La corruption injustifiable : débats publics, pratiques de pouvoir

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La corruption injustifiable : débats publics, pratiques de pouvoir
Séminaire de philosophie du droit
La corruption injustifiable : débats publics, pratiques de pouvoir,
cultures politiques (XIXe-XXe siècles)
Frédéric Monier
Cette présentation expose plusieurs résultats d’un programme de recherche francoallemand, « Politique et corruption (POC/K) »1, qui étudie la question de la corruption à l’époque
contemporaine, son émergence et ses évolutions. Les chercheurs engagés dans ce programme se
sont efforcés de réaliser une histoire comparative des pratiques de faveurs et des débats publics,
des deux côtés du Rhin et, plus largement, dans l’espace européen2.
Plusieurs publications et enquêtes témoignent d’un regain d’intérêt de l’historiographie
européenne pour la corruption depuis une dizaine d’années3. Cela s’est traduit par une
modification profonde des perspectives de recherche et des méthodes de travail, le plus souvent
sous l’influence des sciences sociales du politique. On souhaite tenter un premier bilan de ces
études récentes et proposer une lecture renouvelée de l’histoire de la corruption. En effet, les
acquis scientifiques réalisés ces dernières années, les débats en cours, enfin sur les perspectives
de recherche sont éclairants.
Le titre proposé : « débats publics/ pratiques de pouvoir/ cultures politiques », correspond à des
distinctions analytiques, employées à des fins d’éclaircissement d’un objet très débattu et
complexe. Il ne fait pas de doutes que la corruption, telle que l’on peut la définir historiquement,
appelle une « histoire intégrée » (Saul Friedländer), qui permet de penser ensemble les
différentes dimensions du phénomène, séparées ici. En effet, ce programme de recherche repose
Voir les sites du projet, en français : http://pock.hypotheses.org ; en allemand :
http://www.korruptionsforschung.tu-darmstadt.de/index.php?id=76
2 Jens Ivo Engels et Frédéric Monier, « Pour une histoire comparée des faveurs et de la corruption : France et
Allemagne, XIXe-XXe siècles) », dans J.I. Engels, F. Monier et N. Petiteau (dir.), La politique vue d’en bas. Pratiques
privées, débats publics (XIXe-XXe siècles), Paris, A. Colin, 2011, pp.127-148.
3 Seppo Tiihonen (dir.), The History of Corruption in Central Government, Amsterdam, IOS Press, 2003, (IIOS, Cahiers
d’histoire de L’administration, n° 7) ; Emmanuel Kreike, William Chester Jordan (dir.), Corrupt Histories, Rochester,
University of Rochester Press 2004 ; Arne Karsten et Hillard von Thiessen (dir.), Nützliche Netzwerke und korrupte
Seilschaften, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006 ; « The genesis of public value systems », Public voices, X. 2,
2008 ; Jens Ivo Engels, Andreas Fahrmeier et Alexander Nützenadel (dir.), Geld, Geschenke, Politik. Korruption im
neuzeitlichen Europa, München, Oldenbourg, 2009; Simona Slanicka et Niels Grüne (dir.), Korruption. Historische
Annäherungen an eine Grundfigur politischer Kommunikation, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2010 ; Ronald G.
Asch, Birgit Emich, Jens Ivo Engels (dir.), Integration, Legitimation, Korruption. Politische Patronage in früher Neuzeit
und Moderne, Francfort/M., P. Lang, 2011. ; Jens Ivo Engels, Frédéric Monier, Natalie Petiteau (dir.), La politique vue
d’en bas. Op. cit., « Bien public et corruption » : pp. 127-255 ; Journal of Modern European History, « Corruption and the
rise of Modern Politics », n° 11/1, 2013; Cahiers Jaurès, “La corruption et ses critiques: des débats en Europe vers
1900”, n° 209, 2013.
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sur trois hypothèses scientifiques générales, liées les unes aux autres, que l’on souhaite
expliquer et soumettre à discussion. 1° La corruption est injustifiable : le propre de l’ère
contemporaine est d’avoir constitué la corruption en problème, public et politique, au nom d’une
morale civique en débat, et d’un système de valeurs publiques en pleine transformation4. 2° La
critique du favoritisme transforme les techniques de pouvoir : les seuils de tolérance sociaux aux
faveurs conditionnent, à l’ère contemporaine, l’évolution des patronages aristocratiques
d’ancien régime, jusqu’aux clientélismes politiques du temps présent. Ces critiques du
favoritisme ne sont pas le seul facteur d’évolution de ces patronages ; elles ne sont pas, non plus,
le facteur déterminant dans leur devenir. Mais elles sont au cœur des « processus de
disqualification » de ces formes de domination5. 3° Les « entrepreneurs critiques »6 produisent
des conflits idéologiques: à l’ère contemporaine, les représentations partagées ou communes du
bien public évoluent en fonction d’antagonismes politiques et d’affrontements idéologiques, en
particulier sur le rôle de l’État.
1. La corruption est injustifiable
A- Le constat a été formulé très nettement par Jens Ivo Engels dès 2006-20087: la
corruption est instituée comme problème public et politique (political issue) au XIXe siècle. Le
caractère injustifiable par principe de la corruption semble être une spécificité contemporaine
apparue progressivement pendant un temps de transition (cca. 1750- cca. 1850). En d’autres
termes, alors que les sociétés d’ancien régime se caractérisent, selon Hillard von Thiessen, par
l’existence de normes parallèles et concurrentes8, il n’existe plus de registre argumentatif
alternatif face aux accusations, ou aux soupçons de corruption, dès le début de l’époque
contemporaine. Le corollaire est la prise à parti d’une opinion publique, au nom d’une morale,
lorsqu’il y a utilisation politique de l’accusation (ou imputation) de corruption dans les luttes
pour le pouvoir.
B- Dans une perspective culturelle, on peut dire que ce qui s’invente dans le Sattelzeit,
c’est la nécessité de réformer, voire de régénérer, des gouvernements moralement condamnés
pour corruption. Comme l’ont montré Maryvonne Génaux et Felix Saurbier9, le vocabulaire et la
sémantique de la corruption, au XVIIe siècle, renvoient aux fondements bibliques du discours
J. Kennedy, P. WAAGENAR, M. RUTGERS et J. Van EIJNATTEN, « Corruption and public values in historical and
comparative perspective : an introduction », Public Voices, X.2, 2008, pp. 3-6.
5 Laurent Le GALL, Michel OFFERLE, François PLOUX (dir.), La politique sans en avoir l’air. Aspects de la politique
informelle (XIXe-XXe siècles), Rennes, PUR, 2012.
6 Jean-Louis BRIQUET, Philippe GARRAUD (dir.), Juger la politique. Entreprises et entrepreneurs critiques de la politique,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001. Nous ne revenons pas sur les emprunts à la sociologie d’Erving
GOFFMANN et de Howard BECKER.
7 Jens Ivo ENGELS, „Politische Korruption in der Moderne. Debatten und Praktiken in Großbritannien und
Deutschland im 19. Jahrhundert", Historische Zeitschrift, n° 282, 2006, pp. 313-350; Jens Ivo Engels, “Corruption as a
political issue in modern societies: France Great-Britain and the United States in the long XIXth century”, Public Voices,
X/2, 2008, pp.68-85.
8Hillard von Thiessen, « Korruption und Normenkonkurrenz. Zur Funktion und Wirkung von Korruptionsvorwürfen
gegen die Günstling-Minister Lerma in Spanien und England in frühen XVII Jahrhundert », dans J.I. Engels, A. Fahrmeir
et A. Nützenadel (dir.), Geld, Geschenke, Politik, op. cit., pp.91-120.
9 Maryvonne Génaux, « Les mots de la corruption : la déviance publique dans les dictionnaires d’Ancien régime »,
Histoire, économie et société, 21, 2002, pp.513-530 ; et « La corruption : les fondements classiques et bibliques du
discours politique dans la France moderne », Rivista di storia e letteratura religiosa, 39, 2003, pp. 227-247 ; Felix
Saurbier, « ‘The tabernacle of bribery’. Zur Korruptionssemantik deutsch- und englischsprachiger
Bibelübertstezungen in der frühen Neuzeit », dans N. Grüne et S. Slanicka (dir.), Korruption. Historische annäherungen,
op. cit., pp.123-143, ici p.127.
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politique, en France, en Grande-Bretagne et dans les États allemands. Entre altération (son sens
premier), dépravation et concussion, la notion de corruption est fondamentalement
polysémique, (et le reste y compris dans le premier tiers du XXe siècle) : l’héritage intellectuel
venu des Lumières – le livre VIII de L’Esprit des lois de Montesquieu, pour aller vite- détermine
une vision de la corruption des gouvernements comme une dégénérescence morale et
politique10.
Comme l’a parfaitement montré Thomas van der Hallen dans un travail récent, c’est de cette
façon que Maximilien Robespierre appréhende la corruption pendant la Révolution française11.
On connaît la légende qui entoure, de son vivant, Robespierre, dont le surnom « l’Incorruptible » - est passé à la postérité.
Dans le système de la Révolution française, ce qui est immoral est
impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire. La
faiblesse, les vices, les préjugés, sont le chemin de la royauté.
Une nation est vraiment corrompue, lorsque après avoir perdu,
par degrés, son caractère et sa liberté, elle passe de la démocratie
à l’aristocratie ou à la monarchie ; c’est la mort du corps politique
par la décrépitude12.
L’analyse de Thomas van der Hallen est très éclairante sur ce point : ce qui s’opère au cœur de la
pensée politique de Robespierre, c’est un « renversement de perspective historique ». Il s’agit de
faire naître un nouvel ordre de choses, à partir « de l’extrême corruption, de la dégénérescence
et du pourrissement de l’ancien »13.
