Claude Couffon : introduction aux « Poèmes français » d`Alfredo

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Claude Couffon : introduction aux « Poèmes français » d`Alfredo
Claude Couffon : introduction aux « Poèmes français » d’Alfredo Gangotena –
Orphée Ŕ La
Différence 1991 « ALFREDO GANGOTENA DANS LA VIE LITTÉRAIRE FRANÇAISE
À Filoteo Samaniego, À Margarita Guarderas de Jijón
C'était durant les années 1952-1955. Le poète équatorien Jorge Carrera Andrade, l'une
des figures majeures de la poésie latino-américaine, vivait alors à Paris, où il assumait la direction
du Courrier de l'UNESCO. Très souvent, le soir, avec quelques-uns de ses jeunes compatriotes,
parmi lesquels Filoteo Samaniego et A. Darío Lara, nous nous réunissions dans les cafés de
Saint-Germain-des-Prés que Carrera Andrade Ŕ élégance toute britannique sur un corps de géant
des Andes Ŕ affectionnait. De temps en temps, le poète diplomate Gonzalo Escudero, alors en poste
en Belgique, et le docteur Jaramillo, « vieux Parisien de l'Équateur », nous rejoignaient. Les
conceptions esthétiques, politiques et spirituelles différaient sensiblement mais tous
s'accordaient pour proclamer avec enthousiasme que leur petit pays avait donné naissance à un
grand poète moderne, malheureusement oublié: Alfredo Gangotena. Plus tard, en 1956,
Filoteo Samaniego me remit un exemplaire des Poesías de Gangotena que la Casa de la Cultura
Ecuatoriana venait de publier à Quito ; avec des poèmes originaux en espagnol, figuraient ceux
que Filoteo Samaniego et Gonzalo Escudero avaient traduits du français. En lisant cette œuvre
presque complète, je me rendis compte de la beauté inquiétante et souvent déchirante des textes
et des dons effectivement exceptionnels de Gangotena.
Dans nos conversations de l’époque une question revenait sans cesse : fallait-il classer
Alfredo Gangotena parmi les poètes équatoriens, puisqu'il était né et mort à Quito ? Ou devaiton le considérer comme un poète français, étant donné qu’il avait écrit la plus grande partie de
son œuvre dans la langue de Rimbaud et d'Apollinaire ? Je crois pouvoir affirmer
aujourd'hui que plus qu'un poète français, ou équatorien ou franco-équatorien,
Alfredo Gangotena fut essentiellement ceci : un poète universel. Pourtant, et on le
regrette, l'auteur d'Orogénie ne jouit pas, dans nos pays, de la renommée qu'il mérite.
Né, comme nous l'avons dit, à Quito, le 19 avril 1904, dans une famille de la
haute bourgeoisie, on le retrouve en 1920 à Paris où il termine ses études secondaires au
lycée Michelet, puis Duvignon de Lanou. Bachelier, il étudie l'architecture à l'école des
Beaux-arts, mais, renonçant sans raison apparente à cette carrière, il entre à l'École des
Mines, d'où il sortira ingénieur. C'est comme « étudiant français » que l'illustre école
l'admit dans ses murs. « Gangotena fut un des rares étudiants étrangers qui aient été
acceptés avec ce privilège », constatera plus tard Jules Supervielle 1.
Et déjà, il écrit en français. Ses poèmes, vite publiés en revues, le révèlent et le
lient avec les nouveaux écrivains de Paris. L'amical éventail offre les figures les plus
hétéroclites mais toutes talentueuses : Valery Larbaud, Jean Cocteau, Max Jacob,
1
Texte lu par Supervielle à la radio en apprenant la mort de Gangotena.
Jules Supervielle, André Salmon, Tristan Klingsor, André Spire, René Crevel, Marcel
Proust, Joseph Delteil, Marcel Jouhandeau. Le 1er août 1926, la collection « Le
Roseau d'or » publie dans le numéro deux de son volume Chroniques son poème
« Veillée », dédié à Jean Cocteau et inclus en 1928 avec quelques variantes dans
Orogénie. On lui dédie aussi des poèmes, comme Jacques Viot sa « Prière du soir »
dans la revue Intentions (n° 26, juillet-août 1924) :
Jésus crucifié dans les branches
au suint du goudron notre repentir
tombe une goutte où le soir descend
fermant les cicatrices...
