Evana 4_BAT

Transcription

Evana 4_BAT
Philip Le Roy
Evana 4
Préambule
« FIN »
D’un coup d’ongle, je clique pour enregistrer. Je
bascule en arrière, le dos collé au fauteuil, et détache
mon regard de l’écran. L’ordinateur portable luit au
milieu des coupures de presse, des blocs-notes noircis
de pattes de mouche, des microcassettes de dictaphone,
des CD-Rom, des vidéos.
Sur la chaîne, O.C. Blues interprète A Change Is
Gonna Come.
Ai-je eu raison de tout dévoiler ?
J’hésite encore à conserver les deux derniers chapitres.
Mes yeux se posent à nouveau sur l’épilogue que je
viens de taper.
Il faudra bien que j’expose les faits un jour ou l’autre.
On m’y forcera. Tout est de ma faute, pourtant ce n’est
pas moi qui ai tué. Cette histoire va ébranler ceux qui
en prendront connaissance. Les premiers lecteurs
seront des flics. Puis il y aura les avocats, les juges, les
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journalistes, un éditeur peut-être, et enfin le public
pour qui on devra changer les noms.
On sonne à la porte d’entrée.
Je relis les dernières lignes qui enveniment mes
pensées :
… Entraîné dans l’action comme une feuille dans
un torrent, son bras se raidit en direction du hall, la
ligne de mire calée entre les omoplates de la folle
qui…
Des pas dans l’escalier.
… lui masquait…
Evana 4
Préambule
— Mounette, tu es en haut ?
Je fais glisser toute ma documentation dans un tiroir
que je ferme à clef. Continuer à lire. Comme si je n’entendais pas.
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… Et s’échappa de ce cauchemar au plus vite…
— Mounette ?
Certes, j’ai dû éclairer les zones d’ombre en recourant
à ma logique, à mon intuition, à mon imagination, à
ma connaissance des acteurs de ce drame dont je suis
à l’origine. J’ai extrapolé pour rendre l’ensemble plus
lisible, plus cohérent. Mais l’essentiel est là.
Formatée comme un thriller, divisée en trois parties,
la vérité n’en est pas moins dans ces pages.
La porte du bureau s’ouvre.
— Ah ! Tu es là ? Pourquoi tu ne réponds pas ? La
police est en bas. Le commissaire Narco est là aussi.
Il est venu de Nice pour t’interroger… Bon sang,
peux-tu m’expliquer ce qui se passe ?
… Dans un roman ou dans un film, elle aurait peu
de chances de s’en tirer, la morale réprouverait…
— Demande-leur de patienter quelques minutes,
je mets un point final à ma déposition.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Elle fait quatre cents pages. Ils vont être servis.
— Tu vas leur donner ton… ton roman… ?
— Dans quelques secondes, on va m’arrêter et m’accuser d’un crime. Un crime parfait puisque je n’en suis
pas l’auteur. Alors, il faut au moins ça pour en démonter le mécanisme et essayer de me disculper, vu que la
seule personne capable de le faire a été assassinée.
— Ton roman… c’est une… déposition ?
— Une minute, s’il te plaît.
… Pardonnons aux assassins, car ils ne savent pas ce
qu’ils font.
FIN
— Voilà, je suis prête.
— À la bonne heure !
J’éteins mon ordinateur, le ferme et l’emporte sous
le bras pour le remettre à la police.
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Première partie
Doigt sur la détente,
Marionnette tu as tiré
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Les lacets convulsifs entre les oliviers et les pins font
pencher la moto qui brûle les kilomètres. Une famille
entassée dans une Citroën Xsara Picasso lambine dans
le collimateur de la bécane. Sur la banquette arrière, les
gosses chahutent. Coller la signature d’un artiste sur la
carrosserie d’une bagnole relève du mauvais goût. Verrat-on bientôt une Fiat Fellini ou une Ford Hemingway?
D’un mouvement de poignée, la Yamaha est propulsée
sur la voie de gauche. Une voiture surgit en face, au
détour d’un virage. Une queue-de-poisson, trois appels
de phares et deux coups de klaxon plus tard, la route
est dégagée. À un dixième de seconde près, l’histoire
s’arrêtait là. Mystère des contingences et étrangeté de
la vie, si précaire et si tenace.
La manœuvre a fait bouger le pistolet dans la poche
intérieure du blouson de cuir. L’arme pèse de plus en
plus, à mesure que la destination approche.
Un cycliste pelliculé dans une combinaison fuchsia
avale en danseuse une côte raide comme une érection.
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Doigt sur la détente, Marionnette tu as tiré
La moto le dépasse à la vitesse d’un courant d’air en
hurlant ses cylindrées. Six cent soixante centimètres
cubes contre deux mollets durs.
La visibilité sous le casque intégral est soudain troublée
par une mèche rousse. Pas le temps de s’arrêter, il s’agit
d’être à l’heure au mariage. Rétrogradation, épingle à
cheveux, accélération.
Dans quelques minutes, ce sera terminé.