L’important est que la perception critique de la corruption tend à se modifier entre la fin du
XVIIIe et le début du XIXe s, bien au-delà du seul Robespierre. On assiste à une sorte de
renversement de perspective intellectuel, qui légitime les réformes projetées voire la quête d’un
nouvel état politique et moral, selon les cas. Cela coïncide avec l’invention discursive d’un monde
ancien marqué par les abus, que les contemporains, réformateurs ou révolutionnaires,
entendent abolir et régénérer. Il s’agit d’une « old corruption » en Grande-Bretagne14, d’un
« ancien régime» corrupteur dans la perspective de la Révolution française15. Cet avant
despotique et corrompu, opposé à un avenir vertueux (régénéré par la démocratie) est une idée,
(ou un récit), inventé pendant le temps de transition. Cette idée est confortée finalement tout au
Ronan Chalmin, Lumières et corruption, Paris, H. Champion, 2010.
Thomas van der Hallen, « Corruption et régénération du politique chez Robespierre », Anabases, 6, 2007, pp.67-82,
12 Extraits du Rapport sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans
l’administration intérieure de la République, fait au nom du Comité de salut public, le 18 pluviôse, l’an 2e de la
République, par Maximilien Robespierre ; imprimé par ordre de la Convention nationale (18 pluviôse an II - 5 février
1794) ; texte consultable sur : http://ihrf.univ-paris1.fr/spip.php?article609
13 Thomas van der Hallen, « Corruption et régénération », art. cité, p.68.
14 William D. RUBINSTEIN, « The end of ‘old corruption’ in Britain, 1780-1860 », Past and Present, n°101, 1983, pp. 5586 ; Alan DOIG, Corruption and misconduct in contemporary British politics, Harmondsworth, Penguin, 1984 ; Philip
HARLING, The waning of ‘Old corruption’ : the politics of economical reform in Britain, 1779-1846, Oxford, Clarendon
press, 1996.
15 Michel BRUGUIERE, Gestionnaires et profiteurs de la Révolution. L’administration des finances françaises de Louis
XVIII à Bonaparte, Paris, Olivier Orban, 1986 ; Olivier BLANC, La Corruption sous la Terreur (1782-1794), Paris, Robert
Laffont, 1992 ; Valérie GOUTAL-ARNAL, « Réalité et imaginaire de la corruption à l'époque de la révolution française »,
Revue française de finances publiques, 2000, n°69, pp. 95-114.
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long du XIXe siècle. Elle s’exprime largement dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle
de Pierre Larousse à la fin des années 1860. « Mais la véritable corruption n’existe plus, il faut
aller la chercher dans les pays où la civilisation ne l’a pas encore chassée, en Russie par
exemple16». Cette affirmation tranchée, émise avant les grands scandales politico-financiers de la
IIIe République, indique que la corruption est comprise de façon binaire. S’opposent terme à
terme un état premier : celui de la vénalité, attachée à l’arriération orientale, au despotisme, à
l’absence de dissimulation et à l’impudeur ; et un état plus avancé : celui de la liberté, entachée
par la corruption électorale (anglaise), les « influences administratives », les atteintes à la vertu
civique et à la pudeur (« les fonctionnaires sont comme les femmes »).
C- Les acquis scientifiques des dernières années ont montré l’importance souvent
décisive de ces débats publics, alors que plusieurs travaux antérieurs insistaient sur leur
caractère rhétorique (ou performatif). Étudiant le recrutement et la promotion des
fonctionnaires du ministère de l’Intérieur au début du XIXe siècle, William M. Reddy estimait que
la réalité – patronage politique et déférence- était fort éloignée des grands discours sur la
méritocratie17. La question a été relue, avec des perspectives bien différentes, par Igor Moullier
dans un travail récent18. Il faut contester la vision déceptive des choses défendue par certains
historiens, pour qui les discours publics ne modifiaient pas substantiellement la réalité sociale et
politique des rapports de pouvoir. Cette lecture déceptive est proche de l’interprétation que de
nombreux chercheurs ont donné des scandales. Aux yeux de Jean Bouvier, au début des années
1960, les scandales étaient des incidents : ils pouvaient servir au mieux, de révélateurs à
l’enquête historique19. Les questionnaires des historiens sont longtemps restés attachés à cette
historiographie des scandales politico-financiers dont les grilles d’interprétation et d’analyse ont
été posées dans les années 196020. Comme dans beaucoup de domaines de l’histoire, le
renouveau est venu des sciences sociales, ici de travaux d’anthropologie et de sociologie qui ont
proposé d’autres approches, sur la « force instituante » des scandales et sur la « visibilité
médiatisée » du pouvoir21.
D- Les travaux collectifs entrepris depuis une dizaine d’années, sont donc bâtis autour
d’un constat partagé : les discours publics modifient fortement la « morale politique »
(Robespierre). Ce processus prend une force nouvelle avec la naissance des scandales modernes
médiatisés. Cela intervient historiquement à la fin des années 1860 et au début des années
1870. On repère cela en Grande-Bretagne, en France, en Belgique, aux Pays-Bas, et en
Allemagne22. Dans ces scandales, la presse est à la fois acteur de révélation et secteur
« Corruption », dans Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, rééd. Genève, Slatkine, 1982.
William M.Reddy, C. Friedlander, « ‘Mériter votre bienveillance’. Les employés du ministère de l’Intérieur en France
de 1814 à 1848 », Le Mouvement social, n° 170, janvier-mars 1995, pp. 7-37
18 Igor Moullier, Le ministère de l’Intérieur sous le Consulat et le premier Empire. Gouverner la France après le 18
Brumaire (1799-1814), thèse, université Lille III, 2004, consultable en ligne sur :
http://documents.univ-lille3.fr/files/pub/www/recherche/theses/moullier-igor/html/these.html
19 Jean BOUVIER, Les deux scandales de Panama, Paris, Julliard-Gallimard, « Archives », 1964, p.8; cité de façon
critique par Damien de BLIC, « Moraliser l'argent. Ce que Panama a changé dans la société française (1889-1897) »,
Politix, n° 71, 2005, pp. 61-82, p. 62.
20 Jean BOUVIER, Le Krach de l’Union générale (1878-1885), Paris, PUF 1960 ; Frances DONALDSON, The Marconi scandal,
Londres, Hart Davis, 1962 (rééd. Bloomsbury reader, 2011).
21 Élisabeth CLAVERIE, « Procès, affaire, cause: Voltaire et l'innovation critique », Politix, 1994, n°26, pp. 76-85 ; John B.
THOMPSON, Political scandal : power and visibility in the Media Age, Oxford, Blackwell, Polity Press, 2000 (2e éd.
2008). Voir, en français, John B. THOMPSON, « La nouvelle visibilité », Réseaux, 2005/1, n°129-130, pp. 59-87. Damien
de Blic et Cyril Lemieux, « Le scandale comme épreuve. Eléments de sociologie pragmatique », Politix, 2005, Volume
18, n° 71, pp.9-38.
22 De manière générale, voir Matthew PARRIS, Great parliamentary scandals : four centuries of calumny, smear and
innuendo, London, Robson books, 1995. Pour la France, Jean GARRIGUES, Les scandales de la République, de Panama à
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économique accusé de corruption23. Ainsi, avec le scandale de Panama, naît le débat sur
« l’abominable vénalité de la presse française », poursuivi jusqu’à la deuxième guerre
mondiale24. La genèse de ces scandales est corrélée à la création de gouvernements
représentatifs et libéraux, et en particulier à la circulation des modèles et des pratiques
parlementaires. Dans l’Empire allemand, la dimension parlementaire est plus faible, et les
mesures répressives, notamment contre les socio-démocrates (Sozialistengesetze, 1878-1890)
mettent un frein aux critiques publiques, comme l’ont montré nettement Anna Rothfuss et Jens
Ivo Engels25. On repère ces scandales plus tardivement dans certains pays, comme en Italie26. La
circulation des scandales dans un espace libéral, parlementaire ou pseudo parlementaire,
concerne entre 1870 et 1914 l’Europe et d’autres pays : cet espace est marqué par les transferts
culturels et les débats autour de normes et de pratiques nouvelles, comme l’adoption de l’isoloir,
nouvelle « technologie de vote » internationale27.
E- Dans cet espace, la lutte politique contre la corruption passe par la croyance en la
vertu de la publicité (au sens de publicisation) : celle-ci est souvent pensée comme la sauvegarde
par excellence de la moralité politique publique.
Ce qui moralise dans les gouvernements libres, c’est la publicité.
La corruption ne saurait résister longtemps aux attaques dans la
chambre, dans la presse, dans les pamphlets. C’est la publicité qui
est le meilleur moyen d’inspirer le respect de soi-même, qui est la
plus sûre sauvegarde contre les effets des tentations les plus
puissantes.28
En d’autres termes, une nouvelle frontière entre public et privé s’invente. La publicité politique
est la norme politique qui régit la morale publique/politique, alors que la discrétion est pensée
comme la norme sociale qui garantit la vie privée. Cela répond à un paradoxe noté dès 1908 par
Georg Simmel :
l’affaire Elf, Paris, R. Laffont, 2004 ; pour les Pays-Bas, voir les travaux de Ronald Kroeze, « Political corruption
scandales in the Netherlands in the nineteenth century : the letters affair of 1865 », Public voices, X.2, 2008, pp. 2543 ; et « Dutch political modernization and the Billiton case (1882-1892) : the usefulness of a neoclassical approach to
corruption », dans Integration, Legitimation, Korruption, op. cit., pp.285-308.
23 Pour une esquisse d’historiographie, F. Monier, « La corruption politique : une histoire européenne », Cahiers Jaurès,
n° 209, 2013, pp.3-13.
24 L’abominable vénalité de la presse. Correspondance d’Arthur Raffalovich, d’après les documents des archives russes,
1897-1917, Paris, Librairie du Travail, 1931. Voir : Marc Martin, « Retour sur ‘l’abominable vénalité de la presse’ », Le
temps des médias, 2006, n°6, pp.22-33 ; Damien de BLIC, « Moraliser l'argent. Ce que Panama a changé dans la société
française (1889-1897) », Politix, n° 71, 2005, pp. 61-82. Dominique Pinsolle, Le Matin : une presse d’argent et de chantage
(1884-1944), Rennes, PUR, 2012.
