écrivains français, une nouvelle vague

Transcription

écrivains français, une nouvelle vague
 ÉCRIVAINS FRANÇAIS,
UNE NOUVELLE VAGUE
Panorama de la nouvelle scène littéraire française
1 La Société européenne des auteurs propose ici une présentation des différents
courants et problématiques de la nouvelle scène littéraire française afin d’en offrir
une meilleure lecture. À travers des focus sur les auteurs majeurs et prometteurs, les
lignes de force, le travail des genres et des formes, les tensions et les thèmes qui
animent les écrivains français en ce début de XXIe siècle, ce document offrira une
lisibilité précieuse aux chargés de droits étrangers, aux éditeurs ainsi qu’aux
différents postes de l’Institut français dans le monde.
2 Méthode
Nous nous sommes fixés certaines contraintes pour cibler notre approche.
Nous nous sommes concentrés presque exclusivement sur la jeune scène littéraire
française, l’idée étant de parvenir à cerner un paysage encore en formation et en
mouvement, de s’en approcher au plus près afin de mettre en lumière les écritures, les
figures, les problématiques qui nous paraissent les plus significatives. Les auteurs de la
génération antérieure, déjà largement lus, étudiés, traduits, ont atteint la
reconnaissance et ne nécessitent plus cet éclairage particulier.
Sur le modèle de la liste, élaborée par la revue anglaise Granta, des 25 meilleurs auteurs
de moins de 30 ans, nous essaierons de tracer ainsi les tendances de la nouvelle scène
littéraire française, en étudiant les différents auteurs qui la composent.
3 Épisode 1
I – Renouvellement des formes traditionnelles du récit
a/ L’épopée contemporaine
b/ Un nouveau lyrisme
II - Nouvelles manière de lire l’Histoire
III – Un nouveau rapport au document
IV– L’ouverture des frontières, ou comment le journalisme rejoint la littérature
Épisode 2
V – Le travail sur les genres et les formes
VI – Extension du domaine de la langue
VII – Univers parallèles
VIII – Un classicisme romanesque renouvelé
4 Introduction
Un vent souffle sur la jeune littérature française.
Les grands débats autour du repli de la littérature hexagonale, de son nombrilisme et
des impasses de l’auto-fiction semblent déjà bien loin. Elle a rejoint le monde, si tant
est qu’elle ne l’ait jamais quitté. Elle a dépassé les frontières nationales, ouvert le débat,
les vannes, et s’est reprise d’intérêt pour le réel.
Elle est d’une vitalité et d’une diversité saisissantes.
La nouvelle scène littéraire française s’emploie visiblement à dépasser le traditionnel
clivage entre le travail formel et l’ambition narrative. Elle se situe dans l’élan
romanesque, le souci du récit, tout en travaillant au nécessaire renouvellement des
formes. Elle se rapproche du réel tout en s’en détachant, en se basant sur une confiance
renouvelée accordée au document.
Ce n’est plus l’imagination qui, par des détours intérieurs, est censée percer la coque
des choses, mais bien le matériel (entretien, biographie, enquête, etc.), lequel, régurgité
par l’écrivain, est censé offrir une vision plus juste et plus pertinente du monde. De
nombreux écrivains de ce début de XXIe siècle ont choisi cette voie : Maylis de
Kerangal, Olivia Rosenthal, Joy Sorman, Emmanuelle Pireyre, Mathieu Larnaudie,
Philippe Vasset, notamment.
L’Histoire aussi est largement réinvestie pour donner naissance à des formes
romanesques nouvelles, dans les livres de Patrick Deville, de Mathias Énard ou d’Eric
Vuillard.
Et chez d’autres auteurs encore (Ferrari, Kerangal, Minard), ce sont les différents
genres littéraires, comme l’épopée, la chanson de geste ou la forme lyrique, qui sont
réinterprétés.
5 Sans que l’on s’en rende tout à fait compte parfois, la littérature française a repris un
second souffle. Travaillée par les questions de la langue (souvent métissée par les
langages techniques ou oraux), du matériau, de l’Histoire, du présent, du réel (et non
plus, véritablement, de l’imaginaire), elle déborde ses anciens cadres, elle surprend,
essaie, échafaude. Elle est rentrée de plain-pied dans le XXIe siècle.
