L`étrange voyage d`un gecko
Transcription
L`étrange voyage d`un gecko
L’étrange voyage d’un gecko L’étrange voyage d’un gecko Philippe Gay 2012 Éditions « Par Moi-même » Tous droits réservés. 2 L’étrange voyage d’un gecko Préambule Je suis de retour de ce fantastique deuxième voyage en Indochine, depuis un an et demi déjà. J’ai maintes fois tenté la transcription de mes volumineuses notes. Cependant, quelque chose me rendait la tâche difficile. Ce n’est qu’après tout ce temps que j’ai finalement compris; je me refusais inconsciemment d’écrire en mode « carnet », avec chronologie et descriptions pas à pas. J’ai compris que ce voyage n’avait pas été linéaire. Que je l’ai vécu par moments, par instants. Ce qui suit est quand même chronologiquement assez fidèle, mais le texte ne tient pas à ce fil. J’ai transcrit mes notes en ignorant les ancres du temps et de l’espace. D’ailleurs, ce sont mes notes manuscrites elles-mêmes qui m’ont éclairé. Elles ont été bien écrites, mais avec des déconnections temporelles, des sauts d’un espace à l’autre, des conversations intérieures. Donc, je ne vous invite pas à voyager avec moi. Je vous invite à vivre des moments, sans date, sans lieu parfois. Un voyage fait de mille moments, tous plus magiques les uns que les autres. Philippe 3 L’étrange voyage d’un gecko Indulgence, s’il vous plait Malgré mes notes griffonnées en route, les noms des lieux, des individus et autres nomenclatures asiatiques sont à prendre avec une bonne dose d’indulgence. Par exemple, un village peut être identifié avec trois, voire quatre différents noms ou variations selon la carte consultée, la borne de route vue ou l’information obtenue d’un guide ou d’un villageois. Références monétaires En 2010, environ: • Au Lao, un dollar canadien achète 8,000 kips. • Au Vietnam, un dollar canadien achète 18,000 dongs. • Au Cambodge, un dollar canadien achète 4,000 riels. Ici, on accepte aussi volontiers les dollars américains, partout. Photos et vidéos Mis à part quelques brindilles de mon carnet, je n’ai pas appuyé mon texte de photos. J’ai voulu que mon texte reflète mon expérience intérieure. Cependant, les « preuves » ou références visuelles peuvent être glanées ici : http://www.philgay.qc.ca/index_files/page0003.htm 4 L’étrange voyage d’un gecko Remerciements Tammy (Love you) Gikong (Kop Chaï) Keri (World expeditions) Luisa (La Plume rêvée) Surtout, Pierre et Jean-François 5 L’étrange voyage d’un gecko L’étrange voyage d’un gecko 1. Premier partie, le cycle du gecko bleu Dix jours à Luang Prabang. 2. Deuxième partie : le cycle du dragon rouge Vingt jours de vélo au nord du Lao et du Vietnam. 3. Troisième partie : le cycle de l’iguane Trois jours à Ha Long, Vietnam. 4. Quatrième partie : le cycle du phénix Trente jours sur l’île de Koh Rong Samloem. 5. Cinquième partie, retour au cycle de l’iguane Phnom Penh et Sihanoukville. 6 L’étrange voyage d’un gecko 7 L’étrange voyage d’un gecko Première partie : Le Cycle du Gecko bleu 8 L’étrange voyage d’un gecko J’ai traversé l’espace entre chez moi et Luang Prabang dans la Mustang de Lemmy Caution, la cigarette pendante aux lèvres. Vingtcinq heures en noir et blanc, sur l’autoroute du ciel si brillamment brûlée sur la pellicule de Godard. « Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution » Film de Jean-Luc Goddard, 1965. J’avais treize ans. J’en ai cinquante-huit aujourd’hui. Il n’y eu ni temps, ni espace. Un voyage intérieur. D’aéroport en aéroport. De mer en mer. De continent en continent. De planète en planète. Je suis parti. Je suis arrivé. J’adore. La réalité, le temps, l’espace, les couleurs reprennent leurs règnes respectifs dans le stationnement de l’aéroport de Luang Prabang, subtilement, par une déception. Plus aucun tuk-tuk. Les Lao les ont troqués pour des SUV chinoises, rutilantes, arborant fièrement « VIP ». En cette année de célébration, ils ont voulu moderniser, et sûrement aussi sécuriser, le transport de ces touristes de plus en plus nombreux à envahir la ville certifiée site « patrimoine mondial de l’UNESCO». Le tarif cependant n’a pas été modernisé: toujours 10 $ US. J’arrive à la villa Sennesouke (prononcé Sen’souk) où j’ai réservé, de chez moi, un peu à l’aveuglette, une chambre modeste, sans balcon. 9 L’étrange voyage d’un gecko La villa se trouve à l’extrémité tranquille de la « main » de Luang Prabang. Je suis éberlué. L’endroit est magnifique. Ma chambre est parfaite. Li, la minuscule réceptionniste, est jolie, sympathique. Il y a même du café à volonté. Mes premiers « kop chai », « mercis » en Laos, fusent allègrement. Li me fait ajouter deux « lai » pour un « merci beaucoup »: « kop chai lai lai ! » Voilà, première étape. J’y suis. Luang Prabang sera ma ville pour d’abord dix jours tous à moi. Puis, je me joindrai, ici même, au groupe vélo pour entamer la deuxième étape. Ma plume est lourde. Je ne fais que ces quelques notes. Je suis content, je suis bien, tout va bien. Je suis assis sur une terrasse surplombant la rivière Kan, sirotant un délicieux café. La rive opposée n’est qu’un immense jardin terrassé, magnifique. En cette saison sèche, les habitants profitent de ce sol lourdement enrichi par la dernière crue, pour en extraire tout ce que les fruits et les légumes peuvent y puiser. Si je voulais établir la palette définitive de toutes les variations du vert, une seule photo de cette rive vivante suffirait. Je me suis levé à quatre heures ce matin, après une première nuit parfaite, comme je n’en ai connue depuis très longtemps. J’ai été témoin du réveil de Luang Prabang. Des souvenirs de 2009, aussi. À peine quatre heures plus tard, je suis ici et déjà submergé par le trop de choses à écrire, à décrire. Ma plume demeure difficile, récalcitrante. Je vais prendre mon temps. Rien ne presse. Pour l’instant, j’attends mon phô au poulet et je retourne à mon roman d’horreur sans âme, mais divertissant. C’est le total, l’ultime, je me tais. J’ai le temps, l’espace. Quelle belle journée. Je n’ai rien à faire que reconnaître, reconnecter avec la ville. Je m’aventure, ici et là. Libre. De tout. 10 L’étrange voyage d’un gecko Dans une ruelle, deux poules déplumées, un coq coupable et en chaleur, me pourchassent. J’aperçois un jeune homme accroupi devant une clôture, manipulant un objet quelconque à travers les barreaux. En m’approchant, je vois bien qu’il tient un minuscule pinceau et qu’il retouche une décoration d’un ce ces minitemples qui jonchent la ville. Il me sourit: « Saba di! » Je le félicite. Je l’encourage. Il est beau, son petit temple. Il me confie que c’est une très vieille minimaison et qu’il finit de la remettre à neuf. J’admire les couleurs vives : rouge, vert, blanc, et les dorures appliquées délicatement. Il s’appelle H’Mok. Il veut me faire visiter le nouveau guesthouse dont il est le gérant. Neuf chambres dans un vieil édifice complètement rénové. Très beau. Cent mille kips la nuit. Pas cher. Son gite porte le nom de « River View ». Du minuscule balcon au deuxième, donnant sur les cours et toitures des maisonnettes toutes grises du village, il me dit que la rivière est là. Par là. « River Side » aurait été plus honnête. H’Mok me fait une leçon, gentiment. Ces minitemples, fièrement déployés devant presque toutes les demeures d’Asie, sont en fait des maisons pour les esprits, des « spirit houses ». Ouvertes aux quatre points cardinaux, ces maisons accueillent les bons et parfois les mauvais esprits qui influent sur les chances et malchances des habitants. Pour Bouddha, ils ont un autel dans la demeure, installé au plus haut point habitable. Personne ne doit avoir la tête plus haute que Bouddha. Paresseusement, je me dirige vers ma villa. À deux pas, un salon de massage affiche ses prix. J’en ressors une heure plus tard, le dos et les épaules complètement remis à neuf, par les mains magiques d’une minuscule Laotienne. Kop chai lai lai! Cette pause santé m’a foutu des bâillements profonds. À deux portes, chambre numéro trois, kop chai, dodo, siesta. La ville est toute habillée de ses couleurs festives nocturnes. Les restaurants accueillent les touristes. Le marché de nuit, installé sur la 11 L’étrange voyage d’un gecko rue principale, se fait tasser par le festival de films de Luang Prabang. Je visionne un film Thaï pendant dix minutes. La lentille du projecteur n’est pas neuve. Les taches sur l’écran et le son caverneux m’ennuient. Je m’accroche une crêpe au chocolat d’une vendeuse de trottoir. Une bouteille d’eau. Ma vie, mes sens, mes émotions vont plus vite que ma plume. Il n’est que huit heures vingt du matin et j’ai déjà fait mes ablutions moniales, mon jogging et je m’apprête à enfourcher un vélo de montagne de qualité douteuse loué pas cher pour la journée. Destination inconnue, aléatoire, là où le vent m’emportera. J’espère trouver un bel endroit où je pourrai me reprendre dans mes notes. J’attends mon déjeuner. Le café est délicieux. La propriétaire, hollandaise, gronde le jeune serveur qui ne sait pas encore comment prendre la commande. Qu’est-ce qui me manque? Rien. C’est tout. Surtout pas une compagne. Surtout pas quelque chose, quelqu’un. Surtout pas un ami. Gikong, un jeune Hmong rencontré en 2009 et avec qui j’entretiens une amitié Internet depuis, est passé à mon hôtel et a laissé son numéro de portable. Mon vélo loué à rabais a le frein arrière handicapé. rapidement avec un fil de cuivre trouvé dans la rue. Je le rafistole Trois heures de vélo, à l’extérieur de la ville, un peu en montagne, en villages, en sueur. Le guidon, dix centimètres trop bas, m’a recreusé les épaules. Je devrai revisiter ma masseuse à 50,000 kips de l’heure. Mon vélo m’en a coûté 30,000 pour la journée. 12 L’étrange voyage d’un gecko À un village voisin, je pédale doucement dans un trafic hurluberlu de motos, de camions, de piétons, de vélos et d’animaux. Soudain, la rue se fait inonder par des centaines d’enfants qui se déversent d’une école. Des centaines de jeunes à pied, en moto ou à vélo. Belle parade. Les enfants sont propres, en santé. Ils rient. Jouent. Je m’arrête à une échoppe de rue pour une bouteille d’eau. Avec deux seuls mots communs, je tiens une longue conversation gestuelle et mimique avec le tenancier. Ces villages qui encerclent Luang Prabang me donnent un premier vrai aperçu du Laos. J’adore. Je suis à siroter un merveilleux café à une minuscule terrasse sur la rue Ounheun. J’y planterais ma tente. J’y reviendrai souvent. Mes épaules, mes jambes se plaignent. Je me lève d’une sieste de 30 minutes. J’ai encore le vélo pour l’après-midi. Au diable les muscles et les ligaments. Je pointe ma bécane vers le nord de la ville, côté aéroport. Ici aussi, pas, peu de touristes. Les rues sont animées. Je pédale doucement dans une poussière de rues qui commence à m’énerver. Heureusement, j’ai mon fidèle foulard hippy, le bandana à motif Paisley. Je m’en fais un masque de bandit. Je tourne dans une minuscule ruelle de terre. Lentement, celle-ci descend, se tort, entre les maisons, les cours et les clôtures. J’arrive dans un cul-de-sac habité par quatre ou cinq poules émaciées. Voulant tourner un peu trop serré, je me plante spectaculairement. Une des poules a dû passer au travers de ma roue. Les plumes tourbillonnent. Les oiseaux criassent. Je saigne du coude. Rien de cassé cependant. Je ris tout haut. Vive l’aventure. Je retourne le vélo à son propriétaire et je me rends à cette autre maison de massage que j’ai connue l’an dernier. Fermée. 13 L’étrange voyage d’un gecko Du jamais vu, pour moi. J’ai dormi neuf heures. Ce matin, le cirque de rue est très animé. Plusieurs nouveaux arrivages hier. Des Thaïs surtout. Aussi, une ribambelle de jeunes « pack-sac » arrivés trop tard la veille pour se trouver une chambre à la noirceur. Les moinillons auront beaucoup de riz aujourd’hui. Après trois excellents cafés, assis sur ma terrasse princière, je pars faire le tour de la pointe. Je jogge un peu, je marche rapidement, question de suer un peu et de vérifier que ma journée d’hier n’a pas laissé de séquelle. Je ne me pousse pas. Tout est beau. J’ai quand même une inquiétude. Hier, j’ai très bien déjeuné, tôt, et je n’ai rien mangé pour le reste de la journée. J’ai écouté mon corps. Mais je dois quand même surveiller. Plus tard ce matin, je vais m’acheter des fruits et du pain au marché. Aujourd’hui je vais me reposer et tenter, encore, de me reprendre dans mes notes. Je gravirai peut-être Phu Si. Je termine un bon déjeuner, sans trop d’appétit. On verra. Quatre pré-ados-moines passent, sacs d’emplettes à l’épaule. Deux sont en grande conversation, sur leur cellulaire. Cuisine fusion? Culture fusion? Temporalité fusion? Un massage. La naine d’hier, ou d’avant-hier, temporalité chaotique, était bonne, mais peu relaxante. Je retourne donc à la maison de l’an dernier, sur les rives du Mékong. Surprise! Un jeune homme, mivingtaine. Lui, il connait. Un massage plein corps à l’huile, d’une grosse heure. Sans exagérer, presque aussi bon que Nadine, ma masso de Gatineau qui me charge 90 $ de l’heure. Lui se contente de 5 $. 14 L’étrange voyage d’un gecko J’écris ces notes en sirotant un bon café à ma terrasse préférée: Villa Phatana Café. Les Laotiennes, je les divise en trois groupes : 1. Les vieilles, plus de 60 ans, assez rares, vénérées. Elles semblent perdues dans cette ville pleine d’étrangers, de falangs (étrangers blancs). 2. Les ordinaires, les femmes de 30 et plus, rondelettes, patronnes, femmes d’affaires et quelques plus jeunes un peu pas mal amochées. 3. Toutes les autres, moins de 30 ans. Toutes superbes, visage, cheveux, fesses, mollets, allure. Elles sont majoritaires ici, mais j’ai vu la même distribution à l’extérieur de Luang Prabang. Belles à croquer. Je me calme! Je reçois un mail de Pierre qui est à Québec; l’agence de voyage est Manla Travel, l’agent s’appelle Santi. La boutique est près du café Ban wat Sene. Si j’en ai besoin. Ils ont de graves problèmes de personnel ici, à Luang Prabang. En jasant avec la proprio du restau voisin de mon auberge, une Hollandaise et une autre proprio, anglaise, ce matin, je comprends que c’est très difficile de trouver du personnel. La plupart des jeunes Laotiens ne parlent que quelques mots d’anglais et n’ont pas d’expérience. Ils vont à l’école le matin et le soir, en plein durant les heures d’achalandage des commerces. On a voulu favoriser l’éducation. Bravo, mais il ne reste plus personne pour servir les milliers de touristes. Je commande un thé glacé, boisson très prisée en Asie. Le gentil garçon me ramène un Coca-Cola. Finalement, j’obtiens un thé chaud. OK, pas de problème. J’ai retrouvé mon appétit. Un bon phô au poulet pour dîner. Très bon, merci. 15 L’étrange voyage d’un gecko Je tente de trouver le vrai marché de Luang Prabang. Celui du peuple. J’arpente les quartiers populaires. Je cherche. Mes pieds se plaignent. J’ai besoin de gougounnes. J’entends une musique forte, amplifiée, style disco à la Lao. Je bifurque un peu pour m’approcher. C’est dans la cour clôturée d’un hôtel où, je devine, se fête un mariage. Déçu que la musique ne soit pas « live », je poursuis mon chemin. Ici, la ville est plus sale, poussiéreuse. Les trottoirs disparaissent et réapparaissent sans raison évidente. Le marché se trouve dans un champ boueux. Les étals sont entassés les uns sur les autres et couverts de toiles multicolores. Je suis le seul falang. Les yeux me cherchent mais regardent ailleurs dès que je me retourne. Les vendeurs de gougounnes se moquent gentiment de mes grands pieds. Leurs plus grandes godasses sont trois points trop petits pour moi. Je m’achète trois magnifiques petites oranges que j’engouffre rapidement. Enfin, au fond du marché, une vendeuse me déniche une paire de flip-flop qui me vont. Des Scholl en plus, contrefaites, mais quand même. 5 $. J’en ai marre d’écrire pour aujourd’hui. À demain. OK, une dernière note: je viens de manger une excellente salade laotienne, subtilement sucrée et pleine d’arômes qui ont titillé mes papilles et mes narines. Je ferme mon carnet maintenant. Rêve: Je descends la rue Émond à partir de Gamelin. Il y a beaucoup de neige. Je rentre chez moi. Je cherche mon chien blond qui doit me guetter d’une des rues transversales. Je siffle pour l’appeler. De la rue Caron, que je viens de dépasser, j’entends 16 L’étrange voyage d’un gecko le « houhou » familier de Vonno. Je me retourne et l’aperçois sur le portique de la maison de grand-papa, vêtue d’hiver et me saluant à grands bras. Je me souviens alors que je m’étais engagé à l’accompagner pour ses déplacements. Vonno ne tient pas debout dans cette lourde neige. Elle rit à chaque fois que sa hanche flanche ou qu’elle s’enlise. Le chien vient nous rejoindre. J’arrive à la maison avec Vonno et le chien. Ma conjointe, mielle, mi-l’autre, m’attend, une nouvelle coupe de cheveux horrible et les yeux mouillés de larmes. Un peu gênée devant la visite, elle m’attire dans une autre pièce. Je me rappelle qu’elle est sur le point de me quitter. Elle me regarde, sourit un peu, renifle et me montre l’index en signe de numéro un. Elle me saute au cou et me déclare qu’elle a choisi le numéro un dans sa liste de choix. Le numéro un, c’est moi. Une grande ombre confuse s’empare de moi, J’ai gagné pourtant. Je l’ai retenue. J’ai repoussé l’inévitable. Je ne veux pas la lâcher. Je ne veux pas la garder. C’est rare de se souvenir d’un rêve si clairement. C’est commensurable, ici, en cet endroit mi-cirque, mi-mystique. Peut-être que les grosses portes rouillées qui gardent secrètes mes émotions depuis longtemps, montrent des signes de faiblesse. Un seul chemin, celui du vent et des étoiles. Je retourne au même restau-déjeuner d’hier. Deux œufs, bacon, une excellente baguette de pain à grains entiers et un thé au jasmin glacé. Le tout pour 3,50 $. C’est dimanche, parait-il. Mon propre sens du temps me dit que c’est samedi. Ce matin, la foire journalière d’un Halloween à l’envers est révélatrice d’un système qui fonctionne rondement. D’abord, les touristes paient 15,000 kips pour un panier de riz, à déposer en petites boulettes dans les nasses des moines et moineaux qui feront la parade. L’armée de chauffeurs de tuk-tuks, de taxis et de minibus, d’organisateurs, de 17 L’étrange voyage d’un gecko « tour operators », les vendeuses de tout et de rien, s’assurent que tous ces visiteurs puissent vivre cette expérience à plein. Les nu-pieds oranges arrivent, passent en file, cinquante, cent. Avec autant de touristes, les nasses se remplissent vite. À chaque cent ou deux cents mètres, il y a un gros panier dans lequel les moines déversent leur trop-plein. Entre ces paniers, il y a de nombreux enfants pieds nus qui se tiennent dans la rue et tendent aux moines toutes sortes de récipients, de la boîte en carton au panier de plastique et invitent, quêtent les trop-pleins. Plusieurs moines s’y adonnent et repassent du riz aux enfants. Après le défilé, les paniers de trop-plein de riz sont tirés à l’intérieur des temples pour y être démêlés, lavés et utilisés. Puis, viennent les chiens. Ils sont les aspirateurs des rues et dévorent le riz tombé au sol. Finalement, un peu plus tard en avant-midi, viennent les indigents qui luttent avec les oiseaux pour décoller et amasser les boulettes de riz qui ont été placées en offrandes sur les bouddhas, les clôtures de temples et sur les fontaines. Il a plu un peu. Juste assez pour coller la poussière au sol. Le soleil se cherche une place entre les nuages qui filent paresseusement vers l’ouest. Je finis mon merveilleux thé au jasmin et je me dirige vers Phu Si. Je suis au sommet. Lieux familiers d’il y a longtemps, immuables pour tout le temps. Le brave soleil du sud s’acharne à brûler et vaincre les vapeurs et brumes du Lam Kong et des jungles montagneuses qui le bordent. Le soleil gagnera, presque. Mais, ici, cette ouate aérienne ne capitule jamais complètement. Cette bataille de doux géants reprendra demain matin. À tous les matins. Un jeune homme, début vingtaine, croise mon regard. Sabaidi! S’ensuit une longue conversation entre Si et moi. Il travaille les après-midi pour un guesthouse. Il va à l’école le matin et le soir. Il 18 L’étrange voyage d’un gecko fréquente sa deuxième blonde. Il aimerait faire carrière en tourisme. Son anglais est très bon, à part une légère gêne gênante. Je lui demande ce qu’il fait ici, au sommet de Phu Si. Avec un sourire coupable, il marmonne qu’il a fait la fête la veille. Il a gravi la montagne sacrée pour clarifier sa tête avant d’aller au boulot. Je lui confie que je trouve les Laotiennes très belles. Il apprend que je suis célibataire. Il me dit chanceux et sans problème puisque je peux avoir n’importe quelle Laotienne, surtout parce que je suis « riche ». Lui n’a pas cette chance. Il doit utiliser le bon vieux charme. Au pied du mont, à ma terrasse café préférée, je réfléchis à ma journée à venir. Me donnerais-je un plan, un défi, une destination? Ma plume se bloque. Elle ne veut plus écrire. Je la tapote d’abord doucement, puis plus durement. Elle finit par cracher quelques gouttes d’encre avant de se fendiller. Elle est morte la pauvre. Aujourd’hui, ce sera le vent et la poussière qui me dirigeront. D’abord, trouver une nouvelle plume. J’ai fait mes courriels au café Internet. La mère de tante Hélène est décédée. Jim me souhaite un bon voyage. Melany, l’agente d’Essex en Angleterre qui s’occupe de mon placement au Cambodge en janvier, veut avoir mon itinéraire avant et après mon placement. Je lui réponds que je n’en sais rien. Que je lui donnerai les détails lorsque je saurai. Je ne lui dis pas que c’est le vent qui me dirige. Je suis assis depuis une bonne heure, sur la rive boueuse du Lam Kong, à regarder les petits traversiers rafistolés s’amarrer, se vider, se remplir, quitter, traverser et recommencer. Très sommaire, artisanale et, semble-t-il, efficace. Je ne crois pas avoir noté à date quoi que ce soit sur la température, et je devine pourquoi. Il n’y en a pas. Un ciel toujours un peu 19 L’étrange voyage d’un gecko couvert, jamais menaçant, pas trop chaud le jour, pas trop frais le soir. C’est une absence de temps atmosphérique. C’est le confort total, c’est pourquoi on n’y pense pas. Je note cependant que les locaux se couvrent de tuques, de gants et de vestes rembourrées le matin. C’est l’hiver ici. Pas pour moi, bien entendu. Juste en haut du débarcadère, à un restau terrasse, j’engouffre un merveilleux riz frit au poulet et un très froid « shake » au thé vert. Le restau Ban wat, chaudement recommandé par oncle Pierre pour son fameux steak de buffle, est à deux pas de mon auberge. Ce soir, ils offrent une assiette de cinq brochettes de viandes différentes: buffle, bœuf, poulet, porc et poisson. Délicieux. Le serveur parle, me parle trop. Van Tong est fier de son anglais. Il veut pratiquer. Moi, je veux manger. Je suis revenu à ma chambre après un bon dîner. J’ai décidé de me faire une après-midi lecture. Une douche dépoussiérante, un trente minutes d’horizontal. Je m’installe sur ma terrasse avec un café et mon livre entamé, mais peu ouvert depuis mon arrivée ici. Après trente minutes et cinquante pages, une moto s’arrête juste devant moi, sur la rue, de l’autre côté de la gentille petite haie de crotons qui me donne un peu de privé. De la moto descend une dame, catégorie deux, rondelette, bien mise, jupe traditionnelle. Elle enlève son casque protecteur pour révéler une chevelure bien mise, probablement pétrifiée au latex. Bien entendu, nous échangeons en ping-pong, les sabaidi d’usage. Elle ajoute, hésitante, « how are you? » La joute d’échange se poursuit, mais la dame rate quelques volées anglaises. Elle me demande, gênée, si je sais parler français. Et c’est parti. Une grosse demi-heure de conversation. Elle parle beaucoup. Je connais maintenant tout d’elle, de sa famille. Elle est la belle-sœur du patron de ma villa, qui s’adonne justement à passer. Ayant entendu la dernière phrase, il s’empresse de m’annoncer qu’il en est le patron qu’en titre seulement. Que ce sont les femmes qui mènent tout dans la famille. Nous rions avec cet humour universel. 20 L’étrange voyage d’un gecko Ils partent tous les deux en me saluant chaleureusement. Une belle rencontre. “In very complex systems, from solar-system dynamics to Earth’s climate, to crystal formation, to cardio logical processes, just under the façade of order, which science had discovered and long thought it fully understood, lurked an eerie and disturbing chaos. But also, deep inside every chaos, an eerie kind of hidden order waited to be found.” Dean Koontz Je pars pour une langoureuse et inutile marche. Mollo, lento. Hier, cette boutique affichant des tableaux très colorés, avait attiré mon attention. J’y passe et m’y arrête. La fille, Pinoy, peint. Elle ne parle pas anglais. J’admire ses œuvres. Des toiles bien mordues. Un peu trop Gauguin ici, trop Picasso là. Quand même solides, volontaires. La femme mère nourricière hante toutes les toiles. Juste à côté, au wat Senouksaram, le moinillon portier haut de six pieds, me sourit. Laï aimerait me parler, mais ne peut pas maintenant, il est en poste. Je lui donne rendez-vous demain, 9 h. Qu’à cela ne tienne, j’achète une journée d’expéditions: une remontée du Lam Kong vers les cavernes Pak Ou et une randonnée à dos d’éléphant. Le long-boat gravit bravement la rivière qui lui résiste; une heure pour rejoindre le lieu. Les caves Pak Ou me déçoivent, me désolent, m’ennuient. J’adore le retour. J’adore naviguer la rivière brune, mystérieuse, antique et éternelle. 21 L’étrange voyage d’un gecko Une heure de minibus et de routes très cabossées nous dépose au camp des éléphants. Il n’y a personne, aucun autre touriste. Seule une Australienne m’accompagne. Déjà, elle me confie qu’elle a très peur et ne pourra probablement pas embarquer sur un éléphant. Quatre ou cinq mahouts désœuvrés attendent. Je suis le seul client. On m’offre un pachyderme pour moi tout seul, à conduire « bare back ». Un mahout me suivra sur son propre éléphant. Il me présente à Ma-song, un mâle d’une trentaine d’année. Je le caresse. Ses yeux. Ma-song me regarde. Il me lit. Il me sonde. Je me sens ouvert comme un livre. Je suis absolument certain que l’éléphant m’évalue, profondément. Il semble être d’accord pour me porter. Je gravis l’échelle et m’assois sur le large cou. Je réalise avec effroi qu’il n’y a aucune corde, chaine ou autre gréement pour m’accrocher. Je suis à trois mètres du sol, pieds et torse nus. Le mahout s’en amuse. Il me fait comprendre que je peux m’accrocher aux oreilles ou au front de l’animal. « Paï, Paï » le fera avancer. « Ha-u » le fera arrêter. « Qua », à droite, « Tsé », à gauche, ou des coups de pieds aux oreilles. « Paï, Paï » et nous partons. D’abord, je m’accroche dur, tendu. Ça bouge, ça tangue beaucoup plus que je m’y attendais. J’ai peur de tomber. Après une quinzaine de minutes, je relaxe. Ma-song répond bien à mes commandes, même si elle n’en a pas besoin. Je m’amuse à lui faire contourner un arbre à gauche ici, à droite là. Le mahout se fait discret, derrière moi. Je peux imaginer être seul avec ma bête. La jungle est dense. Nous naviguons sur des sentiers secrets que ma monture semble connaître. Je dois souvent me baisser, me pencher pour éviter les lianes, les branches. Ma-song s’arrête. Il ne répond pas à ma commande d’avancer. Je me retourne vers mon mahout. Il sourit. J’entends une rivière se déverser sous moi. L’éléphant pisse. Une fois terminé, il reprend son chemin. Nous sommes dans le lac. Ici, je ne vois pas le fond, je ne peux pas diriger Ma-song. Je le laisse donc faire. Il le connait ce lac, et il sait où poser les pattes. Pour en sortir, il y a une rive abrupte et boueuse de quelques mètres. Je m’accroche solidement aux grosses oreilles et serre mes genoux et pieds nus dans son cou, tandis que l’éléphant, s’aidant de sa trompe, se hisse presque à la verticale et gravit la butte. 