L`étrange voyage d`un gecko

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L`étrange voyage d`un gecko
L’étrange voyage d’un gecko
L’étrange voyage d’un gecko
Philippe Gay
2012
Éditions « Par Moi-même »
Tous droits réservés.
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L’étrange voyage d’un gecko
Préambule
Je suis de retour de ce fantastique deuxième voyage en Indochine,
depuis un an et demi déjà.
J’ai maintes fois tenté la transcription de mes volumineuses notes.
Cependant, quelque chose me rendait la tâche difficile.
Ce n’est qu’après tout ce temps que j’ai finalement compris; je me
refusais inconsciemment d’écrire en mode « carnet », avec chronologie
et descriptions pas à pas.
J’ai compris que ce voyage n’avait pas été linéaire. Que je l’ai vécu
par moments, par instants.
Ce qui suit est quand même chronologiquement assez fidèle, mais le
texte ne tient pas à ce fil. J’ai transcrit mes notes en ignorant les
ancres du temps et de l’espace.
D’ailleurs, ce sont mes notes
manuscrites elles-mêmes qui m’ont éclairé. Elles ont été bien écrites,
mais avec des déconnections temporelles, des sauts d’un espace à
l’autre, des conversations intérieures.
Donc, je ne vous invite pas à voyager avec moi. Je vous invite à vivre
des moments, sans date, sans lieu parfois.
Un voyage fait de mille moments, tous plus magiques les uns que les
autres.
Philippe
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L’étrange voyage d’un gecko
Indulgence, s’il vous plait
Malgré mes notes griffonnées en route, les noms des lieux, des
individus et autres nomenclatures asiatiques sont à prendre avec une
bonne dose d’indulgence. Par exemple, un village peut être identifié
avec trois, voire quatre différents noms ou variations selon la carte
consultée, la borne de route vue ou l’information obtenue d’un guide
ou d’un villageois.
Références monétaires
En 2010, environ:
•
Au Lao, un dollar canadien achète 8,000 kips.
•
Au Vietnam, un dollar canadien achète 18,000 dongs.
•
Au Cambodge, un dollar canadien achète 4,000 riels. Ici, on
accepte aussi volontiers les dollars américains, partout.
Photos et vidéos
Mis à part quelques brindilles de mon carnet, je n’ai pas appuyé mon
texte de photos. J’ai voulu que mon texte reflète mon expérience
intérieure.
Cependant, les « preuves » ou références visuelles
peuvent être glanées ici :
http://www.philgay.qc.ca/index_files/page0003.htm
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L’étrange voyage d’un gecko
Remerciements
Tammy (Love you)
Gikong (Kop Chaï)
Keri (World expeditions)
Luisa (La Plume rêvée)
Surtout,
Pierre et Jean-François
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L’étrange voyage d’un gecko
L’étrange voyage d’un gecko
1. Premier partie, le cycle du gecko bleu
Dix jours à Luang Prabang.
2. Deuxième partie : le cycle du dragon rouge
Vingt jours de vélo au nord du Lao et du Vietnam.
3. Troisième partie : le cycle de l’iguane
Trois jours à Ha Long, Vietnam.
4. Quatrième partie : le cycle du phénix
Trente jours sur l’île de Koh Rong Samloem.
5. Cinquième partie, retour au cycle de l’iguane
Phnom Penh et Sihanoukville.
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L’étrange voyage d’un gecko
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L’étrange voyage d’un gecko
Première partie :
Le Cycle du Gecko bleu
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L’étrange voyage d’un gecko
J’ai traversé l’espace entre chez moi et Luang Prabang dans la
Mustang de Lemmy Caution, la cigarette pendante aux lèvres. Vingtcinq heures en noir et blanc, sur l’autoroute du ciel si brillamment
brûlée sur la pellicule de Godard.
« Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution »
Film de Jean-Luc Goddard, 1965.
J’avais treize ans.
J’en ai cinquante-huit aujourd’hui.
Il n’y eu ni temps, ni espace. Un voyage intérieur. D’aéroport en
aéroport. De mer en mer. De continent en continent. De planète en
planète.
Je suis parti. Je suis arrivé.
J’adore.
La réalité, le temps, l’espace, les couleurs reprennent leurs règnes
respectifs dans le stationnement de l’aéroport de Luang Prabang,
subtilement, par une déception.
Plus aucun tuk-tuk. Les Lao les ont troqués pour des SUV chinoises,
rutilantes, arborant fièrement « VIP ». En cette année de célébration,
ils ont voulu moderniser, et sûrement aussi sécuriser, le transport de
ces touristes de plus en plus nombreux à envahir la ville certifiée site
« patrimoine mondial de l’UNESCO».
Le tarif cependant n’a pas été modernisé: toujours 10 $ US.
J’arrive à la villa Sennesouke (prononcé Sen’souk) où j’ai réservé, de
chez moi, un peu à l’aveuglette, une chambre modeste, sans balcon.
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L’étrange voyage d’un gecko
La villa se trouve à l’extrémité tranquille de la « main » de Luang
Prabang. Je suis éberlué. L’endroit est magnifique. Ma chambre est
parfaite. Li, la minuscule réceptionniste, est jolie, sympathique. Il y a
même du café à volonté.
Mes premiers « kop chai », « mercis » en Laos, fusent allègrement. Li
me fait ajouter deux « lai » pour un « merci beaucoup »: « kop chai
lai lai ! »
Voilà, première étape. J’y suis. Luang Prabang sera ma ville pour
d’abord dix jours tous à moi. Puis, je me joindrai, ici même, au
groupe vélo pour entamer la deuxième étape.
Ma plume est lourde. Je ne fais que ces quelques notes. Je suis
content, je suis bien, tout va bien.
Je suis assis sur une terrasse surplombant la rivière Kan, sirotant un
délicieux café. La rive opposée n’est qu’un immense jardin terrassé,
magnifique. En cette saison sèche, les habitants profitent de ce sol
lourdement enrichi par la dernière crue, pour en extraire tout ce que
les fruits et les légumes peuvent y puiser. Si je voulais établir la
palette définitive de toutes les variations du vert, une seule photo de
cette rive vivante suffirait.
Je me suis levé à quatre heures ce matin, après une première nuit
parfaite, comme je n’en ai connue depuis très longtemps. J’ai été
témoin du réveil de Luang Prabang. Des souvenirs de 2009, aussi.
À peine quatre heures plus tard, je suis ici et déjà submergé par le
trop de choses à écrire, à décrire. Ma plume demeure difficile,
récalcitrante. Je vais prendre mon temps. Rien ne presse.
Pour l’instant, j’attends mon phô au poulet et je retourne à mon roman
d’horreur sans âme, mais divertissant. C’est le total, l’ultime, je me
tais. J’ai le temps, l’espace.
Quelle belle journée. Je n’ai rien à faire que reconnaître, reconnecter
avec la ville. Je m’aventure, ici et là. Libre. De tout.
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L’étrange voyage d’un gecko
Dans une ruelle, deux poules déplumées, un coq coupable et en
chaleur, me pourchassent.
J’aperçois un jeune homme accroupi
devant une clôture, manipulant un objet quelconque à travers les
barreaux. En m’approchant, je vois bien qu’il tient un minuscule
pinceau et qu’il retouche une décoration d’un ce ces minitemples qui
jonchent la ville.
Il me sourit: « Saba di! » Je le félicite. Je l’encourage. Il est beau,
son petit temple. Il me confie que c’est une très vieille minimaison et
qu’il finit de la remettre à neuf. J’admire les couleurs vives : rouge,
vert, blanc, et les dorures appliquées délicatement.
Il s’appelle
H’Mok. Il veut me faire visiter le nouveau guesthouse dont il est le
gérant. Neuf chambres dans un vieil édifice complètement rénové.
Très beau. Cent mille kips la nuit. Pas cher. Son gite porte le nom de
« River View ». Du minuscule balcon au deuxième, donnant sur les
cours et toitures des maisonnettes toutes grises du village, il me dit
que la rivière est là. Par là. « River Side » aurait été plus honnête.
H’Mok me fait une leçon, gentiment. Ces minitemples, fièrement
déployés devant presque toutes les demeures d’Asie, sont en fait des
maisons pour les esprits, des « spirit houses ». Ouvertes aux quatre
points cardinaux, ces maisons accueillent les bons et parfois les
mauvais esprits qui influent sur les chances et malchances des
habitants. Pour Bouddha, ils ont un autel dans la demeure, installé au
plus haut point habitable. Personne ne doit avoir la tête plus haute
que Bouddha.
Paresseusement, je me dirige vers ma villa. À deux pas, un salon de
massage affiche ses prix. J’en ressors une heure plus tard, le dos et
les épaules complètement remis à neuf, par les mains magiques d’une
minuscule Laotienne. Kop chai lai lai! Cette pause santé m’a foutu
des bâillements profonds. À deux portes, chambre numéro trois, kop
chai, dodo, siesta.
La ville est toute habillée de ses couleurs festives nocturnes. Les
restaurants accueillent les touristes. Le marché de nuit, installé sur la
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rue principale, se fait tasser par le festival de films de Luang Prabang.
Je visionne un film Thaï pendant dix minutes. La lentille du projecteur
n’est pas neuve.
Les taches sur l’écran et le son caverneux
m’ennuient. Je m’accroche une crêpe au chocolat d’une vendeuse de
trottoir. Une bouteille d’eau.
Ma vie, mes sens, mes émotions vont plus vite que ma plume. Il n’est
que huit heures vingt du matin et j’ai déjà fait mes ablutions moniales,
mon jogging et je m’apprête à enfourcher un vélo de montagne de
qualité douteuse loué pas cher pour la journée.
Destination inconnue, aléatoire, là où le vent m’emportera. J’espère
trouver un bel endroit où je pourrai me reprendre dans mes notes.
J’attends mon déjeuner.
Le café est délicieux.
La propriétaire,
hollandaise, gronde le jeune serveur qui ne sait pas encore comment
prendre la commande.
Qu’est-ce qui me manque?
Rien. C’est tout. Surtout pas une compagne.
Surtout pas quelque chose, quelqu’un.
Surtout pas un ami.
Gikong, un jeune Hmong rencontré en 2009 et avec qui j’entretiens
une amitié Internet depuis, est passé à mon hôtel et a laissé son
numéro de portable.
Mon vélo loué à rabais a le frein arrière handicapé.
rapidement avec un fil de cuivre trouvé dans la rue.
Je le rafistole
Trois heures de vélo, à l’extérieur de la ville, un peu en montagne, en
villages, en sueur. Le guidon, dix centimètres trop bas, m’a recreusé
les épaules. Je devrai revisiter ma masseuse à 50,000 kips de l’heure.
Mon vélo m’en a coûté 30,000 pour la journée.
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L’étrange voyage d’un gecko
À un village voisin, je pédale doucement dans un trafic hurluberlu de
motos, de camions, de piétons, de vélos et d’animaux. Soudain, la rue
se fait inonder par des centaines d’enfants qui se déversent d’une
école. Des centaines de jeunes à pied, en moto ou à vélo. Belle
parade. Les enfants sont propres, en santé. Ils rient. Jouent.
Je m’arrête à une échoppe de rue pour une bouteille d’eau. Avec deux
seuls mots communs, je tiens une longue conversation gestuelle et
mimique avec le tenancier. Ces villages qui encerclent Luang Prabang
me donnent un premier vrai aperçu du Laos.
J’adore.
Je suis à siroter un merveilleux café à une minuscule terrasse sur la
rue Ounheun. J’y planterais ma tente. J’y reviendrai souvent. Mes
épaules, mes jambes se plaignent.
Je me lève d’une sieste de 30 minutes. J’ai encore le vélo pour
l’après-midi. Au diable les muscles et les ligaments. Je pointe ma
bécane vers le nord de la ville, côté aéroport. Ici aussi, pas, peu de
touristes. Les rues sont animées. Je pédale doucement dans une
poussière de rues qui commence à m’énerver. Heureusement, j’ai
mon fidèle foulard hippy, le bandana à motif Paisley. Je m’en fais un
masque de bandit.
Je tourne dans une minuscule ruelle de terre. Lentement, celle-ci
descend, se tort, entre les maisons, les cours et les clôtures. J’arrive
dans un cul-de-sac habité par quatre ou cinq poules émaciées.
Voulant tourner un peu trop serré, je me plante spectaculairement.
Une des poules a dû passer au travers de ma roue. Les plumes
tourbillonnent. Les oiseaux criassent. Je saigne du coude. Rien de
cassé cependant. Je ris tout haut. Vive l’aventure.
Je retourne le vélo à son propriétaire et je me rends à cette autre
maison de massage que j’ai connue l’an dernier. Fermée.
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L’étrange voyage d’un gecko
Du jamais vu, pour moi. J’ai dormi neuf heures. Ce matin, le cirque
de rue est très animé. Plusieurs nouveaux arrivages hier. Des Thaïs
surtout. Aussi, une ribambelle de jeunes « pack-sac » arrivés trop
tard la veille pour se trouver une chambre à la noirceur.
Les moinillons auront beaucoup de riz aujourd’hui.
Après trois excellents cafés, assis sur ma terrasse princière, je pars
faire le tour de la pointe. Je jogge un peu, je marche rapidement,
question de suer un peu et de vérifier que ma journée d’hier n’a pas
laissé de séquelle. Je ne me pousse pas.
Tout est beau.
J’ai quand même une inquiétude. Hier, j’ai très bien déjeuné, tôt, et je
n’ai rien mangé pour le reste de la journée. J’ai écouté mon corps.
Mais je dois quand même surveiller. Plus tard ce matin, je vais
m’acheter des fruits et du pain au marché. Aujourd’hui je vais me
reposer et tenter, encore, de me reprendre dans mes notes. Je
gravirai peut-être Phu Si.
Je termine un bon déjeuner, sans trop d’appétit. On verra.
Quatre pré-ados-moines passent, sacs d’emplettes à l’épaule. Deux
sont en grande conversation, sur leur cellulaire.
Cuisine fusion?
Culture fusion? Temporalité fusion?
Un massage. La naine d’hier, ou d’avant-hier, temporalité chaotique,
était bonne, mais peu relaxante. Je retourne donc à la maison de l’an
dernier, sur les rives du Mékong. Surprise! Un jeune homme, mivingtaine. Lui, il connait. Un massage plein corps à l’huile, d’une
grosse heure. Sans exagérer, presque aussi bon que Nadine, ma
masso de Gatineau qui me charge 90 $ de l’heure. Lui se contente de
5 $.
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L’étrange voyage d’un gecko
J’écris ces notes en sirotant un bon café à ma terrasse préférée: Villa
Phatana Café.
Les Laotiennes, je les divise en trois groupes :
1.
Les vieilles, plus de 60 ans, assez rares, vénérées.
Elles
semblent perdues dans cette ville pleine d’étrangers, de falangs
(étrangers blancs).
2.
Les ordinaires, les femmes de 30 et plus, rondelettes, patronnes,
femmes d’affaires et quelques plus jeunes un peu pas mal amochées.
3.
Toutes les autres, moins de 30 ans. Toutes superbes, visage,
cheveux, fesses, mollets, allure. Elles sont majoritaires ici, mais j’ai
vu la même distribution à l’extérieur de Luang Prabang. Belles à
croquer. Je me calme!
Je reçois un mail de Pierre qui est à Québec; l’agence de voyage est
Manla Travel, l’agent s’appelle Santi. La boutique est près du café Ban
wat Sene. Si j’en ai besoin.
Ils ont de graves problèmes de personnel ici, à Luang Prabang. En
jasant avec la proprio du restau voisin de mon auberge, une
Hollandaise et une autre proprio, anglaise, ce matin, je comprends que
c’est très difficile de trouver du personnel. La plupart des jeunes
Laotiens ne parlent que quelques mots d’anglais et n’ont pas
d’expérience. Ils vont à l’école le matin et le soir, en plein durant les
heures d’achalandage des commerces.
On a voulu favoriser
l’éducation. Bravo, mais il ne reste plus personne pour servir les
milliers de touristes.
Je commande un thé glacé, boisson très prisée en Asie. Le gentil
garçon me ramène un Coca-Cola. Finalement, j’obtiens un thé chaud.
OK, pas de problème.
J’ai retrouvé mon appétit. Un bon phô au poulet pour dîner. Très bon,
merci.
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L’étrange voyage d’un gecko
Je tente de trouver le vrai marché de Luang Prabang. Celui du peuple.
J’arpente les quartiers populaires. Je cherche. Mes pieds se plaignent.
J’ai besoin de gougounnes.
J’entends une musique forte, amplifiée, style disco à la Lao. Je
bifurque un peu pour m’approcher. C’est dans la cour clôturée d’un
hôtel où, je devine, se fête un mariage. Déçu que la musique ne soit
pas « live », je poursuis mon chemin.
Ici, la ville est plus sale, poussiéreuse. Les trottoirs disparaissent et
réapparaissent sans raison évidente.
Le marché se trouve dans un champ boueux. Les étals sont entassés
les uns sur les autres et couverts de toiles multicolores. Je suis le seul
falang. Les yeux me cherchent mais regardent ailleurs dès que je me
retourne. Les vendeurs de gougounnes se moquent gentiment de mes
grands pieds. Leurs plus grandes godasses sont trois points trop petits
pour moi.
Je m’achète trois magnifiques petites oranges que
j’engouffre rapidement. Enfin, au fond du marché, une vendeuse me
déniche une paire de flip-flop qui me vont. Des Scholl en plus,
contrefaites, mais quand même. 5 $.
J’en ai marre d’écrire pour aujourd’hui. À demain.
OK, une dernière note: je viens de manger une excellente salade
laotienne, subtilement sucrée et pleine d’arômes qui ont titillé mes
papilles et mes narines. Je ferme mon carnet maintenant.
Rêve:
Je descends la rue Émond à partir de Gamelin. Il y a beaucoup
de neige. Je rentre chez moi. Je cherche mon chien blond qui
doit me guetter d’une des rues transversales. Je siffle pour
l’appeler. De la rue Caron, que je viens de dépasser, j’entends
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L’étrange voyage d’un gecko
le « houhou » familier de Vonno. Je me retourne et l’aperçois sur
le portique de la maison de grand-papa, vêtue d’hiver et me
saluant à grands bras. Je me souviens alors que je m’étais
engagé à l’accompagner pour ses déplacements. Vonno ne tient
pas debout dans cette lourde neige. Elle rit à chaque fois que sa
hanche flanche ou qu’elle s’enlise. Le chien vient nous rejoindre.
J’arrive à la maison avec Vonno et le chien. Ma conjointe, mielle, mi-l’autre, m’attend, une nouvelle coupe de cheveux
horrible et les yeux mouillés de larmes. Un peu gênée devant la
visite, elle m’attire dans une autre pièce. Je me rappelle qu’elle
est sur le point de me quitter. Elle me regarde, sourit un peu,
renifle et me montre l’index en signe de numéro un. Elle me
saute au cou et me déclare qu’elle a choisi le numéro un dans sa
liste de choix. Le numéro un, c’est moi. Une grande ombre
confuse s’empare de moi, J’ai gagné pourtant. Je l’ai retenue.
J’ai repoussé l’inévitable. Je ne veux pas la lâcher. Je ne veux
pas la garder.
C’est rare de se souvenir d’un rêve si clairement.
C’est
commensurable, ici, en cet endroit mi-cirque, mi-mystique. Peut-être
que les grosses portes rouillées qui gardent secrètes mes émotions
depuis longtemps, montrent des signes de faiblesse.
Un seul chemin, celui du vent et des étoiles.
Je retourne au même restau-déjeuner d’hier. Deux œufs, bacon, une
excellente baguette de pain à grains entiers et un thé au jasmin glacé.
Le tout pour 3,50 $.
C’est dimanche, parait-il. Mon propre sens du temps me dit que c’est
samedi.
Ce matin, la foire journalière d’un Halloween à l’envers est révélatrice
d’un système qui fonctionne rondement. D’abord, les touristes paient
15,000 kips pour un panier de riz, à déposer en petites boulettes dans
les nasses des moines et moineaux qui feront la parade. L’armée de
chauffeurs de tuk-tuks, de taxis et de minibus, d’organisateurs, de
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L’étrange voyage d’un gecko
« tour operators », les vendeuses de tout et de rien, s’assurent que
tous ces visiteurs puissent vivre cette expérience à plein. Les nu-pieds
oranges arrivent, passent en file, cinquante, cent. Avec autant de
touristes, les nasses se remplissent vite. À chaque cent ou deux cents
mètres, il y a un gros panier dans lequel les moines déversent leur
trop-plein. Entre ces paniers, il y a de nombreux enfants pieds nus qui
se tiennent dans la rue et tendent aux moines toutes sortes de
récipients, de la boîte en carton au panier de plastique et invitent,
quêtent les trop-pleins. Plusieurs moines s’y adonnent et repassent du
riz aux enfants.
Après le défilé, les paniers de trop-plein de riz sont tirés à l’intérieur
des temples pour y être démêlés, lavés et utilisés.
Puis, viennent les chiens. Ils sont les aspirateurs des rues et dévorent
le riz tombé au sol.
Finalement, un peu plus tard en avant-midi, viennent les indigents qui
luttent avec les oiseaux pour décoller et amasser les boulettes de riz
qui ont été placées en offrandes sur les bouddhas, les clôtures de
temples et sur les fontaines.
Il a plu un peu. Juste assez pour coller la poussière au sol. Le soleil
se cherche une place entre les nuages qui filent paresseusement vers
l’ouest. Je finis mon merveilleux thé au jasmin et je me dirige vers
Phu Si.
Je suis au sommet. Lieux familiers d’il y a longtemps, immuables pour
tout le temps. Le brave soleil du sud s’acharne à brûler et vaincre les
vapeurs et brumes du Lam Kong et des jungles montagneuses qui le
bordent. Le soleil gagnera, presque. Mais, ici, cette ouate aérienne ne
capitule jamais complètement. Cette bataille de doux géants reprendra
demain matin. À tous les matins.
Un jeune homme, début vingtaine, croise mon regard.
Sabaidi!
S’ensuit une longue conversation entre Si et moi. Il travaille les
après-midi pour un guesthouse. Il va à l’école le matin et le soir. Il
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L’étrange voyage d’un gecko
fréquente sa deuxième blonde. Il aimerait faire carrière en tourisme.
Son anglais est très bon, à part une légère gêne gênante. Je lui
demande ce qu’il fait ici, au sommet de Phu Si. Avec un sourire
coupable, il marmonne qu’il a fait la fête la veille. Il a gravi la
montagne sacrée pour clarifier sa tête avant d’aller au boulot.
Je lui confie que je trouve les Laotiennes très belles. Il apprend que je
suis célibataire. Il me dit chanceux et sans problème puisque je peux
avoir n’importe quelle Laotienne, surtout parce que je suis « riche ».
Lui n’a pas cette chance. Il doit utiliser le bon vieux charme.
Au pied du mont, à ma terrasse café préférée, je réfléchis à ma
journée à venir. Me donnerais-je un plan, un défi, une destination?
Ma plume se bloque. Elle ne veut plus écrire. Je la tapote d’abord
doucement, puis plus durement.
Elle finit par cracher quelques
gouttes d’encre avant de se fendiller. Elle est morte la pauvre.
Aujourd’hui, ce sera le vent et la poussière qui me dirigeront. D’abord,
trouver une nouvelle plume.
J’ai fait mes courriels au café Internet. La mère de tante Hélène est
décédée. Jim me souhaite un bon voyage. Melany, l’agente d’Essex
en Angleterre qui s’occupe de mon placement au Cambodge en
janvier, veut avoir mon itinéraire avant et après mon placement. Je
lui réponds que je n’en sais rien. Que je lui donnerai les détails
lorsque je saurai. Je ne lui dis pas que c’est le vent qui me dirige.
Je suis assis depuis une bonne heure, sur la rive boueuse du Lam
Kong, à regarder les petits traversiers rafistolés s’amarrer, se vider, se
remplir, quitter, traverser et recommencer. Très sommaire, artisanale
et, semble-t-il, efficace.
Je ne crois pas avoir noté à date quoi que ce soit sur la température,
et je devine pourquoi. Il n’y en a pas. Un ciel toujours un peu
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L’étrange voyage d’un gecko
couvert, jamais menaçant, pas trop chaud le jour, pas trop frais le
soir. C’est une absence de temps atmosphérique. C’est le confort
total, c’est pourquoi on n’y pense pas. Je note cependant que les
locaux se couvrent de tuques, de gants et de vestes rembourrées le
matin. C’est l’hiver ici. Pas pour moi, bien entendu.
Juste en haut du débarcadère, à un restau terrasse, j’engouffre un
merveilleux riz frit au poulet et un très froid « shake » au thé vert.
Le restau Ban wat, chaudement recommandé par oncle Pierre pour son
fameux steak de buffle, est à deux pas de mon auberge. Ce soir, ils
offrent une assiette de cinq brochettes de viandes différentes: buffle,
bœuf, poulet, porc et poisson. Délicieux. Le serveur parle, me parle
trop. Van Tong est fier de son anglais. Il veut pratiquer. Moi, je veux
manger.
Je suis revenu à ma chambre après un bon dîner. J’ai décidé de me
faire une après-midi lecture. Une douche dépoussiérante, un trente
minutes d’horizontal. Je m’installe sur ma terrasse avec un café et
mon livre entamé, mais peu ouvert depuis mon arrivée ici.
Après trente minutes et cinquante pages, une moto s’arrête juste
devant moi, sur la rue, de l’autre côté de la gentille petite haie de
crotons qui me donne un peu de privé. De la moto descend une dame,
catégorie deux, rondelette, bien mise, jupe traditionnelle. Elle enlève
son casque protecteur pour révéler une chevelure bien mise,
probablement pétrifiée au latex. Bien entendu, nous échangeons en
ping-pong, les sabaidi d’usage. Elle ajoute, hésitante, « how are
you? » La joute d’échange se poursuit, mais la dame rate quelques
volées anglaises. Elle me demande, gênée, si je sais parler français.
Et c’est parti. Une grosse demi-heure de conversation. Elle parle
beaucoup. Je connais maintenant tout d’elle, de sa famille. Elle est la
belle-sœur du patron de ma villa, qui s’adonne justement à passer.
Ayant entendu la dernière phrase, il s’empresse de m’annoncer qu’il en
est le patron qu’en titre seulement. Que ce sont les femmes qui
mènent tout dans la famille. Nous rions avec cet humour universel.
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L’étrange voyage d’un gecko
Ils partent tous les deux en me saluant chaleureusement. Une belle
rencontre.
“In very complex systems, from solar-system dynamics to
Earth’s climate, to crystal formation, to cardio logical processes,
just under the façade of order, which science had discovered and
long thought it fully understood, lurked an eerie and disturbing
chaos. But also, deep inside every chaos, an eerie kind of
hidden order waited to be found.”
Dean Koontz
Je pars pour une langoureuse et inutile marche. Mollo, lento. Hier,
cette boutique affichant des tableaux très colorés, avait attiré mon
attention. J’y passe et m’y arrête. La fille, Pinoy, peint. Elle ne parle
pas anglais. J’admire ses œuvres. Des toiles bien mordues. Un peu
trop Gauguin ici, trop Picasso là. Quand même solides, volontaires.
La femme mère nourricière hante toutes les toiles.
Juste à côté, au wat Senouksaram, le moinillon portier haut de six
pieds,
me sourit.
Laï aimerait me parler, mais ne peut pas
maintenant, il est en poste. Je lui donne rendez-vous demain, 9 h.
Qu’à cela ne tienne, j’achète une journée d’expéditions: une remontée
du Lam Kong vers les cavernes Pak Ou et une randonnée à dos
d’éléphant.
Le long-boat gravit bravement la rivière qui lui résiste; une heure pour
rejoindre le lieu. Les caves Pak Ou me déçoivent, me désolent,
m’ennuient. J’adore le retour. J’adore naviguer la rivière brune,
mystérieuse, antique et éternelle.
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L’étrange voyage d’un gecko
Une heure de minibus et de routes très cabossées nous dépose au
camp des éléphants. Il n’y a personne, aucun autre touriste. Seule
une Australienne m’accompagne. Déjà, elle me confie qu’elle a très
peur et ne pourra probablement pas embarquer sur un éléphant.
Quatre ou cinq mahouts désœuvrés attendent. Je suis le seul client.
On m’offre un pachyderme pour moi tout seul, à conduire « bare
back ».
Un mahout me suivra sur son propre éléphant. Il me
présente à Ma-song, un mâle d’une trentaine d’année. Je le caresse.
Ses yeux. Ma-song me regarde. Il me lit. Il me sonde. Je me sens
ouvert comme un livre. Je suis absolument certain que l’éléphant
m’évalue, profondément. Il semble être d’accord pour me porter. Je
gravis l’échelle et m’assois sur le large cou. Je réalise avec effroi qu’il
n’y a aucune corde, chaine ou autre gréement pour m’accrocher. Je
suis à trois mètres du sol, pieds et torse nus. Le mahout s’en amuse.
Il me fait comprendre que je peux m’accrocher aux oreilles ou au front
de l’animal. « Paï, Paï » le fera avancer. « Ha-u » le fera arrêter.
« Qua », à droite, « Tsé », à gauche, ou des coups de pieds aux
oreilles. « Paï, Paï » et nous partons. D’abord, je m’accroche dur,
tendu. Ça bouge, ça tangue beaucoup plus que je m’y attendais. J’ai
peur de tomber.
Après une quinzaine de minutes, je relaxe. Ma-song répond bien à
mes commandes, même si elle n’en a pas besoin. Je m’amuse à lui
faire contourner un arbre à gauche ici, à droite là. Le mahout se fait
discret, derrière moi. Je peux imaginer être seul avec ma bête. La
jungle est dense. Nous naviguons sur des sentiers secrets que ma
monture semble connaître. Je dois souvent me baisser, me pencher
pour éviter les lianes, les branches.
Ma-song s’arrête. Il ne répond pas à ma commande d’avancer. Je me
retourne vers mon mahout.
Il sourit.
J’entends une rivière se
déverser sous moi. L’éléphant pisse. Une fois terminé, il reprend son
chemin.
Nous sommes dans le lac. Ici, je ne vois pas le fond, je ne peux pas
diriger Ma-song. Je le laisse donc faire. Il le connait ce lac, et il sait
où poser les pattes. Pour en sortir, il y a une rive abrupte et boueuse
de quelques mètres. Je m’accroche solidement aux grosses oreilles et
serre mes genoux et pieds nus dans son cou, tandis que l’éléphant,
s’aidant de sa trompe, se hisse presque à la verticale et gravit la
butte.
22
L’étrange voyage d’un gecko
Le chemin de retour longe un village où les enfants me lancent une
fête de cris et de rires sympathiques.
J’ai adoré. Je suis fier.
pourboire au mahout.