6 Épisode 1
I – Renouvellement des formes traditionnelles du récit
a/ L’épopée contemporaine
Chaque nouvelle scène ou génération doit nécessairement s’atteler à un
renouvellement des formes traditionnelles du récit. C’est une manière de passage
obligé : s’approprier les formes et les genres.
On assiste depuis quelques années, en même tant qu’à l’établissement d’un nouveau
« pacte de confiance » romanesque, à une relecture de l’épopée antique, de la chanson
de geste, de la tragédie (comme on avait pu notamment l’observer à l’époque
romantique ou au début du XXe siècle), comme un nouvel élan vers l’histoire et la
fiction.
Les deux derniers romans de Maylis de Kerangal, l’une des figures les plus
importantes de cette nouvelle scène française, reposent sur deux relectures : de
l’épopée avec Naissance d’un pont (Verticales, 2010) et de la chanson de geste
médiévale avec Réparer les vivants (Verticales, 2014). Le premier roman retrace
l’immense chantier de la construction d’un pont dans la ville fictive de Coca, en
Californie. De nombreux personnages se mêlent dans cette grande aventure collective.
Le deuxième roman se présente comme une danse funèbre autour du corps d’un héros,
dont les chirurgiens s’apprêtent à transplanter les organes. À travers cette histoire
poignante et très tenue d’un passage de témoin, ce sont les questions du corps
embaumé et vidé, de la mort et du destin collectif d’une trajectoire strictement
individuelle qui sont traitées avec virtuosité. Porté par une langue extrêmement
7 musicale et un grand sens du récit, Réparer les vivants, récompensé par de nombreux
prix, a suscité un immense enthousiasme critique et populaire.
Un autre genre, aussi éloigné spatialement et temporellement que possible de la
tradition française, le western, a donné lieu, en 2013, à une revigorante relecture.
Céline Minard, romancière née en 1969, publie alors Faillir être flingué (Éditions
Rivages, Prix Inter 2014). À partir de ce genre connoté et en un sens dépassé, elle
parvient à créer et installer un paysage littéraire, se superposant à cette wilderness
américaine, qui est le véritable sujet du livre. Semblable à un alcool fort, le roman
brasse une quantité de personnages issus de l’imaginaire de l’Ouest américain, brutes,
paumés, brigands, pionniers, Indiens. Un souffle à la fois sec et vibrant en émane.
Chacun des livres précédents de Céline Minard constituait déjà un univers unique et
cohérent : Dernier monde (Denoël, 2007), épopée post-apocalyptique du dernier
homme sur Terre, subversion du biopic avec Olimpia (Denoël, 2010) ou encore So
Long Luise (Denoël, 2011), monologue en forme d’adieu d’une romancière
vieillissante. Céline Minard est sans doute l’auteur de sa génération au parcours le plus
libre, chaque livre venant en apporter une nouvelle preuve.
b/ Un nouveau lyrisme
Jérôme Ferrari s’est imposé, en six romans, comme une figure centrale de la nouvelle
scène littéraire française.
Portés par une prose ample, musicale et par un œil philosophique glissant sur les
choses, ses romans réinventent un lyrisme contemporain, puissant, minéral, alliant
exigence littéraire et sens du récit.
Un dieu un animal (Actes Sud), récit d’un enrôlement dans l’armée, révélait, en 2009,
un auteur prometteur. Où j’ai laissé mon âme (Actes Sud, 2010, Prix Roman France
Télévisions) suivait trois personnages autour de la thématique de la torture durant la
guerre d’Algérie. Le sermon sur la chute de Rome (Actes Sud, Prix Goncourt 2012, fait
important car il est le signe d’une reconnaissance « académique » de cette nouvelle
8 génération littéraire) suivait le parcours de deux amis d’enfance, partis à Paris et
revenant en Corse pour monter un bar, c’est-à-dire créer un monde. Le roman
retraçait par ailleurs le parcours sur trois générations d’une famille corse, entre
guerres, exils et mésaventures, explorant avec virtuosité (et sous l’égide de Leibniz et
Saint-Augustin) l’idée d’une infinité de mondes (ou monades leibniziennes) coexistant
et mourant sans cesse.