22 L’étrange voyage d’un gecko Le chemin de retour longe un village où les enfants me lancent une fête de cris et de rires sympathiques. J’ai adoré. Je suis fier. pourboire au mahout. Je caresse Ma-song et je donne un bon Je suis un peu dépassé. Je veux tout enregistrer mais les moments déboulent. Je suis déjà très en retard dans mes notes. J’ai à peine le loisir de noter les noms, les lieux. Je me reprendrai. Surtout les noms. Je suis nul. Je n’ai aucune mémoire pour les noms, les chiffres. Mais je sais que je n’oublie jamais les moments, les évènements. Je les vis totalement, sans plume, sans caméra, sans temps. J’utilise le mot « évènement » et « moment » de façon interchangeable, sachant la différence. J’ai appris qu’un moment bien vécu peut facilement devenir un évènement, tout autant qu’un évènement mal vécu peut se réduire en un moment. Peu importe. C’est la grandeur de l’expérience vécue qui peuple les souvenirs fertiles. C’est la grandeur de l’expérience vécue qui fait grandir le surhomme. Le mystère de l’ordinaire. Il pleut, il pleut bergère. Une belle petite pluie chaude, douce. Les touristes s’énervent, les couples se chicanent, les tuk-tuks agressent. Je m’en fous. Je suis béni par ce miel du ciel. Je l’absorbe, je m’en nourris. Qu’on est bien seul. Je suis moins seul que lorsque je n’étais pas seul. 23 L’étrange voyage d’un gecko Un restau indien. Pourquoi pas. Une table terrasse à l’abri, à peine, de la pluie. Éclairage parfait pour écrire. Je réfléchis à la meilleure stratégie pour me mettre à date dans mes notes. Demain, je suis avec Gikong. Il me restera trois jours avant mon déménagement et la fin de ce cycle. J’ai tout mangé. Un poulet au curry, riz et petits pains aillés. Je rumine toujours. J’en fais quoi, de ces trois jours? Je me propose trois avant-midis de training, trois après-midis d’écriture, trois soirées de moments. Je veux aussi monter Phu Si au moins deux autres fois. Je veux, j’aimerais regrimper la route 13 vers les chutes. Seulement si je peux trouver un bon vélo. Je demanderai à Gikong demain. Dans la rue, toujours sous la pluie, les touristes se sont calmés. Certains, comme moi, se sont trouvés un abri, d’autres des parapluies ou des cirés. Certains ont tout simplement accepté de se laisser rafraîchir calmement. Le wat Xieng Mouane. Voisin de l’oncle Pierre. En 2009, je l’ai visité. J’avais appris que ce temple se consacrait à la transmission des arts sacrés. Ce matin, il y a quatre jeunes moines, entre huit et douze ans, assis à une table. Je m’approche. Ils sont gentils, ils me sourient. Je m’assois avec eux. Il y a du papier, des crayons. Je regarde leurs dessins. Ils sont gênés. Je me présente. Ils se présentent, sauf le petit, trop gêné. noms sont trop compliqués. Le mien aussi, pour eux. Leurs Je demande la permission, en gestes, de dessiner à mon tour. Ils m’offrent une feuille. Avec ma plume, je dessine quelques bonhommes ridicules, drôles. Ils rient. Pas trop. Je pense qu’ici, le dessin doit être sérieux, sacré. Je quitte content quand même. Je me promets de revenir. 24 L’étrange voyage d’un gecko Je retourne lentement vers mon auberge. Au coin, ici, il y a ce petit bar, le Ikon Klub. amerloque mêlé. Mignon, parisien et Hier soir, Lisa m’a accosté gentiment et m’y a invité. J’y passe. Lisa, belle Polonaise slave et dramatique, et sa compagne Michelle, belle et froide comme il se doit pour une fille du Connecticut, y sont seules. Elles me concoctent un mohito sin alcool superbe. Nous jasons de voyages, de cœurs meurtris, d’art et de musique. Deux anges aux ailes brisées tentant de se retrouver en s’évadant. Je les laisse, une heure plus tard. Mes nuits deviennent dangereuses. Mon sommeil est trop profond, J’aime? Je n’aime pas? J’adore, je crois. Ce matin, les gongs sont particulièrement enjoués, rythmés. Une pointe d’angoisse. Dans trois jours, je rencontre mes cocyclistes avec qui je devrai faire 15 jours. Des inconnus. Des intrus. Je sais que je ferai bien. Je m’adapterai. Mais honnêtement, en ce moment, je m’en passerais. La vida es bella. Dia a dia, por favor Felipe. Gikong doit passer me prendre vers 9 h. Je suis prêt à l’heure, ainsi que la pluie. Gikong arrive quand même, en moto, et me suggère d’attendre un peu, vers 11 h. Le ciel devrait être moins gris. Il tient beaucoup à m’emmener au festival Hmong. Je comprends que ça se déroule dans un champ et qu’en ce moment, seul la boue s’amuse. 25 L’étrange voyage d’un gecko Je me dirige donc vers Phu Si, sous un petit crachat agréable. Rendu en haut, le ciel éclate d’une grande peine et déverse ses torrents de larmes. Déjà trempé, je m’y abandonne. L’air est odorant, huileux. Gikong se pointe, tel que promis. Il est peiné de m’apprendre que la pluie et la boue ont reporté ou annulé toutes les activités du festival, jusqu’à vendredi. Nous jasons facilement d’un peu de tout, assis sur ma terrasse, pour une bonne heure. Je l’invite à luncher. Les nuages reniflent et s’éparpillent. À une terrasse restaurant sur le Lam (rivière) Kong (Mékong, en européen), nous savourons quelques plats de lap (viande) bien assaisonnés. Nous faisons des plans pour jeudi. Si le ciel et ses nuages le veulent, nous irons à vélo le matin, visiter quelques villages Hmong, au sud de Luang Prabang. En après-midi, nous traverserons le Lam Kong et irons marcher dans le village riverain. J’ai découvert quelques plantes qui ont des qualités, la structure du sisal cubain; feuilles fibreuses et résistantes. J’en cueille quelques branches et je tresse. Je trouve la paix et l’état méditatif que seul le travail manuel peut fournir. J’ai déjà deux belles tresses vertes. Je me résume un bout de ma leçon d’aujourd’hui, du professeur Gikong. Le Laos est composé de trois peuples distincts. Les plus nombreux sont les Lao Lum, communément et simplement appelés les Lao. Ensuite viennent les Hmong, ou Lao Hmong. Ceux-ci sont assez nombreux et résident principalement dans les villages où la ferme est l’activité centrale. Les Hmong sont généralement pauvres et considérés de deuxième classe dans les villes et les services publics. 26 L’étrange voyage d’un gecko Enfin, il y a les Khmu, les Lao Khmu. Cette minorité, vivant maintenant avec les Hmongs, semble s’éteindre lentement, du moins en ce qui concerne sa culture traditionnelle. Par exemple, les Khmus avaient déjà leur propre festival de vendanges, leur nouvel an. Maintenant, ils se joignent et se diluent avec les Hmongs pour les festivités. J’ai aussi appris que tous les Laotiens, mais surtout les non-Lum, doivent acheter, payer pour avoir un poste convoité dans le service public. Une parenté déjà en poste peut aider à réduire le coût. Il semble qu’ici, tout s’achète, doit être acheté: postes, permis, accès, services. Beau pays communiste. (De la bouche d’un Lao Lum, la semaine suivante, j’aurai une autre leçon sur le Laos qui ne concordera pas exactement avec celle de Gikong. J’entendrai de ce Lum que les Hmongs étaient les Highlanders, que les Khmus étaient les Midlanders. Que les Khmus étaient généralement des paresseux. Que les Hmongs brûlaient et ruinaient les forêts au point que le gouvernement les relocalise de force dans les vallées, dans de nouveaux villages, etc. J’y reviendrai, peut-être.) Je retourne à ma villa. Comme hier et avant hier, l’extraordinaire parfum des manguiers en fleurs embaume mon chemin. Je voudrais tourner en rond. À quelques pâtés de l’auberge, une forte et joyeuse musique amplifiée habite tout le quartier, normalement calme et silencieux à cette heure. J’y mène mes pattes pour espionner la fête. Dans une cour fortement éclairée et décorée, une bonne centaine de personnes de tous âges fêtent probablement un mariage. Ils mangent, boivent, dansent dans ce cabaret improvisé. Je passe lentement, sans projet de m’arrêter. Soudain, la musique se tait. Un homme au micro. Il dit quelques mots et entame une chanson. Mes pieds se plantent. s’embrument. Mon cœur saute, s’arrête. Mes yeux 27 L’étrange voyage d’un gecko Je suis porté par des ailes intemporelles, ailleurs, ailleurs dans ma vie. L’air et les mots d’ « Aline », de Christophe, envahissent la cour, et mon âme. Le chanteur ne sait probablement pas ce qu’il dit, mais sa voix est assez juste. Il me transporte quarante-cinq ans passés, en 1966, au lac Blue-Sea, derrière le casse-croûte derrière l’église, dansant mon tout premier slow de ma vie, avec Pauline Lacroix. Là, j’ai goûté à mon tout premier baiser mouillé sur la dernière note d’ « Aline ». Je pleure de nostalgie. Un des fêtards m’aperçoit. Ils se lèvent à trois et s’approchent de moi, planté là, bêtement, dans la ruelle. Ils m’invitent à grands gestes amicaux à les rejoindre, ils m’offrent une bière. Ils ne comprennent pas mes joues trempées. Je leur souris profusément, je les remercie du mieux que je peux. Je décline. Je reprends mon chemin, bouleversé. Une nuit quelque peu agitée. Un rêve désagréable, je crois. Heureux de ne pas m’en souvenir. J’ai envoyé un courriel à mes anciens collègues de l’université. De ce fait, je me suis rappelé là où j’en étais, à peine cinq mois passés. Estce que je poursuis mes étoiles, où est-ce les étoiles qui me poursuivent? Suis-je celui qui voit, celui qui transcende les brumes? Ma mère m’écrit de continuer à faire des choses hors de l’ordinaire. Je m’en voudrais beaucoup de « faire » des choses ici, maintenant. Je m’aime de vivre les moments, de les aspirer, d’en nourrir ma sève vitale. Le rien-faire devient évènement. Au Arthouse Café, trois superbes jeunes Laotiennes servent, balaient et cuisinent calmement et sereinement, si la patronne américaine n’est 28 L’étrange voyage d’un gecko pas là. Cette matrone rustre et froide les traite comme des pouliches, des poules. Les filles semblent avoir de bons dos glissants. Bravo pour elles. Que la patronne glisse sur les marches fraîchement arrosées et se brise la hanche. Désolé, cher calepin, j’ai un coup de grisou au nez. Ce matin, au sommet de Phu Si encore, j’ai pu observer le soleil s’installer en maître pour la journée. Soleil d’hiver ici, il s’avère trois fois plus chaud que mon soleil d’été, chez moi. Je redescends. Je me déniche un petit parapluie pour me servir de parasol. Je remonte la montagne, question de m’assurer que mes jambes n’oublient pas le mille kilomètres de vélo qui m’attend bientôt. À pied, je m’éloigne du vieux Luang Prabang, vers les villages du sud. J’explore, ici et là, sans but, sans attente. Je bois la vie des gens. Leurs regards sont souvent furtifs, gênés. Des enfants en récréation, foulard rouge au cou, se moquent gentiment de moi. Je n’ai que mon sourire pour leur répondre. Quelques moinillons oranges attablés sous une hutte, me lancent de joyeux sabadi! Je traverse prudemment et lentement le vieux pont maintenant réservé aux motos, vélos et piétons. Le métal rouillé est tapissé de vieilles planches de bois plus ou moins bien ancrées. Ici, l’ombre se fait rare. Mon petit parasol devient utile, sauveur. Un peu plus loin je m’engouffre entre les maisonnettes et les arbres qui me font un tunnel rafraichissant. Je m’arrête pour prendre le temps de replier, délicatement, minutieusement, inutilement, mon ami parasol. Un autre petit moment qui souligne encore la profondeur de ma liberté. Gikong a son présentoir au tout début du grand marché du soir. Il me montre fièrement les fascicules, les petits livres qu’il a lui-même illustrés. J’admire ses œuvres. Gikong a le sens du merveilleux. Il 29 L’étrange voyage d’un gecko sait faire parler les formes, les couleurs. Il est passionné. Sa passion pour un monde meilleur pour lui, pour les enfants Hmongs, pour son peuple. Oncle Pierre a déjà beaucoup aidé Gikong ainsi que la maison Big Brother Mouse. J’ai le goût d’en faire un bout aussi. Demain, Gikong doit me faire visiter ses villages, son festival. J’en aurai plein la vue, les sens. Je saurai mieux comment je pourrai faire ma part pour les aider. Sur deux vélos de ville, loués à ma villa, Gikong et moi partons. Il me guide, je le suis. Il m’amène d’abord à un village au nord-ouest de Luang Prabang, où, m’explique-t-il, un de ses cousins se construit une demeure. La carcasse de la maison est vide, l’oncle doit être en ville. Nous nous arrêtons au marché du nord et les lieux du festival du Nouvel An. Je rencontre une amie de mon guide et nous jasons un peu. Le vat Souphanouvong, trônant fièrement sur sa montagne, nous offre une belle vista de la campagne. D’autres rues poussiéreuses, d’autres villages endormis, d’autres lieux calmes. Un bon quatre heures de vélo tranquilles. Nous avons beaucoup jasé. J’ai beaucoup écouté. J’ai beaucoup appris. Beaucoup plus devrait être dit sur cette balade. Un curieux trouble, petite hésitation m’empêche d’en ajouter plus. Je dois laisser cette journée fermenter un peu. Vers trois heures trente, Luang Prabang est assailli, attaqué par un de ces coups de vent qui fait frémir les stupas, les stèles, les banderoles. L’électricité abandonne. Les parasols, les flambeaux et les enseignes font la fête un peu partout dans les rues. En face du palais royal, les préparatifs pour une cérémonie quelconque à venir, sont chamboulés, désorganisés. Le grand pavillon temporaire est presque arraché, et le gros tambour cérémonial menace de tomber de son socle de fortune. Les préparatifs pour le marché du soir sont retardés. 30 L’étrange voyage d’un gecko À six heures trente, le vent s’amuse toujours et se moque des marchandes qui attendent patiemment d’étaler leur marchandise. La pluie vient réclamer sa part de la fête. Quel bordel! La température a chuté d’un bon quinze degrés et les habitants sortent les tuques, les gilets, les couvertures. La rue principale se vide. Quatre heures trente du matin. Un tintamarre inhabituel venant de la rue. Bientôt assis sur ma royale terrasse, un bon café en main, je devine que l’on installe juste devant moi, une station spéciale sur la route de l’aumône matinale. Des douzaines de gens s’affairent à placer tables, tapis, paniers et autres babioles. Il y a une demi-douzaine de policiers très galonnés qui arpentent les lieux. Vers cinq heures quinze, trois minifourgonnettes rutilantes s’arrêtent devant et déversent une vingtaine d’hommes et quelques femmes. Il m’apparait clairement que ce sont des dignitaires quelconques. Ils prennent place sur les tapis dans un ordre et une séquence qui ne se négocient pas. Des photographes bien officiels prennent des photos bien officielles. Quelques minutes plus tard, tous les moines et moinillons de la ville, au moins quatre cents, défilent devant ces hauts placés. Les dignitaires leur offrent des friandises et des billets de kips. Tout ça, devant moi, juste en face, comme un spectacle pour moi. Merci! Je suis honoré. Finalement, après que tous soient repartis et que la rue redevienne calme et vide, la jolie Li tente de m’expliquer. Semblerait que ce soit les gouverneurs des provinces, maires des villes, ministres et officiels du gouvernement et autres qui se rassemblent à Luang Prabang pour célébrer le quinzième anniversaire de la désignation de « patrimoine mondial de l’UNESCO ». D’ailleurs, un défilé et une cérémonie sont prévus en après-midi. Ce sera une belle journée. Je suivrai ces célébrations. Aujourd’hui est ma dernière « solo ». Demain, je me joins au groupe vélo. 31 L’étrange voyage d’un gecko Neuf jours sans problème. Ce matin, une attaque de va-vite. Désolé de ce détail, mais c’est un moment qui vient obligatoirement en Indochine. Parfois rapide, parfois violent. Pour moi c’est raisonnable. Pas de panique. Il s’agit de repérer les WC partout où on se promène. Ici, trop loin de ma villa, je m’achète quatre morceaux de papier-cul pour 2,000 kips. Je me débrouille. J’espère que ce moment ne deviendra pas un évènement. Les chauffeurs de tuk-tuks, les vendeurs d’excusions, les bateliers sont particulièrement agressifs aujourd’hui. Ils tentent sûrement de se reprendre pour la journée désastreuse d’hier. Le soleil semble vouloir dominer aujourd’hui. À peine 10 h et l’humidité s’impose. Les préparatifs pour la fête vont bon train. Quelqu’un me dit que c’est pour 13h30. La télé nationale installe trois caméras. Une nouvelle banderole vient d’être hissée au travers de la route. Colorée, elle clame quelque chose en Lao. Tout ce que je peux y lire sont les chiffres 15, 35 et 450. Une multi-célébration? À 13h15, je reviens sur les lieux festifs. Rien n’annonce l’imminence des célébrations. Seule une chanson très hymnique s’écoule des hautparleurs installés sur le site. J’y décèle les mots « Phu Si » et « Luang Prabang ». La rue elle-même est étrangement tranquille, vide. Quand? Je ne sais. Quand ils seront prêts, je suppose. Je n’ai rien d’autre à faire, plutôt, pas le goût de faire autre chose. Je fais donc de l’observation anthropologique. Je me fais aussi des amis. Un petit groupe de jeunes garçons, 11-13 ans. Nous nous taquinons avec des demi-mots anglais. Ils sont beaux, gentils et heureux. 32 L’étrange voyage d’un gecko La rue est maintenant clôturée des deux côtés par des centaines de jeunes « JPRL », ou Jeunesse populaire révolutionnaire du Lao. Ils sont tous vêtus d’un pull bleu, proprets, sérieux. Ils se tiennent presque parfaitement à 2 mètres de distance l’un de l’autre. Il fait chaud, très chaud. Les touristes et les curieux s’arrachent les quelques coins d’ombre. J’ai mon parasol, ma propre ombre portative. Je suis accoté sur un mur, tout près du lieu des cérémonies. J’attends. Les jeunes JPRL s’impatientent, gigotent. Ils sont en plein soleil. Je fais signe à l’une d’elle, juste en face de moi, de venir se réfugier sous mon parasol. Elle s’y précipite en me payant d’un sourire radieux. Déjà, deux autres s’élancent et je dois me sacrifier au soleil, avec plaisir, pour bien couvrir et soulager quelque peu ce petit groupe de jolies Laotiennes. Des grosses motos. Des vraies motos. Des gros policiers. Ils balaient la rue, avec bruits, vitesse et haut-parleurs. Une grosse limousine brillante, décorée et surveillée, arrive à la tête d’une douzaine de voitures et de minibus. Les dignitaires s’en extirpent et se font guider vers le pavillon d’honneur. Je comprends maintenant pourquoi la rue, la ville m’avaient semblées désertes plus tôt. Je crois que tous les jeunes et moins jeunes de Luang Prabang participent au défilé. Un très beau, très solide, très coloré, très digne, très divertissant défilé. Les discours en Lao se succèdent. frémir le mont Phu Si. La cérémonie du tambour fait Mon dernier souper solo. Je me paye un autre cinq brochettes au café Ban Vat. Un dernier tour du marché du soir. J’achète une série de dépliants de Gikong. Je lui remets le double du prix demandé. Nous nous donnons rendez-vous demain, tôt, pour aller au festival Hmong. Je rencontre les cyclistes à la fin de la journée seulement. 33 L’étrange voyage d’un gecko Une autre superbe nuit. Mes intestins sont calmes. Dernier déjeuner solo chez Debra, avec la belle Phim. Je fais ma valise et la dépose à la réception. Je règle mon séjour et j’attends Gikong qui arrive à 10 h pile, tel que convenu. Il a une petite moto, « motobike », jaune. Je me trouve très serré et pas très solide derrière mon chauffeur, mais je m’agrippe. Il me conduit vers le lieu du festival en empruntant le vieux pont de métal et de planches. Je me ferme les yeux. Une foire à la gitane, super sympathique. Ces gens d’un commun héritage qui se rassemblent pour leur Jour de l’An. Des dizaines de tentes, pavillons et autres abris entourent le champ festif. C’est boueux encore par endroits. Des tentes restaurants, de phô, de cola et de Beer Lao. Des fruits ambulants, des bonbons bananes. Je croque un petit fruit comme une tomate cerise qui goûte le piment fort. Gikong me fait croquer un bonbon fait de riz sucré pressé dans une feuille de bananier. Tout est gris. Sauf, les gens. Les Hmongs, des centaines, déambulent sur le lieu en arborant fièrement leurs costumes traditionnels. Beaucoup de rouge et de blanc. Beaucoup de pompons, chapeaux décorés, breloques métalliques, souliers colorés. C’est calme, serein. J’observe quatre activités principales. Premièrement, évidemment, il y a une saine compétition pour le costume le plus beau, le plus élaboré, le plus compliqué. Ils, surtout elles, se pavanent. C’est très beau. Puis il y a ceux qui jasent entre eux, par petits groupes. surtout les plus âgés, les adultes. Ce sont Partout aussi, il y a ceux qui jouent. Il y a une joute de foot là-bas. Il y a une tente où on visionne des DVD de chanteurs populaires. Il y a les tentes de gambling. 34 L’étrange voyage d’un gecko Puis il y a ceux-ci. Que des jeunes, surtout des ados, mais aussi des enfants. Ils forment deux haies, l’une en face de l’autre, laissant environ deux mètres entre elles. Des balles sont échangées entre les deux lignes, lentement, sans compétition, sans ordre, sans rythme. Certains jasent, d’autres sont silencieux. Ils rejoignent les rubans humains ou les quittent quand ils le veulent. Gikong m’explique le jeu. En rejoignant une de ces lignes, un ou une jeune espère rencontrer et échanger, sans pression, avec quelqu’un du sexe opposé. Un genre de « dating game ». L’échange de la balle est symbolique. Elle établit un lieu, une occasion d’échanger des sourires, des noms, des questions, des réponses. Selon mon ami, presque tous les mariages chez les Hmong auraient leurs origines lors d’un tel jeu. On me fait une place dans la ligne. J’hésite, je regarde autour. Je suis probablement le seul falang ici. En plus, je dépasse d’au moins un pied tous les autres. Enfin, je suis la seule tête grise sur le lieu. Je dois déjà être le sujet de toutes les conversations. Je me sens un peu sur la sellette. J’y vais quand même. Une jolie Hmong tout accoutrée me lance sa balle. Je l’attrape un peu maladroitement, gêné. Je lui souris, la seule communication possible. Nous nous échangeons la balle quelques fois, puis je lui indique que je vais quitter le jeu. Elle me sourit amicalement. Ouf. Il est trois heures trente, de retour à la villa. Je récupère ma valise et je pars, à pied, vers le Salla Prabang, mon nouvel autel. C’est à peine à un kilomètre d’ici. Un tuk-tuk en chômage accourt. Il me demande 15,000 kips. Je lui ris au nez, gentiment. Je lui en offre 5,000. Il accepte en bon joueur. Le Salla est très mode. J’y ai d’ailleurs demeuré en 2009. Je vais quand même m’ennuyer de mon humble villa des derniers dix jours, de ma terrasse, de Li, du café. Bon, allons, c’est la fin du cycle Gecko de mon voyage. De solitaire et contemplatif, il est temps de passer au cycle Dragon, de cracher le feu, de voler. 35 L’étrange voyage d’un gecko Deuxième partie : Le Cycle du Dragon rouge 36 L’étrange voyage d’un gecko « Il arrive que la réalité soit trop complexe pour la transmission orale. La légende la recrée sous une forme qui lui permet de courir le monde. » Lemmy Caution, introduction d’Alphaville. Je m’installe dans ma chambre au Salla Prabang. Avec effroi, je me rappelle que je n’ai pas payé le supplément pour ne pas avoir à partager ma chambre. Je me croise les doigts. J’espère que les dés joueront en ma faveur. Vingt minutes passent et David se présente à la même chambre. Il sera donc mon compagnon de chambre pour les prochains 15 jours. Les dés. Je ne devrais jamais jouer aux dés. Je m’y rends, m’y résigne rapidement. David semble gentil, calme, discret. Ce nouveau cycle de mon aventure m’en demandera beaucoup plus que ça. C’est ma force. De m’adapter, de faire avec tout. Pas de problème. Dans le lobby du Salla, les huit cyclistes se rencontrent. David: un peu plus jeune que moi? Difficile à dire. Très accommodant, tranquille. Il ne me semble pas super allumé. Il doit être un suiveur. Son accent est british. Ne parle pas beaucoup. 37 L’étrange voyage d’un gecko Tam : Tammy, jolie femme, mi-quarantaine, petite, athlétique, allumée. Sympathique. Elle se maitrise parfaitement. Semble confortable. Sociable mais protectrice de son espace. Ni meneuse, ni suiveuse. À suivre. Ania : slave! D’allure et de comportement. Molle, sans éclat. Très intelligente, articulée, yeux pétillants. Pourrait avoir des hauts et des bas. Elle me semble être ici un peu à reculons. En couple avec Steve? Steve : très sympathique, un peu ourson de peluche. Quarantaine, belle personnalité, solide, gentil. Probablement un leader naturel. Un peu trop. Jhonas : énergumène, adonis, égocentrique. Peut-être une comédie qui cache un bon gars. Veut être le leader mais n’en a aucune qualification. À guetter. Monica : regard franc, intelligent. Très peu bavarde. Authentique. Solide. Probablement très allumée. Me rappelle une collègue que j’ai admirée. Erika : mi-cinquantaine, personnalité de bonne-sœur. Elle sait tout, possède la vérité absolue. Comportement de thérapeute. À éviter. Se cherche des disciples admirateurs. Sourire faux. Je donnerais beaucoup pour savoir l’évaluation qu’ils font de moi. Yen : notre guide se nomme Saylom mais insiste pour qu’on l’appelle Yen. Il ne dégage rien en ce moment, ni positif ni négatif. Son écoute est un peu courte. Il lit aussi peut-être mes compagnons. Il se protège peut-être. Nous nous rendons en minibus à l’entrepôt de vélos, à une vingtaine de minutes de l’hôtel. En pleine noirceur, nous essayons, ajustons et apprécions nos vélos. Je suis content du mien. Il semble en très bon état. Surtout, c’est un 21 pouces, assez haut pour moi. 38 L’étrange voyage d’un gecko Je déjeune sur la terrasse du Salla, seul, me protégeant de toute compagnie en rédigeant ces notes. Je veux me réserver les initiatives des éventuelles complicités. Un petit message subliminal que je suis solitaire, aide. Mes compagnons me laissent tranquille, à part les très correctes salutations d’usage. Erika passe près de moi et me dit, hautainement, qu’elle a déjà rédigé ses notes, elle. Elle m’est déjà bitch. Je ne la crois même pas. Le temps est frais ce matin. Le soleil, la brume, les montagnes et les vents se chamailleront aujourd’hui. Cependant, la pluie semble être restée au lit pour la journée. La journée se déroule dans et autour de Luang Prabang. J’ai déjà tout vu, mais je suis sans rien dire. Bonne occasion de poursuivre mes observations et évaluations de mes nouveaux amis. Jhonas n’est pas avec nous. Il a décidé d’aller faire de l’escalade! En vélo, nous visitons les temples et les musées obligatoires. Le groupe fonctionne bien. Steve m’irrite un peu. Il n’arrête pas de faire le pitre, un peu trop. Il est le seul à se trouver drôle. Tam, Ania et Monika sont très sympathiques, gentilles, agréables. Erika m’énerve. Yen ne démontre pas assez de leadership. Le dîner est libre, à chacun de voir. J’ai l’intention de m’esquiver, de partir seul. Tam me coince à l’écart et me demande si elle peut m’accompagner. Voilà, une première alliance qui me plait beaucoup. Je l’amène à « mon » café pour siroter un expresso à la Lao. Elle adore. Nous jasons facilement, ouvertement. Pas trop de questions personnelles, encore. Monika passe et nous la hélons. Nous dînons ensemble, les trois. Agréable. 39 L’étrange voyage d’un gecko Super sympas, les filles. Le soleil est au rendez-vous, il a gagné la bataille des cieux. Tout est parfait. Je suis heureux. Je suis un dragon qui a hâte de cracher son feu. La tête de Phu Si nous accueille comme rois et reines. J’avoue au groupe que c’est ma huitième montée depuis une semaine et demie. Je me garde d’en faire une vantardise. Raté. En vélo, nous traversons le terrible pont qui me fait si peur. J’y arrive à peine. C’est surtout parce que mon orgueil m’interdit de révéler mon acrophobie, du moins pour l’instant. La petite route arrière de ce village de faiseurs de papier me donne ma première gorgée salée de vrai vélo de cette aventure. J’adore. Un bon vélo, un bon guide pour s’occuper de tout le reste, c’est le bonheur. La femme recueille habilement la pâte de fibres sur le cadre. Elle délie délicatement les plus gros mottons. Elle laisse l’excès d’eau s’écouler. Elle appuie le cadre au soleil. Simple, efficace. Le maudit pont me nargue encore. Je le retraverse sans mourir, mais pour la dernière fois, je me le promets. 