La culture démocratique en Afrique subsaharienne : comment

Transcription

La culture démocratique en Afrique subsaharienne : comment
La culture démocratique en Afrique subsaharienne :
comment rencontrer
l’arlésienne de la légende africaniste
LUC SINDJOUN
Professeur de Science politique
Université de Yaoundé II
Si suivant la formule consacrée et maintes fois ressassée, la culture est ce qui reste lorsqu’on a tout oublié, c’est
parce que la culture, au-delà des représentations, des valeurs et des modèles de comportement, est « un système de
signification communément partagée par les individus membres d’une même collectivité » (Badie et Smouts, 1992 :
25). À la suite de Geertz (Geertz, 1973 : 89), il convient de considérer la culture comme le code par lequel les acteurs
sociaux interprètent les faits et les rendent compréhensibles. Dès lors, on comprend aisément que la culture, qui innerve
le champ social, soit au cœur des différents secteurs d’activité. C’est par et dans la culture que l’action et les institutions sociales font sens, revêtent une signification particulière. Aussi parle-t-on de la culture économique, de la culture
politique, etc. Contrairement à la tradition anthropologique établie, laquelle appréhende généralement la culture par
référence au national ou l’infra-national, il convient d’envisager une extension du champ d’observation sous les traits,
notamment, de la mondialisation culturelle (Leclerc, 2000 ; Warnier, 1999).
La culture économique permet de comprendre dans la tradition wébérienne, par exemple, comment est-ce que le
capitalisme fait sens dans les espaces sociaux précis influencés par la religion protestante (Weber, 1964) ; c’est dans
cette perspective que Jean-François Bayart envisage la « réinvention du capitalisme » dans un contexte de globalisation capitaliste (Bayart, 1994 : 9-43). Il s’agit ici, selon Bayart, de voir comment le capitalisme acquiert une vie sociale
différente en fonction des sociétés à travers le détour par la culture (Bayart, 1994 : 12-19). En d’autres termes, la culture économique implique la socialisation du capitalisme, un régime de valeurs, de représentations et d’actions (Appadurai,
1986 : 3-63). C’est dans cette perspective qu’il convient de situer la culture démocratique comme forme spécifique de
culture politique, de la même manière que la culture capitaliste est un type de culture économique.
La culture politique est inhérente à la vie de tout système politique. À la suite de Gabriel Almond (1956), Lucian
Pye considère que, dans chaque système politique opératoire, il existe un régime subjectif de la politique qui donne
sens à la communauté politique, discipline aux institutions et signification sociale aux actes des individus (Pye, 1965
: 7). Il ajoute « À l’individu, la culture politique fournit les modèles d’orientation de son comportement politique effectif, et à la collectivité, elle donne un système de valeurs et de considérations rationnelles qui assure la cohérence dans
le fonctionnement des institutions et des organisations » (Pye, 1965 : 7). Il apparaît alors clairement que la culture politique renvoie à un ensemble de croyances, de normes, de valeurs et de symboles qui, d’une part, déterminent la vision
et l’action politiques des individus, d’autre part, servent de référents identitaires aux groupes. La culture politique ainsi
définie peut être autoritaire ou démocratique ; elle est d’une importance indéniable dans la stabilité d’un système politique (Almond et Verba, 1963 et 1980). La culture démocratique, c’est la démocratie faite norme, valeur, croyance et
comportement dans un contexte socio-politique ; c’est un ensemble de connaissances et croyances qui permettent aux
individus de donner sens à leurs rapports au pouvoir et à leur comportement, aux groupes de s’identifier au système
politique à partir des valeurs fondatrices de la démocratie. Selon Larry Diamond, « … la démocratie requiert un ensemble
distinct des valeurs et orientations de la part des citoyens : modération, tolérance, civilité, efficacité, savoir, participation » (Diamond, 1993 : 1). La culture démocratique n’est pas totalement homogène d’un pays à l’autre en ce sens
qu’elle est insérée dans une histoire, dans un système de relations sociales qui l’influencent en même temps qu’elle
agit sur eux en retour. Dans leur vaste enquête des années 1960, Almond et Verba ont relevé les différences entre les
cultures démocratiques de la Grande-Bretagne et des États-Unis par exemple (Almond et Verba, 1963). Toutefois, la
culture démocratique implique dans une certaine mesure un régime de valeurs plus ou moins constantes. Par conséquent, il s’agit, tout en acceptant la multiplicité des registres culturels de subjectivation et d’objectivation de la démocratie d’éviter de tomber dans le relativisme absolu.
Comment analyser et comprendre la culture démocratique par rapport à l’Afrique noire ? La culture démocratique
en Afrique noire est d’une actualité cruciale eu égard à la démocratisation en cours dans les sociétés politiques africaines (Sindjoun, 1999a ; Bratton et Van de Walle, 1997 ; Breytenbach, 1996). Tantôt la culture démocratique est convoquée et illustrée comme étant absente dans la vie politique des États africains (Mbembe, 1992 : 37-64) ; tantôt elle est
considérée comme étant impossible dans les sociétés politiques africaines parce qu’« importée » et artificielle.