Yannick Haenel s’efforce, dans un registre différent, d’établir lui aussi les lignes d’un
lyrisme contemporain, assez proche de celui de son éditeur Philippe Sollers, puisant
tous deux dans la même lignée : Rimbaud, Nietzsche, Lautréamont, notamment.
Cercle (Gallimard, 2007) suivait l’errance existentielle (et européenne) d’un double de
l’auteur en quête d’absolu.
Jan Karski (Gallimard, 2009, Prix Interallié), libre variation autour de la figure du
grand résistant polonais, consistait en une tentative littéraire de réinvestir l’Histoire. La
dernière partie du livre, dans laquelle Haenel donnait la parole à Jan Karski, dans un
monologue libre et fictionnel, donna lieu à une violente polémique entre Claude
Lanzmann et l’auteur autour de la marge de liberté de l’écrivain face aux faits
historiques. Pour Haenel, la littérature interroge, pose les questions, peut s’aventurer là
où l’Histoire est tenue, par essence, de se retirer.
Son dernier roman en date, Les renards pâles (Gallimard, 2013), imaginait une
insurrection secouant la capitale française, menée par un mystérieux groupe de
terroristes brûlant leurs papiers et lançant des anathèmes situationnistes.
Porté par une radicalité finalement peu commune dans la littérature française du début
du XXIe siècle, le travail de Yannick Haenel se développe sur une crête risquée,
captivante.
9 II/ Nouvelles manière de lire l’Histoire
Eric Vuillard, né à Lyon en 1968, s’efforce depuis plusieurs livres de relire l’Histoire
d’un nouvel œil, d’en tracer une réécriture à hauteur d’homme.
Dans Congo et La bataille d’Occident (parus tous deux chez Actes Sud en 2012),
Vuillard décale le regard sur l’Histoire, qui devient un récit singulier, porté par une
voix ironique, décalée. La langue de Vuillard, précise et très travaillée, sonne avec une
grande force. Dans ces récits où tout (ou presque) nous est connu, tout semble neuf.
Son dernier ouvrage, Tristesse de la terre (Actes Sud, 2014), reproduit ce procédé à
propos du massacre des Indiens d’Amérique et du Wild West Show, tournée sans fin
de Buffalo Bill censée représenter la civilisation indienne et qui représente, pour
Vuillard, la première émanation de la société du spectacle.
Plusieurs autres auteurs, comme Patrick Deville (Pura Vida, Equatoria, Peste &
Choléra, Le Seuil) ou Mathias Énard (Zone, Parle-leur de batailles, de rois et
d’éléphants, Actes Sud), essaient eux aussi d’élaborer un nouveau rapport, à la fois
charnel et intellectuel, à l’Histoire.
III – Un nouveau rapport au document
Le document, comme base du travail littéraire, a repris depuis environ une décennie
une grande importance dans le paysage français. Plus l’on s’éloignait d’une avant-garde
considérée comme vaine et d’un Nouveau Roman exsangue, plus la littérature
française s’est rapprochée du réel et du document. Parfois en direction d’un réalisme
sans grande envergure, parfois dans d’autres directions plus élaborées, prenant appui
sur le réel, l’enquête, ou sur un matériel écrit pour proposer tout autre chose. Les deux
tomes de Devenirs du roman, parus en 2007 et 2014 aux éditions Inculte, en
témoignent. 25 écrivains, dont Oliver Rohe, Mathieu Larnaudie, Vincent Message,
Claro, Arno Bertina, Thomas Clerc, Joy Sorman ou Maylis de Kerangal détaillent,
10 dans le deuxième volume intitulé Écriture et matériaux, leur rapport au document.
Quelles sources et comment les utiliser, dans quels genres s’inscrire ensuite : autant de
questions qui semblent travailler l’écriture contemporaine.
L’auteure la plus emblématique de ce rapport au document, à l’enquête, à la parole
brute est sans doute Olivia Rosenthal, qui s’appuie, dans chacun de ses livres, sur une
parole directe recueillie dans différents lieux et milieux sociaux (détenus, éleveurs,
ouvriers, migrants), travaillant ensuite leur oralité, leur mouvement, leur origine pour
créer des objets hybrides et singuliers.
