L`évolution scientifique et technologique au prisme du droit : aperçu

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L`évolution scientifique et technologique au prisme du droit : aperçu
Version pré-print – pour citer cet article :
« L’évolution scientifique et technologique au prisme du droit : aperçu d’une
relation à plusieurs facettes », in Variation, évolutions, méthamorphoses, PU St
Etienne – Institut universitaire de France, 2012, p. 371
L’évolution scientifique et technologique au prisme du droit : aperçu
d’une relation à plusieurs facettes
Etienne Vergès, Professeur à l’Université de Grenoble, membre de l’Institut
universitaire de France
I. Le droit est une technique d’encadrement des évolutions scientifiques et technologiques
1.1. L’encadrement par la contrainte
a) Les formes de la contrainte
L’activité scientifique interdite.
Le régime d’autorisation des activités scientifiques et technologiques
La déclaration obligatoire
b) L’évolution des techniques d’encadrement
Du risque avéré au risque potentiel
Du retard à l’allumage vers l’anticipation
Du risque pour la personne aux frontières de l’humain
1.2. L’encadrement par la responsabilité
Evolution historique de la responsabilité du fait des activités scientifiques et
technologiques
Caractéristiques de la responsabilité du fait des activités scientifiques ou
technologiques.
Les mutations de la responsabilité du fait des sciences et technologies.
II. Le droit est un instrument d’incitation à l’innovation scientifique et technologique
1.1. Le droit protège la valeur économique des connaissances
1.2. Le droit est l’instrument d’une politique publique tournée vers l’innovation
III. L’influence des connaissances scientifiques et techniques sur le droit : les rapports du vrai et du
juste, de l’être et du devoir-être
La connaissance scientifique et la qualification juridique des faits
La connaissance scientifique et la construction de la norme juridique
Le juge et l’incertitude scientifique
Les distorsions entre vérité scientifique et vérité juridique
La preuve scientifique et technologique exclue du procès.
Dans un article intitulé law and science : some points of confrontation, publié en
1966 1, David F. Cavers, Professeur de droit à Harvard, montrait que les relations entre
1
D. F. Cavers, « Law and science, some points of confrontation » , in Law and the social role of science,
Rockefeller University Press, New York, 1966, p. 5.
1
droit et science comportaient de nombreux points de contact. Cette étude pionnière
contredisait l’image communément répandue du droit instrument de prohibition et
obstacle au développement de la connaissance et des innovations. Depuis la
publication de cet article, près d’un demi-siècle d’évolution scientifique et
technologique s’est écoulé et le droit des sciences et des techniques a lui-même connu
d’importantes mutations. La présente étude se propose de revenir sur la question des
relations entre droit, sciences et techniques, en adoptant la thèse de David F. Cavers :
celle de la diversité.
L’évolution scientifique et technologique constitue un vaste objet d’étude. Sans
nous attarder sur un fastidieux travail de définition, nous désignerons la recherche
scientifique comme l’ensemble des activités visant à la découverte et à la mise en
lumière de connaissances nouvelles. La technologie correspond aux applications des
découvertes scientifiques. La frontière entre science et technologie n’est évidemment
pas étanche. Le biologiste qui conçoit une nouvelle molécule pour en étudier les
propriétés est à la fois technicien et chercheur. Appréhender ensemble les sciences et
les technologies permet ainsi de dépasser la difficile distinction entre les deux. L’étude
conjointe des sciences et des techniques se justifie également par l’identité des
questions que ces deux activités suscitent. Sciences et techniques sont porteuses de
nouveauté et donc d’inconnu. Ce caractère innovant s’accompagne de nombreuses
conséquences : incertitudes, risques, peurs, mais également progrès économique et
social, espoirs thérapeutiques, confort, bien-être, etc.
Les sciences et les techniques se trouvent ainsi au cœur d’un débat, parfois
caricatural. Certaines prises de position stigmatisent à l’extrême la représentation que
l’on peut avoir de la place des sciences et des techniques dans la société et du rôle que
le droit doit jouer dans ce domaine, comme que le montrent ces deux citations :
Felix le Dantec (biologiste 1869-1917) - Grande Revue, 1911.
«Je crois à l'avenir de la Science : je crois que la Science et la Science seule
résoudra toutes les questions qui ont un sens ; je crois qu'elle pénétrera jusqu'aux
arcanes de notre vie sentimentale et qu'elle m'expliquera même l'origine et la structure
du mysticisme héréditaire anti-scientifique qui cohabite chez moi avec le scientisme le
plus absolu. Mais je suis convaincu aussi que les hommes se posent bien des questions
qui ne signifient rien. Ces questions, la Science montrera leur absurdité en n'y
répondant pas, ce qui prouvera qu'elles ne comportent pas de réponse. »
Jerry Sainte-Rose (Avocat général honoraire Cour de cassation), 2008 2
« Nous avons tous conscience (…) que le progrès du savoir n’est pas une fin en
soi, en tout cas une fin non maîtrisée, car il remet en cause certains équilibres et peut
modifier l’ordre des valeurs dont le juge est en principe le gardien. Pour éviter les
dérives et perversions, le progrès scientifique doit être encadré par des repères
juridiques, mais aussi éthiques ».
Le débat qui se cristallise autour des bienfaits et dangers du développement
scientifique et technique implique nécessairement l’intervention du droit. Le droit se
2
J. Sainte-Rose, « Le juge face à la science », in Mélanges Burgelin, 2008, p. 344
2
trouve à l’interface des rapports science et société et il constitue également un
instrument privilégié de l’action politique dans ce domaine. L’étude des rapports entre
droit, sciences et techniques s’inscrit donc dans un débat plus large sur la place
qu’occupent les sciences et les techniques dans la société contemporaine. Plus
précisément, l’étude du droit des sciences et des techniques permet d’étayer la thèse
selon laquelle les relations entre science et société ne sont pas binaires, mais se
présentent sous des formes très variées.
Le droit des sciences et des techniques ne constitue pas une matière juridique à
part entière 3. S’il existe des revues scientifiques dédiées à ce domaine 4 et si certains
réseaux de recherche se sont construits autour de cet objet 5, le droit des sciences et des
techniques résulte de l’agrégation de plusieurs disciplines préexistantes (droit de la
santé, de la propriété intellectuelle, de l’environnement) ou contemporaines (droit de la
bioéthique, de la recherche scientifique, des nouvelles technologies, des activités
spatiales, etc.). Le droit des sciences et des techniques se distingue d’autres formes de
régulations normatives, représentées, par exemple, par l’éthique scientifique ou par la
déontologie professionnelle.
L’image commune des rapports entre droit, sciences et techniques est marquée par
des traits caractéristiques que l’on peut résumer ainsi. D’une part, le droit est un outil
de contrainte qui limite la liberté des chercheurs et qui fait obstacle au progrès
scientifique. D’autre part, l’évolution du droit est trop lente et ne parvient pas à suivre
le rythme imposé par le progrès scientifique 6. Cette double approche peut paraître
contradictoire en ce qu’elle critique à la fois la présence du droit et son absence. Elle
place ainsi le droit au cœur d’impératifs antinomiques en apparence : la liberté de
chercher et d’innover d’un côté, la demande de sécurité et de confiance de l’autre 7.
Cette image dichotomique des rapports entre droit, sciences et techniques n’est
pourtant pas fidèle à la réalité. Dans son étude, David F Cavers identifiait cinq types
de relations 8 :
3
Cf. M.A. Hermitte, « Qu’est-ce qu’un droit des sciences et des techniques ? À propos de la traçabilité des
OGM », Tracés 1/2009 (n° 16), p. 63-75.
4
Aux Etats-Unis, ces revues sont très nombreuses, par ex. Journal of Law & Technology (Harvard) ;
University Journal of Science & Technology Law (Boston) ; au Royaume-Uni, Law, Innovation and
Technology, (Hart publishing) ; en France, les Cahiers Droit, Sciences et Technologies (CNRS éd.
2008-2011).
5
En France, GDR CNRS Science et Droit dans les années 1990 et GDR CNRS Droit, sciences et
techniques, depuis 2006. Cf. I. de Lamberterie, « De Sciences et Droit à Droit et Sciences », lettre de la
mission Droit et Justice, nov. 2011, n°37 ; E. Vergès, « Le réseau droit, sciences et techniques, une
expérience innovante en matière de recherche juridique », Revue Experts, oct. 2009, p. 17.
6
Dans son discours d’installation du Comité Consultatif National d’Ethique (1983), François Mitterrand
déclarait « « La science avance plus vite que l’homme (…) et la médecine et la biologie moderne
cherchent des raisons que la seule raison ne parvient pas toujours à saisir ». Dans son rapport au
premier ministre sur l’éthique biomédicale (1993), le Professeur J.F. Mattei ajoutait « la science avance
plus vite que le droit et lui soumet de plus en plus souvent des situations inédites et embarrassantes ».
7
Y. Poulet, « On demande au droit qu’il réagisse vite, et qu’il donne confiance », communication au
colloque « La force de la recherche juridique », 10-11 mai 2012.
8
David F. Cavers, art. précit. p. 6.
3
- Le droit se décharge de sa fonction juridictionnelle et met à contribution le
savoir scientifique pour prendre une décision (expertise juridictionnelle);
- L’évolution scientifique soulève des problèmes de politique fondamentale qui
imposent de réexaminer les doctrines juridiques établies (impact de l’informatique sur
la vie privée, sur l’atteinte à la propriété intellectuelle) ;
- Le droit intervient lorsque les développements scientifiques créent de nouveaux
risques (effets indésirables des médicaments, risque nucléaire) ;
- Le droit est un instrument de l’action gouvernementale pour définir des objectifs
scientifiques, rationner les ressources de recherches rares, et chercher à maximiser les
contributions de la communauté scientifique (politique scientifique, agences de
moyens) ;
- le développement scientifique a un impact sur les relations internationales (armes
nucléaires) et suscite l’intervention du droit (conventions internationales).
