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4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4DOSSIER
4LIVRES ET IDÉES
ÉTATS-UNIS
danieL royot
*
La population américaine,
melting-pot ou mosaïque ?
La population d’origine européenne ne sera
bientôt plus majoritaire aux États-Unis. Ce basculement démographique se fait en faveur des
Asiatiques et surtout des Hispaniques, qui compteront pour un quart de la population dans cinquante ans. L’histoire de l’Amérique s’est toujours
construite autour d’une mosaïque culturelle et
ethnique, mais l’ampleur du bouleversement
démographique conduit aujourd’hui à s’interroger sur la capacité du pays à préserver son identité nationale. Jusqu’ici, en tout cas, malgré la
diversité des minorités et des cultures, la machine
à intégrer américaine a bien fonctionné.
L
es États-Unis sont aujourd’hui le plus
peuplé des pays développés. Leur
taux de croissance démographique (1 %)
est en outre l’un des plus élevés des
nations industrialisées : cela représente
deux millions et demi de nouveaux habitants chaque année. L’Europe n’arrive
qu’à la moitié de ce chiffre. La population
américaine est aujourd’hui voisine de 290
millions. L’immigration assure le tiers de
l’augmentation annuelle, tandis que le
taux de fécondité garantit grosso modo le
renouvellement des générations. Mais les
États-Unis n’échapperont pas au vieillissement qui touche tous les pays occidentaux. Il sera plus sensible lorsque la
génération du baby-boom, née entre
1946 et 1964, commencera d’atteindre
65 ans en 2011. En 2030, un cinquième
de la population aura 65 ans et plus.
« Nous sommes une nation de nations ».
Cette formule célèbre de John Kennedy
mérite d’être confrontée au constat que
* Professeur émérite de civilisation américaine à la Sorbonne-Paris III.
Sociétal N° 45
g
3e trimestre 2004
fit Théodore Roosevelt en 1917, année
de l’entrée des États-Unis dans la
Grande Guerre. L’ex-président observa
en effet que l’unité de la nation dépendait de sa culture et de sa langue. Les
soupçons qui avaient alors pesé sur la
loyauté des Germano-Américains provenaient des hantises que suscitait l’évolution du peuplement au terme d’un
siècle. Par vagues successives, les immigrés s’étaient implantés sur le territoire
pour former des diasporas, des enclaves
et des ghettos. Les Irlandais puis les
Italiens avaient investi la NouvelleAngleterre protestante et les villes du
Nord-Est ; Scandinaves et Allemands
colonisaient les Grandes Plaines ; des
Asiatiques peuplaient la côte pacifique
et des Juifs d’Europe orientale se
répartissaient sur tout le territoire. Des
réactions « nativistes » intermittentes
conduisirent aux quotas draconiens des
années 1920, défavorables notamment à
l’immigration asiatique. L’abolition des
quotas et la priorité donnée au regroupement familial en 1965, puis la régularisation des clandestins par des mesures
d’intégration depuis les années 1980 ont
radicalement modifié le paysage ethnique de la nation.
Un quart de la population présente se
compose de minorités raciales, définies
comme ni blanches ni hispaniques. Si
les Afro-Américains constituent un
LA POPULATION AMÉRICAINE : MELTING POT OU MOSAÏQUE ?
Tableau 1. Prévisions de population des États-Unis par race et origine (en milliers)
2000
2010
%
popuLation totaLe
2050
%
%
282 125
100
308 936
100
419 854
100
228 548
81,0
244 995
79,3
302 626
72,1
De race noire
35 818
12,7
40 454
13,1
61 361
14,6
D'origine asiatique
10 684
3,8
14 241
4,6
33 430
8,0
D'origine hispanique
35 622
12,6
47 756
15,5
102 560
24,4
De race blanche *
* Hispaniques compris. Blancs non hispaniques : 69,4 % en 2000, 50,1 % en 2050.