40 L’étrange voyage d’un gecko Un peu de merde à l’hôtel. Yen est parti et n’a pas prévu le remisage des vélos. Le commis de l’hôtel refuse leur entreposage. Je demande de voir le proprio que je sais sur place. Le monsieur japonais arrive rapidement. Je lui explique le problème et il m’offre immédiatement une cour proche et sécurisée. Le groupe m’accepte déjà comme celui qui se débrouille, qui se démerde. Une autre merde, celle-ci vraie. La toilette de notre chambre no 103 n’évacue pas. Le commis, maintenant gentil, nous trouve rapidement une autre chambre au no 102. Cette toilette ne fonctionne pas plus. Finalement, la toilette au no 101 fonctionne. David se couche rapidement. rejoins. Je prends un thé au lobby et je le Un avant-midi de vélo d’enfer, comme j’aime. montée, villages Lum, Hmong, Khmu. Trente kilomètres de Super. Je ne veux rien de plus. David est vraiment bien. Je suis à l’aise avec lui, et il semble l’être avec moi. Tam, Ania et moi sommes déjà un sous-groupe bien arrimé. J’ai maintenant compris qu’Ania est en couple avec Steve, et que Jhonas est en couple avec Monika. En montée, Erika tente de contrôler le groupe. Elle agit comme tête de file, militairement pointant les trous, les obstacles. Je refuse. Il faut la briser tout de suite. Je la dépasse rapidement. Elle s’y objecte vertement. Je ris et je lui crie que dans ce voyage, je fais ce que je veux, quand je veux. Les autres entendent et se mettent aussi à briser la file et à pédaler en pleine liberté. Yen se tient à l’arrière, silencieux. 41 L’étrange voyage d’un gecko Je suis en haut de la chute Yiang Si. C’est beau. Un joli parc bien aménagé avec ses piscines naturelles où nous sommes invités à plonger. L’eau est froide, très froide. Personne n’ose. Nous nous dispersons dans le parc, un peu chacun pour soi. Il est entendu que nous retournons individuellement, sans s’attendre. J’aperçois Tam qui se promène seule. Je ne sais pas si elle veut être seule ou si elle ne veut pas me déranger. J’aimerais bien être avec elle, mais je décide de ne rien brusquer. Avant d’entreprendre la descente vers Luang Prabang, je me paye une brochette de poulet et une bouteille d’eau sur le bord de la route. Ces petits restaurants de route sont tous semblables. Une ou deux tables sommaires, souvent recouvertes d’un plastique très usé, plus ou moins propre. Des nouilles, du riz, du poulet, du porc et du poisson. Bon, pas cher. Je m’arrête à mi-chemin, un petit village. Une petite fille, pas plus de quatre ans, s’approche de moi. Robe sale et déchirée, nu-pieds, gros sourire, gros yeux d’ébène majestueusement voyant tout. Je lui retourne mon plus beau sourire et je me mets à sa hauteur. Sous son bras, elle a un petit livre. Je pointe vers le livre et je lui demande par signe si je peux voir. Elle s’empresse d’ouvrir son trésor et se met à me débiter des mots sans sens pour moi, en pointant les images imprimées. Je reconnais immédiatement un des livres de Gikong. Je pointe à mon tour le dessin d’un canard. Je lui dis en anglais « duck ». Elle me regarde, pense un instant et me lance un mot que j’imagine dire canard en Lao. Nous faisons presque tout le livre de cette façon. Ni elle, ni moi, ne retenons aucun des mots de l’autre. Mais, l’échange chaleureux, la facilité de communication, la volonté de connaitre l’autre, tout ça m’émerveille. Un moment unique, magique. 42 L’étrange voyage d’un gecko Tout est parfait. Une telle journée mérite un bon café. Je suis agréablement surpris de voir Tam assise à « mon » café que je lui ai fait connaitre hier. Elle me hèle et m’invite à la rejoindre. Deux cafés divins, une femme qui m’est de plus en plus divine. Tout est parfait. Je me douche et rase mes joues poilues des derniers 10 jours. Je passe au marché faire mes adieux à Gikong. Je lui raconte ma rencontre du village. Je passe aussi au Ikon Klub faire mes adieux à Lisa et Michelle. La lune est pleine, majestueuse. Elle m’inonde de bons esprits. Je déambule lentement, seul, sans but, par cette soirée superbe. Toute jolie, en robe très sexée, Tammy m’accoste. « Hi Phil! ». Son accent australien est savoureux. D’un commun accord, nous dînons ensemble. D’un commun accord, nous poursuivons la soirée en marchant, longtemps, parlant, doucement et s’émerveillant du lieu, du temps, du moment. Je veux lui prendre la main. Je pense qu’elle accepterait. À suivre. Adieu Luang Prabang. À bientôt. 43 L’étrange voyage d’un gecko Le minibus nous transporte au village situé sur la rive opposée aux cavernes de Pak Ou. J’ai envie de m’excuser, de ne pas traverser. Je me tais et embarque avec le groupe dans un gros trois-planches pas très stable. La visite est assez rapide. Je guide Tam dans les noirceurs du lieu sacré. Nous revenons sans nous mouiller. Le minibus nous amène un peu plus loin avant d’enfourcher nos vélos. J’avoue ne plus savoir où nous sommes, ni vouloir le savoir. Jhonas, lui, nous fait mirer sa grosse montre GPS, altimètres, 3G. Bravo Jhonas. Je n’en ai rien à foutre. Nous devons faire 80 kilomètres de vélo cet après-midi. mais faisable. Ambitieux, Le paysage se métamorphose. Nous suivons des vallées qui s’entourent de plus en plus de magnifiques montagnes en aiguilles. Les villages en chapelet deviennent plus propres, plus purs. Moins de plastique, moins de toiles déchirées, colorées, moins de bidons, moins de déchets. Une dernière boucle montante en aveugle et nous arrivons, exténués, au ciel, au paradis, ailleurs que sur la terre, sur Vénus peut-être. En bas, cette rivière, ce village, ce pont, incroyable. Une scène extraterrestre. Une falaise géante, indescriptible, se fait baigner par le soleil déjà bas et rouge. Ici et là, partout, des pics rocheux sortis de l’enfer défient le possible. La jungle, les lianes n’osent même pas les gravir. Gigantesque, inimaginable. Je suis privilégié. Je suis humble, et heureux. C’est avec les ailes du dragon tout puissant que je dévale la montagne vers ce lieu magnifique. Nong Kiew, notre base pour les prochains jours. 44 L’étrange voyage d’un gecko Notre hutte, que je partage avec David, est tout à fait, complètement parfaite. Ses pilotis pieds dans la rivière, sa véranda surplombante et face à la grande falaise, notre hutte, j’y vivrais toute ma vie. Incroyable. La lune, toujours quasi pleine, s’annonce et ajoute sa propre poudre magique au lieu déjà irréel. Elle souffle des poussières lumineuses sur les flots de la calme rivière, le Lam Ou, qui coule à nos pieds. Ici, maintenant, en ce moment, tous mes sens sont totalement, purement éveillés. Un autre de ces plus beaux moments de ma vie. Et oui, je permets à mes yeux de mouiller. essence même se révèle, encore. Il me semble que mon Sur ce beau balcon, en attendant l’heure du souper, David et moi avons une première conversation réelle. Il me parle de sa carrière d’avocat terminée en queue de poisson, de sa famille un peu éclatée. Je le sens seul, triste. Je lui parle un peu de moi. Il s’intéresse au phénomène Québec. Il est très érudit. Je sais maintenant que nous partagerons l’espace de nos nuits sans problème. Au souper, à la cuisine sommaire de l’auberge, le groupe est morcelé. Monika et Jhonas tardent à arriver. Assis en rond, sur des nattes de bambou autour d’une petite table de bois sale, Ania, Steve, David et moi nous amusons à nous moquer de Jhonas que personne ne semble apprécier. David vide vite une grosse bouteille de bière locale. 45 L’étrange voyage d’un gecko L’alcool lui délit la langue. Il s’empêtre dans ses mots mais nous fait bien rire. Je ne vois pas Tam. Elle s’était plainte de fatigue plus tôt. Peut-être qu’elle dort. Cinq heures du matin, je suis sur le balcon à siroter un café Nescafé instantané. Tout en souhaitant de beaux rêves à la lune, j’attends le soleil. J’écris ces notes avec ma lampe LED de front. Il fait frais, confortable. La magie du lieu s’accentue de minutes en minutes alors que les coqs du village s’égosillent et que les vapeurs de la rivière blanchissent à l’approche du jour. Seul, dans ce gris restant de la nuit, je marche au village. Déjà, quelques femmes balaient leur balcon, leur devanture. Une petite pluie fraiche de quelques minutes vient dorer la rue de glaise rouge. Du pont, je peux voir des pêcheurs déjà à l’œuvre, lançant leur filet, tirant leur ligne. Ils pêchent peut-être mon déjeuner. Enfin, le soleil lance ses premiers rayons gênés. La brume se morcelle mais s’entête à s’accrocher, comme des fantômes récalcitrants, aux flancs rocheux des nobles falaises géantes. Le tout est humiliant, rapetissant. On s’y sent géant et minuscule à la fois. Ma caméra chôme. Aucune prise de vue, aucun cliché ne pourrait rendre justice à ce lieu. Ce nouveau cycle d’aventures devient profondément personnel. Même l’excitation de partager éventuellement ce que je vis, me quitte. Je suis de plus en plus un vivant du moment. Il n’y a que le moment qui est vrai. Cette vérité vitale ne se partage pas. 46 L’étrange voyage d’un gecko Les circonstances, les lieux, mon bien-être profond érotisent la matinée et titillent ma libido. Son beau corps en santé, sa personnalité agréable. Ici, maintenant, je pense à Tammy. Je lui ferais l’amour. Je crois qu’elle voudrait bien. C’est décidé, je vais m’ouvrir, la laisser s’ouvrir. Je vais lui dire. Érika vient troubler ma paix. Mes poils se dressent. Il est rare pour moi d’être si rébarbatif d’un individu. Je m’éloigne sans trop l’insulter, mais sans m’excuser. Le jeune Mhoun, ami de Yen, se joint à nous pour le déjeuner. Il me jase avec un assez bon anglais. Il est gentil. Le groupe se retrouve au quai du village, avec sacs-à-dos allégés, prêt pour le voyage vers le « homestay » pour deux nuits dans la jungle. Nous sommes sur un « long boat », montant vaillamment la Lam Ou. Le courant est assez rapide et violent. Notre chauffeur en connait les moindres coins et recoins. Il manœuvre habilement. Il se retourne subitement et me crie quelque chose. pied gauche. Il vocifère. Il pointe mon Je vois. Je lève mon pied qui bloque le câble rouillé relié à la gouverne. Désolé. L’embarcation contourne les rochers, grimpe les cascades, repousse les rives boueuses. Le paysage, si c’est possible, devient encore plus beau, plus incroyable. Je suis vraiment sur une autre planète. Ici et là, de petits trois-planches arpentent les rives, les baies plus tranquilles, traînant, jetant leurs filets. Là-bas, des buffles s’abreuvent. 47 L’étrange voyage d’un gecko Nous faisons la pause dîner au Ban Muangngoi, après plus de trois heures de navigation excitante. Yen nous explique que cette région, et aussi plus au nord, a été lourdement bombardée par les Américains durant la « guerre secrète ». Les douilles et les carcasses de bombes sont partout. Les gens en on fait des poteaux de clôtures, des pots de fleurs. Ces bombes « made in USA » ont tué plus de cinquante pour cent de la population du Lao du nord. Je laisse le groupe partir plus haut en forêt pour visiter des grottes qui ont servi d’abris durant les attaques. Je souhaite secrètement que Tam reste avec moi, au village. Petite déception. Un petit restau, une table, trois ados. J’ai le goût d’un café. Un des jeunes se lève, et ayant deviné, m’invite à venir occuper la table. Les autres se lèvent aussitôt pour dégager. Avec de simples signes, je les invite tous à rester, s’ils veulent bien partager la table. Kiew, celui qui m’a invité, me parle en anglais très hésitant. Suffisant par contre pour un échange fantastique. Il a 22 ans, sans travail, donc sans épouse. Il est intelligent, vif, débrouillard. Je saisis la grande pauvreté de ressources ici. Pourtant, leurs fermes, la rivière, la jungle leur fournissent tout l’essentiel et plus. Je suppose que la venue récente et toujours parcimonieuse des riches touristes a créé de nouvelles attentes. Kiew me parle des peuples Lao. Il s’annonce fièrement Lum, de la tribu dominante. Il me dit qu’en montagne, les Hmongs font des ravages. Il les pense sauvages. Je me promène lentement dans le village. Des hommes rafistolent leurs filets, les femmes balaient, cuisinent, s’occupent des enfants. Je dois rejoindre le groupe au seul restau du village apte à nous nourrir: trois tables. Le propriétaire l’a même baptisé Ning-Ning. Le Ning-Ning est constitué d’une terrasse sur une plateforme surélevée à peine protégée par un toit rafistolé. Quelques enfants bourdonnent tout autour. La cuisine est sous la terrasse, deux creusets de terrecuite. 48 L’étrange voyage d’un gecko Une autre heure de pirogue. Le village Ban Sop Jam se trouve à la pointe d’une coudée aiguë de la rivière. Aucune route ne se rend ici. Plusieurs petites pirogues dorment sur le banc de sable que la rivière nourrit constamment. Le village d’environ vingt huttes de bambou alignées face à face sur la seule rue de terre, est féérique. Pureté, propreté, calme. Yen nous assigne nos huttes, deux par deux. David et moi avons la hutte du chef du village, sous la gouverne de Doum, la femme de la maison. Nos nattes sont à l’étage, avec huit autres, l’une à côté de l’autre. Yen nous invite à une randonnée dans la jungle. Nous partons avec Steve, Ania et Monika. Un jeune garçon d’environ 12 ans nous guide tandis que Yen ferme la file. Il s’agit de gravir la montagne vers un autre village encore plus isolé. Pendant une grosse heure, nous suivons une minuscule piste glissante, empêtrée, franchement dangereuse. Je glisse et le bambou à qui je demande de me retenir se brise. Je me retrouve trois mètres plus bas, ensanglanté, emboué, mais sans cassure. Yen me retire, me remonte, puis s’esclaffe de rire. Mon dos saigne d’une longe égratignure rouge. Je sais que ce n’est pas profond. Le bambou cassé aurait pu me transpercer, m’empaler. « Mon père est mort en 2010, empalé sur un bambou dans la jungle profonde du Lao. » Je ris. Ceci doit être une fiction, je dois rêver. La machette du jeune se fait aller, un peu nonchalamment. Ce ruisseau se traverse sur un arbre tombé à travers. Pas pour moi, je traverse dans l’eau claire. Six sangsues se régalent sur mes chevilles. Je connais. Je les ôte. Deux très jeunes filles nous croisent, un lourd panier pendu sur leur tête, rempli de bananes, de bambou, de grosses fleurs belles. Elles reviennent de faire l’épicerie de jungle, une cueillette. Enfin, le village s’annonce par la « porte », sorte de totem qui, nous dit-on, empêche les mauvais esprits d’y pénétrer. Il y a une fébrile 49 L’étrange voyage d’un gecko activité. Un mariage. Les garçons ont mis leur chemise propre. Les filles, toutes nues et sans gêne, finissent de laver leur longue chevelure noire au puits central. Elles sont belles, très belles. Tous nous regardent sans grande joie. dérangeants. Gênés. Nous nous sentons intrus, Même Yen n’arrive pas à communiquer avec les habitants. Le dialecte d’ici est trop loin du sien. Un petit singe apparait sur un balcon. Il nous dévisage. l’attrape et nous le montre en grimaçant. Un enfant Pas question de retourner par la même piste. Yen nous offre de plutôt descendre à la rivière et de convaincre un pêcheur de nous ramener, pour un prix. Nous acceptons volontiers. Nous nous entassons tous dans un tout petit trois-planches troué. Oui, mon testament est en ordre. Au moins, mes fils pourront dire que leur père est mort lors d’une aventure capotée. Ouf, dix minutes tendues plus tard, nous accostons. survécu nous assaille. La joie d’avoir En remontant au village, une ado tire et pousse un gros chariot portant trois ou quatre gros sacs de riz. Steve et moi courons vers elle et empoignons le chariot. Riant, criant, à la course, nous le montons jusqu’au village. La fille nous trouve drôles, elle rit de bon cœur. Elle apprécie. Je ne sais pas ce que je ressens. Je ne sais pas. Seulement, je sais qu’à date, la journée a été authentique et spéciale. Je sais que je suis toujours très heureux. Je baigne dans le bonheur. Doum est chargé du repas pour le groupe. suffisant. La nuit s’annonce déjà. Un repas simple mais La soirée est illuminée par la grosse, belle lune. Mais aussi par des lueurs féériques émanant de partout, comme des effluves de 50 L’étrange voyage d’un gecko fantômes, maintenant bienveillants. Le village est serti entre deux fabuleux rocs solides s’élevant au nord et à l’est, la jungle profonde au sud et la rivière Ou à l’ouest. C’est magnifique. Je suis pauvre de mots. La réalité dépasse les mots. Tammy est taciturne. Elle s’isole souvent. Elle ne semble pas dans son assiette. Je m’approche. Je lui offre mon oreille, lui dis mon inquiétude. Elle m’assure que tout va, sans grande conviction. Elle rajoute, d’une voix éteinte, qu’elle supporte de moins en moins certains membres du groupe. Elle loge de pair avec Erika. Merde. Je lui fais promettre de me parler plus tard, si elle en ressent le besoin. Je lui dis qu’elle m’est devenue importante, que j’ai beaucoup d’estime pour elle. Je lui dirais mieux, plus, mais je n’ose. Elle me sourit. Tristement. Je la laisse. Je me couche au dortoir familial, sur ma natte, sous un filet bien ancré. Le village s’endort aussi lentement. Les nombreux chiens prennent possession de la rue et des cours. Ils règlent quelques comptes entre eux, font un brin de cour aux chiennes en chaleur. Le calme revient rapidement. Le silence s’installe. La nuit est longue. Je dors par petits bouts. Je n’ose me lever. De peur de réveiller la hutte, les chiens, le village. Les coqs sonnent la fin du silence. Il est quatre heures. Je me lève, enfin. Malgré le piètre sommeil, je me sens bien, en forme. Prêt pour une autre journée onirique. 51 L’étrange voyage d’un gecko En cherchant un bananier à arroser, derrière la hutte, j’aperçois quelques villageois accroupis autour d’un petit feu. Ils chauffent de l’eau et grillent quelque viande sur des tiges de bambou. Ils me voient. Ils me font signe de m’approcher. Un jeune s’empresse de m’offrir une bûche. Je le remercie et m’accroupis avec eux. Seuls de larges sourires peuvent être échangés. C’est suffisant, confortable. Je leur offre des cigarettes qu’ils acceptent avec joie. Nous fumons en silence. Sur une des brochettes, grille ce qui ne peut être qu’un gros rat. Il est déjà tout noir, calciné. Je pointe en demandant: « rat? ». Un des hommes empoigne le bambou, dépèce une jambe arrière du muridé et me l’offre. Trop cuit, sans goût, mangeable. Je gruge jusqu’à l’os sous les regards amusés de mes amis matinaux. Quatre heures et quart du matin, je viens de déjeuner au rat. Beau début pour cette nouvelle journée! Mes compagnons et compagnes apparaissent lentement. Chacun y va de sa litanie. Pas dormi. Mal dormi. Une voix commune, m’excluant, s’élève pour exiger de retourner sur la route, de ne pas dormir ici encore ce soir, tel que prévu. Yen se montre compréhensif et nous assure qu’il fera ce que nous demandons. 52 L’étrange voyage d’un gecko Je passe la prochaine heure à tenter de calmer, raisonner, convaincre mes amis de résister à l’angoisse d’une nuit ratée, d’oser passer une autre nuit ici. Enfin, ils avouent avoir cédé à une panique passagère et acceptent de rester. Sauf ma belle Tam. Elle veut retourner. En privé, elle me dit que ce n’est pas son sommeil manqué qui la chasse, mais notre chère Erika. Tam ne veut plus passer une minute de plus avec la folle. Je lui offre de troquer de hutte. J’aimerais lui offrir de noyer Erika. Je ne veux pas que Tam parte, même pour une nuit. Je lui dis qu’elle me manquera trop. Ses yeux s’embuent et elle me dit que je lui manquerai aussi. Je l’embrasse. Elle m’embrasse. C’est chaud, bon. Je la laisse partir. Les petites pirogues nous traversent sur l’autre rive. Le Lam Ou est calme ce matin, ici. Des dizaines de gros et petits cochons et plusieurs buffles broutent à l’orée de la jungle et arpentent la plage. Les bêtes nous ignorent. La piste est beaucoup plus aimable qu’hier. Elle suit une vallée. Le sol est sec et la végétation docile. Nous marchons sans presse pendant près de deux heures. Nous ne rencontrons qu’un chasseur solitaire. Il porte un fusil fabriqué maison; un tuyau de métal ficelé sur des bouts de bambou, un mécanisme de mise à feu du dix-septième siècle. La poudre noire propulse la bille de fer. Je tressaille pour lui. La vallée s’ouvre devant nous. Des champs de riz, bien ordonnés, s’étendent en friche. Une hutte, un hangar sur pilotis, deux buffles, des poules, quelques enfants. Yen nous présente le fermier et sa femme qui nous feront le dîner. La femme égorge deux grosses poules devant nous. Erika fait l’offusquée et se déclare contre toute forme de cruauté envers les animaux. Conne. 53 L’étrange voyage d’un gecko Le fermier nous offre d’aller à la pêche avec lui, à son « fish pound », son trou à poissons. Nous nous y rendons volontiers. Le trou est un trou, trou d’eau stagnante, d’eau sale. Quand nous comprenons qu’il faut aller dans le trou à poissons pour attraper le poisson à la nasse, nous laissons le fermier travailler seul. Le poulet et le poisson en brochette s’avèrent cuirassés, durs, à peine mangeables. Nous grignotons par politesse, sans appétit. L’endroit est beau, magnifique. loin du groupe. Je déambule dans les champs secs, Deux enfants cueillent des herbes avec de longs couteaux méchants. Je m’approche pour observer. Ils savent les herbes à couper, celles à laisser. Ils sont rapides, efficaces. Bientôt leurs petits sacs de peau portés en bandoulière sont pleins. La rivière nous accueille à notre retour. Aucune pirogue cependant. Derrière nous, d’une autre piste, apparaissent deux jeunes filles, comme celles d’hier en montagne. Celles-ci portent de lourds paquets de bouts de bambou. Elles se plantent sur la rive et attendent. Bientôt, sur l’autre rive, un pêcheur pousse sa pirogue et traverse vers nous. Ses premiers passagers sont les petites filles. Il doit revenir deux fois pour nous traverser à notre tour. Steve et moi sommes les derniers. La pirogue accoste et nous embarquons. La pirogue vacille, tangue. Je n’aime pas. Au beau milieu, la pirogue prend l’eau, verse. Je saute à l’eau, Steve aussi. Le pêcheur ne semble pas préoccupé. Il reste sur sa pirogue submergée. Nous nageons calmement vers la rive. Nous rions de l’aventure. Un rire un peu jaune. 54 L’étrange voyage d’un gecko Ce soir, nous avons droit à la cérémonie d’accueil. Yen nous explique que c’est très sérieux. Que le village se doit de nous faire cette cérémonie. Que nous devons être respectueux au risque d’insulter les villageois. Nous sommes conviés à l’intérieur de la hutte du chef du village. Au milieu de la seule pièce, un grand plateau rond est décoré d’un complexe montage de fleurs, de rubans, de feuilles. Tous les hommes du village nous attendent, aucune femme. Nous nous assoyons à l’indienne en nous assurant de ne pas pointer les pieds vers quiconque. Yen agit comme interprète. Le chef, petit homme trapu et vieux, les yeux vifs, le sourire absent, se lance dans une longue, lente et glutineuse psalmodie. Yen explique qu’il fait des souhaits pour chacun de nous. Sur un signe du chef, chacun des villageois vient nouer un fil de coton autour de nos bras. J’en récolte une bonne vingtaine. Il faut les garder au moins trois jours pour que les souhaits du chef se réalisent. La bouteille de vin de riz se promène maintenant. Un toast bien officiel nous est offert. La bouteille repasse. Et repasse. Je ne fais qu’effleurer le liquide, question d’honneur, et je glisse discrètement mon verre plein à Ania qui elle, engloutit tout d’un trait. La première partie de la cérémonie se termine. soirée. Le reste viendra en Pendant que nous soupons tous ensemble et que la noirceur prend lentement sa place, des jeunes amoncellent du bois, dans la rue, devant notre table. D’une hutte plus loin, on entend un violon chanter. Je m’amuse avec les jeunes. Ils me montrent un jeu. Des petits cailloux, gros comme des pois, sont claqués avec les doigts vers un petit trou creusé à même le sol. Il s’agit d’amasser des points dans le trou tout en repoussant les cailloux des autres. Génial. Un minicurling. Je jase avec eux, par signes, par grimaces. J’en prends un sur mes épaules. Je fais un tour de hutte en sautillant. Les autres veulent leur tour. Pas les filles. 55 L’étrange voyage d’un gecko Du coin de l’œil, j’aperçois un autre attroupement d’enfants autour de David. Il jongle avec trois cailloux, très adroitement. Il sourit. Les enfants sourient. David ose. Bravo pour toi, mon ami. Du coin de l’autre œil, je vois un petit homme derrière une hutte qui semble tirer une arme, une arbalète, peut-être. Je m’approche. Il m’accueille gentiment. Il me montre son arme. Trois bouts de bambou bien formés, assemblés, ficelés serrés. Une corde de cuir bien tendue. Une petite fléchette sans aile, bien pointue. L’arme est déjà bandée. Il me pointe un petit cerceau sur le sol, à environ quatre mètres. Il pointe, vise et tire. En plein milieu du cerceau. Je suis impressionné. Il m’invite à essayer. Je ne peux même pas bander l’arbalète, la tension est trop forte. Il le fait adroitement pour moi et me repasse l’arme. J’y installe la fléchette, pointe, vise et tire. Je suis surpris par la vigueur du tir. Beaucoup de puissance. Ma fléchette rate la cible, bien entendu, mais pas très loin. Le feu est déjà allumé. Les gens du village se pointent. Un tambour, un violon: l’orchestre. Six filles de onze-douze ans en costume du pays. Le cœur et la troupe de danse. 56 L’étrange voyage d’un gecko Très sérieux, très beaux, très rythmés, les chants sont aussi dansés. Des petites clochettes agrémentent le tout. Les jeunes filles viennent vers nous. Chacune choisit parmi nous et nous invite à la suivre, à former un double cercle autour du feu. Elles sont au centre. Le tambour entonne un rythme calme. Les filles nous montrent les pas. Nous devons les imiter, les suivre. Deux pas de côté pour tourner, deux pas en avant pour un face à face. Toujours le même pas, le même rythme. Autour du feu. Chaque « couple » se regarde. Un va-et-vient transcendant, centré sur la flamme enjouée, entourée et protégée par la terre fertile, les montagnes géantes, la jungle vivante, la rivière nourricière, la lune maternelle et ce ciel de nuit éternellement beau. Elles reviennent plusieurs fois, choisissent un ou une partenaire différent. Puis c’est à nous. À nous de choisir. Le tout est plaisant. Chacun semble apprécier cette danse entre gens qui ne se connaissent pas, mais qui apprennent à se connaitre. Quelle bonne nuit. Je suis certain que mes amis auront aussi connu une bonne nuit. Réveil parfait. Avant les coqs. village-trésor aujourd’hui. Réveil parfait et triste. Je quitte ce Je marche la rue, d’un bout à l’autre, deux, trois fois. Tel un esprit bienveillant, j’observe le village se réveiller, par les coqs maintenant, sûrement. Les chiens me sentent, m’observent en baillant. Déjà, deux femmes s’affairent à leur métier à tisser de nouveaux tissus, dans une lumière à peine éveillée. Elles profitent de la paresse de bébé, du mari, pour s’avancer dans leurs travaux. 57 L’étrange voyage d’un gecko Les beaux tissus, souvent fabriqués en foulards larges, sont de soie pure. Les vers à soie sont cultivés dans les fermes à peine cernées de la jungle environnante. Les cocons sont lavés, cadrés, filés, teintés et embobinés ici même, au village. Je dois en acheter un avant de quitter. Cette production, descendue de temps en temps aux villes par la rivière, est leur seul économie externe. Ce n’est pas une production industrielle. C’est une production domestique, villageoise. Yen nous assemble et nous guide en haut d’une petite colline au bout sud de la rue. L’école, simple hutte avec des bancs rustiques, s’y trouve. Elle sert tous les villages de la région. Le professeur et les élèves nous attendent. Il y a quelques jours, à Luang Prabang, nous avions constitué un don de quelques dizaines de dollars pour que Yen achète des provisions scolaires pour l’école du village. Étonnamment, il produit des centaines de cahiers, de crayons, d’effaces et autres gâteries éducatives. Le tout est remis bien solennellement aux enfants et au professeur. Sur la hutte-école, il y a une plaque. J’y lis qu’une école de Calgary a contribué à la construction de l’école. Une petite fierté m’habite. C’est le départ. Un dernier arpentage du village, sac au dos, larme à l’œil. Cette fois-ci, notre « long boat » se laisse porter par le courant du Lam Ou. Le batelier n’a qu’à naviguer les chenaux, éviter les rocs et les rives. 