Je caresse Ma-song et je donne un bon
Je suis un peu dépassé. Je veux tout enregistrer mais les moments
déboulent. Je suis déjà très en retard dans mes notes. J’ai à peine le
loisir de noter les noms, les lieux. Je me reprendrai. Surtout les
noms. Je suis nul. Je n’ai aucune mémoire pour les noms, les
chiffres.
Mais je sais que je n’oublie jamais les moments, les
évènements. Je les vis totalement, sans plume, sans caméra, sans
temps.
J’utilise
le
mot
« évènement »
et
« moment »
de
façon
interchangeable, sachant la différence. J’ai appris qu’un moment bien
vécu peut facilement devenir un évènement,
tout autant qu’un
évènement mal vécu peut se réduire en un moment.
Peu importe.
C’est la grandeur de l’expérience vécue qui peuple les souvenirs
fertiles.
C’est la grandeur de l’expérience vécue qui fait grandir le surhomme.
Le mystère de l’ordinaire.
Il pleut, il pleut bergère. Une belle petite pluie chaude, douce. Les
touristes s’énervent, les couples se chicanent, les tuk-tuks agressent.
Je m’en fous. Je suis béni par ce miel du ciel. Je l’absorbe, je m’en
nourris. Qu’on est bien seul. Je suis moins seul que lorsque je n’étais
pas seul.
23
L’étrange voyage d’un gecko
Un restau indien. Pourquoi pas. Une table terrasse à l’abri, à peine,
de la pluie. Éclairage parfait pour écrire. Je réfléchis à la meilleure
stratégie pour me mettre à date dans mes notes. Demain, je suis
avec Gikong. Il me restera trois jours avant mon déménagement et la
fin de ce cycle.
J’ai tout mangé. Un poulet au curry, riz et petits pains aillés. Je
rumine toujours. J’en fais quoi, de ces trois jours? Je me propose
trois avant-midis de training, trois après-midis d’écriture, trois soirées
de moments. Je veux aussi monter Phu Si au moins deux autres fois.
Je veux, j’aimerais regrimper la route 13 vers les chutes. Seulement
si je peux trouver un bon vélo. Je demanderai à Gikong demain.
Dans la rue, toujours sous la pluie, les touristes se sont calmés.
Certains, comme moi, se sont trouvés un abri, d’autres des parapluies
ou des cirés. Certains ont tout simplement accepté de se laisser
rafraîchir calmement.
Le wat Xieng Mouane. Voisin de l’oncle Pierre.
En 2009, je l’ai visité. J’avais appris que ce temple se consacrait à la
transmission des arts sacrés.
Ce matin, il y a quatre jeunes moines, entre huit et douze ans, assis à
une table. Je m’approche. Ils sont gentils, ils me sourient. Je
m’assois avec eux. Il y a du papier, des crayons. Je regarde leurs
dessins. Ils sont gênés.
Je me présente. Ils se présentent, sauf le petit, trop gêné.
noms sont trop compliqués. Le mien aussi, pour eux.
Leurs
Je demande la permission, en gestes, de dessiner à mon tour. Ils
m’offrent une feuille.
Avec ma plume, je dessine quelques
bonhommes ridicules, drôles.
Ils rient. Pas trop. Je pense qu’ici, le dessin doit être sérieux, sacré.
Je quitte content quand même. Je me promets de revenir.
24
L’étrange voyage d’un gecko
Je retourne lentement vers mon auberge.
Au coin, ici, il y a ce petit bar, le Ikon Klub.
amerloque mêlé.
Mignon, parisien et
Hier soir, Lisa m’a accosté gentiment et m’y a invité.
J’y passe. Lisa, belle Polonaise slave et dramatique, et sa compagne
Michelle, belle et froide comme il se doit pour une fille du Connecticut,
y sont seules. Elles me concoctent un mohito sin alcool superbe.
Nous jasons de voyages, de cœurs meurtris, d’art et de musique.
Deux anges aux ailes brisées tentant de se retrouver en s’évadant. Je
les laisse, une heure plus tard.
Mes nuits deviennent dangereuses. Mon sommeil est trop profond,
J’aime? Je n’aime pas? J’adore, je crois. Ce matin, les gongs sont
particulièrement enjoués, rythmés.
Une pointe d’angoisse. Dans trois jours, je rencontre mes cocyclistes
avec qui je devrai faire 15 jours. Des inconnus. Des intrus.
Je sais que je ferai bien. Je m’adapterai. Mais honnêtement, en ce
moment, je m’en passerais.
La vida es bella. Dia a dia, por favor Felipe.
Gikong doit passer me prendre vers 9 h. Je suis prêt à l’heure, ainsi
que la pluie. Gikong arrive quand même, en moto, et me suggère
d’attendre un peu, vers 11 h. Le ciel devrait être moins gris. Il tient
beaucoup à m’emmener au festival Hmong. Je comprends que ça se
déroule dans un champ et qu’en ce moment, seul la boue s’amuse.
25
L’étrange voyage d’un gecko
Je me dirige donc vers Phu Si, sous un petit crachat agréable. Rendu
en haut, le ciel éclate d’une grande peine et déverse ses torrents de
larmes. Déjà trempé, je m’y abandonne. L’air est odorant, huileux.
Gikong se pointe, tel que promis. Il est peiné de m’apprendre que la
pluie et la boue ont reporté ou annulé toutes les activités du festival,
jusqu’à vendredi. Nous jasons facilement d’un peu de tout, assis sur
ma terrasse, pour une bonne heure.
Je l’invite à luncher. Les nuages reniflent et s’éparpillent.
À une terrasse restaurant sur le Lam (rivière) Kong (Mékong, en
européen), nous savourons quelques plats de lap (viande) bien
assaisonnés. Nous faisons des plans pour jeudi. Si le ciel et ses
nuages le veulent, nous irons à vélo le matin, visiter quelques villages
Hmong, au sud de Luang Prabang. En après-midi, nous traverserons
le Lam Kong et irons marcher dans le village riverain.
J’ai découvert quelques plantes qui ont des qualités, la structure du
sisal cubain; feuilles fibreuses et résistantes. J’en cueille quelques
branches et je tresse. Je trouve la paix et l’état méditatif que seul le
travail manuel peut fournir. J’ai déjà deux belles tresses vertes.
Je me résume un bout de ma leçon d’aujourd’hui, du professeur
Gikong. Le Laos est composé de trois peuples distincts. Les plus
nombreux sont les Lao Lum, communément et simplement appelés les
Lao.
Ensuite viennent les Hmong, ou Lao Hmong. Ceux-ci sont assez
nombreux et résident principalement dans les villages où la ferme est
l’activité centrale.
Les Hmong sont généralement pauvres et
considérés de deuxième classe dans les villes et les services publics.
26
L’étrange voyage d’un gecko
Enfin, il y a les Khmu, les Lao Khmu.
Cette minorité, vivant
maintenant avec les Hmongs, semble s’éteindre lentement, du moins
en ce qui concerne sa culture traditionnelle. Par exemple, les Khmus
avaient déjà leur propre festival de vendanges, leur nouvel an.
Maintenant, ils se joignent et se diluent avec les Hmongs pour les
festivités.
J’ai aussi appris que tous les Laotiens, mais surtout les non-Lum,
doivent acheter, payer pour avoir un poste convoité dans le service
public. Une parenté déjà en poste peut aider à réduire le coût. Il
semble qu’ici, tout s’achète, doit être acheté: postes, permis, accès,
services. Beau pays communiste.
(De la bouche d’un Lao Lum, la semaine suivante, j’aurai une autre
leçon sur le Laos qui ne concordera pas exactement avec celle de
Gikong.
J’entendrai de ce Lum que les Hmongs étaient les
Highlanders, que les Khmus étaient les Midlanders. Que les Khmus
étaient généralement des paresseux. Que les Hmongs brûlaient et
ruinaient les forêts au point que le gouvernement les relocalise de
force dans les vallées, dans de nouveaux villages, etc. J’y reviendrai,
peut-être.)
Je retourne à ma villa. Comme hier et avant hier, l’extraordinaire
parfum des manguiers en fleurs embaume mon chemin. Je voudrais
tourner en rond.
À quelques pâtés de l’auberge, une forte et joyeuse musique amplifiée
habite tout le quartier, normalement calme et silencieux à cette heure.
J’y mène mes pattes pour espionner la fête. Dans une cour fortement
éclairée et décorée, une bonne centaine de personnes de tous âges
fêtent probablement un mariage. Ils mangent, boivent, dansent dans
ce cabaret improvisé.
Je passe lentement, sans projet de m’arrêter.
Soudain, la musique se tait.
Un homme au micro. Il dit quelques mots et entame une chanson.
Mes pieds se plantent.
s’embrument.
Mon cœur saute, s’arrête.
Mes yeux
27
L’étrange voyage d’un gecko
Je suis porté par des ailes intemporelles, ailleurs, ailleurs dans ma vie.
L’air et les mots d’ « Aline », de Christophe, envahissent la cour, et
mon âme. Le chanteur ne sait probablement pas ce qu’il dit, mais sa
voix est assez juste. Il me transporte quarante-cinq ans passés, en
1966, au lac Blue-Sea, derrière le casse-croûte derrière l’église,
dansant mon tout premier slow de ma vie, avec Pauline Lacroix.
Là, j’ai goûté à mon tout premier baiser mouillé sur la dernière note d’
« Aline ».
Je pleure de nostalgie. Un des fêtards m’aperçoit. Ils se lèvent à trois
et s’approchent de moi, planté là, bêtement, dans la ruelle. Ils
m’invitent à grands gestes amicaux à les rejoindre, ils m’offrent une
bière. Ils ne comprennent pas mes joues trempées. Je leur souris
profusément, je les remercie du mieux que je peux. Je décline. Je
reprends mon chemin, bouleversé.
Une nuit quelque peu agitée. Un rêve désagréable, je crois. Heureux
de ne pas m’en souvenir.
J’ai envoyé un courriel à mes anciens collègues de l’université. De ce
fait, je me suis rappelé là où j’en étais, à peine cinq mois passés. Estce que je poursuis mes étoiles, où est-ce les étoiles qui me
poursuivent? Suis-je celui qui voit, celui qui transcende les brumes?
Ma mère m’écrit de continuer à faire des choses hors de l’ordinaire. Je
m’en voudrais beaucoup de « faire » des choses ici, maintenant. Je
m’aime de vivre les moments, de les aspirer, d’en nourrir ma sève
vitale. Le rien-faire devient évènement.
Au Arthouse Café, trois superbes jeunes Laotiennes servent, balaient
et cuisinent calmement et sereinement, si la patronne américaine n’est
28
L’étrange voyage d’un gecko
pas là. Cette matrone rustre et froide les traite comme des pouliches,
des poules. Les filles semblent avoir de bons dos glissants. Bravo
pour elles.
Que la patronne glisse sur les marches fraîchement
arrosées et se brise la hanche. Désolé, cher calepin, j’ai un coup de
grisou au nez.
Ce matin, au sommet de Phu Si encore, j’ai pu observer le soleil
s’installer en maître pour la journée. Soleil d’hiver ici, il s’avère trois
fois plus chaud que mon soleil d’été, chez moi. Je redescends. Je me
déniche un petit parapluie pour me servir de parasol. Je remonte la
montagne, question de m’assurer que mes jambes n’oublient pas le
mille kilomètres de vélo qui m’attend bientôt.
À pied, je m’éloigne du vieux Luang Prabang, vers les villages du sud.
J’explore, ici et là, sans but, sans attente. Je bois la vie des gens.
Leurs regards sont souvent furtifs, gênés. Des enfants en récréation,
foulard rouge au cou, se moquent gentiment de moi. Je n’ai que mon
sourire pour leur répondre. Quelques moinillons oranges attablés sous
une hutte, me lancent de joyeux sabadi!
Je traverse prudemment et lentement le vieux pont maintenant
réservé aux motos, vélos et piétons. Le métal rouillé est tapissé de
vieilles planches de bois plus ou moins bien ancrées.
Ici, l’ombre se fait rare. Mon petit parasol devient utile, sauveur. Un
peu plus loin je m’engouffre entre les maisonnettes et les arbres qui
me font un tunnel rafraichissant. Je m’arrête pour prendre le temps
de replier, délicatement, minutieusement, inutilement, mon ami
parasol. Un autre petit moment qui souligne encore la profondeur de
ma liberté.
Gikong a son présentoir au tout début du grand marché du soir. Il me
montre fièrement les fascicules, les petits livres qu’il a lui-même
illustrés. J’admire ses œuvres. Gikong a le sens du merveilleux. Il
29
L’étrange voyage d’un gecko
sait faire parler les formes, les couleurs. Il est passionné. Sa passion
pour un monde meilleur pour lui, pour les enfants Hmongs, pour son
peuple.
Oncle Pierre a déjà beaucoup aidé Gikong ainsi que la maison Big
Brother Mouse. J’ai le goût d’en faire un bout aussi. Demain, Gikong
doit me faire visiter ses villages, son festival. J’en aurai plein la vue,
les sens. Je saurai mieux comment je pourrai faire ma part pour les
aider.
Sur deux vélos de ville, loués à ma villa, Gikong et moi partons. Il me
guide, je le suis. Il m’amène d’abord à un village au nord-ouest de
Luang Prabang, où, m’explique-t-il, un de ses cousins se construit une
demeure. La carcasse de la maison est vide, l’oncle doit être en ville.
Nous nous arrêtons au marché du nord et les lieux du festival du
Nouvel An. Je rencontre une amie de mon guide et nous jasons un
peu.
Le vat Souphanouvong, trônant fièrement sur sa montagne, nous offre
une belle vista de la campagne. D’autres rues poussiéreuses, d’autres
villages endormis, d’autres lieux calmes. Un bon quatre heures de
vélo tranquilles. Nous avons beaucoup jasé. J’ai beaucoup écouté.
J’ai beaucoup appris.
Beaucoup plus devrait être dit sur cette balade. Un curieux trouble,
petite hésitation m’empêche d’en ajouter plus. Je dois laisser cette
journée fermenter un peu.
Vers trois heures trente, Luang Prabang est assailli, attaqué par un de
ces coups de vent qui fait frémir les stupas, les stèles, les banderoles.
L’électricité abandonne. Les parasols, les flambeaux et les enseignes
font la fête un peu partout dans les rues. En face du palais royal, les
préparatifs pour une cérémonie quelconque à venir, sont chamboulés,
désorganisés. Le grand pavillon temporaire est presque arraché, et le
gros tambour cérémonial menace de tomber de son socle de fortune.
Les préparatifs pour le marché du soir sont retardés.
30
L’étrange voyage d’un gecko
À six heures trente, le vent s’amuse toujours et se moque des
marchandes qui attendent patiemment d’étaler leur marchandise. La
pluie vient réclamer sa part de la fête. Quel bordel! La température a
chuté d’un bon quinze degrés et les habitants sortent les tuques, les
gilets, les couvertures. La rue principale se vide.
Quatre heures trente du matin. Un tintamarre inhabituel venant de la
rue. Bientôt assis sur ma royale terrasse, un bon café en main, je
devine que l’on installe juste devant moi, une station spéciale sur la
route de l’aumône matinale.
Des douzaines de gens s’affairent à placer tables, tapis, paniers et
autres babioles. Il y a une demi-douzaine de policiers très galonnés
qui arpentent les lieux.
Vers cinq heures quinze, trois
minifourgonnettes rutilantes s’arrêtent devant et déversent une
vingtaine d’hommes et quelques femmes. Il m’apparait clairement
que ce sont des dignitaires quelconques. Ils prennent place sur les
tapis dans un ordre et une séquence qui ne se négocient pas.
Des photographes bien officiels prennent des photos bien officielles.
Quelques minutes plus tard, tous les moines et moinillons de la ville,
au moins quatre cents, défilent devant ces hauts placés.
Les
dignitaires leur offrent des friandises et des billets de kips. Tout ça,
devant moi, juste en face, comme un spectacle pour moi. Merci! Je
suis honoré.
Finalement, après que tous soient repartis et que la rue redevienne
calme et vide, la jolie Li tente de m’expliquer. Semblerait que ce soit
les gouverneurs des provinces, maires des villes, ministres et officiels
du gouvernement et autres qui se rassemblent à Luang Prabang pour
célébrer le quinzième anniversaire de la désignation de « patrimoine
mondial de l’UNESCO ».
D’ailleurs, un défilé et une cérémonie sont prévus en après-midi.
Ce sera une belle journée. Je suivrai ces célébrations.
Aujourd’hui est ma dernière « solo ». Demain, je me joins au groupe
vélo.
31
L’étrange voyage d’un gecko
Neuf jours sans problème. Ce matin, une attaque de va-vite. Désolé
de ce détail, mais c’est un moment qui vient obligatoirement en
Indochine. Parfois rapide, parfois violent. Pour moi c’est raisonnable.
Pas de panique. Il s’agit de repérer les WC partout où on se promène.
Ici, trop loin de ma villa, je m’achète quatre morceaux de papier-cul
pour 2,000 kips. Je me débrouille. J’espère que ce moment ne
deviendra pas un évènement.
Les chauffeurs de tuk-tuks, les vendeurs d’excusions, les bateliers sont
particulièrement agressifs aujourd’hui. Ils tentent sûrement de se
reprendre pour la journée désastreuse d’hier.
Le soleil semble vouloir dominer aujourd’hui.
À peine 10 h et
l’humidité s’impose. Les préparatifs pour la fête vont bon train.
Quelqu’un me dit que c’est pour 13h30. La télé nationale installe trois
caméras. Une nouvelle banderole vient d’être hissée au travers de la
route. Colorée, elle clame quelque chose en Lao. Tout ce que je peux
y lire sont les chiffres 15, 35 et 450. Une multi-célébration?
À 13h15, je reviens sur les lieux festifs. Rien n’annonce l’imminence
des célébrations. Seule une chanson très hymnique s’écoule des hautparleurs installés sur le site. J’y décèle les mots « Phu Si » et « Luang
Prabang ». La rue elle-même est étrangement tranquille, vide.
Quand? Je ne sais. Quand ils seront prêts, je suppose.
Je n’ai rien d’autre à faire, plutôt, pas le goût de faire autre chose. Je
fais donc de l’observation anthropologique.
Je me fais aussi des amis. Un petit groupe de jeunes garçons, 11-13
ans. Nous nous taquinons avec des demi-mots anglais. Ils sont
beaux, gentils et heureux.
32
L’étrange voyage d’un gecko
La rue est maintenant clôturée des deux côtés par des centaines de
jeunes « JPRL », ou Jeunesse populaire révolutionnaire du Lao. Ils
sont tous vêtus d’un pull bleu, proprets, sérieux. Ils se tiennent
presque parfaitement à 2 mètres de distance l’un de l’autre.
Il fait chaud, très chaud. Les touristes et les curieux s’arrachent les
quelques coins d’ombre. J’ai mon parasol, ma propre ombre portative.
Je suis accoté sur un mur, tout près du lieu des cérémonies. J’attends.
Les jeunes JPRL s’impatientent, gigotent. Ils sont en plein soleil.
Je fais signe à l’une d’elle, juste en face de moi, de venir se réfugier
sous mon parasol. Elle s’y précipite en me payant d’un sourire
radieux. Déjà, deux autres s’élancent et je dois me sacrifier au soleil,
avec plaisir, pour bien couvrir et soulager quelque peu ce petit groupe
de jolies Laotiennes.
Des grosses motos. Des vraies motos. Des gros policiers. Ils balaient
la rue, avec bruits, vitesse et haut-parleurs. Une grosse limousine
brillante, décorée et surveillée, arrive à la tête d’une douzaine de
voitures et de minibus. Les dignitaires s’en extirpent et se font guider
vers le pavillon d’honneur.
Je comprends maintenant pourquoi la rue, la ville m’avaient semblées
désertes plus tôt.
Je crois que tous les jeunes et moins jeunes de Luang Prabang
participent au défilé. Un très beau, très solide, très coloré, très digne,
très divertissant défilé.
Les discours en Lao se succèdent.
frémir le mont Phu Si.
La cérémonie du tambour fait
Mon dernier souper solo. Je me paye un autre cinq brochettes au café
Ban Vat.
Un dernier tour du marché du soir. J’achète une série de dépliants de
Gikong. Je lui remets le double du prix demandé. Nous nous donnons
rendez-vous demain, tôt, pour aller au festival Hmong. Je rencontre
les cyclistes à la fin de la journée seulement.
33
L’étrange voyage d’un gecko
Une autre superbe nuit. Mes intestins sont calmes. Dernier déjeuner
solo chez Debra, avec la belle Phim.
Je fais ma valise et la dépose à la réception. Je règle mon séjour et
j’attends Gikong qui arrive à 10 h pile, tel que convenu. Il a une petite
moto, « motobike », jaune. Je me trouve très serré et pas très solide
derrière mon chauffeur, mais je m’agrippe. Il me conduit vers le lieu
du festival en empruntant le vieux pont de métal et de planches. Je
me ferme les yeux.
Une foire à la gitane, super sympathique. Ces gens d’un commun
héritage qui se rassemblent pour leur Jour de l’An.
Des dizaines de tentes, pavillons et autres abris entourent le champ
festif. C’est boueux encore par endroits. Des tentes restaurants, de
phô, de cola et de Beer Lao. Des fruits ambulants, des bonbons
bananes. Je croque un petit fruit comme une tomate cerise qui goûte
le piment fort. Gikong me fait croquer un bonbon fait de riz sucré
pressé dans une feuille de bananier.
Tout est gris. Sauf, les gens. Les Hmongs, des centaines, déambulent
sur le lieu en arborant fièrement leurs costumes traditionnels.
Beaucoup de rouge et de blanc. Beaucoup de pompons, chapeaux
décorés, breloques métalliques, souliers colorés. C’est calme, serein.
J’observe quatre activités principales.
Premièrement, évidemment, il y a une saine compétition pour le
costume le plus beau, le plus élaboré, le plus compliqué. Ils, surtout
elles, se pavanent. C’est très beau.
Puis il y a ceux qui jasent entre eux, par petits groupes.
surtout les plus âgés, les adultes.
Ce sont
Partout aussi, il y a ceux qui jouent. Il y a une joute de foot là-bas. Il
y a une tente où on visionne des DVD de chanteurs populaires. Il y a
les tentes de gambling.
34
L’étrange voyage d’un gecko
Puis il y a ceux-ci. Que des jeunes, surtout des ados, mais aussi des
enfants. Ils forment deux haies, l’une en face de l’autre, laissant
environ deux mètres entre elles. Des balles sont échangées entre les
deux lignes, lentement, sans compétition, sans ordre, sans rythme.
Certains jasent, d’autres sont silencieux. Ils rejoignent les rubans
humains ou les quittent quand ils le veulent.
Gikong m’explique le jeu. En rejoignant une de ces lignes, un ou une
jeune espère rencontrer et échanger, sans pression, avec quelqu’un du
sexe opposé. Un genre de « dating game ». L’échange de la balle est
symbolique. Elle établit un lieu, une occasion d’échanger des sourires,
des noms, des questions, des réponses. Selon mon ami, presque tous
les mariages chez les Hmong auraient leurs origines lors d’un tel jeu.
On me fait une place dans la ligne. J’hésite, je regarde autour. Je suis
probablement le seul falang ici. En plus, je dépasse d’au moins un
pied tous les autres. Enfin, je suis la seule tête grise sur le lieu. Je
dois déjà être le sujet de toutes les conversations. Je me sens un peu
sur la sellette. J’y vais quand même. Une jolie Hmong tout accoutrée
me lance sa balle. Je l’attrape un peu maladroitement, gêné. Je lui
souris, la seule communication possible. Nous nous échangeons la
balle quelques fois, puis je lui indique que je vais quitter le jeu. Elle
me sourit amicalement. Ouf.
Il est trois heures trente, de retour à la villa. Je récupère ma valise et
je pars, à pied, vers le Salla Prabang, mon nouvel autel. C’est à peine
à un kilomètre d’ici.
Un tuk-tuk en chômage accourt. Il me demande 15,000 kips. Je lui
ris au nez, gentiment. Je lui en offre 5,000. Il accepte en bon joueur.
Le Salla est très mode. J’y ai d’ailleurs demeuré en 2009.
Je vais quand même m’ennuyer de mon humble villa des derniers dix
jours, de ma terrasse, de Li, du café.
Bon, allons, c’est la fin du cycle Gecko de mon voyage. De solitaire et
contemplatif, il est temps de passer au cycle Dragon, de cracher le
feu, de voler.
35
L’étrange voyage d’un gecko
Deuxième partie :
Le Cycle du Dragon rouge
36
L’étrange voyage d’un gecko
« Il arrive que la réalité soit trop complexe pour la transmission orale.
La légende la recrée sous une forme qui lui permet de courir le
monde. »
Lemmy Caution, introduction d’Alphaville.
Je m’installe dans ma chambre au Salla Prabang. Avec effroi, je me
rappelle que je n’ai pas payé le supplément pour ne pas avoir à
partager ma chambre. Je me croise les doigts. J’espère que les dés
joueront en ma faveur.
Vingt minutes passent et David se présente à la même chambre. Il
sera donc mon compagnon de chambre pour les prochains 15 jours.
Les dés. Je ne devrais jamais jouer aux dés.
Je m’y rends, m’y résigne rapidement. David semble gentil, calme,
discret.
Ce nouveau cycle de mon aventure m’en demandera
beaucoup plus que ça. C’est ma force. De m’adapter, de faire avec
tout.
Pas de problème.
Dans le lobby du Salla, les huit cyclistes se rencontrent.
David: un peu plus jeune que moi?
Difficile à dire.
Très
accommodant, tranquille. Il ne me semble pas super allumé. Il doit
être un suiveur. Son accent est british. Ne parle pas beaucoup.
37
L’étrange voyage d’un gecko
Tam : Tammy, jolie femme, mi-quarantaine, petite, athlétique,
allumée.
Sympathique.
Elle se maitrise parfaitement.
Semble
confortable. Sociable mais protectrice de son espace. Ni meneuse, ni
suiveuse. À suivre.
Ania : slave! D’allure et de comportement. Molle, sans éclat. Très
intelligente, articulée, yeux pétillants. Pourrait avoir des hauts et des
bas. Elle me semble être ici un peu à reculons. En couple avec Steve?
Steve : très sympathique, un peu ourson de peluche. Quarantaine,
belle personnalité, solide, gentil. Probablement un leader naturel. Un
peu trop.
Jhonas : énergumène, adonis, égocentrique. Peut-être une comédie
qui cache un bon gars. Veut être le leader mais n’en a aucune
qualification. À guetter.
Monica : regard franc, intelligent. Très peu bavarde. Authentique.
Solide. Probablement très allumée. Me rappelle une collègue que j’ai
admirée.
Erika : mi-cinquantaine, personnalité de bonne-sœur. Elle sait tout,
possède la vérité absolue. Comportement de thérapeute. À éviter. Se
cherche des disciples admirateurs. Sourire faux.
Je donnerais beaucoup pour savoir l’évaluation qu’ils font de moi.
Yen : notre guide se nomme Saylom mais insiste pour qu’on l’appelle
Yen. Il ne dégage rien en ce moment, ni positif ni négatif. Son
écoute est un peu courte. Il lit aussi peut-être mes compagnons. Il se
protège peut-être.
Nous nous rendons en minibus à l’entrepôt de vélos, à une vingtaine
de minutes de l’hôtel. En pleine noirceur, nous essayons, ajustons et
apprécions nos vélos. Je suis content du mien. Il semble en très bon
état. Surtout, c’est un 21 pouces, assez haut pour moi.
38
L’étrange voyage d’un gecko
Je déjeune sur la terrasse du Salla, seul, me protégeant de toute
compagnie en rédigeant ces notes. Je veux me réserver les initiatives
des éventuelles complicités. Un petit message subliminal que je suis
solitaire, aide. Mes compagnons me laissent tranquille, à part les très
correctes salutations d’usage.
Erika passe près de moi et me dit, hautainement, qu’elle a déjà rédigé
ses notes, elle. Elle m’est déjà bitch. Je ne la crois même pas.
Le temps est frais ce matin. Le soleil, la brume, les montagnes et les
vents se chamailleront aujourd’hui. Cependant, la pluie semble être
restée au lit pour la journée.
La journée se déroule dans et autour de Luang Prabang. J’ai déjà tout
vu, mais je suis sans rien dire. Bonne occasion de poursuivre mes
observations et évaluations de mes nouveaux amis.
Jhonas n’est pas avec nous. Il a décidé d’aller faire de l’escalade!
En vélo, nous visitons les temples et les musées obligatoires. Le
groupe fonctionne bien. Steve m’irrite un peu. Il n’arrête pas de faire
le pitre, un peu trop. Il est le seul à se trouver drôle. Tam, Ania et
Monika sont très sympathiques, gentilles, agréables. Erika m’énerve.
Yen ne démontre pas assez de leadership.
Le dîner est libre, à chacun de voir. J’ai l’intention de m’esquiver, de
partir seul. Tam me coince à l’écart et me demande si elle peut
m’accompagner. Voilà, une première alliance qui me plait beaucoup.
Je l’amène à « mon » café pour siroter un expresso à la Lao. Elle
adore. Nous jasons facilement, ouvertement. Pas trop de questions
personnelles, encore. Monika passe et nous la hélons. Nous dînons
ensemble, les trois. Agréable.
39
L’étrange voyage d’un gecko
Super sympas, les filles.
Le soleil est au rendez-vous, il a gagné la bataille des cieux. Tout est
parfait. Je suis heureux. Je suis un dragon qui a hâte de cracher son
feu.
La tête de Phu Si nous accueille comme rois et reines. J’avoue au
groupe que c’est ma huitième montée depuis une semaine et demie.
Je me garde d’en faire une vantardise.
Raté.
En vélo, nous traversons le terrible pont qui me fait si peur. J’y arrive
à peine. C’est surtout parce que mon orgueil m’interdit de révéler
mon acrophobie, du moins pour l’instant.
La petite route arrière de ce village de faiseurs de papier me donne ma
première gorgée salée de vrai vélo de cette aventure. J’adore. Un
bon vélo, un bon guide pour s’occuper de tout le reste, c’est le
bonheur.
La femme recueille habilement la pâte de fibres sur le cadre. Elle délie
délicatement les plus gros mottons. Elle laisse l’excès d’eau s’écouler.
Elle appuie le cadre au soleil. Simple, efficace.
Le maudit pont me nargue encore. Je le retraverse sans mourir, mais
pour la dernière fois, je me le promets.
40
L’étrange voyage d’un gecko
Un peu de merde à l’hôtel. Yen est parti et n’a pas prévu le remisage
des vélos. Le commis de l’hôtel refuse leur entreposage. Je demande
de voir le proprio que je sais sur place. Le monsieur japonais arrive
rapidement. Je lui explique le problème et il m’offre immédiatement
une cour proche et sécurisée. Le groupe m’accepte déjà comme celui
qui se débrouille, qui se démerde.