25 Anna Rothfuss et J.I. Engels, « les usages de la politique du scandale. Le SPD et les débats sur la corruption politique
pendant le Kaiserreich (1873-1913) », Cahiers Jaurès, 2013, n° 209, pp.33-52.
26 Enzo MAGRI, I ladri di Roma. 1893 scandalo della Banca Romana : politici, giornalisti, eroi del Risorgimento all'assalto
del denaro pubblico, Milan, A. Mondadori, 1993.
27 Malcolm Crook et Tom Crook, « L’isoloir universel ? La globalisation du scrutin secret au XIXe siècle », Revue
d'histoire du XIXe siècle, n° 43, 2011, pp.41-55, ici p.42.
28 Maurice Block, Petit dictionnaire politique et social, Paris, Perrin, 1896, art. « corruption », p.175.
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« Il semble que plus la civilisation se spécialise, plus les affaires de
la collectivité deviennent publiques, et plus celles des individus
deviennent secrètes29».
Cela ne va pas sans transgressions de la part des acteurs. Le travail comparatiste de F. Bösch
éclaire ces mécanismes, en Grande-Bretagne et en Allemagne30. On retrouve, en France, des
remises en cause de cette distinction, de la part des spécialistes de la révélation médiatisée,
publicistes et pamphlétaires en particulier. Comme l’écrit Urbain Degoulet/Gohier en 1898,
« C’est en séparant la vie privée, pour la rendre inviolable, de la
vie publique livrée à la discussion, qu’on arrive à composer des
Assemblées presque entières d’aigrefins, de corrompus,
d’intrigants prêts à tout. (…) Vie privée ! Silence forcé ! Procès en
diffamation ! 31»
Dans la perspective, beaucoup plus récente, de sociologues comme Niklas Luhmann, ce
phénomène attesterait que la corruption est un effet paradoxal (un brouillage) de la
spécialisation fonctionnelle32. Quoi qu’il en soit, cette croyance partagée (culturelle) en la vertu
de la publicité explique l’importance des comités/commissions d’enquête, au caractère
parlementaire plus ou moins marqué, mais qui existent y compris dans l’empire allemand. Ces
comités montrent la capacité des parlements, soupçonnés de corruption, à enquêter sur ces
affaires. Cette croyance en l’enquête publique (parlementaire, journalistique) place du coup les
autres formes d’enquête (et de régulation) dans une position de porte à faux. C’est le cas des
enquêtes judiciaires dans le cadre d’une répression pénale qui, face aux scandales, est
soupçonnée publiquement, en France, d’être manipulée (c’est le thème de la « justice aux
ordres »).
F- Selon ces travaux récents, les scandales correspondent à des modes paradoxaux de
régulation. Ils visent les collusions entre élites (économiques, politiques, médiatiques,
administratives) et la gestion des intérêts par les gouvernants (faveurs). Ces questions font
l’objet de discussions, y compris dans ce programme de recherche, lors d’un colloque à Avignon
en mai 201333. Les scandales mettent en avant ce qui semble être des manquements à une
morale publique politique. Celle-ci est elle-même objet de discussions, de controverses, de
redéfinitions, de compromis. La « force instituante » des scandales se manifeste par la création
de normes. Dans le cas de la France de la IIIe république, on peut donner en exemple la loi de
1889 sur le trafic d’influence34, la loi de 1935 sur l’abus de bien social (décret-loi du 8 août
G. Simmel, Secret et société secrète, (1908), Strasbourg, Circé, 1991, p.49.
Frank BÖSCH, Öffentliche Geheimnisse: Skandale, Politik und Medien in Deutschland und Großbritannien, 1880-1914,
München, Oldenbourg, 2009.
31 Urbain Gohier, « Vie privée », L’Aurore, 7 juin 1898, cité par Cédric Passard, « De l’autre côté de la politique.
Pamphlets et pamphlétaires à la fin du XIXe s. en France », dans La politique sans en avoir l’air, op. cit., p.313.
32 Pour une présentation des thèses de Niklas Luhmann dans le cas de l’histoire de la corruption, voir Niels Grüne et
Tom Tölle, « Corruption in the Ancien Régime : Systems-theoretical considerations on normative plurality », Journal of
Modern European History, n° 11/1, 2013, pp.31-50.
33 « Corruption et scandales dans l’Europe contemporaine », le programme est consultable sur :
http://pock.hypotheses.org/131
34 Frédéric AUDREN, Pierre LASCOUMES, « La justice, le gendre et le scandale des décorations : aux origines du trafic
d’influence », dans Bruno DUMONS et Gilles POLLET (dir.), La fabrique de l’honneur. Les médailles et les décorations en
France, XIXe-XXe siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp.119-142.
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1935), le statut des journalistes adopté en 193535. On peut aussi mentionner le cas de la GrandeBretagne, avec par exemple la réforme de 1925 sur l’attribution de distinctions honorifiques (et
l’élévation à la pairie) après le scandale des « sales of honours » de 1922 qui a atteint Lloyd
George36.
G- Le premier acquis scientifique de ces dix dernières années est donc une histoire
comparée de la corruption en Europe au prisme des débats publics et en particulier des
scandales. Les discussions scientifiques les plus nettes concernent, - ce n’est pas un hasard -, la
période antérieure à la genèse de ces scandales, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Il s’agit
ici de la discussion autour des discontinuités historiques du phénomène. La thèse des ruptures
apparues à l’époque contemporaine est défendue par Jens Ivo Engels et Pieter Waagenar (entre
autres), et celle de la continuité est défendue par Niels Grüne et Simona Slanicka, (entre
autres)37. Il y a aussi des débats scientifiques autour de la période la plus récente, postérieure
aux années 1980. En effet, plusieurs études pointent, pour la France, l’existence d’une situation
paradoxale : une multiplication des scandales dits de corruption et une baisse de « l’indignation
civique » politisée38. Comme l’écrit Damien de Blic, on assiste à un déclin de la « forme affaires »
dans ce cas39. Pour Pierre Lascoumes, au terme d’une grande enquête collective, il y aurait une
tolérance diffuse importante à l’égard des « manquements à la probité publique »40. Il me semble
pourtant que l’on assiste à une diffusion de la croyance en la corruption des gouvernants dans
l’opinion publique, et aussi à une hausse très nette des condamnations judiciaires (au pénal)
pour corruption41. Quel que soit le point de vue considéré, et sans présumer de la suite des
discussions, il semble acquis que les débats publics ont profondément changé à partir des
années 1980-1990.
H- Dans ce cadre, une esquisse d’histoire commence à apparaître, avec plusieurs phases
chronologiques marquées. Cette esquisse d’histoire soulève presque autant de problèmes qu’elle
ne prétend en résoudre. Ces problèmes concernent les périodes caractérisées par l’absence de,
ou la restriction des débats : ainsi de l’Espagne de la Restauration (1875-1923), « monarchie
sans scandales »42. Que dire, en allant plus loin, du IIIe Reich national socialiste, à propos duquel
l’historiographie, depuis environ 15 ans, parle de corruption43 ? La question se pose évidemment
35 Damien de BLIC, « La contribution des scandales financiers à l’autonomisation de l’univers journalistique : de
Panama à la loi de 1935 », in J.Nollet, Y.Chupin (dir.), Journalisme et dépendances, Paris, L’Harmattan, 2006.
36 Geoffrey R. SEARLE, Corruption in British politics, 1895-1930, Oxford/New York, Oxford U.P./Clarendon Press, 1987
37 Niels GRÜNE, « "Und sie wissen nicht, was es ist". Ansätze und Blickpunkte historischer Korruptionsforschung »,
dans Simona SLANICKA, N. GRÜNE (dir.), Korruption. Historische Annäherungen, op. cit., p. 11-34. Jens Ivo ENGELS,
« Politische Korruption und Modernisierungsprozesse. Thesen zur Signifikanz der Korruptionskommunikation in der
westlichen Moderne », dans Niels Grüne et Simona Slanička (dir.), Korruption. Historische Annäherungen, op. cit. supra,
p. 39 notamment.
38 P. F. JANKOWSKI, Shades of indignation : political scandals in France, past and present, New York /Oxford, Berghahn
books, 2008
39 BLIC, Damien (de), 2007, « Cent ans de scandales financiers en France. Investissement et désinvestissement d’une
forme politique », in Offenstadt, N., Van Damme, S., (dir.), Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet,
Stock, 231-247.
40 Pierre Lascoumes (dir.), Favoritisme et corruption à la française, petits arrangements avec la probité, Presses de
Sciences-Po, 2010 ; et Une démocratie corruptible, arrangements, favoritisme et conflits d’intérêts, Paris, Seuil, 2011
41 F. Monier, Corruption et politique : rien de nouveau ? Paris, A. Colin, 2011 ; « Quelle corruption punir ? Répression
pénale de la corruption et remises en cause de la justice en France », colloque « Comprendre et lutter contre la
corruption », Aix-en-Provence, 6-7 septembre 2013, voir : http://ordcs.mmsh.univ-aix.fr/actu/Pages/default.aspx
42 Pol Dalmau Palet, « Clientelism, corruption and the emergence of mass press under Restoration Spain (18741923) », «Corruption et scandales dans l’Europe contemporaine », colloque d’Avignon, mai 2013. Présentation sur :
http://pock.hypotheses.org/156#more-156.