L’actualité des questions soulevées dans cette étude, qui date des années 1960,
frappe. On y retrouve des thèmes immuables, tel celui de l’expertise scientifique, mais
également des problèmes plus contemporains, tel celui de la contrefaçon au moyen de
techniques informatiques. On trouve surtout l’idée d’une pluralité de relations entre
droit et sciences, qui montrent que le droit joue tour à tour le rôle de catalyseur et
d’inhibiteur des évolutions scientifiques et technologiques, mais également que le droit
utilise la connaissance scientifique dans la construction des décisions de justice et des
normes juridiques. Ce sont ces trois aspects qui nous paraissent les plus pertinents pour
décrire de façon synthétique les rapports entre droit, sciences et techniques : le droit
est d’abord une technique d’encadrement des évolutions scientifiques et
technologiques (I) ; il apparait ensuite comme un instrument d’incitation à l’innovation
scientifique et technologique (II) ; enfin, les connaissances scientifiques et techniques
exercent une influence sur le droit de sorte qu’elles pèsent sur son évolution (III).
I. Le droit est une technique
d’encadrement des évolutions
scientifiques et technologiques
Dans le contexte décrit plus haut, la mission assignée au droit est ambitieuse. Il
s’agit d’une part d’élaborer des instruments de gestion des risques et des incertitudes
liées aux évolutions scientifiques et technologiques. Le droit est alors une technique
contraignante (1.1). Il s’agit, d’autre part de réparer les dommages causés par des
accidents scientifiques ou technologiques. C’est alors le droit de la responsabilité qui
est mis en avant (1.2.).
1.1. L’encadrement par la contrainte
4
C’est sous cette forme, que le droit apparaît, de façon explicite, comme une
emprise exercée sur les activités scientifiques et technologiques, faisant obstacle à la
liberté de la recherche. Les techniques d’encadrement ne sont pourtant pas uniformes.
Plusieurs exemples permettent de montrer que l’encadrement par le droit est graduel. Il
va de l’interdiction radicale aux simples formalités administratives. En parcourant
quelqu’une de ces règles contraignantes (a), on peut en mesurer les évolutions
récentes (b).
a) Les formes de la contrainte
L’activité scientifique interdite.
L’illustration la plus marquante des mesures d’interdiction d’activités
scientifiques ou technologiques est celle relative au clonage humain. La loi ° 2004-800
du 6 août 2004 relative à la bioéthique a introduit à l’article 16-4 du Code civil
l’interdiction du clonage reproductif 9. De même, le clonage à des fins de recherche ou
de thérapie est interdit par le Code de la santé publique 10. Ce qui est caractéristique,
dans cette interdiction absolue, c’est qu’elle porte sur une activité de recherche. En
effet, la technique du clonage humain est encore à l’état expérimental. Lorsque
l’activité de recherche est prohibée, la fonction du droit n’est pas simplement
préventive. Elle constitue l’expression de valeurs sociales fondamentales. En matière
de clonage, cette interdiction se traduit par la création de deux incriminations : le
clonage reproductif humain est qualifié de crime puni de trente ans de réclusion
criminelle 11 et le clonage thérapeutique ou scientifique constitue un délit puni de sept
ans d’emprisonnement 12.
Ces interdictions d’expérimentation pénalement sanctionnées, sont à mettre en
relation, mutatis mutandis, avec la prohibition de certaines hypothèses scientifiques
par les lois dites « mémorielles » 13. Ces lois - qui prohibent la contestation des crimes
contre l’humanité 14 ou qui reconnaissent officiellement certains génocides 15- heurtent
de front le principe de liberté de la recherche scientifique 16.
9
« Est interdite toute intervention ayant pour but de faire naître un enfant génétiquement identique à une
autre personne vivante ou décédée »
10
C. sant. pub. art. L. 2151-2. – « La conception in vitro d'embryon ou la constitution par clonage
d'embryon humain à des fins de recherche est interdite » ; art. L. 2151-4. - Est également interdite toute
constitution par clonage d'un embryon humain à des fins thérapeutiques.
11
C. pén. Art. 214-2
12
C. pén.Art 511-18 et 511-18-1
13
Cf. not. C. Vivant, L'historien saisi par le droit, éd. Dalloz 2007.
14
Article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : « seront punis des peines prévues
par le sixième alinéa de l'article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l'article 23,
l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du
tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit
par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit
par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ».
5
Le débat sur l’existence d’une vérité historique légale fait rage au sein de la
communauté juridique et bien au-delà. Le droit se trouve à l’interface entre la
recherche scientifique, d’un côté, et les valeurs sociales, de l’autre. Du point de vue de
la recherche pure, toute hypothèse peut être émise, même absurde, même choquante.
C’est au scientifique de fournir les preuves suffisantes pour convaincre ses pairs de la
validité de l’hypothèse qu’il défend. A l’inverse, du point de vue des valeurs sociales,
la liberté d’expression connaît des limites, que l’on trouve par exemple dans
l’interdiction de l’injure, de la diffamation ou dans le négationnisme. La négation d’un
crime contre l’humanité est en confrontation évidente avec les valeurs d’une société
démocratique qui a connu le nazisme. Pourtant en matière de loi mémorielle, la
question posée n’est pas tant celle des valeurs, que celle du rôle que doit jouer le droit
dans l’arbitrage de thèses scientifiques. Ce débat en implique nécessairement un autre
sur la nature juridique de la loi. Ces questions viennent d’être tranchées avec fermeté
par le Conseil constitutionnel 17. En janvier 2012, le parlement a adopté une loi visant à
réprimer, de façon générale, la contestation de l'existence des génocides reconnus par
la loi 18. Il s’agissait de réprimer, en particulier, la contestation du génocide arménien
reconnu par la loi en 2001. Le Conseil constitutionnel a d’abord statué sur le sort de la
loi de 2001, en considérant « qu'une disposition législative ayant pour objet de
« reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle−même, être revêtue de la
portée normative qui s'attache à la loi », (cons. 6). Le juge constitutionnel affirme
ainsi qu’une loi mémorielle est bien une loi, mais qu’elle n’est pas juridique.
Autrement dit, le droit édicte des normes, mais il ne dit pas le vrai ; il ne décrit pas des
faits. La frontière entre droit et science est marquée avec une grande netteté dans cette
décision. Le Conseil a poursuivi son raisonnement sur le terrain des droits
fondamentaux. Il a considéré que la contestation d’un fait reconnu dans une loi ne
pouvait être réprimée sans porter une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la
liberté d’expression et de communication.
Le droit ne peut établir les faits et le législateur ne peut réprimer la contestation
des faits. Ce sont les deux grands enseignements de la décision du Conseil
constitutionnel du 28 février 2012. On en déduit plus généralement, que si certaines
expérimentations scientifiques peuvent être interdites par la loi, il n’en est pas de
même des hypothèses scientifiques, qui relèvent d’une liberté constitutionnellement
protégée.
Cet exemple montre également que l’outil de la prohibition est marginal en
matière scientifique et technologique, car la prohibition s’affronte à des intérêts
Cet article a été introduit par la loi n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste,
antisémite ou xénophobe dite « loi Gayssot ».
15
Loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915
16
Charles Fortier, « La liberté du chercheur public », in J. Larrieu (dir.), Qu’en est-il du droit de la
recherche ?, LGDJ, 2009, p. 113.
17
CC. Décision n° 2012−647 DC du 28 février 2012
18
Cette loi visait à créer un délit puni d’un an d’emprisonnement à l’égard de ceux qui « ont contesté ou
minimisé de façon outrancière », quels que soient les moyens d'expression ou de communication
publiques employés, « l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide définis à l'article 211−1 du code
pénal et reconnus comme tels par la loi française ».
6
fondamentaux opposés (ici la liberté d’expression et de communication, ailleurs le
droit à la santé etc.). On privilégie alors un encadrement plus doux : le régime
d’autorisation.
Le régime d’autorisation des activités scientifiques et technologiques
Le régime d’autorisation est très fréquent en matière scientifique et technologique.
On le retrouve évidemment lorsque des produits potentiellement dangereux sont mis
sur le marché. Il en est ainsi des médicaments 19, des organismes génétiquement
modifiés 20, ou des produits chimiques 21. Le produit technologique mis sur le marché se
diffuse. Sa propagation est difficile à maîtriser. Le régime d’autorisation s’impose
ainsi logiquement. En revanche, le régime d’autorisation est plus original en matière
expérimentale.
L’expérimentation est-elle dangereuse en soi ? Ne faut-il pas considérer que
l’expérimentation, en tant qu’instrument de connaissance des risques, doit être
encouragée et non pas soumise à la contrainte juridique ? La valeur de la connaissance
acquise par l’expérimentation ne doit-elle pas conduire à libéraliser de façon générale
toute expérimentation ? Tous ces arguments n’ont pas fait obstacle au développement
des régimes d’autorisation des recherches scientifiques dans des domaines sensibles :
la recherche sur la personne humaine 22, la recherche sur l’embryon humain et les
cellules souches embryonnaires 23, la recherche sur les OGM 24. Toutes ces recherches
scientifiques sont soumises à des régimes d’autorisation administrative, avec passage
devant une instance qui procède, pour partie, à une évaluation éthique de la recherche
(comité de protection des personnes, agence de la biomédecine, haut conseil des
biotechnologies).
En effet, l’expérimentation peut se révéler porteuse de risques pour la personne.
Lorsqu’on teste sur l’homme l’effet thérapeutique et l’innocuité d’un médicament on
prend nécessairement un risque, quelles que soient sa mesure et sa maîtrise par
l’investigateur. L’expérimentation est parfois porteuse d’un risque collectif et/ou
environnemental. Lorsqu’on mesure la dissémination d’une plante génétiquement
modifiée en essai plein champ, on prend le risque de la dispersion des plantes et de ses
conséquences. Le droit intervient à partir du moment où l’on estime que la confiance
19
Règlement n°2309/93/CEE modifié par le Règlement n°726/2004/CEE, procédure de reconnaissance
mutuelle, Directive 2001/83/CE modifiée par la Directive 2004/27/CE. Articles R5121-21 et suivants
du Code de la santé publique.