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L’église est bondée, saturée de murmures caverneux, de
grincements de bancs, de toux sporadiques. On y prêche
à guichet fermé. Cachées derrière leurs lunettes teintées,
des stars du septième art sont venues se faire voir
incognito. Leur nombre frôle le quota de gotha au-delà
duquel la nef basculerait en plateau de cinéma.
Au terme d’un simulacre d’homélie frisant l’hérésie,
la musique jaillit d’une sono invisible. Déferlement de
jerks métalliques, de couacs synthétiques, de cloches
électroniques, de bips psychédéliques.
Messe pour le temps présent de Pierre Henry et
Michel Colombier, remixé par Fatboy Slim.
Les futurs époux marchent vers l’autel où les attend
un curé griffé Don Camillo. Enrobée d’un nuage
de blanc, la mariée semble en plein défilé. Kristen
McKenzie est mannequin. Un statut certifié par sa
blondeur angélique, sa démarche déliée, ses mensurations étalonnées, ses yeux aussi bleus qu’une piscine
en plein soleil, sa bouche immense, son air évaporé.
Le marié, Zender Arbacan, est producteur de films.
Élancé, racé, bronzé, charismatique, dans son smoking
aussi cher qu’une Smart il respire la réussite et la décontraction.
Autour d’eux, et malgré le parterre de people, il n’y
a aucun journaliste. Seul Boris, le cousin de Zender,
est autorisé à se servir d’une caméra. Entouré d’une
véritable équipe de cinéma, il est chargé de filmer l’intégralité de la cérémonie. Boris est étudiant à la Fémis,
il applique ses cours et soigne sa mise en scène, secondé
par le chef opérateur attitré de Zender Pictures. En
voix off, il improvise un commentaire exalté sur les
images qui défilent dans son viseur, à la manière des
journalistes spécialisés dans la vie de la noblesse :
«…Cravates et gorges nouées, mesdames et messieurs
bonsoir, nous assistons à la progression du cortège dans
le vaisseau central ourlé de prestigieuses personnalités
du spectacle et de la mode triées sur le volet. Kristen,
la ravissante promise, est parée d’une robe qui évoque,
eh bien oui, chers téléspectateurs, celle portée par la
non moins divine Grace Kelly lors de son inoubliable
hyménée princier. Elle est suivie par le ténébreux Zender
Arbacan qui s’avance au bras de sa mère, Yliana, rayonnante. Comment cette mère juive, d’origine russe et
suisse, aurait-elle pu croire que ses vœux seraient à ce
point exaucés ? Elle qui conçut, il y a trente-six ans, le
projet fou de donner naissance à un génie, un être
supérieur au destin sans égal. Avec sa beauté d’icône et
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son quotient intellectuel qui la propulsèrent à la tête
d’un prestigieux laboratoire de recherche moscovite,
Yliana s’était mise en quête d’un époux doté d’un
QI similaire et d’un physique aussi avantageux. Elle
trouva la perle rare à Hong Kong en la personne d’Eon
Arbacan, mystérieux producteur sino-égyptien ayant
fait fortune à la Shaw Brothers et à la Golden Harvest.
De leur union naquit le génie escompté, le sel de la
terre, le maillon fort de l’évolution. Venu au monde
dans un avion au-dessus du Pacifique, Zender possède
toutes les nationalités et un prénom qui ne fait
référence à aucune d’elles. L’alchimie a opéré au-delà
des espérances d’Yliana. Beau comme un dieu, le
regard aussi noir que Sin City, le nez plus droit qu’un
rail de coke et une bouche à faire saliver les actrices, il
affiche un QI de 180 à l’âge de treize ans. Démiurge du
septième art, producteur de nombreux succès dont
le cultissime blockbuster Evana 4 qui a rendu le monde
amoureux, il épouse aujourd’hui une déesse germanique, poétesse à la plastique vénusienne. Oui, l’espèce
humaine est en train d’effectuer un bond en avant.
Quel sera le fruit de ce mariage ? Yliana serat-elle la grand-mère d’un mutant surdoué, voire d’un
nouveau messie ? »
Boris règle un zoom avant sur les mariés qui se sont
rejoints devant l’autel. Le curé prononce l’inévitable
discours truffé de commandements et de recommandations. Derrière sa caméra, Boris conclut :
« Après s’être passé les anneaux du consentement
mutuel, les époux s’embrassent… L’alliance est proclamée et je peux vous assurer que l’instant est tout à fait
sensationnel, pour ne pas dire exceptionnel… Une date
dans l’histoire de l’humanité. »
Les portes de l’église s’ouvrent brutalement. Six
silhouettes massives, masquées et armées, surgissent
en contre-jour. Les invités du dernier rang distinguent
Sarkozy, Chirac, De Gaulle, Giscard, Mitterrand,
Pompidou. Les présidents de la Ve République se
précipitent dans les vaisseaux et répriment un tollé en
braquant l’assemblée. Le faux Sarko éjecte le curé et
harangue le beau linge :
— Nos quêteurs vont recueillir vos oboles. Nous
acceptons votre argent liquide, vos montres, vos bijoux.