Ce jeune et brillant ingénieur-poète était de santé délicate. Ce que rappellera Henri Michaux
dans un article des Cahiers du Sud, daté de février 1934 : « L'auteur étant jeune souffrit de plusieurs
maladies, dont l'hémophilie. Cette maladie atroce, qui le mettait à la merci d'une dent arrachée, d'une
simple piqûre par où son sang coulait aussitôt, sans recours, sans s'arrêter, sans cesse, (à l'abri de la
mort derrière ce frêle et unique rideau de l'épiderme), maladie qui le mettait dans une crainte
continuelle et pratiquement hors du monde, l'a marqué à tout jamais2. »
Si l'on sait quelle étroite amitié unit Alfredo Gangotena et Henri Michaux, on ne connaît pas
d'une manière précise la date exacte de leur première rencontre. On peut la situer sans trop
d'inexactitude peu après 1924, année où Michaux quitta la Belgique pour venir s'installer à Paris.
Qui fit les présentations ? Peut-être Jules Supervielle, ami des deux poètes, et sans doute l'un des
tout premiers à fréquenter Gangotena depuis son arrivée en France. Ou peut-être le futur beau-frère
du jeune Équatorien, André de Pardiac de Monlezun, également leur ami.
Michaux avait alors vingt-cinq ans. Il était Belge et était né le 24 mai 1899 à Namur. C'était,
comme Gangotena, un homme à la santé précaire, tourmenté par des problèmes cardiaques. Sans
doute pour vaincre le complexe de la fragilité, il avait voyagé. Abandonnant ses études de
médecine, il s'était embarqué comme matelot, en 1920, à Boulogne-sur-Mer. La même année, de retour
à terre, c'est à Rotterdam qu'il avait décidé de repartir à bord du Victorieux pour un périple de plusieurs
mois dont les escales avaient été Brême, Savannah, Norfolk, Newport-News, Rio de Janeiro, Buenos
Aires. L'exotisme était à l'époque un thème cher aux écrivains et toute la France lisait les pages
exaltées de Blaise Cendrars, de Paul Morand, de Claude Farrère et de Loti. Au lieu de s'extasier,
Michaux se demandait : « Des mois passent ; souffrir, souffrir. Que fais-tu à bord de ce bateau ?
Des mois passent, souffrir, souffrir. Matelot, que fais-tu ? » « Les poètes voyagent, mais
l'aventure du voyage ne les possède pas », affirmera-t-il plus tard dans son prologue à Les Poètes
voyagent (Stock, 1946). En 1929, Ecuador, chronique d'un voyage que Michaux fit sur l'invitation de
Gangotena, se voudra la satire effrénée de l'exotisme. Pour Michaux, voyager ne sera jamais la
source d'un éblouissement mais un mal dont souffre un poète qui par tempérament, et selon ses
propres termes, « est et entend être ailleurs, essentiellement ailleurs ».
En 1924, Michaux était moins connu que son ami Gangotena. Son meilleur
lecteur était son compatriote Franz Hellens, qui dirigeait à Bruxelles Le Disque Vert. En
1923, cette revue révélait un petit livre aujourd'hui très rare : Fable des origines ; en
octobre, Cas de folie circulaire, et en décembre, Les idées philosophiques de Qui je
fus.
2
Le texte complet de cet article sera publié dans le volume 2 des Œuvres Françaises de Gangotena.