20
Directive 2001/18/CE du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire des OGM dans
l’environnement ; Règlement (CE) n°18129/2003 du 22 septembre 2003 relatif aux denrées alimentaires
et aliments pour animaux génétiquement modifiés. Article L663-1 du Code rural.
21
Ordonnance n° 2011-1922 du 22 décembre 2011 portant adaptation du code du travail, du code de la
santé publique et du code de l'environnement au droit de l'Union européenne en ce qui concerne la mise
sur le marché des produits chimiques.
22
Articles L1121-1 et suivants du Code de la santé publique, en cours de révision après l’adoption de la loi
n° 2012-300 du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine dite « loi Jardé ».
23
Articles L2151-5 et suivants du Code de la santé publique.
24
Articles L241-1 et suivants du Code de la recherche, articles L531-1 et suivants du Code de
l’environnement.
7
placée dans l’investigateur pour maitriser les risques n’est pas suffisante.
L’intervention du droit peut encore se justifier par l’efficacité relative des autres
formes de régulation (éthique).
L’enjeu est différent s’agissant de la recherche sur les embryons. Le régime
d’autorisation n’est pas lié à la maitrise du risque. On sait que la recherche sur
l’embryon constitue nécessairement une atteinte à son intégrité 25. L’embryon qui fait
l’objet d’une recherche est voué légalement à la destruction. Il n’est plus question de
gestion ou de maîtrise du risque puisque le dommage est irrémédiable. En revanche, la
recherche sur l’embryon est au cœur d’un conflit de valeurs et de définitions. Il s’agit
de savoir si l’embryon doit être juridiquement défini comme une personne, comme une
chose ou comme une troisième entité. Face au caractère inconciliable des opinions qui
forment cette controverse, le droit indique un chemin médian. Il penche en faveur de la
liberté en ouvrant la porte aux recherches sur l’embryon. Il penche en faveur de la
contrainte en soumettant cette ouverture à un régime d’autorisation administrative. La
recherche est possible, mais elle est soumise à un mécanisme de contrôle a priori. Le
droit n’est plus un instrument de maîtrise des risques, mais un outil de gestion
politique de positions adverses. La contrainte juridique peut prendre une forme
atténuée : celle de la déclaration obligatoire.
La déclaration obligatoire
La déclaration obligatoire est un mode de gestion du risque par la transparence.
Elle permet d’accroître la connaissance des produits sur le marché et des risques
associés à ces produits.
Il peut s’agir de risques pour la santé ou l’environnement. C’est le rôle du
règlement européen REACH 26, qui repose sur une obligation de déclaration de la
production de substances chimiques et d’identification des risques qui y sont associés.
Ces informations sont stockées dans une base de données gérée par l’Agence
européenne des produits chimiques. Les substances chimiques non-enregistrées ne
peuvent être ni fabriquées ni mises sur le marché européen.
Il peut s’agir de risques liés aux droits extrapatrimoniaux. L’exemple typique est
celui du traitement des données personnelles qui donne lieu à une obligation quasigénéralisée de déclaration de toutes les formes de traitement automatisé de données
scientifiques concernant des personnes humaines 27. Presque toutes les disciplines
25
Le Code de la santé publique distingue ainsi les « recherches » sur l’embryon, qui portent atteinte à son
intégrité, des simples « études » ; article L. 2151-5 V. : « A titre exceptionnel, des études sur les
embryons visant notamment à développer les soins au bénéfice de l'embryon et à améliorer les
techniques d'assistance médicale à la procréation ne portant pas atteinte à l'embryon peuvent être
conduites avant et après leur transfert à des fins de gestation si le couple y consent ». Les embryons sur
lesquels une recherche a été conduite ne peuvent être transférés à des fins de gestation. Ils sont détruits.
26
REACH - enregistrement, évaluation, autorisation et restriction des produits chimiques, Réglement
n° 1907/2006 du18 Décembre 2006.
Cf. http://ec.europa.eu/enterprise/sectors/chemicals/reach/index_fr.htm « REACH fait porter à
l'industrie la responsabilité d'évaluer et de gérer les risques posés par les produits chimiques et de
fournir des informations de sécurité adéquates à leurs utilisateurs ».
27
Article L225-1 du Code de la recherche et loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux
fichiers et aux libertés, spec. art. 22 sur l’obligation de déclaration à la CNIL.
8
scientifiques sont concernées, de la suivie de cohorte en épidémiologie aux
observations traitées par des anthropologues. Cette contrainte administrative, qu’est
l’obligation de déclaration, constitue un mode de protection de la vie privée,
notamment lorsqu’elle se double d’obligation d’informations à l’égard des personnes
dont les données sont recueillies et traitées et des droits qui y sont associés (droit de
rectification par ex.).
Ces déclarations obligatoires sont souvent comprises comme des contraintes
supplémentaires par les scientifiques. Mais elles sont sans commune mesure avec les
régimes d’autorisation ou des interdictions précédemment évoquées. La déclaration
obligatoire ne constitue pas un obstacle à l’activité scientifique et technologique. On
devrait plutôt la qualifier de tracasserie administrative, dont l’objectif consiste, soit à
limiter les possibilités d’atteintes à la vie privée (loi informatique et libertés), soit
identifier l’existence sur le marché de substances potentiellement dangereuses, comme
nous le verront plus loin à propos des nanotechnologies.
On voit donc que les sciences et technologies sont soumises à plusieurs types
d’encadrement juridique. Ces modes d’encadrement ont connu des évolutions
marquantes au cours des dernières décennies.
b) L’évolution des techniques d’encadrement
Au fil des évolutions technologiques qui ont marqué la seconde moitié du 20ème
siècle et le début du 21ème, le droit a, lui aussi, connu d’importantes mutations.
Du risque avéré au risque potentiel
L’une des évolutions majeures du droit dans le domaine scientifique et
technologique est celle qui a été marquée par le passage d’une attitude de prévention à
une attitude de précaution. Cette évolution a été clairement mise en évidence dans le
rapport intitulé « le principe de précaution », remis au premier ministre en 1999 par
les professeurs Viney et Kourilsky. La prévention y est définie comme le contrôle des
risques avérés 28, c'est-à-dire de risques qui ont déjà été mis en évidence et pour
lesquels on peut énoncer une loi probabiliste. La précaution concerne, quant à elle, les
risques hypothétiques, que l’on soupçonne, alors même que la probabilité de
survenance d’un dommage est inconnue.
Apparu dès les années 1980 au sujet de questions environnementales, le principe
de précaution a été introduit en droit français, d’abord dans le Code rural 29 puis dans la
charte de l’environnement qui a valeur constitutionnelle 30. Toutefois l’attitude de
précaution a influencé l’action politique et juridique depuis plusieurs décennies
28
Ph. Kourilsky, G. Viney, Le principe de précaution, Rapport au premier ministre, 15 oct. 1999, p. 5. ; cf.
également la classification des réactions du droit par rapport au risque, Th. Marteu et autres,
« Sciences, risques et responsabilités : agroalimentaire, approche de droit comparé », in, Droit, sciences
et techniques, quelles responsabilités ? Lexisnexis, 2011, p. 367.
29
Article L. 200-1 du Code rural, transféré à l’article L. 110-1 1° du Code de l’environnement.
30
Loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 qui confère valeur constitutionnelle à la Charte de
l’environnement et donc à son article 5 relatif au principe de précaution.
9
comme cela a été montré par certains auteurs, qui mettent en avant la « création des
agences, (la) généralisation des systèmes d'expertise et d'autorisation de mise sur le
marché, (la) multiplication des mécanismes d'alerte » 31. On peut y ajouter d’autres
mécanismes juridiques comme les obligations administratives de déclaration 32, les
moratoires ordonnés par l’autorité administrative ou par le juge ou la multiplication
des obligations contractuelles de sécurité 33.
Cette évolution de la prévention à la précaution traduit juridiquement une nouvelle
forme de perception sociale des sciences et des techniques. Comme on le verra plus
loin dans le contentieux des antennes relai, le droit est utilisé comme un instrument de
lutte contre la peur de l’inconnu. Mais on constate également que l’attitude de
précaution a pour effet d’accélérer le temps de réaction du droit face aux risques
potentiels.
Du retard à l’allumage vers l’anticipation
Le droit subit souvent le reproche d’intervenir tardivement, dans un contexte dans
lequel des dommages sont déjà intervenus et ne peuvent plus être contrôlés. La
législation sur les recherches biomédicales illustre ce retard. Les nombreux protocoles
de recherche qui ont porté gravement atteinte à l’intégrité humaine durant le 20ème
siècle dans les Etats démocratiques 34, rendent assez incompréhensible la réaction
tardive du droit dans ce domaine 35.
Mais cette période a laissé la place à un mouvement de réaction rapide du droit qui
confine parfois à l’anticipation. Quelques exemples méritent d’être soulignés.
Le domaine de l’Internet est démonstratif à cet égard. Cette technologie s’est
développée sur le marché à partir du milieu des années 1990. Elle a posé assez
rapidement des problèmes liés à la preuve, à la contrefaçon, à la diffamation, à la
responsabilité des acteurs (prestataires techniques par exemple) à la sécurité du
commerce électronique etc. Dès le début des années 2000, le législateur intervient à
plusieurs reprises pour adopter des législations spéciales, dans le domaine de la preuve
numérique 36, de la confiance dans l’économie numérique 37 ou dans la lutte contre la
31
Ch. Noiville, « La lente maturation jurisprudentielle du principe de précaution », Recueil Dalloz 2007
p. 1515
32
Cf. infra sur le règlement REACH.