Pas de carte de crédit. Nous serons aussi brefs que
possible et ne violerons personne, même si cela doit en
décevoir certaines. Merci de votre coopération.
La razzia dure le temps d’un Je vous salue Marie. Les
vantaux se referment sur la consternation des invités.
Zender aide le prêtre à se relever et réclame le silence :
— Mes amis, vos offrandes iront directement à Save
the Seals, l’association de Kristen qui lutte contre le
massacre des bébés phoques. Cette petite mise en scène
qui, je l’espère, vous aura apporté la dose d’adrénaline
qui fait généralement défaut à ce genre de décorum,
n’aurait pu être aussi réussie sans le talent des acteurs
intérimaires qui ont magnifiquement incarné nos
sinistres chefs d’État.
Boris lui confirme qu’il a tout enregistré. Zender se
retourne vers Kristen :
— Ce film est ton cadeau, ma chérie. Un film dont
tu es la vedette, qui inclut un hold-up destiné à
renflouer les fonds de ton association. Les figurants
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sont nos proches. Dès que le montage est terminé,
je t’invite à l’avant-première.
Elle lui dépose un baiser. Il remercie l’assistance.
Les haut-parleurs crachent une ligne de basse.
Little Green Bag.
— C’est la musique de Reservoir Dogs, explique
Boris à son voisin Gérard Chocron, qui reproche à sa
femme d’avoir cédé sa rivière de diamants.
— Qu’est-ce que ça peut bien me foutre ? Je viens
de lester cinquante mille euros dans un panier d’osier à
la con !
— Pour le braquage, on s’est inspirés de Point Break.
— Rose, merde, arrête de pleurer ! Je t’avais prévenue, fallait pas exhiber ce collier.
— Je pensais que c’était l’occasion.
— Ah, c’est sûr, ça pouvait pas mieux tomber. Les
phoques vont être contents !
— Dans Point Break, les braqueurs de banques étaient
déguisés en présidents américains, vous l’avez vu?
— Fiche-moi la paix Boris ! Viens, Rose.
Tançant sa moitié, il fend la foule qui se meut avec
circonspection vers le parvis au rythme de Choo Choo
Ch’Boogie de Louis Jordan et fond sur le marié.
— Zender, rassure-moi, c’est une blague.
— Qu’est-ce qui te permet de prendre cette union
pour une blague ?
— J’aurais préféré qu’on me demande mon avis
avant la quête.
Zender n’aime pas Chocron. Distributeur de films à
la bobine ronde et aux cheveux pleins de pellicules, il
est un rouage incontournable de la machine à succès.
Un roué rouage qui réalise des marges aussi larges que
des écrans panoramiques.
— « Les avis, c’est comme les trous du cul, tout le
monde en a un », a dit l’inspecteur Harry. Et des trous
du cul, il y en a pléthore ici. Tu imagines si j’avais dû
les prendre un par un ?
— Fais pas le malin, Zender. Il s’agit d’un collier
à cinquante mille euros.
— Ceux qui le souhaitent auront la liberté de récupérer leurs dons après la séance de photos. Je ne
voudrais pas porter atteinte au niveau de vie de l’un
d’entre vous. N’est-ce pas Kristen ?
La jeune femme gratifie la grosse huile d’un sourire
et verrouille un regard inquisiteur :
— Vous pouvez faire un don jusqu’à quel montant,
Monsieur Chocron ?
— Je ne sais pas moi ! Vous comprenez, ce collier,
c’était sentimental…
— Nous acceptons les chèques.
— C’est moins sentimental, ajoute Zender.
— Comment allez-vous employer cet argent ?
— Nous payons des gens qui compliquent le travail
des chasseurs de phoques.
Chocron sort un chéquier de sa poche. Zender tape
sur l’épaule du négociant.
— Tout à l’heure. Ce sera plus convenable.
Le marié s’éloigne vers la sortie de l’église qui
domine le village, sur la Plaça de la Gleia. Clignement
de paupières garanti. Dehors, le soleil chauffe les
façades aux volets clos, les tuiles romaines des maisons
restaurées, les marches des ruelles en pente. Pour sa
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cérémonie religieuse, Zender Arbacan a choisi le décor
de Peillon, l’un des plus jolis villages de la Côte d’Azur.
Un site qui a inspiré de nombreux artistes. Sur les
traces de Marcel Carné, il « produit » son union avec
une star de la mode. Une averse de grains de riz
accueille le couple.
— Ça porte bonheur de convoler sous la pluie,
confie-t-il à Kristen.
— Une pluie de ruie !
— Une pliz de riz, tu veux dire.
— Moque-toi de mon accent et je ne te parle plus
qu’en allemand.
— Ich liebe dir.
— Non, Ich liebe dich.
— Je sais, mais je souhaitais t’entendre prononcer ces
trois mots.
Ils éclatent de rire et avalent une rafale d’Oncle Bens.
