d’Alzheimer. La littérature, comme quête du langage qui se dérobe. Que font les rennes après Noël ? (Verticales, prix du livre Inter 2011), sans doute l’un de ses livres les plus aboutis, mettait en parallèle le parcours d’une jeune fille se voyant refuser par ses parents un animal domestique avec la parole de professionnels travaillant en contact avec les animaux. Ils ne sont pour rien dans mes larmes (Verticales, 2012) « montait », comme dans un documentaire, les paroles de différents spectateurs face aux films ayant changé leur vie. On voit bien que la parole recueillie n’est qu’un point d’appui ou une base de lancement pour déclencher l’élan proprement littéraire d’un texte. Philippe Vasset exploite, quant à lui, une documentation plus géographique, à savoir ses propres enquêtes sur le terrain. Ses ouvrages s’appuient chacun sur un parcours réel pour dériver ensuite, éventuellement, vers des zones plus fictives (comme dans La Conjuration (Fayard, 2013) où le narrateur invente une secte, « dernière œuvre possible au XXIe siècle »). Journal intime d’un vendeur de canons (Fayard, 2009) dépeignait l’activité, de manière très fidèle et documentée, d’un marchand d’armes. Dans Un livre blanc (Fayard, 2007), Philippe Vasset était parti enquêter sur ces zones blanches ou « grises » des cartes de la région parisienne, qui cachent, plus que des 11 trésors merveilleux, des recoins que l’on ne veut pas voir, des repoussoirs qui nous renseignent largement sur l’organisation de nos cités. Il s’agit donc toujours, dans les livres de Philippe Vasset, d’une sorte de manifeste poétique et politique : explorer le réel toujours plus loin vers ses zones d’ombre, ses replis, ses absences. Se dépouiller de tout lyrisme pour créer une poétique de la topographie. Le travail de Joy Sorman s’inscrit pleinement dans ce rapport contemporain au document, à l’enquête, au matériau brut. Tous ses ouvrages se basent sur une enquête préalable. Comme une bête (Gallimard, 2012) suivait le parcours d’un jeune homme, Prim, passionné par son métier de boucher. Interrogeant notre rapport à l’animalité, à la viande, ce roman modernise une veine néo-naturaliste à travers l’exploration d’un corps de métier, et de son langage propre. La relation trouble et complexe entre l’homme et l’animal est également au centre de son dernier roman, La peau de l’ours (Gallimard, 2014), qui donnait la parole à un personnage hybride, né de l’union d’une femme et d’un ours, et qui conte son errance malheureuse dans le monde. Le rapport d’Emmanuelle Pireyre au document est quant à lui tout à fait différent. Cette auteure née en 1969 à Clermont-Ferrand exploite en effet une large documentation, principalement journalistique, pour recréer un monde poétique à part entière, tout en jeux littéraires et second degré. Ses ouvrages mêlent ainsi plusieurs niveaux de langage et genres d’écrits autour de thèmes centraux de la société contemporaine, la violence, le tourisme, le couple, etc. Les discours mâchés et officiels, les usages écrits et parlés de la langue sont détournés dans une visée comique et poétique. Féérie générale (Éditions de l’Olivier, Prix Médicis 2012) se déployait ainsi autour de plusieurs plots, ou chapitres (« Comme faire le lit de l’homme non schizoïde et non aliéné ? », « Friedrich Nietzsche est-il halal ? »), chacun se basant sur une enquête précise de linguistique des idées reçues, entièrement détournées. 