33
Cf. par ex. les décisions rendues dans le contentieux des victimes de l’amiante : cass. soc. 28 févr. 2002,
pourvoi n°00-11793, 99-21255, 99-17201 : « en vertu du contrat de travail le liant à son salarié,
l'employeur est tenu envers celui-ci d'une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui
concerne les maladies professionnelles contractées par ce salarié du fait des produits fabriqués ou
utilisés par l'entreprise ».
34
B. Bévière, La protection de la personne dans la recherche biomédicale, Ed. Hospitalières, 2001.
35
Loi n° 88-1138 du 20 décembre 1988 relative à la protection des personnes qui se prêtent à des
recherches biomédicales, plusieurs fois modifiée et intégrée dans le Code de la santé publique.
36
Loi n° 2000-230 du 13 mars 2000 portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de
l'information et relative à la signature électronique.
37
Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique
10
contrefaçon 38. Quel que soit le débat sur le bien fondé de ces législations, on mesure
ici la rapidité de la réaction du droit, pour adapter des mécanismes de droit commun
aux NTIC (la preuve, le contrat, la responsabilité, la propriété intellectuelle).
Le droit des OGM fournit un exemple plus topique encore. Les premières normes
juridiques sur les OGM interviennent dans les années 1990 en Europe 39,
simultanément au développement de ces biotechnologies. Ces normes sont modifiées à
la suite du Grenelle de l’environnement avec la promulgation de la loi n° 2008-595 du
25 juin 2008 relative aux organismes génétiquement modifiés. Cette réglementation
quasi immédiate d’une technologie dont l’acceptation sociale est loin d’être acquise en
France, à conduit à limiter de façon manifeste, la production des OGM alimentaires
mais également les expérimentations sur les plantes génétiquement modifiées 40.
Un dernier exemple, tiré des nanosciences et nanotechnologies, permet d’évoquer
les mécanismes d’anticipation du droit. Les nanosciences se développent au début des
années 1980. Dans les années 2000, on observe la multiplication des produits mis sur
le marché contenant des nanoparticules et des nanomatériaux 41. Les risques liés à ces
nouvelles technologies sont mal identifiés 42. Notamment, les méthodes traditionnelles
d’évaluation des risques sont considérées comme n’étant pas transposables aux
nanoparticules et nanomatériaux. Par ailleurs, à cette incertitude sur l’existence d’un
risque s’est ajoutée l’absence de transparence sur la présence de nanoparticules dans
les produits mis sur le marché. Ainsi, les instances qui rassemblent les associations de
consommateurs se sont rendues compte que les industriels n’étaient pas en mesure
d’identifier la présence de nanoparticules dans les produits manufacturés 43. Est alors
née l’idée de créer une obligation de déclaration de la présence des nanoparticules
dans les produits de consommation. Cette obligation a été transcrite rapidement dans le
38
Loi n° 2006-961 du 1 août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de
l'information (DAVDSI), puis lois dites « HADOPI 1 et 2» : Loi n° 2009-669 du 12 juin 2009
favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet ; Loi n° 2009-1311 du 28 octobre 2009
relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet. Ces lois ont établi un
mécanisme de réponse graduée à la contrefaçon sur Internet.
39
Directive 90/220/CEE du Conseil, du 23 avril 1990, relative à la dissémination volontaire d'organismes
génétiquement modifiés dans l'environnement ; Loi n°92-654 du 13 juillet 1992 relative au contrôle de
l'utilisation et de la dissémination des organismes génétiquement modifiés et modifiant la Loi n° 76-663
du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l'environnement. La
Commission du génie biomoléculaire a été créée en 1986 concomitamment aux premières cultures
plein champ d’OGM en France.
40
Après avoir progressé jusqu’en 2007 en France, la production des OGM à des fins commerciales fait
l’objet d’un moratoire. En matière de recherche les essais plein champ autorisés sont régulièrement
fauchés. A ce jour, il ne demeure qu’un seul essai OGM plein champ (peupliers).
41
E. Gaffet, « Nanomatériaux, différentes voies de synthèse, propriétés, applications et marchés », Cahiers
Droit, Sciences et Technologies, CNRS éditions, n°1, 2007, p. 17.
42
Cf. les nombreux rapports sur ce sujet accessibles sur le site http://www.nanonorma.org cf. également,
M. Carrière, S. Lanone, « Que savons-nous aujourd’hui des risques toxicologiques et écotoxicologiques
liées aux nanotubes de carbone ? », in De l’innovation à l’utilisation des nanomatériaux, S. Lacour, S.
Desmoulin-Canselier, N. Hervé-Fournereau (dir.), Larcier, 2012, p. 17..
43
Cf. par ex Rapport sur les nanotechnologies du groupe de travail du Conseil National de la
Consommation, juin 2012 ; E. Vergès « Régime juridique d’identification et de suivi des nanoparticules
et des nanomatériaux : enjeux et obstacles liés à la maîtrise sociale de l’infiniment petit », in La
régulation des nanotechnologies, clair-obscur normatif, dir. S. Lacour, Larcier, 2010, p. 175
11
dispositif législatif du Grenelle de l’environnement 44. L’article L. 523-1 du Code de
l’environnement impose aux personnes qui fabriquent, importent ou distribuent des
substances à l'état nanoparticulaire, de déclarer périodiquement à l'autorité
administrative, dans un objectif de traçabilité et d'information du public, l'identité, les
quantités et les usages de ces substances.
A l’heure actuelle, on mesure toujours mal le risque lié aux nanoparticules et
nanomatériaux. Et pourtant, le régime d’encadrement des nanotechnologies est déjà en
place. On peut ainsi parler de régime juridique d’anticipation des risques.
Du risque pour la personne aux frontières de l’humain
L’encadrement des activités scientifiques et technologiques a connu une
importante évolution parallèlement au développement de la génétique humaine et des
recherches sur l’embryon humain. Traditionnellement, le droit n’avait pour fonction
que de protéger la personne humaine, de sa naissance à son décès. Les premières lois
de bioéthique en 1994 45 ont conduit à l’inscription dans le Code civil de plusieurs
principes juridiques qui définissent des limites aux atteintes à l’humain. Les principes
de dignité de la personne humaine, de non-patrimonialité du corps humain, d'intégrité
de l'espèce humaine, définissent les frontières juridiques de l’humain et visent à tracer
une cloison étanche entre l’humanité et les choses.
L’illustration la plus marquante de cette évolution est la création en 2004 d’une
catégorie de crime contre l’espèce humaine 46, qui vient s’intercaler dans le code pénal,
entre les crimes contre la personne et les crimes contre l’humanité. Le travail
sémantique (personne, espèce humaine, humanité) peut être considéré par certains
comme confus et vain, mais il possède une portée symbolique qui ne peut être
négligée. Sont considérés comme des crimes contre l’espèce humaine, l’eugénisme 47
et le clonage reproductif 48. Ces infractions constituent des atteintes à la représentation
sociale de l’humain. Le droit est alors porteur d’une définition de l’humain, qui nait de
la reproduction sexuée et ne peut faire l’objet d’une sélection, autre que naturelle.
44
La Loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de
l’environnement (Grenelle 1) ; La Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour
l'environnement (Grenelle 2) ; le Décret n° 2012-232 du 17 février 2012 relatif à la déclaration annuelle
des substances à l'état nanoparticulaire pris en application de l'article L. 523-4 du code de
l'environnement.
45
Loi n° 94-548 du 1er juillet 1994 relative au traitement des données nominatives ayant pour fin la
recherche dans le domaine de la santé et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à
l'informatique, aux fichiers et aux libertés ; Loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps
humain ; Loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du
corps humain, à l'assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal. C'est cette dernière loi
qui a fait l'objet d'une révision en 2004.
46
Loi n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique.
47
Article 214-1du Code pénal : « Le fait de mettre en œuvre une pratique eugénique tendant à
l'organisation de la sélection des personnes est puni de trente ans de réclusion criminelle et de
7 500 000 Euros d'amende ».
48
Article 214-2 du Code pénal « Le fait de procéder à une intervention ayant pour but de faire naître un
enfant génétiquement identique à une autre personne vivante ou décédée est puni de trente ans de
réclusion criminelle et de 7 500 000 Euros d'amende ».
12
Cette définition de l’humain est également en cause dans le droit des brevets. La
brevetabilité sur des éléments et produits du corps humain pose la question de la
réification de l’humain. Le problème de la brevetabilité du génome humain, qui a suivi
le séquençage de ce génome dans les années 1990, soulève une question délicate : estil possible de s’approprier une séquence d’ADN humain ? Les applications médicales
et industrielles du séquençage du génome humain ont conduit certaines instances à
prendre des positions complexes. Ainsi, le CCNE a pu affirmer dans son avis du 8 juin
2000 que « la connaissance de la séquence d'un gène ne peut en aucun cas être
assimilée à un produit inventé et n'est donc pas brevetable (…). En revanche, les
inventions laissant libre l'accès à cette connaissance peuvent faire l'objet de brevet ».
On mesure ici l’impact de la norme juridique sur la définition du génome humain
(personne, chose), mais également sur son exploitation et sa commercialisation. Le
droit permet, ou non, de considérer le génome humain comme une chose susceptible
d’appropriation. Ce choix peut dépendre de la dimension économique des brevets
déposés sur des gènes humains et des applications qui peuvent en découler pour la
santé humaine. Des années de débat en Europe et en France 49, ont conduit à l’adoption
d’un article L. 611-18 du Code de la propriété intellectuelle qui réduit la brevetabilité à
« l’application technique d’une fonction d’un élément du corps humain » 50 ; cette
application technique devant être précisément décrite au moment du dépôt 51. Cette
limitation a été confirmée par la Cour de Justice de l’Union Européenne dans un
important arrêt Monsanto 52. De façon plus tranchée encore, la CJUE s’est prononcée
dans une affaire Brüstle sur la possibilité d’accorder des brevets portant sur des
procédés d’utilisation de cellules souches humaines 53. La CJUE a interdit le dépôt de
brevet sur des procédés qui, soit impliquaient la destruction d’embryons humains, soit
utilisaient ces embryons comme matériau 54.