La famille et les amis se tassent autour d’eux sur le
parvis, à flanc de falaise. Le photographe accrédité fige
les figurants. Le temps suspend son vol et les secondes
propices s’égrainent au rythme du tintement de la
cloche, comme dirait le poète.
Un vrombissement perturbe cette allégresse feutrée.
Le bruit vient d’en dessous. Il se rapproche, saccadé.
Dans une éruption de gaz et de décibels, un motard
jaillit de la rue en escaliers, colle dix mètres de gomme
sur les pavés, glisse en demi-tour sur la roue arrière,
s’immobilise, prêt à repartir par où il a surgi, baisse le
zip de son blouson de cuir, dégaine un scintillement
métallique. Deux coups de feu retentissent au-dessus
du photographe recroquevillé sur son Pentax. Le groupe
compact des témoins se répand en criant vers les
rochers à pic et les marches abruptes. Le tireur a déjà
déguerpi dans les entrailles de Peillon lorsque le sang
se met à suinter sur la robe nuptiale et que la panique
retombe.
— Encore une scène de film ? s’enquiert Dominique
Bonard, agent artistique adipeux de chez A.A.A.
— Après Point Break, on a droit à La mariée était
en noir, raille Yan Selder, jeune metteur en scène passé
de la pub au cinéma sous la houlette d’Arbacan.
— Y en a marre de ces conneries ! beugle Chocron.
Viens, Rose, on s’en va !
— Elle a l’air vraiment blessée, Gérard.
— Et moi, je suis George Clooney! Allez, amène-toi.
Les Chocron s’éclipsent dans une venelle pentue.
Kristen vacille sur un banc blanc. Zender s’écroule sous
un cerisier en fleur.
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Dans l’ambulance qui hulule vers Nice, Zender fixe le
balancement hypnotique du flacon de perfusion. Tandis que
son corps est pris en charge par les urgentistes, son
esprit détaché et intact effectue un détour par le passé,
quarante pieds sous terre, dans un parking parisien.
Un mauvais souvenir, vieux de cinq ans, réveillé par
l’attentat. À cette époque, sa Ferrari était trouée à la
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Doigt sur la détente, Marionnette tu as tiré
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chevrotine. Cinq impacts rouillés qu’il conservait par
snobisme. Décorée au calibre 12, une F40 se remarque
encore plus. Il devait cette customisation à Héléna qu’il
avait quittée pour Malika. Ce vendredi soir, il regagnait
son bolide gangrené, garé au quatrième niveau, lorsque
trois individus émergèrent de l’obscurité. L’un s’effaça
dans son dos, les autres, encore moins avenants que
l’ex-tandem de NTM, lui barrèrent le chemin. Zender
déglutit et tendit son trousseau de clefs avant même
qu’on ne le lui ordonne.
— Tenez les cl…
Il n’eut même pas le loisir de finir sa courte phrase.
Un direct atterrit contre son arcade sourcilière, un
crochet sur la joue le fit pivoter, un pied dans l’estomac
le plia en deux, un uppercut releva sa tête qui entra
dans la trajectoire d’une semelle estampillée Caterpillar.
Il se sentit happé par le sol, le regard chevillé au plafond
grumeleux. Une côte craqua. On cogna sur son crâne.
Au terme du pilonnage, un godillot vint écraser son
profil tuméfié tandis qu’une voix lui mettait les points
sur les « i » avec un accent beur et un goût prononcé
pour l’allitération :
— Si tu revois Malika, bouffon, on te fait bouffer tes
couilles de fils de feuj.
Un penalty dans les reins sonna la fin de la rencontre.
Le boys band décanilla en le laissant sur le carreau.
Retour au présent. Admission aux urgences. Les néons
défilent au-dessus du brancard qui le brinquebale
jusqu’à la salle d’opération. Zender a entrevu Kristen
dans sa robe nuptiale maculée de rouge. Elle était assise
à ses côtés dans l’ambulance. Malgré son visage hâve et
son air hébété, elle paraissait en meilleur état que lui.
Tant mieux. On se presse autour du marié. On l’allonge
sur une table d’opération. On lui parle. Puis plus rien.
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La moto vole dans le vide, heurte le flanc saillant de la
falaise rouge et dévale les rochers avant d’être avalée par
les vagues molles et la nuit.
Le léger vent du large caresse son visage au-dessus de
la mer. Sensation agréable après les sueurs froides.
L’éclairage lunaire confère à sa silhouette un air de Pierrot
flottant dans une immensité nocturne apaisante.
Mieux vaut ne pas s’éterniser dans le coin. Filer dans
l’utilitaire de location qui lui a permis de trimbaler la
Yamaha jusqu’ici. Sur le siège passager, une perruque
rousse recouvre un pistolet automatique. S’en débarrasser aussi.
Le Kangoo sent encore le neuf. À la radio, Balavoine
est en train de se présenter, il s’appelle Henri et a une
voix d’eunuque. Le véhicule cahote sur la rocaille, crisse
au-dessus des criques. Les phares inondent la piste
poussiéreuse, bordée d’arbousiers et de bruyères, qui
débouche enfin sur la nationale 7. De rares touristes
roulent vers leur lit. La nuit est un autre monde, propice à la réflexion, au rêve, à l’imagination. Pourtant,
la plupart des gens n’y passent qu’en dormant.