58 L’étrange voyage d’un gecko David est assis près de moi. Il me surprend, il me prend le bras. Il est gêné. « Phil, I need to thank you. I just lived the most profound two days of my life, and it’s because of you. » Je ne sais quoi dire. “I have, had, no idea how to behave, how to connect with these people. I observed you. How you connected, how you went forward. How you were simple, open. I dove in and did the same. It so works! Thank you Phil. » Je ne sais toujours pas quoi dire. sourire. Je lui donne mon plus amical Rapidement, nous rejoignons Nong Kiew, notre base. Le quai fourmille de monde, de bateaux, d’activités. Nous peinons à débarquer. À gravir la pente gluante. Je me croirais au Far West. Partout, les gens transportent de la marchandise, sur des chariots, sur leur dos. Montent, descendent, chargent, déchargent. Aucun ordre, total désordre. Des chiens sales, des poules éperdues, des chats émaciés. Motos fumantes, vélos rouillés, camions russes usés. Voyageurs éclectiques, marchands minables, pêcheurs affairés. Sac au dos, je me trouve un bon café à une chope décrépite. Lentement, je marche le petit kilomètre vers le restaurant de route où nous prendrons le repas du midi avant d’enfourcher nos vélos. Tam est là. Elle me sourit. Elle m’assure qu’elle est contente d’être revenue la veille. Qu’elle s’est bien reposée. J’aimerais lui dire qu’elle a raté de belles choses. 59 L’étrange voyage d’un gecko Depuis 30 kilomètres, deux heures, je pédale dur, très dur. Le chemin ne fait que monter. Un petit chemin, asphalté, à peine. La jungle semble le bouffer. Je m’inquiète. L’objectif est de 80 kilomètres aujourd’hui. Je persiste. Tam me suit, me dépasse, souvent. Je me sens vieux. Plus vieux qu’elle. Je ne sais pas si elle se retient, règle son rythme pour moi, ou si elle aussi peine. On ne parle pas à vélo, surtout pas en montée. Me suis-je surestimé? Je cris à Tam de, surtout, ne pas me laisser la retenir. Elle me sourit. Elle est très confortable avec notre rythme, me lance-t-elle. Une pause. Yen dit que les prochains 45 kilomètres sont plats ou en descente. Ouf. J’ai envie de pisser. Les autres aussi. Normalement, en campagne, il n’y a pas de problème. Yen nous le rend difficile en nous enjoignant, surtout les femmes, de ne pas pénétrer la jungle. Sangsues, tics, boas, trous, etc. Il ajoute que des « bugs » aiment les ouvertures corporelles. Nous pissons tous sur le macadam, sans gêne, sans risque. Ce n’est pas tout à fait un village. Plutôt une halte routière, à la Lao. Ou un marché de route. Quelques cabanes dont la devanture ouverte est remplie de marchandises colorées. Beaucoup de motos qui viennent et qui vont. Des jeunes qui se sont donné rendez-vous ici et qui dégustent une boisson et des friandises que les marchandes leur vendent. Ils nous regardent, sans nous regarder. Le passage de falangs par ici est rare. Les jeunes sont forts, en santé, calmes, même silencieux, peut-être à cause de nous. Des enfants font les enfants. Une fille tient en laisse un animal poilu mi-singe, mi-belette. Yen nous dit que c’est à vendre, pour manger. 60 L’étrange voyage d’un gecko La descente est hallucinante. Mon seul défi est de freiner suffisamment dans les courbes en épingles pour ne pas me fracasser sur les rochers. Je sais comment gérer les poules, les cochons, les vaches, les enfants, les chiens, les cornes de bœuf et les bouses glissantes. Nous prenons plusieurs pauses. Ici, un peu passé un petit village, une famille, deux mères d’à peine seize ans, trois ou quatre enfants, une grand-mère. Ils nous observent. Des Khmu. Sur les bras de la vieille, je vois des tatous presque effacés, mais persistants. Je m’approche. Je souris. Je pointe ses bras. Yen me rejoint et essaie de traduire. Il m’explique que le dialecte, ici encore, est très difficile. L’ainée semble curieuse. Yen lui demande si je peux voir ses tatous. Elle s’empresse de relever ses manches. Yen m’explique qu’une tradition ancestrale veut que de temps en temps, dans les villages, une jeune fille se distingue par sa beauté, par les esprits qui l’entourent. Les sages et les shamans la consacrent et des tatous cérémonieux sont gravés sur ses bras. Dès lors, cette petite reine devient influente, importante, vénérable. Le village entier lui portera respect et vénération pour le reste de sa vie. Émouvant, spécial, rare. Une humble hutte. Une table. Quelques boissons froides et friandises à vendre. La dame me demande vingt mille kips pour son seul régime de minibananes. Je lui en donne trente mille. Il doit y en avoir une trentaine, de bananes. J’en offre à tous. Même à la dame qui en accepte une, sa fillette aussi. 61 L’étrange voyage d’un gecko Les fruits sont un peu verts. Se déchirent difficilement. Je fais la démonstration qu’oncle Robert m’avait fait il y a cinquante ans, lors d’une de ses rares visites d’Afrique. Les singes pèlent les bananes par le bout, non pas par la tige. Très facile. Très efficace. Le petit hameau de Viem Kham n’offre rien de spécial. Un bâtiment isolé, propret, avec six chambres sommaires. Une seule salle d’eau, froide seulement. La douche glacée est quand même la bienvenue. J’observe mes compagnons. Après tout, nous sommes tous assez confortables. Chacun a trouvé, fait sa niche, ses complicités. Surtout, nous aimons tous le vélo, la route. C’est notre lieu de rencontre, d’union. Erika a compris. Elle se fait discrète. Presque personne ne lui parle. Nous sommes autour de la seule table-béton. Quatre bancs fixes. Jhonas. Enfin, il s’explique. Il souffre d’apraxie verbale. Une affectation neuronale qui lui bloque le flot des mots, des phrases qu’il veut dire. Il a dû apprendre à parler différemment. Il doit constamment contrôler son débit verbal. Il intègre des stratégies langagières qui lui permettent d’interagir avec les autres. Cette curieuse façon de s’exprimer nous avait induit à le croire pédant, snob, chiant. J’aurais aimé le savoir dès le début. À la noirceur, nous marchons deux kilomètres pour atteindre le seul restaurant en ville. Un bon repas sympathique, agréable. Du poulet, bien entendu, du riz, des tiges de lotus. Au retour, Tam et moi ralentissons le pas. Le groupe s’éloigne. Main dans la main. Nous nous arrêtons. Les étoiles brillent. La jungle est silencieuse. La route déserte. Comme deux ados, nous nous 62 L’étrange voyage d’un gecko échangeons des douceurs qui nous font trembler. Malgré nos pulsions à peine contrôlées, nous convenons que les minces murs entre les chambres du gîte et la disposition des lieux n’offrent aucune discrétion. Nous nous contenterons d’une deuxième douche froide pour ce soir. Sur une petite table extérieure, avant de me retirer, j’écris quelques notes à la lumière de ma lampe de front. Je baille. J’aime ce que j’ai fait à date. J’aime ce que je suis. Je m’habitue aux toilettes « squat », aux douches chaudières-eaufroide, au café Nescafé “3in1”. Rien ne vient troubler ma paix. Noël! Quelle affaire. C’est bien Noël. Personne ne semble s’en soucier ce matin. Les cent-dix kilomètres à faire occupent nos esprits. Quand même, des « Merry Christmas » sont échangés. Je demande à Yen s’il y aurait un poste Internet au village. J’aimerais bien envoyer mes souhaits au Canada. Il me répond avec un petit sourire découragé. Pauvres falangs, semble-t-il dire. Aucun téléphone, aucun Internet. Il n’y a qu’une radio civile au village, pour les urgences. Encore faut-il que l’électricité fonctionne. Ici, dans ces montagnes isolées et isolantes, je réalise que je suis loin. Ici, même l’histoire ne veut pas savoir quel est ce pays, ce lieu d’une guerre sanglante récente dont personne ne veut parler. La technologie du Lao du Nord : 63 L’étrange voyage d’un gecko Ici, il y a les vélomoteurs. Les motos chinoises, de qualité douteuse, mais bien rutilantes. Les moins chères. Les motos nord-coréennes, bonnes mais laides. Les motos thaïlandaises, les meilleures, les plus chères. Ces machins sont le sang et les nerfs de la région. Ils servent à tout, pout tout. Ici, il y a l’électricité. Très instable, très fragmentée, fournie par le gouvernement aux villages routiers où tous les Hmong et Khmu sont « invités » à déménager, à laisser leur village de jungle impossible à gérer, à approvisionner. En montagne, de petits générateurs hydrauliques ingénieux, artisanaux, éclairent pendant quelques heures. Ici, il y a le téléphone cellulaire. Aucune réception sauf au sommet des montagnes. Ces bidules servent d’aide-mémoire, de baladeurs, de consoles de jeux et de lampes de poche. Ici, il y a la télévision. Aucune réception. Il y a une, deux, parfois trois télés par village. Le propriétaire l’oriente vers sa plus grande fenêtre pour que tous les voisins puissent voir de la rue. Quand l’électricité s’active, les VCR jouent. Surtout des vidéos de musique, très appréciées des jeunes. À part ça, il y a de temps en temps de petits groupes de falangs qui se pointent sur des vélos drôles, portant des casques multicolores, de drôles de vêtements pas toujours humbles, baragouinant un langage sans musique et agissant parfois en idiots. Ils sont précédés comme des présidents par de luxueux minibus et des voitures de service. Noël. Je pense à ma famille, à mes amis. Aucune communication possible depuis quatre jours. Je me rabats sur mon vélo. Tam est particulièrement en forme aujourd’hui. J’aime son allure, sa peau. Son sourire. Il nous faut parcourir 120 kilomètres aujourd’hui, dont 90 en montée. Nous quittons à huit heures pile. Destination: montagnes, jungles, jusqu’à Hat Sao. 64 L’étrange voyage d’un gecko Je suis plein d’énergie, plein de bonheur, plein de musique. La température est parfaite, appropriée pour le vélo en jungle. Tout est parfait. Je trime dur. Je suis en très petite vitesse depuis une heure. Mes jambes m’impressionnent. Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend au prochain tournant. Un, deux vélos falangs à contresens. Ce n’est qu’après la croisée que je réalise ce qui vient de passer. Trop tard. Un autre. Cette fois j’ai la présence d’esprit de crier « Merry Christmas! » Le cycliste me répond de même. Cool! Selon la montre-bébelle de Jhonas, nous avons grimpé 850 mètres ce matin, sur 35 kilomètres. Quatre heures de vélo en montée, sur une route pleine d’épingles, deux petites pauses. Je me sens fier, content. Je suis fort. Superman! Je suis le plus vieux du groupe. Ils ne me le font pas savoir. J’arrive toujours le dernier aux pauses, mais pas si loin derrière. Tous s’encouragent, se félicitent. Je crois que chacun de nous est fier de soi, des autres. Jhonas lance un gros « Fucking Awesome ». Nous croulons de rire, de fatigue, de bonheur. Nous reprenons notre souffle assis au sol et cachés du soleil qui plombe. Deux grosses truies noires promènent au moins vingt cochonnets autour de nous. Je suppose que nous sommes chez elles. Un autre quarante kilomètres de montée devant nous. descente. Suivra la 65 L’étrange voyage d’un gecko Je suis super content de ma matinée. Je ne veux pas tenter le diable. J’annonce que je ferai ces quarante prochains kilomètres en minibus. Tam et Erika décident de même. Rendez-vous donc au sommet. Bonne décision. Les autres cyclistes arrivent en haut, exténués. Ils avouent: un peu trop. Une bonne heure de repos, repas, photos. Descente vertigineuse, dansante, bienheureuse, rapide vers Hat Sao. Tam et moi sommes en arrière du groupe. Nous préférons ralentir. Faire des pauses. Pauses où nos touchers, nos douceurs se font plus fébriles, plus chauds. Nous sommes deux âmes sœurs en cavale. Parfois, nous laissons nos vélos nous porter. Ailleurs, nous les pressons pour rigoler, s’amuser. Ici et là nous invectivons gentiment les buffles, les cochons, les chats, les canards, les enfants qui font de cette route leur propre cour. Hat Sao git au creux des montagnes. Une petite ville sans grande prétention. Notre hôtel est récent, moderne. Les chambres sont grandes. Salle de bain européenne et eau chaude, quand l’électricité fonctionne. Yen nous donne rendez-vous à six heures. Il nous enjoint de ne pas nous aventurer trop loin et de ne jamais aller hors piste. La région est lourdement contaminée par des UXO, « Unexploded Ordnances » datant de la guerre. 66 L’étrange voyage d’un gecko Enfin, cinq heures trente. Lumière! Eau chaude! Encore, un seul restaurant. Il y en a des dizaines sur les rues, partout, mais, selon Yen, pas pour nous. La température chute avec le soleil. Très froid, très rapidement. Heureusement, nous avons tous des vêtements chauds. Un bon repas, copieux, simple, qui se termine par un black-out. Yen tente de nous expliquer qu’en montagne, en ce moment, le lit des rivières est très bas. Les villageois conservent l’eau. Les barrages qui actionnent les génératrices hydrauliques ne sont ouverts que pour l’essentiel. Nous avons tous nos lampes, donc le retour se fait bien. La ville est déjà couchée. La nuit est d’encre. Huit heures trente, tous, nous vaillants cyclistes de l’extrême, étranges falangs d’une nuit à Hat Sao, sommes sous nos filets et tentons de détendre nos muscles et nos esprits surchauffés. Dormir. Un sourd bourdonnement complexe me réveille. Il est cinq heures. Je vais sur la terrasse et j’enfonce le cordon pour l’eau chaude, en espérant. Oui, le voyant lumineux rougit. Je vois quelques lampes brûler en bas. derrière moi. Je me fais un café. J’entends l’eau chauffer De la terrasse ouverte sur la place de la ville, baignée par la grisaille gênée du jour qui s’annonce, le marché du matin bourdonne, une symphonie de conversations calmes et chaudes d’une centaine de marchands, marchandes et clients, clientes qui déjà troquent, achètent les vivres vitaux de la journée. J’y descends et m’y engouffre. Difficile de voir. J’ai oublié ma lampe. Ça grouille partout. Je me promène entre les étals. 67 L’étrange voyage d’un gecko Je suis le seul falang. Je deviens l’objet d’une saine et souriante curiosité. On m’offre des galettes de riz sucrées à la noix de coco, des rats rôtis, des poissons frais ou déjà cuits, des morceaux de peau de cochons brûlés. Tous les légumes et racines de la jungle y sont aussi. Je déguste quelques morceaux. En guise de paiement, je présente une liasse de kips et je laisse les marchands en prendre. Je suis complètement confiant. Mystique, onirique, doux, vrai. Ici, je suis dans la vraie vie. Je baigne dans le placenta original. Le jour s’affirme. Le profil des géantes montagnes se précisent tandis que la brume de la nuit s’efface. Aujourd’hui, nous gravirons un autre 600 à 700 mètres sur un premier vingt kilomètres, suivi d’un soixante-dix kilomètres plus normal, vers notre rendez-vous de midi. Mon corps est lourdement taxé, mais il semble que des énergies inconnues me surprennent. Je suis d’attaque. Ayant « déjeuné » au marché plus tôt, je n’attends pas les autres. Je quitte seul. Dès la première courbe en sortant de la ville, la route s’élève, rapidement, définitivement. Du jamais vu pour moi. Ça fait quatre heures que je grimpe. Selon Jhonas, il s’agirait de 950 mètres. Aucun plat, aucune descente. Une route coupée dans les flancs des jeunes et fières montagnes de ce beau pays. 68 L’étrange voyage d’un gecko Je ne sais d’où me vient cette force, cette endurance, cette détermination. Je sens bien que mes muscles frôlent le désastre. Ma tête, elle est calme, claire, libre, heureuse. Pause vélo. Tous sont contents. Il en reste à gravir. Nous sommes en hauteur, hauts en montagne. La température a chuté. Les nuages, une brume froide nous mouille. La visibilité s’émoustille. La jungle, la vallée disparaissent derrière ces rideaux d’ouate suspendus. Un autre vingt kilomètres de montée. décident de le compléter en vélo. Seuls Steve, David et Jhonas Les autres, nous, trempés, fourbus et frigorifiés, prenons le minibus. En haut, tout en haut. Un village magnifique. Un gros village. Des enfants partout. On nous prépare du café, du thé. Le passage de falangs est une occasion spéciale ici. Il me semble que tout le village s’est donné rendez-vous pour nous observer. Les Hmong gardent une distance. Nous sommes des martiens. Encore, c’est moi qui brise la glace. D’abord avec les enfants, toujours. Il y a un tas de lourds troncs de bambous sur le bord du chemin. Plusieurs enfants s’y perchent. Je m’approche et fais le geste de vouloir tout lever, comme superman. Les rires, les cris. Un moment pop. 69 L’étrange voyage d’un gecko Je vois que les adultes, moins téméraires et plus en retrait, rient aussi. Je sors ma caméra et demande, en signe, si je peux photographier, eux, le village. Personne ne me répond, mais personne ne s’objecte. Tam. Elle a froid, mais elle s’amuse. Pour se réchauffer, elle fait une sorte de danse kangourou dans la rue. Je la filme. Les enfants rient. Bonne décision de prendre le minibus jusqu’ici. Jhonas arrive le premier. Il avoue que la route était dangereuse et froide. David arrive dix minutes plus tard, les jambes, les bras ensanglantés, casque brisé. Il a chuté en évitant un camion sortant de la brume. Enfin Steve arrive, transi, éberlué, presque évanoui. Il est vert. Une heure de pause et de récupération. pansé. Steve est toujours vert. Dave est bien désinfecté, Deux belles filles traversent la rue. Elles sont à croquer. Elles sourient. Je m’approche, leur montre ma caméra et demande si je peux les prendre. Elles disent oui de la tête et font la pause. Superbes. Je les prendrais, pas juste en photo. Le reste de la journée est en minibus, pour tous. Notre prochain village est à plus de cent kilomètres, toujours plus haut. Nous arrêtons souvent. Steve, toujours vert, doit vomir. Tam et moi sommes mi-assis, mi-allongés sur la banquette arrière. Nos mains, nos lèvres s’activent, discrètement. 70 L’étrange voyage d’un gecko Yen nous offre de visiter un endroit « secret ». mystérieux. Il veut dire Un chemin très chaotique nous mène dans un champ. Il y a des centaines de stèles, monolithes, dolmens, aussi des pierres plates, rondes, des trous empierrés. C’est de main humaine, évidemment. C’est d’avant l’histoire écrite. Un lieu mystérieux. N’empêche une fermière d’y promener sa grosse truie noire sans même nous regarder. Il fait froid. J’évalue à 5o C. Enfin arrivés à Sam Neua. L’hôtel est moderne, neuf. Froid. Pas d’électricité. Un hôtel de glace. Nous sommes les seuls clients. Bien que nécessaires, nous délaissons l’idée de douches froides. Steve se couche, toujours vert. Un petit restau Indien, des Indes. Jolie serveuse Lao. Du riz, du cari, du poulet. L’équipe jase. Tam s’ennuie. Nous avons froid, tous. Nous sommes habillés comme des Sherpas. Tuques, polos, mitaines. Nous ajoutons beaucoup de piments indiens pour nous réchauffer. 71 L’étrange voyage d’un gecko Un couple bizarre, falang, à la seule autre table. silence. Ils mangent en Je sors pour fumer. La femme sort aussi. Michaela. Une Italienne. Superbe. En trois bouffées, deux sourires, une pincée, c’est l’amour, de passage. Qui est ton plate partenaire? Un haussement d’épaule ne m’en dit pas plus. Ses yeux me creusent. Son sourire m’attire. En l’espace de moins de deux minutes, sur le trottoir d’une ville perdue, des regards perçants, une reconnaissance, une connaissance, d’une fusion physique et psychique totale. Une main de Michaela plonge dans mon polar. Elle le tire. Pour la deuxième fois de ma vie, je me fais baiser un sein. Buona notte, cara Michaela. Nous retournons à nos tables respectives. Ania frappe à notre porte de chambre. Steve va de mal en pis, fiévreux, grelottant. Il n’y a pas de couverture. Yen a disparu. Il loge ailleurs. sommes seuls à l’hôtel. Les deux tenancières aussi. Nous Je me précipite voir Steve. Ania panique trop, à mon avis. Steve est mal en point, mais il ne fait pas de fièvre. Il s’est simplement poussé trop loin ce matin. Une bonne nuit devra le remettre sur pied. Je me dirige vers la maison voisine. Je devine que les tenancières de l’hôtel y sont. Je frappe à la fenêtre. Je singe que nous avons froid. Que nous avons besoin de couvertures d’extra. Les deux femmes accourent aussitôt et me sortent une demi-douzaine de grosses couvertures douillettes. 72 L’étrange voyage d’un gecko Je fais la distribution à ceux et celles qui en veulent. On m’apprécie. Je me réveille. Il est 4h45. J’ai très bien dormi. Je me sens bien. Une bribe de rêve s’accroche; « Michaela est fiévreuse dans un lit. Tammy et moi la soignons, comme notre enfant. » Bizarre. Je saute derrière le comptoir de la réception. Il y a une urne électrique. Je la branche. Je déguste trois cafés “3in1”. Tout à l’air calme du côté de la chambre d’Ania et Steve. Dehors, il fait environ 10o C, calme aussi. La ville se réveille lentement. Deux fonctionnaires lao, bien habillés, bien attriqués sortent d’une maison voisine et viennent faire le pied de grue dans l’entrée de l’hôtel. Je devine qu’ils attendent un transport quelconque. Je jase un peu avec celui-ci qui parle suffisamment l’anglais. Ce sont de hauts gradés du ministère de la sécurité publique, la police lao. La veille, ou l’avant-veille, le président du Vietnam était accueilli ici pour un protocole quelconque. Les deux sbires retournent à Ventiane ce matin. Le policier pointe l’hôtel derrière nous; le KeoChinda Hôtel. Il me dit que c’est le plus beau, le plus luxueux de la région. Pour moi, c’est à peine un deux étoiles. Deux rutilantes quatre par quatre avec gyrophares, plaques rouges et chauffeurs en uniforme emportent mes deux amis d’un instant. 73 L’étrange voyage d’un gecko Il est six heures. Mes compagnons dorment tous encore. Je pars en ville. Rapidement, je me trouve sur ces rues de métiers, comme à Hanoi. Ici, ce sont des papetiers, libraires et produits scolaires. Là, ce sont les mécaniciens, les garages, les pompes à air. Je traverse la rivière Xam qui coupe la ville en deux. Le jour s’est maintenant bien levé. Le marché. Bravo, c’est ce qui m’intéresse. Encore ici, je déteins avec ma peau pâle, mes cheveux gris et ma stature. J’arpente lentement les étals. Sourires, Sabadi, courbettes. Les marchandes sont accueillantes, curieuses, gaies. Un monceau de belles petites oranges attirent mon attention. J’en choisis cinq. Madame les pèse et me montre quatre doigts. Je paye quatre mille kips, environ vingt-cinq sous. Kop chai, et je salue les mains jointes à la Lao. La dame sourit largement et ajoute trois autres oranges dans mon sac. Je lui fais une bise lancée. Elle rougit. Plusieurs autres marchandes nous on épiés. Toutes veulent maintenant me voir, me vendre, me nourrir. Dumplings sucrés, fruits caramélisés, algues séchées salées. Une vendeuse de viande me vend une patte de rat bien cuite. L’autre, en riant, m’offre un pénis de chien. Celui-là, je refuse. Je termine avec un petit sac de larves de vers de bambou frits. Je dois finalement reculer, sortir. presque rien. J’ai trop mangé. De tout. Pour Quel déjeuner spécial. Ania m’accueille en m’annonçant que Steve va beaucoup mieux. Elle me remercie pour la veille. 74 L’étrange voyage d’un gecko Le groupe s’assemble sur le terrain de l’hôtel. Ce matin, nous devons faire un tour de ville à vélo. Steve, Ania et Monika déclinent. Ils feront la grasse matinée. Nous nous apprêtons à partir. Michaela et son compagnon se pointent, à pied. Ils prendront le bus qui doit passer ici, à l’hôtel, quelque temps d’ici la soirée, peut-être. Devant tout le monde, devant son ami stupide, devant Tammy, j’embrasse la belle Italienne. Elle m’étreint, me serre. Le silence dit que ce fut une rencontre spéciale. reverrons jamais. Que c’est bien ainsi. Que nous ne nous Les rues sont cabossées. Les pentes sont de poussières molles et glissantes. Nous peinons à rester en selle. Erika chute dans les gros gravats. Le sang lui gicle d’un coude et d’un genou. Nous la nettoyons avec notre eau et mon bandana lui panse le genou. Tam est discrète, se tient un peu à l’écart, probablement à cause d’Erika. Cependant, dès que nous laissons le groupe s’étirer sur la route, elle s’approche de moi, me sourit. Elle me dit des belles choses. Des petits mots glissés, des petits gestes doux, des questions intimes. Je sens qu’elle veut que nous connections davantage. 75 L’étrange voyage d’un gecko Elle nous a vus, hier, et ce matin, Michaela et moi. Elle a vu la combustion latine à l’œuvre. En veut-elle pour elle aussi? Pour Tam, ce fut peut-être un réveil, une invitation à goûter à des émotions nouvelles. J’hésite. Tam est une Australienne bien carapacée. Elle me rappelle une Asiatique que j’ai fréquentée il y a belle lurette. Ces personnes aimeraient, essaient de se défouler, de se laisser aller, mais tout sonne faux, tout est faux. Je ne veux pas jouer de jeu. Je ne veux pas trop m’attacher. Par contre, elle me lance une perche, ou, plutôt, elle veut que je la lui lance. Cherche-t-elle à s’envoler dans l’aventure de la liberté d’être? Un petit trente kilomètres pour arriver à Vieng Xay en fin d’après-midi. De beaux petits bungalows nous accueillent, toilettes occidentales, douche et eau chaude, quand il y aura de l’électricité. Tam a la dernière hutte. Isolée, discrète. Le soleil s’est couché. Les étoiles le remplacent rapidement, éclairant presque autant. L’air un peu raréfié à cette altitude, se glace. Une chute d’au moins 25 degrés en trente minutes. Le restau se trouve à environ deux kilomètres. Le groupe est allègre, de bonne humeur. Habillés comme à Montréal en janvier. Il n’y a que du riz et du porc. Les provisions ont été complètement vidées la veille à cause d’une grande célébration d’un anniversaire quelconque d’un bonhomme quelconque. Il faut attendre le marché du lendemain pour refaire les vivres. Quand même, nous mangeons à notre faim tout en nous réchauffant avec du bon thé vert bouillant. La conversation tourne à la politique. Les opinions s’échauffent. 76 L’étrange voyage d’un gecko Tam et moi en sommes ennuyés. Nous quittons, seuls. Nous marchons lentement. Nous empruntons quelques noires ruelles. Nous savons la direction, en général. Nous parlons. Main dans la main. Quand nous nous savons cachés des villageois, nous faisons des pauses pour humecter nos lèvres. Un retour charmant, doux, enveloppés de cette ouate fraiche et lumineuse de la nuit. Nous sommes prince et princesse dans notre jardin fabuleux, surveillés et protégés discrètement par ces énormes sbires silencieux qui entourent Vieng Xai en se fondant éventuellement aux étoiles. Tam m’invite à sa hutte. Ayant rejoint ma propre hutte en milieu de nuit, je n’ai presque pas dormi. Mes gonades se sont trop activées, l’endorphine me baigne. Malgré tout, à cinq heures du matin, je suis à la hutte cuisine, en pleine forme. Il fait froid. Deux personnes dorment sur le sol, couvertes d’une imposante pile de couvertures. Sans faire de bruit, et à la noirceur, je déniche la bouilloire, j’allume le four au gaz et cinq minutes après, je sirote un bon café. L’horizon de Vieng Xay est un mot vide de sens. Cette ville-village est tricotée en mailles de ruelles et de sentiers entre ces massifs dolmens, pics et falaises surgissant ici et là, plus loin, plus près, le tout, à cette heure matinale, enrobés dans une brume fantôme, visqueuse. Un tour sur soi-même en suivant l’« horizon » devient un voyage visuel fantastique, fantasmagorique. 77 L’étrange voyage d’un gecko Le soleil s’annonce à peine en enduisant les rocs de lueurs éthérées. La brume commence à se tortiller, sentant son bourreau impitoyable approcher. Tout devient fluorescent, mouvant. J’enfourche mon vélo. Je me dirige au marché, aperçu la veille, à environ deux kilomètres d’ici. Seule la lumière de la brume m’éclaire. Il fait froid. Mes doigts gèlent, littéralement. Mon nez craque. J’aperçois déjà quelques lueurs de petits feux. Le marché, sans éclairage, s’active. Je me précipite vers un petit groupe d’hommes assis autour d’un feu. Aussitôt, ils me font une place et me permettent de réchauffer mes extrémités. Ils me dévisagent gentiment. Ils me sourient. Ils me réchauffent plus que les doigts. Je les remercie comme je peux. Je me sens presque chez moi, ici. J’arpente les étals qui se remplissent rapidement de tout, de plus en plus éclairés par le gris du matin. Je déjeune chez une marchande qui offre de savoureux beignes fourrés. Ailleurs, j’échantillonne des viandes séchées, sans savoir quel animal l’a donnée. Une grosse orange juteuse vient clore mon repas. Les premiers vrais rayons du soleil s’installent rapidement. La brume se sauve, se cache à l’ombre des montagnes, des arbres. Les pics rocheux, étrangement découpés, déchirés, hauts et fiers, se dégagent de plus en plus sur un ciel qui s’azure. Je reprends mon vélo et je me promène ici et là, nulle part. Déjà, les écoliers, par petits groupes, proprement vêtus, se rendent à leurs classes. Savent-ils, ces jeunes, pétants de santé, souriants, qu’ils vivent dans la plus belle ville du monde? Je reviens au gîte vers huit heures trente. Le rendez-vous est pour neuf heures. Nous passerons la journée ici, à Vieng Xay. Ania et Steve sont à la cuisine. David aussi. 