LES TRENTE-CINQ HEURES
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LES TRENTE-CINQ HEURES
95 JEAN-PAUL FITOUSSI ÉRIC HEYER 1 LES TRENTE-CINQ HEURES RÉSUMÉ. Pensée dans un contexte déserté par la croissance, la réduction du temps de travail (RTT) se trouve appliquée à un moment où l’espoir d’une croissance durable et du retour au plein emploi redevient réaliste. Elle était initialement une solution de résignation à la croissance « molle » et au blocage des instruments de la politique économique. Aujourd’hui où l’une et l’autre de ces idées reçues apparaissent clairement démenties par les faits, la RTT est perçue comme une mesure permettant d’accélérer le retour au plein emploi. Si les fondements théoriques de la réduction de la duré du travail comme solution au problème du chômage sont des plus incertains, il est toutefois trois raisons pour lesquelles celle-ci pourrait être de bonne stratégie dans les circonstances présentes : d’une part, la RTT apparaît comme la première mesure massive de lutte contre le chômage, destinée à rompre avec la passivité des politiques antérieures et à rendre crédible l’engagement pour l’emploi de la politique économique ; d’autre part, la baisse du temps de travail est conquête sociale dans la mesure où elle rétablit un espace de négociations entre salariés et entrepreneurs, que le déséquilibre des rapports de force entre acteurs avait réduit à sa plus simple expression ; enfin, la réduction de la durée du travail pourrait avoir des conséquences importantes sur la croissance potentielle en intervenant à un moment où la diffusion d’une nouvelle technologie générique rend nécessaire une réorganisation du travail au sein des entreprises. L’OFCE a tenté d’évaluer, aussi complètement qu’il était possible, les conséquences diverses que pouvait avoir sur l’emploi le passage aux 35 heures. Dans l’hypothèse où l’ensemble des salariés seront, à terme, couverts par un accord 35 heures, l’impact final sur l’emploi serait, selon nos simulations, d’environ 480 000. Cet impact est certes modeste par rapport à certaines attentes mais réel et constitue un résultat important relativement aux politiques de l’emploi qui avaient été poursuivies jusqu’ici. Les résultats de ces simulations montrent certes que la loi des 35 heures peut significativement contribuer, si les conditions sont favorables, à la création d’emploi. Mais ils montrent aussi qu’il ne faut en attendre qu’une réduction d’un peu plus d’un point du taux de chômage. C’est 1. JEAN-PAUL FITOUSSI est Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Paris ([email protected]) ; ÉRIC HEYER est Chargé d’étude au département « Analyse et prévision » de l’OFCE ([email protected]). 96 évidemment important, mais pas vraiment à la hauteur du déséquilibre de l’emploi en notre pays. Ainsi, sans une croissance relativement forte, qui tranche avec celle que nous avons connue jusqu’ici dans les années quatre-vingt-dix, il n’est pas de vraie solution au problème du chômage. La réduction du temps de travail peut certes aider à ce que l’objectif d’emploi soit atteint plus vite, mais la dynamique qui nous conduira à nous en rapprocher dépend presqu’exclusivement du taux de croissance. Classification JEL : E17 ; E24 ; J23. E n changeant de décor, la réduction du temps de travail (RTT) change de nature. Pensée dans un contexte déserté par la croissance, elle se trouve appliquée à un moment où l’espoir d’une croissance durable et du retour au plein emploi redevient réaliste. Elle était initialement une solution de résignation à la croissance « molle » et au blocage des instruments de la politique économique. Les idées (politiquement) dominantes étaient en effet à l’époque que « la croissance ne créait plus d’emploi », et que les instruments de la politique économique ne pouvaient plus vraiment être mobilisés dans le sens de l’expansion. Aujourd’hui où l’une et l’autre de ces idées reçues apparaissent clairement démenties par les faits, la RTT est perçue comme une mesure permettant d’accélérer le retour au plein emploi (donc plus conjoncturelle que structurelle) mais dont les effets « inintentionnels », d’aubaine pourrait-on dire, se révéleraient favorables aux rapports sociaux et à l’apprivoisement des nouvelles technologies. D es fondements de la réduction du temps de travail L’idée initiale, fondée sur l’arithmétique, est qu’il devrait être possible d’aboutir à une autre répartition entre personnes au travail et heures travaillées, de façon à augmenter les premières en réduisant les secondes. Même si une telle substitution se produit effectivement, elle ne peut qu’être partielle. Puisqu’on en attend une augmentation de la productivité horaire du travail, la RTT doit se traduire par une diminution du nombre total d’heures travaillées dans le pays et par une baisse du rythme d’évolution des rémunérations