En ce qui concerne Gangotena, il semble que ses premiers poèmes furent publiés en
décembre 1923 dans Intentions. Cette belle revue, fondée un an plus tôt et dirigée par
Pierre-André May, avait son siège dans la célèbre librairie « A la Maison des Amis des
Livres », 7 rue de l'Odéon. Le sommaire du numéro 20 présente, avec un Hommage à Max
Jacob par Valery Larbaud, trois Poèmes signés Alfred Gangotena. Comme on le
voit, le prénom est francisé. « Promenade sur le toit », bien que dédié à Jules
Supervielle, offre une gerbe de métaphores rappelant les inventions verbales de Jean
Cocteau, le Cocteau des « anges » de Plain-chant. « J'apprends la grammaire », dédié
à son compatriote Gonzalo Zaldumbide 3, son aîné lui aussi très « parisien », cristallise les
impressions d'un cœur andin mais quelque peu angoissé par sa transplantation européenne et
de toute façon déjà enclin à la solitude. « L'arc-en-ciel », dédié à Max Jacob, s'irise du
mystère mallarméen, empruntant à l'imagerie tropicale sa sensualité colorée
L'arc-en-ciel s'étale
sur l'éventail du perroquet.
Suave musique des miroirs :
l'ange voltige dans l'onde sonore...4
Comment les poètes français réagirent-ils devant ce nouveau venu (et de si loin !) qui
entendait être des leurs ? « Quand il se décida à me montrer ses vers en français, confie Jules
Supervielle5, je restai subitement étonné par la personnalité profonde et la naturelle grandeur de ce
poète de dix-huit ans. L'originalité, la véritable, celle qui vient des sources mêmes du cœur, jaillissait
gravement de ces poèmes sombres et brûlants, souvent difficiles, mais dont les propres ténèbres se
reflètent dans ces eaux merveilleuses et témoignent d'une élévation et de beautés palpitantes. »
Dans son numéro 27 de septembre-octobre 1924, Intentions publiait une nouvelle suite de
Gangotena (toujours Alfred) s'ouvrant sur « L'Homme de Truxillo ». Ces poèmes seront repris
plus tard, dans une nouvelle version, dans Orogénie. « L'Homme de Truxillo », en particulier,
perdra beaucoup de son exubérance tellurique et de sa sensualité au profit de la concentration et de
la violence intérieures. « Vent de gloire » sera, lui, purement et simplement éliminé, malgré de
belles trouvailles poétiques :
...Torrentiel l'oiseau arrose mon front :
Main éclatante, rideau des bois...
La même année 1924, la revue Philosophies, récemment fondée et dirigée par Pierre Morhange,
ouvrit grandes ses pages à la poésie de Gangotena. Adeptes d'Henri Bergson, ses collaborateurs
proclamaient leur ambitieuse intention sur la couverture de la publication : Philosophies était l'organe
3
Gonzalo Zaldumbide (1883-1965). Poète, romancier et critique équatorien, diplomate de carrière. Né à Quito dans une riche famille de propriétaires
fonciers, liée à l'histoire du pays, il reçut une éducation française et vécut sept ans à Paris. Auteur d'un roman indigéniste très discuté en
Équateur, Églogue tragique (1916), il a laissé d'intéressantes études sur Henri Barbusse et Gabriele D'Annunzio. Le poème qui lui est
dédié est devenu « Sous la ramée » dans Orogénie.
En fait Gangotena surgit dans Intentions au milieu des meilleurs écrivains de l’ époque.
Débutant en janvier 1922 avec « Le Sylphe » de Paul Valéry, Intentions publia ensuite « Soleil » de Saint-Pol-Roux (n° 2), un
fragment de Sodome et Gomorrhe de Proust (n° 4), « Élégie » de Radiguet (n° 6), « Psaume de la maturation », de O.W. de L. Milosz (n° 10).
À partir de 1923, alors que la revue présente depuis février « la collaboration régulière de Léon-Paul Fargue » et « la chronique
musicale de Darius Milhaud », elle publie Max Jacob, Philippe Soupault, André Breton (« Météore » et « Mille et mille fois »), Paul Éluard
(«L'Amoureuse »), Saint-John Perse, et en avril-mai 1924, elle consacre un numéro à « la jeune littérature espagnole » : Bergamin, J.
Guillén, G. Diego, P. Salinas et Lorca, présenté comme « étudiant en lettres » à Madrid et dont Jean Cassou traduit « Petenera ». Intentions
prit fin en décembre 1924 (n° 28-30) avec des textes de Marie Laurencin, Michel Leiris et Armand Salacrou.