78 L’étrange voyage d’un gecko Je vais vers ma chambre, question de me prendre un sachet de café. Tam apparait sur mon chemin. « Can I give you a hug? ». Elle me répond: « Yes, please. I love your hugs. » Depuis le début de cette belle aventure de vélo, nous avons tous, à un moment donné, exprimé une objection, une critique, un reproche, au sujet du programme, de l’organisation, du trajet. Nous avons eu des journées inégales en distances et en difficultés. Les accommodations n’étaient pas toujours parfaites. La nourriture souvent pauvre. Aujourd’hui, en cette journée de pause, de repos à Vieng Xay, et en rétrospective, je ne veux plus qu’aucun détail de cette aventure si spéciale ne soit changé. J’apprécie pleinement aujourd’hui que le programme vélo Lao de World Expedition est un petit bijou, surtout dû, justement, à ces difficultés, ces défis. Je vois et j’apprécie l’énorme tâche d’organiser un tel parcours. Les difficultés logistiques sont incroyables. Nous visitons les cavernes. Pas de simples cavernes naturelles. Des villes entières sous le roc. Ici, au nord du Lao, entre 1964 et 1972, les Américains ont « échappé » plus de deux tonnes de bombes par habitant. Ces cavernes salvatrices et utérines pour les Lao des années soixante me parlent. Ce ne sont pas d’antiques reliques du Moyen Âge, ni d’un peuple ancien, ni d’une civilisation perdue. Le gouvernement a érigé un petit centre d’accueil. Un sympathique petit et maigrelet guide nous est présenté. Des bidules guide-audio nous sont distribués. Je m’enquiers auprès de Yen. L’an dernier, il y a eu environ douze visiteurs étrangers par mois, ce qui reflète bien l’isolation du lieu. L’investissement du gouvernement est un pari. Il espère développer la manne du tourisme. 79 L’étrange voyage d’un gecko Passant d’une caverne à l’autre, je frissonne à chaque pas. Tout ça, c’est à moi, à ma vie, à mes années adolescentes. Cette histoire de la sale guerre du Vietnam, c’est aussi mon histoire. J’y étais, ailleurs et en sécurité sûrement, mais aussi dans ces cavernes où je me suis maintes fois réfugié des horreurs rapportées. J’ai subi cette guerre. Chaotique, sur nos écrans gris. J’ai entendu l’autre ennemi dire qu’il était juste. Je me souviens de mon mal d’âme, d’homme parce que je chevauchais entre bien et mal, entre blanc et noir, entre le vrai et le faux, sans aucun réconfort de mes tuteurs. À l’époque, je me souviens, j’avais besoin de savoir plus que ce qu’on disait. À cet âge capital d’une vie bien éveillée, j’avais faim pour la grande image du monde. Faim pour remplir les gouffres énormes du sens, des valeurs et des raisons de toutes ces tueries innommables. Ce matin, en quelques heures, enfin, quarante ans plus tard, j’ai trouvé un peu de paix, de sens à cette terrible époque de ma vie. Aujourd’hui, après ces visites, je me promets de fondre le blanc et le noir, le vrai et le faux, et de comprendre que mes 18 ans furent simplement gris, honnêtes. Que les belligérants, les amis et les ennemis, avaient chacun leur vérité propre. Je ne le cherchais pas. lendemains. Ce n’était sûrement pas vital pour mes J’ai reçu un cadeau aujourd’hui. poursuis ma vie, un peu plus sage. Je l’accepte avec humilité. Je Je sais maintenant que la première victime de toute guerre, est la vérité. 80 L’étrange voyage d’un gecko Yen nous offre une visite optionnelle. J’y vais. Tam, Steve, Ania et Monika aussi. Cinq kilomètres sur une petite route nous mène à une école de blocs de ciment érigée au pied d’une de ces montagnes ogres. Yen y déniche un prof, celui qui nous guidera. Le guide sculpte férocement une piste dans l’épaisse jungle suintante avec sa machette violente, vers un grand pan de roc nu. Nous le suivons. Pas facile. Enfin, un trou, à peine visible. C’est un hôpital. L’hôpital vietnamien, nous dit-on. Yen a obtenu une permission spéciale. Personne n’est venu ici depuis vingt ans. Aucun patient depuis cinquante ans. L’endroit est lugubre. Taillé dans le roc, il y a les salles des patients, les chambres des travailleurs, les toilettes, les geôles, le bureau du médecin-chef. Le sol est jonché de morceaux de métal, restant des meubles, le bois ayant disparu. Il y a des ampoules de verre, brisées, intactes aussi, de médicaments. Il y a des seringues, des plats, des ustensiles chirurgicaux. Il y a surtout des araignées, plutôt, des daddy-long-legs, des pholcidae en français. Des milliers, des centaines de milliers, des millions. Ils couvrent les murs, les plafonds, les planchers. Nos torches en font un spectacle d’ombre et de lumière qui impressionnerait Spielberg. Heureusement, ces créatures ne font pas de toiles. Elles ne piquent pas non plus. Nous laissons cet hôpital fantôme. derrière nous. La piste semble se refermer Partout, il y a des piquets qui portent un Jolly Roger et « UXO ». « Unexploded Ordnance ». Yen nous enjoint encore ici de rester sur les pistes balisées. Yes boss! 81 L’étrange voyage d’un gecko L’après-midi est libre. Tam et moi partons, seuls, à pied. La conversation est libre, douce. Elle m’énerve un peu. Elle a toutes les réponses. Nous montons un chemin de sable, serpentant entre maisonnettes, basses-cours, fermes. Tam s’inquiète un peu. semble être bien utilisée. Les bombes. Je la rassure. Cette piste En haut, nous sommes chez quelqu’un. L’habitant soigne un buffle. L’habitante lessive. Deux enfants se chamaillent. Un chien jappe, attaché à un pieu. Il y a une mare. Un trou à poissons, j’imagine. Je fais signe poliment au fermier pour voir s’il me laisse regarder, marcher sur sa terre. Il me sourit en guise de OK, je suppose. Nous retournons par une autre ruelle-piste. Nous nous embrassons terriblement chaudement à l’abri d’un talus. Je suis très en chaleur. Un peu plus loin, nous rencontrons le même fermier. buffle et son chien vers le village. Il mène son Ici, un jeune homme édenté s’acharne sur un gros billot de bois avec une ancienne « godendart » pour deux hommes. Je m’approche et offre de manier le bout de la scie en chômage. Il me le permet, et nous scions en rythme pour une douzaine de passes. Tam s’émerveille que je connaisse cet instrument. L’homme aussi. Dans une cour, plusieurs jeunes se livrent à combats de Khmer boxing, bien disciplinés, très sérieux. Nous applaudissons un coup particulièrement réussi. Le jeune nous fait la courbette, fier. Tammy. Tu as bien enrobé ton cœur. Tu as sagement déployé ses plus belles qualités et tu les as déposées sur ton âme. Tu as laissé ta sensibilité s’écarter. Tu t’es faite forte, capable, dure. 82 L’étrange voyage d’un gecko Tes yeux m’en disent plus. fragilité, du cristal. Ces fenêtres ouvertes me révèlent une Ton cœur est isolé, prisonnier. Pourtant, il est affamé. Tes lèvres et ton corps parlent. Tes yeux les contredisent. Effacement, peur, évitement, angoisse. Je ne toucherai pas ton cœur, il t’appartient, et il est trop fragile, peutêtre le mien aussi. J’aimerais bien, cependant, le voir, une fois. Une seule larme chaude et salée, messagère de ton réel? Au souper, le groupe discute des pourboires à donner à Yen et son équipe. Demain, nous traversons au Vietnam et nous aurons une nouvelle équipe d’accompagnement. Ils veulent que nous nous entendions, que chaque pourboire soit le même. Je refuse. Je déclare que mon appréciation des services reçus m’est très personnelle, donc mon pourboire sera aussi personnel. Ce fut une autre courte nuit. Mais combien bienheureuse dans la villa au fond du jardin. Personne n’en parle, mais tous savent. Je répète le même manège de la veille pour me faire du café. Il est quatre heures trente du matin. 83 L’étrange voyage d’un gecko Tam me rejoint. Je l’ai convaincue de venir au marché avec moi, tôt. Elle trouve ça dur. Elle n’est pas matinale. Les marchandes me reconnaissent. bouffe de tout. Tam adore. Elle s’extasie. Elle Sur de longues tables, au fond, fument les viandes fraichement débitées. D’abord un buffle entier est décomposé, déconstruit, découpé. Tous les morceaux sont bien disposés, exposés, à vendre. Au centre, deux bassins retiennent le sang rouge, encore vivant, coagulant lentement. Ce pouding se vend au poids. La tête repose entière, ses deux belles, grosses cornes pointant vers le ciel. Au bout d’une table, un chien, tout aussi bien dépecé, disposé, attend des clients. Son pénis est enrobé religieusement dans du coton, une pièce de choix pour un client riche. Est-ce les animaux que nous avons croisés hier? C’en est trop pour Tam. viandes. Elle veut partir. Du moins, loin de ces Nous flânons. Un peu triste de quitter aujourd’hui. Vieng Xay, la belle, la magnifique. Au-dessus du vacarme grandissant du marché, nous entendons crier nos noms. Steve nous cherche. Le groupe est sur son départ. Nous quittons les hautes montagnes vers la frontière avec le Vietnam. Quatre heures de routes magiques. plaine. D’abord en descente. Puis la Des kilomètres de routes tranquilles, onduleuses, langoureuses. Nous traversons les derniers villages et hameaux du Lao. Nous nous arrêtons près d’une jolie rivière paresseuse traversée par un mignon pont de bambou. Le groupe s’installe sur la rive, ou sur le 84 L’étrange voyage d’un gecko pont. Les lunchs sont distribués. Je décide de m’isoler un peu et je traverse. Assis sur une roche, appréciant silencieusement l’endroit, et mon riz, j’entends, je ressens plutôt, une présence lourde derrière moi. Une demi-douzaine de vaches passent. Un veau, déjà presque bœuf avec ses cornes bien nées, s’approche de moi. Sa mère s’arrête et le guette. Le jeune bovin n’est pas gêné. Il n’a surtout pas la langue dans sa poche. Il veut me goûter, me laver. Sa grande langue bleue cherche mon visage. Je lui offre plutôt ma main. Je le flatte, le tapote. Il veut me suivre. Ici, je ne vois pas d’enseigne « UXO ». Je m’éloigne, seul, dans une rizière en friche. J’admire ce paysage, ce pays. Mon pays pour toujours. Yen me hèle. Il est temps de partir. La frontière. Un gros édifice bien officiel. Le minibus déverse nos valises et sacs. fera à pied. La traversée frontalière se Je fais mes adieux et remets mes pourboires à Yen, le chauffeur, le mécano. Je passe le premier le côté Lao des formalités d’exit. Le personnel est endormi, peu intéressé. De l’autre côté, je vois le poste vietnamien, à environ un demikilomètre. Je suis dans le no man’s land. Mes compagnons me rejoignent un à un. Les Vietnamiens sont plus d’affaires, plus industrieux, organisés. L’entrée au pays le reflète. Tout va bien, facile. mieux Notre nouvelle équipe nous attend. Un nouveau minibus, luxueux. Notre guide s’appelle Xan, prononcé Zen. Quelle farce, trois minutes de minibus et c’est l’hôtel. nouveaux vélos. Essais, ajustements. Tout est beau. D’abord, les 85 L’étrange voyage d’un gecko Mon interprétation d'où nous sommes. Na Meo est un petit village frontalier. Il n’y a pas d’électricité depuis deux jours. L’hôtel est prétentieux, mais n’offre que l’essentiel. David et moi négocions une chambre séparée pour quelques milliers de dongs. J’ai besoin d’un café. Tam et moi partons en trouver. Cette petite ville verse dans le Far West. Déjà très vietnamien. Le bruit, la poussière, les commerces, les klaxons, les cris, le chaos du Vietnam. J’adore. Je retrouve mes vibrations vitales, mon chaos vital. J’en parle à Tam. Elle perçoit bien mon agitation. Dans une rue secondaire, il y a un commerce. Difficile de dire sa mission. Je m’approche du jeune commis et demande s’il vend du café. Il s’empresse de dénicher une petite table, deux chaises et nous invite à nous asseoir. Il s’affaire maintenant derrière une caisse de bois qui lui sert de comptoir. Je le rejoins et lui fais comprendre que nous apprécierions des cafés forts et chauds. Il comprend. Tam tombe dès lors en amour avec le café du Vietnam. remercie. Elle m’enlace. Elle m’en 86 L’étrange voyage d’un gecko Le repas du soir confirme que nous sommes au Vietnam. Le restau est bondé de gens locaux, de voyageurs commerçants. Des chiens, des motos, vont et viennent du lieu. Une télé juchée haut diffuse une joute de foot. Au fond de la grande salle, deux fours chauffés à blanc s’affairent à produire le repas pour tous. Le bouillon passe-partout, le wok fait-tout. Deux matrones s’y affairent. Une jeune fille descend de l’étage avec une casserole fumante de riz. Des employés, clients, cousins, on ne sait, virevoltent dans tout ça, ici distribuant les condiments, là, apportant les plats, criant, appelant. La bière, le vin de riz, coule. Ici, pas de menu, pas de choix. La patronne décide ce qui ira sur la table. Elle nous dira après combien nous devons. Elle invective quelqu’un qui ne s’en soucie pas. Ici, c’est la vie d’entrepreneur. Ici, les gens avancent, tournent, mais ne reculent jamais. Tam s’est couchée tôt. Elle ne m’a pas invité. Je ne l’ai pas invitée. J’ai bien dormi, seul dans ma chambre, pour la première fois depuis une grosse semaine. La veille, j’ai demandé que l’on dépose au petit matin, un thermos d’eau chaude à ma chambre. Quatre heures trente. Sur le balcon du troisième. Mon café “3in1” est chaud, bon. J’observe le village s’éveiller. Les coqs ont parti le bal. Les chiens font leurs premières rondes, premières chicanes territoriales. Quelques camions bruyants, crachant une épaisse boucane noire, arrivent ou partent. 87 L’étrange voyage d’un gecko Cinq heures trente. Le matin s’illumine lentement. Soudainement, des haut-parleurs claironnent. Une marche, un hymne fier, fort, suivi de chants que j’imagine patriotiques. Ma peau frémit. C’est beau, c’est grand. Ce village fait office de porte d’entrée au Vietnam. clair. Le message est Deux mots importants : l’autre et l’ailleurs. Embrasser, vivre complètement ces deux mots magiques, les comprendre, les dire, les voir, c’est ça le vrai voyage, le seul vrai voyage. Je suis heureux. Il est temps d’oublier les 8,000 kips pour un dollar qui m’ont guidé depuis vingt-et-un jours et de les remplacer par les 18,000 dongs pour une « piasse ». Nous quittons l’hôtel en minibus pour les premiers cinquante kilomètres. La route est dangereuse, selon Zen. Une heure et demie plus tard, nous enfourchons. La route est débile. Monte, descend, tourne, retourne. Vaches, cochons, chiens, enfants, motos, camions partout. Un cirque, un chaos, mon beau chaos. Je pète le feu. Plein d’énergie. Je m’arrête sur un pont pour admirer une immense usine au bord de la rivière où des milliers de billes de bambou s’empilent. Zen me rejoint et m’explique que c’est une usine de chop-sticks. Soudainement, il pointe au sol et je vois des billets de dongs sur la chaussée. J’en 88 L’étrange voyage d’un gecko ramasse plusieurs. Il doit y avoir au moins 500,000 dongs en différentes coupures. J’en offre la moitié à Zen, qui refuse. Je ne comprends pas. J’empoche. Il est treize heures. Nous nous arrêtons à un village pour le lunch. Je veux un café, avant. Tandis que le groupe s’attable à un petit restau, je pars à la chasse d’un café. Un bambin de 10-11 ans et deux mots d’anglais, me pointe la coiffeuse de la rue, qui affiche aussi des soutiens-gorges. Deux superbes filles derrière le comptoir. Deux méchants chiens ne veulent pas de moi. Je les ignore et me concentre sur la beauté des yeux des filles. Je fais comprendre ce que je veux. Je deviens habile à ce jeu de charade. Je déguste mon café, assis sur une roche, à l’entrée de la boutique. Je rate le repas, qui, semble-t-il, a été servi rapidement. Notre nouveau guide n’a pas jugé bon de venir me chercher. Tant mieux. Je n’ai pas faim, et j’apprécie que l’on ne me traite pas comme un enfant. Tam et Monika me rejoignent sur la rue. Monika veut, elle aussi, un bon café. Je lui indique la place et elle s’y rend, à deux pas. Je la vois reculer. Les chiens. Je me précipite et je leur fais peur, maintenant. Les deux canins partent se cacher. Je rentre avec Monika et commande pour elle. Les filles savent. Une grosse vache nous bloque la sortie. Elle broute quelques herbes éparses. Monika panique. Je ris. Pas d’elle, de la situation. J’appuie tout mon poids sur l’échine de la bête et je pousse en criant « payi, payi », la commande pour faire avancer mon éléphant du Lao. La vache s’éloigne sans rechigner. Tam, qui a tout vu, est pliée en deux. Elle rit si fort qu’elle en a des crampes. Monika rit plus jaune. La matinée fut longue et nous sommes fourbus. sera en minibus. Le reste du trajet 89 L’étrange voyage d’un gecko Mai Chau, une ville de campagne nichée dans une belle vallée de rizière. L’hôtel est moderne. Piscine, bar, un vrai restaurant. Les chambres sont magnifiques. Zen nous conduit à pied, vers une partie très sombre de la ville. Il nous promet un bon repas. Le restaurant est installé sous les pilotis d’une grande demeure. L’endroit est propre, bien éclairé, presque vide de clients. De belles grandes tables, de nombreux hamacs, des fleurs coupées. Des petits lacs, jardins aquatiques parsèment les alentours. Les exploitants sont Thaï. Le repas est copieux, savoureux. À la fin du repas, je me déniche un hamac dans un coin plus sombre. Je m’y allonge. Tam m’y rejoint. Un jeune Thaï s’approche et nous offre du thé vert chaud. Il ne nous permet pas de nous lever. Il nous sert comme si nous étions des princes. Bel endroit pour mourir. Pour jouir. Pour dormir. À tout le moins, j’y resterais longtemps. L’aventure tire à sa fin. Enlacés, nous ne savons pas quoi nous dire. Il ne reste que quarante-huit heures avant l’inévitable séparation. Nos mains s’accrochent. Nos lèvres se parlent silencieusement. Nous nous engloutissons l’un dans l’autre, sans rien dire. Mes émotions sont à tous les extrêmes. Je veux arrêter le temps, la terre, la lune. Je veux me pétrifier ici, maintenant, plutôt que de vivre demain. Je suis l’adolescent boutonneux en chaleur, le vieux sage à son orée finale, l’homme le plus heureux du monde, l’homme condamné sans appel, tout ça en même temps. Je survivrai. Que je le veuille ou non. 90 L’étrange voyage d’un gecko Je me concentre sur le moment, seule vérité. fantaisie inutile. Hier a déjà trépassé. Demain n’est qu’une Ma vraie angoisse n’est pas le regret du passé, ni l’appréhension du futur. Ma vraie angoisse est d’échapper le présent, le moment. Je dois faire plusieurs détours pour finalement trouver le marché. La nuit s’étire toujours et l’endroit, bien que très actif, est presque noir. Je déniche un marchand de bric-à-brac. Je lui demande un paquet de cigarettes. Je sors un billet de 100,000 dongs. Le monsieur se met à vociférer, reprend les cigarettes et me fait signe de quitter. Ce marché vietnamien contraste avec ceux du Lao. Ici, c’est sale, plein de babioles, de plastique. Les gens et les chiens sont moins accueillants, agressifs, même. Je ne comprends pas. Il pointe le billet que je tiens toujours en main. Il fait non-non de la tête. J’ouvre mon portefeuille et j’en sors un autre billet. Il s’empresse de le prendre, me remet les cigarettes et le change. Je ne comprends pas. De retour à l’hôtel. Zen la trouve bien drôle. Ces billets ramassés sur le pont sont des faux billets. Tous les Vietnamiens les connaissent. Ce sont des artifices obligatoires de tous les mariages ici. Ces billets grossiers, pour eux, sont leurs confettis. Il m’a bien eu. Le déjeuner est un peu trop américain, mais quand même apprécié. Notre dernière journée de vélo. Quarante kilomètres ici et là, dans cette vallée. Routes calmes, champêtres. Pour m’amuser, je décore mon casque avec des branches de bambou, des feuilles de bananier et 91 L’étrange voyage d’un gecko une grosse fleur rouge. Les paysans, les enfants surtout s’éclatent de rire, de commentaires festifs, à notre passage. Mon accoutrement y est pour beaucoup. Même Steve et Jhonas commencent à faire les pitres, à chanter fort, à faire des acrobaties avec leur vélo. Nous traversons plusieurs ponts. Certains hauts et vieux. Ce sont des ponts fournis par les Russes lors de la reconstruction du pays après la guerre. Certains sont très rouillés. Mes morceaux de macadam, de garde-fou, manquent. Je me débrouille, presque les yeux fermés. Ce pont-ci est en bambou. Pas très haut. Seulement une planche de large. Au milieu, je vacille. Je me retrouve à genoux. Tam, qui a déjà traversé, connait mon vertige. Elle me guide, m’encourage, ne me laisse pas une seconde. Accroché à ses beaux yeux, je réussis à traverser, mi-rampant, mi-marchant, en poussant mon vélo. Merci Tam. De retour à l’hôtel, nous faisons nos adieux aux vélos. nous conduira maintenant à Hanoi. Le minibus Nous sommes à quatre-vingts kilomètres de Hanoi. Déjà, ici, c’est plus urbain, industriel. Les routes sont achalandées, poussiéreuses, bruyantes. À Qua Oui, nous nous arrêtons à un Thit Cho, restaurant spécialisé dans la viande de chien. Heureusement, la table se remplit de plats variés, certains avec, d’autres sans viande. Le repas est délicieux. Je me retire à l’entrée du restaurant pour griller une cigarette. Il y a une chaise, une grosse pipe en bambou, une Dieu Cay, reposant dans un vieux wok rouillé et un bocal contenant, me semble-t-il, du tabac. Un homme me rejoint et empoigne la pipe communautaire. Il me sourit, insère une pincée de tabac dans la pipe, m’emprunte mon briquet et s’allume. Quelques grosses tirées, il me passe la pipe. Je répète ses gestes, j’allume et je tire. Je m’étouffe, mais totalement. La fumée est âcre, chaude, irritante au plus haut point. À la porte, Ania et Tam m’ont vu. Elles rient. Ania veut essayer aussi. Je lui conseille de tirer 92 L’étrange voyage d’un gecko doucement. Elle s’étouffe aussi. Tam s’essaie. Les locaux doivent nous trouver bien étranges. Ce petit groupe de Blancs, s’étouffant à tour de rôle, du tabac vicieux et du fou-rire général qui nous a gagnés. À une dernière pause, à l’entrée de la grande, chaotique Hanoi, je ressens une certaine nervosité dans le groupe. Personne n’en parle ouvertement. Tam fait la nonchalante. Steve me semble le plus nerveux. Monika et Jhonas sont silencieux. Érika se cache. Seule Ania semble vraiment à l’aise. Mes propres trippes sont serrées, nerveuses. J’anticipe avec beaucoup d’enthousiasme tout ce qui m’attend maintenant. Cependant, ce cycle de dragon rouge à vélo se termine ce soir, et j’aimerais qu’il se prolonge encore un peu. Je suis le premier à y penser. Nous sommes le 31 décembre 2010. La veille du Jour de l’An. Enfin, Hanoi se révèle. D’abord, les bourgades périphériques, mélange de neuf, de vieux, de traditionnel, de moderne. Le trafic s’épaissit, l’humanité s’entasse. Ici, le voilà, mon chaos vital. adoré, j’y reviens, j’y suis. J’y étais l’an dernier, j’ai aimé, j’ai J’en vibre d’émotions. Tam découvre lentement ce spectacle inouï de sons, de mouvements, de lumière, apparu de nulle part. Je dirige un peu son regard, son ouïe et je l’encourage à humer, absorber cette nouvelle planète. C’est elle la première, comme un enfant à l’approche d’un Disneyland, qui crie qu’elle veut débarquer, marcher dans cette soupe qui s’épaissit davantage à l’approche des vieux quartiers. 93 L’étrange voyage d’un gecko L’hôtel Jasper. Rapidement, le groupe se donne rendez-vous au Green Mango pour notre souper d’adieu, et, le réveillon du Nouvel An. Tam et moi laissons nos valises à la réception et, sans même voir nos chambres, sortons. Nous avons environ deux heures avant le repas. Je dis deux choses à Tam: tu n’as jamais vécu ce que tu t’apprêtes à vivre, et, nous allons nous perdre. Je lui propose de tenter de rejoindre « mon » lac, le lac Hoan Kiem. Je ne lui explique pas pourquoi, pas maintenant. Elle est figée, sur le trottoir. Elle me regarde, sourit et me dit qu’elle me suivra, n’importe où. J’entraîne ma belle amazone dans mon chaos vital. En deux mots, deux consignes, je lui apprends comment traverser ces rues d’apparence infranchissables. Déjà, nous sommes deux poissons parmi les dizaines de milliers d’autres dans la même rivière. Une heure de marche débile, hilarante, capotée. Nous sommes perdus, retrouvés et reperdus. Rieurs, chanteurs, même quelques pas de valse, aux applaudissements d’une famille sur le trottoir. Tam est heureuse. Je suis heureux. Nous sommes libres. Nous ne savons pas où nous sommes. Nous sommes entourés d’une foule de martiens, la nuit tombe. Nous rions. La réalité totale. Enfin. L’intensité des émotions qui m’assaillent me surprend, alors qu’au tournant d’une ruelle, je reconnais le gros pavillon du lac. J’y suis. Nous y sommes. Ce lac occupe une place importante dans mes souvenirs émotifs. C’était en 2009, avec la belle Esther (Chaos Vital, 2009). Aujourd’hui, en cette veille du Jour de l’An, mon lac s’est fait tout beau, festif, brillant, comme pour m’accueillir. Le crépuscule s’installe. Les milliers de lampes multicolores prennent possession de l’air, des arbres. Tout autour, un discret mais combien impressionnant spectacle de petites lumières dansantes, scintillantes. Je sers la main de Tam. Elle frissonne aussi devant le spectacle. Nous nous enlaçons comme deux tourtereaux. S’enlacer en Asie, normalement, ne se fait pas en public. Cependant, ici, ce soir, autour du lac Hoan Kiem, la magie des lieux a convaincu de nombreux couples à se tenir la main, la taille, même à se bécoter, sans gêne. 94 L’étrange voyage d’un gecko Je vois le banc. Le banc de ciment sur lequel Esther et moi avions jasé, échangé, communié. Il est libre. silencieuse. Nous nous y assoyons. J’explique à Tam. Lentement, suavement, nous faisons le tour du lac. magique. Merveilleux. Un de ces moments que l’on veut éternels. Elle est Féérique, L’heure du rendez-vous approche. Nous quittons le lac en nous jurant de revenir plus tard en soirée. Nous nous achèterons une glace. Le restaurant, le Green Mango, est au 18 Hang Quat. Miraculeusement, nous le trouvons assez rapidement. C’est un endroit chic. Ce soir, ils ont un menu spécial: « New Year’s Tasting Menu » pour 50 $ US la tête. Tam s’assoit en face de moi au bout de la table. Le reste du groupe est à ma droite. Erika n’y est pas. Elle aurait dit à Steve qu’elle était fatiguée. Le repas est extraordinaire. Tam et moi sommes dans un état second. Nos pieds, nos yeux, nos langues, nos mots s’enlacent pour une expérience gastronomique, exotique, érotique et fantastique. Les autres jasent et nous guettent du coin des yeux. Ania, assise à mes côtés, tente d’attirer mon attention. Après la dernière fraise chocolatée délicieuse, nous nous excusons. Nous nous promettons de nous voir demain matin, alors que nous partirons tous, chacun vers notre prochaine destinée. À la sortie du restaurant, j’entends; « c’ta ben bon, ça ». Un Québécois! Je me retourne. Un jeune couple de Trois-Rivières. Je n’ai pas parlé français depuis belle lurette. Une petite jasette. Tam est gênée. Elle ne comprend pas un mot. 95 L’étrange voyage d’un gecko Nous revoici, deux poissons pâles nageant allègrement dans les rues tentaculaires de Hanoi. La nuit bien installée a quintuplé le nombre de motos, vélos, autos. À pied, nous devons attendre notre tour, partout, impossible de passer, de dépasser, de contourner. Lentement, le flot dense de la foule nous emmène, nous porte vers le lac où tout semble se diriger. Le lac se révèle encore plus animé, éclairé, décoré, vibrant, accueillant. Un autre tour, lent, amoureux. Riant, hanche à hanche. Sourires de pur bonheur pétrifiés à nos lèvres qui se relâchent seulement pour un baiser d’extase. J’achète une belle, grosse rose rouge d’une marchande ambulante. Tam l’installe dans ses cheveux. Le comptoir de glaces, situé à une des extrémités du lac, nous vend deux beaux cornets bien glacés. Nous nous assoyions sur le muret riverain à déguster, à se délecter, à sucer cette glace orgasmique, tandis que la surface du lac reflète les milliers de lampes frétillantes. Je ne peux retenir quelques larmes. tendrement. Tam les essuie, les lèche Nous sommes éveillés depuis près de vingt heures. Nous sommes épuisés, vidés. En même temps, nous sommes pleins, débordants de tout ce qui est beau, bon et merveilleux. Mélancoliques. Tristes un peu. Nous décidons de faire nos adieux, ce soir, cette nuit, sans pousser le destin. À la porte de l’hôtel, nous nous donnons une dernière caresse, violente, sauvage. 