mensuelles. Il y aurait alors un certain paradoxe à prétendre que la RTT est une solution au problème du chômage. On sait que l’arbitrage entre travail et loisir auquel procède le consommateur est d’autant plus favorable au loisir que son niveau de revenu est plus élevé. L’histoire de la croissance est l’histoire de la réduction de la durée du travail, car la croissance rend solvable « la demande » de loisirs. C’est parce que nos sociétés ont aujourd’hui un niveau de vie incomparablement plus élevé que celui qui les caractérisait il y a 50 ans que l’on y travaille beaucoup moins. Et il est presque de l’ordre de la certitude – sauf accident de l’histoire – que l’on y travaillera encore beaucoup moins dans cinquante ans : l’arbitrage entre travail et loisir devient de plus en plus favorable au loisir à mesure que les niveaux de vie s’élèvent. Économie internationale, la revue du CEPII n° 83, 3 E TRIMESTRE 2000 LES TRENTE-CINQ HEURES Mais une chose est de constater une évolution spontanée, la réduction de la durée du travail, lorsqu’elle se déroule dans un contexte de progrès économique et social et découlant de négociations entre les partenaires sociaux ; une autre est de vouloir contraindre cette évolution, en justifiant cette contrainte par l’absence même de perspectives de progrès. Or depuis le début des années quatre-vingt, les gains de productivité ont surtout été utilisés pour accroître les revenus du capital financier et les profits. Les salariés dont le niveau de vie stagnait pratiquement, ne pouvaient plus procéder à des arbitrages en faveur de l’augmentation de leur loisir ; en tout cas ils n’y étaient pas incités. Il ne restait donc rien à affecter à la réduction du temps de travail. La part des salaires dans le revenu national n’a cessé de décroître, atteignant aujourd’hui un niveau bien plus bas que celui qui caractérisait les années soixante. Voilà pourquoi, « la modération salariale » est un obstacle à la réduction spontanée de la durée du travail. Il se peut que le rationnement de l’offre individuelle de travail permette de mieux partager in fine le fardeau du chômage, mais les conditions de ce meilleur partage sont très exigeantes et leur réunion assez improbable. Les fondements théoriques de la réduction de la duré du travail comme solution au problème du chômage sont des plus incertains. On peut certes montrer, dans le cadre de processus productifs bien définis, que la demande de travail est, toutes choses égales par ailleurs, une fonction inverse du temps individuel de travail (Fitoussi & Georgescu-Roegen, 1980), mais les conditions économiques dans lesquelles cette relation peut être mise à profit ne font pas l’objet de consensus. Si le chômage est de nature keynésienne, la RTT apparaît comme une solution bien contournée, pour ne pas dire plus, au problème de l’emploi, relativement à une politique classique d’augmentation de la demande effective. Si le chômage est de nature classique, la mesure apparaît mieux adaptée, encore faudrait-il faire l’hypothèse que l’augmentation du nombre de personnes au travail n’affecte pas l’évolution du salaire réel. C’est cette dernière remarque qui fait dire à certains que la RTT n’affecte pas le chômage d’équilibre et qu’elle n’est donc adaptée qu’à une situation d’insuffisance de la demande effective. Mais alors, pourquoi cette insistance sur la stabilité des coûts salariaux unitaires comme condition de réussite ? Ce n’est qu’en situation de chômage « marxien », due à l’insuffisance du stock de capital, que la mesure pourrait avoir une certaine rationalité, si elle conduit à une augmentation de la durée d’utilisation des équipements. Il faut donc rechercher ailleurs des justifications à la réduction du temps de travail. Il est trois raisons, pour lesquelles celle-ci pourrait être de bonne stratégie dans les circonstances présentes. La première est relative à la crédibilité de la lutte contre le chômage. Cette crédibilité est au moins aussi importante en matière de politique de l’emploi, qu’en celle de recherche de la stabilité des prix. Or à force de se focaliser sur la seconde, on avait perdu de vue que la première était complètement décrédibilisée. C’est la fameuse expression, « on a tout essayé contre le chômage », qui reflète le mieux la résignation des politiques publiques. On avait certes tout essayé… mais à dose homéopathique. La RTT est alors apparue, comme la première mesure massive de lutte contre le chômage, destinée à rompre avec la passivité des politiques antérieures. Peu importait que la mesure soit plus ou moins adaptée au problème, elle avait le mérite d’exister et de rendre crédible l’engagement pour l’emploi de la politique économique. 