43 Ralph ANGERMUND, « Korruption im Nationalsozialismus. Eine Skizze », in Christian JANSEN (dir.), Von der Aufgabe
der Freiheit. Politische Verantwortung und bürgerliche Gesellschaft im 19. und 20. Jahrhundert. Festschrift für Hans
7
pour d’autres dictatures à propos desquelles les soupçons de corruption ont joué un rôle dans la
désaffection à l’égard du régime44. Le cas de la corruption urbaine dans l’Espagne du second
franquisme, examiné par Céline Vaz lors du colloque de Metz en 2012, illustre bien ces
changements des sensibilités45. Pourtant, il n’y a pas (ou fort peu) de débats publics. On peut
tenter de résoudre cette difficulté en mettant en avant une autre notion : celle de seuils de
tolérance sociaux à l’égard de pratiques qui ne sont pas perçues comme corrompues, ou qui ne
peuvent être ainsi dénoncées46.
2. La critique du favoritisme transforme les techniques de pouvoir
A - L’un des acquis de l’historiographie récente est de montrer que la corruption ne
renvoie pas à des pratiques de pouvoir et d’intérêts spécifiques : il y a en fait une gamme très
large et de comportements, et de mots, pour désigner ce que Wolfgang Reinhard nomme, pour
l’époque moderne, des techniques micro-politiques employées par des acteurs en réseaux47. En
sciences politiques, discipline longtemps marquée par une quête de la définition de la corruption
et des meilleurs modèles théoriques, l’abandon des « behaviour-focused definitions », en d’autres
termes des définitions morphologiques de la corruption, est un acquis récent48. Ce tournant dans
les sciences politiques a abouti à la promotion d’approches historicisées insistant sur la
construction sociale du phénomène49. Pour le dire comme plusieurs collègues allemands, la
corruption est une évaluation critique des patronages politiques50. Elle suppose, autrement dit,
l’existence d’un curseur social, qui marque le seuil entre l’injustifiable et le toléré.
B- Par ce biais, on rejoint une question lancinante dans les sciences sociales du politique :
celle du degré de connexion entre corruption et clientèles. Cette question s’est révélée à peu près
insoluble en utilisant des approches morphologiques. Ces approches définissent corruption et
clientélisme en mettant en avant des caractères jugés stables (la dissimulation, la vénalité,
l’existence d’un contrat ou d’un pacte, en particulier)51. Mis en perspective historique, le mode
d’analyse perd beaucoup de sa valeur explicative : il ne permet pas de penser les projets
politiques de Robespierre, par exemple. De plus, à l’examen, les caractères qui informent la
définition de la corruption se révèlent extrêmement fluctuants. Ainsi, Judit Pal a montré, pour la
Transylvanie des années 1870, que des pratiques électorales jugées corrompues ne
Mommsen zum 5. November 1995, Berlin, Akademie, 1995, pp. 371-383; Ludwig CORDULA, Korruption und
Nationalsozialismus in Berlin 1924-1934, Francfort/M, Peter Lang, 1998; Frank BAJOHR, Parvenus und Profiteure.
Korruption in der NS-Zeit, Francfort/M., S. Fischer verlag, 2001.
44 Fabrice Grenard, Les scandales du ravitaillement. Détournements, corruption, affaires étouffées en France, de
l’Occupation à la guerre froide, Paris, Payot, 2012.
45 Céline Vaz, « Entre intérêts privés et intérêt public, la figure de l’architecte municipal dans l’Espagne franquiste », A
paraître dans Faveurs et corruption : les patronages politiques dans l’Europe contemporaine, F. Monier, O. Dard et J.I.
Engels (dir.), Paris, A. Colin, 2014.
46 Voir, dans N. Grüne et S. Slanicka (dir.), Korruption. Historische…, op. cit., les contributions réunies dans la 2e partie
(« Legitime Begünstigungen ? Normalität und Akzeptanzprobleme personaler Netzwerke », pp.145-281)
47 Wolfgang REINHARD, « Die Nase der Kleopatra. Geschichte im Lichte mikropolitischer Forschung. Ein Versuch »,
Historische Zeitschrift, n° 293, 2011, pp. 631- 666.
48 Michael Johnston, « The search for definitions. The vitality of politics and the issue of corruption », International
Social Science Journal, n° 48, 1996, pp. 321–335, ici p.322.
49 Dirk Tänzler, Konstadinos Maras, Angelos Giannakopoulos (dir.), The social construction of corruption in Europe,
Londres, Ashgate, “law, crime and culture”, 2012.
50 Ronald G. Asch, Birgit Emich, Jens Ivo Engels, « Einleitung », dans R. Asch, B. Emich, J.I. Engels (dir.), Integration.
Legitimation. Korruption, op. cit., p.19
51 Ainsi Donatella Della Porta oppose-t-elle le clientélisme comme troc (faveurs contre votes) à la corruption comme
contrat vénal (faveurs contre argent) ; Donatella Della Porta, « Les cercles vicieux de la corruption », in D. Della Porta et
Yves Mény (dir.), Démocratie et corruption en Europe, Paris, La Découverte, 1995, p. 44.
8
s’expliquaient pas par la vénalité personnelle, mais par le coût des campagnes électorales52. De
même, les accusations publiques de corruption portées en France à la fin de l’affaire Rochette
(entre 1912 et 1914), sont liées aux pressions politiques subies par un magistrat, et non à des
pratiques vénales53. Dans un autre ordre d’idées, Nathalie Dompnier a montré que des pratiques
réprimées comme de la corruption électorale, dans la France avant 1914, pouvaient avoir lieu au
vu et au su de tous, dans un village par exemple54. En revanche, on peut observer la
dissimulation dans des relations de clientèle/patronage. Ainsi, Volker Koehler, jeune collègue de
Darmstadt, a montré, à propos de Konrad Adenauer sous la République de Weimar, que des
demandes de services adressés à l’élu peuvent comporter un appel à la discrétion. Certains ne
veulent pas « se faire une réputation »55. Bref : penser la corruption comme un contrat vénal
dissimulé ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble des phénomènes observés. La distinction,
ou le degré de connexion, entre clientélisme et corruption, n’est en fait pas tranchée par la
plupart des analyses en sciences politiques et en sociologie.
C- Face à cette question irrésolue, le deuxième postulat sur lequel repose le programme
de recherche POCK, est que l’évolution historique des patronages politiques, à l’ère
contemporaine, est marquée par l’entrée dans une ère de la critique et du soupçon. En d’autres
termes, la dissimulation est un produit de l’illégitimité. Le discours sur la corruption marque,
historiquement, les limites de l’injustifiable, mais ce sont bien toutes les formes de patronage et
de techniques de pouvoir micro politiques qui sont soumises à ce processus critique. Par
conséquent, la question de savoir s’il y a, historiquement, plus ou moins de corruption à un
moment donné est un non sens. En d’autres termes, même si certaines formes micro politiques
propres aux patronages et clientèles sont étiquetées « corrompues », toutes sont soumises au
même processus critique, au nom d’une morale publique politique en évolution.
D – À quels phénomènes historiques relier ces techniques micro-politiques étudiées,
pour l’époque moderne, par Wolfgang Reinhard et ses élèves ? Cette micro-politique prend des
visages très variés (népotisme, concussion, pot de vin, prévarication, influence,
recommandations, pression, etc.). Dans la France de la IIIe République, la jurisprudence assimile
à des faits de corruption électorale des techniques de chantage employées par des patrons
d’entreprise pour obliger les ouvriers à voter en leur sens. En décembre 1878, la cour de
Cassation confirme la condamnation pour corruption d’un entrepreneur, Lafarge, qui « occupe
dans ses usines un grand nombre d’ouvriers, les a réunis par groupes, les a exhortés à voter pour
l’un des candidats, leur a annoncé qu’il avait pris des mesures pour connaître le vote de chacun
d’eux, et les a avertis qu’il renverrait tous ceux qui ne donneraient pas leurs suffrages au
candidat qu’il recommandait ; qu’en effet, le lendemain de l’élection, il a renvoyé un certain
“Electoral Corruption in Transylvania in the Second Half of the Nineteenth Century”, par Judit Pál, A paraître dans
Faveurs et corruption : les patronages politiques dans l’Europe contemporaine, F. Monier, O. Dard et J.I. Engels (dir.),
Paris, A. Colin, 2014.
53 Frédéric Monier, « Enquêter sur la corruption : Jaurès et la commission Rochette », Cahiers Jaurès, n°209, 2013,
pp.73-91.
54 « Corruption ou système d’échange local ? Des normes en concurrence pour la définition de la légitimité
électorale », par Nathalie Dompnier, A paraître dans Faveurs et corruption : les patronages politiques dans l’Europe
contemporaine, F. Monier, O. Dard et J.I. Engels (dir.), Paris, A. Colin, 2014.
55 Julie Bour et Volker Köhler, « Recommandations et clientélismes en miroir : la France de la IIIe République et
l’Allemagne de la République de Weimar », A paraître dans Faveurs et corruption : les patronages politiques dans
l’Europe contemporaine, F. Monier, O. Dard et J.I. Engels (dir.), Paris, A. Colin, 2014.
52
9
nombre d’ouvriers (…) »56. Même si ce cas est spécifique, il invite à analyser ces techniques pour
ce qu’elles sont : des formes de domination, qui dérivent des patronages/clientèles. Ceux-ci sont
définis comme des formations sociales et politiques particulières, soit des médiations
inégalitaires, réciproques et personnelles, déterminant des échanges. On peut admettre que ces
patronages se caractérisent par des allocations de faveurs, (y compris chez l’entrepreneur
Lafarge en 1878, où l’emploi est –indûment- considéré comme tel).
Ces systèmes évoluent depuis les patronages aristocratiques des sociétés du XVIe siècle
jusqu’aux clientélismes des temps présents : pour aller vite, des favoris des princes aux clients
des élus. Les transformations historiques sont très profondes, entre l’ère moderne, où les
patronages construisent les systèmes de pouvoir et l’État moderne (le state building) et les
temps actuels où les clientèles politiques sont évaluées, d’une certaine façon, à l’aune du
développement des sociétés et des nations. Pensons, par exemple, aux critiques actuelles du
clientélisme politique dans l’État grec, auquel on impute la responsabilité de la crise financière,
dans une perspective de développement économique. En d’autres termes, il faut prendre acte
des différences fortes entre d’un côté les approches historiennes des patronages dans les
sociétés modernes, et de l’autre côté les approches sociologiques, anthropologiques ou
politistes, des clientélismes du temps présent57. L’explication de ces différences peut être donnée
par une histoire contemporaine de la corruption, en d’autres termes, une histoire des
perceptions critiques des formes (personnalisées et intéressées) de domination politique.