12 Tous ces micro-récits s’enchâssent les uns dans les autres, laissant le lecteur étourdi et saisi – le laissant surtout face à la vacuité des échanges de signes de ce début de siècle. Pireyre invente un nouveau regard sur nos codes sociaux et linguistiques, et s’efforce d’inventer une nouvelle poétique à partir de l’épuisé : notre langue de communication. IV – L’ouverture des frontières, ou comment le journalisme rejoint la littérature La littérature française contemporaine a ouvert ses portes. Le monde est devenu son sujet. Le fait que le journalisme se mêle à la littérature, l’infuse, n’y est pas étranger. Toute une génération d’écrivains-journalistes (parmi lesquels Jean Rolin, Patrick Deville, Olivier Rolin, Jean Hatzfeld) s’est démarquée, depuis une trentaine d’années, par l’originalité de ses angles d’approches et sa recherche formelle. Il convient de rappeler (en faisant une très courte entorse à notre règle de départ) l’importance, dans ce cadre, de l’œuvre en cours de Jean Rolin. L’un des plus accomplis prosateurs de la littérature contemporaine poursuit ses explorations géographiques et poétiques : en quête des chiens errants (Un chien mort après lui, POL, 2009), d’une star de la pop dans Los Angeles (Le Ravissement de Britney Spears, POL, 2011), autour du périphérique parisien (La Clôture, POL, 2002), des ports français (Terminal Frigo, 2005), ou à travers l’Afrique (L’explosion de la durite, 2007), il s’agit à chaque fois d’une forme unique, d’une dérive géographique pleine d’élégance et d’humour, dans une langue héritée à la fois de Conrad et de Proust. Une nouvelle génération d’écrivains (accessoirement voyageurs et journalistes) commence à émerger, dont Sylvain Tesson est l’une des figures les plus marquantes. Dans les forêts de Sibérie (Gallimard, 2011, Prix Médicis Essai) est un remarquable récit de sa « retraite » dans une cabane en Russie. Manuel de savoir-vivre dans le dénuement, à la manière de Walden de H.D. Thoreau, cet ouvrage renoue avec la tradition d’une « pensée en marche », comme jaillie de la solitude et du contact avec la 13 nature. Sylvain Tesson a par ailleurs publié des recueils de nouvelles (Une vie à coucher dehors, Gallimard, Prix Goncourt de la nouvelle 2009 ; S’abandonner à vivre, Gallimard, 2014), témoignant d’un réel intérêt pour ce genre étonnamment délaissé par les auteurs français. Sylvain Prudhomme est un jeune romancier né en 1979 qui défriche lui aussi des terres nouvelles : Là, avait dit Bahi (paru en 2012 dans la précieuse et toujours inventive collection L’Arpenteur, chez Gallimard) reposait sur le monologue d’un camionneur algérien, réinvestissant cinquante ans d’histoire du pays. Son dernier roman, Les grands (Gallimard, 2014), unanimement salué par la critique, est une autre grande réussite romanesque. Décrivant une journée dans la vie d’un exmusicien de Guinée-Bissau à la veille d’un coup d’État, c’est un roman plein de finesse et de saveurs, mêlant les dialogues et le récit, situé quelque part entre Claude Simon et le reportage poétique. Julien Blanc-Gras s’inscrit quant à lui dans une veine plus ludique avec des récits de voyage drôles et enlevés comme Gringoland (Au Diable Vauvert, 2005), un délirant voyage américain, puis Touriste (Au Diable Vauvert, 2011), suite de vignettes dessinant un auto-portrait de l’homme moderne en touriste, et Paradis (avant liquidation) (Au Diable Vauvert, 2013) sur la prochaine et probable disparition des îles Kiribati, menacées par la montée des eaux. Chez d’autres auteurs, la littérature et le journalisme ne forment qu’une seule et même entité, donnant lieu à une sorte de non-fiction novel américaine, ou à un journalisme littéraire. Emmanuel Carrère est l’écrivain le plus important de cette veine, s’appuyant, depuis son livre L’adversaire (POL, 2009), sur le réel, l’enquête, le journalisme pour écrire ses récits – mais inutile de présenter son œuvre qui est l’une des plus lues en France et traduites à l’étranger. Adrien Bosc s’inscrit lui dans la tradition américaine inaugurée par De sang froid, de Truman Capote. Si son premier roman, Constellation (2014), manque peut-être encore 14 d’envergure et de souffle, il symbolise bien (à travers également les deux revues, Feuilleton et Desports, qu’il a créées en 2011 et 2013) la nouvelle tendance française à vouloir s’emparer du réel avec les armes de la fiction. 