Plus la connaissance de l’humain progresse, plus ses frontières deviennent floues,
et plus son potentiel d’utilisation commerciale se développe. Le droit apparait alors
comme l’instrument qui permet à la société, non seulement de définir l’humain
indépendamment des considérations scientifiques, mais également de lui accorder une
49
Cf. L’étude de synthèse, H. Gaumont-Prat, « Valorisation des inventions biotechnologiques et
bioéthique », in Le droit de chercher et de dire, C. Puigelier, F. Terré (dir.), éd. Panthéon Assas, 2012,
p. 47.
50
Transposant la directive 98/44/ CE, du 6 juillet 1998 du Parlement européen et du Conseil, relative à la
protection juridique des inventions biotechnologiques.
51
Art. L. 613-2-1C. propr. intell. « Si l’objet d’une invention est une séquence ou une séquence partielle,
dont la structure est identique à la séquence ou la séquence partielle d’un gène humain, l’usage – pour
lequel l’application industrielle est concrètement décrite au paragraphe 3 – doit être indiqué dans la
revendication ».
52
CJUE, gr. ch., 6 juill. 2010, aff. C-428/08, Monsanto Technology c/ Cefetra et a. : « une simple
séquence d’ADN sans indication d’une fonction ne contient aucun enseignement technique (…) » et «
(…) ne saurait par conséquent, constituer une invention brevetable ». cf. F. Girard, « Portée du brevet
sur une séquence d’ADN : semailles et moissons autour de l’arrêt Monsanto », Revue Lamy Droit des
affaires, n°56, janvier 2011, p. 61. Cet arrêt a une portée générale et ne se limite pas à une séquence
d’ADN humain.
53
CJUE grande ch. 18 oct 2011, aff. C-334/10, Oliver Brüstle c/ Greenpeace eV
54
Cf. H. Gaumont-Prat art. précit. p. 60.
13
protection indépendamment de son potentiel thérapeutique ou commercial. Cette
fonction peut être mise en œuvre au détriment de la recherche scientifique et de ses
développements thérapeutiques. Il s’agit là de choix qui dépendent fortement du
contexte politique, géographique et historique. C’est pour cette raison que les lois de
bioéthique sont accompagnées d’une clause de révision périodique.
1.2. L’encadrement par la responsabilité
Evolution historique de la responsabilité du fait des activités scientifiques et
technologiques
La responsabilité du fait des activités scientifiques et technologiques est assez
ancienne. Dès la fin du 19ème siècle, la Cour de cassation a initié, dans un célèbre arrêt
Teffaine 55, un régime de responsabilité civile fondé sur le risque, étranger à toute idée
de faute. Un ouvrier avait été tué par l’explosion d’une chaudière d’un navire
remorqueur. On avait découvert que cette explosion était due à la défaillance d’une
soudure. Mais il n’était pas possible de connaître l’origine de cette défaillance. Aucune
faute ne pouvait être identifiée dans cette affaire et la Cour de cassation a considéré
que l’employeur était responsable à l’égard de son employé du fait de la chose qui était
à l’origine du dommage. Le fondement de cette responsabilité sans faute se trouvait
dans le risque créé par une technologie.
Cette affaire montre que le droit constitue un mode d’encadrement original des
sciences et technologies, puisqu’il ne prévient pas la survenance du risque, mais en
répare les conséquences. Cette réaction peut paraitre surprenante, mais elle est
essentielle dans une société technoscientifique dans laquelle le développement des
innovations s’accompagne d’un risque incompressible. La responsabilité du fait d’une
activité à risque, constitue le corollaire de la liberté d’exercice de l’activité scientifique
et technologique.
C’est ainsi que l’on a vu se multiplier des lois destinées à régir de façon
particulière la responsabilité du fait des activités scientifiques et technologiques :
- Loi du 19 décembre 1917 relative aux établissements dangereux, insalubres ou
incommodes (aujourd’hui, régime des installations classées pour la protection de
l'environnement - ICPE) ;
- Loi du 31 mai 1924 relative à la responsabilité des exploitants d’aéronefs
(aujourd’hui dans le Code des transports) ;
- Loi du 8 juillet 1941 pour les dommages causés par les téléphériques ;
- Loi du 1er juillet 1964, sur la responsabilité de l’Etat pour les vaccinations
obligatoires ;
55
Cass. Civ., 16 juin 1896, D. P. 1897, I p. 433
14
- Lois du 12 novembre 1965 et du 30 octobre 1968 relative à la responsabilité
civile dans le domaine de l’énergie nucléaire (aujourd’hui dans le Code de
l’environnement) ;
- Loi du 26 mai 1977 relative à la responsabilité civile et à l'obligation d'assurance
des propriétaires de navires pour les dommages résultant de la pollution par les
hydrocarbures (aujourd’hui dans le Code de l’environnement) ;
- Loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation ;
- Loi du 20 décembre 1988 sur les recherches biomédicales (aujourd’hui dans le
Code de la santé publique) ;
- Loi du 19 mai 1998 sur la responsabilité du fait des produits défectueux (dans
le Code civil) ;
- Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, sur la responsabilité médicale, la
responsabilité du fait des accidents médicaux, aléa thérapeutique, infections
nosocomiales et des contaminations par transfusions sanguines (dans le Code de la
santé publique) ;
- Loi du 30 juillet 2003 sur les risques technologiques et naturels (Code de
l’environnement de Code des assurances) ;
- Loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique
(responsabilité des prestataires techniques)
- Loi du 25 juin 2008 relative aux organismes génétiquement modifiés (dans le
Code rural).
- Loi du 1er août 2008 relative à la responsabilité environnementale (Code de
l’environnement) ;
- La loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des
victimes des essais nucléaires français.
Caractéristiques de la responsabilité du fait des activités scientifiques ou
technologiques.
On retrouve plusieurs constantes dans les divers régimes de responsabilité, qu’ils
relèvent du droit commun, ou qu’ils soient soumis à une législation spéciale.
D’une part, le risque créé par une activité innovante induit une obligation de
vigilance particulière. Tout manquement à cette obligation de vigilance est qualifié de
faute par les juridictions. Par exemple, la société UCB Pharma a commis une faute en
laissant sur le marché un médicament (le distilbène) alors que « la littérature
expérimentale faisait état de la survenance de cancers très divers et qu'en outre (…)
de nombreuses études expérimentales et des observations cliniques contre-indiquaient
l'utilisation du distilbène » 56.
56
Cass. civ. 7 mars 2006 deux espèces, RCA 2006 com. 164, RTD civ. 2006, p. 565 ; CCC 2006, com. 77
15
D’autre part, le risque peut générer des règles de responsabilité qui écartent toute
dimension fautive. Dès lors, la responsabilité n’est plus la conséquence d’une
négligence, mais de façon objective, le résultat du risque pris dans l’exercice d’une
activité. Par exemple, l’exploitant d’une activité nucléaire est responsable sans faute
des dommages causés par un accident nucléaire. De même, le producteur qui met sur
le marché un produit défectueux est responsable, sans faute, lorsque le défaut de ce
produit a causé un dommage. L’activité scientifique et technologique induit ainsi une
obligation de sécurité dont la sanction se trouve dans la responsabilité.
Les mutations de la responsabilité du fait des sciences et technologies.
Le droit de la responsabilité, qui est un droit d’intervention a posteriori, connaît
aujourd’hui une transformation importante sous l’influence du principe de précaution.
La responsabilité devient un mécanisme d’anticipation de risques hypothétiques qui
sont liés à l’usage de produits technologiques. Le cas typique est celui du contentieux
des antennes-relais de téléphonie mobile. En pleine controverse scientifique sur la
nocivité des ondes produites pas ces antennes, plusieurs juridictions du fond ont
combiné le principe de précaution à la responsabilité du fait des troubles anomaux de
voisinage pour ordonner le retrait d’antennes-relais implantées à proximité
d’habitations. Ce contentieux provoque une modification de la fonction de la
responsabilité civile. Les juridictions n’indemnisent pas un dommage survenu avec
certitude, mais anticipent un dommage qui pourrait survenir potentiellement. Pour
cela, certaines juridictions n’hésitent pas à modifier la conception classique du
dommage, en considérant, par exemple, qu’un risque de dommage est dommageable 57,
ou qu’un risque de dommage crée une angoisse pour les victimes, angoisse qui
constitue un dommage 58.
Cette responsabilité civile - dont la fonction est de prévenir les dommages par la
cessation d’un risque hypothétique - montre, une nouvelle fois, la capacité
d’anticipation du droit sur des dommages technologiques appréhendés comme de
simples hypothèses scientifiques controversées. On retrouve ici l’action anticipatrice
du droit, qui intervient en amont de l’accident technologique.
Les mutations du droit de la responsabilité sous l’effet des sciences et des
technologies sont également marquées par une forte expansion des dommages
indemnisables. Par exemple, la responsabilité d’un exploitant agricole du fait de la
dissémination d’OGM dans des champs alentours donne droit à l’indemnisation d’un
préjudice spécifique, défini comme la dépréciation du prix de sa production agricole
du fait de la contamination 59. Dans le même esprit, la loi relative à la responsabilité
environnementale crée toute une série de préjudices environnementaux indemnisables,
57
58
59
TGI Nanterre, 18 sept. 2008, Lapouge et a. c/ SA Bouygues Telecom, JCP G 2008, II 10208, note J.V.
Borel
CA Versailles, 4 févr. 2009, n° 08/08775, JCP G 2009, act. 83, obs. C. Bloch
Article L663-4 du Code rural.
16
tels que l’atteinte aux espèces ou à leur habitat, l’atteinte à l’état écologique de l’eau,
l’atteinte aux services écologiques rendus par les espèces ou par les sols 60.