La culture démocratique en Afrique subsaharienne
523
Il est constant que l’analyse de la politique en Afrique suivant le temps long ou la longue durée fait ressortir de
manière constante le « commandement » comme violence inouïe et quasi-illimitée, comme négation de l’autre, comme
extorsion du consentement à la domination par la force (Mbembe, 1999). Toutefois, le problème auquel se trouve
confronté Achille Mbembe (et le courant de l’historicité du politique) c’est qu’en procédant à l’historicisation de l’autoritarisme en Afrique, il débouche sur la « naturalisation » ; alors qu’initialement, « historiciser » un fait ou une institution permet de relativiser, de passer de l’absolu au relatif (Lacroix, 2000 : 7-29), de considérer la culture politique
autoritaire comme étant contingente. L’argument de la contingence ne minimise pas la force de l’autoritarisme comme
construction sociale ; d’autant plus qu’il s’agit de l’autoritarisme fait culture et qui ne saurait disparaître du jour au lendemain comme par enchantement. Il s’agit tout simplement de préciser que l’autoritarisme parce qu’il est construit,
peut aussi être déconstruit : parce que « la culture politique est loin d’être un phénomène imperméable au changement
» comme le rappelle Larry Diamond (Diamond, 1993 : 27) alors, la culture politique autoritaire n’est pas de l’ordre de
l’essence (Bourmaud, 1997 : 133-136). Quant à l’argument de l’étrangeté de la culture démocratique par rapport à
l’Afrique, il est largement contestable. Il procède par méconnaissance de la crise de la distinction dedans/dehors, de la
porosité des « cultures africaines » ; dans une large mesure, c’est par rapport à l’hybridité qu’il faut analyser et comprendre les cultures africaines tant celles-ci sont constamment soumises à des influences extérieures dont la domestication à des fortunes diverses (Bayart, 1999 : 97-120 ; Mbembe, 2000 : 16-43). Une telle attitude méthodologique
semble d’autant plus intéressante et féconde que les champs culturels africains (religions, langues, etc.) sont généralement analysés dans le cadre de l’enchevêtrement entre le dedans et le dehors. Par conséquent, on ne devrait pas, a
priori, refuser d’accorder à la culture politique ce qu’on accorde aux cultures religieuses, vestimentaires, musicales et
autres. Qui plus est, l’analyse de la culture démocratique emprisonnée dans le cadre national ou continental est de pertinence douteuse dès lors qu’on prend en considération la globalisation en termes de circulation des idées, des valeurs,
des manières de faire, la politique imprégnée par l’ethos démocratique, dit occidental (Sindjoun, 1997). Mention doit
aussi être faite de ce que l’argument de l’importation ne suffit pas à invalider la culture démocratique ; les cultures religieuses (chrétiennes et islamique), linguistiques (francophone, anglophone, lusophone) ne sont pas inhérentes à l’Afrique ;
néanmoins, elles ont été réappropriées et refabriquées afin d’y faire sens. Il peut en être ainsi de la culture démocratique si on la tient pour étrangère à la « culture et à l’histoire » de l’Afrique.
La culture démocratique en Afrique est généralement abordée dans une perspective téléologique. Dans les années
1960, c’était dans la perspective du « développement politique », du passage d’une société traditionnelle à une société
moderne », car le « développement peut aussi signifier le développement démocratique et … l’état avancé de développement, l’état avancé de liberté, de souveraineté populaire et d’institutions démocratiques » (Pye, 1965 : 12). Dans
les années 1990, la culture démocratique est abordée par référence à la consolidation de la démocratie : « [la consolidation] requiert l’internalisation par les acteurs politiques des règles du jeu au point où ils n’envisagent plus le recours
à des procédés non démocratiques d’accès au pouvoir » (Bratton et Van de Walle, 1997 : 237). Même si cette approche
a le défaut de réduire le champ de culture démocratique à l’accès au pouvoir, il n’en reste pas moins qu’elle fait ressortir le lien entre culture démocratique et pérennité du régime démocratique du fait de sa légitimité. Par la magie de
la culture démocratique, le citoyen et l’acteur politique se sentent à l’aise dans leur expérience routinière du pouvoir et
le système politique cesse d’être extérieur aux gouvernés.
Au-delà de la critique générale qu’on peut adresser à l’approche téléologique ou finaliste, il reste qu’il est difficile
d’analyser la culture démocratique pour elle-même. Même si les usages dont elle est l’objet peuvent varier d’un citoyen
à l’autre, d’un acteur à l’autre, il demeure constant que la culture démocratique a partie liée avec la stabilité du régime
qui s’en réclame (Putnam, 1993). Dès lors, réfléchir sur la culture démocratique en Afrique n’est pas sans rapport avec
la viabilité ou non des processus de démocratisation : le poncif de l’échec de la démocratisation en Afrique en raison
de l’absence de la culture démocratique a laissé des traces et fait des émules ! Or, historiquement, la culture démocratique ne préexiste pas à la démocratie (Leca, 1994 : 35-93) ; c’est en s’établissant que la démocratie sécrète une culture. Selon Philipp Schmitter et Terry Lynn Karl, « … la culture politique « civique » caractérisée par la confiance
mutuelle, la tolérance à l’égard des opinions les plus diverses et la propension à l’arrangement et au compromis, pourrait bien être le fruit du fonctionnement prolongé d’institutions démocratiques qui engendrent les valeurs et les croyances
appropriées… » (Schmitter et Karl, 1991 : 286). Toutefois, certaines normes et valeurs socio-politiques notamment de
tolérance, de pluralisme social, de compromis, de confiance peuvent exister en dehors des régimes démocratiques,
entretenir des « affinités électives avec ceux-ci et favoriser leur implantation. Aussi doit-on prendre au sérieux, à titre
d’exemple, les affinités électives que la démocratisation des sociétés africaines pourrait entretenir avec la culture de la
confiance, du devoir, de la parole donnée, du crédit qui existe au sein des tontines.