5
Allocution citée, note 1
4
d'une « nouvelle génération » ; son action embrassait la POÉSIE, L'ANALYSE, la renaissance de la
PHILOSOPHIE et la naissance d'une MYSTIQUE. Dans le numéro 3 de la revue (15 septembre 1924), un
long « Billet de John Brown où l'on donne le la », et qui est dédié à Alfredo Gangotena et à Julien Green,
expose clairement les points de vue. Retenons quelques phrases particulièrement significatives. Et
d'abord sur l'époque : elle « est mysticisme en action. Marche vers quelque chose... Période
magnifiquement impure et longuement impure. Retour enfin à la boue, à la vie, à la vérité...
Acceptation intégrale de toute conscience... Combustion intensive... Période active et contemplative.
Foi. Foi devenant trust... Siècle qui saura peut-être rénover les catégories de l'esprit et peut-être
inventer une autre catégorie... ». Quant à la poésie et à sa voie nouvelle, John Brown définit un credo
que Gangotena illustrera, semble-t-il, jusqu'à sa mort : « Poésie ÉPIQUE, poésie réglée par une
inspiration naturelle et dont les rythmes seront à l'image des supplications, des fuites, des massacres,
des volontés et des messages. Poésie passant de l'événement à l'occupation barbare des âmes. Poésie,
propagande de Dieu. Poésie lyrique : car elle devra porter inlassablement et fraîchement un monde
lourd, d'âme en âme. Cet événement déjà monte en nous, encore sombre vapeur, prêt à être vision,
évidence indélogeable, peut-être un creusement au-dessous encore de ce que les hommes ont longtemps
adoré. Alors, mes pauvres, quand vos poudres de riz minaudent et se plaignent et réclament l'art pour
l'art, je vous raye purement et simplement, mes petits infirmiers. »
Et John Brown de présenter « L'AVENTURE ABSOLUE : La poésie sera une des voix de l'action.
Elle sera déjà Acte de l'Action. Si la métaphysique, après sa première imposition, décrit alors en larges
fresques la grammaire successive de ce nouvel univers donné, la poésie, elle, tiendra des particules
infiniment concrètes, indéniablement émouvantes. Je vois naître ce gonflement ; aujourd'hui la poésie
marque encore l'appel du vide qu'est ce divin inconnu ; mais ignorant ce plein demain, elle ne connaît que ce
vide, elle aime le néant où ses yeux s'écrasent ; Ŕ demain, la vérité reçue, la poésie sera comme l'humble et
fort balancement d'un corps recevant des masses et les passant aux autres Ŕ. Nous n'avons pas trop de manières
de prendre. Métaphysique et poésie sont nécessaires l'une pour la projection, l'autre pour le dedans. Les
créateurs auront en elles leurs volontés, tantôt en l'une, tantôt en l'autre. Quelle vie dure et sincère
puisqu'il va falloir gagner et contempler l'action absolue. »
C'est dans le numéro 2 (15 mai 1924) de Philosophies qu'apparaissent quatre poèmes
d'Alfredo (le prénom est redevenu hispanique) Gangotena : « Vitrail », « Terrain vague »,
«« Chemin » (une fois encore dédié à Max Jacob), « Le Voleur ». Cocteau reste proche, la
lecture de Pierre-Jean Toulet a éveillé l'humour, et le bucolisme de Francis Jammes raffermit un
tellurisme originel dont on avait cherché durant un temps à refouler la luxuriance. Dans
« Chemin », notamment, qui est pourtant celui, mystique et bien français, du monastère de SaintBenoît-sur-Loire, où vit le poète des Pénitents en maillots roses :
Dans son vol taille le cormoran / Diamants !
syllabes du grand Vasco.
Aux remous vous dormez, galères,
Sous vos blanches paupières de lin.
Bras tordus de la vallée
Routes d'ébène,
dont l'ornière est la sagaie.