96 L’étrange voyage d’un gecko Le dragon a tout conquis. Il est temps pour le dragon de se reposer, de s’endormir, de rêver maintenant. 97 L’étrange voyage d’un gecko Troisième partie: Le Cycle de l’iguane 98 L’étrange voyage d’un gecko Je descends les quatre étages, espérant me trouver un café. L’hôtel dort encore. À la réception, dans la demi-noirceur, deux valets sont couchés à même le sol, entre trois vélomoteurs qui y sont garés. La porte est verrouillée avec une grosse chaine cadenassée. J’entends des casseroles, au sous-sol. Un jeune s’affaire à laver les plats de la veille. Je lui quête un thermos d’eau bouillante. Il y a des enveloppes de café “3in1” en haut. J’ai dû réveiller les jeunes à la réception. La porte est déverrouillée. Un des jeunes se débarrasse de ses araignées nocturnes en se massant violemment le visage. Je m’assois sur le trottoir. Deux, trois cafés. Hanoi se réveille. Les restaurants de rue s’installent. À côté d’un arbre bordant la rue, à deux pas de moi, il y a une boîte de carton. Elle bouge. Un minuscule chien aux yeux globuleux en sort, s’étirant comiquement. Tam dort encore, en haut. J’entends sa respiration, dans ma tête. Probablement que nous ne nous verrons pas, ce matin de la grande séparation pour toujours. Je ne suis ni triste, ni peiné. Je suis bien. Tam a été un cadeau, un bonus, une belle aventure. Tam et Philippe auront été une fusion parfaite dans les circonstances parfaites. Une fusion d’abandon aux moments. Une fusion de deux étoiles filantes qui pour l’instant d’une croisée fut aussi réelle que le vent, tout aussi éphémère. Ce matin, je n’ai pas envie d’hier. J’ai envie d’aujourd’hui, de demain. Les dés sont jetés et je me retrouve dans le minibus avec Ania et Steve. Eux aussi se rendent à la baie de Ha Long. J’en suis bien aise. Ils sont corrects. 99 L’étrange voyage d’un gecko Le trajet achalandé de trois heures est coupé d’une pause à un gros centre d’artisanat, de bébelles et de nourriture. « We deliver around the world » affiche-t-on. D’énormes sculptures de marbre et de granit, très réussies, s’alignent dans la cour. Les prix sont époustouflants. Ania insiste que cette veste de soie, noire, très zen, m’irait à merveille. Je l’achète, mi-convaincu. Ha Long bouillonne. Le débarcadère a l’allure d’un quai des départs d’un gros aérodrome. Des dizaine d’agents proprement vêtus et d’allure servile, nous attendent avec leurs listes de passagers à distribuer parmi les dizaines de jonques d’âge, de couleurs, de formes et de grosseurs très variés qui flottent ancrées au large. L’on me trouve sur une liste et je m’inscris pour le Ha Long Suite #2, une des jonques les plus luxueuses, me dit-on, en la pointant sur l’eau. J’en suis bien heureux. Les autres navires me semblent bien ordinaires. Ania me retrouve et nous nous informons que nous serons sur la même jonque. Ils y seront pour une nuit seulement, tandis que j’en ai acheté deux. Une petite navette nous livre doucement au navire. Une très belle jonque, tout en bois, noire et dorée. L’accueil est luxueux. L’équipage nous traite en rois, en reines. Ma cabine, la 102, est spacieuse, propre, authentique. Mes hublots sont à un demi-mètre des flots. J’estime qu’il y a moins de trente passagers. J’adore. Un vent doux et frais, bientôt froid, tangue doucement contre le bâtiment. Je m’appuie ici, là. Je flatte les murs, les rampes, les étais, les mats, les pavois. Je laisse le navire connecter à mes pieds, mes hanches, mes épaules. Je le laisse m’aspirer dans son bois, ses gréements. Je prends contrôle de « ma » jonque. En même temps, mes sens prennent l’inventaire de cette vision, de ce lieu légendaire. Les ombres des pics calcaires, rochers diaboliques au loin, me projettent une promesse, celle d’une expérience remarquable à venir. Déjà, en 1974, dans “The Man with the Golden Gun », puis en 1997, dans « Tomorrow Never Dies », James Bond s’est aventuré entre ces îles magiques, presque impossibles. Ces images ont toujours survécu dans mon imaginaire. 100 L’étrange voyage d’un gecko Il ne me manque que le smoking blanc, cravate noire. Le jeune directeur de croisière, Son, sait que je suis maître à bord. Les autres passagers, incluant Ania et Steve, sont gênés, serviles, attendent les directives, comme des esclaves sur un négrier. Je suis déjà sur le pont arrière, avec les cuisiniers. Je me sers un café au bar, sous le regard un peu médusé du Viet à qui revient cette tâche. Ania se déplie. Elle se joint à moi, à mon exploration du vaisseau. Le capitaine, gêné, nous laisse visiter sa timonerie. Elle et moi sommes libres, volontaires. À l’abordage! Il fait froid, venteux. J’adore ce contact dur et nu avec cette nature primale. Cette baie m’apparait plus vraie, plus authentique sous ce ciel lourd et ces bourrasques cruelles. Cette baie, sous un ciel bleu fer des cartes postales, ne serait pas pour moi, pas aujourd’hui. Le repas du midi est superbe, luxueux, gastronomique. Une vedette rapide nous conduit à un village flottant. Je n’ai pas envie de faire la visite. Je reste au petit débarcadère, relax, tandis que les autres passagers suivent le guide. Je prends des notes dans mon carnet. Un gentil guide m’offre de me ramener à mon bateau. J’accepte. Je lui laisse 20,000 dongs. Le groupe revient. Steve emprunte un kayak et part à l’aventure, en ramant autour de la jonque. Ania se confie. Elle et Steve. Depuis six mois, le couple chambranle et branle. Plusieurs séparations, plusieurs nouveaux essais. Ce voyage était prévu, réservé et payé avant les troubles. D’un commun accord, ils ont décidé de le faire. Probablement leur dernier projet ensemble. Bien entendu, selon Ania, tout repose sur Steve qui a peur de s’engager, qui hésite, qui ne sait pas. Elle a déjà tourné la page. Steve espère encore. J’écoute. J’aimerais entendre l’avis de Steve, de sa bouche. La première victime de toutes les guerres est la vérité. 101 L’étrange voyage d’un gecko J’avoue que cette histoire confirme ce que j’avais perçu chez eux, entre eux. Je plonge du pont. L’eau est froide, mais rafraichissante. Ania me suit. Steve apparait sur son kayak à la poupe du navire et se lance à l’eau aussi. Nous rions. Nous nageons. Nous nous amusons. Je me réveille, quatre heures quinze. Superbe nuit odorante, berçante. Avant de me retirer, hier soir, j’ai demandé à Son de s’assurer qu’il y ait de l’eau chaude au bar au petit matin. Le bateau est complètement endormi. Avec ma torche de front, je perce la noirceur totale et grimpe à la cantine. Je me fais un café “3in1”. J’arpente les ponts, silencieusement. J’évite de marcher sur les nombreux corps de marins étendus ici et là sous d’épaisses couvertures. Je m’installe à une table à bâbord au deuxième pont, carnet, torche, café. Bonheur. La nuit d’avant matin est fraiche et les vents fantômes circulent encore. Je suis bien couvert. Confortable. Une bonne heure d’écriture, de paix. Bientôt, le gris diurne s’affirme. Ania apparait et nous montons au pont supérieur pour témoigner de la naissance du jour. Une petite pluie piquante et froide nous visite, juste assez longtemps pour tout mouiller. Je suis très « horny », sans savoir pourquoi. Je me confie à Ania. Très sympathique, cette Polonaise. Honnête, ouverte, intelligente, mature. Un généreux déjeuner nous rassemble tous vers sept heures trente. 102 L’étrange voyage d’un gecko Son nous donne le programme de la journée. Tous sauf moi, iront visiter la « caverne secrète ». Je suis le seul à bord pour deux nuits. Programme différent, donc. Ania et Steve retournent à Hanoi ce soir. Ils n’ont pris qu’une nuit sur la jonque. Nous nous retrouverons à l’hôtel dans deux jours. Coïncidence, nous prendrons le même avion pour Phnom Penh. Un bateau-taxi privé vient me chercher pour me transférer à une autre jonque pour « mon » programme, accompagné de Thai, mon valet tout aussi privé pour la journée. Une dizaine d’autres passagers sur cette petite jonque d’un jour. La ferme de perles, un peu trop touriste. même. Propre, bien faite quand Le petit Thai est un peu trop collant. Il veut bien faire, mais je n’aime pas avoir un esclave qui me suive comme ça. Je tolère. Le ciel s’éclaircit à l’horizon. Je ne sais pas où est le nord, le sud. Où suis-je? Mes amis du jour, et l’équipage, s’accordent pour dire que nous voguons vers le nord, ou est-ce le sud? Personne ne s’en soucie vraiment. C’est le temps du kayak. La fraicheur, le temps incertain n’invite qu’un jeune Polonais et moi. Un guide nous suivra. Non, je veux mon kayak, solo. Le jeune aussi. Le guide semble contrarié, mais il nous les donne. Je crois que le temps frais, froid, lui donne envie de faire une tournée de kayak rapide. Pas nous. Nous sommes dans une baie. Tout autour, il y a, bien sur, ces pics énormes, et aussi des bâtiments flottants, des bouées, des filets. L’eau est limpide. Nous partons. De son kayak, le guide me dit de tourner ma pagaie, je l’ai à l’envers. 103 L’étrange voyage d’un gecko Nous ramons vers un rocher. Le soleil perce, juste pour nous. La lumière sur les parois jaunes et blanches joue une symphonie pour nous, pour moi. Un tunnel lunaire, mystérieux, sombre. La marée tourne. Il faudra faire vite, au risque de ne pas pouvoir revenir. L’eau est scintillante. Nous pagayons lentement, silencieusement dans les labyrinthes de criques isolées par les falaises impénétrables. Couloirs de vents, de moments sans vie. Hallucinant, recueillant, génial. Nous sommes seuls dans ces endroits normalement remplis de touristes. Merci au froid. Deux singes nous engueulent de leur perchoir. Le guide retrouve la sortie cachée. Avant d’enfiler mon linge sec et chaud, je plonge de tout mon corps et cœur dans cette eau utérine qui me caresse de sa fraicheur stimulante. Mes compagnons me regardent m’amuser et m’accusent de folie. Tant pis pour eux. Vive la folie. Je fais ce que je veux, quand je veux, où je veux et avec qui je veux. Je suis et je veux. Nous accostons l’île Titôp, ou Titov, selon. Un petit chemin creusé dans le roc, quatre cent vingt-sept marches, nous dit-on, parfois trop abrupt pour moi, me mène au sommet. Un grand pavillon, un observatoire. Magnifique. Le soleil perce momentanément les nuages et illumine la grande baie de Ha long avec de longs rayons dorés. J’y vois des âmes vagabondes, des êtres perdus, des Valkyries cherchant Walhalla. Il y a de nouveaux passagers sur la jonque. Je décide spontanément qu’ils sont repoussants. Deux familles d’Australiens d’allure 104 L’étrange voyage d’un gecko consanguine profonde occupent les trois quarts du bateau. Quelques Français chiants et quatre Thaïs ficelés occupent le reste. Je m’isole. « Je suis seul et sel. Merci Grandbois. Je flotte au creux des vagues ». Je suis socio depuis quelques semaines. Il est temps de me remettre en mode solo. Ce n’est pas une tristesse menaçante, ni une menace triste. C’est un doux creux, une douceur creuse. J’étire ma nuit jusqu’à six heures trente. Je suis bien reposé. Je suis prêt à rouler ma bosse. La navette nous conduit au complexe de la caverne secrète. touriste. Disneyland vietnamien. Faut quand même voir. Hyper Historique. Grandiose. La baie de Ha Long. Un rêve qui date. Maintenant une réalité. Check-out, navette, minibus, retour à Hanoi. Je retrouve Hanoi et ma chambre au Jasper pour une dernière nuit avant mon envol vers Phnom Penh. Je suis un peu cuit, mais pas question de rester à l’hôtel. C’est mon Hanoi et je dois marcher ses rues, m’y perdre encore. C’est vital. Je me dirige vers mon lac pendant que le soleil fait ses dernières courbettes. Il est là. Il m’accueille, calmement. Je m’achète une belle pâtisserie d’une des nombreuses marchandes qui offrent une sélection extraordinaire de superbes confections héritées des anciens colonisateurs français. Délicieux. Crémeux. Riche. Sucré. Fondant. 105 L’étrange voyage d’un gecko Il fait noir maintenant. Les rues s’inondent de ces vagues tordues, sans sens, de motos, de vélos, de piétons, des madames-bananes, de tuk-tuks, de quelques falangs perdus. J’en profite pour documenter encore, en vidéo, ce chaos extraordinaire. Comme si personne ne me croira si je n’ai pas quelques pixels pour le prouver. J’ai mal aux pieds. Je suis fatigué. Je dois tenter de contacter Ania et Steve pour coordonner notre transport à l’aérogare demain matin. À l’hôtel, on m’informe qu’ils viennent de quitter pour une promenade. Je leur laisse une note suggérant un rendez-vous à la réception pour vingt-et-une heures ce soir. Je ne veux plus me perdre, pas ce soir. Je reste sur la rue Huang Côt, la rue de mon hôtel. Je fais deux pas là, je traverse la rue, je rebrousse. J’entre dans une chope de linges. J’inspecte un beau manteau. Leur plus grand est trois pointures trop petites pour moi. Je retraverse la rue. Une papeterie attire mon attention. J’en ressors. Je suis perdu. Je ne sais pas si je suis sur le bon côté de la rue, ni si mon hôtel est à ma droite ou à ma gauche. L’affiche me dit que je suis sur la rue Huang Cuôt. Je ne comprends pas, mais je ne suis pas surpris. La ville a encore bougé ses rues à mon insu. Je retrouve mon hôtel après trente minutes. Une marchande à brouette, installée tout près, me vend un excellent sandwich chaud au bœuf, salade et épices pour 18,000 dongs. Ania et Steve sont au rendez-vous. demain. Je tire ma révérence. Nous nous entendons pour Une nuit complètement ratée. Le café de trop, probablement. Heureusement, je peux passer le temps à faire mes courriels et fureter sur le net avec le vieux PC dans ma chambre. 106 L’étrange voyage d’un gecko Cinq heures trente. Je suis au lobby avec ma grosse valise et mon sac à dos. Je réveille les trois commis qui dorment encore entre leurs motos. Ania, Steve et le taxi arrivent à l’heure pile. L’avion nous mène d’abord à Vientiane pour une escale, puis repart pour Phnom Penh. Sur le quai des taxis, nous nous disons adieu. Un taxi me dépose au Welkommen Inn Guesthouse. Trois extrêmement jolies femmes khmères en jeans serrés m’accueillent. Je suis dans le vieux Phnom Penh, tout près de la rivière Tonle Sap, le vieux marché, le wat Phonom. Plus central, plus dans le mille que ça, impossible. Ma chambre minimaliste mais propre est à l’étage et la fenêtre donne sur le bar, en bas. Il fait beau. Il fait chaud. Edwin, un géant blond norvégien, proprio de Welkommen, se présente. Il collabore avec l’agence Worldwide Travelers avec qui je me suis engagé pour mon mois de volontariat. Edwin me tend un billet d’autobus pour Sihanoukville et me donne les directions pour me rendre au terminus demain matin. La chambre et le ticket me coûtent douze dollars cinquante. Tout est parfait. Il est tôt. Je pars explorer cette nouvelle ville. La présence de la rivière rend la navigation de la ville plus facile qu’à Hanoi. La rue Sisowhat Quay, le boulevard longeant le Tonle Sap, est parsemé de gros temples, d’immenses temples. Il y a des palais aussi, un musée. Je ne m’y intéresse pas. 107 L’étrange voyage d’un gecko Je passe au vieux marché, à deux pas. Un beau, gros marché du peuple comme je les aime. Bigarré, mêlé, mêlant, actif, bruyant, plus ou moins propre. Les viandes et les couleuvres vivantes côtoient les chaines et les cadenas, les fleurs et les iPods. Je me procure une nouvelle carte-mémoire pour ma caméra. J’espère qu’elle est bonne. Sur une rue de côté, je m’arrête devant un salon de coiffure. Une musique rock, forte, en émane. Sur le seuil de la porte se tient un lady-boy. Finement attriqué, ses outils de coiffeur en gaine à sa ceinture. Il me sourit. Je m’approche. En quelques signes, je lui demande combien pour une coupe. Deux dollars US. À l’intérieur, il y a une demi-douzaine de jeunes femmes, trois autres lady-boys. Ils jasent entre eux. Je suis le seul client. Quarante-cinq minutes. Je crois qu’il m’a coupé les cheveux un à un. Une réussite totale. Il est fier, le garçon. Je lui en donne trois. La nuit tombe vite à Phnom Penh. La vie familiale, les jupes et la bienséance aussi. Il est cinq heures. Le quartier s’est transformé en un gigantesque bordel. Les filles sont jolies, sexées et ne se gênent pas pour me héler. Il y en a partout. Elles sont habillées et maquillées en femmes adultes. À bien regarder, ce sont des enfants. Douze, treize ans? Entre les filles, les indigents, les éclopés, les rejetés tentent de quêter leur pitance. Les enfants nu-pieds, les vieilles édentées, les infirmes et les hors-la-loi arpentent les rues et ruelles entre les putains, les tuk-tuks et les marchands. Tous cherchent les rares étrangers, les riches. Partout aussi, aux entrées des nombreux bars, restaurants et guesthouses, se tiennent les gardes privés. Certains sont armés. Ils s’ennuient. Des policiers, je suppose, ou bien des militaires, arpentent les rues. Ils ont de gros fusils en bandoulière. Ils s’arrêtent de temps en temps. Ils échangent avec les gardes privés, les filles ou les 108 L’étrange voyage d’un gecko tenanciers. Des billets de banques sont échangés, ouvertement. J’imagine que la corruption est la colle de cette société déchue. Je suis désolé. Je n’aime pas. Je trouve un bout de rue plus moderne. Des restaurants et bars tenus par des expatriés, surtout des Australiens. Ici, la jungle de Phnom Penh se tient à l’écart, à peine. Je me paye un bon repas. Un petit singe vient lécher le plancher sous ma table. Il est chassé par le serveur. Je retourne vers le Welkommen. Lui aussi s’est transformé en bordel. En traversant le bar vers l’escalier, les filles m’interpellent. Elles sont déçues lorsqu’elles comprennent que je suis un chambreur. Il me semble que ma peau me pique. Il est temps, je crois, de me réfugier sur mon île. Reprendre mon souffle, mes esprits. Phnom Penh n’a plus de fierté. Les habitants se comportent comme des singes dans un zoo. Ils ont appris quelques mots, quelques gestes pour amuser les rares visiteurs ou leur vendre n’importe quoi, même eux-mêmes, contre une pitance. Phnom Penh n’a plus de santé. Ses rues, ses bâtiments, ses marchés sont sales, infectés. Ses symboles sont corrompus. Ici, la dignité a été assassinée. Décadence, décrépitude. Le rapport à l’autre ici est infecté, septique. Je n’ai pas peur. Je ne suis pas indigné. Je n’aime pas, simplement. Je tente d’apprécier que ce pays ait été complètement assassiné par Pol Pot, il y a à peine vingt-cinq ans. 109 L’étrange voyage d’un gecko Malgré mon effort, ma patience, mon calme, même mon sourire, se plaignent. Je dois réveiller le portier pour qu’il enlève le lourd cadenas et ouvre la porte. Au premier coin, un restaurant est ouvert et offre des « eggs and bacon ». Le temps est frais, confortable. Le café est bon. Le jour se pointe. Les rues sales et déprimées se réveillent sous les grincements des premiers tuk-tuks qui veulent prendre les coins les plus prometteurs. Il me semble qu’il y a plus de tuk-tuks que d’étrangers dans cette ville. La compétition est féroce. Déjà, une vendeuse ambulante m’offre un peu de tout de son chariot en ruine. Un jeune garçon d’à peine 8 ans me fait un clin d’œil tout en suçant l’air avec sa bouche. Je l’ignore, j’ignore. Je suis impuissant devant cette décadence. 110 L’étrange voyage d’un gecko Quatrième partie: Le Cycle du phénix 111 L’étrange voyage d’un gecko Suivant les directives d’Edwin, je traîne ma valise au terminus d’autocars, à deux pâtés du Welkommen. Une préposée regarde mon ticket et me fait comprendre, avec l’aide de collègues, que je ne suis pas au bon terminus. Bravo Edwin. Me voilà en vélomoteur, une demi-fesse sur le minuscule banc, mon sac de 60 litres écrasé entre le chauffeur et moi, filant allégrement dans les rues déjà pleines de Phnom Penh. Ma vie est entre les mains de quelqu’un d’autre. Je ne peux qu’agripper férocement le petit porte-bagage d’une main et mon gros sac de l’autre. Quelle course folle, dangereuse, débile. Enfin, je trouve mon bus, compagnie Angkor. Enfin, le départ pour Sihanoukville, puis Koh Rong Samloen. Nous roulons depuis environ trois heures, confortablement. « No smoking and eating rice » est affiché en anglais à l’avant du car. Une pause pour pisser et autres nécessités. De l’autre côté de la rue, un homme flambant nu déambule, fouille le fossé. Il ramasse des sacs de plastique qu’il noue autour de sa jambe. Personne ne s’en préoccupe. 112 L’étrange voyage d’un gecko Deux autres heures sans incident. Sihanoukville. Selon ce qu’on m’a dit, un dénommé Tim doit m’accueillir au terminus de Sihanoukville et me mettre sur le bateau. Le terminus est un grand champ de poussière. Quelques abris hébergent les comptoirs des compagnies, d’autres offrent des rafraichissements. J’y suis depuis environ trente minutes. Personne. Je ne suis pas inquiet. Je peux me débrouiller. Je déambule autour. J’attends. « Philip? » J’entends mon nom. Une femme, occidentale, me demande si je suis bien Philippe. Elle me dit que Tim vient de l’appeler. Qu’il s’est trompé de terminus. Qu’il arrive. La femme me précise qu’il n’y a qu’un terminus à Sihanoukville, mais qu’il vient de déménager, ici, la veille. L’ancien est fermé. Tim, me dit-elle, aurait dû le savoir. Il arrive. Un jeune Australien. Vingt-cinq ans, peut-être. Maigre, yeux rouges, maladif. Tout comme son petit vélomoteur. Je dois payer un deuxième vélomoteur pour ma valise. Pas question de refaire la course de ce matin. Sihanoukville est une ville de terre. Les rues ont déjà été pavées. Maintenant, ce ne sont que des pistes de trous, de terre, de déchets. Son centre-ville est en haut de la colline. De là, on y voit la mer, le golfe de Thaïlande. Tim nous mène au Holy Cow, un restaurant bar sur la main, la rue Ekareach. Je lui paye un, deux cafés. Tim est agité. Gentil, poli, mais nerveux. Il veut bien faire son boulot. Il doit me rassurer. Me donner des informations. Etc. Je l’assure que je n’ai pas besoin d’être rassuré. Que j’ai toutes les informations dont j’ai besoin. Je ne veux que me rendre sur l’île. Tim relaxe un peu alors. Il me dit que ses clients normaux sont des jeunes de 18-19 ans. Que pour la plupart, c’est leur première expérience loin de leurs parents. Qu’ils sont nerveux. 113 L’étrange voyage d’un gecko Je l’encourage à parler. bateau. Tim s’ouvre. Nous avons deux bonnes heures avant le Il se sèche. Il n’a pas bu depuis quarante-huit heures. Son corps n’aime pas du tout. Ses parents arrivent ce soir. Il est très anxieux. Le tuk-tuk me laisse au port, devant une cambuse infecte, dans une lignée d’autres cabanes sales qui cachent la mer. Une pauvreté abjecte. C’est un quartier très mal famé. Tim me l’a dit: « Do not stay there for long. Get on the boat as soon as you arrive. » Un jeune me fait signe de le suivre, au travers la structure de carton, de bois pourri, de métal rouillé, contournant les amas de détritus qui jonchent partout. Enfin, la baie, l’eau, le quai. J’hésite. Le quai n’est qu’une série de planches rafistolées sur des pilotis maintes fois arrachés et replantés au hasard. Il y a bien deux bateaux amarrés au bout. L’eau. La mer. Ici, c’est un dépotoir. Un affreux dépotoir. Une pourriture sans nom. Je n’en crois pas mes yeux. J’avance prudemment en traînant ma valise. Mon bateau s’avère assez sérieux, quoique vieux. Peut-être dix mètres de long, en gros bois peint en rouge sale. Une cabine avec deux bancs, une timonerie. À bord, il y a déjà NgGui. Un jeune Singapourien. Il a encore ses bagues de rétention aux dents. Il se révèle agréable, intelligent et enthousiaste. Il est nerveux. Il me pose des questions. Je n’ai pas les réponses, mais je le rassure. Il y aussi, Anna, une grande Australienne d’environ trente ans. Silencieuse. Réservée. 114 L’étrange voyage d’un gecko Il y a une toilette sur le quai. Trois murs en planches pourries. Un plancher de deux planches espacées suffisamment pour que tout tombe à la mer. Enfin, le capitaine fait gronder son moteur diesel. Me voilà sur la mer, sur un rafiot bruyant, crachotant, en route pour l’île de Koh Rong Samloem. Je n’ai pas écrit une seule note depuis vingt-quatre heures. Alors que je cabotais vers l’île, j’ai dû arrêter ma machine à noter, à consigner. Non pas à cause d’une panne créative, ni à cause de la houle. Cette grève de ma plume est due à une soudaine surcharge émotive, profonde et événementielle. Il m’a semblé tout d’un coup que l’impossible se manifestait trop, trop souvent, trop parfaitement dans ce voyage pourtant humble. Il m’est apparu vain et carrément gênant de me dire, de noter que chaque jour qui file dans ma vie de voyageur osant, est le plus beau, le plus glorieux, le plus magique, le plus hallucinant de ma vie de bientôt cinquante-neuf ans. D’autant plus que mon voyage prenait, depuis Phnom Penh, un virage dans le moins beau, le laid, dans le moins sécuritaire, le danger, dans le moins confortable, la misère. Et que j’aimais, beaucoup. Je me suis imposé cette pause puisque je venais de vivre, encore, la plus extraordinaire journée. De plus, je sentais, je savais que bientôt, il y en aurait de plus fantastiques encore. Comment est-ce possible? M’imaginer des choses? Suis-je à me conter des histoires? Pourtant. Non, tout est vrai. Impossiblement vrai. Cela écrit, je veux maintenant revenir sur hier et l’exprimer le plus justement possible. Ce sera difficile. J’en suis encore éberlué, sonné. 115 L’étrange voyage d’un gecko Une journée comme hier ne se décrit pas comme un journal de bord; telle heure, telle chose, tel évènement. Une journée comme hier exige une écriture libre, émotive et existentielle. La journée d’hier a fait exploser mon être et l’a exposé, étalé complètement et brillamment devant mes propres sens éblouis. Hier, mes sens se sont libérés pour l’éternité. Libérés de tout. Mes sens seront maintenant mes seuls guides pour mener ma barque vitale, peu importe la direction du vent ou les influences planétaires. Ma liberté vitale est maintenant un évènement sans fin. Ma liberté n’a maintenant qu’une destination, celle de son autoprocréation. Comme Chronos enfantant les moments, pour les dévorer aussitôt. Koh Rong Samloem m’a accueilli comme le vrai Chango. Impossible. Je tente de traîner ma plume sur les pages, comme depuis un mois, mais ça ne marche pas. Ce que je vis ne se dit pas. Enfin, ne se dit pas de façon organisée. J’ai envie de dire. J’ai envie de déconstruire le temps. J’ai envie d’honorer cette île. J’ai envie de dire ce qui vient, comme il vient, quand il vient. La suite est un ramassis de moments, d’évènements, de Koh Rong Samloem et de Chango au paradis des mortels éternels. J’ai rapidement et complètement intégré cette drôle, bizarre de communauté de vagabonds, déchus et rêveurs vivant les Robinson ou les Gauguin parmi ce petit peuple de mer autant déchu, détruit, 116 L’étrange voyage d’un gecko abandonné et perdu. Pourtant, ce sont tous des moi, des Philippe, comme dirait ma mère. Ici, la mer, le vent, le sable, le soleil et les vagues conspirent à l’unisson pour créer, cultiver et soutenir l’ennui. L’ennui vital, le vide existentiel, la solitude seule. Le rapport à l’autre, si prisé, analysé et manipulé ailleurs, devient ici futile, inutile. Ici, le seul rapport est celui des sens en cavale totale. Les sens, mes sens à vif. Ici, il n’y a que le moment qui file. Ici mon être est décomposé, déconstruit. Ici, maintenant avec ces pirates échoués, l’ennui est le seul ami, la seule vérité. La vérité du rien. La vérité toute nue. Celle qui révèle qu’on a tout perdu et qu’on a trouvé l’essentiel. La vérité de la vie, ma vie. Je m’y rendais, ici, résolument, sans conscience. Je m’y rendais, ici, par ce chemin si facile, si naturel qu’hier, ou avant-hier, me baignait de cette autre vérité qui ne l’est plus, la vérité fausse de mon chaos vital. Koh Rong Samloem devait éjaculer de mon Hanoi si bandé ce chaos précurseur du vide, géniteur du rien. Enfin, le rien vital, l’ennui orgasmique de la vie toute nue. Je suis fondu dans cette île, ces gens, ce sable, ce vent. Des rapports humains me chatouillent sans laisser de trace, encore. Dans ce vide d’illusions et de fantasmes oscillent les lucioles éphémères. Encore, seul et sel, aux creux des vagues. Ici, à Koh Rong Samloem, personne ne sait rien. La vie, ses codes, ses règles, se révèlent par morceaux, bribes déconnectées flottant au gré du vent et des individus. On ne sait pas. Les façons d’être, de faire, s’apprennent par imitation sommaire, ou opposition selon la fibre qui nous anime au moment de faire. Le cercle se ferme. Je retrouve mon chaos vital, plutôt, mon nouveau chaos, plus vital, plus calme, plus total. Le vide et le rien deviennent l’univers. 