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La FM enchaîne avec du Goldman couiné par luimême, puis du Goldman braillé par Céline Dion.
Sélectionner autre chose.
… I know the night time
whoa, is the right time
To be with the one you love, now
I said to be with the one you love…
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Doigt sur la détente, Marionnette tu as tiré
Ray Charles. Impeccable pour finir la nuit.
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Un ange ! Dans un rayon de lumière artificielle qui traverse
la pénombre jusqu’à son chevet, un visage magnifique et
familier le veille. Ou plutôt le juge. Zender reconnaît
Florence. Celle qu’il a connue avant Kristen. Celle qu’il
aurait dû épouser.
Elle se redresse, hissant dans l’obscurité son buste
sculptural moulé dans une robe fuseau qui s’arrête juste
au-dessus des seins. Lorsqu’elle réapparaît dans la clarté
pour se pencher vers lui, à quelques centimètres, il
remarque que le côté droit de sa figure est enfoncé. Le
sang suinte de sa chair effilochée. Elle rit, secouée de
convulsions épileptiques qui la rendent irréelle. Des
gouttes d’hémoglobine perlent au milieu des spasmes
et s’écrasent au fond de la bouche de Zender, ouverte
sur un cri silencieux. Il cherche à baisser les paupières
sur ses yeux déjà fermés, se débat dans ses draps pour
effacer cette vision indélébile. Une douleur salvatrice à
l’épaule l’arrache à son délire.
Il allume sa lampe et réalise que la pièce est vide. Le
cerveau en ébullition, il se débarrasse des démons qui le
criblent de mauvais flash-backs et tente de reconstituer
la chronologie des derniers événements.
D’abord le mariage.
Puis les deux coups de feu à la sortie de l’église, une
douleur fulgurante à l’épaule, le transport dans l’ambulance, l’hôpital, le billard, le cauchemar.
Kristen enfin, assise sur une chaise dans sa robe
empourprée.
Les vieux souvenirs ont profité des périodes d’évanouissement pour refluer, comme si son inconscient
voulait compléter un puzzle inachevé, indiquer la piste
à suivre pour identifier l’auteur de la tentative d’assassinat. Selon sa psyché, Héléna, Malika et Florence
arrivent en tête de liste.
Héléna, qui n’a toujours pas digéré leur séparation.
Malika, qu’on lui a interdit de fréquenter.
Florence, la femme de sa vie, que l’on peut rayer de la
liste, puisqu’elle n’est plus de ce monde.
La conscience de Zender prend le relais pour comptabiliser toutes les suspectes. Il faut commencer par le
début.
Remonter dix ans en arrière.
À l’époque de sa première conquête : Élisabeth.
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Dans un café de la place du Trocadéro, Zender parlait
beaucoup. Élisabeth écoutait. Elle avait vingt-trois ans, de
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longs cheveux frisés châtains, le teint pâle, les yeux
cernés par la fatigue et plissés par une légère myopie,
un grain de beauté au-dessus de la lèvre, une bouche
de Lolita, une poitrine de Marianne. Très loin de
l’attitude « parce-que-je-le-vaux-bien » brevetée par
L’Oréal, elle faisait naître le désir de ses contradictions.
Belle et peu coquette, douce et insoumise, audacieuse
et paranoïaque, intelligente et instinctive, elle se caractérisait surtout par sa manie d’imposer son aide aux
gens qui lui reprochaient ensuite d’en avoir bénéficié.
Face à elle, Zender s’enflammait sur un sujet qui
l’obsédait :
— La femme idéale ne peut être que cinématographique.
— Une actrice ?
— Dans les sondages, ce sont Romy Schneider,
Sophie Marceau, Angelina Jolie, Monica Bellucci,
Isabelle Adjani, Marilyn Monroe, Catherine Deneuve,
qui incarnent l’idéal des Français. Pas leur voisine de
palier, ni leur collègue de bureau. Il y a un mannequin
ou deux, une chanteuse ou une vedette de télé qui
entrent dans le lot, mais à 90 %, ce sont les stars de
ciné qui font fantasmer.
— Tu expliques ça comment ?