Source: U.S. Census Bureau, 2004, "U.S. Interim Projections by Age, Sex, Race, and Hispanic Origin".
groupe racial spécifique, en revanche les
Hispaniques appartiennent à une minorité ethnique selon les critères officiels
(langue et culture). Les Asiatiques se
décomposent en plusieurs groupes
auxquels s’ajoutent les Amérindiens,
les insulaires du Pacifique et les Inuits de
l’Alaska
Le flux des immigrés d’aujourd’hui
affecte principalement la Californie,
New York (État), le Texas, la Floride, le
New Jersey et l’Illinois. Le Nord-Est et
le Midwest se dépeuplent au bénéfice
du Sud et de l’Ouest. La Sunbelt, entre
Californie et Floride, attire une migration interne par effet d’héliotropisme
chez les Américains de toutes générations. Le fort taux de natalité de
cette région, dû à la présence de populations jeunes, notamment hispaniques,
dépasse nettement le taux de mortalité.
Nombre d’États du Nord (Frost-belt)
connaissent une situation inverse,
au-dessous du niveau de remplacement
des générations.
À côté des régions en forte progression
(Floride, Californie et Texas), on trouve
des centres urbains plus isolés mais très
dynamiques, à l’instar de Charlotte en
Caroline du Nord. Les métropoles telles
que New York et Washington s’étendent
inexorablement à des banlieues plus
lointaines (« sprawl cities ») vues comme
une alternative à la congestion des cités,
tandis que des régions rurales longtemps jugées trop éloignées, comme le
Maine et l’Oregon, se sont revitalisées
avec l’arrivée de baby-boomers lassés de
la frénésie de New York et Los Angeles.
La montée
des hispaniques
À
niale de souche européenne qui vivait
dans le Sud-Ouest avant l’annexion de
ces territoires au XIXe siècle. Les quatre
millions de Portoricains disposent d’un
passeport américain qui autorise les
allées et venues entre leur île et le continent. Ils résident essentiellement dans
les villes du Nord-Est. Les Cubains sont,
dans leur majorité, des exilés du régime
de Castro. Avec l’adjonction d’autres
communautés hispaniques, ils ont transformé Miami en une vaste et
puissante métropole latina.
l’horizon 2010, les États-Unis
devraient compter environ 309
millions d’habitants (voir tableau 1). Les
Euro-Américains (Américains d’origine
européenne) de race blanche représenteront encore les deux tiers de la population totale. La population hispanique
devrait approcher des 50 millions, dépassant désormais en nombre les AfroAméricains. Avec plus de 14
millions, les Asiatiques formeront un groupe influent,
Les
comportant de nombreux
Abrégé de Mexicano, le
Euro-Américains
scientifiques et techniciens.
terme Chicano a une forte
connotation politique depuis
ne devraient
Au cours des prochaines
la période d’activisme synplus compter
décennies, le basculement
dical des ouvriers agricoles
que pour 50 %
démographique entre les difdans les années 1960. L’exiférentes races va s’accentuer.
gence du bilinguisme, la lutte
du total
Les Euro-Américains ne depour la mobilité sociale,
en 2050.
vraient plus compter que
voire la revendication des
pour 50 % du total en 2050.
territoires autrefois annexés
Le nombre d’Asiatiques doufont partie des doléances de
la communauté. L’âge médian des
blerait, et surtout la population hispaniHispaniques est de 24 ans, et un tiers
que triplerait (25 % du total en 2050). La
d’entre eux a moins de 18 ans. Le poupopulation noire augmenterait plus faiblevoir d’achat de la population et de 561
ment. Dans les projections envisagées, le
millions de dollars, le salaire moyen
destin minoritaire des Noirs devrait s’agatteignant 34 000 dollars, deux fois plus
graver. L’ampleur de ces bouleversements
qu’en 1984. L’américanisation de cette
ne risque-t-elle pas de crisper des antagojeunesse n’est pas sans faille, loin
nismes interraciaux, voire de déstabiliser
s’en faut. Ainsi, la moitié des étudiants
la nation ?
du réseau California State University,
réparti sur 23 campus, n’ont pas la
La montée des populations hispaniques
maîtrise de l’anglais en entrant. Le
est une véritable lame de fond. Le terme
laxisme des établissements secondaires
hispanique s’applique aux Latinos, du
est constamment pointé du doigt
Mexique à l’Amérique du Sud et à la
par des enseignants du supérieur. 40 %
Caraïbe, incluant ainsi tous les locuteurs
de ces étudiants viennent de familles
d’espagnol, y compris la population colo-
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ÉTATS-UNIS
immigrées où l’anglais n’est pas parlé à la
maison. Cependant, le poids global des
Hispaniques dans l’économie des ÉtatsUnis s’accroît d’année en année. Mario
Paredes, directeur des Affaires hispaniques de Merril Lynch, note que
3,7 millions de Latinos auront un pouvoir d’achat de près de 300 milliards de
dollars en 2006.
native americans
et afro-américains
S
euls les Indiens peuvent prétendre à
une ancienneté multimillénaire sur le
territoire : ce sont les Native Americans.