Le numéro 3 de Philosophies, daté du 15 septembre 1924, publie avec un fragment
d'Albertine disparue de Marcel Proust, trois poèmes significatifs de Gangotena :
« Départ », « Le Solitaire » et « Avent », première version de « Carême » sur lequel
s'ouvrira en 1928 Orogénie. Plus long dans son texte initial, « Avent » déchaîne sa
cataracte d'images telluriques pour proclamer une foi chrétienne profonde mais sillonnée
d'éclairs imprécatoires, protestant en particulier contre la fragilité du corps humain créé
par Dieu. Un thème fondamental dans la poésie de Gangotena, que développe avec la
même force expressive « Le Solitaire » :
Jamais dans mon âme, / je n'entendrai / Siffler le dard de Votre
lumière !
Ah ! Seigneur, dès l'étagère, / Daignez entendre ma plainte amère.
Dans le numéro 4 de Philosophies (15 novembre 1924) nous trouvons, auprès de
quelques textes de Max Jacob, un seul poème de Gangotena : Poire d'angoisse,
probablement inspiré par la contemplation de tableaux religieux du Greco lors d'un
voyage que le poète dut faire à Tolède :
L'orage, maturité de l'onde. L'alphabet pluriel de ma vision,
Si l'ange s'irradie sous ton ciel d'acanthe, solennel Domenico.
Écoutez l'hymne des cataractes dans ces calices ; et l'ascension,
Pour l'ordonnance du monde, de l'éclatante rose de Jéricho !
Contemplation qui arrache à nouveau un cri de foi fervent et colérique :
Attiré par Votre Charme, Seigneur, je tombe dans ce piège à loups.
En mars 1925, Philosophies consacrait un numéro double à une enquête ayant Dieu pour objet.
L'enquête inspirait une méditation à Max Jacob et un pamphlet à René Crevel. Sur un fond d'Espagne
mystique, castillane et aragonaise, Gangotena offre en vers longs et graves, dans un ruissellement de
mots rares et d'images suggestives, sa réponse lyrique, sa vision épique de la Genèse, sa croyance
éblouie là aussi traversée de foudre imprécatoire. Dans Christophorus, le poète sent Dieu à travers le chaos
apparent de sa création, en homme d'Amérique il le surprend dans la démesure de ses éléments, et à travers
le propre chaos de son esprit que la poésie Ŕ source divine Ŕ illuminera peut-être :
Cris voilés de ma dent, râles sauvages de l'enfantement, / Dictez-moi l'ordonnance dans les
dédales de mon chant... / Et vous, seins de l'éther, où s'épanouissent les sources de l'année,
Intimes, allaitez les voies frugales qui se déversent dans ma pensée
Mais la foi n'est pas nécessairement la communion avec les hommes. Une impression d'enserrement,
d'enfermement presque morbide, d'agression du moi par des forces obscures se dégage du poème
L'Interstice que publie en mars 1925 (no 6) la revue belge Sélection 66 :
Dans les cloisons des pierres se pâment les poudres de tout élan ;
Et mon cœur glacé se forme au moule du Groenland.
Nausée. Solitude. Rage lyrique d'un écorché vif, alors que s'accentue la sensation de décomposition
du monde environnant, sensible dans deux poèmes légèrement postérieurs : La Voix et Veillée7 :
Dans la neige et dans les cendres, comme le manteau des solitudes,
6
Sélection, Chronique de la Vie artistique et littéraire, revue dirigée à Anvers par André de Ridder et Paul-Gustave Van Hecke.
« La Voix » parut dans la revue La ligne de cœur, dirigée par Julien Lanoë, 7 ème cahier, Nantes, 1" novembre 1926 ; « Veillée », dans Le
Roseau d'or, n° 10, série « Chroniques », n° 2, 1" août 1926, Librairie Plon. Ces deux poèmes ont été repris Ŕ le premier avec quelques variantes Ŕ
dans Orogénie. Repris aussi sous un nouveau titre (« Chant d'agonie »), le poème L'Orage secret, dernière collaboration de Gangotena à La
ligne de cœur (5 novembre 1927
7
Le vent dru de la nausée me retourne l'ombilic.
Omnimode est l'épouvante ; et sous l'arcade
Quelque esprit m'empoigne pour l'estrapade.
Et l'appel de la poésie est comminatoire :
Mères dans le songe, sous l'immense poussée de la nuit, / De grâce, pressez-vous, allaitez vos
enfants / Avant que d'horreur votre lait ne soit de lave ou caillé ! / Or, vous, puissances de ce
monde, écoutez en silence / Mes paroles concrètes de magnificence.