Une autre merde, celle-ci vraie. La toilette de notre chambre no 103
n’évacue pas. Le commis, maintenant gentil, nous trouve rapidement
une autre chambre au no 102. Cette toilette ne fonctionne pas plus.
Finalement, la toilette au no 101 fonctionne.
David se couche rapidement.
rejoins.
Je prends un thé au lobby et je le
Un avant-midi de vélo d’enfer, comme j’aime.
montée, villages Lum, Hmong, Khmu.
Trente kilomètres de
Super. Je ne veux rien de plus.
David est vraiment bien. Je suis à l’aise avec lui, et il semble l’être
avec moi.
Tam, Ania et moi sommes déjà un sous-groupe bien arrimé. J’ai
maintenant compris qu’Ania est en couple avec Steve, et que Jhonas
est en couple avec Monika.
En montée, Erika tente de contrôler le groupe. Elle agit comme tête
de file, militairement pointant les trous, les obstacles. Je refuse.
Il faut la briser tout de suite. Je la dépasse rapidement. Elle s’y
objecte vertement. Je ris et je lui crie que dans ce voyage, je fais ce
que je veux, quand je veux. Les autres entendent et se mettent aussi
à briser la file et à pédaler en pleine liberté.
Yen se tient à l’arrière, silencieux.
41
L’étrange voyage d’un gecko
Je suis en haut de la chute Yiang Si. C’est beau. Un joli parc bien
aménagé avec ses piscines naturelles où nous sommes invités à
plonger. L’eau est froide, très froide. Personne n’ose. Nous nous
dispersons dans le parc, un peu chacun pour soi. Il est entendu que
nous retournons individuellement, sans s’attendre.
J’aperçois Tam qui se promène seule. Je ne sais pas si elle veut être
seule ou si elle ne veut pas me déranger. J’aimerais bien être avec
elle, mais je décide de ne rien brusquer.
Avant d’entreprendre la descente vers Luang Prabang, je me paye une
brochette de poulet et une bouteille d’eau sur le bord de la route. Ces
petits restaurants de route sont tous semblables. Une ou deux tables
sommaires, souvent recouvertes d’un plastique très usé, plus ou moins
propre. Des nouilles, du riz, du poulet, du porc et du poisson. Bon,
pas cher.
Je m’arrête à mi-chemin, un petit village. Une petite fille, pas plus de
quatre ans, s’approche de moi. Robe sale et déchirée, nu-pieds, gros
sourire, gros yeux d’ébène majestueusement voyant tout. Je lui
retourne mon plus beau sourire et je me mets à sa hauteur. Sous son
bras, elle a un petit livre. Je pointe vers le livre et je lui demande par
signe si je peux voir. Elle s’empresse d’ouvrir son trésor et se met à
me débiter des mots sans sens pour moi, en pointant les images
imprimées.
Je reconnais immédiatement un des livres de Gikong. Je pointe à mon
tour le dessin d’un canard. Je lui dis en anglais « duck ». Elle me
regarde, pense un instant et me lance un mot que j’imagine dire
canard en Lao. Nous faisons presque tout le livre de cette façon.
Ni elle, ni moi, ne retenons aucun des mots de l’autre. Mais, l’échange
chaleureux, la facilité de communication, la volonté de connaitre
l’autre, tout ça m’émerveille. Un moment unique, magique.
42
L’étrange voyage d’un gecko
Tout est parfait.
Une telle journée mérite un bon café. Je suis agréablement surpris de
voir Tam assise à « mon » café que je lui ai fait connaitre hier. Elle
me hèle et m’invite à la rejoindre. Deux cafés divins, une femme qui
m’est de plus en plus divine.
Tout est parfait.
Je me douche et rase mes joues poilues des derniers 10 jours. Je
passe au marché faire mes adieux à Gikong. Je lui raconte ma
rencontre du village. Je passe aussi au Ikon Klub faire mes adieux à
Lisa et Michelle.
La lune est pleine, majestueuse. Elle m’inonde de bons esprits.
Je déambule lentement, seul, sans but, par cette soirée superbe.
Toute jolie, en robe très sexée, Tammy m’accoste. « Hi Phil! ». Son
accent australien est savoureux.
D’un commun accord, nous dînons ensemble. D’un commun accord,
nous poursuivons la soirée en marchant, longtemps, parlant,
doucement et s’émerveillant du lieu, du temps, du moment. Je veux
lui prendre la main. Je pense qu’elle accepterait. À suivre.
Adieu Luang Prabang. À bientôt.
43
L’étrange voyage d’un gecko
Le minibus nous transporte au village situé sur la rive opposée aux
cavernes de Pak Ou. J’ai envie de m’excuser, de ne pas traverser. Je
me tais et embarque avec le groupe dans un gros trois-planches pas
très stable. La visite est assez rapide. Je guide Tam dans les
noirceurs du lieu sacré. Nous revenons sans nous mouiller.
Le minibus nous amène un peu plus loin avant d’enfourcher nos vélos.
J’avoue ne plus savoir où nous sommes, ni vouloir le savoir. Jhonas,
lui, nous fait mirer sa grosse montre GPS, altimètres, 3G.
Bravo Jhonas. Je n’en ai rien à foutre.
Nous devons faire 80 kilomètres de vélo cet après-midi.
mais faisable.
Ambitieux,
Le paysage se métamorphose.
Nous suivons des vallées qui
s’entourent de plus en plus de magnifiques montagnes en aiguilles.
Les villages en chapelet deviennent plus propres, plus purs. Moins de
plastique, moins de toiles déchirées, colorées, moins de bidons, moins
de déchets.
Une dernière boucle montante en aveugle et nous arrivons, exténués,
au ciel, au paradis, ailleurs que sur la terre, sur Vénus peut-être. En
bas, cette rivière, ce village, ce pont, incroyable. Une scène extraterrestre. Une falaise géante, indescriptible, se fait baigner par le
soleil déjà bas et rouge. Ici et là, partout, des pics rocheux sortis de
l’enfer défient le possible. La jungle, les lianes n’osent même pas les
gravir. Gigantesque, inimaginable.
Je suis privilégié. Je suis humble, et heureux.
C’est avec les ailes du dragon tout puissant que je dévale la montagne
vers ce lieu magnifique. Nong Kiew, notre base pour les prochains
jours.
44
L’étrange voyage d’un gecko
Notre hutte, que je partage avec David, est tout à fait, complètement
parfaite. Ses pilotis pieds dans la rivière, sa véranda surplombante et
face à la grande falaise, notre hutte, j’y vivrais toute ma vie.
Incroyable.
La lune, toujours quasi pleine, s’annonce et ajoute sa propre poudre
magique au lieu déjà irréel. Elle souffle des poussières lumineuses sur
les flots de la calme rivière, le Lam Ou, qui coule à nos pieds.
Ici, maintenant, en ce moment, tous mes sens sont totalement,
purement éveillés.
Un autre de ces plus beaux moments de ma vie.
Et oui, je permets à mes yeux de mouiller.
essence même se révèle, encore.
Il me semble que mon
Sur ce beau balcon, en attendant l’heure du souper, David et moi
avons une première conversation réelle. Il me parle de sa carrière
d’avocat terminée en queue de poisson, de sa famille un peu éclatée.
Je le sens seul, triste. Je lui parle un peu de moi. Il s’intéresse au
phénomène Québec. Il est très érudit. Je sais maintenant que nous
partagerons l’espace de nos nuits sans problème.
Au souper, à la cuisine sommaire de l’auberge, le groupe est morcelé.
Monika et Jhonas tardent à arriver. Assis en rond, sur des nattes de
bambou autour d’une petite table de bois sale, Ania, Steve, David et
moi nous amusons à nous moquer de Jhonas que personne ne semble
apprécier.
David vide vite une grosse bouteille de bière locale.
45
L’étrange voyage d’un gecko
L’alcool lui délit la langue. Il s’empêtre dans ses mots mais nous fait
bien rire. Je ne vois pas Tam. Elle s’était plainte de fatigue plus tôt.
Peut-être qu’elle dort.
Cinq heures du matin, je suis sur le balcon à siroter un café Nescafé
instantané. Tout en souhaitant de beaux rêves à la lune, j’attends le
soleil. J’écris ces notes avec ma lampe LED de front. Il fait frais,
confortable. La magie du lieu s’accentue de minutes en minutes alors
que les coqs du village s’égosillent et que les vapeurs de la rivière
blanchissent à l’approche du jour.
Seul, dans ce gris restant de la nuit, je marche au village. Déjà,
quelques femmes balaient leur balcon, leur devanture. Une petite
pluie fraiche de quelques minutes vient dorer la rue de glaise rouge.
Du pont, je peux voir des pêcheurs déjà à l’œuvre, lançant leur filet,
tirant leur ligne. Ils pêchent peut-être mon déjeuner.
Enfin, le soleil lance ses premiers rayons gênés. La brume se morcelle
mais s’entête à s’accrocher, comme des fantômes récalcitrants, aux
flancs rocheux des nobles falaises géantes.
Le tout est humiliant, rapetissant. On s’y sent géant et minuscule à la
fois.
Ma caméra chôme. Aucune prise de vue, aucun cliché ne pourrait
rendre justice à ce lieu.
Ce nouveau cycle d’aventures devient profondément personnel. Même
l’excitation de partager éventuellement ce que je vis, me quitte. Je
suis de plus en plus un vivant du moment. Il n’y a que le moment qui
est vrai. Cette vérité vitale ne se partage pas.
46
L’étrange voyage d’un gecko
Les circonstances, les lieux, mon bien-être profond érotisent la
matinée et titillent ma libido.
Son beau corps en santé, sa
personnalité agréable. Ici, maintenant, je pense à Tammy. Je lui
ferais l’amour. Je crois qu’elle voudrait bien. C’est décidé, je vais
m’ouvrir, la laisser s’ouvrir. Je vais lui dire.
Érika vient troubler ma paix. Mes poils se dressent. Il est rare pour
moi d’être si rébarbatif d’un individu. Je m’éloigne sans trop l’insulter,
mais sans m’excuser.
Le jeune Mhoun, ami de Yen, se joint à nous pour le déjeuner. Il me
jase avec un assez bon anglais. Il est gentil.
Le groupe se retrouve au quai du village, avec sacs-à-dos allégés, prêt
pour le voyage vers le « homestay » pour deux nuits dans la jungle.
Nous sommes sur un « long boat », montant vaillamment la Lam Ou.
Le courant est assez rapide et violent. Notre chauffeur en connait les
moindres coins et recoins. Il manœuvre habilement.
Il se retourne subitement et me crie quelque chose.
pied gauche. Il vocifère.
Il pointe mon
Je vois. Je lève mon pied qui bloque le câble rouillé relié à la
gouverne. Désolé.
L’embarcation contourne les rochers, grimpe les cascades, repousse
les rives boueuses.
Le paysage, si c’est possible, devient encore plus beau, plus
incroyable. Je suis vraiment sur une autre planète. Ici et là, de petits
trois-planches arpentent les rives, les baies plus tranquilles, traînant,
jetant leurs filets. Là-bas, des buffles s’abreuvent.
47
L’étrange voyage d’un gecko
Nous faisons la pause dîner au Ban Muangngoi, après plus de trois
heures de navigation excitante. Yen nous explique que cette région, et
aussi plus au nord, a été lourdement bombardée par les Américains
durant la « guerre secrète ». Les douilles et les carcasses de bombes
sont partout. Les gens en on fait des poteaux de clôtures, des pots de
fleurs. Ces bombes « made in USA » ont tué plus de cinquante pour
cent de la population du Lao du nord.
Je laisse le groupe partir plus haut en forêt pour visiter des grottes qui
ont servi d’abris durant les attaques. Je souhaite secrètement que
Tam reste avec moi, au village.
Petite déception.
Un petit restau, une table, trois ados. J’ai le goût d’un café. Un des
jeunes se lève, et ayant deviné, m’invite à venir occuper la table. Les
autres se lèvent aussitôt pour dégager. Avec de simples signes, je les
invite tous à rester, s’ils veulent bien partager la table. Kiew, celui qui
m’a invité, me parle en anglais très hésitant. Suffisant par contre pour
un échange fantastique. Il a 22 ans, sans travail, donc sans épouse.
Il est intelligent, vif, débrouillard. Je saisis la grande pauvreté de
ressources ici.
Pourtant, leurs fermes, la rivière, la jungle leur
fournissent tout l’essentiel et plus. Je suppose que la venue récente et
toujours parcimonieuse des riches touristes a créé de nouvelles
attentes. Kiew me parle des peuples Lao. Il s’annonce fièrement Lum,
de la tribu dominante. Il me dit qu’en montagne, les Hmongs font des
ravages. Il les pense sauvages.
Je me promène lentement dans le village. Des hommes rafistolent
leurs filets, les femmes balaient, cuisinent, s’occupent des enfants.
Je dois rejoindre le groupe au seul restau du village apte à nous
nourrir: trois tables. Le propriétaire l’a même baptisé Ning-Ning. Le
Ning-Ning est constitué d’une terrasse sur une plateforme surélevée à
peine protégée par un toit rafistolé. Quelques enfants bourdonnent
tout autour. La cuisine est sous la terrasse, deux creusets de terrecuite.
48
L’étrange voyage d’un gecko
Une autre heure de pirogue. Le village Ban Sop Jam se trouve à la
pointe d’une coudée aiguë de la rivière. Aucune route ne se rend ici.
Plusieurs petites pirogues dorment sur le banc de sable que la rivière
nourrit constamment.
Le village d’environ vingt huttes de bambou alignées face à face sur la
seule rue de terre, est féérique. Pureté, propreté, calme. Yen nous
assigne nos huttes, deux par deux. David et moi avons la hutte du
chef du village, sous la gouverne de Doum, la femme de la maison.
Nos nattes sont à l’étage, avec huit autres, l’une à côté de l’autre.
Yen nous invite à une randonnée dans la jungle. Nous partons avec
Steve, Ania et Monika. Un jeune garçon d’environ 12 ans nous guide
tandis que Yen ferme la file.
Il s’agit de gravir la montagne vers un autre village encore plus isolé.
Pendant une grosse heure, nous suivons une minuscule piste glissante,
empêtrée, franchement dangereuse.
Je glisse et le bambou à qui je demande de me retenir se brise. Je me
retrouve trois mètres plus bas, ensanglanté, emboué, mais sans
cassure. Yen me retire, me remonte, puis s’esclaffe de rire.
Mon dos saigne d’une longe égratignure rouge. Je sais que ce n’est
pas profond. Le bambou cassé aurait pu me transpercer, m’empaler.
« Mon père est mort en 2010, empalé sur un bambou dans la jungle
profonde du Lao. »
Je ris.
Ceci doit être une fiction, je dois rêver.
La machette du jeune se fait aller, un peu nonchalamment. Ce
ruisseau se traverse sur un arbre tombé à travers. Pas pour moi, je
traverse dans l’eau claire. Six sangsues se régalent sur mes chevilles.
Je connais. Je les ôte.
Deux très jeunes filles nous croisent, un lourd panier pendu sur leur
tête, rempli de bananes, de bambou, de grosses fleurs belles. Elles
reviennent de faire l’épicerie de jungle, une cueillette.
Enfin, le village s’annonce par la « porte », sorte de totem qui, nous
dit-on, empêche les mauvais esprits d’y pénétrer. Il y a une fébrile
49
L’étrange voyage d’un gecko
activité. Un mariage. Les garçons ont mis leur chemise propre. Les
filles, toutes nues et sans gêne, finissent de laver leur longue
chevelure noire au puits central. Elles sont belles, très belles.
Tous nous regardent sans grande joie.
dérangeants. Gênés.
Nous nous sentons intrus,
Même Yen n’arrive pas à communiquer avec les habitants. Le dialecte
d’ici est trop loin du sien.
Un petit singe apparait sur un balcon. Il nous dévisage.
l’attrape et nous le montre en grimaçant.
Un enfant
Pas question de retourner par la même piste. Yen nous offre de plutôt
descendre à la rivière et de convaincre un pêcheur de nous ramener,
pour un prix. Nous acceptons volontiers.
Nous nous entassons tous dans un tout petit trois-planches troué.
Oui, mon testament est en ordre. Au moins, mes fils pourront dire
que leur père est mort lors d’une aventure capotée.
Ouf, dix minutes tendues plus tard, nous accostons.
survécu nous assaille.
La joie d’avoir
En remontant au village, une ado tire et pousse un gros chariot
portant trois ou quatre gros sacs de riz. Steve et moi courons vers
elle et empoignons le chariot. Riant, criant, à la course, nous le
montons jusqu’au village. La fille nous trouve drôles, elle rit de bon
cœur. Elle apprécie.
Je ne sais pas ce que je ressens. Je ne sais pas. Seulement, je sais
qu’à date, la journée a été authentique et spéciale. Je sais que je suis
toujours très heureux. Je baigne dans le bonheur.
Doum est chargé du repas pour le groupe.
suffisant. La nuit s’annonce déjà.
Un repas simple mais
La soirée est illuminée par la grosse, belle lune. Mais aussi par des
lueurs féériques émanant de partout, comme des effluves de
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L’étrange voyage d’un gecko
fantômes, maintenant bienveillants. Le village est serti entre deux
fabuleux rocs solides s’élevant au nord et à l’est, la jungle profonde au
sud et la rivière Ou à l’ouest.
C’est magnifique.
Je suis pauvre de mots. La réalité dépasse les mots.
Tammy est taciturne. Elle s’isole souvent. Elle ne semble pas dans
son assiette. Je m’approche. Je lui offre mon oreille, lui dis mon
inquiétude. Elle m’assure que tout va, sans grande conviction. Elle
rajoute, d’une voix éteinte, qu’elle supporte de moins en moins
certains membres du groupe. Elle loge de pair avec Erika.
Merde.
Je lui fais promettre de me parler plus tard, si elle en ressent le
besoin. Je lui dis qu’elle m’est devenue importante, que j’ai beaucoup
d’estime pour elle. Je lui dirais mieux, plus, mais je n’ose. Elle me
sourit. Tristement. Je la laisse.
Je me couche au dortoir familial, sur ma natte, sous un filet bien
ancré. Le village s’endort aussi lentement. Les nombreux chiens
prennent possession de la rue et des cours. Ils règlent quelques
comptes entre eux, font un brin de cour aux chiennes en chaleur. Le
calme revient rapidement. Le silence s’installe.
La nuit est longue. Je dors par petits bouts. Je n’ose me lever. De
peur de réveiller la hutte, les chiens, le village.
Les coqs sonnent la fin du silence. Il est quatre heures. Je me lève,
enfin. Malgré le piètre sommeil, je me sens bien, en forme. Prêt pour
une autre journée onirique.
51
L’étrange voyage d’un gecko
En cherchant un bananier à arroser, derrière la hutte, j’aperçois
quelques villageois accroupis autour d’un petit feu. Ils chauffent de
l’eau et grillent quelque viande sur des tiges de bambou. Ils me
voient. Ils me font signe de m’approcher. Un jeune s’empresse de
m’offrir une bûche. Je le remercie et m’accroupis avec eux. Seuls de
larges sourires peuvent être échangés. C’est suffisant, confortable. Je
leur offre des cigarettes qu’ils acceptent avec joie. Nous fumons en
silence.
Sur une des brochettes, grille ce qui ne peut être qu’un gros rat. Il est
déjà tout noir, calciné. Je pointe en demandant: « rat? ».
Un des hommes empoigne le bambou, dépèce une jambe arrière du
muridé et me l’offre. Trop cuit, sans goût, mangeable. Je gruge
jusqu’à l’os sous les regards amusés de mes amis matinaux.
Quatre heures et quart du matin, je viens de déjeuner au rat.
Beau début pour cette nouvelle journée!
Mes compagnons et compagnes apparaissent lentement. Chacun y va
de sa litanie. Pas dormi. Mal dormi.
Une voix commune, m’excluant, s’élève pour exiger de retourner sur la
route, de ne pas dormir ici encore ce soir, tel que prévu. Yen se
montre compréhensif et nous assure qu’il fera ce que nous
demandons.
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L’étrange voyage d’un gecko
Je passe la prochaine heure à tenter de calmer, raisonner, convaincre
mes amis de résister à l’angoisse d’une nuit ratée, d’oser passer une
autre nuit ici. Enfin, ils avouent avoir cédé à une panique passagère et
acceptent de rester. Sauf ma belle Tam. Elle veut retourner.
En privé, elle me dit que ce n’est pas son sommeil manqué qui la
chasse, mais notre chère Erika. Tam ne veut plus passer une minute
de plus avec la folle. Je lui offre de troquer de hutte. J’aimerais lui
offrir de noyer Erika. Je ne veux pas que Tam parte, même pour une
nuit. Je lui dis qu’elle me manquera trop. Ses yeux s’embuent et elle
me dit que je lui manquerai aussi. Je l’embrasse. Elle m’embrasse.
C’est chaud, bon.
Je la laisse partir.
Les petites pirogues nous traversent sur l’autre rive. Le Lam Ou est
calme ce matin, ici.
Des dizaines de gros et petits cochons et plusieurs buffles broutent à
l’orée de la jungle et arpentent la plage. Les bêtes nous ignorent.
La piste est beaucoup plus aimable qu’hier. Elle suit une vallée. Le sol
est sec et la végétation docile. Nous marchons sans presse pendant
près de deux heures. Nous ne rencontrons qu’un chasseur solitaire. Il
porte un fusil fabriqué maison; un tuyau de métal ficelé sur des bouts
de bambou, un mécanisme de mise à feu du dix-septième siècle. La
poudre noire propulse la bille de fer. Je tressaille pour lui.
La vallée s’ouvre devant nous. Des champs de riz, bien ordonnés,
s’étendent en friche. Une hutte, un hangar sur pilotis, deux buffles,
des poules, quelques enfants. Yen nous présente le fermier et sa
femme qui nous feront le dîner.
La femme égorge deux grosses poules devant nous.
Erika fait l’offusquée et se déclare contre toute forme de cruauté
envers les animaux.
Conne.
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L’étrange voyage d’un gecko
Le fermier nous offre d’aller à la pêche avec lui, à son « fish pound »,
son trou à poissons. Nous nous y rendons volontiers. Le trou est un
trou, trou d’eau stagnante, d’eau sale. Quand nous comprenons qu’il
faut aller dans le trou à poissons pour attraper le poisson à la nasse,
nous laissons le fermier travailler seul.
Le poulet et le poisson en brochette s’avèrent cuirassés, durs, à peine
mangeables. Nous grignotons par politesse, sans appétit.
L’endroit est beau, magnifique.
loin du groupe.
Je déambule dans les champs secs,
Deux enfants cueillent des herbes avec de longs couteaux méchants.
Je m’approche pour observer. Ils savent les herbes à couper, celles à
laisser. Ils sont rapides, efficaces. Bientôt leurs petits sacs de peau
portés en bandoulière sont pleins.
La rivière nous accueille à notre retour. Aucune pirogue cependant.
Derrière nous, d’une autre piste, apparaissent deux jeunes filles,
comme celles d’hier en montagne. Celles-ci portent de lourds paquets
de bouts de bambou. Elles se plantent sur la rive et attendent.
Bientôt, sur l’autre rive, un pêcheur pousse sa pirogue et traverse vers
nous. Ses premiers passagers sont les petites filles. Il doit revenir
deux fois pour nous traverser à notre tour.
Steve et moi sommes les derniers. La pirogue accoste et nous
embarquons. La pirogue vacille, tangue. Je n’aime pas. Au beau
milieu, la pirogue prend l’eau, verse. Je saute à l’eau, Steve aussi. Le
pêcheur ne semble pas préoccupé. Il reste sur sa pirogue submergée.
Nous nageons calmement vers la rive. Nous rions de l’aventure. Un
rire un peu jaune.
54
L’étrange voyage d’un gecko
Ce soir, nous avons droit à la cérémonie d’accueil. Yen nous explique
que c’est très sérieux. Que le village se doit de nous faire cette
cérémonie. Que nous devons être respectueux au risque d’insulter les
villageois.
Nous sommes conviés à l’intérieur de la hutte du chef du village. Au
milieu de la seule pièce, un grand plateau rond est décoré d’un
complexe montage de fleurs, de rubans, de feuilles. Tous les hommes
du village nous attendent, aucune femme. Nous nous assoyons à
l’indienne en nous assurant de ne pas pointer les pieds vers
quiconque.
Yen agit comme interprète. Le chef, petit homme trapu et vieux, les
yeux vifs, le sourire absent, se lance dans une longue, lente et
glutineuse psalmodie. Yen explique qu’il fait des souhaits pour chacun
de nous. Sur un signe du chef, chacun des villageois vient nouer un fil
de coton autour de nos bras. J’en récolte une bonne vingtaine. Il faut
les garder au moins trois jours pour que les souhaits du chef se
réalisent.
La bouteille de vin de riz se promène maintenant. Un toast bien
officiel nous est offert. La bouteille repasse. Et repasse. Je ne fais
qu’effleurer le liquide, question d’honneur, et je glisse discrètement
mon verre plein à Ania qui elle, engloutit tout d’un trait.
La première partie de la cérémonie se termine.
soirée.
Le reste viendra en
Pendant que nous soupons tous ensemble et que la noirceur prend
lentement sa place, des jeunes amoncellent du bois, dans la rue,
devant notre table.
D’une hutte plus loin, on entend un violon
chanter.
Je m’amuse avec les jeunes. Ils me montrent un jeu. Des petits
cailloux, gros comme des pois, sont claqués avec les doigts vers un
petit trou creusé à même le sol. Il s’agit d’amasser des points dans le
trou tout en repoussant les cailloux des autres.
Génial.
Un
minicurling.
Je jase avec eux, par signes, par grimaces. J’en prends un sur mes
épaules. Je fais un tour de hutte en sautillant. Les autres veulent leur
tour. Pas les filles.
55
L’étrange voyage d’un gecko
Du coin de l’œil, j’aperçois un autre attroupement d’enfants autour de
David. Il jongle avec trois cailloux, très adroitement. Il sourit. Les
enfants sourient. David ose. Bravo pour toi, mon ami.
Du coin de l’autre œil, je vois un petit homme derrière une hutte qui
semble tirer une arme, une arbalète, peut-être. Je m’approche. Il
m’accueille gentiment. Il me montre son arme. Trois bouts de
bambou bien formés, assemblés, ficelés serrés. Une corde de cuir bien
tendue. Une petite fléchette sans aile, bien pointue. L’arme est déjà
bandée. Il me pointe un petit cerceau sur le sol, à environ quatre
mètres. Il pointe, vise et tire. En plein milieu du cerceau. Je suis
impressionné. Il m’invite à essayer. Je ne peux même pas bander
l’arbalète, la tension est trop forte. Il le fait adroitement pour moi et
me repasse l’arme. J’y installe la fléchette, pointe, vise et tire. Je suis
surpris par la vigueur du tir. Beaucoup de puissance. Ma fléchette
rate la cible, bien entendu, mais pas très loin.
Le feu est déjà allumé. Les gens du village se pointent.
Un tambour, un violon: l’orchestre. Six filles de onze-douze ans en
costume du pays. Le cœur et la troupe de danse.
56
L’étrange voyage d’un gecko
Très sérieux, très beaux, très rythmés, les chants sont aussi dansés.
Des petites clochettes agrémentent le tout.
Les jeunes filles viennent vers nous. Chacune choisit parmi nous et
nous invite à la suivre, à former un double cercle autour du feu. Elles
sont au centre.
Le tambour entonne un rythme calme. Les filles nous montrent les
pas. Nous devons les imiter, les suivre. Deux pas de côté pour
tourner, deux pas en avant pour un face à face. Toujours le même
pas, le même rythme. Autour du feu. Chaque « couple » se regarde.
Un va-et-vient transcendant, centré sur la flamme enjouée, entourée
et protégée par la terre fertile, les montagnes géantes, la jungle
vivante, la rivière nourricière, la lune maternelle et ce ciel de nuit
éternellement beau.
Elles reviennent plusieurs fois, choisissent un ou une partenaire
différent.
Puis c’est à nous. À nous de choisir.
Le tout est plaisant. Chacun semble apprécier cette danse entre gens
qui ne se connaissent pas, mais qui apprennent à se connaitre.
Quelle bonne nuit. Je suis certain que mes amis auront aussi connu
une bonne nuit.
Réveil parfait. Avant les coqs.
village-trésor aujourd’hui.
Réveil parfait et triste.
Je quitte ce
Je marche la rue, d’un bout à l’autre, deux, trois fois. Tel un esprit
bienveillant, j’observe le village se réveiller, par les coqs maintenant,
sûrement. Les chiens me sentent, m’observent en baillant. Déjà,
deux femmes s’affairent à leur métier à tisser de nouveaux tissus,
dans une lumière à peine éveillée. Elles profitent de la paresse de
bébé, du mari, pour s’avancer dans leurs travaux.
57
L’étrange voyage d’un gecko
Les beaux tissus, souvent fabriqués en foulards larges, sont de soie
pure. Les vers à soie sont cultivés dans les fermes à peine cernées de
la jungle environnante. Les cocons sont lavés, cadrés, filés, teintés et
embobinés ici même, au village. Je dois en acheter un avant de
quitter. Cette production, descendue de temps en temps aux villes par
la rivière, est leur seul économie externe. Ce n’est pas une production
industrielle. C’est une production domestique, villageoise.
Yen nous assemble et nous guide en haut d’une petite colline au bout
sud de la rue. L’école, simple hutte avec des bancs rustiques, s’y
trouve. Elle sert tous les villages de la région. Le professeur et les
élèves nous attendent.
Il y a quelques jours, à Luang Prabang, nous avions constitué un don
de quelques dizaines de dollars pour que Yen achète des provisions
scolaires pour l’école du village.
Étonnamment, il produit des
centaines de cahiers, de crayons, d’effaces et autres gâteries
éducatives. Le tout est remis bien solennellement aux enfants et au
professeur.
Sur la hutte-école, il y a une plaque. J’y lis qu’une école de Calgary a
contribué à la construction de l’école. Une petite fierté m’habite.
C’est le départ. Un dernier arpentage du village, sac au dos, larme à
l’œil.
Cette fois-ci, notre « long boat » se laisse porter par le courant du Lam
Ou. Le batelier n’a qu’à naviguer les chenaux, éviter les rocs et les
rives.
58
L’étrange voyage d’un gecko
David est assis près de moi. Il me surprend, il me prend le bras. Il
est gêné.
« Phil, I need to thank you. I just lived the most profound two days of
my life, and it’s because of you. »
Je ne sais quoi dire.
“I have, had, no idea how to behave, how to connect with these
people. I observed you. How you connected, how you went forward.
How you were simple, open. I dove in and did the same. It so works!
Thank you Phil. »
Je ne sais toujours pas quoi dire.
sourire.