Il y avait entre 1 et 2 millions d’Indiens
à l’arrivée des colons européens au
XVIIe siècle. Il n’en restait qu’environ
300 000 en 1900. Famine et épidémies,
plus qu’un génocide jamais prouvé,
expliquent cette mortalité. Le dernier
recensement décennal de 2000 en
dénombre 2,5 millions. Ils seront peutêtre 6 millions d’ici trente ans. Les réserves conservent un statut légal fondé sur
des contrats entre le gouvernement
fédéral et les tribus. Après de longues
procédures qui ont permis de récupérer
des terres cédées jadis au terme de traités abusifs, les communautés les plus
soudées ont exploité leurs gains territoriaux en construisant près de deux cents
casinos, bénéficiant d’une franchise dans
des zones normalement interdites à
cette activité. La fierté ethnique reconquise des Indiens, grâce à la culture des
lieux de mémoire et aux traditions obstinément perpétuées, ne saurait pourtant occulter les problèmes sociaux que
connaît la communauté, dont le fléau de
l’alcoolisme.
La communauté noire, elle, descend dans
son immense majorité des esclaves qui
ont précédé non seulement Italiens,
Hispaniques et Asiatiques, mais aussi une
majeure partie de l’immigration anglaise.
Des tensions raciales persistent, avec
des risques d’explosion, comme en
témoignent les émeutes après le procès
de l’affaire Rodney King en 1992. Le verdict du procès de 0.J. Simpson, en 1995,
est redevable d’abord à l’habileté de l’avocat Johnny Cochran, qui a fait acquitter son client en accusant un policier de
racisme. La mansuétude des juges avait
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permis d’éviter de nouvelles émeutes,
Une statistique significative qui traduit à
mais sans convaincre le grand public, y
la fois le niveau culturel et le degré d’incompris d’ailleurs une partie de la poputégration sociale : en 2001, 55 % des
lation afro-américaine. Les dernières
foyers euro-américains disposaient de
décennies ont confirmé la fracture entre
l’Internet, pour 68 % des Asiatiques, 32 %
une « black bourgeoisie » qui s’intègre aux
des Hispaniques et 31 % des Noirs.
structures militaires et économiques, et une populadiscrimination
tion dépendante de l’État
Les adversaires
positive et
providence de père en fils.
« minorités
de la
La parité progresse dans la
modèLes »
représentation politique,
discrimination
a discrimination positive
locale ou fédérale.
positive
instituée après le vote de
retiennent
la loi sur les droits civiques de
La question de l’éducation
1964, qui prévoyait l’égalité
reste centrale, cinquante
qu’elle perpétue
des chances (equal opportuans après la déségrégation
indûment la
nity), a donné des résultats
des écoles dans le Sud.
culpabilisation
tangibles. Mais elle était
Les administrations républiconçue pour réparer les injuscaines et démocrates se
des Blancs
tices
du passé esclavagiste et
sont tour à tour heurtées à
et dénature
ségrégationniste, non pour
l’illettrisme : à ce jour, les
la notion de
durer indéfiniment. Depuis le
deux tiers des élèves noirs
vote de la proposition 209 en
de collège ne savent pas lire
mérite.
Californie, qui bannissait la discouramment. 20 % des étucrimination positive dans l’endiants afro-américains sont
seignement supérieur, 6 % seulement des
néanmoins diplômés de l’université, ce
candidats afro-américains réussissent les
qui leur a permis d’échapper à l’emprise
tests d’admission. Le ressentiment de
d’une sous-culture souvent imprégnée
candidats blancs évincés au profit d’étude violence. Si le chômage reste un facdiants moins qualifiés a remis en cause la
teur de ghettoïsation, la situation de
procédure, qui déroge au principe consticeux qui travaillent s’est améliorée : le
tutionnel de l’égalité, d’autant que désordifférentiel des salaires entre Blancs et
mais les Hispaniques entendent bénéficier
Noirs s’est réduit à 12 %. Mais une paude ces avantages initialement réservés à la
vreté endémique se répand dans les
communauté noire. Le recrutement préfamilles monoparentales, phénomène qui
férentiel de Noirs à l’Université du
affecte davantage les Afro-Américains
Michigan, approuvé par la Cour suprême
que les Hispaniques (voir le tableau 2).