On n’est pas là pour disparaître (Verticales, 2007) essayait de capter la perte de la
mémoire et le délitement de la parole chez un Monsieur T. atteint de la maladie
d’Alzheimer. La littérature, comme quête du langage qui se dérobe.
Que font les rennes après Noël ? (Verticales, prix du livre Inter 2011), sans doute l’un de
ses livres les plus aboutis, mettait en parallèle le parcours d’une jeune fille se voyant
refuser par ses parents un animal domestique avec la parole de professionnels
travaillant en contact avec les animaux.
Ils ne sont pour rien dans mes larmes (Verticales, 2012) « montait », comme dans un
documentaire, les paroles de différents spectateurs face aux films ayant changé leur vie.
On voit bien que la parole recueillie n’est qu’un point d’appui ou une base de
lancement pour déclencher l’élan proprement littéraire d’un texte.
Philippe Vasset exploite, quant à lui, une documentation plus géographique, à savoir
ses propres enquêtes sur le terrain. Ses ouvrages s’appuient chacun sur un parcours
réel pour dériver ensuite, éventuellement, vers des zones plus fictives (comme dans La
Conjuration (Fayard, 2013) où le narrateur invente une secte, « dernière œuvre
possible au XXIe siècle »).
Journal intime d’un vendeur de canons (Fayard, 2009) dépeignait l’activité, de manière
très fidèle et documentée, d’un marchand d’armes.
Dans Un livre blanc (Fayard, 2007), Philippe Vasset était parti enquêter sur ces zones
blanches ou « grises » des cartes de la région parisienne, qui cachent, plus que des
11 trésors merveilleux, des recoins que l’on ne veut pas voir, des repoussoirs qui nous
renseignent largement sur l’organisation de nos cités.
Il s’agit donc toujours, dans les livres de Philippe Vasset, d’une sorte de manifeste
poétique et politique : explorer le réel toujours plus loin vers ses zones d’ombre, ses
replis, ses absences. Se dépouiller de tout lyrisme pour créer une poétique de la
topographie.
Le travail de Joy Sorman s’inscrit pleinement dans ce rapport contemporain au
document, à l’enquête, au matériau brut. Tous ses ouvrages se basent sur une enquête
préalable. Comme une bête (Gallimard, 2012) suivait le parcours d’un jeune homme,
Prim, passionné par son métier de boucher. Interrogeant notre rapport à l’animalité, à
la viande, ce roman modernise une veine néo-naturaliste à travers l’exploration d’un
corps de métier, et de son langage propre.
La relation trouble et complexe entre l’homme et l’animal est également au centre de
son dernier roman, La peau de l’ours (Gallimard, 2014), qui donnait la parole à un
personnage hybride, né de l’union d’une femme et d’un ours, et qui conte son errance
malheureuse dans le monde.
Le rapport d’Emmanuelle Pireyre au document est quant à lui tout à fait différent.
Cette auteure née en 1969 à Clermont-Ferrand exploite en effet une large
documentation, principalement journalistique, pour recréer un monde poétique à part
entière, tout en jeux littéraires et second degré. Ses ouvrages mêlent ainsi plusieurs
niveaux de langage et genres d’écrits autour de thèmes centraux de la société
contemporaine, la violence, le tourisme, le couple, etc. Les discours mâchés et officiels,
les usages écrits et parlés de la langue sont détournés dans une visée comique et
poétique. Féérie générale (Éditions de l’Olivier, Prix Médicis 2012) se déployait ainsi
autour de plusieurs plots, ou chapitres (« Comme faire le lit de l’homme non schizoïde
et non aliéné ? », « Friedrich Nietzsche est-il halal ? »), chacun se basant sur une
enquête précise de linguistique des idées reçues, entièrement détournées.
12 Tous ces micro-récits s’enchâssent les uns dans les autres, laissant le lecteur étourdi et
saisi – le laissant surtout face à la vacuité des échanges de signes de ce début de siècle.
Pireyre invente un nouveau regard sur nos codes sociaux et linguistiques, et s’efforce
d’inventer une nouvelle poétique à partir de l’épuisé : notre langue de communication.