E- La notion de faveurs est, sans doute, au cœur de cette histoire. En effet, elle court
comme un fil rouge du XVIe siècle environ jusqu’au XXIe siècle. La notion est employée pour
caractériser des pratiques de pouvoir et des relations sociales spécifiques, évolutives. Le cas des
favoris des rois dans la France des Valois, étudié par Nicolas Le Roux, est exemplaire. Les
mécanismes de la faveur royale dessinent les contours d’une « situation de pouvoir informel ne
reposant ni sur le statut social ni sur les charges officielles mais sur un lien dilectif traduisant
une relation volontaire et affective avec des personnages choisis »58. On trouve aussi cette notion
de faveurs au cœur des approches des chercheurs qui, dans différentes sciences sociales du
politique ont inventé la notion de clientélisme entre 1974 et 1981. Ainsi, pour Jean-François
Médard, le clientélisme est « un rapport de dépendance personnelle non lié à la parenté, qui
repose sur un échange réciproque de faveurs entre deux personnes, le client et le patron, qui
contrôlent des ressources inégales »59.
De la seconde moitié du XVIIIe siècle à l’orée du XIXe siècle, un grand nombre de discours
critiques, en France, jugent les faveurs insupportables, au nom de nouveaux idéaux :
l’attachement au droit, alors que la faveur est un « indice de non-droit »60, l’attachement à la
méritocratie, alors que la faveur suppose une supplique61, l’attachement aux normes
56 Cour de Cassation, arrêt du 7 décembre 1878, analysé par Eugène Pierre et Jules Poudra, Traité pratique de droit
parlementaire, Paris, Baudry, 1878, p.311 seq. Et surtout, le supplément de 1879-1880 des mêmes, Paris, Quantin,
p.152 seqtes.
57 Valérie Lécrivain (dir.), Clientèle guerrière, clientèle foncière et clientèle électorale. Histoire et anthropologie, Dijon,
Éd. universitaires de Dijon, 2007.
58 Nicolas Le Roux, La faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel,
Champ Vallon, 2000, p.11.
59 Jean-François Médard, « Le rapport de clientèle : du phénomène social à l’analyse politique », Revue française de
science politique, 1976, vol. 26, n°1, p.103.
60 Gilles Guglielmi, « La faveur, rouage du droit ou indice de non droit ? », dans G. Guglielmi (dir.), La faveur et le droit,
Paris, PUF, 2009, pp.3-8.
61 Didier Fassin, « La supplique. Stratégies rhétoriques et constructions identitaires dans les demandes d’aides
d’urgence », Annales. Histoire. Sciences sociales, n°5, 2000, pp.955-981.
10
impersonnelles, alors que la faveur produit une rupture d’égalité. Le terme « favoritisme » est
une trace de ce processus critique : apparu dans la langue française entre 1798 et 1819, il se
diffuse ensuite dans le vocabulaire politique. On est très proches du terme de corruption dans de
nombreux discours. Songeons par exemple à ce jugement acerbe de Pierre-Joseph Proudhon sur
la monarchie de Juillet et le second Empire en France :
Le coup d’état du 2 décembre est devenu le signal des opérations
d’une bande innombrable qui compte des affiliés jusque dans les
sommités du pouvoir, et dont les illustrations font reculer la
justice. Louis Philippe, honnête homme, personnifia la corruption
politique ; Napoléon III, étranger aux affaires, tout entier à son
idée napoléonienne, est devenu la providence de tout ce qui vit de
favoritisme, d’intrigue, agiotage, pot-de-vin, escroquerie,
prostitution62.
Le mot favoritisme renvoie lui aussi à un discours moral qui permet de critiquer des évolutions
politiques. Le XIXe siècle français le conçoit dans une histoire63. Plusieurs publicistes et
intellectuels présentent la modernité politique (le système parlementaire libéral républicain)
comme un avenir devant délivrer la société de ce mal hérité de l’ancien régime.
De nos jours, la faveur ne joue plus qu’un faible rôle dans la
société politique, et c’est précisément à mesure que ses excès
disparaissent, qu’on s’efforce, non sans succès, à en réduire encore
l’influence. Lorsque le règne de la faveur, ou plutôt des favoris,
était à son apogée, personne ne pouvait songer à lutter contre eux.
C’était le bon vieux temps des pouvoirs sans limites (…)64
F- L’intérêt de la notion de faveurs/favoritisme est de permettre de faire l’histoire des
seuils de tolérance aux patronages politiques, à l’époque contemporaine, sans se limiter aux
débats publics sur la corruption (les scandales). En d’autres termes, ce qui apparaît par ce biais,
ce sont les formes de tolérance sociale, et les « zones grises »65. Ces tolérances sociales portent
sur des faveurs jugées ordinaires, courantes quoique réprouvées : elles ne sont pas constituées
comme corruption mais elles sont critiquées au nom de la lutte pour de nouveaux idéaux
civiques et politiques. On retrouve, par ce biais, l’historiographie des clientèles ou clientélismes à
l’époque contemporaine66. Le paradoxe est que cette question a été peu étudiée pour le XIXe et
les deux premiers tiers du XXe siècle. Selon les pays, on ne compte souvent que quelques études
pionnières67. C’est seulement en Espagne et en Italie, que ces questions ont été constituées en
sujets de recherches à part entière. Les enquêtes concernent au premier chef les années 1860 ou
Pierre-Joseph Proudhon, Napoléon III, manuscrits inédits, publiés par Clément Rochel, Paris, Ollendorff, 1900, p.124
F. Monier, « La République des faveurs », dans Marion Fontaine, F. Monier, Ch. Prochasson (dir.), Une contre-histoire
de la IIIe République, Paris, La Découverte, 2013, pp.339-352.
64 Maurice Block, Petit dictionnaire politique et social, Paris, Perrin, 1896, p.318.
65 Arnold J. Heidenheimer, « Perspectives on the perceptions of corruption », dans A.J. Heidenheimer, M. Johnston,
Victor T. Le Vine (dir.), Political corruption. A Handbook, New Bruswick,Transaction publishers, 1989, p.16.
66 Un bilan historiographique est donné par Jean-Louis Briquet, “La politique clientélaire. Clientélisme et processus
politiques”, dans Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Jean-Louis Briquet et Frédéric Sawicki
(dir.), Paris, PUF, 1998, p.7-38. Il n’existe pas de synthèse en français.
67 John Bourne, Patronage and society in 19th century England, Edward Arnold, Londres, 1986.
62
63
11
1870 à 1922-192368. Ces recherches se sont focalisées sur le caciquisme dans l’Espagne de la
Restauration, et sur le système des recommandations et des « circuits politiques » dans l’Italie
libérale (1863-1922) et au-delà, dans l’Italie du trasformismo69. Ces historiographies très
abondantes permettent de saisir le passage, au XIXe s, d’un « patronage de la déférence » à un
« patronage de la réciprocité »70. Depuis les années 1990-2000 environ, en réaction aux vagues
de scandales politico-financiers (en Italie, l’opération Mani pulite et la découverte de
Tangentopoli en 1992), les recherches sur les patronages politiques pointent les transformations
qui affectent la période récente, depuis les années 197071.
G- Bien que cette historiographie soit, à l’exception de l’Espagne et de l’Italie, moins
avancée que celle des scandales et des débats publics, elle éclaire ce qui se joue à partir du début
du XIXe siècle. On peut pointer quatre phénomènes remarquables. Le premier est la politisation
tendancielle des pratiques de pouvoir (le patronage se politise) dès le début du XIXe siècle: les
« begging letters72», les demandes d’aide, de recommandation, en bref les faveurs demandées
aux puissants ont une coloration politique ou se prêtent à des traitements politisés. On le repère
dès les années 1800-1840 en Grande-Bretagne, alors que, dans l’empire napoléonien, les usages
des faveurs tendent en quelque sorte à créer une loyauté politique. Le deuxième est l’adaptation
des faveurs à la bureaucratisation: des travaux récents montrent cela clairement, avec l’exemple
de l’administration des sourds et des aveugles en France. Même avec la IIIe République,
l’éducation spéciale et la prise en charge sociale restent une faveur octroyée et non un droit73.
Troisième phénomène, l’adaptation à l’industrialisation est plus connue : des travaux récents
montrent la constitution de lobbys des chemins de fer en France et en Grande-Bretagne au
milieu du XIXe siècle, et l’apparition, en Grande-Bretagne, « d’agents parlementaires »
spécialisés, qui jouent le rôle d’intermédiaires entre élites politiques et élites économiques et
financières74. On rejoint ici une historiographie qui, en France, s’est tournée depuis les années
1980 vers la république des hommes d’affaires et les relations entre argent et pouvoir75. Le
travail récent d’Andras Cieger, sur les régimes d’incompatibilité entre mandat parlementaire et
intérêts professionnels en Hongrie, au début du XXe siècle, est assez exemplaire de ce point de
vue76. Le quatrième et dernier phénomène concerne la naissance des « patronages d’organisme »
Rafael Zurita, «La natura del potere politico nella Spagna della restaurazione (1875-1902): Un bilancio
storiographico », Quaderni Storici, n° 3/ 29, 1994, p. 805–827; Nick Carter et Eddie May, « Quasi-Democracy in Spain
and Italy: 1870-1923», Modern History Review, n° 39, 1998, p. 24–26.