97 98 La seconde raison est relative aux relations sociales. Dans une économie caractérisée par un chômage de masse, les rapports de force entre acteurs sont profondément déséquilibrés au détriment du travail. Les salariés se battent le dos au mur, tant leur position est fragilisée par la montée du chômage. La baisse du temps de travail est alors conquête sociale dans la mesure où elle rétablit un espace de négociations entre salariés et entrepreneurs, que le déséquilibre des rapports de force entre acteurs avait réduit à sa plus simple expression. Mais l’issue de telles négociations demeure incertaine : dans quelle mesure sera-t-il tenu compte d’une tierce partie non représentée – les chômeurs –, mais précisément au nom de laquelle la réduction de la durée du travail est réalisée ? Il existe enfin une raison plus circonstancielle – un effet d’aubaine – pour laquelle la réduction de la durée du travail pourrait avoir des conséquences importantes sur la croissance potentielle. Elle intervient à un moment où la diffusion d’une nouvelle technologie générique rend nécessaire une réorganisation du travail au sein des entreprises. Des études conduites aux États-Unis montrent en effet, que seules les entreprises qui ont su réorganiser leur production ont pleinement bénéficié de l’augmentation de productivité que l’on était en droit d’attendre de l’appropriation d’une nouvelle technologie (Askenazy, 1999). Or les lois sur les 35 heures incitent entreprises et salariés à négocier une nouvelle organisation du travail, ce qui rend probable la prise en compte par les partenaires sociaux des données contextuelles de cette organisation et notamment les nouvelles technologies de l’information et de la communication. La RTT aurait-elle comme effet « collatéral » de favoriser l’adaptation de l’économie française à la nouvelle économie ? Ces remarques préliminaires montrent bien que la réduction de la duré du travail a des conséquences multiples, distinctes de l’objectif initial qu’elle était censée servir, d’où les difficultés de l’évaluation du système mis en place par les lois sur l’abaissement de la duré légale du travail en France. Les considérations qui suivent sont donc davantage d’ingénierie sociale que d’analyse économique. Les équipes de l’OFCE ont tenté d’évaluer, aussi complètement qu’il était possible, les conséquences diverses sur l’emploi que pouvait avoir le passage aux 35 heures. Il convient de considérer les résultats de ces études avec la plus grande des modesties. Il s’agit d’explorations d’un continent nouveau – le partage du travail dans une société moderne, riche de surcroît – dans un contexte nouveau pour un pays industrialisé, celui du chômage de masse. Le comportement des acteurs n’est donc pas extrapolable à partir du passé. Confronté à cette radicale nouveauté, il n’est pas d’autres méthodes pour le chercheur que de procéder par hypothèses, dont chacune est forcément simplificatrice et dont la conjugaison conduit à un résultat fragile. Mais le doute n’implique pas la paralysie car il n’est de science que d’hypothèse. Il faut donc en permanence garder à l’esprit la nature exploratoire de ces travaux dont les conclusions valent davantage par leur vertu pédagogique que par leur capacité prédictive. Il est, dans le cas français, une difficulté supplémentaire qu’il convient de souligner, en préalable à l’analyse : les deux lois dites Aubry relèvent d’une logique différente. Alors que la première est celle classique du partage du travail, la seconde est celle d’une politique d’allégement des charges conditionnée à la réduction de la duré légale du travail. Économie internationale, la revue du CEPII n° 83, 3 E TRIMESTRE 2000 LES TRENTE-CINQ HEURES L es lois Aubry : du partage du travail à une politique d’allégement de charges conditionnée La première loi Aubry s’inscrit dans l’intention initiale de mieux répartir le travail entre titulaires d’un emploi et chômeurs, la seconde définit, quant à elle, une politique d’allégement de charges conditionnée à de la RTT. Plus précisément, dans le cadre des accords Aubry I, la loi imposait que le décompte de la durée du travail soit le même avant et après. Elle imposait, par ailleurs, une double contrainte à l’entreprise – d’embauche temporaire (6 % en moyenne) et de RTT (10 % dans la plupart des accords) –, pour que les allégements de charges soient effectifs. Les aides de l’État et les gains de productivité induits sont dans ce cadre insuffisants pour permettre à l’entreprise de maintenir ses coûts. Les salariés doivent alors accepter que la compensation salariale ne soit que partielle (80 %). Ce type de politique peut s’assimiler à un partage du travail entre salariés et chômeurs. La seconde loi Aubry se distingue de la première en n’imposant plus qu’une seule contrainte aux entreprises : les aides ne sont plus conditionnées à un accroissement des effectifs ni à une baisse de 10 % de la durée du travail, mais subordonnées à une référence horaire correspondant à 