L
Tableau 2. Pauvreté par race et situation familiale
1986
%*
2002
%*
Total pauvres
13,6
12,1
Pauvres de race blanche
11,0
10,2
dont familles monoparentales
28,2
24,1
Pauvres de race noire
31,1
24,1
dont familles monoparentales
50,1
38,2
* Population totale américaine de chaque catégorie qui tombe en dessous du seuil de pauvreté.
Note : Le seuil de pauvreté est fixé annuellement. En 2002, il était de 9 183 dollars pour une personne
seule, 11 756 pour un couple, 18 556 pour une famille de quatre et 25 738 pour une famille de six.
LA POPULATION AMÉRICAINE : MELTING POT OU MOSAÏQUE ?
Les Américains nés à l’étranger
Population née à l’étranger en 2002, selon l’origine (en millions).
Europe
4,5
Asie
8,2
Amérique hispanique
Autres
17,0
2,6
Entre 1990 et 2000, le nombre d’Américains nés à l’étranger est passé de 20 à
32 millions. Le plus grand nombre de ces immigrants est d’origine hispanique. Plus
de la moitié vit en Californie, New York et Texas. Six villes de plus de 100 000 habitants, deux en Floride et quatre en Californie, ont une majorité de résidents nés à
l’étranger.
en 2003, a relancé la polémique. Les
industrielles à fécondité réduite. Les
adversaires de la discrimination positive
Japonais ne représentent plus aujourd’retiennent qu’elle perpétue indûment la
hui que 9,7 % des Asiatiques aux Étatsculpabilisation des Blancs et dénature la
Unis. Les 2,5 millions et demi de Chinois
notion de mérite. Grâce au « Token
forment le groupe le plus nombreux
Black » (le « Noir alibi »), les
(24 %), suivi des Philippins
universités se confèrent ainsi
(18 %). La réussite socioà bon compte un brevet
économique des Chinois se
Les Chinois
d’humanitarisme tout en
conjugue à une forte solidareprésentent la
récupérant des fonds fédérité clanique, étayée par la
raux.
pratique religieuse. Ils reprémoitié des
sentent la moitié des effeceffectifs des
Dans le domaine de l’habitat,
tifs
des
disciplines
disciplines
la ségrégation, en principe
scientifiques sur les campus
abolie par le Fair Housing Act
de Californie, et obtiennent
scientifiques
de 1968, perdure de facto
des emplois dans la high tech
sur les campus
dans les zones les plus irréquand
ils
de Californie.
ductibles à la coexistence
ne se vouent pas au cominterraciale. Par entente
merce ou aux fonctions
tacite ou manifeste, les agenadministratives. « Minorité
ces immobilières ne présentent pas les
modèle »
selon
la
formule
mêmes immeubles à l’ensemble de leur
de Fortune en 1986, ces Asiatiques améclientèle (« red lining »). Signes néanricains échappent peu à peu aux
moins favorables d’une évolution des
Chinatowns, mais leur endogamie tradimentalités, les modèles d’intégration se
tionnelle ne les prédispose pas à une
multiplient dans le sport et les arts du
totale acculturation.
spectacle. Médias et communication font
une très large place aux Noirs.
Selon le recensement de 2000,
1,7 million d’Indiens d’Asie, Asian Indians
de première et deuxième génération,
Le recensement de 2000 a offert six
vivent aux États-Unis. Le recrutement en
options pour indiquer une origine asiatiInde de spécialistes des nouvelles techque : Indien d’Asie, Chinois, Philippin,
nologies a permis de leur accorder
Vietnamien, Coréen et Japonais. Pour la
400 000 visas en 2000 (notons à ce propremière fois, il était possible d’indiquer
pos que le nombre de Français dans la
une seconde origine, par exemple pour
high tech américaine reste relativement
les originaires du Sri Lanka, du Népal et
faible comparé à de tels chiffres). Le taux
du Pakistan. Au fil des décennies,
de croissance démographique des
l’immigration japonaise a décru, comme
Indiens d’Asie (+106 % entre 1990 et
d’ailleurs celle des autres nations post-
2000) est supérieur à celui de la communauté vietnamienne (+ 83 %, pour
1,3 million de personnes). Dans le New
Jersey et à New York, ils participent
activement à la vie politique.
menaces sur L’identité
nationaLe ?