117 L’étrange voyage d’un gecko Le temps, les jours, les heures se confondent. Les journées passent assez vite si l’on n’obsède pas. Quelques individus deviennent plus grégaires et certaines alliances s’installent. Je demeure prudent. Les enfants khmers s’attachent à moi. Les petites filles surtout. Elles sont vives, intéressées. Elles apprennent vite. Les garçons sont d’abord des guerriers. L’école leur est imposée. Ils veulent chasser, tuer, pas épeler, répéter. Le barrage langagier est énorme. Le barrage sociétal est un gouffre. Le barrage des valeurs est infranchissable. Du riz pour déjeuner. Du riz pour dîner. Du riz pour souper. Quelques morceaux de légumes et de viandes pour décorer. Chaque jour. Tous les jours. Monica: grosse, gentille. Elle est en charge, semble-t-il. C’est elle qui gère ce poste de plongée, le projet d’écomarine, l’enseignement, les installations. Elle est souvent absente, à Sihanoukville. Marc: un Canadien de Cornwall. Bilingue. Il est le maître plongeur. Il mène ses plongeurs d’une main de fer, assignant les sorties, les tâches. À part sa gestion sans faille, il est soit très gêné, ou affreusement antisocial. Alex: il est Suisse. Il parle français. Il est déçu de sa vie. Il n’a pas d’attache, pas de rêve. Il a un humour noir, efficace. Stéphane: il est Parisien. Il ne parle pas anglais. Il est isolé des autres. Je suis le seul avec qui il peut converser. Sympathique, parfois chiant. Anna: grande Australienne. Vive, intelligente. Elle veut tout savoir, tout apprendre. Elle adore les enfants. 118 L’étrange voyage d’un gecko Christine: Norvégienne, blonde, un peu grassette. Ses yeux sont magnifiques. Elle est calme. Elle est bien dans sa peau. NgGui: de Singapour. Il est jeune et solide, malgré sa grande innocence. Il me prend comme son tuteur-protecteur. Il est un génie des langues; il apprend le français et le khmer sur le pouce. Cameron: Australien, solide, gentil, calme. Il dégage une grande maturité. Ses rapports aux autres sont un peu compliqués. John et Karen: de l’île de Jersey. Ils sont motivés, des enseignants professionnels. Nous nageons le kilomètre vers l’île aux serpents ensemble deux ou trois fois. Ti: le seul Khmer qui parle anglais. C’est un jeune très allumé. Il fait le lien entre les Blancs et les Khmers. Il aime bien que j’appelle son pays Kampuchéa. Le village, qui n’a pas de nom, se défile le long d’une seule rue de sable au bord de la mer, regardant vers l’est. Il y a une trentaine de huttes, en plus ou moins bon état. Au moins la moitié des huttes offrent quelque chose. Ici, c’est un bar avec deux tables. Là, un petit dépanneur avec cigarettes, papier de toilette, gourmandises. Ici, des poissons grillés ou encore des feuilles de bananes fourrées de pâte de noix de coco. Il y a moins de vingt-cinq étrangers sur l’île. Tous ces villageois veulent leur part de la manne. La rue est sale. Le sable est mêlé de cendres, de tessons, de verre brisé. Chaque hutte semble avoir son dépotoir. Les poules, les enfants s’y mêlent. Entre les huttes et la mer, il y a une douzaine de bateaux de pêche, les « long boats ». De bois, ils n’ont pas de cabine, ni mat, ni gouverne. Un moteur à essence est monté sur un long tuyau, solidement attaché à un socle mobile, qui se termine par une hélice. Le pêcheur bouge le tout pour naviguer. 119 L’étrange voyage d’un gecko La plage est immense ou serrée, selon la marée. Le sable y est blond, doux, solide. À la marée basse, les enfants y jouent au soccer. Un long quai trône au milieu du tout. Le chef du village y a sa hutte, ainsi que le capitaine du seul bateau qui fait le lien avec Sihanoukville, quand le temps le permet. Une minable piste part au milieu du village et monte lentement vers l’école. La piste est vaseuse, glissante et traverse un marécage. Une cabane de ciment. L’affiche crédite un organisme belge, en 1998. Les fenêtres sont des trous simples. La porte est verrouillée avec un gros cadenas. Un des enfants est responsable de la clé. Quelques tables, quelques bancs, assez pour une vingtaine d’enfants. Un tableau qui a déjà été blanc. La cour est sale, jonchée de détritus. La jungle s’accroche, s’avance tout autour. Au sud du village un ruisseau fait office de frontière entre les Khmers et les Blancs. Le ruisseau coule d’un bord ou de l’autre selon la marée. De notre côté, il y a d’abord la remise pour l’équipement de plongée, avec le compresseur à essence. Puis, il y a le bungalow. C’est le nom que porte la hutte commune. Une grande surface, environ trente par dix mètres. À l’arrière, une pièce cuisine. En haut, une mezzanine fait office de dortoir pour la famille khmer qui s’occupe de nous. Il n’y a pas de murs. De grandes toiles peuvent être déroulées en cas de tempête. C’est au bungalow que se prennent tous les repas, et où ont lieu les rencontres, les classes du soir, le farniente, les parties de cartes. Deux ou trois gros thermos d’eau chaude, en tout temps, pour le thé, le café ou les nouilles instantanées. Passé cette hutte commune, viennent une douzaine de petites huttes. Chacune a des lits superposés pour quatre personnes. Des très minces nattes de bambou, des filets et des oreillers maigrichons. Pas de porte. Des trous pour fenêtre. Dans une petite pièce en arrière se trouvent la toilette et un baril d’eau. À tous les jours, un Khmer actionne la pompe unique du village et remplit les barils, dans chaque hutte. Cette eau sert à évacuer la toilette et à se doucher. Les petits balcons couverts sont jonchés de hamacs de tout acabit. Les cordes à linge improvisées pendent ici et là. 120 L’étrange voyage d’un gecko Il y a une ampoule électrique à chaque hutte. Environ une demi-heure avant le coucher du soleil, la génératrice est activée, si tout va bien. Tous apportent alors leurs iPods, leurs portables, leurs bidules ayant besoin de recharge, au bungalow, au poste de recharge improvisé. La génératrice sera éteinte après la classe du soir, soit vers dix heures. Ou avant si l’essence vient à manquer. Tant de choses à écrire, à dire. Rien à écrire, à dire. Je suis. L’ultime. Demain, peut-être, pourrais-je coucher dans mon carnet la vie, ici, à Koh Rong Samloem. Maintenant, il y a la mer, le doux vent, le soleil, les enfants, beaux, belles, le flic-flac des vaguelettes, la plage fantaisie, propre, calme, vivante. J’ai cinquante-neuf ans aujourd’hui. NgGui m’a serré la pince en se levant. Il est le seul qui le sait. Il sera discret. Cam est retourné en Australie pour quelques jours pour enterrer sa grand-mère, sa nana. Alex a foutu le camp ce matin. Les vagabonds aventuriers de l’île vont et viennent. J’y suis depuis dix jours. Je n’ai aucune envie de partir, d’écourter, de quitter. L’enseignement m’énerve un peu. Une heure le midi. Une autre heure en soirée. 121 L’étrange voyage d’un gecko Il n’y a personne de responsable pour l’enseignement. J’ai compris que l’activité principale est la plongée et le soi-disant projet d’écologie maritime. L’enseignement est le prix à payer pour les autorisations gouvernementales. Je dois me débrouiller. Les enfants, surtout les garçons, n’ont aucune discipline. Ils aiment bien mes dessins par contre. J’en profite. Ces enfants, sales de vivre dans la poussière et la jungle, sont beaux, intelligents. Monika me dit que ça n’a jamais bien fonctionné, l’enseignement. Ti m’encourage en me disant que je suis le « meilleur » depuis longtemps. J’ai préparé deux thèmes pour ma classe ce midi: naissance et décès d’un proche. anniversaires de Ma fête et le décès de la nana de Cam, pour exemples. J’entends enseigner surtout les émotions qui entourent ces évènements: joie, fête, peine, empathie. « Happy, sad, friendship, scared, etc. » J’ai préparé des dessins. Pour les anniversaires: un gâteau bien décoré avec chandelles, des cadeaux bien emballés avec rubans, des enfants avec des chapeaux de fête. Pour les décès: des enfants qui pleurent. Un cercueil. Un ange sur un nuage. Que je suis con, nul. Je suis devant la classe, très attentive, parce qu’ils n’ont aucune idée de quoi je parle. Mes dessins, j’aurais pu gribouiller des structures de molécules. Ils, surtout elles, sont gentils. Ils me laissent dire et mimer des mots : « happy birthday », « dead », « party », « ceremony ». 122 L’étrange voyage d’un gecko Que je suis con, nul. Personne ici ne connait sa date de naissance. Je ne sais même pas s’ils ont un calendrier. Le gâteau de fête! Mais à quoi ai-je pensé? La mort. Je ne sais même pas ce qu’ils font ici lorsqu’une personne décède. Qu’est ce que la mort veut dire ici? Un ange? Je me sens ridicule. Mal préparé. Incapable de corriger le tir. Soit que les enfants me trouvent ridicule. Soit qu’ils pensent que je suis un grand manitou qui parle de choses plus grandes qu’eux. Je pense que j’ai fait l’erreur. Celle de penser comme moi, au lieu de penser comme eux. L’ennui se promène d’une hutte à l’autre. Elle en saisit un, une, ces jeunes encore trop jeunes pour l’accueillir et l’aimer, ce rien, ce bonhomme « boring ». L’ennui est bienvenu chez moi. Chacune de mes inspirations est suivie d’une expiration. C’est assez. C’est tout. Chacune de mes créations est suivie d’une mort. Je meurs à chaque moment pour me créer des évènements. C’est assez. C’est tout. C’est bien. Ici, les enfants ne connaissent pas leur date de naissance. Souvent, ils ne connaissent pas leurs parents. Leur frères et sœurs sont ceux et celles qui vivent sous le même toit. Chenda a peut-être dix ou douze ans. Elle est superbe. D’immenses yeux noirs. Une peau olive. Elle sourit tout le temps. Chenda est déficiente. Elle est muette. Elle est la folle du village. Elle vient en 123 L’étrange voyage d’un gecko classe. Elle veut. Elle essaie. Elle accoure vers moi lorsque je passe au village. Elle me prend la main. Veata est un petit génie. Elle a une telle force de concentration lorsqu’elle écrit ou colore qu’elle en oublie tout le reste. Veata, à peine dix ans, est la Khmère qui parle et comprend le mieux l’anglais, après Ti. Elle m’aide en classe. Les classes sont difficiles, frustrantes. Les filles écoutent, les gars se chamaillent. Je concocte ma session; la famille : « father, mother, brother, sister, son, daughter, etc. » Je dessine papa et maman, en bonhommes bâtons. Les jupes ou le pantalon font le sexe. Ils écoutent. J’ajoute un, deux, trois enfants. pigent. J’énonce les mots. Je crois qu’ils Je propose ma famille. Papa, maman, deux garçons. Je dessine une fille à côté d’un de mes garçons, Pierre et Jessica. Je relie les deux avec un cœur, accompagné d’une gestuelle appropriée. La classe éclate! « Woo woo, ha ha, hi hi ». Là, ils comprennent! Avec l’aide d’un médecin volontaire venu évaluer les besoins sanitaires de l’île pour le gouvernement provincial, nous concoctons un projet afin de créer un premier inventaire santé des enfants de l’île. Ici, il n’y a aucun dossier de naissance, de mariage, de décès. Nous trouvons un vieux pèse-personne, un ruban à mesurer. 124 L’étrange voyage d’un gecko En classe, avec beaucoup de difficultés, nous saisissons au mieux les noms, l’âge, le poids, la taille et une photo de chaque enfant. Nous abandonnons rapidement l’idée d’identifier les familles, frères, sœurs. Si nous notons une infirmité, une infection, une blessure, nous le consignons aussi. Nous transcrivons le tout en soirée dans une base de données sommaires sur le portable de Cam. Annie, le médecin, a également apporté deux boîtes de brosses à dents et de tubes de dentifrice. Les enfants n’ont aucune idée. Ils n’ont jamais vu. À l’aide d’une dizaine de dessins, de gestes clownesques, d’onomatopées et de démonstrations, j’enseigne l’hygiène dentaire. Les enfants rigolent. Ils en veulent. Nous faisons la distribution en espérant qu’au moins quelques-uns auront le goût d’essayer. Je suis sur mon hamac, je lis. Une petite troupe d’enfants, menée par Gira, vient me voir. Ils me prennent les deux mains et tirent. Ils veulent que je me lève et les suive. Je ne comprends rien de ce qu’ils me disent, mais je décide d’y aller. Ils me mènent dans la jungle, longeant la mer. Une demi-heure de marche nous conduit à une clairière où de petits arbustes dégarnis se dessèchent au soleil. Les enfants se dispersent en courant. Ils cueillent de petites baies dans les arbrisseaux. Ils accourent vers moi et m’en offrent. Ils me montrent comment les écosser. À l’intérieur, un petit fruit charnu, sucré. Nous nous délectons. Les enfants s’amusent, rient. J’aime. En revenant, juste avant d’arriver au village, Gira m’attire vers la berge toute proche. Elle me parle en pointant la mer. Voyant que je ne comprends rien, elle appelle un autre enfant qui se précipite sur les roches, puis dans l’eau. Il cherche quelque chose. Soudainement, il se redresse en criant de douleur. Il sursaute maladroitement sur un pied. L’oursin lui a sérieusement percé la plante du pied. Je le prends sur mes épaules. Il hurle de douleur. Nous rejoignons le village où un adulte le prend en charge. 125 L’étrange voyage d’un gecko Gira semble contente de son expédition. Je lui serre la pince en la remerciant. Elle sourit, heureuse: « happy », me dit-elle. Les jeunes plongeurs ont fait la fête la veille, sur la plage isolée, au sud du village. Cam est malade ce matin. Malade de trop d’alcool, et malade d’avoir perdu son précieux harmonica. Nous partons tous les deux sur les lieux du crime pour essayer de trouver son instrument. Nous arpentons. Nous ratissons. Cam se résigne. Il est triste. J’aperçois un éclat de lumière, près d’un palmier retiré. Son harmonica, un peu caché par les herbes. Il a probablement échappé l’objet en pissant, hier soir. Cam est content. Il me joue un de ses airs préférés. On nous a dit de ne pas nous aventurer trop loin dans la jungle. D’abord, il n’y a aucun repère et l’on s’y perd aisément. Puis, il y a les serpents, les buffles, etc. Le soir, au coucher du soleil, les chiens du village s’activent. Ils parcourent l’orée de la jungle, rapidement. Ils vont et viennent. Ils jappent. Ce sont les gardiens de nuit du village. Ils apeurent les animaux qui viendraient trop près profiter des détritus, de l’eau ou des vivres des villageois. Ce matin, Ti organise une randonnée dans la jungle avec un guide. Nous sommes quatre: Anna, Cam, Annie et moi. Ti et le guide aussi, bien entendu. Deux chiens nous accompagnent. Après une heure de marche assez ardue, nous sommes épuisés. Le guide, qui nous fraye le chemin à grands coups de machette, se 126 L’étrange voyage d’un gecko moque de nous. Les deux chiens courent et jappent allégrement dans les bois. Soudainement, un des chiens émet une série de cris de panique, de douleur. Il apparait entre les feuilles et rejoint le guide. Le chien se couche, se roule, se plaint. Le Khmer l’examine. Ti traduit. L’animal a été mordu par un cobra royal. C’est sans appel. Déjà, ses pattes arrières ne fonctionnent plus. Il semble sombrer dans une torpeur. Le guide et Ti veulent laisser le chien ici. Il n’y a rien à faire. Anna est bouleversée. Annie aussi. Je prends le chien dans mes bras. Cam me remplacera au besoin. Le chien est calme. Sa respiration s’allège. Le retour est en pente descendante. Plus facile. chien de plus en plus mou devient lourd. Quand même, le Nous le déposons sur le plancher du bungalow. Sa vessie se vide lentement. Ses yeux s’embrouillent. Sa respiration est irrégulière. Trente minutes et son cœur arrête. Un des responsables m’avait bien dit que sur cette île, il ne servait à rien de sécuriser son argent, sa caméra ou ses autres objets de valeur. Les Khmers ne volent pas. Ti s’approche de moi, l’air gêné. Il me demande s’il ne me manquerait pas cent cinquante dollars US. Il veut que j’aille vérifier à ma hutte. En effet, quelqu’un a fouillé dans mon sac. Mon porte-monnaie est ouvert. Il manque bien un billet de cent et un de cinquante. On a aussi joué avec ma caméra. Ti me dit qu’il me parlera plus tard. Je ne m’en fais pas. Ce n’est que de l’argent. Ti m’apporte mes billets. J’aimerais comprendre. Il me dit que ce sont des enfants. Qu’ils ne volaient pas. Qu’ils ont fouillé, curieux. Qu’ils ont trouvé les billets beaux. Ils les montraient à tous, comme s’il s’agissait de cartes de baseball rares. Ti a peur que je sois fâché, 127 L’étrange voyage d’un gecko que je veuille porter plainte. Les punitions assorties au vol sont très sévères ici. Il m’assure que ces enfants n’avaient aucune mauvaise intention. Je le rassure. Je suis content de récupérer mes sous, c’est tout. Je révise mes photos. Les six dernières montrent clairement les enfants qui, essayant de comprendre la caméra, se sont photographiés eux-mêmes, la main dans le sac. J’en suis bien amusé. De l’autre côté de l’île, il y a un autre village, le village militaire. Une longue piste à travers la jungle relie les deux communautés. Le village militaire est hors limites pour nous. L’île de Koh Rong Samloem se trouve dans une zone souvent contestée par le Cambodge et la Thaïlande. Des affrontements armés sont monnaie courante. L’établissement de ce village militaire sert à affirmer le territoire cambodgien. Ces militaires, installés avec leur famille, s’ennuient. Ils n’ont rien à faire, sauf une tournée hebdomadaire de l’île avec leur seul petit navire armé. L’alcool coule beaucoup là-bas. Cet après-midi, un petit groupe de cinq militaires, armé jusqu’aux dents, fait une tournée de notre village. Ils sont complètement saouls. Ils titubent, mais demeurent sérieux. Personne ne leur porte attention. Ti nous dit de les ignorer, qu’ils partiront bientôt. Ce qu’ils font bientôt, sans incident. Nous sommes au large. HgGui, Anna et moi. La mer est calme, chaude, onctueuse. Nous flottons librement. Je me rappelle Cayo Coco, mes baignades utérines, sensuelles. 128 L’étrange voyage d’un gecko Nous jasons. Anna est la première à réagir. Elle se frotte un bras vigoureusement. Elle fait quelques brasses. Puis, c’est à mon tour. Le picotement chaud et douloureux aux deux bras. Je sais ce que c’est. Les méduses m’avaient eu au Mexique il y a plusieurs années. Je sais que ce n’est rien d’alarmant. C’est au tour de HgGui. Il panique. Il crie. Je tente de le rassurer. Je le rassure. Il me croit qu’à demi. Anna et moi l’entourons pour nager vers la berge. Aussitôt sorti de l’onde, HgGui voit les traces des piqûres en forme de petits cercles sur ses deux bras. Anna en a deux au bras droit. HgGui transforme sa panique d’il y a un moment en une expérience de vie. Il sourit et exprime sa joie d’avoir vécu cette expérience. Il en fera une histoire épique pour ses amis à Singapour. C’est le Jour de l’An chinois. Les Khmers en font une grande fête. Une grosse semaine de festivités. Les pétards, les feux d’artifice et l’alcool sont les instruments de fête par excellence. On nous suggère fortement d’éviter le village, surtout en soirée. Je me lève tôt, encore. Toute la nuit, j’ai entendu le vacarme venant de l’autre côté du ruisseau. Le plancher du bungalow est jonché d’une demi-douzaine de Khmers, allongés comme ils sont tombés, entrecoupés de machettes et de quelques vieux fusils. Ils ont probablement été refusés dans leurs propres huttes. Je me fraye un chemin vers l’eau chaude pour mon 129 L’étrange voyage d’un gecko café. Un premier corps bouge. Le jeune se frotte les yeux, se demandant probablement où il se trouve. Il me voit, il se relève rapidement et va dégoupiller sur le bord du plancher. Il disparait après avoir récupéré sa machette. Les autres, dans différents états de mal de bloc, se lèvent lentement et disparaissent à leur tour. Je me rends, seul, à la plage isolée, au sud. La marée est basse. La plage est magnifique. Le sable est vierge, propre, dur. Je marche dans quelques centimètres d’eau. Lentement. Il n’y a personne, aucun bruit sauf le doux frottement des vaguelettes. La plage doit faire un bon kilomètre avant de mourir sur une falaise que la jungle dévore. Je voudrais me mettre nu, être Robinson, ou Adam. Je me mets nu en tête. Je marche. Je ne pense plus. Je suis. Je marche. Nulle part, ici. Je me nourris de l’eau, du sable, du doux vent de la mer. Je reviens sur mes pas. Le soleil décline devant moi. Il m’inonde de tout ce qui est beau et bon. J’ai décidé d’aller à Sihanoukville pour faire des provisions, du café surtout, du Nutella pour Stéphane. Le bateau doit partir à dix heures et revenir pour cinq heures, son horaire normal. Il vente à écorner les buffles. Le sable irritant sature l’air. Les yeux me piquent. Ma gorge se plaint. Les vagues sont féroces. La marée est haute, très haute. L’eau atteint le bungalow, lèche ses pattes. 130 L’étrange voyage d’un gecko Au moins deux long-boats ont perdu leurs amarres. Les pêcheurs tentent de les récupérer. Le gros bateau se fait brasser sur les bords du grand quai. Le petit ruisseau s’est frayé un nouveau chemin et menace une hutte du village. Il n’y aura pas de traversée aujourd’hui. Il n’y a aucune option, ici. Si quelque chose va mal, un accident, une maladie, il faut se débrouiller. Même mon assureur « tout risque, partout au monde » de voyageur prudent ne saurait m’extraire d’ici en cas d’urgence. Je me réjouis d’être en santé, d’être prudent. même devant des risques, intéressants. Le soleil se couche, lentement. jouent au foot sur la plage. Je me réjouis d’oser, La marée est basse. Les enfants Je marche, près du village. Les adultes sont déjà saouls. Je n’ai pas pris une goutte d’alcool depuis mon départ. J’y tiens. Surtout moi. Un tel voyage mérite ma pleine conscience, ma pleine volonté, mes pleins sens. Pourtant, ici, autant les Khmers que les « Blancs », s’adonnent à l’alcool de façon démesurée. Je ne juge pas. Pourtant. Les Khmers, probablement par hyper pauvreté. Leur seule évasion. Les Blancs, heureusement encore jeunes probablement par ennui, ou par simple jeunesse. pour la plupart, 131 L’étrange voyage d’un gecko Ici, le « Khmer Whiskey » se vend deux dollars US pour 750 millilitres. Je pense à Noé. De l’ancien testament. Son arche s’est-elle posée ici, sur Koh Rong Samloem? Le premier soûlon de l’histoire? Il est six heures du soir. Le soleil est couché, le ciel encore un peu gris. Les ampoules viennent de s’allumer. Je suis à ma hutte, dans mon hamac, à lire. J’entends du bruit. Derrière la hutte. Là, la jungle s’érige comme un mur à environ dix mètres. Je prends ma lampe. J’écoute. Comme un vrombissement sourd, un vent puissant qui tenterait de se frayer un chemin dans la brousse. Puis ce sont des craquements. Des branches, des arbres qui cassent. Le bruit devient plus fort, plus près. Ma lampe ne peut pénétrer l’épais rideau de végétation. rien bouger. Pourtant, c’est proche, c’est gros. Je ne vois Soudain, toute la jungle se met à bouger, comme si quelque géant la battait. La lumière de ma lampe reflète de gros yeux jaunes, plusieurs. J’entends des ronflements sourds de grosses créatures qui forcent, qui foncent. Enfin je vois. Des buffles, peut-être six ou sept. Ils défoncent la jungle. Ils vont vers le marais derrière le village, là où ils pourront se mouiller, se désaltérer. Ti me dit que la montagne est particulièrement sèche en ce moment. Que les buffles doivent descendre le soir, pour survivre. Que ces gros animaux sont dangereux s’ils sont confrontés. Qu’ils causent beaucoup de dommages autour du village. 132 L’étrange voyage d’un gecko Monica m’invite à un « community project ». Il y a une veuve au village qui n’a aucune ressource et qui est souvent maltraitée par les villageois. Sa hutte tombe en ruine. Les détritus s’accumulent sous sa hutte et la situation est devenue dangereuse. Monica propose une corvée de nettoyage. Nous sommes trois. Morceaux par morceaux, nous extirpons les bois, les déchets, les vieux filets de pêche, les conserves, les pieux pourris, les tessons de vitre. Le travail est difficile. Le travail est sale. Le travail est dangereux. Nous n’avons que des machettes et des pieux pour creuser le sable et en sortir les pièces, les morceaux. Nous y mettons trois heures. Nous décidons d’enterrer ce qui ne sort pas facilement. D’ailleurs, la grosse brouette est pleine. Il faut maintenant pousser, tirer la charge vers une fosse près de l’école où de temps en temps, les déchets sont brûlés. Le sable est mou. Les roues s’enlisent. Je vais chercher du renfort. Finalement, à dix bras et dix jambes, nous renversons le contenant dans la fosse. Je plonge à la mer. Je me purifie de cette merde, de cette sueur, de cette chaleur. Ce bateau, un « long-boat » est en batture depuis mon arrivée. penche. Plusieurs de ses planches manquent. Il Ce matin, un pêcheur y travaille. Il a déjà remplacé quelques planches avec du bois récupéré. Il n’a qu’une machette d’allure méchante pour les sculpter en place. Il taille ses gougeons. Il les plante, les coupe. Son étoupe est faite de n’importe quoi: vieux filets, cordage, plastique. Il en tabasse les joints à grands coups du revers de sa machette. Il enrobe le tout d’une concoction graisseuse, mystérieuse. Je l’observe. Il me sourit. J’aimerais lui parler. J’aimerais l’aider. 133 L’étrange voyage d’un gecko J’aimerais aller au Rona pour acheter ce qu’il faut, pour l’aider. Cette nuit, je suis sorti pisser. La pleine lune m’a fait oublier ma lampe de poche et mon orteil s’est fracassé sur une racine. Ce matin, mon doigt de pied est mauve, sanglant, probablement brisé. Je ris en m’imaginant devoir la couper, faute de soins, si elle s’infectait. Curieusement, j’y suis tout à fait prêt. Je me tisse une belle attelle avec un de mes bandanas. Je boite vers le bungalow pour mon café. Anna sort de sa hutte en sautillant sur un pied. Elle s’est coupé la plante du pied… en allant pisser cette nuit. Nous nous aidons, en riant de plus en plus. Une autre Anna est arrivée il y a deux jours. Superbe femme dans la vingtaine. Suisse, j’ai cru comprendre. Plongeuse. Elle protège son espace. Gentille, réservée. Comme l’autre Anna. Je dois faire un peu de lessive. Près du bungalow, il y a une urne de ciment, deux grands bols de lessive, du savon en poudre et une arrivée d’eau fraiche détournée du ruisseau. Je frotte mes caleçons, mes bandanas, mes t-shirts. Je suis à rincer. La nouvelle Anna se pointe avec son sac. D’une franchise très naturelle, elle me dit qu’elle n’a jamais lavé de linge à la main, qu’elle aimerait que je lui montre. 134 L’étrange voyage d’un gecko Nous nous amusons. Elle rince mes choses, je frotte les siennes, nous départageons le tout. Elle enfile un de mes caleçons sur sa tête. Me narguant de le lui retirer. Finalement, nous sommes aussi mouillés que notre linge. Elle est très gentille, très naturelle, très solide. J’adore ce moment. Stéphane s’est pris d’amitié pour une des petites Khmères. qu’elle s’appelle Bourey. Je crois Stéphane croit qu’elle est malade, une infection quelconque. Il m’en parle. Il est inquiet. La respiration de la petite est difficile, elle tousse souvent, crachote du phlegme. Il dit que les « parents » l’on abandonné. Il veut que j’en parle à Annie, la doc, qui quitte demain. Je veux voir moi-même. Il m’amène Bourey. Une jolie petite Khmère d’à peine huit ans. Elle me semble en santé. Elle n’a pas de fièvre. Sa voix est un peu rauque. Ses yeux sont clairs, vifs. J’essaie d’expliquer à mon ami que même la doc ne peut rien faire, rien voir. Il n’y a aucun médicament, aucune clinique, aucun laboratoire ici. La nature domine. Adviendra ce qu’il adviendra. Stéphane est déçu que je ne porte pas son angoisse. Pour moi, je suis content. J’ai jadis pris soin de deux enfants, mes deux fils. J’en ai eu des angoisses, des peurs, des urgences santé. Pour moi, Bourey est comme ma fille. Ma fille dans un autre monde, un autre temps. Je ne suis pas inquiet pour elle. Je me réconcilie avec cette nature cruelle et bienfaisante, celle qui continue, malgré les objections des gens modernes, de gérer la vie et la mort pour le plus grand bien de la terre. 