IV – L’ouverture des frontières, ou comment le journalisme rejoint la
littérature
La littérature française contemporaine a ouvert ses portes. Le monde est devenu son
sujet. Le fait que le journalisme se mêle à la littérature, l’infuse, n’y est pas étranger.
Toute une génération d’écrivains-journalistes (parmi lesquels Jean Rolin, Patrick
Deville, Olivier Rolin, Jean Hatzfeld) s’est démarquée, depuis une trentaine d’années,
par l’originalité de ses angles d’approches et sa recherche formelle.
Il convient de rappeler (en faisant une très courte entorse à notre règle de départ)
l’importance, dans ce cadre, de l’œuvre en cours de Jean Rolin. L’un des plus
accomplis prosateurs de la littérature contemporaine poursuit ses explorations
géographiques et poétiques : en quête des chiens errants (Un chien mort après lui, POL,
2009), d’une star de la pop dans Los Angeles (Le Ravissement de Britney Spears, POL,
2011), autour du périphérique parisien (La Clôture, POL, 2002), des ports français
(Terminal Frigo, 2005), ou à travers l’Afrique (L’explosion de la durite, 2007), il s’agit à
chaque fois d’une forme unique, d’une dérive géographique pleine d’élégance et
d’humour, dans une langue héritée à la fois de Conrad et de Proust.
Une nouvelle génération d’écrivains (accessoirement voyageurs et journalistes)
commence à émerger, dont Sylvain Tesson est l’une des figures les plus marquantes.
Dans les forêts de Sibérie (Gallimard, 2011, Prix Médicis Essai) est un remarquable récit
de sa « retraite » dans une cabane en Russie. Manuel de savoir-vivre dans le
dénuement, à la manière de Walden de H.D. Thoreau, cet ouvrage renoue avec la
tradition d’une « pensée en marche », comme jaillie de la solitude et du contact avec la
13 nature. Sylvain Tesson a par ailleurs publié des recueils de nouvelles (Une vie à coucher
dehors, Gallimard, Prix Goncourt de la nouvelle 2009 ; S’abandonner à vivre,
Gallimard, 2014), témoignant d’un réel intérêt pour ce genre étonnamment délaissé
par les auteurs français.
Sylvain Prudhomme est un jeune romancier né en 1979 qui défriche lui aussi des
terres nouvelles : Là, avait dit Bahi (paru en 2012 dans la précieuse et toujours
inventive collection L’Arpenteur, chez Gallimard) reposait sur le monologue d’un
camionneur algérien, réinvestissant cinquante ans d’histoire du pays.
Son dernier roman, Les grands (Gallimard, 2014), unanimement salué par la critique,
est une autre grande réussite romanesque. Décrivant une journée dans la vie d’un exmusicien de Guinée-Bissau à la veille d’un coup d’État, c’est un roman plein de finesse
et de saveurs, mêlant les dialogues et le récit, situé quelque part entre Claude Simon et
le reportage poétique.
Julien Blanc-Gras s’inscrit quant à lui dans une veine plus ludique avec des récits de
voyage drôles et enlevés comme Gringoland (Au Diable Vauvert, 2005), un délirant
voyage américain, puis Touriste (Au Diable Vauvert, 2011), suite de vignettes dessinant
un auto-portrait de l’homme moderne en touriste, et Paradis (avant liquidation) (Au
Diable Vauvert, 2013) sur la prochaine et probable disparition des îles Kiribati,
menacées par la montée des eaux.
Chez d’autres auteurs, la littérature et le journalisme ne forment qu’une seule et même
entité, donnant lieu à une sorte de non-fiction novel américaine, ou à un journalisme
littéraire. Emmanuel Carrère est l’écrivain le plus important de cette veine,
s’appuyant, depuis son livre L’adversaire (POL, 2009), sur le réel, l’enquête, le
journalisme pour écrire ses récits – mais inutile de présenter son œuvre qui est l’une
des plus lues en France et traduites à l’étranger.
Adrien Bosc s’inscrit lui dans la tradition américaine inaugurée par De sang froid, de
Truman Capote. Si son premier roman, Constellation (2014), manque peut-être encore
14 d’envergure et de souffle, il symbolise bien (à travers également les deux revues,
Feuilleton et Desports, qu’il a créées en 2011 et 2013) la nouvelle tendance française à
vouloir s’emparer du réel avec les armes de la fiction.