On le comprend : dès son origine, la poésie d'Alfredo Gangotena s'intégra à un
nouveau courant, d'essence profondément mystique, qui rejetait les scandales ou les défis
spectaculaires, et plus particulièrement ceux du surréalisme, alors à la mode. Comme Max Jacob,
Gangotena tenta de se rapprocher de Dieu par la révélation de la parole ; solitaire et impétueux comme
son ami Henri Michaux, il voulut recueillir dans leur état brut de violence et d'agressivité les
produits les plus secrets de l'esprit.
En 1927, Alfredo Gangotena, André de Pardiac de Monlezun et Henri Michaux partirent
ensemble pour un voyage d'un an en Équateur. Michaux notait au jour le jour ses impressions et les
envoyait à Jean Paulhan qui les publiait dans La Nouvelle Revue Française qu'il dirigeait. Réunies en
livre, elles furent éditées en 1929 sous le titre Ecuador. Un scandale ! Ecuador déconcerta les lecteurs
français habitués à l'exotisme ambiant. Il attrista ou indigna les Équatoriens qui le jugèrent
blasphématoire ou injurieux. Il semble que dans les deux cas le livre fut mal compris. Évoquant un
autre pays, l'œuvre aurait présenté la même acrimonie, la même sévérité, la même agressivité. En
écrivant ses impressions, parfois exactes et parfois satiriques, Michaux n’attaquait pas le pays de
Gangotena dans ses aspects physiques et humains. Il révélait, répétons -le, la volonté de détruire
le mythe du voyage et son danger le plus évident : l'exotisme. La vision, en beaucoup de pages,
négative et sombre de l'Equateur, répond au désir évident de réduire à néant la description
pittoresque de la réalité extérieure. Utilisant la même technique que les écrivains voyageurs,
Michaux lançait un défi brutal à la magie traditionnelle des récits de voyages et noircissait dans ce
but tout ce qui aurait pu être clarté : les volcans, une nature, une flore, une faune paradisiaques, un
peuple cordial et ouvert. Tout ce qui, un siècle auparavant, avait ravi Humboldt, exaspère
Michaux. Il veut montrer qu'on peut voyager à l'autre bout de la terre et ne rien a p p r e n d r e
d e n o u v e a u s u r l ' h o m m e e t s u r s o i - m ê m e ; q u ' i l n ’ y a pas plus de vérité sur la
cordillère des Andes que dans n'importe quelle rue de Bruxelles ou de Paris. « Maintenant, note
Michaux dans Ecuador, ma conviction est faite. Ce voyage est une gaffe. Le voyage ne rend pas
tant large que mondain, "au courant", gobeur de l'intéressant côté, primé, avec le stupide air de
faire partie d'un jury de prix de beauté. » Avec un acharnement incisif, Michaux oppose au
sortilège éphémère de la réalité extérieure l'authenticité de la réalité intérieure, oui, mais à travers
les méandres et les abîmes de l'âme.
L'amitié complice qui unissait Gangotena et Henri Michaux eut deux conséquences
importantes : la publication à Paris d'Orogénie et l'adhésion définitive de Gangotena à la recherche
de ce que Michaux appelait « l'espace du dedans ».
En 1927, alors que Michaux se trouvait en Équateur avec Gangotena, Jean Paulhan avait
publié son livre provocateur Qui je fus dans sa collection « Une œuvre, un portrait », éditée
par la Nouvelle Revue Française. On sait que cette collection était pour un jeune auteur une
sorte de carte de visite introduisant dans le monde des lettres. Orogénie y fut publié le 22 mars
1928. Il est permis de supposer que ce fut l'amicale intercession d'Henri Michaux qui permit au
premier livre de Gangotena de prendre le chemin de l'imprimerie. Avec, sans doute aussi,
l'appui de Jean Cocteau, comme le suggère une lettre très antérieure : « Gangotena, vous
avez du génie. C'est quelquefois dommage Ŕ toujours merveilleux. Ne dites à personne notre
projet de gloire. Je m'en charge. Venez vite avec le reste. J'ai déjà annoncé à Rivière que je lui
préparais une surprise. Votre JEAN COCTEAU. » Cocteau qui, plus tard, lui écrit encore :
« Mon cher Gangotena, Votre livre est sous presse... Je me sens heureux d'être parrain et je
mérite la dédicace d'un de ses poèmes, ce qui serait très agréable à votre vieil admirateur. JEAN. »
Orogénie – titre tellurique Ŕ rassemble un choix fait parmi les poèmes publiés
antérieurement dans les revues déjà mentionnées, mais avec d'importants remaniements. Quelques
poèmes nouveaux y figurent, tel « Boisson trouble », dédié précisément à Henri Michaux.