— Sur l’écran, les icônes sont géantes. Un gros plan
de leur regard prend la dimension d’un terrain de
tennis. À cette échelle, elles restent gravées sur la rétine
de millions d’êtres humains hypnotisés. Le cinéma est
une formidable usine à fabriquer de l’amour. On rêve
tous de se faire tirer dessus si Angie Dickinson nous
jette ses collants noirs par la fenêtre, on voudrait être
un vampire pour mordiller le cou de Winona Ryder,
ou même un tueur psychopathe si ça nous permet de
boire dans la chaussure de Salma Hayek. Le spectateur
est un voyeur schizophrène. Il ne ressort pas indemne
de sa contemplation de la passion. Souviens-toi du
baiser entre Cary Grant et Ingrid Bergman dans Les
Enchaînés d’Hitchcock. Pendant deux minutes trente,
le couple se mordille les lèvres, les suçote, se frôle,
s’embrasse, se délecte de l’haleine de l’autre, se câline,
s’étreint. Et tout ça en gros plan. Effet garanti! Il donne
aux spectateurs la sensation d’embrasser Cary Grant
ou Ingrid Bergman. Après avoir vu le film, je t’assure
que j’ai rêvé d’Ingrid Bergman pendant plusieurs
nuits d’affilée. Tout comme j’ai fantasmé sur Daryl
Hannah après avoir vu Splash.
— Splash ?
— Elle y interprétait une sirène. La métaphore de
l’actrice, inaccessible et intime, éternelle et fragile, unique
et multiple. Une bombe antinomique en quelque sorte.
Un peu comme toi.
— Comme moi ?
— Comme toi.
— Donc, si je te suis, il ne me reste plus qu’à devenir
actrice pour être la femme idéale.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ?
— Je fais Sciences-Po, pas le cours Florent.
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— Il n’y a pas d’école pour devenir la femme idéale.
— Tu ne penses qu’à occulter le réel en créant du
fantasme, de l’artifice. Tu voudrais engendrer une
créature de rêve et la sublimer par tous les moyens
artistiques à ta disposition. Moi je préfère changer la
réalité plutôt que de la fuir. Mes acteurs, ce sont les
gens. C’est pour ça que je fais Sciences-Po. Ce qui me
touche, c’est la vérité, la télé-réalité, le documentaire,
les caméras cachées.
— La télé-réalité, ça te touche ?
— Ça me renvoie l’image de ce que nous sommes
vraiment.
— Tout est bidonné.
— Moins qu’au cinéma.
— Mais c’est profondément chiant !
— C’est ça l’info ! Notre jeunesse est chiante. Pas
un candidat à ces cages télévisées n’est intéressant,
voire drôle. Aucun d’entre eux ne parle de littérature, de musique, de peinture, de politique, de
philosophie. Ils sont uniquement préoccupés par
l’assouvissement de besoins primaires, manger,
dormir, copuler, jouer.
— C’est ça que je veux fuir.
— C’est ça que je veux changer.
— Tu es idéaliste, Liz. Moi, j’aurai des résultats.
— Le cinéma ne changera rien au monde.
— « Qu’on me donne le cinéma américain et en
un an, le monde est communiste », c’est un homme
politique qui a dit ça.
— Ça m’étonnerait que ce soit Marie-George Buffet.
— C’est Staline.
— Le cinéma doit être un reflet de la vie, il doit me
parler de moi.
— Ça tombe bien, je veux que tu sois l’héroïne de
mon film.
— Je n’ai pas envie d’être dirigée.
— Tu ne le serais que par moi.
— Il y a déjà tellement de prétendantes au trône.
— Je ne cherche pas à fabriquer une star de ciné, Liz.
Je veux me servir du cinéma pour créer la femme
idéale. Une fois que j’aurai sélectionné la matière
brute, je la modèlerai, je lui fabriquerai un destin à la
fois céleste et tragique et je la propulserai sous les
projecteurs.
— Tragique, tu dis ?
— Il faut de la tragédie pour faire une bonne
histoire.
— Pour l’instant, je suis de la matière brute, c’est ça?
— C’est une façon de parler.
— Et quelle tragédie me réserves-tu dans cette
affaire ?
— On n’y est pas encore.
Élisabeth laissa échapper un bâillement.
— Si tu engageais une bonne actrice, tu n’aurais pas
besoin de t’investir autant.
— Souviens-toi de Simone d’Andrew Niccol. L’histoire d’un metteur en scène qui conçoit une actrice
virtuelle. Elle est parfaite et devient vite une idole. Mais
elle suscite de la frustration, les journalistes et le public
veulent en savoir plus sur sa vie privée. Qui est-elle,
d’où vient-elle, avec qui elle couche ? Or, Simone n’a
pas de chair, pas de fatum, pas d’ego, pas de point
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faible à offrir puisqu’elle n’existe pas. Moi, je vais leur
fournir tout ça.
— C’est le talent qui compte.
— La popularité de Romy Schneider ou de Marilyn
Monroe n’est pas étrangère à leur destin.
— Tu envisages de m’offrir le même sort que le leur?
— Je te donne l’opportunité de devenir une icône
planétaire.
— Quitte à y laisser ma peau ?
— Ne dis pas de bêtise. On doit tous mourir un jour
ou l’autre. Autant profiter du temps qui nous est
imparti pour en tirer quelque chose de sublime.
— Tu as un scénario ?
— Il est en cours d’écriture. Jean-Marie travaille
dessus.
Élisabeth ne put réprimer un nouveau bâillement.