La culture démocratique en Afrique telle que comprise dans cette analyse s’inscrit dans une perspective dynamique
et contingente. Elle est liée au processus de démocratisation dans toute sa complexité ; en tant que telle, elle est faite
d’acquis, d’incertitudes et de soubresauts. La culture démocratique en Afrique ressortit de l’ordre de la transformation
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Symposium international de Bamako
des paradigmes politiques. On comprend alors qu’elle ne relève pas de la linéarité : les paradigmes politiques, comme
tous autres paradigmes, se caractérisent en partie par leur résistance au changement. Si la résistance illustre la profondeur de l’enracinement de l’autoritarisme dans les pratiques et dans les consciences, contrairement à certaines analyses
ayant présenté ledit mode de régime comme étant artificiel (Kamto, 1987), il ne faudrait pas pour autant minimiser la
« révolution culturelle ». Même si du fait de l’importance des pesanteurs autoritaires, on est tenté d’utiliser le concept
de « révolution passive », on doit garder à l’esprit que « la révolution passive » en tant que situation historique renvoie
à une crise de statu quo, que la cohabitation entre l’ancien (autoritarisme) et le nouveau (démocratisation) marque une
mutation et non une stagnation, que la domestication totale et réussie du nouveau par l’ancien n’est pas l’ordre des évidences.
La crise des paradigmes politiques en Afrique est révélatrice de l’émergence d’une culture démocratique qui demeure
problématique et incertaine.
I.– L’ÉMERGENCE DE LA CULTURE DÉMOCRATIQUE EN AFRIQUE
Entendue comme un ensemble dynamique de manières de faire, de présenter, de représenter la politique dans
une perspective de consécration de la tolérance, du compromis, de la contradiction et du respect de la personne
humaine et de ses droits, la culture démocratique relève de la contingence, de la crise des valeurs fondatrices de
l’autoritarisme et la construction interne.
C’est un bricolage constitué d’apports externes et internes qui entraîne une transformation de l’économie morale
du pouvoir et de la vie en société. Dans le cadre de cette analyse on privilégiera les mutations de l’économie culturelle du pouvoir tout en ayant en arrière-plan la démocratie comme fait culturel total qu’on ne saurait limiter uniquement à l’État, à la politique et au pouvoir stricto sensu. À titre d’exemple, la famille et les relations hommes-femmes
en Afrique subissent une influence de la démocratie comme modèle d’organisation sociale (Sindjoun, 2000a).
L’émergence de la culture démocratique en Afrique, telle qu’envisagée dans cette réflexion à partir de la sociologie des crises politiques (Dobry, 1992) : la culture démocratique comme nouvelle manière de procéder à la définition de la réalité advient dans le cadre d’une crise des normes et valeurs de légitimation du régime autoritaire.
Elle est sécrétée et entretenue par le processus de démocratisation.
A.– La mise en crise de la culture autoritaire
L’idée de contingence autoritaire permet d’envisager la dynamique des cultures politiques africaines (Martin,
1991 : 157-171 ; Chazan, 1993 : 85-89). Plus précisément, les années 1990 sont fortement marquées par la remise
en cause de l’axiologie fondatrice de l’autoritarisme dans la plupart des pays d’Afrique Noire (Daloz et Quantin,
1997 ; Chazan, 1993 : 85-89) Dès lors qu’on prend en considération, l’autoritarisme et la démocratisation comme
cultures distinctes du pouvoir, on comprend la crise symbolique qui intervient dans un contexte de refondation de
l’ordre politique. Ici, l’analyse dynamique et relationnelle permet de faire ressortir non seulement les mutations
du champ symbolique mais aussi la mobilisation et la construction des catégories démocratiques par les acteurs
dont les intérêts politiques sont alors dissimulés derrière des idéaux.
a) La mise en crise de l’autoritarisme est traduite de manière emblématique par l’irruption de la foule mécontente et subversive dans le champ de l’histoire réelle. Contrairement au schéma habituel de la politique post-coloniale marquée par la culture de docilité et de soumission des gouvernés (Mbembe, 1992 : 3-37 ; Bigo, 1989), les
années 1990 constituent un tournant paradigmatique ; c’est l’amorce d’une culture de la protestation, de la citoyenneté active (Lafargue, 1996 : 109-67). La culture démocratique en cours de formation s’enroule alors comme une
culture de prestation et de manifestation comme forme de participation politique. Elle consiste alors à la « structuration d’un espace protestataire » (Lafargue, 1996 : 169). Dans divers pays tels que le Congo, la Côte d’Ivoire,
le Cameroun, et autres Kenya, Gabon, « l’espace protestataire » est animé par plusieurs forces mobilisatrices
(Églises chrétiennes, associations d’Étudiants, barreau des Avocats, etc.) qui cristallisent la politique du non, le
mouvement contre le régime politique. Dans le cas d’espèce, la culture démocratique dans sa forme matérielle est
marquée par la redécouverte de la rue, de la voie publique comme lieu de défiance du pouvoir (c’est le cas de la
Station Avenue à Bamenda au Cameroun), des bâtiments publics comme symbole de l’autorité de l’État qu’il faut
profaner (c’est le cas lors de la destruction partielle ou totale des sièges du parti unique, des représentations locales
du pouvoir central), par le recours aux tracts comme support de la mobilisation contre les pouvoirs en place, etc.