15 Épisode 2 V – Le travail sur les genres et les formes L’héritage des avant-gardes des années 60 et 70 est aujourd’hui largement déconsidéré, ou plutôt négligé ou ignoré, par la nouvelle génération d’écrivains. Le réalisme, sous ses différentes versions, règne en maître. Toutefois, de nombreux auteurs tentent et expérimentent des formes nouvelles. Les éditions de Minuit, à la pointe de ce formalisme passé, demeurent la marque déposée, en quelque sorte, de ces tentatives. La plupart des auteurs qui y publient leurs ouvrages sont marqués par cet héritage, qu’ils essaient de renouveler : Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Eric Chevillard, Eric Laurrent, Tanguy Viel, ainsi qu’une nouvelle venue : Julia Deck, qui a publié deux romans très intéressants (Viviane Elisabeth Fauville en 2012, et Le Triangle d’hiver en 2014), s’inscrivant dans cette filiation. Vincent Almendros, auteur lui aussi de deux romans aux éditions de Minuit, Ma chère Lise, 2011 et Un été, 2015, récits faisant montre d’une grande délicatesse et sensibilité, pourrait également être rattaché à ce mouvement. Notons, au passage, l’importance de l’œuvre d’Eric Chevillard, peut-être pas encore bien saisie par les observateurs contemporains, à la différence des travaux d’Echenoz et de Toussaint. Ses livres, tout en finesse, humour et subversion, forment un parfait manuel contemporain de décapage des genres littéraires dominants. Arrêtons-nous un instant sur une figure pour l’instant plus méconnue de ce paysage : Thomas Clerc. Cet auteur offre dans chaque livre une forme littéraire unique, s’inscrivant, dans le ludisme obsessionnel de ses propositions, dans la filiation directe de Georges Pérec. 16 L’homme qui tua Roland Barthes (Gallimard, L’Arpenteur, 2010) est un recueil de 18 nouvelles, prenant chacune appui sur l’artiste (mort, assassiné ou suicidé) au centre du récit. Paris, musée du XXIe siècle (Gallimard, 2007) reposait sur une exploration systématique du Xe arrondissement de Paris, dont chaque rue, chaque enseigne était scruté avec humour et acuité. Intérieur (Gallimard, 2013), qui a rencontré une véritable reconnaissance critique et publique, propose un autre défi censément absurde : explorer, en 400 pages, l’intégralité de l’appartement de 55 m2 de l’auteur, la tache donnant lieu à une magnifique et délirante odyssée du minuscule. Pierre Senges est une autre figure importante de notre paysage littéraire. Chacun de ses ouvrages repose, là aussi, sur des formes uniques, marquées par une virtuosité, une érudition et un éclatement qui se réfèrent notamment aux fragments de Lichtenberg (le livre éponyme de Pierre Senges, paru en 2008, prolonge le foisonnement et la fantaisie encyclopédique de l’auteur allemand). Notons, parmi la quinzaine de livres publiés, les admirables Ruines-de-Rome (Verticales, 2002, dans lequel un passionné de botanique menait dans sa ville une sédition végétale), Veuves au maquillage (Verticales, 2000), ou Études de silhouettes (2010), qui prolongeait et amplifiait des notes de Kafka. Il faut également signaler le travail de Chloé Delaume, qui s’applique, avec rage et humour, à renouveler le genre de l’auto-fiction, de Jean-Baptiste Gendarme, spécialiste de l’art de la miniature, ou encore d’Oliver Rohe, qui s’inscrit, par le flot langagier et le travail formel, dans la filiation directe de Thomas Bernhard. 