Elle était insomniaque depuis sa naissance. Les narcotiques avaient pris le relais des berceuses fredonnées
par sa mère, des reality shows calibrés pour esprits
apathiques et des lectures nocturnes qui avaient usé ses
yeux. Heureusement, il y avait Zender, son ami d’enfance. Elle l’avait perdu de vue à l’adolescence pour le
retrouver quelques années plus tard, déjà diplômé d’un
MBA, alors qu’il montait une société de production
cinématographique entre Paris, Los Angeles et Hong
Kong. Il l’avait arrachée à une association caritative
pour l’inscrire à Sciences-Po. Il avait les moyens de lui
offrir ce changement d’aiguillage. « Tu changeras plus
facilement les choses si tu es au pouvoir que si tu
végètes dans une ONG. »
Cela faisait maintenant cinq ans qu’ils étaient amants.
Il lui apportait l’équilibre qui lui faisait défaut. Elle le
surnommait Zen, il avait l’intelligence et la sérénité d’un
être supérieur, le charisme du Christ sans en porter la
croix. Sa présence l’apaisait, du moins jusqu’à ce qu’il
contracte cette lubie de créer la femme idéale, celle
qui chamboulerait la chimie émotionnelle de la moitié de
la planète. Fatiguée par deux nuits blanches, Élisabeth
n’aspirait, ce soir-là, qu’à entendre des choses simples et
concrètes. En plus, elle avait sous le bras ce script qu’elle
désirait soumettre à Zender. Mais celui-ci n’était pas
sur sa longueur d’onde. Il s’entêtait à lui exposer son
projet : arracher une jeune femme à sa condition misérable pour la propulser dans un univers féerique. L’égérie serait magnifiée par le talent d’une équipe de cinéma
qui mettrait en scène la rencontre entre l’actrice et son
public. Une Juliette traversant l’écran pour rejoindre son
Roméo assis dans les salles obscures, unique endroit
où les amants pourraient se rencontrer. Une histoire
d’amour shakespearienne à mi-chemin entre La Rose
pourpre du Caire et Peter Ibbetson.
— Plutôt que d’imaginer du rêve en toc, pourquoi
tu ne filmerais pas le vécu de ton héroïne, pour
capter sa vérité ?
— Tu as vu Le Faux Coupable ?
— Encore tes références à Hitchcock !
— Le film s’inspirait d’un fait divers. Hitchcock a
reconstitué toutes les scènes d’après un matériau véridique. Or, sa volonté de respecter l’histoire originale a
joué au détriment de la dramaturgie. Pourquoi, à ton
avis ?
Il fixa la moue sur le visage d’Élisabeth, ses immenses
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yeux, sa grande bouche entrouverte, son petit nez. Elle
possédait déjà les atouts du parangon de la libido,
un minois de Bambi ou de bébé chat évoquant les
linéaments de l’enfance. Il lui aurait suffi de perdre
quelques kilos. En la prenant en main, Zender se
sentait capable de créer une nouvelle Marilyn. Cependant, il avait du mal à l’entraîner sur ce terrain.
Élisabeth se fermait et il en était réduit à répondre
à ses propres questions :
— Parce que la réalité n’est pas écrite par un scénariste et qu’on ne peut pas la styliser, ni la dramatiser
sans lui ôter son authenticité.
— Le public se moque de tout ça. Il se satisfait largement de la caution « D’après une histoire vraie ».
— Quand Dieu a créé Adam et Ève, il ne l’a pas fait
pour satisfaire un public.
— Contrairement à Lui, tu as besoin de spectateurs.
Si c’est la fiction qui t’intéresse, commence par produire une comédie, acquiert de l’expérience, fais-toi
un nom. N’oublie pas que les gens ont besoin de rire.
L’humour, c’est la panacée.
— Je ne suis pas thérapeute.
— Ni Dieu.
Elle se décida à sortir le manuscrit de sa serviette.
— Lis ça. Sans tenir compte de l’orthographe.
— C’est quoi ?
— Un scénario.
— Tu as écrit un scénario ?
— Lis d’abord. Tu m’interrogeras après.
Elle avait balayé les deux tasses de café pour laisser
la place à un document d’une quarantaine de
pages reliées par une spirale et intitulé Agiter avant
d’ouvrir.
— C’est un bon titre de roman. Par contre, pour un
film, ça ne fonctionne pas.
— On s’en fout du titre. T’auras qu’à le remplacer
par Payez avant de voir !
— Tu aurais dû mettre ton nom dessus. Les scénars,
ça se vole. Si celui-ci est bon, il y en a pour un paquet
de fric.
Malgré la mise promise, le regard de Zender glissa
aussi vite qu’un courant d’air sur la couverture plastifiée
pour aller buter contre un client du bar. Un homme
ordinaire peigné au Pento avec une raie sur le côté. L’air
résigné, les épaules voûtées à hauteur de zinc, vêtu d’un
blouson en nylon élimé, d’un pull jacquard échancré
sur une cravate et d’un pantalon plissé au fer tombant
comme deux goulottes sur des mocassins usés, il était
encombré de grandes mains soignées dont l’une enserrait un ballon de blanc. Zender méprisait les petites
gens, blotties dans leur confort chichement gagné, qui
épiaient le monde derrière leurs rideaux ou à travers
la lucarne de leur télé. Le quidam qu’il était en train
de toiser appartenait à une classe inférieure, celle
des intouchables, des parasites qui monnayent leur
malheur, pleurnichent face aux caméras, défilent en
faveur de l’assistanat, boivent leurs allocations et prolifèrent aussi vite que des cancrelats. À sa gauche, deux
filles jonglaient avec leurs téléphones portables et leurs
cafés.