La culture démocratique comme culture protestataire et manifestante permet d’envisager l’irruption de la colère
La culture démocratique en Afrique subsaharienne
525
comme catégorie d’action et d’expression politique en Afrique. À ce niveau, on ne regrettera jamais assez la pauvreté et l’absence de profondeur de l’analyse de Célestin Monga (Monga, 1996). La colère privée ou publique est
constante en Afrique ; la colère publique ayant généralement été apolitique ou alors n’ayant pas eu pour cible
ouverte et déclarée, le régime politique et ses valeurs fondatrices. Dans les années 1990, il s’agit d’une colère
publique politiquement orientée et subversive. En tant que telle, elle marque une importante mutation culturelle
justiciable d’une analyse anthropologique. La colère publique subversive implique une réorientation des fondements normatifs de l’action politique, une transformation de l’économie psychique des citoyens et une crise de la
socialisation politique autoritaire. La colère publique subversive constitue une rupture dans l’économie politique
de la peur et la soumission. Lorsqu’on a à l’esprit la criminalisation de la contestation politique (Minkoa She, 1999)
et l’étatisation des sociétés politiques africaines comme répression organisée, comme violence systématique
(Lemarchand, 1991 : 206-211), on comprend mieux la colère publique et subversive comme bifurcation culturelle.
Il est intéressant de noter que celle-là en tant que mode de formation et d’énonciation de la citoyenneté politique
entraîne une restructuration de l’espace public, de nouvelles représentations du pouvoir.
Protestation populaire dans certains pays d’Afrique (novembre 1989 – novembre 1990)
Date du premier
Rôle
mouvement
des étudiants
de l’État
Bénin
Cameroun
Comores
Côte d’Ivoire
Gabon
Togo9/90
Zaire
Zambie
Mali10/90
Congo
RCA3/90
Kenya
Niger
Sierra Leone
Zimbabwe
11/89
2/90
1/90
2/90
11/89
E
5/90
6/90
M
4/90
F
2/90
2/90
5/90
10/89
F
M
F
E
M
E
E
M
M
M
E
E
M
E
E
Rôle des
fonctionnaires
E
F
F
E
E
F
M
F
E
M
F
F
M
F
F
Rôles
Rôle
des syndicats des Églises
M
F
F
M
M
E
F
E
F
E
F
F
E
F
E
M
M
M
F
M
M
E
E
M
M
M
E
F
M
M
Défection
dans l’élite
E
M
F
F
F
M
E
E
F
F
F
M
Légende : F = faible ou absent ; M = moyen ; E = élevé. Source : Bratton et Van de Walle (1993 : 46).
b) La mise en déroute de l’axiologie de l’autoritarisme est traduite par l’effondrement du principe de l’un
comme principe de légitimation de l’action politique, c’est la crise du monopartisme, du présidentialisme absolu
(Bayart, 1991 : 225-226). Ici la culture démocratique s’affirme comme la culture du multiple, de l’extension du
champ des possibles politiques. D’où la revendication du multipartisme dans la plupart des pays africains dans les
années 1990 : le récit du parti unique au service de la construction nationale et du développement ne semble plus
mobiliser suffisamment. La démystification du parti unique a, pour pendant, la valorisation de l’opposition. Ainsi,
la culture démocratique va se traduire par la relative universalisation de l’accès dans le champ politique (multiplication exponentielle du nombre des partis politiques). Le pluriel comme catégorie de vision et d’action politiques constitue une nouveauté. Il en découle une diabolisation du principe de l’un à travers l’accusation du parti
unique et de ses dirigeants de divers maux dont souffrent les États africains : le procès de l’autoritarisme s’ouvre
avec la mise en examen du parti unique pour violation des droits fondamentaux, blocage du développement, corruption, prédation et autres institutionnalisations du tribalisme (Mbembe, 1992 à 37-64).
La crise du principe de l’un affecte dans la plupart des cas le président de la République en tant qu’institution
et personne. Ici la culture démocratique apparaît comme une culture de laïcisation du président de la République
à travers la vulgarisation de la critique de l’interpellation. À la fin des années 1980 ou du début des années 1990,
la profanation des présidents Mobutu (Zaïre), Arap Moi (Kenya), Eyadema (Togo) par la presse privée émergente
par l’opposition en quête de reconnaissance et de professionnalisation, devient monnaie courante. Au Cameroun,
la caricature du président Paul Biya par le Messager Popoli va se révéler être une importante modalité de dédra-
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Symposium international de Bamako
matisation et de banalisation burlesque du président de la République (Mbembe, 1996 : 143-170). Le processus de
démocratisation est à l’égard des dirigeants des pays africains naguère appelés ‘’ pères de la nation’’ un ‘’ parricide civil et populaire ‘’ suivant l’expression de Memel-Fote (Memel-Fote, 1991 : 280-283) parce qu’ils sont mis
à portée de l’interpellation, de la dérision ouverte et de la concurrence déclarée.