15 Épisode 2
V – Le travail sur les genres et les formes
L’héritage des avant-gardes des années 60 et 70 est aujourd’hui largement déconsidéré,
ou plutôt négligé ou ignoré, par la nouvelle génération d’écrivains. Le réalisme, sous
ses différentes versions, règne en maître. Toutefois, de nombreux auteurs tentent et
expérimentent des formes nouvelles. Les éditions de Minuit, à la pointe de ce
formalisme passé, demeurent la marque déposée, en quelque sorte, de ces tentatives. La
plupart des auteurs qui y publient leurs ouvrages sont marqués par cet héritage, qu’ils
essaient de renouveler : Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Eric Chevillard, Eric
Laurrent, Tanguy Viel, ainsi qu’une nouvelle venue : Julia Deck, qui a publié deux
romans très intéressants (Viviane Elisabeth Fauville en 2012, et Le Triangle d’hiver en
2014), s’inscrivant dans cette filiation. Vincent Almendros, auteur lui aussi de deux
romans aux éditions de Minuit, Ma chère Lise, 2011 et Un été, 2015, récits faisant
montre d’une grande délicatesse et sensibilité, pourrait également être rattaché à ce
mouvement. Notons, au passage, l’importance de l’œuvre d’Eric Chevillard, peut-être
pas encore bien saisie par les observateurs contemporains, à la différence des travaux
d’Echenoz et de Toussaint. Ses livres, tout en finesse, humour et subversion, forment
un parfait manuel contemporain de décapage des genres littéraires dominants.
Arrêtons-nous un instant sur une figure pour l’instant plus méconnue de ce paysage :
Thomas Clerc. Cet auteur offre dans chaque livre une forme littéraire unique,
s’inscrivant, dans le ludisme obsessionnel de ses propositions, dans la filiation directe
de Georges Pérec.
16 L’homme qui tua Roland Barthes (Gallimard, L’Arpenteur, 2010) est un recueil de 18
nouvelles, prenant chacune appui sur l’artiste (mort, assassiné ou suicidé) au centre du
récit.
Paris, musée du XXIe siècle (Gallimard, 2007) reposait sur une exploration
systématique du Xe arrondissement de Paris, dont chaque rue, chaque enseigne était
scruté avec humour et acuité.
Intérieur (Gallimard, 2013), qui a rencontré une véritable reconnaissance critique et
publique, propose un autre défi censément absurde : explorer, en 400 pages,
l’intégralité de l’appartement de 55 m2 de l’auteur, la tache donnant lieu à une
magnifique et délirante odyssée du minuscule.
Pierre Senges est une autre figure importante de notre paysage littéraire. Chacun de
ses ouvrages repose, là aussi, sur des formes uniques, marquées par une virtuosité, une
érudition et un éclatement qui se réfèrent notamment aux fragments de Lichtenberg
(le livre éponyme de Pierre Senges, paru en 2008, prolonge le foisonnement et la
fantaisie encyclopédique de l’auteur allemand). Notons, parmi la quinzaine de livres
publiés, les admirables Ruines-de-Rome (Verticales, 2002, dans lequel un passionné de
botanique menait dans sa ville une sédition végétale), Veuves au maquillage
(Verticales, 2000), ou Études de silhouettes (2010), qui prolongeait et amplifiait des
notes de Kafka.
Il faut également signaler le travail de Chloé Delaume, qui s’applique, avec rage et
humour, à renouveler le genre de l’auto-fiction, de Jean-Baptiste Gendarme,
spécialiste de l’art de la miniature, ou encore d’Oliver Rohe, qui s’inscrit, par le flot
langagier et le travail formel, dans la filiation directe de Thomas Bernhard.
17 VI – Extension du domaine de la langue
Mathieu Larnaudie poursuit de livres en livres une recherche concernant les langages
contemporains, et tente, lui aussi, de créer les lignes de force d’une possible épopée
contemporaine. Acharnement (Actes Sud, 2012) s’efforçait de démonter les
mécanismes de la rhétorique politique à travers l’étude d’un parti de droite et de sa
« plume » officielle.
