1 explication d`un texte d`alain – determinisme et fatalisme alain

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1 explication d`un texte d`alain – determinisme et fatalisme alain
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EXPLICATION D’UN TEXTE D’ALAIN – DETERMINISME ET FATALISME
« On peut prédire ce qui arrivera dans un système clos, ou à peu près clos,
par exemple dans un calorimètre, dans un circuit électrique, dans le système
solaire (…)
Il est donc inévitable qu’un esprit exercé aux sciences étende encore cette
idée déterministe à tous les systèmes réels, grands ou petits.
Ces temps de destruction mécanique ont offert des exemples tragiques de
cette détermination par les causes sur lesquels des millions d’hommes ont
réfléchi inévitablement. Un peu moins de poudre dans la charge, l’obus allait
moins loin, j’étais mort. L’accident le plus ordinaire donne lieu à des
remarques du même genre ; si ce passant avait trébuché, cette ardoise ne
l’aurait point tué. Ainsi se forme l’idée déterministe populaire, moins
rigoureuse que la scientifique, mais tout aussi raisonnable. Seulement l’idée
fataliste s’y mêle, on voit bien pourquoi, à cause des actions et des passions
qui sont toujours mêlées aux événements que l’on remarque. On conclut que
cet homme devait mourir là, et que c’était sa destinée, ramenant ainsi en
scène cette opinion de sauvage que les précautions ne servent pas contre le
dieu, ni contre le mauvais sort. Cette confusion est cause que les hommes
peu instruits acceptent volontiers l’idée déterministe ; elle répond au
fatalisme, superstition bien forte et bien naturelle comme on l’a vu.
Ce sont pourtant des doctrines opposées ; l’une chasserait l’autre si l’on
regardait bien. L’idée fataliste c’est que ce qui est écrit ou prédit se réalisera
quelles que soient les causes ; les fables d’Eschyle tué par la chute d’une
maison, et du fils du roi qui périt par l’image d’un lion nous montrent cette
superstition à l’état naïf. Et le proverbe dit de même que l’homme qui est né
pour être noyé ne sera jamais pendu. Au lieu que, selon le déterminisme, le
plus petit changement écarte de grands malheurs, ce qui fait qu’un malheur
bien clairement prédit n’arriverait point. Mais on sait que le fataliste ne se
rend pas pour si peu. Si le malheur a été évité, c’est que fatalement il devait
l’être. Il était écris que tu guérirais, mais il l’était aussi que tu prendrais le
remède, que tu demanderais le médecin, et ainsi de suite. Le fatalisme se
transforme ainsi en un déterminisme théologique ; et l’oracle devient un dieu
parfaitement instruit, qui voit d’avance les effets parce qu’il voit aussi les
causes. »
ALAIN
Dans cet extrait, Alain veut mettre un terme à la confusion qui nous entraîne si communément
à interpréter le déterminisme comme le principe qui donnerait raison au fatalisme. Il s’agit ainsi, pour
ce penseur, de séparer clairement ces deux interprétations, en montrant qu’elles aboutissent à des
conclusions contraires : si le déterminisme, en effet, est une connaissance qui sert notre liberté, le
fatalisme est, au contraire, l’illusion qui nous en détourne et nous fait ignorer les moyens de nous en
emparer. L’enjeu d’une telle distinction est donc fondamental : il s’agit de déterminer si le fait que nous
soyons partie prenante d’un ordre du réel et soumis à des causes nécessaires, comme n’importe
quelle partie de la nature, interdit ou non notre liberté.
Ainsi, les causes qui nous déterminent nous enchaînent-elles pour autant ? Si tout ce qui a lieu
procède de causes que l’on peut mettre en évidence, est-ce à dire, pour autant, que « tout est écrit »,
que tout événement est inévitable, parce qu’il est l’effet de causes nécessaires ? L’idée de nécessité
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rend-elle ainsi possible une intelligence du réel, qui en permettrait la maîtrise, ou bien nourrit-elle au
contraire notre ignorance, donnant droit à l’illusion d’une providence divine qui guiderait nos destins ?
Tel est ainsi l’enjeu de la pensée d’Alain, comme nous le verrons : séparer le déterminisme du
fatalisme, car si le déterminisme suppose une intelligence du réel, capable de servir notre action, le
fatalisme, lui, nous maintient au contraire dans l’aveuglement et la résignation.