L'Équateur, où les deux amis venaient de séjourner, semble avoir ravivé de ses sucs et de sa force
végétale le lexique du poème. On y exalte, par exemple, « les vertes hanches de la prairie », les
« roches sous la lune », « le cri vert du crapaud », « l'alphabet du bois » et aussi les tempes qui
« plus blanches que toutes les neiges » « palpitent » « aux sources de l'azur ».
Ce tellurisme grandiose et étouffant, autre source de solitude et même de désolation,
fournit la sève d'une suite poétique datée de 1926-1927 et intitulée L'Orage secret, sur laquelle se
ferme Orogénie. La terre d'origine apparaît mentionnée une seule fois, dans « A l'ombre des
séquoias », poème de la violence verbale, dans lequel Gangotena, invoquant « les feuilles
éclatantes de ma sylve équatorienne », leur demande d'être « l'alphabet de ma parole » 8.
L'impact d'Henri Michaux sur l'évolution spirituelle d' Alfredo Gangotena allait s'exercer pleinement
durant les années 1928-1930, qui correspondent à la création du poème Absence, publié à compte d'auteur
à Quito le 10 décembre 1932. Le poète, dont la maladie s'aggravait, avait regagné son pays natal pour
s'installer dans son hacienda « San José » dans la région de Pifo, et, avec une certaine nostalgie de
l’Europe, il dédia Absence à ses « compagnons d'exil », Henri Michaux, André de Pardiac de Monlezun et
Aram D. Mouradian, ses deux beaux-frères. L'auteur d'Orogénie avait retrouvé l'Équateur, non sans
rage :
Me voici, Terre intraitable, me voici revenu des songes, / O Terre ! je m'annonce à toi !
Et ma parole vindicative, et lourde de la sève des pavots, ma parole te souille, te dit :
O Terre ! je t'abhorre ainsi : solennellement !
L'ambiance d'Absence est « un éclairage de tristesse et d'anxiété » dans laquelle l'âme est
« désemparée » » et où le poète est « entièrement donné aux puissances de l'oubli et de la mort ». Le
poème est un douloureux cri de séparation, « d'absences ». Absence d'une mystérieuse Elle, d'abord.
Séparé d'Elle, il est « chair qui souffre du vide de son oubli ».
Mais aussi absence du Moi. Moi absent du corps malade. La drogue elle-même, au lieu de soulager, rend plus
aigu le mal des « absences ». « L'opium partage en mille mes ombres, versant sur toute paupière sa
mélancolie d'absences ». Et Dieu ? On le supplie : « Seigneur Jésus, la foi me brûle. / Ouvrez-moi le mur, /
Seigneur, qui me sépare de Vous ! ». Dieu demeure dans la foi mais il est, lui aussi, absent en son mystère.
Insidieusement, la tentation de se végétaliser, de se perdre dans l'oubli en s'unissant au tellurisme ambiant,
se met à exercer sa fascination sauvage. L'absence, avec son lot de cruautés, mène à la nuit. Cruautés et
Nuit seront les deux titres de l'œuvre future.