Toutes ces illustrations montrent que si le droit agit sur les sciences et techniques
dans le but d’encadrer ces activités, les sciences et techniques exercent également une
influence sur le droit, le conduisant à s’adapter à certaines spécificités. Cette
adaptation est plus grande encore, lorsque le droit est conçu comme un instrument
d’incitation.
II. Le droit est un instrument
d’incitation à l’innovation
scientifique et technologique
Le droit, traditionnellement conçu comme un mécanisme de contrainte, n’est pas
toujours perçu dans sa dimension incitative. Pourtant, à côté d’un droit qui interdit et
qui sanctionne, existe un droit qui confère des prérogatives et incite à l’action.
L’innovation scientifique et technique est ainsi reconnue et protégée par le droit,
comme un bien ou comme une valeur. Le droit crée ainsi les conditions favorables au
développement d’une économie de la connaissance (1.1). Plus encore, le droit
constitue un instrument d’incitation à une politique publique tournée vers l’innovation,
à travers le concept de valorisation des résultats de la recherche (1.2).
1.1. Le droit protège la valeur économique des connaissances
L’économie de la connaissance se développe autour de créations intellectuelles
qui doivent apporter à leurs détenteurs un avantage concurrentiel. Le droit offre une
garantie de taille à ce mécanisme, en réservant l’exclusivité d’exploitation des
créations immatérielles à certains acteurs sur le marché. Les innovations deviennent
des biens au même titre que les biens corporels. Ce phénomène n’est pas nouveau
puisque la protection par le brevet a été créée en France par un décret des 31 décembre
1790 et 7 janvier 1791 relatif aux auteurs de découvertes utiles. Aujourd’hui, outre le
brevet, le droit accorde le statut de bien à de nombreuses créations intellectuelles
issues de la recherche scientifique : les bases de données, le droit d’auteur, les
logiciels, les obtentions végétales, la topographie des semi-conducteurs.
Conçu comme un outil au service de l’économie et de l’innovation, le droit permet
encore de conclure des contrats sur ces biens, qu’il s’agisse des cessions (assimilables
à la vente) ou de licences (assimilables à la location). Ces droits de propriété
intellectuelle peuvent être détenus en copropriété comme l’est un immeuble composé
d’appartements. Autrement dit, le droit présente cette capacité de garantir la valeur
économique des résultats scientifiques.
60
Cf. sur ce point, L. Neyret, G. Martin, Nomenclature des préjudices environnementaux, LGDJ, 2012.
17
Mais tous les résultats ne sont pas susceptibles d’appropriation. Autrement dit,
toutes les données scientifiques ne sont pas conçues comme des biens par le droit.
Ainsi en est-il des informations brutes qui révèlent, par exemple, qu’une plante « A »
placée dans un milieu « B » développe des caractéristiques particulières. Il en est de
même des simples idées ou découvertes scientifiques, qui ne sont ni brevetables ni
protégées par le droit d’auteur.
Ces informations peuvent détenir une valeur économique à condition de demeurer
secrètes. C’est une nouvelle fois le droit qui assure la protection de ce secret. Par
exemple, en aménageant un transfert de savoir-faire industriel dans un contrat de
communication de savoir-faire, il est possible de recréer les conditions économiques
d’une licence. Un laboratoire scientifique détient un savoir-faire qu’un acteur
industriel souhaiterait exploiter. Ce savoir-faire n’est pas un droit de propriété
intellectuelle. Il n’a donc de valeur que si tous ceux qui le détiennent et l’exploitent le
gardent secret. Le contrat de communication de savoir-faire interdit à celui qui reçoit
ce savoir-faire de le divulguer. En échange de ces informations secrètes qu’il peut
exploiter, il verse un prix, souvent appelé redevance. Alors même que le savoir-faire
ne constitue pas un bien au sens du droit, le mécanisme juridique du contrat permet
aux acteurs de donner une valeur économique à l’information scientifique. Ce droit qui
protège la valeur économique de la connaissance est un vecteur de valorisation de la
recherche.
1.2. Le droit est l’instrument d’une politique publique tournée vers
l’innovation
L’exposé des motifs de la loi de programme pour la recherche du 18 avril 2006
s’ouvre ainsi : « l'organisation actuelle de la recherche française a été mise en place
progressivement après la seconde guerre mondiale, avec l'ambition de relancer la
science française aux premiers rangs mondiaux de la compétition internationale ».
Dans son discours prononcé à propos de la loi n°99-587 sur l’innovation et la
recherche du 12 juillet 1999, Claude Allègre affirmait que l’enjeu de cette loi
concernait « la capacité d’innovation et de création de richesses de notre pays par et
grâce à la recherche publique » 61. Le ministre évoquait ainsi les transferts de
technologie, et plus généralement la valorisation de la recherche, qui fait partie des
« objectifs de la recherche publique » au sens de l’article L. 112-1 du Code de la
recherche. Dans ces lignes, la recherche scientifique et l’innovation technologique
apparaissent comme des objectifs majeurs de la politique publique de la France. Cette
politique d’incitation s’appuie sur de nombreux instruments juridiques, qu’ils soient
fiscaux, institutionnels ou techniques. Quelques exemples permettront de montrer que
de nombreux outils juridiques sont mis en œuvre pour positionner la France dans la
compétition scientifique internationale et pour faire en sorte que les résultats de la
recherche deviennent des vecteurs de développement économique.
61
ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/1999/03_06_discourallegre.pdf
18
Le droit a d’abord été le support nécessaire de la création des organismes de
recherche publique 62 et de la mise en place du statut public de chercheur et
d’enseignant-chercheur, garantissant stabilité d’emploi, indépendance et liberté
d’expression 63. Le droit a également créé des institutions dédiées à la conduite d’une
politique de la recherche incitative 64. La création de l’ANR 65 sous la forme d’un GIP
en 2005, et son intégration dans le Code de la recherche en 2006 est le résultat de cette
politique. Le droit est encore un instrument de la politique scientifique de l’Etat
lorsqu’à travers la création des PRES 66, il incite les acteurs de la recherche publique à
se regrouper pour améliorer leur rang dans le classement de Shanghai.
La dimension institutionnelle du droit de la recherche joue ainsi un rôle de premier
ordre pour la conduite de la politique publique. Pourtant, contrairement à d’autres
secteurs d’activité, cette politique se conduit dans un environnement dominé par
l’indépendance des acteurs. Indépendance des chercheurs, des universités, des
entreprises. Ainsi, la politique de la recherche ne se conduit pas au moyen de la
contrainte, mais au moyen d’une combinaison d’instruments juridiques et de moyens
financiers. La création d’une agence de moyens permet ainsi un pilotage de la
recherche en fonction de priorités définies de concert par les politiques et les
scientifiques 67. De même, la création des PRES sous la forme d’établissements publics
de coopération scientifique (EPCS) - forme juridique créée par la loi du 18 avril 2006 a été vivement encouragée par le ministère de la recherche qui n’a souhaité soutenir
financièrement les PRES que dans la forme d’EPCS 68. L’objectif était de conduire
progressivement les acteurs de la recherche à se regrouper au sein d’institutions
publiques atteignant une taille critique visible au niveau international.
Le droit fut encore au service d’une politique d’incitation aux transferts de
technologie en 1999, lorsque la loi sur l’innovation et la recherche créa des passerelles
entre la fonction publique et l’entreprise, et permit à des chercheurs publics d’avoir
une activité privée pour accompagner la création d’entreprise 69. En dérogeant au
principe selon lequel les fonctionnaires « ne peuvent exercer à titre professionnel une
activité privée lucrative de quelque nature que ce soit » 70, la loi de 1999 a permis à un
fonctionnaire inventeur de participer au développement de son invention dans une
entreprise ayant acquis une licence sur le brevet sous la forme d’un concours
62
Qui ont acquis le statut d’EPST (Etablissements publiques scientifiques et techniques).
63
Cf. par ex. CC dec. 93-322 DC du 28 juillet 1993 sur le principe d’indépendance et de liberté
d’expression des professeurs d’Université et CE 29 juillet 1994 Le Calvez, Rec. CE 1994, tables p. 977.
64
Cf. sur tous ces aspects, Ch. Fortier, L’organisation de la liberté de la recherche en France – Étude de
droit public, thèse Université de Bourgogne, 2004.
65
Agence Nationale de la Recherche.
66
Pôles de recherche et d’enseignement supérieurs.
67
C’est le « principe de participation » décrit par Ch. Fortier, L’organisation de la liberté de la recherche
en France, thèse précit., p. 77)
68
Etablissement public de coopération scientifique ; Cf. E. Vergès, obs. sous art. L. 344-4 et suiv. du Code
de la recherche, Litec, 2009.
69
art. L413-1 et suiv. du Code de la recherche.
70
article 25 de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires
19
scientifique. Le chercheur peut également participer à la direction d’une entreprise qui
valorise ses travaux ou peut, dans la situation la plus extrême, créer sa propre
entreprise pour exploiter son invention. Ces activités peuvent s’exercer, soit
conjointement avec le statut de fonctionnaire, soit pendant une période de
détachement.
Toutes ces adaptations du statut juridique des fonctionnaires ont été créées dans
un objectif politique clairement affiché : favoriser le développement économique des
entreprises et la création d’emplois par la valorisation des résultats de la recherche
publique 71. Ces illustrations montrent une nouvelle fois comment l’action du droit sur
son objet (la recherche, l’innovation, le développement économique) est une relation à
double sens. Le droit façonne la science et la technologie, et l’objectif économique
d’un développement scientifique et technologique des entreprises façonne les règles de
droit. Le droit est pris dans le réel. Il agit sur le réel, tout en s’adaptant à lui.
Cette relation entre droit, sciences et technologies devient plus complexe, lorsque
la construction de la règle juridique ou de la décision de justice est influencée par la
connaissance scientifique.