S
elon l’expression consacrée, les
États-Unis ont toujours été un
« melting-pot ». La montée des minorités ne risque-t-elle pas néanmoins de
soumettre le peuple américain à des
forces centrifuges irrépressibles qui, à
terme, consacreraient une société multiculturelle ? Sur le socle des valeurs
judéo-chrétiennes d’une civilisation
anglo-saxonne primordiale se greffent
des groupes immigrés dont les cultures
subsidiaires s’inscrivent encore dans un
pluralisme viable, mais peut-être fragile
– même si l’éducation continue de forger une allégeance à la langue anglaise
et aux institutions, facteur d’américanisation des deuxièmes générations
d’immigrés.
La dynamique du rêve américain attire
toujours les exilés vers le Nouveau
Continent, poussés, soit par l’ambition,
soit par la pauvreté et les persécutions.
Malgré tous les aléas et les défaillances
d’un système libéral, la « religion civile »
maintient des formes de cohésion
sociale, d’autant que le caractère national s’est toujours trempé dans l’épreuve
et souvent dans la douleur. Qu’en est-il
aujourd’hui des valeurs de consensus et
des risques de clivage dans un si vaste
ensemble multi-ethnique ?
Le dernier ouvrage de Samuel
Huntington, Who Are We ? The Challenges
to America’s National Identity, provoque
une vive controverse outre-Atlantique.
Pour l’auteur, l’identité nationale, fondée
sur les valeurs anglo-protestantes et
démocratiques des Pères fondateurs,
serait menacée par le pouvoir nouveau
de diasporas culturelles transnationales.
L’immigration massive des Mexicains
conduirait ainsi à des dualités de comportement fatales à l’Union. Huntington
voit plusieurs facteurs de nature à rompre les équilibres établis par la Constitution, la nature de l’immigration
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2000, les salaires ont triplé entre 1970
et 1995 grâce aux investissements des
réfugiés du régime castriste.
Combien reste-t-il d’Indiens ?
Les Indiens se répartissent surtout entre la Californie (350 000), l’Oklahoma
(275 000), l’Arizona (260 000), le Nouveau Mexique (180 000) et le Texas (118 000).
À l’Est, seule la Caroline du Nord atteint 100 000, en raison de la communauté cherokee, également représentée à l’Ouest (285 000) après sa déportation en
Oklahoma (Indian territory) au XIXe siècle. Après les Cherokees viennent les Navajos
(269 000), les Sioux (110 000), les Chippewas (110 000), les Choctaws (90 000), puis
loin derrière les Pueblos (60 000) et les Apaches(58 000). Pour les trois quarts, les
Indiens vivent à l’ouest du Mississippi. Ceux du Maine constituent l’un des rares bastions de l’Est. 317 tribus sont recensées pour une population de plus en plus urbanisée, 20 % habitant dans les réserves.
antérieure et les voies habituelles de
l’américanisation. La contiguïté entre le
Mexique et les États-Unis n’a pas de précédent : les générations antérieures
d’immigrés devaient franchir les océans
et ne pouvaient conserver le même
contact avec leur pays natal. L’Immigration Reform and Control Act de 1986 avait
permis de résorber 3 millions de clandestins, dont 90 % du Mexique. Mais en
2000 les deux tiers de la population
mexicaine américaine sont constitués
d’illégaux (près de 5 millions de personnes). Huntington ne prévoit pas de
ralentissement tant que la situation économique du Mexique ne s’améliorera
pas sensiblement.