35 heures hebdomadaires (ou 1 600 heures par an). Cela permet aux entreprises, en requalifiant les temps de pause, les jours de congés payés ou les temps de formation, d’afficher une durée initiale inférieure à 39 heures. Pour passer à 35 heures, la réduction du temps de travail est bien inférieure à 10 %. Si on utilise les données du bilan d’étape fourni par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité (MES), la réduction est de deux heures (5,4 %) au lieu de quatre heures dans la première loi. Cette « réduction réduite » du temps de travail s’accompagne d’un coût moindre pour les entreprises. Ce coût peut être résorbé par les aides de l’État et les gains de productivité induits, donc sans mettre à contribution les salariés. La compensation salariale est alors intégrale. Cette politique ne peut plus être assimilée à un partage du travail mais à une baisse de charges conditionnée aux 35 heures. Les salariés échangent du temps contre de la flexibilité – ce qui explique probablement les gains de productivité. Les 35 heures se diffusent dans l’économie… À partir des données sur l’économie française, il est déjà possible de mettre en exergue certains signes de diffusion des 35 heures dans l’économie. On peut ainsi noter que la durée du travail des salariés à temps complet baisse, alors que, depuis le début des années quatre-vingt, elle était pratiquement inchangée, stabilisée à 39 heures. Ce mouvement de baisse a commencé en 1999 et s’est accéléré progressivement. Au premier trimestre 2000, le rythme annuel de baisse de la durée est de – 0,7 %. Ce rythme est supérieur à celui que le développement du temps partiel a induit pour l’ensemble des salariés à la fin des années quatrevingt-dix. Si cette baisse est significative et importante, la période sur laquelle 99 100 elle a eu lieu est trop courte pour en tirer des conclusions tranchées. La durée moyenne, au premier trimestre 2000, est encore supérieure à 38 heures hebdomadaires. La diffusion des 35 heures dans l’économie a donc bien lieu, mais s’effectue progressivement. Le choc subi par l’économie française est, pour le moment, encore inférieur, à ceux qu’elle a connus, par exemple, au début des années soixante-dix où la durée du travail a baissé à des rythmes annuels supérieurs à 1 %. Dans le même temps, la baisse du chômage a connu une assez nette accélération. Amorcée à la mi-97, la décrue du chômage s’est effectuée au rythme d’environ 0,05 point par mois (soit 0,6 point par an). Ce rythme s’est accéléré depuis la mi-99 et atteint au début de l’année 2000 2 0,08 point par mois (soit 1 point par an). La croissance de l’emploi (2 % en glissement annuel au dernier trimestre 1999) est supérieure aux rythmes atteints depuis 1985 3. On pourrait avancer que la croissance explique ce surplus de créations d’emplois. La valeur ajoutée à la fin de l’année 1999 croît en effet à un rythme fort (2,5 % à la fin 1999) et contribue largement au dynamisme de l’emploi. Cependant, le rythme de la productivité du travail (par tête) est relativement faible (0,5 %). Il est en particulier plus faible que pendant l’année 1998 et nettement en dessous du rythme moyen (1,1 %) depuis 1985. Cet écart peut s’expliquer en partie par le cycle de productivité et par l’imprécision de la mesure. Il peut aussi être le signe d’un fort dynamisme de l’emploi lié à la diffusion des 35 heures. Si l’on applique une productivité induite de 1/3 à la baisse observée de la durée du travail, l’augmentation de l’emploi que l’on peut attribuer à la RTT est d’environ 2/3 de 0,7 % soit 0,45 %. C’est l’écart qu’il y a entre la productivité du travail en moyenne depuis 15 ans et la productivité instantanée à la fin de l’année 1999. La plus grande prudence est cependant nécessaire. La variance de la croissance de la productivité est grande et l’écart constaté n’est pas statistiquement significatif. Il faudrait certes davantage de recul, mais les données macroéconomiques n’invalident pas un effet positif sur l’emploi des 35 heures. Cette diffusion se réalise sans dérapage, que ce soit salarial ou du coût par unité produite. Les salaires mensuels n’accélèrent pas même si elle implique une augmentation du salaire horaire. Le coût par unité produite, intégrant les cotisations sociales salariales et patronales, connaît les évolutions habituelles. Les baisses de cotisations sociales liées aux 35 heures absorberaient ainsi la faible productivité du travail par tête 4. ... et créent des emplois Heyer et Timbeau (1999 et 2000) ont construit, sur la base des faits existants, un scénario prospectif d’application des 35 heures en France en analysant les impacts macroéconomiques, en particulier sur l’emploi et le chômage. La conclusion principale de leurs études est que le passage aux trente-cinq heures, 2. En incluant les chiffres de l’évolution du chômage jusqu’au mois de mars 2000. Le chômage est au sens du BIT. 3. Ces chiffres concernent l’emploi salarié principalement marchand dans la base 95 (industrie et services principalement marchands) dans la version du 28 avril 2000 des comptes nationaux. Le précédent maximum avait été atteint en 1989 avec un glissement annuel de 1,9 %. 