Je lui donne mon plus amical
Rapidement, nous rejoignons Nong Kiew, notre base. Le quai fourmille
de monde, de bateaux, d’activités. Nous peinons à débarquer. À
gravir la pente gluante. Je me croirais au Far West. Partout, les gens
transportent de la marchandise, sur des chariots, sur leur dos.
Montent, descendent, chargent, déchargent.
Aucun ordre, total
désordre. Des chiens sales, des poules éperdues, des chats émaciés.
Motos fumantes, vélos rouillés, camions russes usés.
Voyageurs
éclectiques, marchands minables, pêcheurs affairés.
Sac au dos, je me trouve un bon café à une chope décrépite.
Lentement, je marche le petit kilomètre vers le restaurant de route où
nous prendrons le repas du midi avant d’enfourcher nos vélos.
Tam est là. Elle me sourit. Elle m’assure qu’elle est contente d’être
revenue la veille. Qu’elle s’est bien reposée. J’aimerais lui dire qu’elle
a raté de belles choses.
59
L’étrange voyage d’un gecko
Depuis 30 kilomètres, deux heures, je pédale dur, très dur. Le chemin
ne fait que monter. Un petit chemin, asphalté, à peine. La jungle
semble le bouffer.
Je m’inquiète. L’objectif est de 80 kilomètres aujourd’hui. Je persiste.
Tam me suit, me dépasse, souvent. Je me sens vieux. Plus vieux
qu’elle. Je ne sais pas si elle se retient, règle son rythme pour moi, ou
si elle aussi peine. On ne parle pas à vélo, surtout pas en montée.
Me suis-je surestimé?
Je cris à Tam de, surtout, ne pas me laisser la retenir. Elle me sourit.
Elle est très confortable avec notre rythme, me lance-t-elle.
Une pause. Yen dit que les prochains 45 kilomètres sont plats ou en
descente. Ouf.
J’ai envie de pisser. Les autres aussi. Normalement, en campagne, il
n’y a pas de problème.
Yen nous le rend difficile en nous enjoignant, surtout les femmes, de
ne pas pénétrer la jungle. Sangsues, tics, boas, trous, etc. Il ajoute
que des « bugs » aiment les ouvertures corporelles.
Nous pissons tous sur le macadam, sans gêne, sans risque.
Ce n’est pas tout à fait un village. Plutôt une halte routière, à la Lao.
Ou un marché de route. Quelques cabanes dont la devanture ouverte
est remplie de marchandises colorées.
Beaucoup de motos qui
viennent et qui vont. Des jeunes qui se sont donné rendez-vous ici et
qui dégustent une boisson et des friandises que les marchandes leur
vendent. Ils nous regardent, sans nous regarder. Le passage de
falangs par ici est rare. Les jeunes sont forts, en santé, calmes, même
silencieux, peut-être à cause de nous. Des enfants font les enfants.
Une fille tient en laisse un animal poilu mi-singe, mi-belette. Yen nous
dit que c’est à vendre, pour manger.
60
L’étrange voyage d’un gecko
La descente est hallucinante.
Mon seul défi est de freiner
suffisamment dans les courbes en épingles pour ne pas me fracasser
sur les rochers. Je sais comment gérer les poules, les cochons, les
vaches, les enfants, les chiens, les cornes de bœuf et les bouses
glissantes.
Nous prenons plusieurs pauses.
Ici, un peu passé un petit village, une famille, deux mères d’à peine
seize ans, trois ou quatre enfants, une grand-mère.
Ils nous
observent. Des Khmu. Sur les bras de la vieille, je vois des tatous
presque effacés, mais persistants. Je m’approche. Je souris. Je
pointe ses bras. Yen me rejoint et essaie de traduire. Il m’explique
que le dialecte, ici encore, est très difficile. L’ainée semble curieuse.
Yen lui demande si je peux voir ses tatous. Elle s’empresse de relever
ses manches. Yen m’explique qu’une tradition ancestrale veut que de
temps en temps, dans les villages, une jeune fille se distingue par sa
beauté, par les esprits qui l’entourent. Les sages et les shamans la
consacrent et des tatous cérémonieux sont gravés sur ses bras. Dès
lors, cette petite reine devient influente, importante, vénérable. Le
village entier lui portera respect et vénération pour le reste de sa vie.
Émouvant, spécial, rare.
Une humble hutte. Une table. Quelques boissons froides et friandises
à vendre.
La dame me demande vingt mille kips pour son seul régime de minibananes. Je lui en donne trente mille.
Il doit y en avoir une trentaine, de bananes.
J’en offre à tous. Même à la dame qui en accepte une, sa fillette aussi.
61
L’étrange voyage d’un gecko
Les fruits sont un peu verts. Se déchirent difficilement.
Je fais la démonstration qu’oncle Robert m’avait fait il y a cinquante
ans, lors d’une de ses rares visites d’Afrique.
Les singes pèlent les bananes par le bout, non pas par la tige. Très
facile. Très efficace.
Le petit hameau de Viem Kham n’offre rien de spécial. Un bâtiment
isolé, propret, avec six chambres sommaires. Une seule salle d’eau,
froide seulement. La douche glacée est quand même la bienvenue.
J’observe mes compagnons. Après tout, nous sommes tous assez
confortables. Chacun a trouvé, fait sa niche, ses complicités. Surtout,
nous aimons tous le vélo, la route. C’est notre lieu de rencontre,
d’union.
Erika a compris. Elle se fait discrète. Presque personne ne lui parle.
Nous sommes autour de la seule table-béton. Quatre bancs fixes.
Jhonas.
Enfin, il s’explique.
Il souffre d’apraxie verbale.
Une
affectation neuronale qui lui bloque le flot des mots, des phrases qu’il
veut dire.
Il a dû apprendre à parler différemment.
Il doit
constamment contrôler son débit verbal. Il intègre des stratégies
langagières qui lui permettent d’interagir avec les autres.
Cette
curieuse façon de s’exprimer nous avait induit à le croire pédant, snob,
chiant.
J’aurais aimé le savoir dès le début.
À la noirceur, nous marchons deux kilomètres pour atteindre le seul
restaurant en ville. Un bon repas sympathique, agréable. Du poulet,
bien entendu, du riz, des tiges de lotus.
Au retour, Tam et moi ralentissons le pas. Le groupe s’éloigne.
Main dans la main. Nous nous arrêtons. Les étoiles brillent. La jungle
est silencieuse. La route déserte. Comme deux ados, nous nous
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L’étrange voyage d’un gecko
échangeons des douceurs qui nous font trembler. Malgré nos pulsions
à peine contrôlées, nous convenons que les minces murs entre les
chambres du gîte et la disposition des lieux n’offrent aucune discrétion.
Nous nous contenterons d’une deuxième douche froide pour ce soir.
Sur une petite table extérieure, avant de me retirer, j’écris quelques
notes à la lumière de ma lampe de front. Je baille. J’aime ce que j’ai
fait à date. J’aime ce que je suis.
Je m’habitue aux toilettes « squat », aux douches chaudières-eaufroide, au café Nescafé “3in1”. Rien ne vient troubler ma paix.
Noël! Quelle affaire. C’est bien Noël. Personne ne semble s’en
soucier ce matin. Les cent-dix kilomètres à faire occupent nos esprits.
Quand même, des « Merry Christmas » sont échangés.
Je demande à Yen s’il y aurait un poste Internet au village. J’aimerais
bien envoyer mes souhaits au Canada. Il me répond avec un petit
sourire découragé.
Pauvres falangs, semble-t-il dire.
Aucun
téléphone, aucun Internet. Il n’y a qu’une radio civile au village, pour
les urgences. Encore faut-il que l’électricité fonctionne.
Ici, dans ces montagnes isolées et isolantes, je réalise que je suis loin.
Ici, même l’histoire ne veut pas savoir quel est ce pays, ce lieu d’une
guerre sanglante récente dont personne ne veut parler.
La technologie du Lao du Nord :
63
L’étrange voyage d’un gecko
Ici, il y a les vélomoteurs. Les motos chinoises, de qualité douteuse,
mais bien rutilantes. Les moins chères. Les motos nord-coréennes,
bonnes mais laides. Les motos thaïlandaises, les meilleures, les plus
chères. Ces machins sont le sang et les nerfs de la région. Ils servent
à tout, pout tout.
Ici, il y a l’électricité. Très instable, très fragmentée, fournie par le
gouvernement aux villages routiers où tous les Hmong et Khmu sont
« invités » à déménager, à laisser leur village de jungle impossible à
gérer, à approvisionner.
En montagne, de petits générateurs
hydrauliques ingénieux, artisanaux, éclairent pendant quelques
heures.
Ici, il y a le téléphone cellulaire. Aucune réception sauf au sommet
des montagnes. Ces bidules servent d’aide-mémoire, de baladeurs, de
consoles de jeux et de lampes de poche.
Ici, il y a la télévision. Aucune réception. Il y a une, deux, parfois
trois télés par village. Le propriétaire l’oriente vers sa plus grande
fenêtre pour que tous les voisins puissent voir de la rue. Quand
l’électricité s’active, les VCR jouent. Surtout des vidéos de musique,
très appréciées des jeunes.
À part ça, il y a de temps en temps de petits groupes de falangs qui se
pointent sur des vélos drôles, portant des casques multicolores, de
drôles de vêtements pas toujours humbles, baragouinant un langage
sans musique et agissant parfois en idiots. Ils sont précédés comme
des présidents par de luxueux minibus et des voitures de service.
Noël. Je pense à ma famille, à mes amis. Aucune communication
possible depuis quatre jours. Je me rabats sur mon vélo. Tam est
particulièrement en forme aujourd’hui. J’aime son allure, sa peau.
Son sourire.
Il nous faut parcourir 120 kilomètres aujourd’hui, dont 90 en montée.
Nous quittons à huit heures pile. Destination: montagnes, jungles,
jusqu’à Hat Sao.
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L’étrange voyage d’un gecko
Je suis plein d’énergie, plein de bonheur, plein de musique. La
température est parfaite, appropriée pour le vélo en jungle. Tout est
parfait.
Je trime dur. Je suis en très petite vitesse depuis une heure. Mes
jambes m’impressionnent. Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend au
prochain tournant.
Un, deux vélos falangs à contresens. Ce n’est qu’après la croisée que
je réalise ce qui vient de passer. Trop tard. Un autre. Cette fois j’ai
la présence d’esprit de crier « Merry Christmas! » Le cycliste me
répond de même. Cool!
Selon la montre-bébelle de Jhonas, nous avons grimpé 850 mètres ce
matin, sur 35 kilomètres.
Quatre heures de vélo en montée, sur une route pleine d’épingles,
deux petites pauses.
Je me sens fier, content.
Je suis fort.
Superman! Je suis le plus vieux du groupe. Ils ne me le font pas
savoir. J’arrive toujours le dernier aux pauses, mais pas si loin
derrière. Tous s’encouragent, se félicitent. Je crois que chacun de
nous est fier de soi, des autres.
Jhonas lance un gros « Fucking Awesome ». Nous croulons de rire, de
fatigue, de bonheur.
Nous reprenons notre souffle assis au sol et cachés du soleil qui
plombe.
Deux grosses truies noires promènent au moins vingt
cochonnets autour de nous. Je suppose que nous sommes chez elles.
Un autre quarante kilomètres de montée devant nous.
descente.
Suivra la
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L’étrange voyage d’un gecko
Je suis super content de ma matinée. Je ne veux pas tenter le diable.
J’annonce que je ferai ces quarante prochains kilomètres en minibus.
Tam et Erika décident de même. Rendez-vous donc au sommet.
Bonne décision. Les autres cyclistes arrivent en haut, exténués. Ils
avouent: un peu trop.
Une bonne heure de repos, repas, photos.
Descente vertigineuse, dansante, bienheureuse, rapide vers Hat Sao.
Tam et moi sommes en arrière du groupe. Nous préférons ralentir.
Faire des pauses. Pauses où nos touchers, nos douceurs se font plus
fébriles, plus chauds. Nous sommes deux âmes sœurs en cavale.
Parfois, nous laissons nos vélos nous porter.
Ailleurs, nous les
pressons pour rigoler, s’amuser. Ici et là nous invectivons gentiment
les buffles, les cochons, les chats, les canards, les enfants qui font de
cette route leur propre cour.
Hat Sao git au creux des montagnes. Une petite ville sans grande
prétention. Notre hôtel est récent, moderne. Les chambres sont
grandes. Salle de bain européenne et eau chaude, quand l’électricité
fonctionne.
Yen nous donne rendez-vous à six heures. Il nous enjoint de ne pas
nous aventurer trop loin et de ne jamais aller hors piste. La région est
lourdement contaminée par des UXO, « Unexploded Ordnances »
datant de la guerre.
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L’étrange voyage d’un gecko
Enfin, cinq heures trente. Lumière! Eau chaude!
Encore, un seul restaurant. Il y en a des dizaines sur les rues,
partout, mais, selon Yen, pas pour nous.
La température chute avec le soleil. Très froid, très rapidement.
Heureusement, nous avons tous des vêtements chauds.
Un bon repas, copieux, simple, qui se termine par un black-out.
Yen tente de nous expliquer qu’en montagne, en ce moment, le lit des
rivières est très bas. Les villageois conservent l’eau. Les barrages qui
actionnent les génératrices hydrauliques ne sont ouverts que pour
l’essentiel.
Nous avons tous nos lampes, donc le retour se fait bien. La ville est
déjà couchée. La nuit est d’encre.
Huit heures trente, tous, nous vaillants cyclistes de l’extrême,
étranges falangs d’une nuit à Hat Sao, sommes sous nos filets et
tentons de détendre nos muscles et nos esprits surchauffés.
Dormir.
Un sourd bourdonnement complexe me réveille. Il est cinq heures. Je
vais sur la terrasse et j’enfonce le cordon pour l’eau chaude, en
espérant. Oui, le voyant lumineux rougit.
Je vois quelques lampes brûler en bas.
derrière moi. Je me fais un café.
J’entends l’eau chauffer
De la terrasse ouverte sur la place de la ville, baignée par la grisaille
gênée du jour qui s’annonce, le marché du matin bourdonne, une
symphonie de conversations calmes et chaudes d’une centaine de
marchands, marchandes et clients, clientes qui déjà troquent, achètent
les vivres vitaux de la journée.
J’y descends et m’y engouffre. Difficile de voir. J’ai oublié ma lampe.
Ça grouille partout. Je me promène entre les étals.
67
L’étrange voyage d’un gecko
Je suis le seul falang. Je deviens l’objet d’une saine et souriante
curiosité. On m’offre des galettes de riz sucrées à la noix de coco, des
rats rôtis, des poissons frais ou déjà cuits, des morceaux de peau de
cochons brûlés. Tous les légumes et racines de la jungle y sont aussi.
Je déguste quelques morceaux. En guise de paiement, je présente
une liasse de kips et je laisse les marchands en prendre. Je suis
complètement confiant.
Mystique, onirique, doux, vrai. Ici, je suis dans la vraie vie. Je baigne
dans le placenta original.
Le jour s’affirme. Le profil des géantes montagnes se précisent tandis
que la brume de la nuit s’efface.
Aujourd’hui, nous gravirons un autre 600 à 700 mètres sur un premier
vingt kilomètres, suivi d’un soixante-dix kilomètres plus normal, vers
notre rendez-vous de midi.
Mon corps est lourdement taxé, mais il semble que des énergies
inconnues me surprennent.
Je suis d’attaque.
Ayant « déjeuné » au marché plus tôt, je n’attends pas les autres. Je
quitte seul.
Dès la première courbe en sortant de la ville, la route s’élève,
rapidement, définitivement.
Du jamais vu pour moi. Ça fait quatre heures que je grimpe. Selon
Jhonas, il s’agirait de 950 mètres. Aucun plat, aucune descente. Une
route coupée dans les flancs des jeunes et fières montagnes de ce
beau pays.
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L’étrange voyage d’un gecko
Je ne sais d’où me vient cette force, cette endurance, cette
détermination. Je sens bien que mes muscles frôlent le désastre. Ma
tête, elle est calme, claire, libre, heureuse.
Pause vélo. Tous sont contents.
Il en reste à gravir.
Nous sommes en hauteur, hauts en montagne. La température a
chuté. Les nuages, une brume froide nous mouille. La visibilité
s’émoustille.
La jungle, la vallée disparaissent derrière ces rideaux d’ouate
suspendus.
Un autre vingt kilomètres de montée.
décident de le compléter en vélo.
Seuls Steve, David et Jhonas
Les autres, nous, trempés, fourbus et frigorifiés, prenons le minibus.
En haut, tout en haut. Un village magnifique. Un gros village. Des
enfants partout. On nous prépare du café, du thé.
Le passage de falangs est une occasion spéciale ici.
Il me semble que tout le village s’est donné rendez-vous pour nous
observer. Les Hmong gardent une distance. Nous sommes des
martiens.
Encore, c’est moi qui brise la glace.
D’abord avec les enfants, toujours.
Il y a un tas de lourds troncs de bambous sur le bord du chemin.
Plusieurs enfants s’y perchent. Je m’approche et fais le geste de
vouloir tout lever, comme superman. Les rires, les cris.
Un moment pop.
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L’étrange voyage d’un gecko
Je vois que les adultes, moins téméraires et plus en retrait, rient aussi.
Je sors ma caméra et demande, en signe, si je peux photographier,
eux, le village. Personne ne me répond, mais personne ne s’objecte.
Tam. Elle a froid, mais elle s’amuse. Pour se réchauffer, elle fait une
sorte de danse kangourou dans la rue. Je la filme. Les enfants rient.
Bonne décision de prendre le minibus jusqu’ici.
Jhonas arrive le premier. Il avoue que la route était dangereuse et
froide. David arrive dix minutes plus tard, les jambes, les bras
ensanglantés, casque brisé. Il a chuté en évitant un camion sortant de
la brume. Enfin Steve arrive, transi, éberlué, presque évanoui. Il est
vert.
Une heure de pause et de récupération.
pansé. Steve est toujours vert.
Dave est bien désinfecté,
Deux belles filles traversent la rue. Elles sont à croquer. Elles
sourient. Je m’approche, leur montre ma caméra et demande si je
peux les prendre.
Elles disent oui de la tête et font la pause.
Superbes. Je les prendrais, pas juste en photo.
Le reste de la journée est en minibus, pour tous. Notre prochain
village est à plus de cent kilomètres, toujours plus haut.
Nous arrêtons souvent. Steve, toujours vert, doit vomir.
Tam et moi sommes mi-assis, mi-allongés sur la banquette arrière.
Nos mains, nos lèvres s’activent, discrètement.
70
L’étrange voyage d’un gecko
Yen nous offre de visiter un endroit « secret ».
mystérieux.
Il veut dire
Un chemin très chaotique nous mène dans un champ. Il y a des
centaines de stèles, monolithes, dolmens, aussi des pierres plates,
rondes, des trous empierrés. C’est de main humaine, évidemment.
C’est d’avant l’histoire écrite. Un lieu mystérieux.
N’empêche une fermière d’y promener sa grosse truie noire sans
même nous regarder.
Il fait froid. J’évalue à 5o C.
Enfin arrivés à Sam Neua.
L’hôtel est moderne, neuf. Froid. Pas d’électricité. Un hôtel de glace.
Nous sommes les seuls clients.
Bien que nécessaires, nous délaissons l’idée de douches froides.
Steve se couche, toujours vert.
Un petit restau Indien, des Indes. Jolie serveuse Lao. Du riz, du cari,
du poulet.
L’équipe jase. Tam s’ennuie. Nous avons froid, tous. Nous sommes
habillés comme des Sherpas. Tuques, polos, mitaines. Nous ajoutons
beaucoup de piments indiens pour nous réchauffer.
71
L’étrange voyage d’un gecko
Un couple bizarre, falang, à la seule autre table.
silence.
Ils mangent en
Je sors pour fumer. La femme sort aussi.
Michaela.
Une Italienne. Superbe. En trois bouffées, deux sourires, une pincée,
c’est l’amour, de passage.
Qui est ton plate partenaire? Un haussement d’épaule ne m’en dit pas
plus. Ses yeux me creusent. Son sourire m’attire.
En l’espace de moins de deux minutes, sur le trottoir d’une ville
perdue, des regards perçants, une reconnaissance, une connaissance,
d’une fusion physique et psychique totale.
Une main de Michaela plonge dans mon polar. Elle le tire.
Pour la deuxième fois de ma vie, je me fais baiser un sein.
Buona notte, cara Michaela.
Nous retournons à nos tables respectives.
Ania frappe à notre porte de chambre. Steve va de mal en pis,
fiévreux, grelottant. Il n’y a pas de couverture.
Yen a disparu. Il loge ailleurs.
sommes seuls à l’hôtel.
Les deux tenancières aussi.
Nous
Je me précipite voir Steve. Ania panique trop, à mon avis. Steve est
mal en point, mais il ne fait pas de fièvre. Il s’est simplement poussé
trop loin ce matin. Une bonne nuit devra le remettre sur pied.
Je me dirige vers la maison voisine. Je devine que les tenancières de
l’hôtel y sont. Je frappe à la fenêtre. Je singe que nous avons froid.
Que nous avons besoin de couvertures d’extra. Les deux femmes
accourent aussitôt et me sortent une demi-douzaine de grosses
couvertures douillettes.
72
L’étrange voyage d’un gecko
Je fais la distribution à ceux et celles qui en veulent. On m’apprécie.
Je me réveille. Il est 4h45. J’ai très bien dormi. Je me sens bien.
Une bribe de rêve s’accroche; « Michaela est fiévreuse dans un lit.
Tammy et moi la soignons, comme notre enfant. »
Bizarre.
Je saute derrière le comptoir de la réception. Il y a une urne
électrique. Je la branche. Je déguste trois cafés “3in1”.
Tout à l’air calme du côté de la chambre d’Ania et Steve.
Dehors, il fait environ 10o C, calme aussi.
La ville se réveille lentement. Deux fonctionnaires lao, bien habillés,
bien attriqués sortent d’une maison voisine et viennent faire le pied de
grue dans l’entrée de l’hôtel. Je devine qu’ils attendent un transport
quelconque. Je jase un peu avec celui-ci qui parle suffisamment
l’anglais.
Ce sont de hauts gradés du ministère de la sécurité
publique, la police lao. La veille, ou l’avant-veille, le président du
Vietnam était accueilli ici pour un protocole quelconque. Les deux
sbires retournent à Ventiane ce matin.
Le policier pointe l’hôtel derrière nous; le KeoChinda Hôtel. Il me dit
que c’est le plus beau, le plus luxueux de la région. Pour moi, c’est à
peine un deux étoiles.
Deux rutilantes quatre par quatre avec gyrophares, plaques rouges et
chauffeurs en uniforme emportent mes deux amis d’un instant.
73
L’étrange voyage d’un gecko
Il est six heures. Mes compagnons dorment tous encore. Je pars en
ville. Rapidement, je me trouve sur ces rues de métiers, comme à
Hanoi. Ici, ce sont des papetiers, libraires et produits scolaires. Là, ce
sont les mécaniciens, les garages, les pompes à air. Je traverse la
rivière Xam qui coupe la ville en deux.
Le jour s’est maintenant bien levé.
Le marché. Bravo, c’est ce qui m’intéresse. Encore ici, je déteins avec
ma peau pâle, mes cheveux gris et ma stature. J’arpente lentement
les étals.
Sourires, Sabadi, courbettes.
Les marchandes sont
accueillantes, curieuses, gaies.
Un monceau de belles petites oranges attirent mon attention. J’en
choisis cinq. Madame les pèse et me montre quatre doigts. Je paye
quatre mille kips, environ vingt-cinq sous.
Kop chai, et je salue les mains jointes à la Lao. La dame sourit
largement et ajoute trois autres oranges dans mon sac. Je lui fais une
bise lancée. Elle rougit.
Plusieurs autres marchandes nous on épiés.
Toutes veulent
maintenant me voir, me vendre, me nourrir. Dumplings sucrés, fruits
caramélisés, algues séchées salées.
Une vendeuse de viande me vend une patte de rat bien cuite. L’autre,
en riant, m’offre un pénis de chien. Celui-là, je refuse. Je termine
avec un petit sac de larves de vers de bambou frits.
Je dois finalement reculer, sortir.
presque rien.
J’ai trop mangé.
De tout.
Pour
Quel déjeuner spécial.
Ania m’accueille en m’annonçant que Steve va beaucoup mieux. Elle
me remercie pour la veille.
74
L’étrange voyage d’un gecko
Le groupe s’assemble sur le terrain de l’hôtel. Ce matin, nous devons
faire un tour de ville à vélo. Steve, Ania et Monika déclinent. Ils
feront la grasse matinée.
Nous nous apprêtons à partir.
Michaela et son compagnon se
pointent, à pied. Ils prendront le bus qui doit passer ici, à l’hôtel,
quelque temps d’ici la soirée, peut-être.
Devant tout le monde, devant son ami stupide, devant Tammy,
j’embrasse la belle Italienne.
Elle m’étreint, me serre.
Le silence dit que ce fut une rencontre spéciale.
reverrons jamais. Que c’est bien ainsi.
Que nous ne nous
Les rues sont cabossées. Les pentes sont de poussières molles et
glissantes. Nous peinons à rester en selle. Erika chute dans les gros
gravats. Le sang lui gicle d’un coude et d’un genou.
Nous la nettoyons avec notre eau et mon bandana lui panse le genou.
Tam est discrète, se tient un peu à l’écart, probablement à cause
d’Erika. Cependant, dès que nous laissons le groupe s’étirer sur la
route, elle s’approche de moi, me sourit. Elle me dit des belles choses.
Des petits mots glissés, des petits gestes doux, des questions intimes.
Je sens qu’elle veut que nous connections davantage.
75
L’étrange voyage d’un gecko
Elle nous a vus, hier, et ce matin, Michaela et moi. Elle a vu la
combustion latine à l’œuvre. En veut-elle pour elle aussi?
Pour Tam, ce fut peut-être un réveil, une invitation à goûter à des
émotions nouvelles.
J’hésite. Tam est une Australienne bien carapacée. Elle me rappelle
une Asiatique que j’ai fréquentée il y a belle lurette. Ces personnes
aimeraient, essaient de se défouler, de se laisser aller, mais tout
sonne faux, tout est faux.
Je ne veux pas jouer de jeu. Je ne veux pas trop m’attacher.
Par contre, elle me lance une perche, ou, plutôt, elle veut que je la lui
lance. Cherche-t-elle à s’envoler dans l’aventure de la liberté d’être?
Un petit trente kilomètres pour arriver à Vieng Xay en fin d’après-midi.
De beaux petits bungalows nous accueillent, toilettes occidentales,
douche et eau chaude, quand il y aura de l’électricité.
Tam a la dernière hutte. Isolée, discrète.
Le soleil s’est couché. Les étoiles le remplacent rapidement, éclairant
presque autant. L’air un peu raréfié à cette altitude, se glace. Une
chute d’au moins 25 degrés en trente minutes. Le restau se trouve à
environ deux kilomètres. Le groupe est allègre, de bonne humeur.
Habillés comme à Montréal en janvier.
Il n’y a que du riz et du porc. Les provisions ont été complètement
vidées la veille à cause d’une grande célébration d’un anniversaire
quelconque d’un bonhomme quelconque. Il faut attendre le marché du
lendemain pour refaire les vivres.
Quand même, nous mangeons à notre faim tout en nous réchauffant
avec du bon thé vert bouillant.
La conversation tourne à la politique. Les opinions s’échauffent.
76
L’étrange voyage d’un gecko
Tam et moi en sommes ennuyés. Nous quittons, seuls.
Nous marchons lentement. Nous empruntons quelques noires ruelles.
Nous savons la direction, en général. Nous parlons. Main dans la
main. Quand nous nous savons cachés des villageois, nous faisons
des pauses pour humecter nos lèvres.
Un retour charmant, doux, enveloppés de cette ouate fraiche et
lumineuse de la nuit. Nous sommes prince et princesse dans notre
jardin fabuleux, surveillés et protégés discrètement par ces énormes
sbires silencieux qui entourent Vieng Xai en se fondant éventuellement
aux étoiles.
Tam m’invite à sa hutte.
Ayant rejoint ma propre hutte en milieu de nuit, je n’ai presque pas
dormi. Mes gonades se sont trop activées, l’endorphine me baigne.
Malgré tout, à cinq heures du matin, je suis à la hutte cuisine, en
pleine forme.
Il fait froid. Deux personnes dorment sur le sol, couvertes d’une
imposante pile de couvertures. Sans faire de bruit, et à la noirceur, je
déniche la bouilloire, j’allume le four au gaz et cinq minutes après, je
sirote un bon café.
L’horizon de Vieng Xay est un mot vide de sens. Cette ville-village est
tricotée en mailles de ruelles et de sentiers entre ces massifs dolmens,
pics et falaises surgissant ici et là, plus loin, plus près, le tout, à cette
heure matinale, enrobés dans une brume fantôme, visqueuse. Un tour
sur soi-même en suivant l’« horizon » devient un voyage visuel
fantastique, fantasmagorique.
77
L’étrange voyage d’un gecko
Le soleil s’annonce à peine en enduisant les rocs de lueurs éthérées.
La brume commence à se tortiller, sentant son bourreau impitoyable
approcher. Tout devient fluorescent, mouvant.
J’enfourche mon vélo. Je me dirige au marché, aperçu la veille, à
environ deux kilomètres d’ici. Seule la lumière de la brume m’éclaire.
Il fait froid. Mes doigts gèlent, littéralement. Mon nez craque.
J’aperçois déjà quelques lueurs de petits feux. Le marché, sans
éclairage, s’active. Je me précipite vers un petit groupe d’hommes
assis autour d’un feu.
Aussitôt, ils me font une place et me
permettent de réchauffer mes extrémités.
Ils me dévisagent
gentiment. Ils me sourient. Ils me réchauffent plus que les doigts. Je
les remercie comme je peux.
Je me sens presque chez moi, ici.
J’arpente les étals qui se remplissent rapidement de tout, de plus en
plus éclairés par le gris du matin. Je déjeune chez une marchande qui
offre de savoureux beignes fourrés.
Ailleurs, j’échantillonne des
viandes séchées, sans savoir quel animal l’a donnée. Une grosse
orange juteuse vient clore mon repas.
Les premiers vrais rayons du soleil s’installent rapidement. La brume
se sauve, se cache à l’ombre des montagnes, des arbres. Les pics
rocheux, étrangement découpés, déchirés, hauts et fiers, se dégagent
de plus en plus sur un ciel qui s’azure.
Je reprends mon vélo et je me promène ici et là, nulle part. Déjà, les
écoliers, par petits groupes, proprement vêtus, se rendent à leurs
classes.
Savent-ils, ces jeunes, pétants de santé, souriants, qu’ils vivent dans
la plus belle ville du monde?
Je reviens au gîte vers huit heures trente. Le rendez-vous est pour
neuf heures. Nous passerons la journée ici, à Vieng Xay.