Si nombre d’Hispaniques parlent le
« Spanglish », la reconstitution d’une
vaste communauté mexicaine au nord
du Rio Grande (« El Norte ») encourage
un bilinguisme que les Anglo-Américains
eux-mêmes ne sont généralement pas
prêts à pratiquer. Ainsi les policiers
bilingues de Phoenix (Arizona) ont un
salaire supérieur à leurs collègues uniquement anglophones. Parallèlement, les
Mexicains américains immigrés ne se
dispensent pas d’exprimer bruyamment
leurs griefs. Des manifestations de masse
ont eu lieu en 1994, en réponse à la
Proposition 187 de Californie qui visait à
amputer l’aide sociale aux immigrés illégaux. Par provocation, des drapeaux
mexicains furent agités dans les rues de
Los Angeles. En 1998, des supporters
chicanos ont sifflé l’hymne des ÉtatsUnis et agressé des joueurs américains
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lors du match de football États-UnisMexique.
L’intégration semble plus facile pour
d’autres communautés hispaniques
comme les Cubains de Floride et les
Portoricains du Nord-Est. Le nationalisme de Porto-Rico, qui fut porteur
d’un terrorisme sanglant après-guerre,
ne semble pas à l’heure actuelle connaître un regain d’activité. Au sud, Miami
est devenu un pôle économique florissant, notamment grâce aux organisateurs de croisières, qui attirent des
cohortes de riches Latinos. Les Cubains
détiennent le pouvoir politique dans
une ville peuplée de 60 % de résidents
nés à l’étranger. Dans le comté de
Miami-Dade, qui fut sous les feux des
projecteurs à l’élection présidentielle de
vaLeurs
et reLigions
F
aut-il s’attendre à une résurgence du
« nativisme » ? L’ampleur de l’immigration hispanique peut entraîner des
mouvements de rejet de la population
locale, comme ce fut déjà le cas dans le
passé. En 1850, les « Knownothings » hostiles à l’immigration prenaient surtout
pour cibles Irlandais et Chinois – les
Anglo-Saxons protestants (WASP)
étaient à l’époque très largement majoritaires. Les mouvements populistes
resurgis après la Guerre de Sécession,
à l’instar du Ku Klux Klan, mêlaient
fanatisme religieux et racisme dans leurs
attaques contre les juifs, les catholiques
et les Noirs. Paradoxalement, les
deuxième et troisième générations
d’immigrés participèrent au courant
xénophobe des années 1920 avec le
Nationality Act qui introduisit les quotas.
Aujourd’hui, les perspectives sont radicalement différentes. En 2040, les Blancs
non hispaniques seront tout juste majoritaires. Cela peut entraîner une crispation sur les valeurs d’une culture
euro-américaine en repli. Encore faut-il
savoir de quelles valeurs il s’agit : la culture de masse a un pouvoir syncrétique
Les Arabes américains
Les statistiques de 2000 sur la population arabe américaine (2 millions) sont estimées inférieures à la réalité, selon l’Arab-American Institute Foundation qui avance le
nombre de 3 millions et demi. Nombre de Libanais, de Syriens et d’Égyptiens immigrés au cours du XXe siècle étaient chrétiens, aussi l’islam n’est-il pratiqué que par
un tiers des Arabes américains. On estime que sur les 5 à 6 millions de musulmans
des États-Unis, 20 % sont arabes, 40 % afro-américains et 30 % asiatiques. Quelque
100 000 Arabes sont arrivés après la guerre des Six jours de 1967, dont 8 000
Palestiniens. La Californie, la Floride, le Michigan, le New Jersey et New York présentent la plus forte concentration d’Arabes américains. Avec ses 1 200 mosquées,
la communauté entend s’insérer dans le paysage culturel en corrigeant les images
négatives qui existaient bien avant le 11 Septembre 2001. Associations et lobbies
comme la National Association of Arab Americans essaient d’apaiser les inquiétudes et
d’éviter les amalgames susceptibles de dégénérer en hostilité durable.