4. Bien entendu, on ne peut écarter ici le risque d’un biais de sélection : ces résultats peuvent être biaisés parce qu’ils sont bâtis sur des entreprises « volontaires » quant à la réduction de la durée du travail. Cependant ils constituent, faute de mieux, une base intéressante d’analyse. Économie internationale, la revue du CEPII n° 83, 3 E TRIMESTRE 2000 LES TRENTE-CINQ HEURES pour les entreprises de plus de 20 salariés, peut contribuer significativement à la création d’emplois (plus de 450 000), correspondant à une réduction du taux de chômage d’environ 1 point à moyen terme 5. Ce résultat est obtenu sans grande dégradation de l’équilibre macroéconomique, puisque la croissance augmenterait de 0,1 % par an, en limitant le coût en inflation (0,4 % par an). Les finances publiques ne se détérioreraient que très légèrement à moyen terme alors que l’impact sur les entreprises serait nul ou positif, leurs marges restant inchangées. Ce dernier résultat constitue sans aucun doute la condition nécessaire pour qu’une politique de RTT réussisse. Ce maintien des coûts du travail ou du capital peut impliquer « un effort » réciproque des différents acteurs : de réorganisation pour les entreprises ; d’acceptation d’une compensation salariale non intégrale pour les salariés. Il est possible de parvenir à un tel résultat de différentes manières selon la répartition « des efforts » consentis. Ces derniers peuvent porter de façon privilégiée sur les salaires les plus élevés ou sur les nouveaux embauchés. L’un des intérêts de l’analyse de la loi Aubry I (Heyer et Timbeau, 1999) a été de montrer que d’une part, « l’effort » demandé collectivement aux salariés n’est pas considérable – les 35 heures ne seraient pas payées 39, mais 38 – et que « cet effort » pourrait encore être réduit si les entreprises profitaient de la loi pour augmenter la durée d’utilisation de leurs équipements. Cet « effort » disparaissant, comme nous l’avons déjà signalé, avec la signature d’un accord de type Aubry II. C’est à dessein que le mot effort apparaît systématiquement entre guillemets. Car il s’agit de fait non pas d’un sacrifice, mais d’un investissement dont la rentabilité pourrait être beaucoup plus élevée qu’on ne le croit. Les salariés ont collectivement intérêt à la croissance de l’emploi car elle réduit la précarité de leurs conditions et qu’elle est donc promesse de revenus plus élevés dans l’avenir. Les entreprises ont intérêt à repenser leur gestion, car cela est gage d’une plus grande efficacité future et producteur d’une externalité sociale positive. En d’autres termes, les acteurs réalisent un échange intertemporel profitable qui accroît le bien-être de chacun. Si ces projections sont sujettes à la plus grande prudence, elles sont cependant en ligne avec les résultats issus des travaux statistiques de la DARES résumés dans Gubian (2000) ou dans le bilan fournis par le ministère de l’Économie et de la Solidarité. La loi sur les 35 heures est crédible parce qu’elle est réaliste. Mais, précisément pour cela, la réduction du temps de travail ne décrit plus l’utopie d’une société devenue si solidaire qu’elle permet à chacun de trouver un emploi et à laquelle certains auteurs avaient rêvé (Fitoussi, 1993 ; Confais & al., 1993). En devenant loi, l’utopie devient réaliste, mais divise par quatre leurs espérances : 500 000 emplois plutôt que les deux millions qui résultaient de simulations précédentes. Cependant, pour limité qu’il soit, ce résultat n’en est pas moins remarquable et ce sur au moins deux points. 5. Nous rappelons ici que ce chiffrage ne concerne que les entreprises de plus de 20 salariés. À partir de 2002, les entreprises de moins de 20 salariés seront également concernées. Cependant la mise en application des 35 heures apparaît d’autant plus complexe que la taille de l’entreprise est faible. Il serait donc, à notre avis, aventureux de tenter de procéder à un chiffrage pour les entreprises de moins de 20 salariés. Une règle de trois ne paraît pas adaptée en l’espèce. 