On peut distinguer plusieurs étapes dans la réflexion d’Alain : dans un premier temps (de « on
peut prédire ce qui arrivera… » à « … mais tout aussi raisonnable »), le penseur éclaire le principe du
déterminisme et pose la question de son application aux événements humains, montrant ainsi que
cette application n’est sans donner déjà un sens nouveau au déterminisme, une gravité inédite. Puis,
dans un second temps (de « seulement, l’idée fataliste s’y mêle… » à « …superstition bien forte et
bien naturelle comme on l’a vu »), Alain éclaire la façon dont se produit la confusion entre le principe
du déterminisme et l’interprétation fataliste, celle-ci faisant de la nécessité l’expression d’une destinée,
qui, paradoxalement, est aussi inévitable qu’elle est imprévisible. Enfin, dans un troisième temps (de
« Ce sont pourtant des doctrines opposées… » à la fin), le penseur rompt cette confusion, définissant
clairement le déterminisme et le fatalisme dans leur opposition, l’un rendant possible la liberté et la
maîtrise du réel, quand l’autre nous condamne à l’illusion et à l’aliénation.
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Tout l’enjeu de ce texte, ainsi que nous l’avons souligné, est de tirer au clair la signification du
déterminisme et le sens de la nécessité qu’engage ce principe, afin qu’il ne soit pas confondu avec le
fatalisme. S’il faut lever cette confusion, selon Alain, c’est qu’il en va de ce qui est, pour nous, le plus
précieux : notre liberté. En effet, la représentation que nous nous ferons de la nécessité décidera du
sens de notre existence, selon qu’elle sera l’expression d’une intelligence du monde, porteuse de
liberté, ou bien d’un destin aveugle.
Au regard d’un tel enjeu, il s’agit donc pour Alain de définir précisément le déterminisme et son
domaine d’application, ce qu’il entreprend au tout début du texte. Le déterminisme apparaît avant tout
comme un principe propre aux sciences de la nature, tel qu’il n’est pleinement garanti et pertinent que
dans le cadre d’expérimentations, se rapportant à des systèmes physiques clairement définis :
calorimètre, circuit électrique ou bien système solaire. Ce n’est pas un hasard si Alain insiste ici sur le
fait qu’il s’agit de « système clos » (ligne 1), dont, par conséquent, l’extension est limitée et dont les
causes demeurent simples et facilement analysables. Autrement dit, si le déterminisme consiste à
dégager un enchaînement de causes nécessaires permettant d’anticiper des effets prévisibles, une
telle prédiction ne peut, toutefois, être posée avec rigueur que dans le champ de systèmes définis et
limités. Si Alain précise ainsi ces conditions d’application du déterminisme, c’est afin de prévenir toute
interprétation de ce principe comme conduisant à l’idée d’une nécessité absolue, infrangible, qui ferait
de tout événement la conséquence inévitable de causes impérieuses. Car, comme nous le verrons,
c’est justement cette extrapolation qui nourrit la superstition dont se réclame le fatalisme. Rappeler
que l’idée déterministe n’a ainsi de pertinence absolue que dans le cadre des sciences de la matière,
et dans les limites de leurs méthodes, est une façon ainsi de mettre en question la façon dont le sens
commun l’applique à tous les domaines, sans prendre garde au fait qu’en changeant l’objet auquel
s’applique le déterminisme, on change aussi les conditions de son application ainsi que sa
signification. En effet, si dans le cadre d’un système simple, je puis prédire absolument le devenir du
système, tel que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, peut-on produire une telle
prédiction absolue en ce qui concerne des systèmes complexes ? Quand les causes cessent d’être
simples, la nécessité est-elle alors aussi mécaniquement prévisible ?