Ania et Steve sont à la cuisine. David aussi.
78
L’étrange voyage d’un gecko
Je vais vers ma chambre, question de me prendre un sachet de café.
Tam apparait sur mon chemin. « Can I give you a hug? ». Elle me
répond: « Yes, please. I love your hugs. »
Depuis le début de cette belle aventure de vélo, nous avons tous, à un
moment donné, exprimé une objection, une critique, un reproche, au
sujet du programme, de l’organisation, du trajet. Nous avons eu des
journées inégales en distances et en difficultés. Les accommodations
n’étaient pas toujours parfaites. La nourriture souvent pauvre.
Aujourd’hui, en cette journée de pause, de repos à Vieng Xay, et en
rétrospective, je ne veux plus qu’aucun détail de cette aventure si
spéciale ne soit changé. J’apprécie pleinement aujourd’hui que le
programme vélo Lao de World Expedition est un petit bijou, surtout
dû, justement, à ces difficultés, ces défis. Je vois et j’apprécie
l’énorme tâche d’organiser un tel parcours. Les difficultés logistiques
sont incroyables.
Nous visitons les cavernes. Pas de simples cavernes naturelles. Des
villes entières sous le roc. Ici, au nord du Lao, entre 1964 et 1972, les
Américains ont « échappé » plus de deux tonnes de bombes par
habitant.
Ces cavernes salvatrices et utérines pour les Lao des années soixante
me parlent. Ce ne sont pas d’antiques reliques du Moyen Âge, ni d’un
peuple ancien, ni d’une civilisation perdue.
Le gouvernement a érigé un petit centre d’accueil. Un sympathique
petit et maigrelet guide nous est présenté. Des bidules guide-audio
nous sont distribués. Je m’enquiers auprès de Yen. L’an dernier, il y a
eu environ douze visiteurs étrangers par mois, ce qui reflète bien
l’isolation du lieu. L’investissement du gouvernement est un pari. Il
espère développer la manne du tourisme.
79
L’étrange voyage d’un gecko
Passant d’une caverne à l’autre, je frissonne à chaque pas.
Tout ça, c’est à moi, à ma vie, à mes années adolescentes. Cette
histoire de la sale guerre du Vietnam, c’est aussi mon histoire. J’y
étais, ailleurs et en sécurité sûrement, mais aussi dans ces cavernes
où je me suis maintes fois réfugié des horreurs rapportées. J’ai subi
cette guerre. Chaotique, sur nos écrans gris. J’ai entendu l’autre
ennemi dire qu’il était juste. Je me souviens de mon mal d’âme,
d’homme parce que je chevauchais entre bien et mal, entre blanc et
noir, entre le vrai et le faux, sans aucun réconfort de mes tuteurs.
À l’époque, je me souviens, j’avais besoin de savoir plus que ce qu’on
disait. À cet âge capital d’une vie bien éveillée, j’avais faim pour la
grande image du monde. Faim pour remplir les gouffres énormes du
sens, des valeurs et des raisons de toutes ces tueries innommables.
Ce matin, en quelques heures, enfin, quarante ans plus tard, j’ai
trouvé un peu de paix, de sens à cette terrible époque de ma vie.
Aujourd’hui, après ces visites, je me promets de fondre le blanc et le
noir, le vrai et le faux, et de comprendre que mes 18 ans furent
simplement gris, honnêtes. Que les belligérants, les amis et les
ennemis, avaient chacun leur vérité propre.
Je ne le cherchais pas.
lendemains.
Ce n’était sûrement pas vital pour mes
J’ai reçu un cadeau aujourd’hui.
poursuis ma vie, un peu plus sage.
Je l’accepte avec humilité.
Je
Je sais maintenant que la première victime de toute guerre, est la
vérité.
80
L’étrange voyage d’un gecko
Yen nous offre une visite optionnelle. J’y vais. Tam, Steve, Ania et
Monika aussi. Cinq kilomètres sur une petite route nous mène à une
école de blocs de ciment érigée au pied d’une de ces montagnes ogres.
Yen y déniche un prof, celui qui nous guidera.
Le guide sculpte férocement une piste dans l’épaisse jungle suintante
avec sa machette violente, vers un grand pan de roc nu. Nous le
suivons. Pas facile. Enfin, un trou, à peine visible. C’est un hôpital.
L’hôpital vietnamien, nous dit-on.
Yen a obtenu une permission
spéciale. Personne n’est venu ici depuis vingt ans. Aucun patient
depuis cinquante ans.
L’endroit est lugubre. Taillé dans le roc, il y a les salles des patients,
les chambres des travailleurs, les toilettes, les geôles, le bureau du
médecin-chef. Le sol est jonché de morceaux de métal, restant des
meubles, le bois ayant disparu. Il y a des ampoules de verre, brisées,
intactes aussi, de médicaments. Il y a des seringues, des plats, des
ustensiles chirurgicaux.
Il y a surtout des araignées, plutôt, des
daddy-long-legs, des pholcidae en français.
Des milliers, des
centaines de milliers, des millions. Ils couvrent les murs, les plafonds,
les planchers. Nos torches en font un spectacle d’ombre et de lumière
qui impressionnerait Spielberg. Heureusement, ces créatures ne font
pas de toiles. Elles ne piquent pas non plus.
Nous laissons cet hôpital fantôme.
derrière nous.
La piste semble se refermer
Partout, il y a des piquets qui portent un Jolly Roger et « UXO ».
« Unexploded Ordnance ». Yen nous enjoint encore ici de rester sur
les pistes balisées.
Yes boss!
81
L’étrange voyage d’un gecko
L’après-midi est libre.
Tam et moi partons, seuls, à pied.
La
conversation est libre, douce. Elle m’énerve un peu. Elle a toutes les
réponses.
Nous montons un chemin de sable, serpentant entre maisonnettes,
basses-cours, fermes.
Tam s’inquiète un peu.
semble être bien utilisée.
Les bombes.
Je la rassure.
Cette piste
En haut, nous sommes chez quelqu’un. L’habitant soigne un buffle.
L’habitante lessive. Deux enfants se chamaillent. Un chien jappe,
attaché à un pieu.
Il y a une mare. Un trou à poissons, j’imagine. Je fais signe poliment
au fermier pour voir s’il me laisse regarder, marcher sur sa terre. Il
me sourit en guise de OK, je suppose.
Nous retournons par une autre ruelle-piste. Nous nous embrassons
terriblement chaudement à l’abri d’un talus. Je suis très en chaleur.
Un peu plus loin, nous rencontrons le même fermier.
buffle et son chien vers le village.
Il mène son
Ici, un jeune homme édenté s’acharne sur un gros billot de bois avec
une ancienne « godendart » pour deux hommes. Je m’approche et
offre de manier le bout de la scie en chômage. Il me le permet, et
nous scions en rythme pour une douzaine de passes. Tam s’émerveille
que je connaisse cet instrument. L’homme aussi.
Dans une cour, plusieurs jeunes se livrent à combats de Khmer
boxing, bien disciplinés, très sérieux. Nous applaudissons un coup
particulièrement réussi. Le jeune nous fait la courbette, fier.
Tammy. Tu as bien enrobé ton cœur. Tu as sagement déployé ses
plus belles qualités et tu les as déposées sur ton âme. Tu as laissé ta
sensibilité s’écarter.
Tu t’es faite forte, capable, dure.
82
L’étrange voyage d’un gecko
Tes yeux m’en disent plus.
fragilité, du cristal.
Ces fenêtres ouvertes me révèlent une
Ton cœur est isolé, prisonnier. Pourtant, il est affamé.
Tes lèvres et ton corps parlent. Tes yeux les contredisent.
Effacement, peur, évitement, angoisse.
Je ne toucherai pas ton cœur, il t’appartient, et il est trop fragile, peutêtre le mien aussi.
J’aimerais bien, cependant, le voir, une fois. Une seule larme chaude
et salée, messagère de ton réel?
Au souper, le groupe discute des pourboires à donner à Yen et son
équipe. Demain, nous traversons au Vietnam et nous aurons une
nouvelle équipe d’accompagnement.
Ils veulent que nous nous entendions, que chaque pourboire soit le
même.
Je refuse. Je déclare que mon appréciation des services reçus m’est
très personnelle, donc mon pourboire sera aussi personnel.
Ce fut une autre courte nuit. Mais combien bienheureuse dans la villa
au fond du jardin.
Personne n’en parle, mais tous savent.
Je répète le même manège de la veille pour me faire du café. Il est
quatre heures trente du matin.
83
L’étrange voyage d’un gecko
Tam me rejoint. Je l’ai convaincue de venir au marché avec moi, tôt.
Elle trouve ça dur. Elle n’est pas matinale.
Les marchandes me reconnaissent.
bouffe de tout.
Tam adore.
Elle s’extasie.
Elle
Sur de longues tables, au fond, fument les viandes fraichement
débitées.
D’abord un buffle entier est décomposé, déconstruit,
découpé. Tous les morceaux sont bien disposés, exposés, à vendre.
Au centre, deux bassins retiennent le sang rouge, encore vivant,
coagulant lentement. Ce pouding se vend au poids. La tête repose
entière, ses deux belles, grosses cornes pointant vers le ciel. Au bout
d’une table, un chien, tout aussi bien dépecé, disposé, attend des
clients. Son pénis est enrobé religieusement dans du coton, une pièce
de choix pour un client riche.
Est-ce les animaux que nous avons croisés hier?
C’en est trop pour Tam.
viandes.
Elle veut partir.
Du moins, loin de ces
Nous flânons. Un peu triste de quitter aujourd’hui.
Vieng Xay, la belle, la magnifique.
Au-dessus du vacarme grandissant du marché, nous entendons crier
nos noms. Steve nous cherche. Le groupe est sur son départ.
Nous quittons les hautes montagnes vers la frontière avec le Vietnam.
Quatre heures de routes magiques.
plaine.
D’abord en descente.
Puis la
Des kilomètres de routes tranquilles, onduleuses, langoureuses. Nous
traversons les derniers villages et hameaux du Lao.
Nous nous arrêtons près d’une jolie rivière paresseuse traversée par
un mignon pont de bambou. Le groupe s’installe sur la rive, ou sur le
84
L’étrange voyage d’un gecko
pont. Les lunchs sont distribués. Je décide de m’isoler un peu et je
traverse.
Assis sur une roche, appréciant silencieusement l’endroit, et mon riz,
j’entends, je ressens plutôt, une présence lourde derrière moi. Une
demi-douzaine de vaches passent. Un veau, déjà presque bœuf avec
ses cornes bien nées, s’approche de moi. Sa mère s’arrête et le
guette. Le jeune bovin n’est pas gêné. Il n’a surtout pas la langue
dans sa poche. Il veut me goûter, me laver. Sa grande langue bleue
cherche mon visage. Je lui offre plutôt ma main. Je le flatte, le
tapote. Il veut me suivre.
Ici, je ne vois pas d’enseigne « UXO ». Je m’éloigne, seul, dans une
rizière en friche. J’admire ce paysage, ce pays. Mon pays pour
toujours.
Yen me hèle. Il est temps de partir.
La frontière. Un gros édifice bien officiel.
Le minibus déverse nos valises et sacs.
fera à pied.
La traversée frontalière se
Je fais mes adieux et remets mes pourboires à Yen, le chauffeur, le
mécano. Je passe le premier le côté Lao des formalités d’exit. Le
personnel est endormi, peu intéressé.
De l’autre côté, je vois le poste vietnamien, à environ un demikilomètre. Je suis dans le no man’s land. Mes compagnons me
rejoignent un à un.
Les Vietnamiens sont plus d’affaires, plus industrieux,
organisés. L’entrée au pays le reflète. Tout va bien, facile.
mieux
Notre nouvelle équipe nous attend. Un nouveau minibus, luxueux.
Notre guide s’appelle Xan, prononcé Zen.
Quelle farce, trois minutes de minibus et c’est l’hôtel.
nouveaux vélos. Essais, ajustements. Tout est beau.
D’abord, les
85
L’étrange voyage d’un gecko
Mon interprétation d'où nous sommes.
Na Meo est un petit village frontalier. Il n’y a pas d’électricité depuis
deux jours. L’hôtel est prétentieux, mais n’offre que l’essentiel. David
et moi négocions une chambre séparée pour quelques milliers de
dongs.
J’ai besoin d’un café. Tam et moi partons en trouver.
Cette petite ville verse dans le Far West. Déjà très vietnamien. Le
bruit, la poussière, les commerces, les klaxons, les cris, le chaos du
Vietnam.
J’adore. Je retrouve mes vibrations vitales, mon chaos
vital. J’en parle à Tam. Elle perçoit bien mon agitation.
Dans une rue secondaire, il y a un commerce. Difficile de dire sa
mission. Je m’approche du jeune commis et demande s’il vend du
café. Il s’empresse de dénicher une petite table, deux chaises et nous
invite à nous asseoir. Il s’affaire maintenant derrière une caisse de
bois qui lui sert de comptoir. Je le rejoins et lui fais comprendre que
nous apprécierions des cafés forts et chauds. Il comprend.
Tam tombe dès lors en amour avec le café du Vietnam.
remercie. Elle m’enlace.
Elle m’en
86
L’étrange voyage d’un gecko
Le repas du soir confirme que nous sommes au Vietnam. Le restau est
bondé de gens locaux, de voyageurs commerçants. Des chiens, des
motos, vont et viennent du lieu. Une télé juchée haut diffuse une
joute de foot. Au fond de la grande salle, deux fours chauffés à blanc
s’affairent à produire le repas pour tous. Le bouillon passe-partout, le
wok fait-tout. Deux matrones s’y affairent. Une jeune fille descend de
l’étage avec une casserole fumante de riz. Des employés, clients,
cousins, on ne sait, virevoltent dans tout ça, ici distribuant les
condiments, là, apportant les plats, criant, appelant.
La bière, le vin de riz, coule.
Ici, pas de menu, pas de choix. La patronne décide ce qui ira sur la
table. Elle nous dira après combien nous devons.
Elle invective quelqu’un qui ne s’en soucie pas.
Ici, c’est la vie d’entrepreneur. Ici, les gens avancent, tournent, mais
ne reculent jamais.
Tam s’est couchée tôt. Elle ne m’a pas invité. Je ne l’ai pas invitée.
J’ai bien dormi, seul dans ma chambre, pour la première fois depuis
une grosse semaine.
La veille, j’ai demandé que l’on dépose au petit matin, un thermos
d’eau chaude à ma chambre.
Quatre heures trente. Sur le balcon du troisième. Mon café “3in1” est
chaud, bon. J’observe le village s’éveiller. Les coqs ont parti le bal.
Les chiens font leurs premières rondes, premières chicanes
territoriales.
Quelques camions bruyants, crachant une épaisse boucane noire,
arrivent ou partent.
87
L’étrange voyage d’un gecko
Cinq heures trente. Le matin s’illumine lentement. Soudainement,
des haut-parleurs claironnent. Une marche, un hymne fier, fort, suivi
de chants que j’imagine patriotiques.
Ma peau frémit. C’est beau, c’est grand.
Ce village fait office de porte d’entrée au Vietnam.
clair.
Le message est
Deux mots importants : l’autre et l’ailleurs.
Embrasser, vivre
complètement ces deux mots magiques, les comprendre, les dire, les
voir, c’est ça le vrai voyage, le seul vrai voyage.
Je suis heureux.
Il est temps d’oublier les 8,000 kips pour un dollar qui m’ont guidé
depuis vingt-et-un jours et de les remplacer par les 18,000 dongs pour
une « piasse ».
Nous quittons l’hôtel en minibus pour les premiers cinquante
kilomètres. La route est dangereuse, selon Zen. Une heure et demie
plus tard, nous enfourchons.
La route est débile. Monte, descend, tourne, retourne. Vaches,
cochons, chiens, enfants, motos, camions partout. Un cirque, un
chaos, mon beau chaos.
Je pète le feu. Plein d’énergie.
Je m’arrête sur un pont pour admirer une immense usine au bord de la
rivière où des milliers de billes de bambou s’empilent. Zen me rejoint
et m’explique que c’est une usine de chop-sticks. Soudainement, il
pointe au sol et je vois des billets de dongs sur la chaussée. J’en
88
L’étrange voyage d’un gecko
ramasse plusieurs.
Il doit y avoir au moins 500,000 dongs en
différentes coupures. J’en offre la moitié à Zen, qui refuse. Je ne
comprends pas. J’empoche.
Il est treize heures. Nous nous arrêtons à un village pour le lunch. Je
veux un café, avant. Tandis que le groupe s’attable à un petit restau,
je pars à la chasse d’un café. Un bambin de 10-11 ans et deux mots
d’anglais, me pointe la coiffeuse de la rue, qui affiche aussi des
soutiens-gorges. Deux superbes filles derrière le comptoir. Deux
méchants chiens ne veulent pas de moi. Je les ignore et me concentre
sur la beauté des yeux des filles. Je fais comprendre ce que je veux.
Je deviens habile à ce jeu de charade.
Je déguste mon café, assis sur une roche, à l’entrée de la boutique.
Je rate le repas, qui, semble-t-il, a été servi rapidement. Notre
nouveau guide n’a pas jugé bon de venir me chercher. Tant mieux.
Je n’ai pas faim, et j’apprécie que l’on ne me traite pas comme un
enfant.
Tam et Monika me rejoignent sur la rue. Monika veut, elle aussi, un
bon café. Je lui indique la place et elle s’y rend, à deux pas. Je la vois
reculer. Les chiens. Je me précipite et je leur fais peur, maintenant.
Les deux canins partent se cacher.
Je rentre avec Monika et
commande pour elle. Les filles savent.
Une grosse vache nous bloque la sortie. Elle broute quelques herbes
éparses. Monika panique. Je ris. Pas d’elle, de la situation. J’appuie
tout mon poids sur l’échine de la bête et je pousse en criant « payi,
payi », la commande pour faire avancer mon éléphant du Lao. La
vache s’éloigne sans rechigner.
Tam, qui a tout vu, est pliée en deux. Elle rit si fort qu’elle en a des
crampes. Monika rit plus jaune.
La matinée fut longue et nous sommes fourbus.
sera en minibus.
Le reste du trajet
89
L’étrange voyage d’un gecko
Mai Chau, une ville de campagne nichée dans une belle vallée de
rizière. L’hôtel est moderne. Piscine, bar, un vrai restaurant. Les
chambres sont magnifiques.
Zen nous conduit à pied, vers une partie très sombre de la ville. Il
nous promet un bon repas. Le restaurant est installé sous les pilotis
d’une grande demeure. L’endroit est propre, bien éclairé, presque
vide de clients. De belles grandes tables, de nombreux hamacs, des
fleurs coupées. Des petits lacs, jardins aquatiques parsèment les
alentours. Les exploitants sont Thaï.
Le repas est copieux, savoureux.
À la fin du repas, je me déniche un hamac dans un coin plus sombre.
Je m’y allonge.
Tam m’y rejoint.
Un jeune Thaï s’approche et nous offre du thé vert chaud. Il ne nous
permet pas de nous lever. Il nous sert comme si nous étions des
princes.
Bel endroit pour mourir. Pour jouir. Pour dormir. À tout le moins, j’y
resterais longtemps.
L’aventure tire à sa fin. Enlacés, nous ne savons pas quoi nous dire.
Il ne reste que quarante-huit heures avant l’inévitable séparation. Nos
mains s’accrochent. Nos lèvres se parlent silencieusement. Nous nous
engloutissons l’un dans l’autre, sans rien dire.
Mes émotions sont à tous les extrêmes. Je veux arrêter le temps, la
terre, la lune. Je veux me pétrifier ici, maintenant, plutôt que de vivre
demain. Je suis l’adolescent boutonneux en chaleur, le vieux sage à
son orée finale, l’homme le plus heureux du monde, l’homme
condamné sans appel, tout ça en même temps.
Je survivrai. Que je le veuille ou non.
90
L’étrange voyage d’un gecko
Je me concentre sur le moment, seule vérité.
fantaisie inutile. Hier a déjà trépassé.
Demain n’est qu’une
Ma vraie angoisse n’est pas le regret du passé, ni l’appréhension du
futur. Ma vraie angoisse est d’échapper le présent, le moment.
Je dois faire plusieurs détours pour finalement trouver le marché. La
nuit s’étire toujours et l’endroit, bien que très actif, est presque noir.
Je déniche un marchand de bric-à-brac. Je lui demande un paquet de
cigarettes. Je sors un billet de 100,000 dongs. Le monsieur se met à
vociférer, reprend les cigarettes et me fait signe de quitter.
Ce marché vietnamien contraste avec ceux du Lao. Ici, c’est sale,
plein de babioles, de plastique. Les gens et les chiens sont moins
accueillants, agressifs, même.
Je ne comprends pas. Il pointe le billet que je tiens toujours en main.
Il fait non-non de la tête.
J’ouvre mon portefeuille et j’en sors un autre billet. Il s’empresse de
le prendre, me remet les cigarettes et le change.
Je ne comprends pas.
De retour à l’hôtel. Zen la trouve bien drôle. Ces billets ramassés sur
le pont sont des faux billets. Tous les Vietnamiens les connaissent.
Ce sont des artifices obligatoires de tous les mariages ici. Ces billets
grossiers, pour eux, sont leurs confettis. Il m’a bien eu.
Le déjeuner est un peu trop américain, mais quand même apprécié.
Notre dernière journée de vélo. Quarante kilomètres ici et là, dans
cette vallée. Routes calmes, champêtres. Pour m’amuser, je décore
mon casque avec des branches de bambou, des feuilles de bananier et
91
L’étrange voyage d’un gecko
une grosse fleur rouge. Les paysans, les enfants surtout s’éclatent de
rire, de commentaires festifs, à notre passage. Mon accoutrement y
est pour beaucoup. Même Steve et Jhonas commencent à faire les
pitres, à chanter fort, à faire des acrobaties avec leur vélo.
Nous traversons plusieurs ponts. Certains hauts et vieux. Ce sont des
ponts fournis par les Russes lors de la reconstruction du pays après la
guerre. Certains sont très rouillés. Mes morceaux de macadam, de
garde-fou, manquent. Je me débrouille, presque les yeux fermés.
Ce pont-ci est en bambou. Pas très haut. Seulement une planche de
large. Au milieu, je vacille. Je me retrouve à genoux. Tam, qui a
déjà traversé, connait mon vertige. Elle me guide, m’encourage, ne
me laisse pas une seconde. Accroché à ses beaux yeux, je réussis à
traverser, mi-rampant, mi-marchant, en poussant mon vélo. Merci
Tam.
De retour à l’hôtel, nous faisons nos adieux aux vélos.
nous conduira maintenant à Hanoi.
Le minibus
Nous sommes à quatre-vingts kilomètres de Hanoi. Déjà, ici, c’est
plus urbain, industriel. Les routes sont achalandées, poussiéreuses,
bruyantes.
À Qua Oui, nous nous arrêtons à un Thit Cho, restaurant spécialisé
dans la viande de chien. Heureusement, la table se remplit de plats
variés, certains avec, d’autres sans viande. Le repas est délicieux.
Je me retire à l’entrée du restaurant pour griller une cigarette. Il y a
une chaise, une grosse pipe en bambou, une Dieu Cay, reposant dans
un vieux wok rouillé et un bocal contenant, me semble-t-il, du tabac.
Un homme me rejoint et empoigne la pipe communautaire. Il me
sourit, insère une pincée de tabac dans la pipe, m’emprunte mon
briquet et s’allume.
Quelques grosses tirées, il me passe la pipe. Je répète ses gestes,
j’allume et je tire. Je m’étouffe, mais totalement. La fumée est âcre,
chaude, irritante au plus haut point. À la porte, Ania et Tam m’ont vu.
Elles rient.
Ania veut essayer aussi.
Je lui conseille de tirer
92
L’étrange voyage d’un gecko
doucement. Elle s’étouffe aussi. Tam s’essaie. Les locaux doivent
nous trouver bien étranges. Ce petit groupe de Blancs, s’étouffant à
tour de rôle, du tabac vicieux et du fou-rire général qui nous a gagnés.
À une dernière pause, à l’entrée de la grande, chaotique Hanoi, je
ressens une certaine nervosité dans le groupe. Personne n’en parle
ouvertement. Tam fait la nonchalante. Steve me semble le plus
nerveux. Monika et Jhonas sont silencieux. Érika se cache. Seule
Ania semble vraiment à l’aise.
Mes propres trippes sont serrées, nerveuses. J’anticipe avec beaucoup
d’enthousiasme tout ce qui m’attend maintenant. Cependant, ce cycle
de dragon rouge à vélo se termine ce soir, et j’aimerais qu’il se
prolonge encore un peu.
Je suis le premier à y penser. Nous sommes le 31 décembre 2010. La
veille du Jour de l’An.
Enfin, Hanoi se révèle. D’abord, les bourgades périphériques, mélange
de neuf, de vieux, de traditionnel, de moderne. Le trafic s’épaissit,
l’humanité s’entasse.
Ici, le voilà, mon chaos vital.
adoré, j’y reviens, j’y suis.
J’y étais l’an dernier, j’ai aimé, j’ai
J’en vibre d’émotions. Tam découvre lentement ce spectacle inouï de
sons, de mouvements, de lumière, apparu de nulle part. Je dirige un
peu son regard, son ouïe et je l’encourage à humer, absorber cette
nouvelle planète.
C’est elle la première, comme un enfant à
l’approche d’un Disneyland, qui crie qu’elle veut débarquer, marcher
dans cette soupe qui s’épaissit davantage à l’approche des vieux
quartiers.
93
L’étrange voyage d’un gecko
L’hôtel Jasper. Rapidement, le groupe se donne rendez-vous au Green
Mango pour notre souper d’adieu, et, le réveillon du Nouvel An. Tam
et moi laissons nos valises à la réception et, sans même voir nos
chambres, sortons. Nous avons environ deux heures avant le repas.
Je dis deux choses à Tam: tu n’as jamais vécu ce que tu t’apprêtes à
vivre, et, nous allons nous perdre.
Je lui propose de tenter de rejoindre « mon » lac, le lac Hoan Kiem. Je
ne lui explique pas pourquoi, pas maintenant. Elle est figée, sur le
trottoir. Elle me regarde, sourit et me dit qu’elle me suivra, n’importe
où.
J’entraîne ma belle amazone dans mon chaos vital. En deux mots,
deux consignes, je lui apprends comment traverser ces rues
d’apparence infranchissables.
Déjà, nous sommes deux poissons
parmi les dizaines de milliers d’autres dans la même rivière. Une
heure de marche débile, hilarante, capotée. Nous sommes perdus,
retrouvés et reperdus. Rieurs, chanteurs, même quelques pas de
valse, aux applaudissements d’une famille sur le trottoir. Tam est
heureuse. Je suis heureux. Nous sommes libres. Nous ne savons pas
où nous sommes. Nous sommes entourés d’une foule de martiens, la
nuit tombe. Nous rions. La réalité totale.
Enfin.
L’intensité des émotions qui m’assaillent me surprend, alors qu’au
tournant d’une ruelle, je reconnais le gros pavillon du lac. J’y suis.
Nous y sommes.
Ce lac occupe une place importante dans mes souvenirs émotifs.
C’était en 2009, avec la belle Esther (Chaos Vital, 2009).
Aujourd’hui, en cette veille du Jour de l’An, mon lac s’est fait tout
beau, festif, brillant, comme pour m’accueillir. Le crépuscule s’installe.
Les milliers de lampes multicolores prennent possession de l’air, des
arbres.
Tout autour, un discret mais combien impressionnant
spectacle de petites lumières dansantes, scintillantes.
Je sers la main de Tam. Elle frissonne aussi devant le spectacle. Nous
nous enlaçons comme deux tourtereaux.
S’enlacer en Asie,
normalement, ne se fait pas en public. Cependant, ici, ce soir, autour
du lac Hoan Kiem, la magie des lieux a convaincu de nombreux
couples à se tenir la main, la taille, même à se bécoter, sans gêne.
94
L’étrange voyage d’un gecko
Je vois le banc. Le banc de ciment sur lequel Esther et moi avions
jasé, échangé, communié.
Il est libre.
silencieuse.
Nous nous y assoyons.
J’explique à Tam.
Lentement, suavement, nous faisons le tour du lac.
magique. Merveilleux.
Un de ces moments que l’on veut éternels.
Elle est
Féérique,
L’heure du rendez-vous approche. Nous quittons le lac en nous jurant
de revenir plus tard en soirée. Nous nous achèterons une glace.
Le restaurant, le Green Mango, est au 18 Hang Quat.
Miraculeusement, nous le trouvons assez rapidement. C’est un endroit
chic. Ce soir, ils ont un menu spécial: « New Year’s Tasting Menu »
pour 50 $ US la tête. Tam s’assoit en face de moi au bout de la table.
Le reste du groupe est à ma droite. Erika n’y est pas. Elle aurait dit à
Steve qu’elle était fatiguée.
Le repas est extraordinaire.
Tam et moi sommes dans un état second. Nos pieds, nos yeux, nos
langues, nos mots s’enlacent pour une expérience gastronomique,
exotique, érotique et fantastique. Les autres jasent et nous guettent
du coin des yeux. Ania, assise à mes côtés, tente d’attirer mon
attention.
Après la dernière fraise chocolatée délicieuse, nous nous excusons.
Nous nous promettons de nous voir demain matin, alors que nous
partirons tous, chacun vers notre prochaine destinée.
À la sortie du restaurant, j’entends; « c’ta ben bon, ça ».
Un
Québécois! Je me retourne. Un jeune couple de Trois-Rivières. Je
n’ai pas parlé français depuis belle lurette. Une petite jasette. Tam
est gênée. Elle ne comprend pas un mot.
95
L’étrange voyage d’un gecko
Nous revoici, deux poissons pâles nageant allègrement dans les rues
tentaculaires de Hanoi. La nuit bien installée a quintuplé le nombre de
motos, vélos, autos. À pied, nous devons attendre notre tour, partout,
impossible de passer, de dépasser, de contourner. Lentement, le flot
dense de la foule nous emmène, nous porte vers le lac où tout semble
se diriger.
Le lac se révèle encore plus animé, éclairé, décoré, vibrant,
accueillant. Un autre tour, lent, amoureux. Riant, hanche à hanche.
Sourires de pur bonheur pétrifiés à nos lèvres qui se relâchent
seulement pour un baiser d’extase.
J’achète une belle, grosse rose rouge d’une marchande ambulante.
Tam l’installe dans ses cheveux.
Le comptoir de glaces, situé à une des extrémités du lac, nous vend
deux beaux cornets bien glacés. Nous nous assoyions sur le muret
riverain à déguster, à se délecter, à sucer cette glace orgasmique,
tandis que la surface du lac reflète les milliers de lampes frétillantes.
Je ne peux retenir quelques larmes.
tendrement.