69 Voir en particulier les travaux de Luigi Musella, « Clientélisme politique et rapport entre pouvoir local et système
parlementaire dans le sud de l'Italie continentale à la fin du XIXe siècle », Mélanges de l'École française de Rome, n°
197, 1985, p. 431–440 ; Individui, amici, clienti. Relazioni personali e circuiti politici in Italia meridionale tra Otto e
Novecento, Bologne, Il Mulino, 1994 ; enfin Il trasformismo, Bologne, Il Mulino, 2003.
70 Juan PRO RUIZ, « La culture du caciquisme espagnol à l'époque de la construction nationale (1833-1898) »,
Mélanges de l'École française de Rome, n°116, 2004, p. 605–635
71 L. Musella, « Réseaux politiques et réseaux de corruption à Naples », Politix, 1999, 12/45, pp.32-55.
72 J. Bourne, Patronage and society, op. cit., p.11.
73 François Buton, L’administration des faveurs. L’État, les sourds et les aveugles (1789-1885), Rennes, PUR, 2009, p.312
notamment.
74 Voir les travaux de Christian Ebhardt, en particulier « In search of a political office : railway directors and electoral
corruption in Great-Britain and France, 1820-1870 », Journal of modern european history, 11/1, 2013, pp.72-87.
75 Jean-Noël Jeanneney, L’Argent caché : milieux d'affaires et pouvoirs politiques dans la France du xxe siècle, Fayard,
Paris, 1981 ; Jean GARRIGUES, La République des hommes d'affaires 1870-1900, Paris, Aubier, 1997 ; Jean-Marie
THIVEAUD, «Crises et scandales financiers en France sous la troisième République », Revue d'économie financière,
mars 1997, n°41, pp. 25-53.
76 Andras Cieger, « Les politiciens incompatibles : une campagne contre la corruption en Hongrie au début du XXe
siècle », Cahiers Jaurès, n° 209, 2013, pp.53-69.
68
12
(« Organisations patronage »)77 : cette idée est plus large que la notion de « party patronage »
développée par Martin Shefter à partir des années 197078. Silvia Marton, au colloque de Metz, a
montré de façon très claire comment, dans la Roumanie de la fin du XIXe siècle, on assiste à
l’invention de ce patronage partisan, lié à une transformation des notables (et des modes de
notabilité)79. L’évolution de ce phénomène constitue, en soi, un sujet. Pensons en particulier aux
partis uniques des régimes autoritaires ou totalitaires après la Grande Guerre. Frank Bajohr a
étudié le cas des nazis en Allemagne sous cet angle. En 1933, ils décident de fournir aux
« anciens combattants », c’est-à-dire aux militants titulaires d’un numéro d’adhésion au NSDAP
inférieur à 100 000, un emploi dans la fonction publique80.
H- À la lumière de ces études récentes, on comprend mieux comment évoluent les seuils
de tolérance. Il existe un travail social de tri entre pratiques de faveur, entre formes de
patronage politique. Toutes sont englobées dans le même processus critique, lié à une morale
politique publique. Toutes sont dépourvues, dans le fond, de justification publique, mais toutes
ne sont pas étiquetées socialement de la même manière. L’économie libérale et parlementaire
des faveurs, qui émerge dans la seconde moitié du XIXe siècle, montre la complexité de ce
phénomène. Tout ne se résume pas à l’invention d’une nouvelle forme paradoxale de régulation :
les scandales de corruption dans leur forme moderne médiatisée. Il faut compter aussi avec la
régulation judiciaire et politique, par la répression, de la corruption électorale et des fraudes. On
doit enfin compléter le tableau en pointant une large tolérance sociale à l’égard des faveurs
obtenues grâce à des élus à la demande de citoyens ou sujets ordinaires. Cependant, même ces
usages ordinaires sont politiquement injustifiables : l’esclandre qui, en France en 1902, accueille
les propos du président du Conseil Émile Combes sur l’attribution de « faveurs publiques » le
montre81.
Notons, au passage, que les seuils de tolérance actuels sont très différents. On a assisté, depuis
les années 1970-1980, à une mutation des patronages, liée sans doute à un changement d’échelle
(la mondialisation)82 et à une entrée en crise des États providence, observable à l’échelle
locale83. Cette esquisse d’histoire soulève, à nouveau, beaucoup de difficultés. Elle impose de se
confronter à ce que Pierre Lascoumes nomme une contradiction fondamentale, ou au moins une
profonde ambivalence, dans les jugements portés par des citoyens ordinaires sur la corruption
et le favoritisme. La réprobation de la corruption des gouvernants, par le biais des affaires
médiatisées, coexiste, dans bon nombre de cas, avec une large tolérance à l’égard des
77 Jens Ivo Engels, « La modernisation du clientélisme politique dans l’Europe du XIXe et du XXe siècle. L’impact du
capitalisme et des nouvelles formes d’organisation politique », A paraître dans Faveurs et corruption : les patronages
politiques dans l’Europe contemporaine, F. Monier, O. Dard et J.I. Engels (dir.), Paris, A. Colin, 2014
78 Martin Shefter, « Party and patronage : Germany, England and Italy », Politics and Society, 7, 1977, pp.403-451 ;
Political Parties and the State: The American Historical Experience, Princeton university press, 1994.
79 Silvia Marton, « Patronage, représentation et élections en Roumanie de 1875 à 1914 », A paraître dans Faveurs et
corruption : les patronages politiques dans l’Europe contemporaine, F. Monier, O. Dard et J.I. Engels (dir.), Paris, A. Colin,
2014
80 Frank BAJOHR, Parvenus und Profiteure. Korruption in der NS-Zeit, Francfort/M., S. Fischer verlag, 2001. Pour le cas
fasciste en Italie, voir les travaux de Jean-Yves Dormagen, dont "Le marché de l’emploi public de l’Italie fasciste
comme espace de mise en conformité politique", in Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, pp. 403424.
81 F. Monier, "A 'democratic patronage': social integration and Republican legitimacy in France (circa 1880 - circa
1940)", dans: Ronald G. Asch, B. Emich, J. I. Engels (dir.), Integration, Legitimation, Korruption, op . cit., p.97-112.
82 Nacima Baron Yelles, « Une approche territoriale de la corruption urbaine en Espagne à l’orée du XXIe siècle », A
paraître dans Faveurs et corruption : les patronages politiques dans l’Europe contemporaine, F. Monier, O. Dard et J.I.
Engels (dir.), Paris, A. Colin, 2014.
83 Cesare Mattina, « Mutations des ressources clientélaires et construction des notabilités politiques à Marseille
(1970-1990) », Politix, 2004, 17/67, pp.129-155.
13
« arrangements » individuels avec des élus84. Les recherches en cours en histoire montrent que
cette question n’est pas propre à la France des années 2000. Que penser, par exemple, des
personnes qui, dans la France des années 1880, se disaient républicaines et demandaient des
services intéressés à un élu85 : quelles attitudes culturelles rendent-elles compte de cela ?
3. Les « entrepreneurs critiques » produisent des conflits idéologiques
A- Des éléments de réponse à cette question sont contenus dans les travaux récents
réalisés sur les débats publics. Il s’agit d’insister sur les cultures politiques qui s’expriment dans
ces débats, surtout à partir de la fin du XIXe siècle. En effet, la construction de discours publics
de réprobation générale de la corruption et des faveurs, au nom d’une morale civique, apparaît
au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Pourtant, le phénomène connaît, me semble-t-il, une
évolution notable à partir du dernier tiers du XIXe siècle. Les acteurs collectifs en lutte pour « la
bonne cause » changent, et les représentations culturelles de ces questions aussi86. Cela se
manifeste, à mon sens, par trois phénomènes. Les scandales modernes médiatisés constituent
une voie d’accès à la politique pour le plus grand nombre, - le scandale est un chemin de traverse
de la politisation « des masses » -. Certains fournissent la matière d’une sorte de récit universel :
Panama au premier chef. En Allemagne en 1913, le socialiste W. Liebknecht, à la tribune du
Reichstag, dénonce l’affaire dite des « Kornwalzer », impliquant la société Krupp, en déclarant
que c’est « pire que Panama »87. Andras Cieger a bien montré que l’expression « panamiste » est
employée en Hongrie entre 1897 et 1912 dans les polémiques politiques, y compris par certains
libéraux hongrois (Gyula Andrassy Jr.)88. On peut rappeler dans la même veine que Vilfredo
Pareto fait du scandale de Panama une preuve, montrant que la corruption est une constante
anthropologique, comme il l’écrit en 1917.
Depuis le temps où Aristophane étalait au grand jour, sur la scène,
la corruption des politiciens athéniens, jusqu'au temps où
l'enquête du Panama et d'autres semblables dévoilaient la
corruption des politiciens contemporains, bien des siècles se sont
écoulés, on a écrit force traités de morale et fait d'innombrables
prêches dans le but de ramener les hommes à une conduite
honnête et droite. Comme tout cela a été vain, il est évident que les
théories éthiques et les prêches ont été absolument impuissants à
faire disparaître, ou seulement à diminuer la corruption politique,
et il est très probable qu'ils demeureront tels à l'avenir89.
Un socialiste allemand en 1913, un conservateur italien en 1917, un libéral hongrois en 1901 :
les récits médiatisés de la même affaire fournissent des cadres de référence communs, voire
Pierre Lascoumes, Une démocratie corruptible, arrangements, favoritisme et conflits d’intérêts, Paris, Seuil, 2011
Frédéric Monier, La politique des plaintes. Clientélisme et demandes sociales dans le Vaucluse d’Édouard Daladier
(1890-1940), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2007.
86 Gjalt de GRAAF, Patrick von MARAVIC, Pieter WAAGENAR (dir.), The good cause. Theoretical perspectives on
corruption, Opladen et Farmington Hills, Barbara Budrich publishers, 2010
87 Franck BÖSCH, « Krupps ‘Kornwalzer’. Formen und Wahrnehmungen von Korruption im Kaiserreich », Historische
Zeitschrift, 2005, t. 281/2, pp.338-378.