Dans Les Effondrés (Actes Sud, 2010), titre désignant les victimes de la crise financière
de 2008, Larnaudie laissait sa phrase s’allonger et se complexifier, à l’image de la
réalité, tentant de substituer à l’âpreté contemporaine un nouveau lyrisme.
Pierric Bailly est né en 1982. Son premier roman, Polichinelle (POL), a été
unanimement salué à sa parution, en août 2008. Il y proposait une passionnante et
habile réinvention du langage oral (en l’occurrence celui d’une bande de jeunes
jurassiens, éperdus et ardents) coulé dans le langage écrit. En 2011, il publie Michael
Jackson (POL), qui contrairement à ce que son titre indique, n’évoque aucunement le
chanteur américain mais subvertit plutôt le roman d’apprentissage à trois avec humour
et finesse psychologique. Ce qui frappe surtout c’est le ton si singulier de ce jeune
auteur, déjà si affirmé.
Un des auteurs les plus attendus et novateurs de cette nouvelle génération.
C’est au parcours d’une Bovary moderne que s’est attelée Sophie Divry dans son
troisième roman, La condition pavillonnaire (Noir sur Blanc), paru à l’automne 2014.
Rédigée à la deuxième personne du singulier, ce roman déroule, dans une voix sans
faille, un parcours banal jusqu’à l’écœurement d’une fille devenue une femme, dans
tous ses aspects, observés avec justesse. Le Prix Wepler-La Poste a accordé sa mention
spéciale à cette prose délicate et musicale, à cette observation ironique, et presque
sociologique, des travers d’une vie contemporaine.
18 VII – Univers parallèles
En s’éloignant du réalisme triomphant, ces auteurs choisissent la voie de l’imaginaire
en créant des mondes fictionnels complexes, qui portent un autre éclairage sur le réel.
François Beaune est parvenu à mettre au point, en deux romans, un monde absurde et
trouble marqué par un sens du décalage anglo-saxon. Un homme louche (Verticales,
2009) suivait, avec beaucoup d’humour, le parcours d’un homme marginal glissant
vers la démence. Un ange noir (Verticales, 2011), récit d’une traque, creusait cette veine
baroque. Dans son dernier livre, La lune dans le puits (Verticales, 2013), il a recueilli
des « histoires vraies » de l’ensemble du pourtour méditerranéen.
Jocelyn Bonnerave a lui aussi montré en deux livres qu’il possédait une poétique toute
particulière. Nouveaux indiens (Le Seuil, 2009) suivait l’enquête d’un jeune
anthropologue français aux Etats-Unis. Ce roman musical (pensé pour sa mise en
voix) réinvestit et subvertit les codes du récit de voyage et du roman policier.
L’homme-bambou (Le Seuil, 2013) repose sur le monologue halluciné d’un personnage
devenant un végétal. Le langage suit l’évolution de cette métamorphose, mutant elle
aussi au court du récit.
Bernard Quiriny s’est fait remarquer par d’habiles nouvelles, dans la lointaine lignée
de Jorge Luis Borges ou de Marcel Aymé, réunies dans les recueils L’angoisse de la
première phrase (Phébus, 2005), Contes carnivores (Le Seuil, 2008) ou Une collection
très particulière (Le Seuil, 2012). Puis, deux romans ont confirmé son talent : Les
Assoiffées (Le Seuil, 2010) et Le Village évanoui (Flammarion, 2014). Le premier
imaginait la Belgique plongée dans une dictature féministe. Le second s’immergeait
dans un village français brusquement coupé du monde, au XXIe siècle. Autant de
situations extravagantes qui lui permettent de creuser la veine orwellienne du récit
d’anticipation, capable mieux qu’un autre de saisir le monde contemporain.
19 Claro, romancier et également grand traducteur de l’américain, s’attache à créer des
machines romanesques. Passionné par le post-modernisme d’auteurs comme
Danielewski, Gaddis ou Pynchon, qu’il traduit par ailleurs, Claro met au point des
formes complexes et uniques dans des romans comme CosmoZ (Actes Sud, 2010). Son
dernier ouvrage, Tous les diamants du ciel (Actes Sud, 2012), réinventait les années 70,
entre libération et paranoïa, en se basant sur l’épisode réel du village de Pont-SaintEsprit, intoxiqué de LSD par la CIA.