135 L’étrange voyage d’un gecko Je quitte l’île dans deux jours. Je ne veux pas rentrer chez moi, pas tout de suite, tel que prévu. Je me concocte un plan. Je vais passer deux jours à Sihanoukville, puis trois ou quatre jours à Phnom Penh. Je me dois d’apprivoiser ces deux villes qui m’ont d’abord rebuté. Je me dois de ne pas détester, de ne pas avoir de mauvais souvenirs. Il y a des trésors partout. Il s’agit d’oser. Le temps est clément. aujourd’hui. Le bateau devrait pouvoir faire la navette Je me sauve un peu de mes collègues de ce dernier mois. Je ne veux pas faire d’adieu. Il n’y en a pas à faire. Des politesses inutiles. J’embarque ma valise dans le bateau. J’attends. Sur le quai. Ma tête ne peut pas comprendre. Je suis vide et plein. Je quitte Koh Rong Samloem. Un mois de ma vie. Un mois de rien, de tout. Un mois extraordinaire que je ne comprends pas encore. 136 L’étrange voyage d’un gecko Cinquième partie: Retour Au Cycle de l’iguane 137 L’étrange voyage d’un gecko Le bateau accoste, à peu près. Le quai à Sihanoukville me semble encore plus dérisoire qu’au départ. L’eau n’est qu’une vague de détritus. Ça pue. Il me faut mettre un pied sur un pilotis chambranlant et sauter un bon mètre pour atteindre le quai. Ma valise est miraculeusement récupérée par un jeune Khmer. Merci! Il n’y a pas de tuk-tuk, que des vélomoteurs. Me voici encore avec ma valise entre le petit chauffeur et moi. m’accroche après rien. Quinze minutes. Terribles. Je Un hôtel. C’est toujours la semaine du Jour de l’An chinois. Les chambres sont rares, plus dispendieuses. Je paye une prime. La chambre est sale. La toilette est pleine de merde. Je pars marcher, en espérant qu’ils feront le ménage. Devant l’hôtel, je lis « D.D. Canada ». Un restaurant-bar. Je m’y pointe. Un serveur Khmer vient prendre ma commande. Je demande un café et un « egg & bacon » tel qu’annoncé sur le menu. J’entends « du Québec? sti ». Un horrible personnage se lève d’un des divans. Chauve, peau eczémateuse partout, yeux secs et rouges, l’image du syphilitique. Le plus proche d’un zombie que je n’ai jamais vu. Je limite la conversation. Il comprend. Il se retire après m’avoir dit que c’est lui, Dédé, qu’il vient de Montréal, qu’il est ici depuis quinze ans, qu’il peut me procurer des filles, des garçons ou des permis de conduire, rapido, pas chers. J’en ai mal au ventre. 138 L’étrange voyage d’un gecko J’arpente les rues autour. C’est le centre-ville. En haut de la colline. Ici, il y a un rassemblement. Une petite foule s’entasse devant une choppe d’où vibrent un tambour et des cymbales. Rythmé. Chinois. Une troupe costumée en dragons et démons se pratique. Il fait chaud. Au bout ce cette rue, je vois un immense toit de métal bleu, assez récent. Je m’approche. La circulation voitures, motos, piétons, devient bordélique. Le bâtiment est un marché. Je ne sais pas si c’est le marché principal de Sihanoukville. Je me fraie un chemin et je m’y engouffre. Il fait chaud, et noir. Je n’y vois rien. Je m’avance en espérant que mes yeux s’habitueront. Du linge, surtout. Du moins dans cette partie du marché. J’y vois un peu mieux. Je suis déjà loin de l’entrée. L’endroit est infect. Puant. Sale. Je ne suis pas seul, le marché fourmille de centaines de Khmers, marchands, clients, mendiants, chiens, gardes, éclopés, enfants. Je suis le seul « Blanc ». Seule tête grise. Seul six pieds. Je me sens épié. Je me sens traqué. Les gens semblent m’encercler. Je panique. Je marche rapidement, je m’échappe vers le premier trou de soleil indiquant une porte, une sortie. Je me retrouve dans une ruelle. Personne ne me suit. Heureusement, presque vide. Moi qui aimais les marchés. Un comptoir de glace, à l’européenne, vient tout juste d’ouvrir sur la grande rue. Probablement sa première journée. Les deux petits commis ne semblent pas encore savoir comment prendre la commande, servir, prendre le paiement. J’obtiens quand même un beau cornet que je lèche allègrement assis sur un muret, à l’ombre. 139 L’étrange voyage d’un gecko Je marche jusqu’au Holy Cow, à environ deux kilomètres du centre, là où il y a un mois, j’avais pris un excellent café avec Tim. Je m’y délecte de deux tasses de café servies par une gentille, jolie et polie Khmère. Sur le chemin du retour, je visite quelques choppes de vêtements, de bric-à-brac, d’articles de plage. Une intersection achalandée. Deux gardes, policiers, mitraillette au bras, arrêtent les vélomoteurs. Certains conducteurs passent tout droit. Les policiers ne semblent pas offusqués. Des billets de banque sont collectés de ceux qui s’arrêtent. Tout est calme, personne ne s’énerve. Heureusement, l’hôtel où je loge opère un petit restaurant propre avec un menu raisonnable. Je m’y attable et enfile un bon repas tout en lisant mon roman. Je suis fatigué. Ma chambre n’est pas plus propre. Je me débrouille pour prendre une longue douche fraiche. Le lit est quand même confortable. Je réfléchis. J’aimerais voir les plages de Sihanoukville, demain. Ces plages qui s’annoncent jusqu’à Phnom Penh comme la Riviera du Kampuchéa. Avant, je devrai me trouver une autre chambre d’hôtel et organiser mon transport vers Phnom Penh. Je me lève reposé. La commis me propose d’essayer l’hôtel voisin pour ce soir. Je m’y rends. Personne ne parle un mot d’anglais ici. Finalement, par gestes et grimaces, oui, il y aura une chambre pour moi ce soir. Je dépose ma valise à la réception. Je reviendrai en fin d’après-midi. 140 L’étrange voyage d’un gecko Pas loin, un « Travel Agency » s’affiche. Le jeune homme, très professionnel, un anglais raisonnable, me vend un billet d’autocar pour Phnom Penh, départ huit heures trente demain matin. Je lui demande s’il connait un bon guesthouse à Phnom Penh. Il fait deux appels. Il me propose de me rendre au King Guesthouse, rue numéro 113. Il m’a réservé une chambre pour quatre jours. Quinze dollars par nuit. Enfin, je lui demande s’il peut organiser un tuk-tuk pour me transporter du terminus au guesthouse. Un autre appel. Quelqu’un m’attendra avec une affiche « Philip ». Il est tôt. Je suis content. J’ai tout organisé et j’ai maintenant la journée entière toute à moi. Il fait beau, chaud déjà. À date, Sihanoukville et Phnom Penh m’ont repoussé. Je n’y ai trouvé aucune beauté, sympathie, promesse, ni mystère. J’y ai trouvé du laid, du sale, de l’incertitude, une certaine menace. Je sais que le Cambodge, le Kampuchéa, devrais-je dire, est un peuple qui a récemment été complètement détruit et qu’il doit maintenant repartir de presque rien pour se refaire un semblant de société. En 2009, j’ai vu les Khmers à leur meilleur à Siem Reap. Je les ai vus à leur état le plus pur sur Koh Rong Samloem. Il faut que je valide ou invalide mes premières impressions de Sihanoukville et Phnom Penh avant mon retour. Si j’ai mal perçu, si j’ai été injuste, je m’en voudrai. Je m’oriente à peu près avec une carte très sommaire que j’ai ramassée à l’hôtel. Je veux me rendre à la plage principale, appelée Ochheuteal Beach. La rue principale s’y rend, semble-t-il. 141 L’étrange voyage d’un gecko Je marche depuis trente minutes. La rue est achalandée, poussiéreuse. J’étouffe. Je prends une rue transversale, vers l’ouest. La mer s’y trouve. Je suis confiant de ne pas me perdre. Rapidement, je me trouve dans un quartier très miteux, très sale, très minimaliste. Ici, et là, des structures de planches et de morceaux de métal rouillés, à peu près recouvertes de bouts de toiles déchirées, servent de demeures. Trois enfants nus fouillent dans un tas de déchets. Une femme dort à même le sol. Un homme déjà saoul chie sur le bord de la rue. Quelques motos passent en vitesse, évitant dangereusement les trous, les détritus, les enfants. J’accélère mon pas. Deux hommes accroupis me dévisagent. Je tente un sourire. Aucune réaction. Leurs regards sont durs, vides. Je veux sortir de ce quartier. Rejoindre la rue principale. Je tourne ici, là, espérant. Enfin, j’entends le trafic, les motos. Avant la descente vers la plage, il y a un grand rond-point décoré d’une immense sculpture dorée de deux lions fiers. Autour, plusieurs commerces s’affichent. Des restaurants, des bars, des choppes de souvenirs, de linges. Ici, pour la première fois, je vois plusieurs touristes. Je me sens un peu mieux. Cette rue-ci doit m’amener à la plage Ochheuteal. La rue est un grand chantier de construction. Le sable, la boue, la pierre concassée et les amas de matériaux de construction jonchent le sol. J’ai peine à marcher. Les hôtels poussent partout, il me semble. Aucun ne me semble complété. Les petits commerces tentent d’opérer dans ce bordel. Curieusement, les touristes semblent s’amuser. Je n’entends pas d’anglais, encore moins de français. Ici de l’italien, là du thaïlandais, de l’ukrainien aussi, peut-être. Enfin la mer. La rue se jette sur un quai. À droite s’allonge la plage. Elle est saturée de chaises, de tables, de pavillons, de terrasses, de restaurants, d’hôtels. Il y a des milliers de vacanciers allongés, debout, à la mer. La marée est haute. Impossible d’arpenter la plage sans devoir zigzaguer. La mer est sale, gluante. Des objets, du plastique, des planches arrachées flottent partout. Les gens se baignent comme si de rien n’était. Une plantureuse Italienne s’ébat 142 L’étrange voyage d’un gecko tout près. Elle attrape un objet gluant, comme un vieux linge qui lui léchait l’épaule et le jette plus loin. Elle rit tout haut. La plage, les gens, la chaleur m’assaillent. Je me trouve une bouteille d’eau froide, un haut muret à l’ombre. Je m’y assois. Je suis dégouté. Un garçon d’à peine six ans, ne portant qu’un caleçon, passe devant moi. Il tire un gros sac de toile. Deux sacs. Il s’arrête, semble chercher. Il y a un petit buisson, un tas de pierres et des déchets tout près. Il y dépose ses sacs. Il choisit deux pierres. Il s’assoit au sol. Il sort les canettes d’un des sacs. Avec une des pierres, il frappe la canette sur l’autre pierre. Il écrabouille chaque canette. Il les lance dans son autre sac. Un homme apparait. Les deux jambes coupées aux genoux. Il se traîne sur ses moignons enveloppés de chiffons à l’aide de deux planches qu’il pique au sol. Il s’approche du garçon. Une petite fille, plus jeune encore, les rejoint. Elle a aussi ses sacs. L’homme leur parle. Il leur donne ses directives, ses instructions, je crois. Selon ma carte de la ville, il y a une rue derrière les commerces de la plage. Je m’y rends. Cent mètres à peine, erreur, encore. Un jeune garçon, miteux, mi-nu, peut-être de dix ou douze ans, accourt vers moi. Il me parle rapidement, me fait signe de le suivre. Je ne réagis pas. Il me fait le geste pornographique d’une sucette, puis répète deux fois «Yum Yum ». Je comprends. Je ne sais pas comment réagir. Je l’ignore et continue mon chemin. Le garçon ramasse une canette et me la lance, violemment, en vociférant. Il ne m’atteint pas. Un policier, peut-être, fusil en bandoulière, passe sur sa moto. Il me dévisage. Il continue sans s’arrêter. 143 L’étrange voyage d’un gecko Je retourne au Holly Cow. C’est le seul endroit que je connaisse ici où je me sens, relativement, confortable. J’ai hâte de quitter cette ville horrible. Je me lève d’une nuit mouvementée. Les fêtards ont fait sauter des centaines de pétards, de bombes pyrotechniques dans les rues, dans l’hôtel. C’est le dernier jour des festivités du Jour de l’An chinois. Il est cinq heures trente. La réception de l’hôtel est jonchée de corps dormant encore, de motos. La porte est cependant déverrouillée. Je me rends immédiatement au terminus pour y laisser ma valise. Le même gentil préposé m’assure qu’il la gardera en sécurité. Je me rends chez D.D. Canada espérant que l’affreux Dédé dorme encore. On m’y sert un autre très raisonnable « two eggs and bacon » avec du bon café. J’entends un tintamarre. Les mêmes tambours, cymbales et clochettes d’hier. Une camionnette suivie d’un attroupement se pointe. Ils s’arrêtent devant l’hôtel où je logeais. Certains des jeunes sont costumés. Trois longs dragons de tissus et de papier multicolores s’organisent avec trois jeunes pour chaque animal. Trois petits démons attendent. Les jeunes érigent une espèce de tour. Un mat de métal d’environ huit mètres de haut, se terminant par un crochet, le tout balancé sur un trépied artisanal. La réception de l’hôtel a été vidée des corps et machines. On y a érigé un petit autel, décoré de fleurs, de friandises. 144 L’étrange voyage d’un gecko Déjà, une foule s’est attroupée. Un grand coup sur le gros tambour. Une cérémonie va débuter. D’abord, les trois petits démons entrent, solennellement, dans l’hôtel. Puis, les trois dragons, au rythme du tambour, clochettes et cymbales, amorcent une danse saccadée, faisant face à l’hôtel. Les reptiles de papier grimacent, menacent l’hôtel. Non, je comprends. Les dragons menacent les démons. Les dragons veulent exorciser la demeure des démons qui s’y sont introduits. Enfin, les démons sont expulsés, le propriétaire est sauvé, il est content. La foule applaudit. Un nouveau dragon multicolore, à une seule personne cette fois, se présente au bas du mat. La foule l’encercle. Le jeune agrippe le mat et avec maintes gestuelles, danses, sauts et sursauts, grimpe jusqu’au crochet tout en haut. On y a accroché un petit sac. Le dragon nous fait un spectacle acrobatique en haut de ce perchoir branlant pour finalement attraper sa récompense, le sac. La foule applaudit encore. Tout le monde est content. Les jeunes remballent le tout et partent vers un autre lieu répéter cette cérémonie probablement millénaire. Enfin, une petite heure agréable à Sihanoukville. J’attends l’autocar sur une chaise devant le terminus. Nous devrions quitter d’ici vingt minutes. Deux enfants : elle, peut-être cinq ans, lui, à peine deux ou trois. Ils passent en fouillant les poubelles. Elle le guette. Elle le tire par la main s’il n’y a rien de mangeable. Une femme, leur mère, peut-être, les suit de deux trois mètres. Elle réexamine les poubelles. En passant devant moi, elle me tend la main. Aussitôt, un gros bonhomme en uniforme, mitraillette en bandoulière, apparait d’une 145 L’étrange voyage d’un gecko ruelle et se met à engueuler la femme. Il la chasse. Elle rejoint les enfants et disparaissent. « Philip ». Le jeune homme, gros casque de moto, gilet et jeans propres, m’attend. Je vois l’affiche du bus avant même qu’il s’arrête. Le terminus de Phnom Penh est bondé, bordélique. Je me félicite de ma prévoyance. Il se présente: Narang. Il a peut-être dix-neuf, vingt ans. Son anglais est bon, utile. Il a des yeux intelligents. Il est posé, poli. Il m’installe dans son tuktuk et me prie d’être patient. Il ne peut s’extraire du bordel tout de suite. Je ne suis pas pressé. Nous jasons de tout et de rien pendant une vingtaine de minutes, le temps qu’une voie s’ouvre. Je n’ai pas encore confirmé mon vol pour mon retour au Canada. C’est ma dernière chance de vivre Phnom Penh. Je peaufine mon plan dans ma tête. Le King Guesthouse est sur la rue numéro 113, environ à un demikilomètre du vieux marché, tout près du Welkommen. Le King Guesthouse relève des années soixante. La réception est une grande salle avec tables, chaises, divans d’une autre époque. Le comptoir est jonché de papiers, de sacs, de quatre jeunes et moins jeunes, tous occupés au cellulaire. Écrasés un peu partout, une douzaine de hippies modernes. Café, bière, joint, roupillon. Sur les murs, de grandes affiches offrant des expéditions de guerre: tirer des mitraillettes, des AK, même des bazookas et des RPG, pour peu de frais. Sur le mur derrière le comptoir, un grand tableau, divisé par chambres, indique les noms de ceux qui viennent, de ceux qui partent. Le mien est là. Heureusement, Narang m’accompagne à l’intérieur et attire l’attention d’un des employés. 146 L’étrange voyage d’un gecko La chambre qu’il m’offre est petite, serrée, sans fenêtre. La climatisation me coûtera dix dollars de plus. « No smoking ». J’accepte sans rechigner. Pourquoi pas? Narang est toujours sur la rue, dans son tuk-tuk. Je lui demande s’il est libre demain. Peut-être après demain aussi. Il m’assure qu’il peut être à mon service exclusif, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je lui donne un billet de dix dollars et je l’embauche, sans préciser les termes. Ce fut une longue journée. Je vais faire un tour rapide au vieux marché, avant le coucher du soleil. Je me retire tôt. Je me réveille un peu surpris; j’ai dormi d’un trait. Mais, il n’est que quatre heures trente. Je pense que même en prison, il y a des fenêtres. besoin d’air et d’une cigarette. J’étouffe. J’ai En bas de l’escalier, un garde dort. La porte de gros barreaux de fer est solidement fermée par une grosse chaine et un immense cadenas. J’hésite. Je fonce. Je secoue le jeune, je le sors de son rêve. Il m’ouvre rapidement. Je suis content de me trouver sur le trottoir, vide à cette heure. Je m’assois et j’en grille une, deux. Devant le guesthouse, il y a trois tuk-tuks. Leurs propriétaires y dorment. Je reconnais Narang. Il était sérieux, trop, avec son 24-24. Une femme a déjà installé son wok au coin de la rue. Je lui demande un café. Elle comprend. J’en prends trois. Délicieux. Le soleil se lève. 147 L’étrange voyage d’un gecko Je reviens au guesthouse, Narang se confond en excuses. Il ne m’a pas vu sortir. Je lui explique que je n’ai pas besoin de lui tout le temps. Que j’aime marcher, seul. Je lui donne rendez-vous pour treize heures. Il m’amènera aux fameux « Killing Fields », pour dix dollars. D’ici là, il peut retourner chez lui. En 1984, Roland Joffé a dirigé l’excellent film « The Killing Fields », à peine six ans après la défaite de Pol Pot et de ses Khmers rouges. À l’époque, les Occidentaux étaient un peu sceptiques quant à la véracité historique de l’histoire que racontait le film. Depuis, le monde a appris que la vérité était encore pire. Depuis, avec l’aide du Vietnam et éventuellement de la communauté internationale, le Kampuchéa tente de se rebâtir. Sans pour autant oublier ce que tous les Kampuchéens voudraient oublier. Le musée du génocide de Tuol Sleng était un lycée avant de devenir la prison secrète S-21. Narang reviendra me prendre dans une heure. Je visite les salles, autrefois salles de classe, aujourd’hui monuments à la torture et au génocide. Les trois bâtiments de trois étages sont presque vides. Dans certains, on y a laissé des artéfacts de torture. Dans d’autres, on y affiche des photographies de victimes, des documents, des toiles expressives. La visite est lugubre. Il y a peu de visiteurs, peu de touristes. 148 L’étrange voyage d’un gecko J’en ai assez vu. Rien vu. Peut-être que c’est à propos, volontaire. Le vide de ce musée reflète le vide laissé par la cruauté du régime Pol Pot. Le vide parle plus que le plein. Je me rappelle Auschwitz, que j’ai visité en 1976. À la sortie, je suis entouré par une demi-douzaine d’hommes, curieusement assez âgés, tous leur manquant un bras, une jambe, deux bras, la moitié du visage. Des rares survivants, je suppose. Je distribue quelques billets. La route est poussiéreuse, cahoteuse. Narang fait de son mieux pour éviter les pires trous. La circulation est vive, occupée. Nous avons fait une vingtaine de kilomètres et nous arrivons à Choeung Ek, mieux connu comme les « Killing Fields ». Narang m’attend à l’extérieur de la grille d’entrée. Il me dit de prendre tout le temps que je veux. L’affiche explique que plus de vingt mille personnes ont été assassinées et enterrées ici entre 1975 et 1978. Ici aussi, il y a très peu de visiteurs. Le temps est bon. verte, fertile. Pas trop humide. La campagne avoisinante est Lentement, je fais le tour du site. Je me recueille ici, là. Les fosses sont un peu partout. Les Japonais, qui gèrent le site, l’ont aseptisé du mieux qu’ils ont pu. Des affiches expliquent que souvent, après une forte pluie, des vêtements, des os, peuvent être dévoilés, sortir de la terre. On nous invite à ne rien toucher. Des préposés se chargeront de ramasser. Un haut stupa est érigé au centre du site. On y a entassé des milliers de crânes blanchis. Je visite la petite boutique de souvenirs. De la pacotille, bien entendu. Je laisse quand même un dix dollars dans la boîte de collection. 149 L’étrange voyage d’un gecko Narang s’arrête à mi-chemin pour du fuel. J’offre de payer. Il me dit qu’il ne paye pas pour son fuel, pas ici. Je ne comprends pas, mais je ne questionne pas. Il s’approvisionne peut-être chez un parent. La nuit est jeune. Je viens de terminer un bon repas à un restaurant terrasse sur la rue des expatriés. J’entends les bruits du marché, à un coin d’ici, qui s’organise. Le trafic de motos, d’autos, de camions, de piétons s’épaissit devant moi. La cacophonie des klaxons s’amplifie. Un homme, à peine humain, se traîne couché sur une planche munie de petites roues rouillées. Ses jambes et ses hanches sont emballées serrées dans des torchons. Sa tête repose sur une boîte de métal tordue. D’une seule main, agrippant et piquant le sol avec un morceau de bois, il avance lentement, une coudée à la fois. Une tasse de mendiant est ficelée sur son dos. Les voitures, les motos l’évitent, de justesse. Je me rends au marché du soir, le Phsa Reatrey, érigé de toutes pièces chaque soir sur la grande place entre les rues 106 et 108. Il y a une belle atmosphère, de l’animation, beaucoup de bruit. L’endroit est bien éclairé, propre. Les marchands offrent surtout du linge. Je trouve probablement les seuls trois plus grands t-shirts, XXXL, du marché. La vendeuse me les laisse pour trois dollars. Ici, les restaurateurs se sont réunis derrière une très longue table. Les clients défilent et choisissent ce qui ira dans leur assiette. Au bout, les assiettes sont pesées et les clients payent. De grandes nattes multicolores ont été étalées à même le sol, formant un gigantesque tapis. Les familles s’y installent pour savourer leur repas. 150 L’étrange voyage d’un gecko Tout est propre. Le wat Phnom domine la ville. Ce petit temple est érigé au sommet d’une colline parfaitement ronde, probablement artificielle. L’endroit est bien aménagé, calme. Il y fait frais à l’ombre des grands arbres. Un éléphant amuse les enfants et promène les plus fortunés sur quelques mètres. Une douzaine de singes gris quêtent sans trop s’approcher. Ils se chamaillent, se poursuivent. Les rares touristes les poursuivent avec leur caméra. Les prostituées chassent sans trop d’enthousiasme, les rares clients du jour. L’agent de voyage, à l’hôtel Lux Riverside, passe près d’une heure à me trouver des vols pour après-demain. Je tente de lui faciliter les choses en lui disant que je ne crains pas les longues attentes dans les aéroports. Il insiste quand même pour trouver les vols les mieux connectés. Enfin, il me trouve Phnom Penh-Bangkok, Bangkok-Chicago, ChicagoToronto, Toronto-Ottawa, après-demain. Il fait très chaud. Le soleil est criminel. Même l’ombre s’est cachée. Je cours d’un lampadaire à l’autre pour profiter du dix centimètres d’ombre. 151 L’étrange voyage d’un gecko Le bord de la rivière a été bien aménagé. De larges bandes de béton, des bancs, des pavillons. Il y a même une toilette gratuite, gardée par un militaire armé. Ici, un petit temple bouddhiste, une foule qui fait la queue. Chacun achète un lotus, ou une gerbe de fleur. Il entre dans le petit temple et en fait offrande au moine qui y trône solennellement. Le trop-plein de gerbes est rapidement ramassé par un préposé et jeté dans une camionnette à benne garée tout près. Plus loin, une musique saccadée, amplifiée. Deux douzaines de gens de tous âges, alignés sur deux rangs, suivent les mouvements de danses gymnastiques d’un grand Khmer très noir. Un autre enfant de dix ans fouille les poubelles. Je lui donne ce qui reste de ma glace vanille. Il me sourit. Selon ma carte, il y a un lac, au nord-ouest. Probablement deux ou trois kilomètres du centre, du wat Phnom. Je n’ai qu’à me rendre à la gare de train, puis suivre le chemin 106. Je marche depuis une heure. Je suis perdu. numéros des rues. J’ai dû bifurquer. Je ne peux lire les Je suis dans un quartier pauvre, sale. Les visages me disent qu’ils n’ont jamais vu de touristes par ici. Les gens disparaissent à mon passage. Si je continue, je risque de me perdre davantage. Je reviens sur mes pas, du mieux que je peux. J’aperçois, entre deux buildings dilapidés, le stupa du wat Phnom. suis sauvé. Je C’est ma dernière soirée à Phnom Penh, en Asie. Narang me conduit à l’aéroport demain matin. Je suis au Phsar Chas, le vieux marché. Il y fait sombre. Ça pue. C’est sale. C’est grouillant, gluant. On me dévisage. On me tasse. 152 L’étrange voyage d’un gecko Les enfants quêtent, ou s’offrent. Les éclopés sont chassés. Je marche dans des immondices. Les phares des motos, des autos me donnent mal à la tête. Ma vue s’embrouille. J’en ai marre. À l’aérogare, nous nous échangeons nos adresses de courriel. Je paye Narang, incluant un généreux pourboire. Je le remercie pour ses bons services. J’enregistre mes bagages. J’ai ma carte d’embarquement. Le départ est dans deux heures. Je sors de l’aérogare, question d’humer l’air du Kampuchéa une dernière fois. Une vieille femme vêtue en lambeaux est assise sur le rebord de béton. Elle tient un nourrisson dans ses bras. Lorsque je croise son regard, elle me tend l’enfant et me demande, clairement: « You buy? You buy? ». Voilà pour mon dernier regard de ce pays incompréhensible. Le douanier voit que mon visa de séjour au Kampuchéa est échu depuis trois jours. On m’a dit à Phnom Penh que je devrai payer cinq dollars pour chaque jour de retard. Je tends un billet de vingt dollars. Il le prend, me sourit, estampille mon passeport et me le remet. J’attends mon change, avec un sourire. Il me regarde et me dit: « For service, thank you » et me fait signe d’avancer. 153 L’étrange voyage d’un gecko Je suis content. Il est temps pour moi de revenir, retourner. Chez moi. J’aimerais rester. Continuer. Je ne sais pas comment me mesurer. Mesurer ce que je viens de vivre. Mesurer mon courage, ma témérité, ma stupidité, peut-être. Pouvoir retourner, comme ça, aisément, sans danger, me fout les bleus. Et les autres? Les Khmers, les Hmongs, les enfants? 154 L’étrange voyage d’un gecko Épilogue Il n’y a pas de conclusion, pas de fin à cet étrange voyage. J’ai dû attendre presque deux ans avant de pouvoir coucher ces notes. La complexité émotive de l’expérience en rendait l’exercice difficile. D’ailleurs, en révisant ces quelques pages, je sais que je pourrais encore insérer deux autres pages entre chaque ligne, chaque mot. Je dois me retenir. Ce texte, je crois, est la limite raisonnable de mon effort de revivre par écrit cette belle et unique aventure. Je sais que c’est mon histoire, celle de ma vie de lézard. Moi, le gecko emblématique, puissant dompteur des dieux récalcitrants, baptisé par un Babaloa de la Santéria à Cayo Coco. Moi, le dragon rouge, qui affronte, brûle, pourfend, vainc. Qui gagne. Qui atteint. Baptisé au Vietnam en 2009 par l’équipe de vélo: « The machine », m’avait-on appelé. Moi, le phénix. Le phénix qui s’est construit. Comme le voulait ses ancêtres. Qui se transforme comme il le veut. Le phénix que Tam a compris, qu’elle a aimé. Moi, l’iguane, celui de Cayo Largo. L’iguane qui observe, qui voit, tout. L’iguane que je suis. « Les aventures d’un gecko. » À réécrire. À revivre. Je me promets les deux. Philippe, le gecko. 155