17 VI – Extension du domaine de la langue Mathieu Larnaudie poursuit de livres en livres une recherche concernant les langages contemporains, et tente, lui aussi, de créer les lignes de force d’une possible épopée contemporaine. Acharnement (Actes Sud, 2012) s’efforçait de démonter les mécanismes de la rhétorique politique à travers l’étude d’un parti de droite et de sa « plume » officielle. Dans Les Effondrés (Actes Sud, 2010), titre désignant les victimes de la crise financière de 2008, Larnaudie laissait sa phrase s’allonger et se complexifier, à l’image de la réalité, tentant de substituer à l’âpreté contemporaine un nouveau lyrisme. Pierric Bailly est né en 1982. Son premier roman, Polichinelle (POL), a été unanimement salué à sa parution, en août 2008. Il y proposait une passionnante et habile réinvention du langage oral (en l’occurrence celui d’une bande de jeunes jurassiens, éperdus et ardents) coulé dans le langage écrit. En 2011, il publie Michael Jackson (POL), qui contrairement à ce que son titre indique, n’évoque aucunement le chanteur américain mais subvertit plutôt le roman d’apprentissage à trois avec humour et finesse psychologique. Ce qui frappe surtout c’est le ton si singulier de ce jeune auteur, déjà si affirmé. Un des auteurs les plus attendus et novateurs de cette nouvelle génération. C’est au parcours d’une Bovary moderne que s’est attelée Sophie Divry dans son troisième roman, La condition pavillonnaire (Noir sur Blanc), paru à l’automne 2014. Rédigée à la deuxième personne du singulier, ce roman déroule, dans une voix sans faille, un parcours banal jusqu’à l’écœurement d’une fille devenue une femme, dans tous ses aspects, observés avec justesse. Le Prix Wepler-La Poste a accordé sa mention spéciale à cette prose délicate et musicale, à cette observation ironique, et presque sociologique, des travers d’une vie contemporaine. 18 VII – Univers parallèles En s’éloignant du réalisme triomphant, ces auteurs choisissent la voie de l’imaginaire en créant des mondes fictionnels complexes, qui portent un autre éclairage sur le réel. François Beaune est parvenu à mettre au point, en deux romans, un monde absurde et trouble marqué par un sens du décalage anglo-saxon. Un homme louche (Verticales, 2009) suivait, avec beaucoup d’humour, le parcours d’un homme marginal glissant vers la démence. Un ange noir (Verticales, 2011), récit d’une traque, creusait cette veine baroque. Dans son dernier livre, La lune dans le puits (Verticales, 2013), il a recueilli des « histoires vraies » de l’ensemble du pourtour méditerranéen. Jocelyn Bonnerave a lui aussi montré en deux livres qu’il possédait une poétique toute particulière. Nouveaux indiens (Le Seuil, 2009) suivait l’enquête d’un jeune anthropologue français aux Etats-Unis. Ce roman musical (pensé pour sa mise en voix) réinvestit et subvertit les codes du récit de voyage et du roman policier. L’homme-bambou (Le Seuil, 2013) repose sur le monologue halluciné d’un personnage devenant un végétal. Le langage suit l’évolution de cette métamorphose, mutant elle aussi au court du récit. Bernard Quiriny s’est fait remarquer par d’habiles nouvelles, dans la lointaine lignée de Jorge Luis Borges ou de Marcel Aymé, réunies dans les recueils L’angoisse de la première phrase (Phébus, 2005), Contes carnivores (Le Seuil, 2008) ou Une collection très particulière (Le Seuil, 2012). Puis, deux romans ont confirmé son talent : Les Assoiffées (Le Seuil, 2010) et Le Village évanoui (Flammarion, 2014). Le premier imaginait la Belgique plongée dans une dictature féministe. Le second s’immergeait dans un village français brusquement coupé du monde, au XXIe siècle. Autant de situations extravagantes qui lui permettent de creuser la veine orwellienne du récit d’anticipation, capable mieux qu’un autre de saisir le monde contemporain. 