Tam les essuie, les lèche
Nous sommes éveillés depuis près de vingt heures. Nous sommes
épuisés, vidés. En même temps, nous sommes pleins, débordants de
tout ce qui est beau, bon et merveilleux.
Mélancoliques. Tristes un peu.
Nous décidons de faire nos adieux, ce soir, cette nuit, sans pousser le
destin.
À la porte de l’hôtel, nous nous donnons une dernière caresse,
violente, sauvage.
96
L’étrange voyage d’un gecko
Le dragon a tout conquis.
Il est temps pour le dragon de se reposer, de s’endormir, de rêver
maintenant.
97
L’étrange voyage d’un gecko
Troisième partie:
Le Cycle de l’iguane
98
L’étrange voyage d’un gecko
Je descends les quatre étages, espérant me trouver un café. L’hôtel
dort encore.
À la réception, dans la demi-noirceur, deux valets sont couchés à
même le sol, entre trois vélomoteurs qui y sont garés. La porte est
verrouillée avec une grosse chaine cadenassée.
J’entends des casseroles, au sous-sol. Un jeune s’affaire à laver les
plats de la veille. Je lui quête un thermos d’eau bouillante. Il y a des
enveloppes de café “3in1” en haut.
J’ai dû réveiller les jeunes à la réception. La porte est déverrouillée.
Un des jeunes se débarrasse de ses araignées nocturnes en se
massant violemment le visage.
Je m’assois sur le trottoir. Deux, trois cafés. Hanoi se réveille. Les
restaurants de rue s’installent. À côté d’un arbre bordant la rue, à
deux pas de moi, il y a une boîte de carton. Elle bouge. Un minuscule
chien aux yeux globuleux en sort, s’étirant comiquement.
Tam dort encore, en haut. J’entends sa respiration, dans ma tête.
Probablement que nous ne nous verrons pas, ce matin de la grande
séparation pour toujours. Je ne suis ni triste, ni peiné. Je suis bien.
Tam a été un cadeau, un bonus, une belle aventure.
Tam et Philippe auront été une fusion parfaite dans les circonstances
parfaites. Une fusion d’abandon aux moments. Une fusion de deux
étoiles filantes qui pour l’instant d’une croisée fut aussi réelle que le
vent, tout aussi éphémère.
Ce matin, je n’ai pas envie d’hier. J’ai envie d’aujourd’hui, de demain.
Les dés sont jetés et je me retrouve dans le minibus avec Ania et
Steve. Eux aussi se rendent à la baie de Ha Long. J’en suis bien aise.
Ils sont corrects.
99
L’étrange voyage d’un gecko
Le trajet achalandé de trois heures est coupé d’une pause à un gros
centre d’artisanat, de bébelles et de nourriture. « We deliver around
the world » affiche-t-on.
D’énormes sculptures de marbre et de
granit, très réussies, s’alignent dans la cour.
Les prix sont
époustouflants. Ania insiste que cette veste de soie, noire, très zen,
m’irait à merveille. Je l’achète, mi-convaincu.
Ha Long bouillonne. Le débarcadère a l’allure d’un quai des départs
d’un gros aérodrome. Des dizaine d’agents proprement vêtus et
d’allure servile, nous attendent avec leurs listes de passagers à
distribuer parmi les dizaines de jonques d’âge, de couleurs, de formes
et de grosseurs très variés qui flottent ancrées au large.
L’on me trouve sur une liste et je m’inscris pour le Ha Long Suite #2,
une des jonques les plus luxueuses, me dit-on, en la pointant sur
l’eau. J’en suis bien heureux. Les autres navires me semblent bien
ordinaires. Ania me retrouve et nous nous informons que nous serons
sur la même jonque. Ils y seront pour une nuit seulement, tandis que
j’en ai acheté deux.
Une petite navette nous livre doucement au navire. Une très belle
jonque, tout en bois, noire et dorée. L’accueil est luxueux. L’équipage
nous traite en rois, en reines. Ma cabine, la 102, est spacieuse,
propre, authentique. Mes hublots sont à un demi-mètre des flots.
J’estime qu’il y a moins de trente passagers.
J’adore. Un vent doux et frais, bientôt froid, tangue doucement contre
le bâtiment. Je m’appuie ici, là. Je flatte les murs, les rampes, les
étais, les mats, les pavois. Je laisse le navire connecter à mes pieds,
mes hanches, mes épaules. Je le laisse m’aspirer dans son bois, ses
gréements.
Je prends contrôle de « ma » jonque.
En même temps, mes sens prennent l’inventaire de cette vision, de ce
lieu légendaire. Les ombres des pics calcaires, rochers diaboliques au
loin, me projettent une promesse, celle d’une expérience remarquable
à venir. Déjà, en 1974, dans “The Man with the Golden Gun », puis en
1997, dans « Tomorrow Never Dies », James Bond s’est aventuré
entre ces îles magiques, presque impossibles.
Ces images ont
toujours survécu dans mon imaginaire.
100
L’étrange voyage d’un gecko
Il ne me manque que le smoking blanc, cravate noire.
Le jeune directeur de croisière, Son, sait que je suis maître à bord.
Les autres passagers, incluant Ania et Steve, sont gênés, serviles,
attendent les directives, comme des esclaves sur un négrier.
Je suis déjà sur le pont arrière, avec les cuisiniers. Je me sers un café
au bar, sous le regard un peu médusé du Viet à qui revient cette
tâche. Ania se déplie. Elle se joint à moi, à mon exploration du
vaisseau. Le capitaine, gêné, nous laisse visiter sa timonerie. Elle et
moi sommes libres, volontaires. À l’abordage!
Il fait froid, venteux. J’adore ce contact dur et nu avec cette nature
primale. Cette baie m’apparait plus vraie, plus authentique sous ce
ciel lourd et ces bourrasques cruelles. Cette baie, sous un ciel bleu fer
des cartes postales, ne serait pas pour moi, pas aujourd’hui.
Le repas du midi est superbe, luxueux, gastronomique.
Une vedette rapide nous conduit à un village flottant. Je n’ai pas envie
de faire la visite. Je reste au petit débarcadère, relax, tandis que les
autres passagers suivent le guide. Je prends des notes dans mon
carnet.
Un gentil guide m’offre de me ramener à mon bateau.
J’accepte. Je lui laisse 20,000 dongs.
Le groupe revient. Steve emprunte un kayak et part à l’aventure, en
ramant autour de la jonque. Ania se confie. Elle et Steve. Depuis six
mois, le couple chambranle et branle. Plusieurs séparations, plusieurs
nouveaux essais. Ce voyage était prévu, réservé et payé avant les
troubles.
D’un commun accord, ils ont décidé de le faire.
Probablement leur dernier projet ensemble. Bien entendu, selon Ania,
tout repose sur Steve qui a peur de s’engager, qui hésite, qui ne sait
pas. Elle a déjà tourné la page. Steve espère encore.
J’écoute. J’aimerais entendre l’avis de Steve, de sa bouche.
La première victime de toutes les guerres est la vérité.
101
L’étrange voyage d’un gecko
J’avoue que cette histoire confirme ce que j’avais perçu chez eux,
entre eux.
Je plonge du pont. L’eau est froide, mais rafraichissante. Ania me
suit. Steve apparait sur son kayak à la poupe du navire et se lance à
l’eau aussi. Nous rions. Nous nageons. Nous nous amusons.
Je me réveille, quatre heures quinze.
Superbe nuit odorante,
berçante. Avant de me retirer, hier soir, j’ai demandé à Son de
s’assurer qu’il y ait de l’eau chaude au bar au petit matin.
Le bateau est complètement endormi. Avec ma torche de front, je
perce la noirceur totale et grimpe à la cantine. Je me fais un café
“3in1”. J’arpente les ponts, silencieusement. J’évite de marcher sur
les nombreux corps de marins étendus ici et là sous d’épaisses
couvertures.
Je m’installe à une table à bâbord au deuxième pont, carnet, torche,
café. Bonheur. La nuit d’avant matin est fraiche et les vents fantômes
circulent encore. Je suis bien couvert. Confortable. Une bonne heure
d’écriture, de paix.
Bientôt, le gris diurne s’affirme. Ania apparait et nous montons au
pont supérieur pour témoigner de la naissance du jour. Une petite
pluie piquante et froide nous visite, juste assez longtemps pour tout
mouiller.
Je suis très « horny », sans savoir pourquoi. Je me confie à Ania.
Très sympathique, cette Polonaise. Honnête, ouverte, intelligente,
mature.
Un généreux déjeuner nous rassemble tous vers sept heures trente.
102
L’étrange voyage d’un gecko
Son nous donne le programme de la journée. Tous sauf moi, iront
visiter la « caverne secrète ». Je suis le seul à bord pour deux nuits.
Programme différent, donc.
Ania et Steve retournent à Hanoi ce soir. Ils n’ont pris qu’une nuit sur
la jonque.
Nous nous retrouverons à l’hôtel dans deux jours.
Coïncidence, nous prendrons le même avion pour Phnom Penh.
Un bateau-taxi privé vient me chercher pour me transférer à une autre
jonque pour « mon » programme, accompagné de Thai, mon valet
tout aussi privé pour la journée.
Une dizaine d’autres passagers sur cette petite jonque d’un jour.
La ferme de perles, un peu trop touriste.
même.
Propre, bien faite quand
Le petit Thai est un peu trop collant. Il veut bien faire, mais je n’aime
pas avoir un esclave qui me suive comme ça. Je tolère.
Le ciel s’éclaircit à l’horizon. Je ne sais pas où est le nord, le sud. Où
suis-je? Mes amis du jour, et l’équipage, s’accordent pour dire que
nous voguons vers le nord, ou est-ce le sud? Personne ne s’en soucie
vraiment.
C’est le temps du kayak. La fraicheur, le temps incertain n’invite
qu’un jeune Polonais et moi. Un guide nous suivra. Non, je veux mon
kayak, solo. Le jeune aussi. Le guide semble contrarié, mais il nous
les donne. Je crois que le temps frais, froid, lui donne envie de faire
une tournée de kayak rapide. Pas nous.
Nous sommes dans une baie. Tout autour, il y a, bien sur, ces pics
énormes, et aussi des bâtiments flottants, des bouées, des filets.
L’eau est limpide.
Nous partons. De son kayak, le guide me dit de tourner ma pagaie, je
l’ai à l’envers.
103
L’étrange voyage d’un gecko
Nous ramons vers un rocher. Le soleil perce, juste pour nous. La
lumière sur les parois jaunes et blanches joue une symphonie pour
nous, pour moi.
Un tunnel lunaire, mystérieux, sombre. La marée tourne. Il faudra
faire vite, au risque de ne pas pouvoir revenir. L’eau est scintillante.
Nous pagayons lentement, silencieusement dans les labyrinthes de
criques isolées par les falaises impénétrables. Couloirs de vents, de
moments sans vie. Hallucinant, recueillant, génial.
Nous sommes seuls dans ces endroits normalement remplis de
touristes. Merci au froid.
Deux singes nous engueulent de leur perchoir.
Le guide retrouve la sortie cachée.
Avant d’enfiler mon linge sec et chaud, je plonge de tout mon corps et
cœur dans cette eau utérine qui me caresse de sa fraicheur
stimulante. Mes compagnons me regardent m’amuser et m’accusent
de folie. Tant pis pour eux. Vive la folie.
Je fais ce que je veux, quand je veux, où je veux et avec qui je veux.
Je suis et je veux.
Nous accostons l’île Titôp, ou Titov, selon. Un petit chemin creusé
dans le roc, quatre cent vingt-sept marches, nous dit-on, parfois trop
abrupt pour moi, me mène au sommet.
Un grand pavillon, un
observatoire. Magnifique. Le soleil perce momentanément les nuages
et illumine la grande baie de Ha long avec de longs rayons dorés.
J’y vois des âmes vagabondes, des êtres perdus, des Valkyries
cherchant Walhalla.
Il y a de nouveaux passagers sur la jonque. Je décide spontanément
qu’ils sont repoussants.
Deux familles d’Australiens d’allure
104
L’étrange voyage d’un gecko
consanguine profonde occupent les trois quarts du bateau. Quelques
Français chiants et quatre Thaïs ficelés occupent le reste.
Je m’isole. « Je suis seul et sel.
Merci Grandbois.
Je flotte au creux des vagues ».
Je suis socio depuis quelques semaines. Il est temps de me remettre
en mode solo.
Ce n’est pas une tristesse menaçante, ni une menace triste. C’est un
doux creux, une douceur creuse.
J’étire ma nuit jusqu’à six heures trente. Je suis bien reposé. Je suis
prêt à rouler ma bosse.
La navette nous conduit au complexe de la caverne secrète.
touriste. Disneyland vietnamien. Faut quand même voir.
Hyper
Historique. Grandiose.
La baie de Ha Long. Un rêve qui date. Maintenant une réalité.
Check-out, navette, minibus, retour à Hanoi.
Je retrouve Hanoi et ma chambre au Jasper pour une dernière nuit
avant mon envol vers Phnom Penh.
Je suis un peu cuit, mais pas question de rester à l’hôtel. C’est mon
Hanoi et je dois marcher ses rues, m’y perdre encore. C’est vital.
Je me dirige vers mon lac pendant que le soleil fait ses dernières
courbettes. Il est là. Il m’accueille, calmement. Je m’achète une
belle pâtisserie d’une des nombreuses marchandes qui offrent une
sélection extraordinaire de superbes confections héritées des anciens
colonisateurs français. Délicieux. Crémeux. Riche. Sucré. Fondant.
105
L’étrange voyage d’un gecko
Il fait noir maintenant. Les rues s’inondent de ces vagues tordues,
sans sens, de motos, de vélos, de piétons, des madames-bananes, de
tuk-tuks, de quelques falangs perdus. J’en profite pour documenter
encore, en vidéo, ce chaos extraordinaire. Comme si personne ne me
croira si je n’ai pas quelques pixels pour le prouver.
J’ai mal aux pieds. Je suis fatigué. Je dois tenter de contacter Ania et
Steve pour coordonner notre transport à l’aérogare demain matin.
À l’hôtel, on m’informe qu’ils viennent de quitter pour une promenade.
Je leur laisse une note suggérant un rendez-vous à la réception pour
vingt-et-une heures ce soir.
Je ne veux plus me perdre, pas ce soir. Je reste sur la rue Huang Côt,
la rue de mon hôtel. Je fais deux pas là, je traverse la rue, je
rebrousse. J’entre dans une chope de linges. J’inspecte un beau
manteau. Leur plus grand est trois pointures trop petites pour moi. Je
retraverse la rue. Une papeterie attire mon attention. J’en ressors.
Je suis perdu. Je ne sais pas si je suis sur le bon côté de la rue, ni si
mon hôtel est à ma droite ou à ma gauche.
L’affiche me dit que je suis sur la rue Huang Cuôt. Je ne comprends
pas, mais je ne suis pas surpris. La ville a encore bougé ses rues à
mon insu.
Je retrouve mon hôtel après trente minutes.
Une marchande à brouette, installée tout près, me vend un excellent
sandwich chaud au bœuf, salade et épices pour 18,000 dongs.
Ania et Steve sont au rendez-vous.
demain. Je tire ma révérence.
Nous nous entendons pour
Une nuit complètement ratée.
Le café de trop, probablement.
Heureusement, je peux passer le temps à faire mes courriels et fureter
sur le net avec le vieux PC dans ma chambre.
106
L’étrange voyage d’un gecko
Cinq heures trente. Je suis au lobby avec ma grosse valise et mon sac
à dos. Je réveille les trois commis qui dorment encore entre leurs
motos. Ania, Steve et le taxi arrivent à l’heure pile.
L’avion nous mène d’abord à Vientiane pour une escale, puis repart
pour Phnom Penh.
Sur le quai des taxis, nous nous disons adieu.
Un taxi me dépose au Welkommen Inn Guesthouse.
Trois
extrêmement jolies femmes khmères en jeans serrés m’accueillent. Je
suis dans le vieux Phnom Penh, tout près de la rivière Tonle Sap, le
vieux marché, le wat Phonom. Plus central, plus dans le mille que ça,
impossible.
Ma chambre minimaliste mais propre est à l’étage et la fenêtre donne
sur le bar, en bas.
Il fait beau. Il fait chaud.
Edwin, un géant blond norvégien, proprio de Welkommen, se présente.
Il collabore avec l’agence Worldwide Travelers avec qui je me suis
engagé pour mon mois de volontariat.
Edwin me tend un billet d’autobus pour Sihanoukville et me donne les
directions pour me rendre au terminus demain matin.
La chambre et le ticket me coûtent douze dollars cinquante.
Tout est parfait.
Il est tôt. Je pars explorer cette nouvelle ville. La présence de la
rivière rend la navigation de la ville plus facile qu’à Hanoi. La rue
Sisowhat Quay, le boulevard longeant le Tonle Sap, est parsemé de
gros temples, d’immenses temples. Il y a des palais aussi, un musée.
Je ne m’y intéresse pas.
107
L’étrange voyage d’un gecko
Je passe au vieux marché, à deux pas. Un beau, gros marché du
peuple comme je les aime. Bigarré, mêlé, mêlant, actif, bruyant, plus
ou moins propre. Les viandes et les couleuvres vivantes côtoient les
chaines et les cadenas, les fleurs et les iPods. Je me procure une
nouvelle carte-mémoire pour ma caméra. J’espère qu’elle est bonne.
Sur une rue de côté, je m’arrête devant un salon de coiffure. Une
musique rock, forte, en émane. Sur le seuil de la porte se tient un
lady-boy. Finement attriqué, ses outils de coiffeur en gaine à sa
ceinture. Il me sourit.
Je m’approche. En quelques signes, je lui demande combien pour une
coupe. Deux dollars US. À l’intérieur, il y a une demi-douzaine de
jeunes femmes, trois autres lady-boys. Ils jasent entre eux. Je suis le
seul client.
Quarante-cinq minutes. Je crois qu’il m’a coupé les cheveux un à un.
Une réussite totale. Il est fier, le garçon. Je lui en donne trois.
La nuit tombe vite à Phnom Penh. La vie familiale, les jupes et la
bienséance aussi. Il est cinq heures.
Le quartier s’est transformé en un gigantesque bordel. Les filles sont
jolies, sexées et ne se gênent pas pour me héler. Il y en a partout.
Elles sont habillées et maquillées en femmes adultes. À bien regarder,
ce sont des enfants. Douze, treize ans?
Entre les filles, les indigents, les éclopés, les rejetés tentent de quêter
leur pitance. Les enfants nu-pieds, les vieilles édentées, les infirmes
et les hors-la-loi arpentent les rues et ruelles entre les putains, les
tuk-tuks et les marchands. Tous cherchent les rares étrangers, les
riches.
Partout aussi, aux entrées des nombreux bars, restaurants et
guesthouses, se tiennent les gardes privés. Certains sont armés. Ils
s’ennuient. Des policiers, je suppose, ou bien des militaires, arpentent
les rues. Ils ont de gros fusils en bandoulière. Ils s’arrêtent de temps
en temps. Ils échangent avec les gardes privés, les filles ou les
108
L’étrange voyage d’un gecko
tenanciers.
Des billets de banques sont échangés, ouvertement.
J’imagine que la corruption est la colle de cette société déchue.
Je suis désolé. Je n’aime pas.
Je trouve un bout de rue plus moderne. Des restaurants et bars tenus
par des expatriés, surtout des Australiens. Ici, la jungle de Phnom
Penh se tient à l’écart, à peine.
Je me paye un bon repas.
Un petit singe vient lécher le plancher sous ma table. Il est chassé par
le serveur.
Je retourne vers le Welkommen. Lui aussi s’est transformé en bordel.
En traversant le bar vers l’escalier, les filles m’interpellent. Elles sont
déçues lorsqu’elles comprennent que je suis un chambreur.
Il me semble que ma peau me pique. Il est temps, je crois, de me
réfugier sur mon île. Reprendre mon souffle, mes esprits.
Phnom Penh n’a plus de fierté. Les habitants se comportent comme
des singes dans un zoo. Ils ont appris quelques mots, quelques gestes
pour amuser les rares visiteurs ou leur vendre n’importe quoi, même
eux-mêmes, contre une pitance.
Phnom Penh n’a plus de santé. Ses rues, ses bâtiments, ses marchés
sont sales, infectés. Ses symboles sont corrompus. Ici, la dignité a
été assassinée. Décadence, décrépitude.
Le rapport à l’autre ici est infecté, septique.
Je n’ai pas peur. Je ne suis pas indigné. Je n’aime pas, simplement.
Je tente d’apprécier que ce pays ait été complètement assassiné par
Pol Pot, il y a à peine vingt-cinq ans.
109
L’étrange voyage d’un gecko
Malgré mon effort, ma patience, mon calme, même mon sourire, se
plaignent.
Je dois réveiller le portier pour qu’il enlève le lourd cadenas et ouvre la
porte.
Au premier coin, un restaurant est ouvert et offre des « eggs and
bacon ». Le temps est frais, confortable. Le café est bon.
Le jour se pointe.
Les rues sales et déprimées se réveillent sous les grincements des
premiers tuk-tuks qui veulent prendre les coins les plus prometteurs.
Il me semble qu’il y a plus de tuk-tuks que d’étrangers dans cette ville.
La compétition est féroce.
Déjà, une vendeuse ambulante m’offre un peu de tout de son chariot
en ruine. Un jeune garçon d’à peine 8 ans me fait un clin d’œil tout en
suçant l’air avec sa bouche. Je l’ignore, j’ignore. Je suis impuissant
devant cette décadence.
110
L’étrange voyage d’un gecko
Quatrième partie:
Le Cycle du phénix
111
L’étrange voyage d’un gecko
Suivant les directives d’Edwin, je traîne ma valise au terminus
d’autocars, à deux pâtés du Welkommen.
Une préposée regarde mon ticket et me fait comprendre, avec l’aide
de collègues, que je ne suis pas au bon terminus. Bravo Edwin.
Me voilà en vélomoteur, une demi-fesse sur le minuscule banc, mon
sac de 60 litres écrasé entre le chauffeur et moi, filant allégrement
dans les rues déjà pleines de Phnom Penh. Ma vie est entre les mains
de quelqu’un d’autre. Je ne peux qu’agripper férocement le petit
porte-bagage d’une main et mon gros sac de l’autre.
Quelle course folle, dangereuse, débile.
Enfin, je trouve mon bus, compagnie Angkor.
Enfin, le départ pour Sihanoukville, puis Koh Rong Samloen.
Nous roulons depuis environ trois heures, confortablement.
« No smoking and eating rice » est affiché en anglais à l’avant du car.
Une pause pour pisser et autres nécessités.
De l’autre côté de la rue, un homme flambant nu déambule, fouille le
fossé. Il ramasse des sacs de plastique qu’il noue autour de sa jambe.
Personne ne s’en préoccupe.
112
L’étrange voyage d’un gecko
Deux autres heures sans incident. Sihanoukville.
Selon ce qu’on m’a dit, un dénommé Tim doit m’accueillir au terminus
de Sihanoukville et me mettre sur le bateau.
Le terminus est un grand champ de poussière.
Quelques abris
hébergent les comptoirs des compagnies, d’autres offrent des
rafraichissements.
J’y suis depuis environ trente minutes. Personne. Je ne suis pas
inquiet. Je peux me débrouiller. Je déambule autour. J’attends.
« Philip? »
J’entends mon nom. Une femme, occidentale, me demande si je suis
bien Philippe. Elle me dit que Tim vient de l’appeler. Qu’il s’est
trompé de terminus. Qu’il arrive.
La femme me précise qu’il n’y a qu’un terminus à Sihanoukville, mais
qu’il vient de déménager, ici, la veille. L’ancien est fermé. Tim, me
dit-elle, aurait dû le savoir.
Il arrive. Un jeune Australien. Vingt-cinq ans, peut-être. Maigre, yeux
rouges, maladif. Tout comme son petit vélomoteur.
Je dois payer un deuxième vélomoteur pour ma valise. Pas question
de refaire la course de ce matin.
Sihanoukville est une ville de terre. Les rues ont déjà été pavées.
Maintenant, ce ne sont que des pistes de trous, de terre, de déchets.
Son centre-ville est en haut de la colline. De là, on y voit la mer, le
golfe de Thaïlande.
Tim nous mène au Holy Cow, un restaurant bar sur la main, la rue
Ekareach. Je lui paye un, deux cafés. Tim est agité. Gentil, poli, mais
nerveux. Il veut bien faire son boulot. Il doit me rassurer. Me donner
des informations. Etc.
Je l’assure que je n’ai pas besoin d’être rassuré. Que j’ai toutes les
informations dont j’ai besoin. Je ne veux que me rendre sur l’île.
Tim relaxe un peu alors. Il me dit que ses clients normaux sont des
jeunes de 18-19 ans.
Que pour la plupart, c’est leur première
expérience loin de leurs parents. Qu’ils sont nerveux.
113
L’étrange voyage d’un gecko
Je l’encourage à parler.
bateau. Tim s’ouvre.
Nous avons deux bonnes heures avant le
Il se sèche. Il n’a pas bu depuis quarante-huit heures. Son corps
n’aime pas du tout. Ses parents arrivent ce soir. Il est très anxieux.
Le tuk-tuk me laisse au port, devant une cambuse infecte, dans une
lignée d’autres cabanes sales qui cachent la mer. Une pauvreté
abjecte.
C’est un quartier très mal famé. Tim me l’a dit: « Do not stay there
for long. Get on the boat as soon as you arrive. »
Un jeune me fait signe de le suivre, au travers la structure de carton,
de bois pourri, de métal rouillé, contournant les amas de détritus qui
jonchent partout. Enfin, la baie, l’eau, le quai.
J’hésite. Le quai n’est qu’une série de planches rafistolées sur des
pilotis maintes fois arrachés et replantés au hasard. Il y a bien deux
bateaux amarrés au bout. L’eau. La mer. Ici, c’est un dépotoir. Un
affreux dépotoir. Une pourriture sans nom. Je n’en crois pas mes
yeux.
J’avance prudemment en traînant ma valise.
Mon bateau s’avère assez sérieux, quoique vieux.
Peut-être dix
mètres de long, en gros bois peint en rouge sale. Une cabine avec
deux bancs, une timonerie.
À bord, il y a déjà NgGui. Un jeune Singapourien. Il a encore ses
bagues de rétention aux dents. Il se révèle agréable, intelligent et
enthousiaste. Il est nerveux. Il me pose des questions. Je n’ai pas
les réponses, mais je le rassure.
Il y aussi, Anna, une grande Australienne d’environ trente ans.
Silencieuse. Réservée.
114
L’étrange voyage d’un gecko
Il y a une toilette sur le quai. Trois murs en planches pourries. Un
plancher de deux planches espacées suffisamment pour que tout
tombe à la mer.
Enfin, le capitaine fait gronder son moteur diesel.
Me voilà sur la mer, sur un rafiot bruyant, crachotant, en route pour
l’île de Koh Rong Samloem.
Je n’ai pas écrit une seule note depuis vingt-quatre heures. Alors que
je cabotais vers l’île, j’ai dû arrêter ma machine à noter, à consigner.
Non pas à cause d’une panne créative, ni à cause de la houle.
Cette grève de ma plume est due à une soudaine surcharge émotive,
profonde et événementielle.
Il m’a semblé tout d’un coup que
l’impossible se manifestait trop, trop souvent, trop parfaitement dans
ce voyage pourtant humble. Il m’est apparu vain et carrément gênant
de me dire, de noter que chaque jour qui file dans ma vie de voyageur
osant, est le plus beau, le plus glorieux, le plus magique, le plus
hallucinant de ma vie de bientôt cinquante-neuf ans. D’autant plus
que mon voyage prenait, depuis Phnom Penh, un virage dans le moins
beau, le laid, dans le moins sécuritaire, le danger, dans le moins
confortable, la misère. Et que j’aimais, beaucoup.
Je me suis imposé cette pause puisque je venais de vivre, encore, la
plus extraordinaire journée. De plus, je sentais, je savais que bientôt,
il y en aurait de plus fantastiques encore.
Comment est-ce possible?
M’imaginer des choses?
Suis-je
à
me
conter
des
histoires?
Pourtant. Non, tout est vrai. Impossiblement vrai.
Cela écrit, je veux maintenant revenir sur hier et l’exprimer le plus
justement possible. Ce sera difficile. J’en suis encore éberlué, sonné.
115
L’étrange voyage d’un gecko
Une journée comme hier ne se décrit pas comme un journal de bord;
telle heure, telle chose, tel évènement. Une journée comme hier exige
une écriture libre, émotive et existentielle.
La journée d’hier a fait exploser mon être et l’a exposé, étalé
complètement et brillamment devant mes propres sens éblouis.
Hier, mes sens se sont libérés pour l’éternité. Libérés de tout. Mes
sens seront maintenant mes seuls guides pour mener ma barque
vitale, peu importe la direction du vent ou les influences planétaires.
Ma liberté vitale est maintenant un évènement sans fin. Ma liberté n’a
maintenant qu’une destination, celle de son autoprocréation.
Comme Chronos enfantant les moments, pour les dévorer aussitôt.
Koh Rong Samloem m’a accueilli comme le vrai Chango.
Impossible. Je tente de traîner ma plume sur les pages, comme
depuis un mois, mais ça ne marche pas.
Ce que je vis ne se dit pas. Enfin, ne se dit pas de façon organisée.
J’ai envie de dire. J’ai envie de déconstruire le temps. J’ai envie
d’honorer cette île. J’ai envie de dire ce qui vient, comme il vient,
quand il vient.
La suite est un ramassis de moments, d’évènements, de Koh Rong
Samloem et de Chango au paradis des mortels éternels.
J’ai rapidement et complètement intégré cette drôle, bizarre de
communauté de vagabonds, déchus et rêveurs vivant les Robinson ou
les Gauguin parmi ce petit peuple de mer autant déchu, détruit,
116
L’étrange voyage d’un gecko
abandonné et perdu. Pourtant, ce sont tous des moi, des Philippe,
comme dirait ma mère. Ici, la mer, le vent, le sable, le soleil et les
vagues conspirent à l’unisson pour créer, cultiver et soutenir l’ennui.
L’ennui vital, le vide existentiel, la solitude seule. Le rapport à l’autre,
si prisé, analysé et manipulé ailleurs, devient ici futile, inutile. Ici, le
seul rapport est celui des sens en cavale totale. Les sens, mes sens à
vif. Ici, il n’y a que le moment qui file. Ici mon être est décomposé,
déconstruit. Ici, maintenant avec ces pirates échoués, l’ennui est le
seul ami, la seule vérité. La vérité du rien. La vérité toute nue. Celle
qui révèle qu’on a tout perdu et qu’on a trouvé l’essentiel. La vérité de
la vie, ma vie.