La culture démocratique, comme culture de « publicité » de la politique, inaugure la fin du monopole partisan
et de la sacralisation des dirigeants. Elle implique la refondation de la vie politique.
B.– La mise en orbite de la culture démocratique
La démocratisation est un processus culturel (Robinson, 1994 : 39-67). La démocratisation en tant que processus de construction d’un régime politique précis, est une trajectoire de formation de normes, de valeurs et d’institutions précises comme cadres d’une action politique significative au regard de la tolérance, des droits de l’Homme,
de la concurrence et autres. À ce niveau, il convient d’éviter de marquer une distinction radicale entre culture et
institutions. Les institutions ne sont pas culturellement neutres. Le design institutionnel est un choix de normes,
de valeurs. C’est par rapport à la culture que les institutions acquièrent une signification particulière. La culture
démocratique à l’œuvre dans la plupart des pays africains est à la fois symbolique et institutionnelle.
Participation et performance lors des premières élections compétitives
Angola
Bénin
Burkina Faso
Burundi
Cameroun
Cap Vert
CAR
Comores
Congo
Côte d’Ivoire
Gabon
Ghana
Guinée
Guinée-Bissau
Kenya
Lesotho
Madagascar
Malawi
Mali
Mauritanie
Mozambique
Namibie
Niger
Nigéria
Sao Tomé
Seychelles
South Africa
Togo
Zambie
Participation électorale
% votants inscrits
Résultat du vainqueur en %
des suffrages totaux
91.5
64.0
21.7
97.3
71.9
59.0
56.1
60.0
61.1
60.0
86.3
48.3
78.5
81.2
68.0
49.6
67.7
86.2
64,8
39.9
73.5
52.5
55.1
61.3
81.7
51.8
58.3
51.7
50.0
36.4
98.5
66.7
47.2
69.0
61.6
53.3
56.9
54.8
80.0
80.5
16.0
51.7
90.0
95.0
38.0
30.0
60.0
86.0
86.0
36.2
46.0
81.8
59.5
63.0
96.5
75.1
Source : D’après Bratton et Van de Walle (1997 : 208).
a) La culture démocratique symbolique renvoie à ce qui relève de l’ordre des normes, des valeurs, des symboles et des modèles. La démocratie tend à devenir un fondement idéal de l’action politique en Afrique c’est-àdire une manière de faire la politique que les acteurs et citoyens reconnaissent comme légitime et qui rend estimables,
La culture démocratique en Afrique subsaharienne
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les conduites qui s’en réclament. La démocratie comme valeur a des répercussions sur le choix des normes. C’est
ainsi que les constitutions africaines en tant que témoins de la démocratisation vont dans le sens d’une nouvelle
culture politique (Cabanis et Martin, 1999 ; du Bois de Gaudusson, Conac et Desouches, 1997 et 1998). Ici, il
convient de ne pas limiter l’analyse à la relativisation de la mutation formelle (Qadir, Clapham et Gills, 1993), la
culture démocratique est d’abord une culture normative ; étant entendu que les normes établissent les modèles de
conduite, orientent plus ou moins le comportement des acteurs et indiquent le légitime, l’acceptable. Il faut d’autant plus prendre au sérieux la culture démocratique qu’il est établi que contrairement à l’analyse en termes de
mépris du droit par les pouvoirs africains (Kamto, 1987), l’autoritarisme a eu des bases constitutionnelles. La culture démocratique normative des États africains consacre les droits de l’Homme comme droits fondamentaux devant
régir les rapports gouvernants/gouvernés, l’État de droit comme forme de garantie des droits de l’Homme et de
limitation des pouvoirs publics (Degni-Segui, 2000). Elle implique une restructuration du pouvoir exécutif à travers la limitation du mandat présidentiel, et/ou le partage des rôles entre le président de République et le Premier
ministre, la revalorisation du parlement, etc. (Cabanis et Martin, 1999).
La démocratie comme culture du pouvoir en Afrique est traduite par la systématisation de la compétition comme
cadre d’organisation de la vie politique et de l’élection comme mode d’accès aux positions de direction de l’État. Selon
Huntington, les élections sont cruciales dans le développement du comportement démocratique. Car elles « permettent de forcer une équipe dirigeante à se retirer et à en promouvoir une autre, la démocratie s’en trouve consolidée dans
la mesure où ces réactions qui font partie du système, deviennent institutionnalisées » (Huntington, 1996 : 265)
Élections pluralistes (octobre 1990 – juin 1996)
Pays
Togo
South Africa
Malawi
Guinea Bissau
Mozambique
Ethiopia
Guinea
Tanzania
Sierra Leone
Côte d’Ivoire
Gabon
Cap Verde
Sao Tomé
Benin
Zambia
Burkina Faso
Mauritania
Cameroon
Mali
Congo
Ghana
Kenya
Djibouti
Comoros
Madagascar
Lesotho
Burundi
Central African Republic
Equatorial Guinea
Niger
Seychelles
Élections législatives
Élection présidentielle
1994
1994
1994
1994
1994
1995
1995
1995
1996
1990, 1995
1991, 1996
1991, 1995
1991, 1994
1991, 1995
1991
1992
1992
1992
1992
1992, 1993
1992
1992
1992
1992, 1993
1993
1993
1993
1993
1993
1993, 1995
1993
1993
1994 indirectement
1994
1994
1994
1995 indirectement
1993
1995
1996
1990, 1995
1993
1991, 1996
1991, 1996
1991, 1996
1991
1991
1992
1992
1992
1992
1992
1992
1993
1990, 1996
1993
Monarchie
1993
1993
1996
1993, 1996
1993
Source : D’après Breytenbach (1996 : 37-38).