101 102 L’ampleur des créations d’emplois peut paraître limitée pour certains… D’une part, l’impact sur l’emploi est certes modeste par rapport à certaines attentes mais réel. Le nombre d’accords signés a fortement augmenté avant la première échéance de la fin juillet 1999, date après laquelle les aides à la réduction de la durée du travail sont réduites. Il y a, selon le MES, 27 977 accords 35 heures signés au 22 mars 2000. Ces accords concernent plus de 3 millions de salariés et correspondent à 179 430 engagements de créations ou de maintien d’emplois 6. En tenant compte des délais entre la signature de l’accord et sa mise en œuvre, le ministère des Finances évalue à 50 000 les emplois créés en 1999 par la RTT (LFI, 2000). On est loin du partage du travail tel que l’OFCE, par exemple, avait pu l’analyser en 1993 (Confais & al. [1993]) et qui était alors au programme de certains partis politiques. L’impact sur l’emploi en est singulièrement réduit, puisque les évaluations d’alors avançaient le chiffre de 2,4 millions d’emplois. Par rapport aux hypothèses de ces simulations, la seconde loi Aubry introduit certaines modifications importantes. En premier lieu, la réduction moyenne du temps de travail étant de deux heures au lieu des quatre habituellement retenues dans ce genre d’exercice, les résultats attendus sont donc nécessairement beaucoup plus faibles que ceux évalués dans nos précédents travaux. La deuxième modification concerne le maintien des coûts salariaux pour les entreprises. Contrairement aux travaux antérieurs, cette hypothèse ne nécessite plus de modération salariale. Par ailleurs, le champ d’application de la réduction était bien plus important – il couvrait l’ensemble du secteur privé et les fonctionnaires. Enfin, les finances publiques étaient aussi inchangées parce que les allégements de cotisations étaient fixés à hauteur de 1 point par heure et les effets de retour – double dividende si l’on inclut le retour de cotisation, de prestations chômage – compensaient l’allégement accordé. La même dénomination (35 heures) cachait en fait un processus très différent. Il s’agissait d’impulser une dynamique collective et solidaire par laquelle ceux qui avaient un emploi abandonnaient une partie de leur salaire contre des emplois pour ceux qui étaient au chômage. Ni les entreprises, ni l’État alors singulièrement soumis à sa contrainte budgétaire, ne devaient être affectés. Les « 35 heures de l’an 2000 » procèdent d’une logique de baisse des prélèvements. L’époque a changé et la contrainte budgétaire pèse beaucoup moins. La préoccupation actuelle est que la baisse des prélèvements soit la plus « riche » possible en emplois. Parce qu’elles sont une réalité et non plus une utopie plus ou moins populaire, les 35 heures s’appliquent maintenant beaucoup moins largement. Un certain nombre de catégories, dont celle des fonctionnaires est la plus marquante, en sont exclues, au moins provisoirement. … mais constitue un résultat important D’autre part, bien que limitées, ces créations d’emplois constituent un résultat important relativement aux politiques de l’emploi qui avaient été poursui6. De son côté, l’enquête de la Banque de France auprès de l’industrie de septembre 1999 indique qu’à cette date, 14,9 % des salariés étaient couverts par un accord 35 heures – soit, rapporté à un champ de 9 millions, 1,3 million de salariés – (Lecoupeur, 2000). Les deux sources concordent à peu près si l’on considère que l’industrie est représentative de la durée du travail. L’enquête de la Banque de France indique par ailleurs que 84,1 % des effectifs totaux sont concernés par une réduction de la durée, c’est-à-dire que leur entreprise envisage une réduction de la durée du travail dans un avenir proche. Économie internationale, la revue du CEPII n° 83, 3 E TRIMESTRE 2000 LES TRENTE-CINQ HEURES vies jusqu’ici. À cet égard, et tant que les impôts ne sont pas augmentés pour financer les 35 heures, la loi Aubry II s’apparente à une politique d’allégement de charges conditionnée à une réduction du temps de travail, et financée par du déficit public. Dans leur étude, Heyer et Timbeau (2000) ont comparé cette seconde loi Aubry à une politique d’allégement de cotisations patronales simple, c’est-àdire non conditionnée à une RTT, de façon à pouvoir séparer dans « la mesure 35 heures » ce qui est dû à la réduction de la durée du travail et ce qui est attribuable à la simple baisse de charges. À déficit public identique, il ressort des simulations que l’effet sur l’emploi est près de deux fois moins élevé lorsque l’allégement de charges n’est assorti d’aucune condition en matière de réduction de la durée du travail. Le coût ex post par emploi créé s’élève à 43 000 francs dans le cas de la loi Aubry II et à 105 000 francs dans le cas d’un simple allégement de charges. Bien entendu, les hypothèses de ces simulations sont en partie construites sur des observations d’entreprises ayant réduit la durée du travail et où les hausses d’effectifs ne pourraient pas être interprétées comme des créations nettes. Il faut tenir compte d’un « effet d’aubaine », c’est-à-dire de l’évolution des effectifs qui se serait produite en l’absence de réduction du temps de travail. Cet effet pourrait être dans le pire des cas de 100 %. Un tel effet d’aubaine à été évalué par le ministère du Travail 7 en