Je m’y rendais, ici, résolument, sans conscience. Je m’y rendais, ici,
par ce chemin si facile, si naturel qu’hier, ou avant-hier, me baignait
de cette autre vérité qui ne l’est plus, la vérité fausse de mon chaos
vital. Koh Rong Samloem devait éjaculer de mon Hanoi si bandé ce
chaos précurseur du vide, géniteur du rien. Enfin, le rien vital, l’ennui
orgasmique de la vie toute nue.
Je suis fondu dans cette île, ces gens, ce sable, ce vent. Des rapports
humains me chatouillent sans laisser de trace, encore. Dans ce vide
d’illusions et de fantasmes oscillent les lucioles éphémères. Encore,
seul et sel, aux creux des vagues.
Ici, à Koh Rong Samloem, personne ne sait rien. La vie, ses codes,
ses règles, se révèlent par morceaux, bribes déconnectées flottant au
gré du vent et des individus. On ne sait pas. Les façons d’être, de
faire, s’apprennent par imitation sommaire, ou opposition selon la fibre
qui nous anime au moment de faire. Le cercle se ferme. Je retrouve
mon chaos vital, plutôt, mon nouveau chaos, plus vital, plus calme,
plus total. Le vide et le rien deviennent l’univers.
117
L’étrange voyage d’un gecko
Le temps, les jours, les heures se confondent. Les journées passent
assez vite si l’on n’obsède pas. Quelques individus deviennent plus
grégaires et certaines alliances s’installent. Je demeure prudent.
Les enfants khmers s’attachent à moi. Les petites filles surtout. Elles
sont vives, intéressées. Elles apprennent vite. Les garçons sont
d’abord des guerriers. L’école leur est imposée. Ils veulent chasser,
tuer, pas épeler, répéter.
Le barrage langagier est énorme. Le barrage sociétal est un gouffre.
Le barrage des valeurs est infranchissable.
Du riz pour déjeuner. Du riz pour dîner. Du riz pour souper.
Quelques morceaux de légumes et de viandes pour décorer. Chaque
jour. Tous les jours.
Monica: grosse, gentille. Elle est en charge, semble-t-il. C’est elle
qui gère ce poste de plongée, le projet d’écomarine, l’enseignement,
les installations. Elle est souvent absente, à Sihanoukville.
Marc: un Canadien de Cornwall. Bilingue. Il est le maître plongeur.
Il mène ses plongeurs d’une main de fer, assignant les sorties, les
tâches.
À part sa gestion sans faille, il est soit très gêné, ou
affreusement antisocial.
Alex: il est Suisse. Il parle français. Il est déçu de sa vie. Il n’a pas
d’attache, pas de rêve. Il a un humour noir, efficace.
Stéphane: il est Parisien. Il ne parle pas anglais. Il est isolé des
autres. Je suis le seul avec qui il peut converser. Sympathique,
parfois chiant.
Anna: grande Australienne. Vive, intelligente. Elle veut tout savoir,
tout apprendre. Elle adore les enfants.
118
L’étrange voyage d’un gecko
Christine: Norvégienne, blonde, un peu grassette. Ses yeux sont
magnifiques. Elle est calme. Elle est bien dans sa peau.
NgGui: de Singapour. Il est jeune et solide, malgré sa grande
innocence. Il me prend comme son tuteur-protecteur. Il est un génie
des langues; il apprend le français et le khmer sur le pouce.
Cameron: Australien, solide, gentil, calme. Il dégage une grande
maturité. Ses rapports aux autres sont un peu compliqués.
John et Karen: de l’île de Jersey. Ils sont motivés, des enseignants
professionnels. Nous nageons le kilomètre vers l’île aux serpents
ensemble deux ou trois fois.
Ti: le seul Khmer qui parle anglais. C’est un jeune très allumé. Il fait
le lien entre les Blancs et les Khmers. Il aime bien que j’appelle son
pays Kampuchéa.
Le village, qui n’a pas de nom, se défile le long d’une seule rue de
sable au bord de la mer, regardant vers l’est. Il y a une trentaine de
huttes, en plus ou moins bon état. Au moins la moitié des huttes
offrent quelque chose. Ici, c’est un bar avec deux tables. Là, un petit
dépanneur avec cigarettes, papier de toilette, gourmandises. Ici, des
poissons grillés ou encore des feuilles de bananes fourrées de pâte de
noix de coco. Il y a moins de vingt-cinq étrangers sur l’île. Tous ces
villageois veulent leur part de la manne.
La rue est sale. Le sable est mêlé de cendres, de tessons, de verre
brisé. Chaque hutte semble avoir son dépotoir. Les poules, les
enfants s’y mêlent.
Entre les huttes et la mer, il y a une douzaine de bateaux de pêche,
les « long boats ». De bois, ils n’ont pas de cabine, ni mat, ni
gouverne.
Un moteur à essence est monté sur un long tuyau,
solidement attaché à un socle mobile, qui se termine par une hélice.
Le pêcheur bouge le tout pour naviguer.
119
L’étrange voyage d’un gecko
La plage est immense ou serrée, selon la marée. Le sable y est blond,
doux, solide. À la marée basse, les enfants y jouent au soccer.
Un long quai trône au milieu du tout. Le chef du village y a sa hutte,
ainsi que le capitaine du seul bateau qui fait le lien avec Sihanoukville,
quand le temps le permet.
Une minable piste part au milieu du village et monte lentement vers
l’école. La piste est vaseuse, glissante et traverse un marécage. Une
cabane de ciment. L’affiche crédite un organisme belge, en 1998. Les
fenêtres sont des trous simples. La porte est verrouillée avec un gros
cadenas. Un des enfants est responsable de la clé. Quelques tables,
quelques bancs, assez pour une vingtaine d’enfants. Un tableau qui a
déjà été blanc. La cour est sale, jonchée de détritus. La jungle
s’accroche, s’avance tout autour.
Au sud du village un ruisseau fait office de frontière entre les Khmers
et les Blancs. Le ruisseau coule d’un bord ou de l’autre selon la
marée. De notre côté, il y a d’abord la remise pour l’équipement de
plongée, avec le compresseur à essence.
Puis, il y a le bungalow. C’est le nom que porte la hutte commune.
Une grande surface, environ trente par dix mètres. À l’arrière, une
pièce cuisine. En haut, une mezzanine fait office de dortoir pour la
famille khmer qui s’occupe de nous. Il n’y a pas de murs. De grandes
toiles peuvent être déroulées en cas de tempête. C’est au bungalow
que se prennent tous les repas, et où ont lieu les rencontres, les
classes du soir, le farniente, les parties de cartes. Deux ou trois gros
thermos d’eau chaude, en tout temps, pour le thé, le café ou les
nouilles instantanées.
Passé cette hutte commune, viennent une douzaine de petites huttes.
Chacune a des lits superposés pour quatre personnes. Des très
minces nattes de bambou, des filets et des oreillers maigrichons. Pas
de porte. Des trous pour fenêtre. Dans une petite pièce en arrière se
trouvent la toilette et un baril d’eau. À tous les jours, un Khmer
actionne la pompe unique du village et remplit les barils, dans chaque
hutte. Cette eau sert à évacuer la toilette et à se doucher.
Les petits balcons couverts sont jonchés de hamacs de tout acabit.
Les cordes à linge improvisées pendent ici et là.
120
L’étrange voyage d’un gecko
Il y a une ampoule électrique à chaque hutte. Environ une demi-heure
avant le coucher du soleil, la génératrice est activée, si tout va bien.
Tous apportent alors leurs iPods, leurs portables, leurs bidules ayant
besoin de recharge, au bungalow, au poste de recharge improvisé. La
génératrice sera éteinte après la classe du soir, soit vers dix heures.
Ou avant si l’essence vient à manquer.
Tant de choses à écrire, à dire. Rien à écrire, à dire.
Je suis. L’ultime.
Demain, peut-être, pourrais-je coucher dans mon carnet la vie, ici, à
Koh Rong Samloem.
Maintenant, il y a la mer, le doux vent, le soleil, les enfants, beaux,
belles, le flic-flac des vaguelettes, la plage fantaisie, propre, calme,
vivante.
J’ai cinquante-neuf ans aujourd’hui. NgGui m’a serré la pince en se
levant. Il est le seul qui le sait. Il sera discret.
Cam est retourné en Australie pour quelques jours pour enterrer sa
grand-mère, sa nana.
Alex a foutu le camp ce matin.
Les vagabonds aventuriers de l’île vont et viennent.
J’y suis depuis dix jours. Je n’ai aucune envie de partir, d’écourter, de
quitter.
L’enseignement m’énerve un peu. Une heure le midi. Une autre heure
en soirée.
121
L’étrange voyage d’un gecko
Il n’y a personne de responsable pour l’enseignement. J’ai compris
que l’activité principale est la plongée et le soi-disant projet d’écologie
maritime. L’enseignement est le prix à payer pour les autorisations
gouvernementales.
Je dois me débrouiller. Les enfants, surtout les garçons, n’ont aucune
discipline. Ils aiment bien mes dessins par contre. J’en profite.
Ces enfants, sales de vivre dans la poussière et la jungle, sont beaux,
intelligents.
Monika me dit que ça n’a jamais bien fonctionné, l’enseignement.
Ti m’encourage en me disant que je suis le « meilleur » depuis
longtemps.
J’ai préparé deux thèmes pour ma classe ce midi:
naissance et décès d’un proche.
anniversaires de
Ma fête et le décès de la nana de Cam, pour exemples.
J’entends enseigner surtout les émotions qui entourent ces
évènements: joie, fête, peine, empathie. « Happy, sad, friendship,
scared, etc. »
J’ai préparé des dessins. Pour les anniversaires: un gâteau bien
décoré avec chandelles, des cadeaux bien emballés avec rubans, des
enfants avec des chapeaux de fête. Pour les décès: des enfants qui
pleurent. Un cercueil. Un ange sur un nuage.
Que je suis con, nul.
Je suis devant la classe, très attentive, parce qu’ils n’ont aucune idée
de quoi je parle.
Mes dessins, j’aurais pu gribouiller des structures de molécules. Ils,
surtout elles, sont gentils. Ils me laissent dire et mimer des mots :
« happy birthday », « dead », « party », « ceremony ».
122
L’étrange voyage d’un gecko
Que je suis con, nul.
Personne ici ne connait sa date de naissance. Je ne sais même pas
s’ils ont un calendrier. Le gâteau de fête! Mais à quoi ai-je pensé? La
mort. Je ne sais même pas ce qu’ils font ici lorsqu’une personne
décède. Qu’est ce que la mort veut dire ici? Un ange?
Je me sens ridicule. Mal préparé. Incapable de corriger le tir.
Soit que les enfants me trouvent ridicule. Soit qu’ils pensent que je
suis un grand manitou qui parle de choses plus grandes qu’eux.
Je pense que j’ai fait l’erreur. Celle de penser comme moi, au lieu de
penser comme eux.
L’ennui se promène d’une hutte à l’autre. Elle en saisit un, une, ces
jeunes encore trop jeunes pour l’accueillir et l’aimer, ce rien, ce
bonhomme « boring ».
L’ennui est bienvenu chez moi. Chacune de mes inspirations est suivie
d’une expiration. C’est assez. C’est tout. Chacune de mes créations
est suivie d’une mort. Je meurs à chaque moment pour me créer des
évènements. C’est assez. C’est tout.
C’est bien.
Ici, les enfants ne connaissent pas leur date de naissance. Souvent,
ils ne connaissent pas leurs parents. Leur frères et sœurs sont ceux et
celles qui vivent sous le même toit.
Chenda a peut-être dix ou douze ans. Elle est superbe. D’immenses
yeux noirs. Une peau olive. Elle sourit tout le temps. Chenda est
déficiente. Elle est muette. Elle est la folle du village. Elle vient en
123
L’étrange voyage d’un gecko
classe. Elle veut. Elle essaie. Elle accoure vers moi lorsque je passe
au village. Elle me prend la main.
Veata est un petit génie. Elle a une telle force de concentration
lorsqu’elle écrit ou colore qu’elle en oublie tout le reste. Veata, à
peine dix ans, est la Khmère qui parle et comprend le mieux l’anglais,
après Ti. Elle m’aide en classe.
Les classes sont difficiles, frustrantes. Les filles écoutent, les gars se
chamaillent.
Je concocte ma session; la famille : « father, mother, brother, sister,
son, daughter, etc. »
Je dessine papa et maman, en bonhommes bâtons. Les jupes ou le
pantalon font le sexe. Ils écoutent.
J’ajoute un, deux, trois enfants.
pigent.
J’énonce les mots.
Je crois qu’ils
Je propose ma famille. Papa, maman, deux garçons. Je dessine une
fille à côté d’un de mes garçons, Pierre et Jessica. Je relie les deux
avec un cœur, accompagné d’une gestuelle appropriée.
La classe éclate! « Woo woo, ha ha, hi hi ». Là, ils comprennent!
Avec l’aide d’un médecin volontaire venu évaluer les besoins sanitaires
de l’île pour le gouvernement provincial, nous concoctons un projet
afin de créer un premier inventaire santé des enfants de l’île. Ici, il n’y
a aucun dossier de naissance, de mariage, de décès.
Nous trouvons un vieux pèse-personne, un ruban à mesurer.
124
L’étrange voyage d’un gecko
En classe, avec beaucoup de difficultés, nous saisissons au mieux les
noms, l’âge, le poids, la taille et une photo de chaque enfant. Nous
abandonnons rapidement l’idée d’identifier les familles, frères, sœurs.
Si nous notons une infirmité, une infection, une blessure, nous le
consignons aussi. Nous transcrivons le tout en soirée dans une base
de données sommaires sur le portable de Cam.
Annie, le médecin, a également apporté deux boîtes de brosses à
dents et de tubes de dentifrice. Les enfants n’ont aucune idée. Ils
n’ont jamais vu.
À l’aide d’une dizaine de dessins, de gestes clownesques,
d’onomatopées et de démonstrations, j’enseigne l’hygiène dentaire.
Les enfants rigolent. Ils en veulent. Nous faisons la distribution en
espérant qu’au moins quelques-uns auront le goût d’essayer.
Je suis sur mon hamac, je lis.
Une petite troupe d’enfants, menée par Gira, vient me voir. Ils me
prennent les deux mains et tirent. Ils veulent que je me lève et les
suive. Je ne comprends rien de ce qu’ils me disent, mais je décide d’y
aller.
Ils me mènent dans la jungle, longeant la mer. Une demi-heure de
marche nous conduit à une clairière où de petits arbustes dégarnis se
dessèchent au soleil. Les enfants se dispersent en courant. Ils
cueillent de petites baies dans les arbrisseaux. Ils accourent vers moi
et m’en offrent. Ils me montrent comment les écosser. À l’intérieur,
un petit fruit charnu, sucré. Nous nous délectons. Les enfants
s’amusent, rient. J’aime.
En revenant, juste avant d’arriver au village, Gira m’attire vers la
berge toute proche. Elle me parle en pointant la mer. Voyant que je
ne comprends rien, elle appelle un autre enfant qui se précipite sur
les roches, puis dans l’eau. Il cherche quelque chose. Soudainement,
il se redresse en criant de douleur. Il sursaute maladroitement sur un
pied. L’oursin lui a sérieusement percé la plante du pied. Je le prends
sur mes épaules. Il hurle de douleur. Nous rejoignons le village où un
adulte le prend en charge.
125
L’étrange voyage d’un gecko
Gira semble contente de son expédition. Je lui serre la pince en la
remerciant. Elle sourit, heureuse: « happy », me dit-elle.
Les jeunes plongeurs ont fait la fête la veille, sur la plage isolée, au
sud du village. Cam est malade ce matin. Malade de trop d’alcool, et
malade d’avoir perdu son précieux harmonica.
Nous partons tous les deux sur les lieux du crime pour essayer de
trouver son instrument. Nous arpentons. Nous ratissons. Cam se
résigne. Il est triste.
J’aperçois un éclat de lumière, près d’un palmier retiré.
Son
harmonica, un peu caché par les herbes. Il a probablement échappé
l’objet en pissant, hier soir.
Cam est content. Il me joue un de ses airs préférés.
On nous a dit de ne pas nous aventurer trop loin dans la jungle.
D’abord, il n’y a aucun repère et l’on s’y perd aisément. Puis, il y a les
serpents, les buffles, etc.
Le soir, au coucher du soleil, les chiens du village s’activent. Ils
parcourent l’orée de la jungle, rapidement. Ils vont et viennent. Ils
jappent. Ce sont les gardiens de nuit du village. Ils apeurent les
animaux qui viendraient trop près profiter des détritus, de l’eau ou des
vivres des villageois.
Ce matin, Ti organise une randonnée dans la jungle avec un guide.
Nous sommes quatre: Anna, Cam, Annie et moi. Ti et le guide aussi,
bien entendu. Deux chiens nous accompagnent.
Après une heure de marche assez ardue, nous sommes épuisés. Le
guide, qui nous fraye le chemin à grands coups de machette, se
126
L’étrange voyage d’un gecko
moque de nous. Les deux chiens courent et jappent allégrement dans
les bois. Soudainement, un des chiens émet une série de cris de
panique, de douleur. Il apparait entre les feuilles et rejoint le guide.
Le chien se couche, se roule, se plaint.
Le Khmer l’examine. Ti traduit. L’animal a été mordu par un cobra
royal. C’est sans appel. Déjà, ses pattes arrières ne fonctionnent
plus. Il semble sombrer dans une torpeur.
Le guide et Ti veulent laisser le chien ici. Il n’y a rien à faire.
Anna est bouleversée. Annie aussi. Je prends le chien dans mes bras.
Cam me remplacera au besoin. Le chien est calme. Sa respiration
s’allège.
Le retour est en pente descendante. Plus facile.
chien de plus en plus mou devient lourd.
Quand même, le
Nous le déposons sur le plancher du bungalow. Sa vessie se vide
lentement. Ses yeux s’embrouillent. Sa respiration est irrégulière.
Trente minutes et son cœur arrête.
Un des responsables m’avait bien dit que sur cette île, il ne servait à
rien de sécuriser son argent, sa caméra ou ses autres objets de valeur.
Les Khmers ne volent pas.
Ti s’approche de moi, l’air gêné. Il me demande s’il ne me manquerait
pas cent cinquante dollars US. Il veut que j’aille vérifier à ma hutte.
En effet, quelqu’un a fouillé dans mon sac. Mon porte-monnaie est
ouvert. Il manque bien un billet de cent et un de cinquante. On a
aussi joué avec ma caméra.
Ti me dit qu’il me parlera plus tard. Je ne m’en fais pas. Ce n’est que
de l’argent.
Ti m’apporte mes billets. J’aimerais comprendre. Il me dit que ce
sont des enfants. Qu’ils ne volaient pas. Qu’ils ont fouillé, curieux.
Qu’ils ont trouvé les billets beaux. Ils les montraient à tous, comme
s’il s’agissait de cartes de baseball rares. Ti a peur que je sois fâché,
127
L’étrange voyage d’un gecko
que je veuille porter plainte. Les punitions assorties au vol sont très
sévères ici. Il m’assure que ces enfants n’avaient aucune mauvaise
intention. Je le rassure. Je suis content de récupérer mes sous, c’est
tout.
Je révise mes photos. Les six dernières montrent clairement les
enfants qui, essayant de comprendre la caméra, se sont photographiés
eux-mêmes, la main dans le sac.
J’en suis bien amusé.
De l’autre côté de l’île, il y a un autre village, le village militaire. Une
longue piste à travers la jungle relie les deux communautés. Le village
militaire est hors limites pour nous.
L’île de Koh Rong Samloem se trouve dans une zone souvent
contestée par le Cambodge et la Thaïlande. Des affrontements armés
sont monnaie courante. L’établissement de ce village militaire sert à
affirmer le territoire cambodgien.
Ces militaires, installés avec leur famille, s’ennuient. Ils n’ont rien à
faire, sauf une tournée hebdomadaire de l’île avec leur seul petit
navire armé. L’alcool coule beaucoup là-bas.
Cet après-midi, un petit groupe de cinq militaires, armé jusqu’aux
dents, fait une tournée de notre village. Ils sont complètement saouls.
Ils titubent, mais demeurent sérieux.
Personne ne leur porte
attention. Ti nous dit de les ignorer, qu’ils partiront bientôt.
Ce qu’ils font bientôt, sans incident.
Nous sommes au large. HgGui, Anna et moi. La mer est calme,
chaude, onctueuse. Nous flottons librement. Je me rappelle Cayo
Coco, mes baignades utérines, sensuelles.
128
L’étrange voyage d’un gecko
Nous jasons.
Anna est la première à réagir. Elle se frotte un bras vigoureusement.
Elle fait quelques brasses. Puis, c’est à mon tour. Le picotement
chaud et douloureux aux deux bras. Je sais ce que c’est. Les
méduses m’avaient eu au Mexique il y a plusieurs années. Je sais que
ce n’est rien d’alarmant.
C’est au tour de HgGui. Il panique. Il crie. Je tente de le rassurer. Je
le rassure. Il me croit qu’à demi. Anna et moi l’entourons pour nager
vers la berge. Aussitôt sorti de l’onde, HgGui voit les traces des
piqûres en forme de petits cercles sur ses deux bras. Anna en a deux
au bras droit.
HgGui transforme sa panique d’il y a un moment en une expérience de
vie. Il sourit et exprime sa joie d’avoir vécu cette expérience. Il en
fera une histoire épique pour ses amis à Singapour.
C’est le Jour de l’An chinois. Les Khmers en font une grande fête.
Une grosse semaine de festivités.
Les pétards, les feux d’artifice et l’alcool sont les instruments de fête
par excellence.
On nous suggère fortement d’éviter le village, surtout en soirée.
Je me lève tôt, encore. Toute la nuit, j’ai entendu le vacarme venant
de l’autre côté du ruisseau.
Le plancher du bungalow est jonché d’une demi-douzaine de Khmers,
allongés comme ils sont tombés, entrecoupés de machettes et de
quelques vieux fusils.
Ils ont probablement été refusés dans leurs
propres huttes. Je me fraye un chemin vers l’eau chaude pour mon
129
L’étrange voyage d’un gecko
café. Un premier corps bouge. Le jeune se frotte les yeux, se
demandant probablement où il se trouve. Il me voit, il se relève
rapidement et va dégoupiller sur le bord du plancher.
Il disparait après avoir récupéré sa machette. Les autres, dans
différents états de mal de bloc, se lèvent lentement et disparaissent à
leur tour.
Je me rends, seul, à la plage isolée, au sud.
La marée est basse. La plage est magnifique. Le sable est vierge,
propre, dur. Je marche dans quelques centimètres d’eau. Lentement.
Il n’y a personne, aucun bruit sauf le doux frottement des vaguelettes.
La plage doit faire un bon kilomètre avant de mourir sur une falaise
que la jungle dévore.
Je voudrais me mettre nu, être Robinson, ou Adam.
Je me mets nu en tête. Je marche. Je ne pense plus. Je suis. Je
marche. Nulle part, ici.
Je me nourris de l’eau, du sable, du doux vent de la mer.
Je reviens sur mes pas. Le soleil décline devant moi. Il m’inonde de
tout ce qui est beau et bon.
J’ai décidé d’aller à Sihanoukville pour faire des provisions, du café
surtout, du Nutella pour Stéphane. Le bateau doit partir à dix heures
et revenir pour cinq heures, son horaire normal.
Il vente à écorner les buffles. Le sable irritant sature l’air. Les yeux
me piquent. Ma gorge se plaint. Les vagues sont féroces. La marée
est haute, très haute. L’eau atteint le bungalow, lèche ses pattes.
130
L’étrange voyage d’un gecko
Au moins deux long-boats ont perdu leurs amarres. Les pêcheurs
tentent de les récupérer. Le gros bateau se fait brasser sur les bords
du grand quai.
Le petit ruisseau s’est frayé un nouveau chemin et menace une hutte
du village.
Il n’y aura pas de traversée aujourd’hui.
Il n’y a aucune option, ici. Si quelque chose va mal, un accident, une
maladie, il faut se débrouiller. Même mon assureur « tout risque,
partout au monde » de voyageur prudent ne saurait m’extraire d’ici en
cas d’urgence.
Je me réjouis d’être en santé, d’être prudent.
même devant des risques, intéressants.
Le soleil se couche, lentement.
jouent au foot sur la plage.
Je me réjouis d’oser,
La marée est basse.
Les enfants
Je marche, près du village.
Les adultes sont déjà saouls.
Je n’ai pas pris une goutte d’alcool depuis mon départ. J’y tiens.
Surtout moi. Un tel voyage mérite ma pleine conscience, ma pleine
volonté, mes pleins sens.
Pourtant, ici, autant les Khmers que les « Blancs », s’adonnent à
l’alcool de façon démesurée.
Je ne juge pas. Pourtant.
Les Khmers, probablement par hyper pauvreté. Leur seule évasion.
Les Blancs, heureusement encore jeunes
probablement par ennui, ou par simple jeunesse.
pour
la
plupart,
131
L’étrange voyage d’un gecko
Ici, le « Khmer Whiskey » se vend deux dollars US pour 750 millilitres.
Je pense à Noé. De l’ancien testament. Son arche s’est-elle posée ici,
sur Koh Rong Samloem? Le premier soûlon de l’histoire?
Il est six heures du soir. Le soleil est couché, le ciel encore un peu
gris. Les ampoules viennent de s’allumer. Je suis à ma hutte, dans
mon hamac, à lire.
J’entends du bruit. Derrière la hutte. Là, la jungle s’érige comme un
mur à environ dix mètres. Je prends ma lampe. J’écoute. Comme un
vrombissement sourd, un vent puissant qui tenterait de se frayer un
chemin dans la brousse.
Puis ce sont des craquements.
Des
branches, des arbres qui cassent. Le bruit devient plus fort, plus près.
Ma lampe ne peut pénétrer l’épais rideau de végétation.
rien bouger. Pourtant, c’est proche, c’est gros.
Je ne vois
Soudain, toute la jungle se met à bouger, comme si quelque géant la
battait.
La lumière de ma lampe reflète de gros yeux jaunes,
plusieurs. J’entends des ronflements sourds de grosses créatures qui
forcent, qui foncent.
Enfin je vois. Des buffles, peut-être six ou sept. Ils défoncent la
jungle. Ils vont vers le marais derrière le village, là où ils pourront se
mouiller, se désaltérer.
Ti me dit que la montagne est particulièrement sèche en ce moment.
Que les buffles doivent descendre le soir, pour survivre. Que ces gros
animaux sont dangereux s’ils sont confrontés.
Qu’ils causent
beaucoup de dommages autour du village.
132
L’étrange voyage d’un gecko
Monica m’invite à un « community project ». Il y a une veuve au
village qui n’a aucune ressource et qui est souvent maltraitée par les
villageois. Sa hutte tombe en ruine. Les détritus s’accumulent sous
sa hutte et la situation est devenue dangereuse.
Monica propose une corvée de nettoyage.
Nous sommes trois. Morceaux par morceaux, nous extirpons les bois,
les déchets, les vieux filets de pêche, les conserves, les pieux pourris,
les tessons de vitre. Le travail est difficile. Le travail est sale. Le
travail est dangereux. Nous n’avons que des machettes et des pieux
pour creuser le sable et en sortir les pièces, les morceaux.
Nous y mettons trois heures. Nous décidons d’enterrer ce qui ne sort
pas facilement. D’ailleurs, la grosse brouette est pleine.
Il faut maintenant pousser, tirer la charge vers une fosse près de
l’école où de temps en temps, les déchets sont brûlés. Le sable est
mou. Les roues s’enlisent. Je vais chercher du renfort. Finalement, à
dix bras et dix jambes, nous renversons le contenant dans la fosse.
Je plonge à la mer. Je me purifie de cette merde, de cette sueur, de
cette chaleur.
Ce bateau, un « long-boat » est en batture depuis mon arrivée.
penche. Plusieurs de ses planches manquent.
Il
Ce matin, un pêcheur y travaille.
Il a déjà remplacé quelques
planches avec du bois récupéré. Il n’a qu’une machette d’allure
méchante pour les sculpter en place. Il taille ses gougeons. Il les
plante, les coupe.
Son étoupe est faite de n’importe quoi: vieux filets, cordage, plastique.
Il en tabasse les joints à grands coups du revers de sa machette.
Il enrobe le tout d’une concoction graisseuse, mystérieuse.
Je l’observe. Il me sourit. J’aimerais lui parler. J’aimerais l’aider.
133
L’étrange voyage d’un gecko
J’aimerais aller au Rona pour acheter ce qu’il faut, pour l’aider.
Cette nuit, je suis sorti pisser. La pleine lune m’a fait oublier ma
lampe de poche et mon orteil s’est fracassé sur une racine.
Ce matin, mon doigt de pied est mauve, sanglant, probablement brisé.
Je ris en m’imaginant devoir la couper, faute de soins, si elle
s’infectait. Curieusement, j’y suis tout à fait prêt.
Je me tisse une belle attelle avec un de mes bandanas.
Je boite vers le bungalow pour mon café. Anna sort de sa hutte en
sautillant sur un pied.
Elle s’est coupé la plante du pied… en allant pisser cette nuit.
Nous nous aidons, en riant de plus en plus.
Une autre Anna est arrivée il y a deux jours. Superbe femme dans la
vingtaine. Suisse, j’ai cru comprendre. Plongeuse. Elle protège son
espace. Gentille, réservée. Comme l’autre Anna.
Je dois faire un peu de lessive. Près du bungalow, il y a une urne de
ciment, deux grands bols de lessive, du savon en poudre et une
arrivée d’eau fraiche détournée du ruisseau.
Je frotte mes caleçons, mes bandanas, mes t-shirts. Je suis à rincer.
La nouvelle Anna se pointe avec son sac.
D’une franchise très
naturelle, elle me dit qu’elle n’a jamais lavé de linge à la main, qu’elle
aimerait que je lui montre.
134
L’étrange voyage d’un gecko
Nous nous amusons. Elle rince mes choses, je frotte les siennes, nous
départageons le tout. Elle enfile un de mes caleçons sur sa tête. Me
narguant de le lui retirer.
Finalement, nous sommes aussi mouillés que notre linge. Elle est très
gentille, très naturelle, très solide.
J’adore ce moment.
Stéphane s’est pris d’amitié pour une des petites Khmères.
qu’elle s’appelle Bourey.
Je crois
Stéphane croit qu’elle est malade, une infection quelconque. Il m’en
parle. Il est inquiet. La respiration de la petite est difficile, elle tousse
souvent, crachote du phlegme.
Il dit que les « parents » l’on
abandonné. Il veut que j’en parle à Annie, la doc, qui quitte demain.
Je veux voir moi-même. Il m’amène Bourey. Une jolie petite Khmère
d’à peine huit ans. Elle me semble en santé. Elle n’a pas de fièvre.