— C’est ça que tu voudrais que je filme ?
— Pourquoi pas, si cette scène me parle des gens.
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— Il faudrait y insuffler de la dramaturgie, métamorphoser ces personnages insignifiants…
— Dans quel but ?
— Les rendre intéressants.
— Comment t’y prendrais-tu ?
— Qu’est-ce que tu préfères ? Que le cloporte en
blouson devienne un héros ou bien que les poufiasses
se transforment en Wonder Women ?
Intriguée, Élisabeth choisit le type au comptoir.
Zender se leva en direction de sa cible, tout en réfléchissant à un élément déclencheur. Il ne pouvait pas
aborder les deux filles comme un dragueur perturbateur, car l’expérience lui avait montré que les femmes
le repoussaient rarement. Il fallait donc improviser
autre chose. Il retourna à sa place, emprunta les
lunettes qu’Élisabeth utilisait pour conduire ou regarder un film, se glissa une serviette en papier sous la
lèvre supérieure, s’ébouriffa et partit à l’assaut, défiguré.
— Alors, les meufs, on boit en lesbiennes? demandat-il dans une projection de postillons.
— Hey ? Il a craché dans mon café ! s’exclama la
première, une blonde décolorée avec des mèches roses.
— Je t’en offre un autre chez moi, dit Zender en
reniflant.
— Désolée, on attend quelqu’un, mentit l’autre, une
brune teinte partiellement en rouge, écœurée par l’offre.
Zender s’essuya le nez d’un revers de manche.
— C’est des bobards, une fille n’attend pas debout.
Il se mit à tripoter le piercing que la blonde arborait
sur son nombril.
— C’est quoi ? beugla-t-il.
— Pas touche !
En voulant s’écarter, elle renversa du café sur son
décolleté. La copine couina à son tour pour marquer
son indignation. Le barman rappliqua.
— Retourne essuyer ta vaisselle, lui ordonna Zender.
On te sifflera quand on aura besoin d’un larbin.
Piqué au vif, l’employé fit le tour du zinc pour jouer
le videur. Zender l’accueillit d’un coup de pied entre
les jambes qui le fit se recroqueviller. Puis il rejoignit
les clientes tétanisées. À deux mètres de là, le blouson
de nylon finissait son muscadet avec l’intention
de déguerpir dare-dare. Zender se plaça entre lui et la
sortie avant de l’apostropher :
— Qu’est-ce que t’as dit ? Que je leur foute la paix ?
— Ne… non…
Le quidam n’eut pas le temps de se dégonfler. Zender
lui avait déjà saisi le bras, membre mou et moite sur
lequel il entreprit une clef, tout en veillant à exposer son
flanc gauche. La douleur réveilla son adversaire qui par
réflexe lui balança un crochet à la tempe. Zender lâcha
prise et s’écroula au milieu des tables. À moitié sonné, il
ramassa les lunettes, se releva dans un juron et fila dehors.
Élisabeth le rattrapa cinq cents mètres plus loin.
— T’es malade ?
— Je suis en excellente santé.
— Il aurait pu te tuer.
— Encaisser un coup de poing permet de relativiser.
C’est Tyler Durden qui l’a dit.
— Qui ?
— Le fondateur du Fight Club.
— Tu veux démontrer quoi au juste ?
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— Que la fiction est plus intéressante que la réalité.
— Ce n’était pas de la fiction.
— J’ai triché. Pour donner le beau rôle au cloporte.
— Mais tu as fabriqué de la vérité. Tu as révélé à cet
homme une partie de lui-même.
— Pas du tout. Il n’a fait que subir. Ce loser imbibé
est devenu un héros parce que je l’ai dirigé. Les deux
nanas vont lui tomber dans les bras et le barman va lui
offrir le champagne. Ce type a maintenant une histoire
à raconter. Il y a un truc qui s’est passé dans sa vie,
uniquement grâce à ma mise en scène.
— Je ne te comprends pas.
— Si je parviens à convertir un cancrelat en héros
avec un claquement de doigts, je peux faire de toi la
femme idéale.
— Tu as bousillé mes lunettes.
— Afflelou t’en offre une deuxième paire gratuite.
— T’es vraiment con. Je me casse.
En colère, Élisabeth traversa la rue. Zender se
retourna et la suivit, sans voir la New Beetle qui roulait
trop vite. La voiture freina, dérapa et lui faucha la
jambe.
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Un élancement à l’épaule tire brutalement Zender de ses
souvenirs. Le présent reprend le dessus. Il ne s’en plaint