III. L’influence des connaissances
scientifiques et techniques sur le
droit : les rapports du vrai et du
juste, de l’être et du devoir-être
Le droit est une construction intellectuelle qui prend appui sur des éléments issus
du réel. La place de la science est, à cet égard, centrale. La connaissance scientifique et
technique constitue un élément déterminant dans la construction des normes, que ce
soit par le législateur ou par le juge. Notre propos se concentrera sur ce dernier aspect,
mettant en lumière la très grande diversité des relations entre droit, sciences et
techniques dans le contentieux juridictionnel.
La connaissance scientifique et la qualification juridique des faits
Une conception classique opère une scission nette entre le rôle de l’expert,
cantonné à la description des faits, et le rôle du juge, qui vise à qualifier juridiquement
ces faits et à leur appliquer une règle de droit. Les faits seraient de l’ordre de la
connaissance scientifique et technique de l’expert et le droit relèverait uniquement de
l’office du juge. Une thèse contemporaine met en avant la fonction normative de
71
Cf. E. Vergès, « La loi sur l’innovation et la recherche, une révolution douce du droit de la recherche ? »,
in L’innovation et la recherche en France, analyse juridique et économique, dir A. Robin, Larcier 2010,
p. 17. A. Delmotte, Les aspects juridiques de la valorisation de la recherche, Thèse Grenoble 2011, N.
Bronzo, Propriété intellectuelle et valorisation des résultats de la recherche publique, Thèse AixMarseille, 2011.
20
l’expertise 72. L’auteur de cette thèse montre que l’expert n’est pas simplement
l’assistant du juge. Il participe à l’opération de qualification des faits. Cette confusion
entre connaissance des faits et qualification juridique est particulièrement nette
s’agissant de l’expertise psychiatrique, destinée à établir que la personne poursuivie
pénalement a commis les faits dans un état de « un trouble psychique ou
neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes » 73. Si
l’expert constate l’existence d’un tel trouble psychique, il qualifie juridiquement l’état
de la personne poursuivie et la définit comme irresponsable pénalement. La Cour de
cassation considère ainsi que la mission confiée peut porter sur l’accessibilité du mis
en examen à la sanction pénale 74.
La connaissance scientifique et technique est ainsi mêlée à la décision de justice.
L’expert qui déclare l’abolition du discernement ne constate pas simplement un fait,
mais plus précisément un fait juridiquement qualifié dont la seule existence entraîne
l’application d’une règle de droit : l’irresponsabilité pénale. Dire que l’expert décide à
la place du juge peut paraître audacieux, mais ce constat décrit une relation entre
science et droit plus complexe que celle prescrite par les Codes de procédure.
La connaissance scientifique de l’expert est encore sollicitée lorsque le juge doit
qualifier un comportement de fautif dans le domaine de la responsabilité médicale.
Depuis un célèbre arrêt Mercier, rendu en 1936 75, la Cour de cassation considère
« qu’il se forme entre le médecin et son client un véritable contrat comportant, pour le
praticien, l’engagement, sinon, bien évidemment, de guérir le malade, (…), du moins
de lui donner des soins (…) consciencieux, attentifs et, (…) conformes aux données
acquises de la science ». A l’inverse, le médecin commet une faute si les soins qu’il
apporte au patient ne sont pas conformes aux données acquises de la science. En
adoptant une telle attitude, le juge lie sa décision à celle de l’expert. Seul un expert
pourra établir en justice quelles sont les données acquises de la science et dans quelle
mesure ces données ont été mises en œuvre par le médecin dont la responsabilité est en
cause. Si le rapport d’expertise établit que les soins apportés ne sont pas conformes
aux données acquises de la science, on imagine mal un juge écarter la qualification
juridique de faute. En d’autres termes, la faute de médecin n’est pas tant un
comportement susceptible d’être apprécié et qualifié par un juge, qu’un fait soumis à la
connaissance d’un expert.
Dans les cas les plus extrêmes, le juge est dépossédé de tout pouvoir
d’appréciation lorsqu’une infraction ne peut être établie que par une machine. Il en est
ainsi de la conduite sous l’emprise d’un taux d’alcoolémie fixé par une norme 76. La
72
O. Leclerc, Le juge et l’expert, contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science, LGDJ
2005, spec. p. 145 et suiv.
73
Art. 122-1 du Code pénal.
74
Cass crim. 9 avril 1991, Bull. Crim., 1991, n° 169. L’ensemble de cette analyse est conduit par O.
Leclerc, op. cit. 204 et suiv.
75
Civ., 20 mai 1936, D.1936, 1, 88 concl. MATTER, rapp. JOSSERAND ; S. 1937, 1, 321 note BRETON ;
J.C.P. 1936, 1079.
76
Article L. 234-1 C. route : « I.-Même en l'absence de tout signe d'ivresse manifeste, le fait de conduire
un véhicule sous l'empire d'un état alcoolique caractérisé par une concentration d'alcool dans le sang
21
seule mesure par l’éthylomètre ou l’analyse de sang permet d’établir que l’infraction a
été ou n’a pas été commise. Le juge est lié par la mesure d’expertise. Il perd, non
seulement le pouvoir d’apprécier la preuve des faits, mais encore, le pouvoir de
qualifier juridiquement ces faits d’infraction 77.
Dans tous ces exemples, la connaissance scientifique possède une influence
déterminante sur la solution du litige, mais également sur l’office du juge. Cette
connaissance aide parfois le juge à construire la norme juridique.
La connaissance scientifique et la construction de la norme juridique
La connaissance scientifique peut jouer un rôle pour aider le juge à construire des
normes juridiques. La jurisprudence relative à l’homicide involontaire sur le fœtus en
fournit un intéressant exemple. La question s’est posée dans une affaire jugée par
l’assemblée plénière de la Cour de cassation le 29 juin 2001 78 à propos d’une femme
enceinte de six mois qui avait perdu l’enfant qu’elle portait lors d’un accident de la
circulation. La personne responsable de l’accident fut poursuivie pour homicide
involontaire sur le fœtus. La Cour de cassation devait trancher la difficile question de
savoir si un fœtus pouvait être victime d’un homicide involontaire. En principe, la vie
n’est pénalement protégée qu’à compter de la naissance, mais la Cour de cassation
s’est interrogée sur le fait de savoir s’il était possible de faire remonter cette protection
au stade de la viabilité d’un enfant in utero. L’argument défendu par une partie tenait
au fait que l’homicide involontaire pouvait être retenu avant sa naissance, dès lors que
l’être humain se révélait viable.
La Cour de cassation soumit à l’académie de médecine la question suivante :
« existe-t-il une définition généralement admise du fœtus viable ? En ce cas, à partir
de quel moment un fœtus peut-il être considéré comme viable ? ». De la réponse à cette
question, dépendait la solution du procès. L’académie de médecine proposa une
analyse nuancée qui faisait dépendre la viabilité du fœtus, non du stade de son
développement, mais de l’assistance médicale qui pouvait lui être apportée 79. Elle
affirma ainsi que « la notion de viabilité est étroitement liée aux possibilités de prise
en charge médicale » et que cette notion pouvait évoluer en fonction des progrès et des
techniques médicales. Cette variabilité du concept de viabilité du fœtus a conduit la
Cour de cassation à rejeter la qualification d’homicide involontaire sur l’enfant à
égale ou supérieure à 0,80 gramme par litre ou par une concentration d'alcool dans l'air expiré égale
ou supérieure à 0,40 milligramme par litre est puni de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 euros
d'amende. ».
77
L’exemple est cité par J. Sainte-Rose, Le juge face à la science, in MelangesBurgelin, 2008, op cit.
p. 351.
78
Cass. ass. plén., 29 juin 2001, JCP 2001, II, 1456 ; D. 2001, jurispr. p. 2917.
79
« A ce point de vue on estime généralement en France dans les services de réanimation néonatale qu’à
partir de 32 semaines de grossesse (34 semaines d’aménorrhée) une viabilité autonome, sans recours à
une aide médicale, est acquise. A partir de 24 semaines de grossesse (26 semaines d’aménorrhée) la
réanimation est en général justifiée ; entre 22 et 24 semaines de grossesse (24 à 26 semaines
d’aménorrhée) elle se discute davantage en raison d’une mortalité plus élevée et des risques de
séquelles graves ; enfin au-dessous de 22 semaines de grossesse (24 semaines d’aménorrhée), la
réanimation foetale n’est entreprise qu’exceptionnellement ».
22
naître. Cette jurisprudence montre que certains concepts juridiques sont étroitement
liés à la connaissance scientifique et au développement technologique. Elle montre
également que le juge peut être confronté à l’incertitude scientifique.
Le juge et l’incertitude scientifique
Le lien étroit entre la connaissance scientifique et la décision de justice pose une
difficulté, lorsque l’état des connaissances n’offre pas au juge la certitude dont il aurait
besoin pour trancher le litige. La faute d’un médecin a-t-elle causé avec certitude le
dommage subi par la victime ? Le médicament possède-t-il avec certitude tel effet
secondaire qui a été fatal à la victime ? En droit de la responsabilité, la preuve est
appréciée en justice selon le système de l’intime conviction. Ce principe exclut toute
analyse probabiliste ou hypothétique des faits. Le juge ne peut établir une
responsabilité que s’il est parvenu à constater l’ensemble des faits avec certitude 80.