Sa voix est un peu rauque. Ses yeux sont clairs, vifs. J’essaie
d’expliquer à mon ami que même la doc ne peut rien faire, rien voir. Il
n’y a aucun médicament, aucune clinique, aucun laboratoire ici. La
nature domine. Adviendra ce qu’il adviendra.
Stéphane est déçu que je ne porte pas son angoisse.
Pour moi, je suis content. J’ai jadis pris soin de deux enfants, mes
deux fils. J’en ai eu des angoisses, des peurs, des urgences santé.
Pour moi, Bourey est comme ma fille. Ma fille dans un autre monde,
un autre temps. Je ne suis pas inquiet pour elle.
Je me réconcilie avec cette nature cruelle et bienfaisante, celle qui
continue, malgré les objections des gens modernes, de gérer la vie et
la mort pour le plus grand bien de la terre.
135
L’étrange voyage d’un gecko
Je quitte l’île dans deux jours.
Je ne veux pas rentrer chez moi, pas tout de suite, tel que prévu. Je
me concocte un plan.
Je vais passer deux jours à Sihanoukville, puis trois ou quatre jours à
Phnom Penh.
Je me dois d’apprivoiser ces deux villes qui m’ont d’abord rebuté. Je
me dois de ne pas détester, de ne pas avoir de mauvais souvenirs. Il
y a des trésors partout. Il s’agit d’oser.
Le temps est clément.
aujourd’hui.
Le bateau devrait pouvoir faire la navette
Je me sauve un peu de mes collègues de ce dernier mois. Je ne veux
pas faire d’adieu. Il n’y en a pas à faire. Des politesses inutiles.
J’embarque ma valise dans le bateau.
J’attends. Sur le quai. Ma tête ne peut pas comprendre. Je suis vide
et plein. Je quitte Koh Rong Samloem. Un mois de ma vie. Un mois
de rien, de tout. Un mois extraordinaire que je ne comprends pas
encore.
136
L’étrange voyage d’un gecko
Cinquième partie:
Retour
Au Cycle de l’iguane
137
L’étrange voyage d’un gecko
Le bateau accoste, à peu près. Le quai à Sihanoukville me semble
encore plus dérisoire qu’au départ. L’eau n’est qu’une vague de
détritus. Ça pue.
Il me faut mettre un pied sur un pilotis chambranlant et sauter un bon
mètre pour atteindre le quai.
Ma valise est miraculeusement
récupérée par un jeune Khmer.
Merci!
Il n’y a pas de tuk-tuk, que des vélomoteurs.
Me voici encore avec ma valise entre le petit chauffeur et moi.
m’accroche après rien. Quinze minutes. Terribles.
Je
Un hôtel. C’est toujours la semaine du Jour de l’An chinois. Les
chambres sont rares, plus dispendieuses. Je paye une prime. La
chambre est sale. La toilette est pleine de merde. Je pars marcher,
en espérant qu’ils feront le ménage.
Devant l’hôtel, je lis « D.D. Canada ». Un restaurant-bar. Je m’y
pointe. Un serveur Khmer vient prendre ma commande. Je demande
un café et un « egg & bacon » tel qu’annoncé sur le menu.
J’entends « du Québec? sti ».
Un horrible personnage se lève d’un des divans.
Chauve, peau
eczémateuse partout, yeux secs et rouges, l’image du syphilitique. Le
plus proche d’un zombie que je n’ai jamais vu.
Je limite la conversation. Il comprend. Il se retire après m’avoir dit
que c’est lui, Dédé, qu’il vient de Montréal, qu’il est ici depuis quinze
ans, qu’il peut me procurer des filles, des garçons ou des permis de
conduire, rapido, pas chers.
J’en ai mal au ventre.
138
L’étrange voyage d’un gecko
J’arpente les rues autour. C’est le centre-ville. En haut de la colline.
Ici, il y a un rassemblement. Une petite foule s’entasse devant une
choppe d’où vibrent un tambour et des cymbales. Rythmé. Chinois.
Une troupe costumée en dragons et démons se pratique.
Il fait chaud.
Au bout ce cette rue, je vois un immense toit de métal bleu, assez
récent.
Je m’approche.
La circulation voitures, motos, piétons,
devient bordélique. Le bâtiment est un marché. Je ne sais pas si c’est
le marché principal de Sihanoukville. Je me fraie un chemin et je m’y
engouffre.
Il fait chaud, et noir. Je n’y vois rien. Je m’avance en espérant que
mes yeux s’habitueront.
Du linge, surtout. Du moins dans cette partie du marché. J’y vois un
peu mieux. Je suis déjà loin de l’entrée. L’endroit est infect. Puant.
Sale.
Je ne suis pas seul, le marché fourmille de centaines de Khmers,
marchands, clients, mendiants, chiens, gardes, éclopés, enfants.
Je suis le seul « Blanc ». Seule tête grise. Seul six pieds. Je me sens
épié. Je me sens traqué. Les gens semblent m’encercler. Je panique.
Je marche rapidement, je m’échappe vers le premier trou de soleil
indiquant une porte, une sortie.
Je me retrouve dans une ruelle.
Personne ne me suit.
Heureusement, presque vide.
Moi qui aimais les marchés.
Un comptoir de glace, à l’européenne, vient tout juste d’ouvrir sur la
grande rue. Probablement sa première journée. Les deux petits
commis ne semblent pas encore savoir comment prendre la
commande, servir, prendre le paiement. J’obtiens quand même un
beau cornet que je lèche allègrement assis sur un muret, à l’ombre.
139
L’étrange voyage d’un gecko
Je marche jusqu’au Holy Cow, à environ deux kilomètres du centre, là
où il y a un mois, j’avais pris un excellent café avec Tim.
Je m’y
délecte de deux tasses de café servies par une gentille, jolie et polie
Khmère.
Sur le chemin du retour, je visite quelques choppes de vêtements, de
bric-à-brac, d’articles de plage.
Une intersection achalandée. Deux gardes, policiers, mitraillette au
bras, arrêtent les vélomoteurs. Certains conducteurs passent tout
droit. Les policiers ne semblent pas offusqués. Des billets de banque
sont collectés de ceux qui s’arrêtent. Tout est calme, personne ne
s’énerve.
Heureusement, l’hôtel où je loge opère un petit restaurant propre avec
un menu raisonnable. Je m’y attable et enfile un bon repas tout en
lisant mon roman.
Je suis fatigué. Ma chambre n’est pas plus propre. Je me débrouille
pour prendre une longue douche fraiche. Le lit est quand même
confortable.
Je réfléchis. J’aimerais voir les plages de Sihanoukville, demain. Ces
plages qui s’annoncent jusqu’à Phnom Penh comme la Riviera du
Kampuchéa.
Avant, je devrai me trouver une autre chambre d’hôtel et organiser
mon transport vers Phnom Penh.
Je me lève reposé.
La commis me propose d’essayer l’hôtel voisin pour ce soir. Je m’y
rends. Personne ne parle un mot d’anglais ici. Finalement, par gestes
et grimaces, oui, il y aura une chambre pour moi ce soir. Je dépose
ma valise à la réception. Je reviendrai en fin d’après-midi.
140
L’étrange voyage d’un gecko
Pas loin, un « Travel Agency » s’affiche.
Le jeune homme, très
professionnel, un anglais raisonnable, me vend un billet d’autocar pour
Phnom Penh, départ huit heures trente demain matin.
Je lui demande s’il connait un bon guesthouse à Phnom Penh. Il fait
deux appels. Il me propose de me rendre au King Guesthouse, rue
numéro 113. Il m’a réservé une chambre pour quatre jours. Quinze
dollars par nuit.
Enfin, je lui demande s’il peut organiser un tuk-tuk pour me
transporter du terminus au guesthouse. Un autre appel. Quelqu’un
m’attendra avec une affiche « Philip ».
Il est tôt. Je suis content. J’ai tout organisé et j’ai maintenant la
journée entière toute à moi. Il fait beau, chaud déjà.
À date, Sihanoukville et Phnom Penh m’ont repoussé. Je n’y ai trouvé
aucune beauté, sympathie, promesse, ni mystère. J’y ai trouvé du
laid, du sale, de l’incertitude, une certaine menace.
Je sais que le Cambodge, le Kampuchéa, devrais-je dire, est un peuple
qui a récemment été complètement détruit et qu’il doit maintenant
repartir de presque rien pour se refaire un semblant de société.
En 2009, j’ai vu les Khmers à leur meilleur à Siem Reap. Je les ai vus
à leur état le plus pur sur Koh Rong Samloem.
Il faut que je valide ou invalide mes premières impressions de
Sihanoukville et Phnom Penh avant mon retour. Si j’ai mal perçu, si
j’ai été injuste, je m’en voudrai.
Je m’oriente à peu près avec une carte très sommaire que j’ai
ramassée à l’hôtel. Je veux me rendre à la plage principale, appelée
Ochheuteal Beach. La rue principale s’y rend, semble-t-il.
141
L’étrange voyage d’un gecko
Je marche depuis trente minutes.
La rue est achalandée,
poussiéreuse. J’étouffe. Je prends une rue transversale, vers l’ouest.
La mer s’y trouve. Je suis confiant de ne pas me perdre.
Rapidement, je me trouve dans un quartier très miteux, très sale, très
minimaliste. Ici, et là, des structures de planches et de morceaux de
métal rouillés, à peu près recouvertes de bouts de toiles déchirées,
servent de demeures. Trois enfants nus fouillent dans un tas de
déchets. Une femme dort à même le sol. Un homme déjà saoul chie
sur le bord de la rue. Quelques motos passent en vitesse, évitant
dangereusement les trous, les détritus, les enfants.
J’accélère mon pas. Deux hommes accroupis me dévisagent. Je tente
un sourire. Aucune réaction. Leurs regards sont durs, vides.
Je veux sortir de ce quartier. Rejoindre la rue principale. Je tourne
ici, là, espérant.
Enfin, j’entends le trafic, les motos.
Avant la descente vers la plage, il y a un grand rond-point décoré
d’une immense sculpture dorée de deux lions fiers. Autour, plusieurs
commerces s’affichent. Des restaurants, des bars, des choppes de
souvenirs, de linges. Ici, pour la première fois, je vois plusieurs
touristes.
Je me sens un peu mieux.
Cette rue-ci doit m’amener à la plage Ochheuteal. La rue est un grand
chantier de construction. Le sable, la boue, la pierre concassée et les
amas de matériaux de construction jonchent le sol. J’ai peine à
marcher. Les hôtels poussent partout, il me semble. Aucun ne me
semble complété. Les petits commerces tentent d’opérer dans ce
bordel. Curieusement, les touristes semblent s’amuser. Je n’entends
pas d’anglais, encore moins de français.
Ici de l’italien, là du
thaïlandais, de l’ukrainien aussi, peut-être.
Enfin la mer. La rue se jette sur un quai. À droite s’allonge la plage.
Elle est saturée de chaises, de tables, de pavillons, de terrasses, de
restaurants, d’hôtels. Il y a des milliers de vacanciers allongés,
debout, à la mer. La marée est haute. Impossible d’arpenter la plage
sans devoir zigzaguer. La mer est sale, gluante. Des objets, du
plastique, des planches arrachées flottent partout.
Les gens se
baignent comme si de rien n’était. Une plantureuse Italienne s’ébat
142
L’étrange voyage d’un gecko
tout près. Elle attrape un objet gluant, comme un vieux linge qui lui
léchait l’épaule et le jette plus loin. Elle rit tout haut.
La plage, les gens, la chaleur m’assaillent. Je me trouve une bouteille
d’eau froide, un haut muret à l’ombre. Je m’y assois. Je suis dégouté.
Un garçon d’à peine six ans, ne portant qu’un caleçon, passe devant
moi. Il tire un gros sac de toile. Deux sacs. Il s’arrête, semble
chercher. Il y a un petit buisson, un tas de pierres et des déchets tout
près. Il y dépose ses sacs. Il choisit deux pierres. Il s’assoit au sol.
Il sort les canettes d’un des sacs. Avec une des pierres, il frappe la
canette sur l’autre pierre. Il écrabouille chaque canette. Il les lance
dans son autre sac.
Un homme apparait. Les deux jambes coupées aux genoux. Il se
traîne sur ses moignons enveloppés de chiffons à l’aide de deux
planches qu’il pique au sol. Il s’approche du garçon. Une petite fille,
plus jeune encore, les rejoint. Elle a aussi ses sacs. L’homme leur
parle. Il leur donne ses directives, ses instructions, je crois.
Selon ma carte de la ville, il y a une rue derrière les commerces de la
plage. Je m’y rends.
Cent mètres à peine, erreur, encore. Un jeune garçon, miteux, mi-nu,
peut-être de dix ou douze ans, accourt vers moi.
Il me parle
rapidement, me fait signe de le suivre. Je ne réagis pas. Il me fait le
geste pornographique d’une sucette, puis répète deux fois «Yum
Yum ».
Je comprends.
Je ne sais pas comment réagir. Je l’ignore et continue mon chemin.
Le garçon ramasse une canette et me la lance, violemment, en
vociférant. Il ne m’atteint pas.
Un policier, peut-être, fusil en bandoulière, passe sur sa moto. Il me
dévisage. Il continue sans s’arrêter.
143
L’étrange voyage d’un gecko
Je retourne au Holly Cow. C’est le seul endroit que je connaisse ici où
je me sens, relativement, confortable.
J’ai hâte de quitter cette ville horrible.
Je me lève d’une nuit mouvementée. Les fêtards ont fait sauter des
centaines de pétards, de bombes pyrotechniques dans les rues, dans
l’hôtel. C’est le dernier jour des festivités du Jour de l’An chinois.
Il est cinq heures trente. La réception de l’hôtel est jonchée de corps
dormant encore, de motos. La porte est cependant déverrouillée. Je
me rends immédiatement au terminus pour y laisser ma valise. Le
même gentil préposé m’assure qu’il la gardera en sécurité.
Je me rends chez D.D. Canada espérant que l’affreux Dédé dorme
encore. On m’y sert un autre très raisonnable « two eggs and bacon »
avec du bon café.
J’entends un tintamarre.
Les mêmes tambours, cymbales et
clochettes d’hier.
Une camionnette suivie d’un attroupement se
pointe. Ils s’arrêtent devant l’hôtel où je logeais. Certains des jeunes
sont costumés. Trois longs dragons de tissus et de papier multicolores
s’organisent avec trois jeunes pour chaque animal.
Trois petits
démons attendent.
Les jeunes érigent une espèce de tour. Un mat de métal d’environ
huit mètres de haut, se terminant par un crochet, le tout balancé sur
un trépied artisanal.
La réception de l’hôtel a été vidée des corps et machines. On y a érigé
un petit autel, décoré de fleurs, de friandises.
144
L’étrange voyage d’un gecko
Déjà, une foule s’est attroupée.
Un grand coup sur le gros tambour. Une cérémonie va débuter.
D’abord, les trois petits démons entrent, solennellement, dans l’hôtel.
Puis, les trois dragons, au rythme du tambour, clochettes et cymbales,
amorcent une danse saccadée, faisant face à l’hôtel. Les reptiles de
papier grimacent, menacent l’hôtel. Non, je comprends. Les dragons
menacent les démons. Les dragons veulent exorciser la demeure des
démons qui s’y sont introduits.
Enfin, les démons sont expulsés, le propriétaire est sauvé, il est
content.
La foule applaudit.
Un nouveau dragon multicolore, à une seule personne cette fois, se
présente au bas du mat. La foule l’encercle. Le jeune agrippe le mat
et avec maintes gestuelles, danses, sauts et sursauts, grimpe jusqu’au
crochet tout en haut. On y a accroché un petit sac. Le dragon nous
fait un spectacle acrobatique en haut de ce perchoir branlant pour
finalement attraper sa récompense, le sac. La foule applaudit encore.
Tout le monde est content.
Les jeunes remballent le tout et partent vers un autre lieu répéter
cette cérémonie probablement millénaire.
Enfin, une petite heure agréable à Sihanoukville.
J’attends l’autocar sur une chaise devant le terminus. Nous devrions
quitter d’ici vingt minutes.
Deux enfants : elle, peut-être cinq ans, lui, à peine deux ou trois. Ils
passent en fouillant les poubelles. Elle le guette. Elle le tire par la
main s’il n’y a rien de mangeable. Une femme, leur mère, peut-être,
les suit de deux trois mètres. Elle réexamine les poubelles.
En passant devant moi, elle me tend la main. Aussitôt, un gros
bonhomme en uniforme, mitraillette en bandoulière, apparait d’une
145
L’étrange voyage d’un gecko
ruelle et se met à engueuler la femme. Il la chasse. Elle rejoint les
enfants et disparaissent.
« Philip ».
Le jeune homme, gros casque de moto, gilet et jeans propres,
m’attend. Je vois l’affiche du bus avant même qu’il s’arrête. Le
terminus de Phnom Penh est bondé, bordélique. Je me félicite de ma
prévoyance.
Il se présente: Narang. Il a peut-être dix-neuf, vingt ans. Son anglais
est bon, utile.
Il a des yeux intelligents. Il est posé, poli. Il m’installe dans son tuktuk et me prie d’être patient. Il ne peut s’extraire du bordel tout de
suite. Je ne suis pas pressé. Nous jasons de tout et de rien pendant
une vingtaine de minutes, le temps qu’une voie s’ouvre.
Je n’ai pas encore confirmé mon vol pour mon retour au Canada.
C’est ma dernière chance de vivre Phnom Penh. Je peaufine mon plan
dans ma tête.
Le King Guesthouse est sur la rue numéro 113, environ à un demikilomètre du vieux marché, tout près du Welkommen.
Le King Guesthouse relève des années soixante. La réception est une
grande salle avec tables, chaises, divans d’une autre époque. Le
comptoir est jonché de papiers, de sacs, de quatre jeunes et moins
jeunes, tous occupés au cellulaire. Écrasés un peu partout, une
douzaine de hippies modernes. Café, bière, joint, roupillon. Sur les
murs, de grandes affiches offrant des expéditions de guerre: tirer des
mitraillettes, des AK, même des bazookas et des RPG, pour peu de
frais. Sur le mur derrière le comptoir, un grand tableau, divisé par
chambres, indique les noms de ceux qui viennent, de ceux qui partent.
Le mien est là.
Heureusement, Narang m’accompagne à l’intérieur et attire l’attention
d’un des employés.
146
L’étrange voyage d’un gecko
La chambre qu’il m’offre est petite, serrée, sans fenêtre.
La
climatisation me coûtera dix dollars de plus.
« No smoking ».
J’accepte sans rechigner. Pourquoi pas?
Narang est toujours sur la rue, dans son tuk-tuk. Je lui demande s’il
est libre demain. Peut-être après demain aussi.
Il m’assure qu’il peut être à mon service exclusif, vingt-quatre heures
sur vingt-quatre. Je lui donne un billet de dix dollars et je l’embauche,
sans préciser les termes.
Ce fut une longue journée. Je vais faire un tour rapide au vieux
marché, avant le coucher du soleil.
Je me retire tôt.
Je me réveille un peu surpris; j’ai dormi d’un trait. Mais, il n’est que
quatre heures trente.
Je pense que même en prison, il y a des fenêtres.
besoin d’air et d’une cigarette.
J’étouffe.
J’ai
En bas de l’escalier, un garde dort. La porte de gros barreaux de fer
est solidement fermée par une grosse chaine et un immense cadenas.
J’hésite. Je fonce. Je secoue le jeune, je le sors de son rêve. Il
m’ouvre rapidement.
Je suis content de me trouver sur le trottoir, vide à cette heure. Je
m’assois et j’en grille une, deux.
Devant le guesthouse, il y a trois tuk-tuks. Leurs propriétaires y
dorment. Je reconnais Narang. Il était sérieux, trop, avec son 24-24.
Une femme a déjà installé son wok au coin de la rue. Je lui demande
un café. Elle comprend. J’en prends trois. Délicieux.
Le soleil se lève.
147
L’étrange voyage d’un gecko
Je reviens au guesthouse, Narang se confond en excuses. Il ne m’a
pas vu sortir. Je lui explique que je n’ai pas besoin de lui tout le
temps. Que j’aime marcher, seul.
Je lui donne rendez-vous pour treize heures. Il m’amènera aux
fameux « Killing Fields », pour dix dollars. D’ici là, il peut retourner
chez lui.
En 1984, Roland Joffé a dirigé l’excellent film « The Killing Fields », à
peine six ans après la défaite de Pol Pot et de ses Khmers rouges. À
l’époque, les Occidentaux étaient un peu sceptiques quant à la véracité
historique de l’histoire que racontait le film.
Depuis, le monde a appris que la vérité était encore pire.
Depuis, avec l’aide du Vietnam et éventuellement de la communauté
internationale, le Kampuchéa tente de se rebâtir.
Sans pour autant oublier ce que tous les Kampuchéens voudraient
oublier.
Le musée du génocide de Tuol Sleng était un lycée avant de devenir la
prison secrète S-21.
Narang reviendra me prendre dans une heure.
Je visite les salles, autrefois salles de classe, aujourd’hui monuments à
la torture et au génocide. Les trois bâtiments de trois étages sont
presque vides. Dans certains, on y a laissé des artéfacts de torture.
Dans d’autres, on y affiche des photographies de victimes, des
documents, des toiles expressives.
La visite est lugubre. Il y a peu de visiteurs, peu de touristes.
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L’étrange voyage d’un gecko
J’en ai assez vu. Rien vu. Peut-être que c’est à propos, volontaire. Le
vide de ce musée reflète le vide laissé par la cruauté du régime Pol
Pot. Le vide parle plus que le plein.
Je me rappelle Auschwitz, que j’ai visité en 1976.
À la sortie, je suis entouré par une demi-douzaine d’hommes,
curieusement assez âgés, tous leur manquant un bras, une jambe,
deux bras, la moitié du visage. Des rares survivants, je suppose. Je
distribue quelques billets.
La route est poussiéreuse, cahoteuse. Narang fait de son mieux pour
éviter les pires trous. La circulation est vive, occupée.
Nous avons fait une vingtaine de kilomètres et nous arrivons à
Choeung Ek, mieux connu comme les « Killing Fields ».
Narang m’attend à l’extérieur de la grille d’entrée. Il me dit de
prendre tout le temps que je veux. L’affiche explique que plus de
vingt mille personnes ont été assassinées et enterrées ici entre 1975
et 1978.
Ici aussi, il y a très peu de visiteurs.
Le temps est bon.
verte, fertile.
Pas trop humide.
La campagne avoisinante est
Lentement, je fais le tour du site. Je me recueille ici, là. Les fosses
sont un peu partout.
Les Japonais, qui gèrent le site, l’ont aseptisé du mieux qu’ils ont pu.
Des affiches expliquent que souvent, après une forte pluie, des
vêtements, des os, peuvent être dévoilés, sortir de la terre. On nous
invite à ne rien toucher. Des préposés se chargeront de ramasser.
Un haut stupa est érigé au centre du site. On y a entassé des milliers
de crânes blanchis.
Je visite la petite boutique de souvenirs. De la pacotille, bien entendu.
Je laisse quand même un dix dollars dans la boîte de collection.
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L’étrange voyage d’un gecko
Narang s’arrête à mi-chemin pour du fuel. J’offre de payer. Il me dit
qu’il ne paye pas pour son fuel, pas ici. Je ne comprends pas, mais je
ne questionne pas. Il s’approvisionne peut-être chez un parent.
La nuit est jeune. Je viens de terminer un bon repas à un restaurant
terrasse sur la rue des expatriés. J’entends les bruits du marché, à un
coin d’ici, qui s’organise.
Le trafic de motos, d’autos, de camions, de piétons s’épaissit devant
moi. La cacophonie des klaxons s’amplifie.
Un homme, à peine humain, se traîne couché sur une planche munie
de petites roues rouillées. Ses jambes et ses hanches sont emballées
serrées dans des torchons. Sa tête repose sur une boîte de métal
tordue. D’une seule main, agrippant et piquant le sol avec un morceau
de bois, il avance lentement, une coudée à la fois. Une tasse de
mendiant est ficelée sur son dos.
Les voitures, les motos l’évitent, de justesse.
Je me rends au marché du soir, le Phsa Reatrey, érigé de toutes pièces
chaque soir sur la grande place entre les rues 106 et 108. Il y a une
belle atmosphère, de l’animation, beaucoup de bruit. L’endroit est
bien éclairé, propre. Les marchands offrent surtout du linge. Je
trouve probablement les seuls trois plus grands t-shirts, XXXL, du
marché. La vendeuse me les laisse pour trois dollars.
Ici, les restaurateurs se sont réunis derrière une très longue table. Les
clients défilent et choisissent ce qui ira dans leur assiette. Au bout, les
assiettes sont pesées et les clients payent.
De grandes nattes
multicolores ont été étalées à même le sol, formant un gigantesque
tapis. Les familles s’y installent pour savourer leur repas.
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L’étrange voyage d’un gecko
Tout est propre.
Le wat Phnom domine la ville. Ce petit temple est érigé au sommet
d’une colline parfaitement ronde, probablement artificielle. L’endroit
est bien aménagé, calme. Il y fait frais à l’ombre des grands arbres.
Un éléphant amuse les enfants et promène les plus fortunés sur
quelques mètres.
Une douzaine de singes gris quêtent sans trop s’approcher. Ils se
chamaillent, se poursuivent. Les rares touristes les poursuivent avec
leur caméra.
Les prostituées chassent sans trop d’enthousiasme, les rares clients du
jour.
L’agent de voyage, à l’hôtel Lux Riverside, passe près d’une heure à
me trouver des vols pour après-demain. Je tente de lui faciliter les
choses en lui disant que je ne crains pas les longues attentes dans les
aéroports.
Il insiste quand même pour trouver les vols les mieux connectés.
Enfin, il me trouve Phnom Penh-Bangkok, Bangkok-Chicago, ChicagoToronto, Toronto-Ottawa, après-demain.
Il fait très chaud. Le soleil est criminel. Même l’ombre s’est cachée.
Je cours d’un lampadaire à l’autre pour profiter du dix centimètres
d’ombre.
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L’étrange voyage d’un gecko
Le bord de la rivière a été bien aménagé. De larges bandes de béton,
des bancs, des pavillons. Il y a même une toilette gratuite, gardée par
un militaire armé.
Ici, un petit temple bouddhiste, une foule qui fait la queue. Chacun
achète un lotus, ou une gerbe de fleur. Il entre dans le petit temple et
en fait offrande au moine qui y trône solennellement. Le trop-plein de
gerbes est rapidement ramassé par un préposé et jeté dans une
camionnette à benne garée tout près.
Plus loin, une musique saccadée, amplifiée. Deux douzaines de gens
de tous âges, alignés sur deux rangs, suivent les mouvements de
danses gymnastiques d’un grand Khmer très noir.
Un autre enfant de dix ans fouille les poubelles. Je lui donne ce qui
reste de ma glace vanille. Il me sourit.
Selon ma carte, il y a un lac, au nord-ouest. Probablement deux ou
trois kilomètres du centre, du wat Phnom. Je n’ai qu’à me rendre à la
gare de train, puis suivre le chemin 106.
Je marche depuis une heure. Je suis perdu.
numéros des rues. J’ai dû bifurquer.
Je ne peux lire les
Je suis dans un quartier pauvre, sale. Les visages me disent qu’ils
n’ont jamais vu de touristes par ici. Les gens disparaissent à mon
passage. Si je continue, je risque de me perdre davantage. Je reviens
sur mes pas, du mieux que je peux.
J’aperçois, entre deux buildings dilapidés, le stupa du wat Phnom.
suis sauvé.
Je
C’est ma dernière soirée à Phnom Penh, en Asie. Narang me conduit à
l’aéroport demain matin.
Je suis au Phsar Chas, le vieux marché. Il y fait sombre. Ça pue.
C’est sale. C’est grouillant, gluant. On me dévisage. On me tasse.
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L’étrange voyage d’un gecko
Les enfants quêtent, ou s’offrent. Les éclopés sont chassés. Je
marche dans des immondices. Les phares des motos, des autos me
donnent mal à la tête. Ma vue s’embrouille.
J’en ai marre.
À l’aérogare, nous nous échangeons nos adresses de courriel. Je paye
Narang, incluant un généreux pourboire. Je le remercie pour ses bons
services.
J’enregistre mes bagages. J’ai ma carte d’embarquement. Le départ
est dans deux heures.
Je sors de l’aérogare, question d’humer l’air du Kampuchéa une
dernière fois.
Une vieille femme vêtue en lambeaux est assise sur le rebord de
béton. Elle tient un nourrisson dans ses bras. Lorsque je croise son
regard, elle me tend l’enfant et me demande, clairement: « You buy?
You buy? ».
Voilà pour mon dernier regard de ce pays incompréhensible.
Le douanier voit que mon visa de séjour au Kampuchéa est échu
depuis trois jours. On m’a dit à Phnom Penh que je devrai payer cinq
dollars pour chaque jour de retard.
Je tends un billet de vingt dollars. Il le prend, me sourit, estampille
mon passeport et me le remet. J’attends mon change, avec un
sourire.
Il me regarde et me dit: « For service, thank you » et me fait signe
d’avancer.
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L’étrange voyage d’un gecko
Je suis content.
Il est temps pour moi de revenir, retourner. Chez moi.
J’aimerais rester. Continuer.
Je ne sais pas comment me mesurer. Mesurer ce que je viens de
vivre. Mesurer mon courage, ma témérité, ma stupidité, peut-être.
Pouvoir retourner, comme ça, aisément, sans danger, me fout les
bleus.
Et les autres? Les Khmers, les Hmongs, les enfants?
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L’étrange voyage d’un gecko
Épilogue
Il n’y a pas de conclusion, pas de fin à cet étrange voyage.
J’ai dû attendre presque deux ans avant de pouvoir coucher ces notes.
La complexité émotive de l’expérience en rendait l’exercice difficile.
D’ailleurs, en révisant ces quelques pages, je sais que je pourrais
encore insérer deux autres pages entre chaque ligne, chaque mot. Je
dois me retenir.
Ce texte, je crois, est la limite raisonnable de mon effort de revivre par
écrit cette belle et unique aventure.
Je sais que c’est mon histoire, celle de ma vie de lézard.
Moi, le gecko emblématique, puissant dompteur des dieux
récalcitrants, baptisé par un Babaloa de la Santéria à Cayo Coco.
Moi, le dragon rouge, qui affronte, brûle, pourfend, vainc. Qui gagne.
Qui atteint. Baptisé au Vietnam en 2009 par l’équipe de vélo: « The
machine », m’avait-on appelé.
Moi, le phénix. Le phénix qui s’est construit. Comme le voulait ses
ancêtres. Qui se transforme comme il le veut. Le phénix que Tam a
compris, qu’elle a aimé.
Moi, l’iguane, celui de Cayo Largo. L’iguane qui observe, qui voit, tout.
L’iguane que je suis.
« Les aventures d’un gecko. »
À réécrire. À revivre.
Je me promets les deux.
Philippe, le gecko.
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