LA POPULATION AMÉRICAINE : MELTING POT OU MOSAÏQUE ?
qui exclut de préconiser un retour aux
hiérarchies culturelles du passé.
des facteurs
de cohésion
A
tuelles traversent un melting-pot de la
mémoire. Les campagnes des droits civiques, le Vietnam et l’agitation des campus, les grèves des Chicanos, les émeutes
raciales, la crise du pétrole, la
« Reaganomie », la révolution informatique, le scrutin confus de Miami en
2000, le choc des attentats du 11 septembre 2001 et les deux guerres contre
l’Irak, retentissent dans la conscience collective sans nécessairement être porteurs des fantasmes d’une irrémédiable
désunion. Alors que l’antiaméricanisme
devient chez nous une composante de la
culture nationale, faut-il rappeler que,
malgré les tensions et les ruptures, les
États-Unis ont jusqu’à présent préservé
cette unité dans la pluralité qui reste une
gageure pour les Européens ? g
La religion est un sujet de conflit potenu-delà de cette diversité, il reste
tiel important entre les communautés.
que le libéralisme constitutionnel,
Les clivages entre protestantisme angloainsi que la séparation de l’Église et de
américain et catholicisme hispanique
l’État, sont les fondements de la démosont-ils appelés à se dissicratie américaine. Par
per ? La droite protestante
exemple, l’identité natioLe présumé
(Christian Right) partage des
nale ne peut guère se
convictions avec la hiérarconcevoir dans une double
« puritanisme
chie catholique, par exemcitoyenneté
également
américain »,
ple
en
proscrivant
respectueuse d’un pays
constamment
l’avortement légal et l’hod’origine qui serait d’obémosexualité. Globalement,
dience théocratique. Et la
vilipendé chez
le panorama religieux des
pression du « politiquenous, fut en son
États-Unis évolue, comme
ment correct », qui avait
temps fonle montre le soutien
fait craindre une tyrannie
apporté par la droite chrédes minorités (alors que
damentalement
tienne à Israël. Le présumé
les Pères fondateurs
égalitaire et
« puritanisme américain »,
redoutaient surtout la
iconoclaste.
constamment
vilipendé
tyrannie de la majorité)
chez nous et confondu avec
est maintenant déclinante.
le rigorisme moral victorien, fut en son temps fonLes motivations socio-économiques, ethdamentalement égalitaire et iconoclaste,
niques et idéologiques de l’électorat
face à la société semi-féodale du Sud.
dépendent aussi de la vision du monde
Ironie de l’Histoire, c’est au
acquise par les générations successives. À
Massachusetts, fief des chefs spirituels de
la génération silencieuse qui célébra la
la colonie puritaine du XVIIe siècle, que la
« Greatest Generation » des GI de la
Cour Suprême vient de légaliser le
Seconde Guerre mondiale, toutes races
mariage homosexuel, preuve que les
confondues, ont succédé les baby-boogrands ancêtres n’ont pas laissé une
mers nés après 1945, puis la « génération
empreinte indélébile.
X » à l’identité mal définie, née entre
1965 et 1982. Le respect des institutions
L’évolution des mœurs, enfin, peut
a connu une lente érosion, tandis que
encore opposer la modernité de certaigrandissait un individualisme hédoniste et
nes communautés à l’archaïsme de grouavide de réussite matérielle. Succès et
pes ethniques attachés à des croyances
échecs, attitudes consensuelles et conflicancestrales. En revanche, la mobilité
sociale devrait à terme favoriser une
multiplicité des contacts et des mariages
interethniques. Les États-Unis comptent
Éléments bibliographiques
moins de 2 millions de couples légitimes
interraciaux, les unions étant plus nomMichael K. Brown et al., Whitewashing Race : The Myth of a Color-Blind Society, University of California
breuses entre mari noir et épouse blanPress, 2003.
Dinesh D’Souza, The End of Racism, New York, Free Press, 1996. What’s So Great About America, New
che que l’inverse, et les unions entre
York, Penguin Books, 2003.
Noirs et autres races étant très minoriVictor Davis Hanson, Mexifornia, New York, Encounter Books, 2003.
taires. La cause du métissage est à l’éviSamuel Huntington, Who Are We ? The Challenges to America’s National Identity, New York, Simon
dence moins présente qu’en France, où
and Schuster, 2004.
le legs colonial autant que l’engouement
Arthur Schlesinger Jr., The Disuniting of America, New York, Norton, 1991.
Mary C. Waters, Ethnic Options : Choosing Identities in America, University of California Press, 1991.
médiatique influencent les mœurs.
En français
Philippe Jacquin, Daniel Royot, Stephen Whitfield, Le Peuple américain, origine, immigration, ethnicité et
identité, Seuil, 2000.
Daniel Royot, Les États-Unis, civilisation de la violence ? Armand Colin, 2003.
Sociétal N° 45 g 3e trimestre 2004