528
Symposium international de Bamako
Non seulement le multipartisme est devenu une donnée constitutive de la vie politique des États africains, mais,
en plus, le coup d’État comme institution politique est en perte de vitesse. C’est dans cette perspective de délégitimation qu’il faut comprendre la déclaration d’Alger de l’O.U.A en juillet 1999 relative à l’exclusion de ses rencontres de tout gouvernement issu d’un coup d’État. Ici la culture démocratique s’affirme comme un cadre de
l’expérience politique au sens de Goffman c’est à dire comme un ensemble de normes, de valeurs à partir desquels
on peut stigmatiser, juger le comportement des acteurs.
La culture démocratique apparaît aussi comme étant normée par la forclusion de la violence, par la pacification de la vie politique. D’où le développement des contentieux constitutionnel et électoral en Afrique. Ici, la juridicisation de la politique est une modalité de régulation des conflits par des voies pacifiques. La crise nigérienne
de 1995 consécutive à la cohabitation entre forces politiques antagonistes, au sein du pouvoir exécutif, indique les
limites du droit constitutionnel comme mode de règlement des conflits.
b) La démocratie comme modèle institutionnel emporte agencement spécifique de la vie politique. La culture
institutionnelle permet l’objectivation de la démocratie c’est-à-dire le positionnement de la démocratie comme réalité objective, extérieure aux individus, aux acteurs.
La démocratie comme culture objective de la politique implique l’institutionnalisation c’est à dire sa pérennisation dans un ensemble de règles spécifiques ; d’où la concordance, en Afrique, entre démocratisation et constitutionnalisation dans le sens de la limitation de la part de l’arbitraire, de la répudiation de la gestion sultanique du
pouvoir.
La culture démocratique institutionnelle en Afrique est synonyme de tentative de domestication du présidentialisme. Le régime parlementaire, qui a la faveur de certains spécialistes des « transitions démocratiques » (Linz
et Valenzuela, 1994), n’est pas à l’ordre du jour. Le présidentialisme est limité par les contraintes normatives de
l’environnement politique, par la limitation du renouvellement du mandat présidentiel, par le contrôle parlementaire de l’action du gouvernement.
La culture démocratique institutionnelle organise le contrôle de la constitutionnalité des lois afin de garantir
et de promouvoir l’État de droit. Le design institutionnel des régimes politiques africains en « transition démocratique n’est pas homogène (Lijphart et Waisman, 1996) ; néanmoins, il est influencé par la démocratie comme
valeur à promouvoir à travers la création des contraintes institutionnelles rendant possible la vertu démocratique
aussi bien au niveau de l’organisation des pouvoirs d’État (exécutif, législatif, judiciaire) que de la division territoriale du pouvoir afin d’autonomiser la périphérie (décentralisation, régionalisation, fédéralisme).
c) La culture démocratique est aussi un système de sanctions. C’est ainsi qu’en Afrique, on peut distinguer
entre sanctions judiciaires par les tribunaux et sanctions politiques par le biais des élections. À titre d’illustration
des sanctions judiciaires, la décision de la cour constitutionnelle du Bénin en date du 13 mars 1996 annulant le
décret du 12 mars 1996 par lequel le Gouvernement convoque les électeurs pour le second tour des élections présidentielles « comme ne respectant pas les conditions de délai fixées par la constitution » ; quant aux sanctions
politiques, il s’agit soit de la victoire, soit de la défaite lors des élections ; celles-ci permettent aux citoyens d’assurer la marche de la démocratie en sanctionnant par le vote l’action des dirigeants.
De ce qui précède, il apparaît que l’univers subjectif et objectif de la vie politique de plusieurs États africains
est marqué par l’énonciation de la culture démocratique ; celle-ci n’en demeure pas moins incertaine.
II.– LA PROBLÉMATIQUE DE LA CULTURE DÉMOCRATIQUE EN AFRIQUE
La culture politique des sociétés en transition n’est pas un ensemble homogène. C’est un complexe de tensions
qui reflète la fluidité de la conjoncture politique (Dobry, 1992). En effet, la conjoncture critique est marquée dans
une certaine mesure par une incertitude culturelle : à quelle valeur s’accrocher ? D’ailleurs, la culture politique
démocratique ne relève pas du domaine des données immédiates de la démocratisation. On ne passe pas de manière
linéaire de la culture autoritaire à la culture démocratique. (Sindjoun, 1999 : 16). Bien plus, il peut arriver que la
culture politique d’un pays soit ambivalente à l’image de l’ambivalence de son expérience de la démocratie
(Diamond, Linz et Lipset, 1993 : 25) : c’est le cas de la Turquie « tiraillée entre d’une part un fort consensus sur
la légitimité d’un système populaire électif et d’autre part une prédilection permanente… pour les théories organiques de l’État, lesquelles engendrent une peur excessive des divisions, le refus des oppositions politiques et des
déviations individuelles ainsi qu’une tendance à voir la politique sous un jour absolutiste » (Diamond, Linz 2 et
Lipset 1993 : 25-26). L’hétérogénéité de la culture politique de certains États confrontés à l’expérience du « pas-
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sage à la démocratie » amène à envisager la culture démocratique dans une perspective incrémentale, comme un
bricolage des acteurs au gré des situations sans cohérence ni rationalité absolue.