Comme le relève Alain, il est sans doute « inévitable » (ligne 4) que l’on applique ce principe
déterministe à des systèmes plus étendus et plus complexes. Or, il est remarquable ici qu’Alain ne
dise pas que ce soit pertinent : c’est « inévitable », comme si l’esprit humain ne pouvait s’empêcher
d’étendre ce principe, par-delà le champ d’application qui, seul, en détermine la rigueur, à savoir les
sciences et les systèmes physiques simples. Dans cette application, on pourrait se demander ainsi si
l’on ne glisse pas du champ de la physique, à celui de la métaphysique, c’est-à-dire du domaine
précis de l’expérimentation et de la mesure, à celui de la recherche d’un sens qui engagerait la totalité
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du réel, extension qui outrepasse les conditions de toute science possible. D’autre part, sans que
Alain le précise, ne pourrait-on pas estimer qu’il y a un vice logique à appliquer ce qui vaut pour un
système simple à un système plus complexe ? En effet, sur un plan logique, ce qui vaut pour le tout
vaut nécessairement pour la partie, mais inversement, je ne puis dire que ce qui s’applique à une
partie du réel, vaut pour sa totalité.
Cette extrapolation du déterminisme, cette façon de l’appliquer hors de son domaine d’élection (la
science et les systèmes matériels simples), produit plus encore un glissement de son sens, lorsque
l’on quitte le domaine purement physique, pour l’appliquer au domaine des actions humaines. Le
basculement de l’hypothèse déterministe à la thèse fataliste a lieu justement parce que l’on passe de
la matière à l’existence humaine. Comme le souligne Alain, la nécessité prend alors un tout autre sens
parce que l’on n’est plus dans le domaine indifférent de la matière et de ses jeux de causes :
désormais, la nécessité, parce qu’elle s’applique à nous, parce qu’elle engage notre devenir et parce
qu’elle peut prendre la forme d’un enjeu de vie ou de mort, acquiert un sens proprement « tragique ».
Prendre, comme le fait Alain, l’exemple de la guerre, d’une guerre qui fut barbare et bel et bien
tragique, comme le fut la première guerre mondiale, dont il connût d’ailleurs l’horreur en tant que
soldat, c’est signifier à quel point ici l’on sort du domaine apaisée de la science pour entrer dans la
question du sens angoissant de l’existence humaine. Quand le développement des causes implique la
vie humaine, comment les interpréter encore sereinement, sans leur attribuer une toute autre
signification ? Comme le relève ici Alain, quand c’est notre vie elle-même qui est en jeu, il est à
nouveau « inévitable » (ligne 8) que les hommes ne considèrent plus simplement le déterminisme
comme un principe d’explication mais lui confère un sens qui engage leur destin. Si les hommes ainsi
« réfléchissent » (ligne 8) alors à l’enchaînement des causes, c’est en tant que ces causes les
affectent. Ainsi, le penseur laisse supposer ici que le glissement vers le fatalisme serait en un sens
inévitable, serait une illusion naturelle de notre raison : dès que les causes impliquent notre existence,
nous ne pouvons que les réinterpréter comme les signes d’un destin qui s’impose à nous autant qu’il
aurait pu, d’ailleurs, être tout autre. Comment ainsi le déterminisme change de sens à partir du
moment où il implique notre existence ?
« Un peu moins de poudre dans la charge, l’obus allait moins loin, j’étais mort » (lignes 8 et 9). Le
déplacement du sens déterminisme est le suivant : dans l’ordre strict de la science, le déterminisme
est l’affirmation selon laquelle les mêmes produisent nécessairement les mêmes effets ; quand
l’existence humaine est engagée, on déduit de ce même principe que la moindre modification dans les
causes aurait pu entraîner un effet tout autre. En un sens, ce « déterminisme populaire », comme le
désigne Alain, est parfaitement « raisonnable » (ligne 12) : en effet, l’hypothèse sur laquelle il repose
n’est que le postulat complémentaire de celui du déterminisme scientifique. Seulement, et c’est là que,
pourrait-on dire, le vers est déjà dans la pomme, un tel déplacement, tel que le laissent supposer les
exemples d’Alain, réintroduit un principe de hasard au cœur de la nécessité, sur le modèle
hypothétique du « et si… » : et s’il y avait eu moins de poudre, je serais mort ; et si j’avais trébuché, je
n’aurais pas pris cette brique ou cette ardoise et je ne serais pas tétraplégique aujourd’hui. Voilà,
soudain, que la réflexion sur les causes nécessaires des événements donne droit à l’idée de chance,
de bonne fortune, et nous conduit, paradoxalement, à affirmer un principe de hasard ou plutôt de
contingence. Un tel glissement est clairement l’effet ici d’une illusion rétrospective : il ne s’agit plus,
comme en sciences, de prédire ce qui aura lieu, mais de supposer que les événements auraient pu
être tout autre qu’ils n’ont été. Or, c’est là qu’on abandonne le domaine « rigoureux » de la science
(ligne 12) pour déjà glisser dans l’irrationalité. Quand l’homme est en jeu, le déterminisme nous fait
affronter la question de notre destin : le jeu innocent de la nécessité se change alors dans le
sentiment de l’absurdité de leur enchaînement des causes, car si les mêmes causes produisent
toujours les mêmes effets, des causes insignifiantes (un peu plus de poudre, un peu moins de poudre)
peuvent aussi produire de « grands » effets, des effets tragiques. Et c’est alors, comme nous allons le
voir, que nous ne pouvons plus interpréter avec indifférence le déterminisme, mais que « fatalement »,
nous l’interprétons comme le signe d’un destin et d’une fatalité, aussi impérieuse qu’elle est finalement
absurde.