Les amis français de Gangotena reçurent le livre qu'ils ne comprirent pas toujours pleinement, mais
dont ils pressentirent la dramatique beauté. Comme en témoigne cette lettre de Max Jacob : « Votre livre
Absence me fait l'effet d'un son de grosse cloche, et j'en écoute le son avec plaisir ». Il dit : "C'en est fini
des amusettes artistiques, des petits pittoresques. Une époque tragique veut une poésie tragique, une époque
8
Voir les chroniques de Jean Cassou vet de Jean vAudard, dans vla vrubrique vDocuments.
déchirante des poètes déchirés." Et voici que de vos Amériques nous arrivent votre voix de métal,
votre verbe ferme et odorant et votre cœur chargé d'un mal atroce, le mal du pays, mal qui nous a donné le
grand poète Ovide et d'autres exilés. Cette voix nous arrive chaude encore des Équateurs, désolée comme
les 6 530 mètres du Chimborazo et rouge de douleur comme ses pierres cuites par les soleils odieux,
implacables. Bravo pour ce livre fondamental qui ne quittera plus ma vie... ». Jacques Maritain, lui,
« admire beaucoup » « la grandeur tragique » poème et affirme : « Ce n'est pas seulement sa beauté de
forme et de volume, sa beauté en quelque sorte minérale qui m’émeut, c'est l'âme qui passe en elle. »
Dans Absence, Cruautés était annoncé « en préparation ». Ce long poème fut publié à
Paris, en avril 1937, dans les Cahiers GLM, la belle revue que dirigeait le poète-imprimeur Guy
Lévis Mano. L'amour frustré pour cette Elle idéale et refusée y élève à nouveau ses images
éblouies et nimbées de douloureux mystère. Mais l'aveu final est ici chargé d'éclairs prémonitoires :
Pour moi (sachez-le, amis), / le soleil noir !
les neiges et les voix péremptoires du sommeil et cette glace au centre aride de mon
âme.
Ce pôle de glaces pour mon être de désespoir, et cette vision d'impuissance et de regrets
dans les naissances actives de ma mort !
« Les naissances actives actives de ma mort », tel pourrait être le sous-titre du recueil
Nuit, qui fut publié à Bruxelles le 22 novembre 1938 par les Cahiers des Poètes Catholiques9.
Dans une solitude devenue obsessionnelle, isolé en terre natale comme un mort dans un cimetière
Ŕ « Ô pays de mon caveau ! », s'écrie-t-il Ŕ, Gangotena retrace l'apocalypse d'un corps et d'un
esprit. Ses amis lointains entrevirent-ils la détresse qui dictait ce chef-d'œuvre ? Dans un
émouvant message poétique précédant Nuit, Jules Supervielle s'interroge avant de tenter
d'appliquer le baume que peuvent apporter les souvenirs :
Mais que se passe-t-il, Gango, sur l'américaine montagne / Et pourquoi ne viens-tu
plus à l'appel de nos désirs, / Penses-tu que l'on t'oublie / De ce côté de la mer ? /
Laisse-moi t'envoyer là-bas / Une boucle de la Seine où se reflète Vétheuil / A l'heure
du jour où le sable / Au fond du fleuve est plus doux.../J'y joins un petit matin sur la
campagne bretonne...
En avril 1940, Gangotena publiait à Quito et en espagnol son dernier recueil : Tempestad
secreta.
Ce que furent ses dernières années a été résumé en quelques lignes chaleureuses par
Jules Supervielle : « Après les horribles jours de 1940, Gangotena se consacra à notre cause et
fit, si l'on peut dire, de la France sa religion. Abandonnant ses affaires et ses études, il
consacra tout son temps et toutes ses forces à notre pays. Il fut le porte-parole du Comité de la
France Libre en Equateur, devant les autorités de son pays, devant ses amis et,
spécialement, devant les ennemis de notre cause. "C'est ma modeste contribution pour ma
patrie spirituelle", disait-il. Quelques minutes avant sa mort, en pleine conscience, il
demanda à sa sœur (mariée au comte de Monlezun, partisan dès la première heure du général
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Dirigés par Pierre-Louis Flouquet. Parmi les autres membres du Comité de rédaction figuraient Patrice de la Tour du
Pin, Jacques Maritain, Giovanni Papini, Gertrude von Le Fort, Paul Werries.
de Gaulle) à être enterré avec cette Croix de Lorraine qu’il portait toujours sur lui.
Alfredo Gangotena mourut le 23 décembre 1944.
Quito, 1981-Paris, 1991