Dans le doute, il doit rejeter l’action en responsabilité. Cette situation n’est pas
toujours supportable. La question s’est posée à de multiples reprises ces dernières
années dans le contentieux médical. Ainsi, les juges ont été confrontés à la controverse
scientifique sur la relation de causalité entre le vaccin contre l’hépatite B et la sclérose
en plaques. Après avoir établi en 2003 que ce lien ne pouvait être juridiquement établi
en l’absence de certitude scientifique 81, la Cour de cassation s’est ravisée en 2008 et a
considéré que le juge pouvait fonder sa conviction sur des présomptions 82. Ces
présomptions résultent de l’accumulation d’indices. Par exemple, le lien peut être
présumé en cas de proximité temporelle entre le développement de la sclérose en
plaques et la dernière injection du vaccin à laquelle s’ajoute l’absence d’antécédent
neurologique dans l’entourage familial de la victime et le fait qu’aucune autre cause ne
peut expliquer l’apparition de la maladie. D’autres illustrations montrent que le juge a
recours à des fictions lorsque le recours à la science ne lui permet pas d’accéder à la
vérité. Le cas récent du contentieux du distilbène est intéressant à cet égard. La
molécule diéthylstilbestrol a été distribuée dans les années 1970 par deux industriels :
UCB pharma et Novartis. Cette molécule a provoqué des effets secondaires chez les
filles des femmes enceintes qui avaient pris le médicament. Les dommages se sont
révélés plusieurs décennies après la prise du médicament. L’expertise réalisée sur la
fille pouvait établir qu’elle avait été en contact avec la molécule in utero, mais il était
impossible de savoir quel industriel avait fourni le médicament. Cette situation dite de
« causalité alternative » 83, soulève un problème insoluble. Condamner un laboratoire
plutôt qu’un autre conduirait à rendre une décision en distorsion avec la vérité. Laisser
la victime sans indemnisation conduirait à tenir pour irresponsable l’industriel qui
avait fourni le médicament à sa mère. Face à ce dilemme insoluble, la Cour de
80
A l’inverse du système anglo-américain qui permet au juge d’établir les faits en fonction d’un standard
de preuve : « Beyond reasonable doubt » en matière pénale et « préponderance of evidence » en matière
civile.
81
Cass. civ. 1ère, 23 sept. 2003, pourvoi n°01-13.063
82
Cass. 1re civ., 22 mai 2008, n° 05-20.317
83
Ch. Quézel-Ambrunaz, « La fiction de la causalité alternative, fondement et perspectives de la
jurisprudence “Distilbène” », D 2010 p. 1162.
23
cassation a décidé de passer outre l’incertitude scientifique et de condamner in solidum
les deux producteurs de la molécule 84. L’incertitude scientifique est un élément qui
conduit parfois le juge à s’écarter de l’analyse scientifique des faits pour tenir compte
de considérations politiques 85, créant ainsi une distorsion entre vérité scientifique et
vérité juridique.
Les distorsions entre vérité scientifique et vérité juridique
Les experts expriment parfois leur malaise lorsqu’ils sont sollicités par la justice.
Un expert en informatique évoque ainsi le concept de « no bridge » 86 entre la vérité
juridique et la vérité scientifique. La vérité juridique est binaire (coupable ou noncoupable) alors que la vérité scientifique est conditionnelle ou probabiliste. La vérité
juridique est incontestable en raison de l’autorité de la chose jugée qui s’attache à la
décision de justice, alors que la vérité scientifique peut toujours être remise en cause.
La preuve juridique est appréciée par un tiers impartial (le juge ou la juridiction) alors
que la preuve scientifique est appréciée par les pairs.
Cette scission fondamentale entre vérités juridique et scientifique peut conduire le
juge et l’expert à entretenir un dialogue vain. Par exemple, lorsque le juge demande à
l’expert de rechercher si un médicament possède un effet indésirable, l’expert peut
seulement répondre par une analyse probabiliste, selon laquelle l’effet indésirable se
produit dans une proportion donnée de cas. Cette analyse probabiliste ne peut satisfaire
le juge, qui a besoin d’établir avec certitude que le médicament est la cause de la
pathologie subie par la victime. Dans le même esprit, le juge ne peut tirer aucune
conséquence d’un rapport d’expertise qui établirait qu’« il est impossible de dire si
l’erreur de diagnostic a eu des répercutions fâcheuses sur l’état de santé du patient »,
ou encore, qu’« on ne peut exclure que le retard de diagnostic a eu un effet sur le
décès du patient ». L’analyse rapportée par un expert psychiatre renforce la thèse du
dialogue difficile entre le juge et l’expert. L’auteur affirme ainsi que la psychiatrie
n’établit pas de frontière nette entre le normal et le pathologique alors que le juge a
besoin de savoir si la personne poursuivie est atteinte d’une pathologie 87.
Pour résoudre cette difficulté, le droit fournit au juge des instruments qui lui
permettent de prendre une décision. Par exemple, la règle selon laquelle le doute
profite au défendeur permet au juge de relaxer ou d’acquitter une personne poursuivie
lorsque les preuves de la culpabilité sont insuffisantes. Mais cette décision conduit à
84
Cass. 1re civ., 24 sept. 2009, 2 arrêts, n° 08-10.081, FS P+B, S. c/ SA UCB Pharma et a. et n° 08-16.305,
FS P+B, F.-P. et a. c/ SA UCB Pharma et a, JCP 2009, 381, note S. Hocquet-Berg.
85
E. Vergès, « Les liens entre la connaissance scientifique et la responsabilité civile : preuve et conditions
de la responsabilité civile », in Preuve scientifique, preuve juridique, E. Truilhé-Marengo (dir), Larcier
2011, p. 127.
86
P. Vidonne, « Preuve juridique, preuve scientifique : un cas de no bridge ?», communication in Preuve
juridique, preuve scientifique, colloque. Paris, 8 décembre 2011.
87
M. Landry, Le psychiatre au tribunal. le procès de l’expertise psychiatrique en justice pénale, Toulouse,
Privat, Coll. EPPSOS, 1976. Cf. toutefois pour une opinion plus nuancée sur ces questions, O. Leclerc,
« La distinction entre la « preuve en droit » et la « preuve en science » est-elle pertinente ? », in Preuve
scientifique, preuve juridique, E. Truilhé-Marengo (dir), Larcier 2011, p. 53.
24
établir une vérité judiciaire incontestable : l’innocence de la personne relaxée ou
acquittée. L’analyse des preuves devraient, en utilisant une méthode scientifique,
conduire à une toute autre conclusion : en l’absence de certitude, ne demeure que le
doute. On mesure ici le fossé entre vérités juridique et scientifique, et la difficulté
d’ériger un pont entre les deux. Ce dialogue entre science est droit et encore perturbé
lorsque la preuve scientifique est exclue du procès pour des raisons juridiques.
La preuve scientifique et technologique exclue du procès.
Quelle que soit la vérité que peut révéler une mesure d’expertise - et plus
généralement une preuve ayant recours à une technologie - certains impératifs liés à la
protection du secret, de la vie privée, ou de la loyauté procédurale, peuvent conduire à
exclure cette preuve du procès.
L’exemple le plus évident est celui de l’expertise génétique, qui est interdite de
façon générale par l’article 16-11 du Code civil, et admise à titre exceptionnel dans les
affaires civiles relatives à la filiation et dans des cas limités en matière pénale. Plus
encore, les empreintes génétiques prélevées sont seulement destinées à des
rapprochements afin d’identification. Elles sont non-codantes et permettent aux
enquêteurs d’avoir uniquement connaissance du marqueur du sexe. Une empreinte
relevée sur les lieux d’une infraction ne permet donc pas d’identifier les
caractéristiques physiques de la personne (couleur des yeux, des cheveux etc.). Cet
encadrement strict de l’expertise génétique est destiné à protéger la vie privée et il
limite nécessairement l’accès à la connaissance de certains faits qui pourraient se
révéler essentiels pour les investigations.
En matière pénale, on trouve de très nombreux exemples de limitation du recours
à des preuves technologiques, qu’il s’agisse des écoutes téléphoniques, de la pose de
micro (sonorisation) ou de caméra (captation d’image), dont l’usage peut être réservé à
certaines infractions (criminalité organisée) et soumis à l’autorisation d’un juge.
Les éléments de fait issus des preuves scientifiques ou technologiques subissent
ainsi le filtre du droit, illustrant l’idée que toute vérité n’est pas nécessairement bonne
à être portée devant une juridiction. Cette relation complexe entre preuve scientifique
et vérité juridique alimente encore la thèse d’un usage maîtrisé des sciences et
techniques par le droit pour tenir compte de considérations que l’on pourra qualifier de
politiques (protection de la vie privée dans les exemples précédents).
*
***
Au terme de cette étude, la thèse de la complexité des relations entre droit,
sciences et techniques semble s’imposer avec évidence. Plus angoissante que la
diversité évoquée en ouverture, la thèse de la complexité montre que le droit entretient
25
des relations ambivalentes 88 avec les sciences et les techniques. Ainsi, le législateur
aura tendance à politiser la science en adoptant des lois mémorielles, qui seront ensuite
censurées par le Conseil constitutionnel sur le fondement de la liberté d’expression. De
même, les rapports ambigus du juge et de l’expert montrent que la frontière entre le
savoir scientifique et la décision juridictionnelle - entre l’être et le devoir être - n’est
pas étanche. Le trouble est encore jeté lorsque certaines juridictions confondent le
risque et le dommage, considérant que le risque est en lui-même dommageable. Cette
complexité ouvre aussi des perspectives plus positives. Le droit fait preuve de
capacités d’anticipations sur les évolutions scientifiques et technologiques, inversant
ainsi la représentation commune d’un droit toujours en retard. Cette complexité traduit
enfin le contexte conflictuel dans lequel se construit le droit des sciences et des
techniques. Porteuses de nouveautés et de transformations, les sciences et les
techniques bouleversent les habitudes et provoquent des clivages. Le droit étant un
instrument d’arbitrage de ces clivages, il est nécessairement pris dans la controverse et
soumis à la critique : tout à la fois trop libéral et trop contraignant, éloigné des réalités
scientifiques et assujetti à la science, il intervient trop tard, mais anticipe aussi des
risques improbables. Le discours sur le droit des sciences et des techniques est ainsi
souvent marqué par des postures qui montrent que, dans ce domaine comme dans bien
d’autres, la régulation par le droit est le résultat de conflits de valeurs, de
représentations, de rapports aux transformations du monde contemporain et à venir.
88
Cf. sur ce thème, M. Delmas-Marty, « L’ambivalence des nouvelles technologies », in Droit, Sciences et
Techniques, quelles responsabilités ? Lexisnexis 2011, p. 3.
26