comparant les évolutions d’emplois dans les établissements qui ont réduit leur temps de travail en signant un accord Robien et celles ne l’ayant pas réduite. Si l’on utilise comme référence ce que la loi impose, l’effet d’aubaine a été évalué à 30 %. Mais la véritable contrainte dans un accord de réduction de la durée du travail est la nouvelle durée du travail. Le salarié sait très bien qu’une réduction de son horaire de travail sans réduction de sa charge de travail annuelle n’est qu’un maquillage d’une non réduction. L’effet d’aubaine sera limité (ou éliminé) non pas par l’application d’une contrainte d’embauche que l’entreprise pourra toujours détourner, mais par le fait que le salarié exercera, – conflictuellement ou par la négociation, collectivement ou individuellement –, un contrôle sur sa durée de travail 8. Évidemment, si les conditions favorables supposées dans ces études n’étaient pas réunies, l’effet sur l’emploi des 35 heures, en serait amoindri, au point que peut-être le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Mais il dépend de la bonne tenue de la négociation sociale et de l’intérêt bien compris des acteurs collectifs qu’il n’en soit pas ainsi. Pour les économistes habitués à raisonner en termes d’agents microéconomiques rationnels – surtout en ces temps de montée de l’individualisme – la seule chose qu’il soit possible d’affirmer est que les lois Aubry seront d’autant plus efficaces qu’elles mettront en place un système d’incitations et de contraintes tel que les choix individuels égoïstes conduisent spontanément au bien commun. Elles joueraient alors le rôle de la main invisible qui harmonise les intérêts individuels, selon la métaphore d’Adam Smith. Que la main du gouvernement soit des plus visibles rappelle simplement que les règles du jeu doivent avoir un auteur. 7. Fiole, Passeron & Roger (2000). 8. L’exemple de la Poste est révélateur : un an après avoir signé rapidement un accord 35 heures, présenté comme exemplaire, des conflits ont éclaté, avec pour objectif de faire appliquer l’accord en matière de réduction effective de la durée du travail et, en particulier, d’augmenter les effectifs afin que les salariés en place puissent exercer les modalités prévues contractuellement. Ce type de conflit autour d’accords signés aisément mais difficilement appliqués risque d’être courant dans les mois qui viennent. L’aubaine pour les entreprises qui auront cru pouvoir passer outre l’impact emploi de la réduction du temps de travail sera alors toute relative. 103 104 R éduction du temps de travail et croissance La réduction du temps de travail est un objectif en soi de toute société humaine. Il témoigne de ce que la lutte contre la rareté, qui est le contenu même de l’activité économique, est victorieuse. La « fin du travail » est éminemment désirable car elle signifierait alors que nous aurions trouvé le secret de l’abondance. Ce qui est gratuit n’a, du moins en économie, pas de valeur, et il n’est nul besoin de travailler pour l’obtenir. Mais on ne peut sérieusement soutenir que tel est le cas aujourd’hui, en raison même de l’immensité des besoins non encore satisfaits. Par contre, la réduction du temps de travail comme moyen de lutte contre le chômage, apparaît beaucoup moins fondée, si elle est la conséquence d’un renoncement, consenti ou contraint, à des politiques de croissance. Elle est alors une solution de résignation dont le bon côté est qu’elle repose sur la solidarité, mais dont le risque est qu’elle accrédite l’idée que l’offre de travail est devenue surabondante et qu’il n’est d’autre solution d’avenir que de la rationner. On sait à quels errements une telle philosophie peut conduire. Les simulations montrent certes que la loi des 35 heures peut significativement contribuer, si les conditions sont favorables, à la création d’emplois. Mais elles montrent aussi qu’il ne faut en attendre qu’une réduction d’un peu plus d’un point du taux de chômage. C’est évidemment important, mais pas vraiment à la hauteur du déséquilibre de l’emploi dans notre pays. En bref, la réduction du temps de travail est un objectif souhaitable pour les deux premières raisons. D’une part, nos sociétés sont suffisamment riches pour que le gouvernement soit fondé à leur demander de modifier leur arbitrage entre travail et loisir en anticipation de la croissance à venir, à condition que celle-ci advienne vraiment ; d’autre part elle accroît le pouvoir de négociation des salariés qu’une trop longue période de croissance molle avait considérablement affaibli. Mais elle ne doit en aucun cas être considérée comme un substitut à une politique d’expansion qui seule permettra de retrouver vraiment le chemin de la croissance et de la réduction spontanée de la durée du travail. Il est encore trop tôt pour supprimer définitivement les chapitres de macroéconomie de nos