L`enfer à domicile des prêtres otages, Jean

Transcription

L`enfer à domicile des prêtres otages, Jean
L'enfer à domicile des prêtres otages
LE MONDE | 13.12.2012 à 14h02 • Mis à jour le 13.12.2012 à 14h12 Par Jean-Philippe Rémy (Lettre d'Afrique)
Réagir Classer Imprimer Envoyer
Partager facebook twitter google + linkedin
Une prise d'otages au Mali, et voilà un drame avec attention internationale garantie. En République démocratique du Congo (RDC), d'autres critères de
jugement sont à l'oeuvre. Sinon, comment expliquer le silence et l'indifférence qui entourent le rapt, le 19 octobre, de trois prêtres assomptionnistes dans une
petite paroisse de la province orientale ?
Silence et indifférence, à commencer par ceux du gouvernement congolais. Un soir, les Pères de la paroisse Notre-Dame des pauvres, dans la toute petite
ville de Mbau, Jean-Pierre Ndulani, Anselme Wasukundi et Edmond Bamutupe, sont arrachés à leurs préparatifs pour la nuit et emmenés par des hommes
en armes vers une destination inconnue.
Les ravisseurs ont tenté de forcer la porte d'un quatrième Père, mais ont renoncé avant de s'enfuir avec leurs otages. Ils n'ont rien emporté, pas même le
groupe électrogène de la paroisse. Depuis, rien. Aucune revendication. Aucune demande de rançon.
Sont-ils, au moins, encore en vie ? Le Père Protais Kabila, l'un de ces Père Courage du Congo, a quitté sa propre paroisse et est venu à Mbau, qu'il connaît
bien, pour tenter de mener l'enquête. A ce jour, il n'est toujours pas certain de l'identité des ravisseurs. Il y a tellement de groupes armés dans la région.
Toute une pléiade de maï-maï (milices traditionnelles). Des ADF/Nalu, une rébellion en guerre contre l'Ouganda voisin, qui a ses bases dans les monts
Rwenzori et reçoit de l'aide du Soudan. Il y a aussi un petit groupe local tout neuf, la Force oecuménique pour la libération du Congo, qui a reçu récemment
des armes de l'Ouganda et pourrait entrer dans la danse de la guerre, si celle-ci reprend un peu plus au sud, vers Goma.
"La région est très "rouge", il n'y aucune sécurité, tout le monde a peur de tout le monde, on ne sait pas ce qui va arriver demain, ou le soir. Il y a beaucoup
de tueries. Dans ce méli-mélo, on ne sait pas qui est responsable de l'enlèvement", explique le Père Protais, joint au téléphone à l'extérieur du Congo,
désespéré d'avoir dû renoncer à enquêter. "Il n'y a aucun contact sûr avec les ravisseurs. Il n'y a que des escrocs qui se présentent", s'attriste-t-il, en se
demandant s'il ne s'agit pas, dans cette affaire, "de faire peur à l'Eglise", cette Eglise "qui est la voix des sans-voix dans ce pays oublié".
Cette partie du Congo, le Père la qualifie maintenant "d'enfer sur Terre". Et d'ajouter : "Nous sommes dans une zone où on ne peut même pas se promener.
Nous sommes piégés. Nous n'avons pas besoin de l'autre enfer, nous en avons déjà un à domicile."
Dans cet enfer à domicile, les enlèvements sont devenus une industrie. A côté de la paroisse, on attend toujours des nouvelles d'un médecin de l'hôpital
enlevé il y a quinze mois. Dans les villages, les groupes armés qui passent pour la rapine cherchent d'abord les téléphones portables, les minerais
(notamment d'or), les sacs de haricots et, enfin, le butin sur jambes. "Dans les cinq dernières années, nous avons compté environ 500 enlèvements dans la
province. Impossible de savoir avec précision combien de ces personnes ont été libérées", explique, effaré, le Père Protais.
Il est l'un de ces piliers qui tiennent encore debout quand tout s'effondre. Dans la région, leur Eglise est l'une des dernières structures encore en place.
Normalement, on ne la touche pas. Parfois, bien sûr, certains Pères font un peu de politique. Ici, qui n'en fait pas ? La politique est avant tout une affaire de
loyauté, dans l'est de la RDC. A Mbau, ce n'était pas le fond du problème. Les trois Pères "n'avaient fait que deux semaines là-bas", s'exclame le Père
Protais.
Au-delà de Mbau, il y a toute une succession de petites bourgades qui ne sont pas très loin sur la carte. Pour les temps de trajet, tout dépend de l'état des
routes, de l'intensité des pluies, de l'embourbement des camions. On entre ici dans les profondeurs de la grande forêt, écumée désormais par des pirates à
kalachnikov.
L'un d'entre eux se fait appeler Morgan, de son vrai nom Paul Sadala, chef maï-maï qui se distingue par la violence. Son groupe fait appel à toutes les
recettes mystiques. On dit que les hommes sont "bien lavés", ou"bien vaccinés", grâce à leur puissant dawa qui, étymologiquement, signifie "médicament" en
swahili, et qui forme la protection des maï-maï. Maï ou mayi signifie "eau" en swahili, et le dawa est censé changer tous les projectiles en eau, des pointes de
flèche aux roquettes de lance-grenades.
Contrairement à certains groupes similaires qui sont l'émanation de leur communauté et se garderaient bien d'y commettre les moindres délits, les hommes
de Morgan ne font pas dans la milice rurale. Ces écumeurs de l'océan vert abordent les villages de province orientale comme des proies. On les signale, nus
et ne portant que leur arme, mais prêts à toutes les exactions. Ils violent, ils tuent. Ils brûlent vifs des infortunés. Ils ont abattu dans les mois écoulés
plusieurs centaines d'éléphants pour faire le commerce de l'ivoire.
Le 24 juin, ils ont attaqué la réserve de faune d'Epulu. C'est là qu'on tente, à grand-peine, de protéger les okapis, cette espèce à mi-chemin entre le zèbre et
la girafe, qui ne vit qu'au fond de cette forêt. Les hommes de Morgan ont tué des okapis, mais surtout des gardiens, et brûlé vive une de leurs épouses. Si
loin des regards, voici l'enfer sur terre du Père Protais.
[email protected]
Jean-Philippe Rémy (Lettre d'Afrique)