88 Andras Cieger, « les politiciens incompatibles », art. cité.
89 Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, Chapitre XII, (1ère éd. 1917), Paris-Genève, Droz, 1968, p.191;
document numérique par M. Bergeron, disponible au 18 VIII 2011 sur le site “Classiques des sciences sociales” de
l’université du Québec.
84
85
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dessinent des représentations mentales similaires, en apparence. Cela me semble relativement
nouveau.
B- Ces cultures de la réprobation générale, dont l’on saisit bien la diffusion pendant le
dernier tiers du XIXe siècle, englobent l’ensemble des techniques d’allocations de faveurs, en
d’autres termes la corruption et le favoritisme. Ces discours véhiculent des perceptions critiques
de l’État et de son rôle, sur fond de croissance tendancielle de l’État, par augmentation de ses
domaines de compétence. Dans une belle thèse récente, Émilien Ruiz analyse le
« fonctionnarisme », dans la France des années 1880-1890 : il s’agit de la dénonciation critique
de la croissance de l’État républicain. Or le fonctionnarisme, pour les libéraux comme pour
plusieurs hommes politiques passés par le boulangisme, va de pair avec le favoritisme. Pour le
libéral Paul Leroy-Beaulieu,
« Comment un peuple serait-il libre à l’égard du pouvoir, quand
une grande partie de ce peuple se composerait de fonctionnaires
et que, à côté de ceux-ci, un nombre considérable de citoyens
attendrait de l’État des dons, des encouragements, des
faveurs ? »90.
Pour d’autres,
« Toute tyrannie a besoin d’une aristocratie. La tyrannie
monarchique d’autrefois avait la noblesse. Le tyran aux milliers de
têtes, qui s’appelle la bourgeoisie, a le fonctionnarisme91. »
Les dénonciations critiques visent une promesse républicaine non tenue, celle d’un
« gouvernement à bon marché » défendue dans les années 1870. Au-delà, il y a une assimilation
des emplois publics de fonctionnaires à des faveurs, et un rejet de « l’étatisme », entendons une
appréhension du processus de bureaucratisation. Ce n’est pas un cas unique en son genre. On
retrouve cette appréhension derrière les scandales de corruption qui éclatent en Allemagne et
aux Pays-Bas à la fin de la Grande Guerre, sur fond de pénurie. Dans un article récent, Ronald
Kroeze et Annika Klein montrent bien que les bureaucrates sont pointés du doigt, mais aussi un
système parlementaire transformé par la guerre92. À partir de la fin du XIXe siècle, la lutte pour
la « bonne cause » peut véhiculer des refus de la modernisation de l’État : au-delà des hostilités
aux systèmes parlementaires, c’est la croissance de l’État et son rôle même qui sont en cause.
Cela me semble relativement nouveau.
C- Ces discours de réprobation générale, élaborés à partir des années 1860-1870, offrent
à mon sens une troisième caractéristique : la production contemporaine d’une sorte de théorie
90 Paul Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions, Paris, Guillaumin, 1890, p.436 ; cité par Émilien Ruiz, Trop de
fonctionnaires ? Contribution à une histoire de l’État par ses effectifs (France, 1850-1950), Paris, EHESS, 2013, p.74. La
thèse d’Émilien Ruiz est consultable à : http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/86/37/80/PDF/THESE_EMILIENRUIZ_SEPT-2013.pdf
91 Charles-Ange Laisant, L’anarchie bourgeoise (politique contemporaine), 2e éd., Paris, nouvelle librairie parisienne,
1892, p.140-141, cité par É. Ruiz, Trop de fonctionnaires, op. cit., p.70.
92
Ronald KROEZE et Annika KLEIN, « Governing the First World War in Germany and the
Netherlands: Bureaucratism, Parliamentarism and Corruption Scandals », Journal of Modern European History,
« Corruption and the rise of Modern Politics », n° 11/1, 2013, pp. 109–129.
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des climats sur la corruption et le favoritisme. On assiste en effet à la construction de légendes
noires, ou, en tout cas, de représentations assombries de lieux qui seraient (à tort ou à raison)
particulièrement marqués par la corruption et la politique de clientèles. L’un des exemples les
mieux documentés par la recherche est celui du Mezzogiorno italien, et en particulier des villes
de Naples et de Palerme. On retrouve, dans ces processus de stigmatisation, plusieurs des traits
que l’on repère dans les scandales de corruption (au sens habituel du terme) : campagnes de
presse, révélations médiatisées, et enquêtes parlementaires. On pense notamment à « l’enquête
Saredo », c’est-à-dire à l’enquête demandée par une majorité de parlementaires italiens en
décembre 1899 « sulle condizioni sociali, politiche e amministrative di Napoli e di Palermo, nei
rapporti della maffia e della camorra »93. Or cette enquête publiée en 1900 lie, d’une certaine
façon, le phénomène de violations répétées des lois et des règlements à la formation de
clientèles, perçues comme des groupes hiérarchiques de détenteurs d’emplois publics unis par
l’intérêt:
« intorno al capo un piccolo gruppo di amici personali piu fedeli o di
uomini attivi, ad esso avvinti da favori concessi, da uffici pubblici
liberalmente distribuiti, costituivano come i quadri della gerarchia
nei quali era riposta la forza iniziale, per cosi dire, della
clientela »94.
On a souvent comparé ce phénomène de stigmatisation du Mezzogiorno corrompu à la
dénonciation du caciquisme et de l’oligarchie en Espagne, entreprise par une partie des élites
espagnoles après 1898. On songe, bien sûr, à la critique de l’oligarchie et du caciquisme par
Joaquin Costa en 190195. Des travaux récents, ainsi ceux de Laurence Montel, montrent des
phénomènes comparables, ou la genèse de représentations relativement proches pour la ville de
Marseille, en particulier dans les années 1930. L’image d’une ville corrompue96, présentée
comme le « Chicago français »97, fusionne différentes idées : clientélisme, criminalité organisée,
violations régulières de la légalité soupçonnées par la population, par exemple pour la
régulation de la prostitution98. Ce sont sans doute des phénomènes fondateurs : l’image actuelle,
médiatique, de la corruption à Naples, Palerme, Marseille renvoie, en partie, à cela.
D- Plusieurs travaux récents font apparaître, chez les contemporains, l’existence de
représentations diffuses ou transversales du bien commun, de l’État juste, en bref du
gouvernement légitime. Ces représentations sont en plein renouvellement à partir de la fin du
XIXe siècle. De plus, elles sont, d’une certaine façon, le produit de forts antagonismes
idéologiques. Ces antagonismes s’expriment dans des affrontements politiques d’un genre
nouveau, avec des acteurs critiques en concurrence. Ainsi, dans la France de 1908-1914, un
93 Sergio Marotta, Corruzione politica e societa napoletana. L’inchiesta Saredo, Naples, La scuola di Pitagora ed., 2012,
p.17-18.
94 Regia commissionne d’inchiesta per Napoli, Relazione sulla Amministrazione comunale, Forzani/Tipografia del
Senato, Roma, 1901, cité par S. Marotta, ibid., p.34.
95 Joaquin Costa, Oligarchie et caciquisme comme forme actuelle de gouvernement en Espagne, (Madrid, 1901), trad. en
français et présentation par Simon Sarlin, Paris, éd. Rue d’Ulm, 2009.
96 Paul Jankowski, Communism and Collaboration. Simon Sabiani and Politics in Marseille (1919-1944), New HavenLondres, Yale University Press, 1989.
97 Laurence Montel, « Le Chicago français ? Marseille dans Détective (1928-1939) », In : Le Midi, les Midis dans la IIIe
République (1870-1940), Nérac , Editions d'Albret, 2012, pp. 173-188.
98 Laurence Montel « ‘Puisqu’on veut assainir la ville, y a-t-il des puissants encore qui protègent ces gens-là ?’ :
proxénétisme et corruption à Marseille dans les années trente entre pratiques et représentations », « Scandales et
corruption dans l’Europe contemporaine », colloque d’Avignon, mai 2013.
16
scandale de corruption, l’affaire Rochette, est dénoncé de manière véhémente par les
nationalistes, mais aussi par les socialistes. Olivier Dard dans un travail récent montre très bien
qu’aux yeux de Maurice Barrès, ce scandale est le symptôme d’une « pourriture parlementaire ».
Les monarchistes d’Action Française, Charles Maurras en tête, l’imputent à la République99. Ces
nationalistes se retrouvent en concurrence, dans le registre de la dénonciation critique, avec la
plupart des socialistes. Ces derniers, comme l’a signalé Christophe Portalez, voient dans cette
affaire de corruption un moyen pédagogique de montrer la corruption de la société bourgeoise,
et l’existence d’un « scandale permanent » : celui de l’exploitation capitaliste100. De quelles
cultures politiques parle-t-on, dans ce contexte ? Il y a d’abord ces discours de réprobation
générale de la corruption : ils dessinent des représentations du favoritisme, des pressions
politiques, du patronage comme une réalité insupportable. Il y aussi des discours qui sont à la
fois convergents dans la critique, mais aussi, et surtout, antagonistes sur le fond. Dans ce cas, les
représentations communes du bien public ne produisent pas de consensus politique, mais des
conflits idéologiques. Or, ces conflits, entre acteurs critiques de bords opposés, se doublent aussi
de tensions, internes à ces familles politiques: ainsi entre socialistes français au moment du
scandale Rochette, mais aussi entre socialistes hongrois à partir de 1900, et encore entre sociodémocrates allemands, au sujet de l’attitude à avoir sur des cas de corruption attribuée aux
gouvernants dans l’empire (1873-1913). L’une des raisons de ces tensions est qu’il n’y a pas
d’accord absolu, sur le type de critique à formuler : la critique ponctuelle, ad hominem, de
quelques scandales ne peut être déliée d’une critique du système.