La lecture incrémentale de la culture démocratique en Afrique s’impose d’autant plus qu’un changement de
culture, c’est-à-dire de l’histoire faite normes, valeurs, représentation et modes opératoires, s’opère plus par interaction entre discontinuité et continuité que par déconnexion ipso facto avec le statu quo ante. Voilà pourquoi la
culture démocratique semble demeurer dans une certaine mesure une incertitude relative en Afrique.
A.– La difficile socialisation démocratique de la politique
L’intériorisation de la démocratie comme norme et valeur légitimatrice de la politique semble en partie sujette
à caution dans certains pays africains : on ne passe pas aisément de la culture autoritaire à la culture démocratique.
a) La politique militaire, c’est à dire la politique dominée par le recours aux armes, par la violence, comme
régime de vérité et d’action (Sindjoun, 1999 b : 8), est un trait constant en Afrique. Elle est traduite d’une part par
les coups d’État, d’autre part par les conflits armés.
Les coups d’État constituent dans la vie politique africaine une institution au sens opératoire du terme c’est à
dire une manière de faire la politique qui a acquis l’apparence d’une réalité objective du fait de son inscription
dans la durée, de sa régularité, qui est intériorisée dans la conscience des acteurs politiques, des individus et qui
influence les comportements. En effet, il peut paraître surprenant pour les esprits libéraux de voir que les acteurs
politiques réclament une intervention de l’armée par le biais d’un coup d’État ou alors entretiennent des relations
avec les auteurs du coup d’État (Nigéria en 1992, Niger en 1995 et 1999, Côte d’Ivoire en 1999, Mali en 1991,
etc.). Il y a comme une légitimation du coup d’État par son acceptation tacite ou explicite, par sa régularité. À certains égards, le coup d’État semble devenir une manière normale de faire la politique : le marché politique officiel
dominé par la constitution le condamne, mais le marché politique parallèle ou noir, l’univers des pratiques et usages
le consacre. C’est l’économie des pratiques politiques qui le dévoile comme institution ou alors comme régime de
la vie politique africaine c’est-à-dire selon Stephen Krasner une règle formelle ou informelle autour de laquelle
convergent les attentes et les conduites. L’institutionnalisation du coup d’État hypothèque la culture démocratique
notamment le bulletin de vote comme symbole du choix populaire des dirigeants (Hutchful et Bathily, 1998).
Les conflits armés intra-étatiques comme mode de politisation s’inscrivent à l’opposé de la démocratie comme
« forclusion de la violence armée », comme politique pacifique. L’expression de la contradiction par le moyen des
conflits armés notamment au Congo, à la République démocratique du Congo, en Angola, et autres Sierra Leone
participe de la politique militaire et non de la politique parlementaire (faite de délibération, de négociation et de
compromis) liée à la culture démocratique. Par conséquent, il n’est pas évident de passer de la culture des armes
à la culture des urnes, à la culture de la résolution « hobbesienne » des conflits c’est-à-dire par la victoire militaire
à celle de la recherche pacifique du compromis. Par optimisme, on aurait pu penser que parce que la démocratie
est, suivant la fameuse formule de Przeworski, le régime d’institutionnalisation des conflits, elle conviendrait aux
pays africains minés par de nombreux et réguliers conflits ; or, il se trouve que ce sont des conflits dans le cadre
desquels la politique est vécue comme violence armée, comme violence criminelle. Comme violence armée, le
conflit comme manière de faire la politique remet en cause la paix sociale, facteur et produit de la vie démocratique : ici, l’exemple congolais où les partis politiques étaient doublés de milices et la compétition politique détournée en confrontation militaire est une illustration intéressante (Quantin, 1997 : 139-191) ; comme violence criminelle,
le conflit comme manière de faire la politique est en contradiction avec l’éthique du respect de la vie, de la personne humaine liée à la civilisation démocratique : ici, les mutilations infligées aux personnes civiles par les rebelles
du R.U.F en Sierra Leone comme discours et actions politiques constituent un exemple achevé. La conflictualisation des sociétés africaines relativise la civilisation démocratique des mœurs politiques.