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Il nous faut affronter un problème : pourquoi en vient-on à convertir un principe scientifique, le
déterminisme, en une illusion cosmologique, une illusion sur l’ordre du monde, telle que Alain en fera
apparaître le credo à la fin du texte ? Comment s’opère un tel glissement ?
Comme il le montre, c’est essentiellement parce que nous quittons soudain le domaine indifférent des
forces matérielles pour aborder celui de l’existence humaine et de son sens : la thèse fataliste se
nourrit du sentiment tragique de l’existence humaine et convertit ainsi l’agencement nécessaire des
causes en signes de notre destin.
L’absence de rigueur, dont l’interprétation populaire du déterminisme procède, est la conséquence de
la façon dont les causes nous affectent : parce que les choses sont ce qu’elles sont, selon des causes
nécessaires qui les disposaient à être ainsi, on en vient à penser alors que les choses devaient
fatalement se produire ainsi, car elles auraient pu être toutes autres si les causes avaient été
modifiées. C’est étrangement la contingence (le fait que tout ce qui a lieu aurait pu se produire
autrement) qui nous conduit à postuler un principe de fatalité : parce que, dès lors, les choses ont eu
lieu de cette façon, c’est donc, en déduisons-nous, qu’elles devaient se produire ainsi, fatalement.
Cette déduction erronée tient au fait que nous sommes affectés par l’événement en question : parce
que les « actions et les passions » s’en mêlent (ligne 13), nous ne pouvons plus considérer le jeu des
causes avec l’indifférence de la mesure scientifique ; compte tenu des conséquences si tragiques de
ce jeu, nous en venons « inévitablement » à transformer cette nécessité aveugle en un destin fatal.
Ainsi, le fatalisme introduit une forme de finalisme au cœur de la nécessité : tout étant l’effet d’une
cause, la mort d’un homme est l’effet d’une telle nécessité et « on en conclut que cet homme devait
mourir là, et que c’était sa destinée » (ligne 14). La nécessité se mue alors en un destin aveugle, dont
nous sommes les spectateurs impuissants : elle n’est plus l’occasion d’une intelligence qui pourrait,
par la connaissance des causes des événements, maîtriser l’ordre du réel, elle devient au contraire
l’expression d’une volonté transcendante, qui échappe à notre compréhension. « C’était son destin » :
une telle formule revient à postuler à la fois que l’événement était absolument nécessaire mais que
cette nécessité est, pour nous inintelligible. « Destin » est ainsi le mot qui désigne un aveuglement
délibéré ; nous maintenons que les événements sont déterminés, qu’ils ne sont pas hasardeux, mais
nous renonçons à les expliquer. Et c’est là que l’irrationalité fait son retour : puisqu’à tout événement
nécessaire, il faut une cause, puisque notre intelligence renonce à l’éclairer, nous l’assignons à une
volonté divine, dont nous ignorons les projets, convertissant notre propre ignorance en une puissance
mystérieuse. On pourrait dire du fatalisme ce que Spinoza disait ainsi du finalisme : il est « l’asile », le
refuge, « de notre ignorance », car il consiste à faire de notre aveuglement un principe d’explication
des phénomènes. Revient alors « sur scène », cette « opinion de sauvage que les précautions ne
servent pas contre le dieu, ni contre le mauvais sort » (lignes 16 et 17). L’expression d’Alain est ici très
forte : « opinion de sauvage » ; l’enjeu est de bien souligner ici à quel point le fatalisme est un
renoncement à toute approche rationnelle du réel : une telle vision du monde réintroduit dans l’ordre
du réel les monstres d’une imagination, dont Alain n’est pas sans savoir qu’elle féconde les passions