19 Claro, romancier et également grand traducteur de l’américain, s’attache à créer des machines romanesques. Passionné par le post-modernisme d’auteurs comme Danielewski, Gaddis ou Pynchon, qu’il traduit par ailleurs, Claro met au point des formes complexes et uniques dans des romans comme CosmoZ (Actes Sud, 2010). Son dernier ouvrage, Tous les diamants du ciel (Actes Sud, 2012), réinventait les années 70, entre libération et paranoïa, en se basant sur l’épisode réel du village de Pont-SaintEsprit, intoxiqué de LSD par la CIA. VIII – Un classicisme romanesque renouvelé Le roman ne cesse de remettre à neuf ses vieux habits. Plusieurs jeunes écrivains, notamment, s’attachent à redonner de la vigueur au roman « classique » et au grand héritage du XIXe siècle français. Cloé Korman, auteure née en 1983, est parvenue, en deux livres, à retenir l’attention et à imposer une certaine poétique romanesque. Les Hommes-couleurs (Le Seuil, Prix du livre Inter 2010) conte l’épopée d’un chantier de métro à Mexico, qui se révèle être un souterrain vers les Etats-Unis. Sur une trame complexe, foisonnante, Cloé Korman développe une écriture précise et sensible. Les Saisons de Louveplaine (Le Seuil, 2013) suit le parcours de Nour, arrivant seule en France, en Seine-Saint-Denis, à la recherche de son mari perdu, Hassan. Ce remarquable roman, plein de bruits, de sensations, s’appuie sur une langue puissamment évocatrice, semblant tirer sa poésie d’une science des lieux, d’un mystère des situations, comme si le trouble naissait, à rebours, de la précision. Aurélien Bellanger s’inscrit sans équivoque dans la tradition du roman dixneuvièmiste, et particulièrement balzacien, ainsi que dans la lignée directe de l’œuvre de Michel Houellebecq. Ses deux romans (La théorie de l’information, Gallimard, 2012, et L’aménagement du territoire, Gallimard, Prix de Flore 2014), dont les titres 20 sont parfaitement éloquents, s’efforcent, par une mécanique fictionnelle classique, de dépeindre les deux mondes en question. L’originalité du propos est de pousser la logique « wikipédienne » à son paroxysme, et de parvenir à une écriture neutre, pur objet romanesque, capable, dans le meilleur des cas, de reproduire la beauté des machines, des sciences, et le fonctionnement du monde contemporain. Son ambition frappe par l’articulation d’une ambition et d’une forme romanesque anciennes (l’idée balzacienne d’embrasser l’ensemble de la société) et d’une extrême contemporanéité (son sujet). Alice Zeniter est apparue sur la scène littéraire française avec un roman intitulé Jusque dans nos bras (Albin Michel, 2010), où une jeune et ardente narratrice reformulait l’expérience quotidienne d’une jeunesse et d’une banlieue françaises, au début du XXIe siècle. Son roman suivant, Sombre dimanche (Albin Michel), plus ample, plus classiquement romanesque, fresque d’un pays, la Hongrie, et d’une famille, les Mandy, a remporté le Prix Inter 2013. Les romans de Tristan Garcia, à rebours de sa philosophie volontiers iconoclaste, s’attachent à une esthétique romanesque entièrement héritée du XIXe siècle et du roman-feuilleton français. Redonner un souffle romanesque et classique à des épopées contemporaines : celle des années 1980 en France, des années sida (La meilleure part des hommes, Gallimard, 2008), puis d’une jeunesse aux rêves révolutionnaires avortés (Faber, Gallimard, 2013). On note, malgré le souffle certain de ces romans, une certaine platitude (ou neutralité) stylistique, au demeurant parfaitement revendiquée – là n’est pas le propos, pour Tristan Garcia, qui cherche bien plutôt à investir le présent qu’à le ré-enchanter. Nous pourrions enfin signaler les noms de plusieurs plumes prometteuses : Clément Bénech (Un été slovène, Lève-toi et charme, Flammarion, 2013 et 2015, à la sensibilité proche d’un Toussaint, ou d’un Modiano), François-Henri Désérable (Tu montreras ma tête au peuple, Évariste, Gallimard, 2013 et 2015, qui revisitent des épisodes de la 21 Révolution française) ou encore Cécile Coulon (auteure de quatre romans, à l’écriture alerte, aux éditions Viviane Hamy), qui ont moins de trente ans, et affirment déjà une vision propre du monde et de la littérature. 22