E- La dégénérescence du principe de gouvernement est toujours présente dans les
esprits, et sert à véhiculer d’autres projets de régénération politique. Le contenu des idéologies
change : ainsi de l’antisémitisme politique (Drumont dénonçant le Panama). Un des exemples les
plus nets, assez bien documenté par l’historiographie récente, est celui de la République de
Weimar. La question est étudiée, sous l’angle des affaires de corruption, par Annika Klein dans
ce programme de recherche101. Tant les communistes (KPD) que l’extrême-droite, NSDAP en
tête, dénoncent les différents scandales de corruption102. Au-delà, les uns et les autres
construisent, concurremment, une légende noire d’une République corrompue. Le jeu de
convergences dans la critique et d’antagonismes idéologiques rappelle des situations
antérieures. Pourtant, les idéologies véhiculées dans les années 1920 ne sont pas la copie
conforme de celles qui s’expriment auparavant dans d’autres pays. En d’autres termes, ce ne
sont pas les mêmes « entrepreneurs critiques ». On peut, à partir de ces observations tirées de
travaux récents, proposer une esquisse d’histoire. Celle-ci suggère que les « conflits normatifs »
et les ambivalences des citoyens ordinaires jugeant aujourd’hui la corruption, peuvent être
compris, si l’on admet que les systèmes de valeurs publiques sont le fruit de cette histoire
conflictuelle.
Olivier Dard, « Le moment Barrès : nationalisme et critique de la corruption », Cahiers Jaurès, n° 209, 2013, pp. 93111.
100 Christophe Portalez, La Revue socialiste face à la corruption politique : du scandale de Panama à l’affaire Rochette
(1892-1914) », Cahiers Jaurès, n° 209, 2013, pp. 15-31.
101 Annika Klein, « Crisis and corruption in the discourse of the Weimar Republic », dans La politique vue d’en bas, op.
cit., pp.193-207.
102 Dagmar REESE, « Skandal und Ressentiment. Das Beispiel des Berliner Sklarek-Skandals », dans Rolf
EBBINGHAUSEN et Sighard NECKEL (dir.), Anatomie des politischen Skandals, Francfort/M., Suhrkamp, 1989, pp. 374395 ; Stephan MALINOWSKI, « Politische Skandale als Zerrspiegel der Demokratie. Die Fälle Barmat und Sklarek im
Kalkül der Weimarer Rechten », Jahrbuch für Antisemitismusforschung, n° 5, 1996, pp. 46-65.
99
17
F- Cela peut, peut-être, éclairer les mutations profondes des cultures politiques, que l’on
remarque à partir des années 1970-1980, avec l’émergence de la notion de transparence. Cette
demande de transparence s’inscrit dans une forte continuité avec des processus, très bien
connus, amorcés au XVIIIe siècle. Pourtant la transparence ne renvoie pas uniquement à cette
histoire-là: elle est surtout le fruit d'un processus beaucoup plus récent, qu'Habermas qualifiait,
il y a cinquante ans, de "déclin de la sphère publique bourgeoise", entraînant le brouillage de la
distinction entre public et privé.
En France, le changement culturel apparaît dans les années 1970, avec l'émergence de normes
nouvelles dans plusieurs domaines103. Les normes légales évoluent: à la fin des années 1970,
s'affirme un droit à l'information et une exigence de "transparence administrative", dans l'accès
aux documents administratifs (dont les archives), dans la classification des secrets intéressant la
défense nationale, mais surtout dans le domaine judiciaire avec, par exemple, l'abrogation de la
cour de sûreté de l'État en 1981. Quelques années plus tard, la transparence inspire les lois de
1988 et 1990 sur le financement de la vie politique, puis la loi de 1993 sur "la transparence de la
vie économique et des procédures publiques".
Il ne s’agit pas seulement d’un changement normatif, limité à un pays comme la France, ou à un
petit nombre d’entre eux. Ce changement culturel semble global. Dans d’autres pays, on constate
que les formes de la révélation ont changé: cela pose des questions inédites sur le statut des
"lanceurs d'alerte" (les whistleblowers), mais aussi des "fuites" (leaks) obtenues par des moyens
illégaux. C’est cela qui nourrit des conflits politiques et des antagonismes idéologiques d’un
genre nouveau, par exemple autour de la personnalité de Julian Assange. Ces conflits portent sur
la tolérance sociale à accorder à ces formes de révélation, au nom du droit à l'information et de
la transparence.
G- Ce changement des seuils de tolérance au nom de la transparence répond à une
profonde évolution des sensibilités et des conduites sociales. Ce deuxième phénomène touche
les codes de la convenance et les espaces sociaux de transition: les solutions de continuité entre
les sphères publique et privée. En 1908, Georg Simmel pointait les règles implicites de ce qu'on
appelait, "dans les couches supérieures cultivées, faire connaissance, tout simplement". La
première règle de savoir-vivre consistait à "s'abstenir de connaître tout ce que l'autre ne révèle
pas". Cette culture de la discrétion dictait le respect du "secret de l'autre"104. Depuis les
dernières années du XXe siècle, la manière de "faire connaissance" a profondément changé,
notamment dans les réseaux dits sociaux sur internet: dans leurs formes anciennes, les cultures
de la discrétion ont vécu. La transparence est liée, me semble-t-il, à ces codes sociaux nouveaux:
ils régissent les relations avec les autres (par exemple les "amis" sur Facebook), créent une
nouvelle « visibilité médiatisée » et déplacent, une nouvelle fois, la frontière entre privé et
public. Voilà qui sert, peut-être, de soubassement social et culturel à ces nouveaux conflits
idéologiques, autour des perceptions et des définitions du bien public et du gouvernement
légitime, à l’aube du XXIe siècle.
Au-delà de ce programme de recherche, ce sont donc ces trois propositions scientifiques, liées,
que l’on a souhaité présenter et soumettre à discussion : la constitution de la corruption en
103
104
F. Monier, Corruption et politique : rien de nouveau ?, op. cit., pp. 125-151.
Voir Patrick Watier, « Le secret de l’autre », Sociétés, n° 93, 2006/3, p.37 notamment.
18
problème public, au nom d’une morale politique qui la condamne par principe ; la capacité de
transformation des patronages soumis au feu de la critique du favoritisme ; le renouvellement
des idéologies qui, au nom de la « bonne cause », opposent des concurrents pour l’exercice du
pouvoir. Quels avantages et quels inconvénients présentent ces trois hypothèses combinées ?
Quels gains de connaissance en attendre, et quelles difficultés suscitent-elles ?
Sur le plan historiographique, ces propositions peuvent permettre de lier, ou de connecter, des
champs de recherche distincts et, traditionnellement, séparés. C’est le cas, en particulier des
travaux sur les scandales, dont le renouvellement, depuis une dizaine d’années, n’a que peu
intégré l’historiographie des patronages et clientèles politiques. Cela répond, en un sens, à une
sorte de division géographique des « demandes sociales de connaissance » (Enzo Traverso) au
sein de l’espace européen. Celles-ci ont longtemps été axées, en Espagne et en Italie, sur les
questions du clientélisme – avant que les affaires politico-financières des années 1980 et 1990
ne transforment cette tendance. Par symétrie, il faut observer que, en France, la tendance
historiographique la plus forte a, pendant longtemps été inverse : les scandales de corruption
étaient un objet à part entière des enquêtes, alors que les politiques de clientèle ne le sont
devenues que plus récemment, sous l’impulsion de chercheurs en sciences sociales. Dans le
même esprit, on devrait observer qu’en Grande-Bretagne, la corruption a fait l’objet d’études de
grande ampleur, et de discussions scientifiques importantes dès le début des années 1980,
tandis que l’évolution contemporaine des patronages passait au second plan.
Sur le plan méthodologique, ces propositions font donc le pari d’une histoire globale, à l’échelle
européenne, grâce au recours, de plus en plus fréquent, à des études comparées ou à des
publications collectives d’esprit comparatiste. Ces travaux sont rendus possibles, aujourd’hui,
par deux facteurs. Primo, les décalages historiographiques entre pays se font moins sentir,
notamment parce que les demandes sociales de connaissances convergent, de plus en plus, en
direction d’une lecture synthétique de cette politique immorale, telle qu’elle est souvent perçue
par les opinions aujourd’hui. Secundo, combiner l’étude des débats, des pratiques de pouvoir et
de domination et enfin des cultures (civismes et idéologies) impose de recourir à des analyses
multiscalaires. L’approche des réseaux micro politiques, très spécifique (pour les sources
documentaires employées et les notions explicatives retenues) doit pouvoir être conjuguée avec
des études sur la circulation, transnationale, des cultures et des idéologies.
Pourtant, ces propositions scientifiques ne vont pas de soi. Il serait erroné d’y voir l’affirmation
d’un courant scientifique dominant. On le voit, notamment, en comparant ce programme en
cours avec d’autres programmes de recherche à l’échelle européenne, qui prennent appui sur
des définitions préalables des phénomènes de corruption (Anticorp105). De tels programmes
proposent des enquêtes régressives, tournées vers les origines de phénomènes historiques qu’il
est possible de classer au final sur une échelle signifiante. Elles postulent, en somme, qu’il y a
plus ou moins de corruption dans une perspective historique. Les perspectives de travail que
l’on vient d’exposer sont différentes. Elles reposent, en fin de compte, sur ce que plusieurs
collègues nomment un constructivisme106. Cette position (épistémologique) peut être perçue
comme un relativisme excessif : perdant son statut de constante anthropologique, la corruption
perd son visage pérenne, celle de pratiques de pouvoir reconnaissable à des traits fixes. Dans la
plupart des études historiques récentes, comme dans le programme de recherche francoVoir le site du programme : http://anticorrp.eu
Gjalt de GRAAF, Pieter WAAGENAR, Michel HOENDERBOOM, « Constructing corruption », dans The good cause, op.
cit., pp. 98-114.
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106
19
allemand dont je viens d’exposer quelques résultats, la recherche sur la corruption n’est pas une
fin en soi : il s’agit d’éclairer la genèse et le devenir de nos normes publiques, de nos catégories
de pensée et de nos conceptions du bien commun.
Publié sur www.ihej.org, le 14 février 2014
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