manuels. Blanchard et Fitoussi (1998) ont tenté de mesurer le taux de croissance nécessaire pour réduire le chômage de cinq points en cinq ans. Ce taux, compris entre 3,6 et 3,8 % par an est supérieur à celui qui est estimé dans toutes les projections à moyen terme de l’économie française, y compris les plus optimistes. Pourtant il n’apparaît pas comme étant hors de portée, surtout après une aussi longue période de croissance lente (moins de 1,5 % l’an pendant sept ans). Quelles sont donc les contraintes qui s’exercent sur la croissance de l’économie française ? Notre analyse montre qu’il faut rechercher ces contraintes, dans les deux ou trois prochaines années, davantage du côté de la demande que de celui de l’offre. Dans les projections existantes, notamment celles de l’INSEE et de la direction de la Prévision, tout se passe comme si l’arrêt de politiques anormalement restrictives permettait le retour à un comportement normal des agents économiques privés conduisant spontanément à une croissance comprise entre 2,5 et 3 % l’an. C’est semble-t-il l’horizon indépassable de la croissance, si l’activité Économie internationale, la revue du CEPII n° 83, 3 E TRIMESTRE 2000 105 LES TRENTE-CINQ HEURES économique ne reçoit pas le secours d’une impulsion globale expansionniste. Sans une telle impulsion, la croissance redevient certes normale, mais insuffisante pour effacer les traces sur l’emploi des récessions passées. Or compte tenu du niveau du déficit public en notre pays et des contraintes du pacte de stabilité, il est peu probable que le gouvernement dispose des marges de manœuvre suffisantes pour conduire une politique expansionniste. Ce n’est qu’à l’échelle européenne qu’une telle politique apparaît possible aujourd’hui. En attendant que les pays européens retrouvent ensemble le sens de la coordination, c’est-à-dire la volonté d’œuvrer de concert pour combattre le chômage, il est légitime de rechercher d’autres solutions tant l’urgence sociale est grande. Dans quelle mesure la prise en compte des effets possibles de la réduction du temps de travail modifie-t-elle les conclusions du rapport Blanchard et Fitoussi (1998) ? En nous plaçant dans les conditions les plus favorables de l’étude de l’OFCE, la semaine de trente-cinq heures permettrait de réduire en trois ans le taux de chômage de 1,2 point. Or nous avons calculé que la croissance devait être supérieure de 1,5 point à son potentiel pour que le taux de chômage soit réduit d’un point. La réduction du temps de travail permettrait donc « d’économiser » 1,8 point de croissance, disons deux points. Dès lors pour atteindre l’objectif – revenir à un taux de chômage de 7 en cinq ans 9 – il « suffirait » que le taux de croissance s’établisse entre 3,2 et 3,4 % en moyenne. C’est encore au-dessus des projections de moyen terme existantes, mais on s’en rapproche. Il est une conclusion majeure que l’on peut tirer de cette arithmétique : sans une croissance relativement forte, qui tranche avec celle que nous avons connue jusqu’ici dans les années quatre-vingt-dix, il n’est pas de vraie solution au problème du chômage. La réduction du temps de travail peut certes aider à ce que l’objectif d’emploi soit atteint plus vite, mais la dynamique qui nous conduira à nous en rapprocher dépend presqu’exclusivement du taux de croissance. J.-P. F. & É. H. RÉFÉRENCES Askenazy P. (1999), Innovations technologiques et organisationnelles, internationalisation et inégalités, Paris, Thèse de doctorat de l’EHESS. Blanchard O. & J.-P. Fitoussi (1998), Croissance et Chômage, Les rapports du conseil d’Analyse économique, La Documentation française. Confais E., G. Cornilleau, A. Gubian, F. Lerais & H. Sterdyniak (1993), « 1993-1998 : veut-on réduire le chômage ? », La Lettre de l’OFCE, n° 112, mars. Fiole M., V. Passeron & M. Roger (2000), Premières évaluations quantitatives des réductions collectives du temps de travail, Documents d’études, DARES, n° 35, janvier. Fitoussi J.-P. (1993), « Utopies pour l’emploi », La Lettre de l’OFCE, n° 112, mars. Fitoussi J.-P. & E. Malinvaud (sous la direction de) (1980), « Structure and Involuntary Unemployment » avec Nicholas Georgescu-Roegen, dans Unemployment in Western Countries, Londres : Mac Millan, pp. 206-77. 9. La situation initiale étant celle de 1998. 106 Gubian A. (2000), « La réduction du temps de travail à mi parcours : premier bilan des effets sur l’emploi », Travail et Emploi, n° 83, juillet. Heyer E. & X. Timbeau (1999), « 35 heures : pas une seconde à perdre », La Lettre de l’OFCE, n° 188, juillet. _________________ (2000), « 35 heures : réduction réduite », Revue de l’OFCE, n° 74, juillet. Lecoupeur Y. (2000), « La durée d’utilisation des équipements dans l’industrie en 1999 », Bulletin de la Banque de France, n° 75, mars. Économie internationale, la revue du CEPII n° 83, 3 E TRIMESTRE 2000