b) L’habitus autoritaire, entendu comme renvoyant d’abord à un ensemble de dispositions intériorisées d’agir,
de percevoir et d’apprécier, ensuite à un ensemble de comportements et d’attitudes en phase avec les inculcations,
constitue une donnée importante (1). En effet, la conscience et la pratique de l’acteur ne conservent pas une virginité immaculée au terme de l’expérience autoritaire. On peut envisager l’intériorisation par les individus de l’autoritarisme comme « matrice » de perception, d’appréciation et d’action ; dès lors, c’est par et dans les catégories
de l’autoritarisme que la politique est perçue. De même, on peut envisager l’habitus autoritaire comme extériorisation sous forme d’action. Dans un cas comme dans l’autre, l’histoire faite pensée et action constitue un obstacle
à la culture démocratique. L’habitus autoritaire influence la démarche de plusieurs acteurs politiques dirigeants, il
actualise la mémoire au commandement arbitraire ou violent, irresponsable ; c’est le cas notamment dans les situa-
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Symposium international de Bamako
tions africaines de violation des droits de l’Homme, de corruption, de fraude électorale, etc. ; quant aux citoyens,
l’habitus autoritaire contribue à entretenir la culture politique de la passivité, de la délégation sans bénéfice
d’« accountability » (O’ Donnell, 1994 : 55-69).
L’histoire comme contrainte, comme obstacle à la culture démocratique est observable au niveau des institutions, on parle alors de « path dependency », de dépendance au sentier (Muller et Surel, 1998 : 132-137) pour traduire la prégnance de l’autoritarisme sur la dynamique du régime politique. Il en découle une difficulté à opérer
une sortie radicale du carcan institutionnel. On comprend mieux la permanence de la centralité de l’institution présidentielle, la continuité dynamique du parti unique sous la forme du parti dominant, etc.
La prise en considération de l’habitus autoritaire et de la dépendance au sentier n’implique pas l’impossibilité
de la culture démocratique. Celui là bien qu’étant l’autoritarisme fait corps et acte « n’est pas le destin… » (Bourdieu,
1992 : 108) ; « c’est un système de dispositions ouvert qui est sans cesse affronté à des expériences nouvelles et
donc sans cesse affecté par elles » (Bourdieu, 1992 : 108-109) ; en d’autres termes, l’habitus autoritaire peut être
déconstruit à l’épreuve de la démocratisation. Quant à l’idée de la dépendance au sentier « autoritaire » tout en faisant ressortir le poids de l’héritage du passé, elle est inapte à saisir l’innovation. Le changement de culture politique ne se fait pas uniquement de manière linéaire. En dépit du poids passé, les acteurs conservent une compétence
historique ainsi que le prouve la démocratisation des régimes où le monopole du parti unique était institutionnalisé notamment au Bénin, au Togo, au Malawi, etc. Toutefois, l’émergence de la culture démocratique n’est pas
toujours socialement garantie.
B.– La culture démocratique prise au piège de la politique d’affection ?
La politique d’affection, en tant que régime de discours et d’action dominé par la mobilisation de (et la référence à) la communauté ethnique, religieuse ou linguistique (Sindjoun, 1998), pose problème à la formalisation de
la culture démocratique comme culture de transcendance des clivages culturels, raciaux et autres. En Afrique, la
politique d’affection a largement contribué à ajourner l’enracinement de la culture démocratique.
Les exemples rwandais et burundais peuvent être invoqués à titre d’illustration. Dans l’un et l’autre cas, les
usages et les représentations stratégiques de la culture démocratique comme culture de la domination de la majorité ethnique hutu, de mise en péril de la minorité ethnique tutsi (Chrétien, 1997) ont entravé le déroulement du
processus démocratique. Ici, la traduction locale de la culture démocratique semble prisonnière des structures
sociales plus précisément de la composition ethnique : la démocratie majoritaire est alors interprétée comme la
démocratie de consécration de l’ethnie la plus nombreuse ; la majorité et la minorité politiques correspondent dans
une large mesure à des ethnies. Il ne faut pas pour autant conclure à l’impossibilité de la culture démocratique. La
culture démocratique « sociative » (Sindjoun, 2000b) fondée sur le compromis d’intérêts, sur la coopération entre
groupes et la tolérance (Walzer, 1998) pourrait contribuer à un autre type de rapport avec la politique.
Les exemples rwandais et burundais permettent de faire ressortir la culture démocratique comme stratégie,
comme usage ; dès lors, elle est ce que les acteurs en font : elle peut être soit mobilisée à des fins « non démocratiques », soit interprétée afin de rendre détestable la démocratie. D’où la nécessité de prendre en compte les structures sociales de la démocratie. Toutefois, l’encastrement social de la politique et de la démocratie ne doit pas
conduire à la formalisation de surdétermination sociale de la politique ou de la démocratie comme le fait Pierre
Bourdieu dans l’analyse de la relation entre le social et l’économique (Bourdieu, 2000 a : 11-26). Non seulement
il n’est pas évident de distinguer de manière définitive le social du politique ou de l’économique comme des boules
de billard ; mais, en plus, l’influence du social sur le politique n’est pas unilatéral : il y a plutôt interdépendance.
Dans une perspective heuristique, il n’est pas inopportun, comme l’admet d’ailleurs Pierre Bourdieu, de construire
l’autonomie du champ politique ou du champ économique (Bourdieu, 2000 b). À l’instar du capitalisme, la démocratie est société et culture spécifiques.
NOTES
a) Sur la notion d’habitus, Bourdieu (1992 : 96-97).
b) La notion d’habitus a été utilisée dans une analyse intéressante de mutations de la culture du pouvoir en Afrique
(Robinson, 1994 : 52-54).
La culture démocratique en Afrique subsaharienne
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