VIII – Un classicisme romanesque renouvelé
Le roman ne cesse de remettre à neuf ses vieux habits. Plusieurs jeunes écrivains,
notamment, s’attachent à redonner de la vigueur au roman « classique » et au grand
héritage du XIXe siècle français.
Cloé Korman, auteure née en 1983, est parvenue, en deux livres, à retenir l’attention et
à imposer une certaine poétique romanesque. Les Hommes-couleurs (Le Seuil, Prix du
livre Inter 2010) conte l’épopée d’un chantier de métro à Mexico, qui se révèle être un
souterrain vers les Etats-Unis. Sur une trame complexe, foisonnante, Cloé Korman
développe une écriture précise et sensible.
Les Saisons de Louveplaine (Le Seuil, 2013) suit le parcours de Nour, arrivant seule en
France, en Seine-Saint-Denis, à la recherche de son mari perdu, Hassan. Ce
remarquable roman, plein de bruits, de sensations, s’appuie sur une langue
puissamment évocatrice, semblant tirer sa poésie d’une science des lieux, d’un mystère
des situations, comme si le trouble naissait, à rebours, de la précision.
Aurélien Bellanger s’inscrit sans équivoque dans la tradition du roman dixneuvièmiste, et particulièrement balzacien, ainsi que dans la lignée directe de l’œuvre
de Michel Houellebecq. Ses deux romans (La théorie de l’information, Gallimard,
2012, et L’aménagement du territoire, Gallimard, Prix de Flore 2014), dont les titres
20 sont parfaitement éloquents, s’efforcent, par une mécanique fictionnelle classique, de
dépeindre les deux mondes en question. L’originalité du propos est de pousser la
logique « wikipédienne » à son paroxysme, et de parvenir à une écriture neutre, pur
objet romanesque, capable, dans le meilleur des cas, de reproduire la beauté des
machines, des sciences, et le fonctionnement du monde contemporain. Son ambition
frappe par l’articulation d’une ambition et d’une forme romanesque anciennes (l’idée
balzacienne d’embrasser l’ensemble de la société) et d’une extrême contemporanéité
(son sujet).
Alice Zeniter est apparue sur la scène littéraire française avec un roman intitulé Jusque
dans nos bras (Albin Michel, 2010), où une jeune et ardente narratrice reformulait
l’expérience quotidienne d’une jeunesse et d’une banlieue françaises, au début du XXIe
siècle. Son roman suivant, Sombre dimanche (Albin Michel), plus ample, plus
classiquement romanesque, fresque d’un pays, la Hongrie, et d’une famille, les Mandy,
a remporté le Prix Inter 2013.
Les romans de Tristan Garcia, à rebours de sa philosophie volontiers iconoclaste,
s’attachent à une esthétique romanesque entièrement héritée du XIXe siècle et du
roman-feuilleton français. Redonner un souffle romanesque et classique à des épopées
contemporaines : celle des années 1980 en France, des années sida (La meilleure part
des hommes, Gallimard, 2008), puis d’une jeunesse aux rêves révolutionnaires avortés
(Faber, Gallimard, 2013). On note, malgré le souffle certain de ces romans, une
certaine platitude (ou neutralité) stylistique, au demeurant parfaitement revendiquée –
là n’est pas le propos, pour Tristan Garcia, qui cherche bien plutôt à investir le présent
qu’à le ré-enchanter.
Nous pourrions enfin signaler les noms de plusieurs plumes prometteuses : Clément
Bénech (Un été slovène, Lève-toi et charme, Flammarion, 2013 et 2015, à la sensibilité
proche d’un Toussaint, ou d’un Modiano), François-Henri Désérable (Tu montreras
ma tête au peuple, Évariste, Gallimard, 2013 et 2015, qui revisitent des épisodes de la
21 Révolution française) ou encore Cécile Coulon (auteure de quatre romans, à l’écriture
alerte, aux éditions Viviane Hamy), qui ont moins de trente ans, et affirment déjà une
vision propre du monde et de la littérature.
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