les plus furieuses, les terreurs les plus puériles et les violences les plus barbares. C’est justement
cette irrationalité, cette interprétation d’un monde aussi effrayant qu’il est incompréhensible, que le
déterminisme scientifique, tel qu’il s’inaugura avec l’apparition de la physique classique, au dixseptième siècle, avait rejeté en dehors de la « scène ». Comme le relevait ainsi Descartes, dans ses
Météores, quand nous ramenons un événement aux causes physiques qui nous en donnent
l’intelligence, nous cessons de trembler devant lui, emportés par les délires de notre imagination. Le
« dieu » ou le « mauvais sort » marquent ainsi la défaite de notre raison, tout en donnant l’apparence
d’être encore des principes d’explication. C’est là la « confusion » que relève Alain (ligne 18). En effet,
le fatalisme peut bien sembler prolonger le déterminisme et le déterminisme y conduire, dans la
mesure où il se prévaut bien en apparence d’une cause explicative et d’un ordre nécessaire du
monde. En ce sens, le fatalisme semble être un déterminisme radical : tout est nécessaire, tout est
prévu et, cela, absolument, car tout procède d’une volonté transcendante. Mais, en s’accordant ainsi
en apparence avec le déterminisme, l’idée fataliste est une façon de nier toute explication possible
des événements : si tout s’explique, parce que tout est l’expression d’un destin, il n’y a plus à
rechercher les causes des phénomènes, ceux-ci étant la conséquence d’une raison ultime qui
échappe à notre intelligence. Ce faisant, le fatalisme revient bien à « expliquer » toutes choses par
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notre aveuglement, et ainsi, à renoncer à l’usage de notre raison. Le déterminisme, que revendique le
fataliste, est une façon, dès lors, de se résigner devant un ordre du réel, que nous subissons et que
nous ignorons.
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Or, c’est cette possible « confusion » dont il s’agit de se libérer, et c’est là l’enjeu décisif de la
réflexion d’Alain, dans ce texte, la distinction à laquelle le penseur veut nous conduire. Le
déterminisme ne donne aucunement raison au fatalisme ; il n’en prépare ni n’en justifie la vision du
monde, tout au contraire. Ainsi, dire que « tout est déterminé » ne revient pas à dire que « tout est
écrit ». C’est cette différence essentielle, que le dernier paragraphe veut fonder.
En quoi fatalisme est déterminisme s’opposent-ils donc ? Pourquoi ne sauraient-ils être confondus ?
Alain nous propose deux définitions opposées de l’un et de l’autre. Interrogeons le principe de cette
opposition. Que postule le fatalisme ? « L’idée fataliste, c’est que ce qui est écrit ou prédit se réalisera,
quelles que soient les causes ». Le fatalisme repose ainsi sur une confusion et une exclusion : il
revient à confondre ce qui est écrit et ce qui est prédit ; il exclut l’intelligence des causes (« quelles
que soient les causes », celles-ci étant ainsi supposées n’avoir aucune importance). Or, c’est
justement cette confusion et cette exclusion, qui opposent fatalisme et déterminisme. En effet, le
fataliste reverse ce qui peut être prévu dans ce qui est écrit : mais prévoir les événements, n’est-ce
pas se préparer à pouvoir les changer ? Si l’on prévoit donc un événement, cette intelligence ne nous
donne-t-elle pas la possibilité de le modifier, par la connaissance des conditions qui le déterminent ?
Autrement dit, n’y a-t-il pas une contradiction dans le fait de supposer que tout serait écrit et que tout
pourrait être prédit ? Prédire, n’est-ce pas se donner les moyens d’écrire soi-même le cours du
monde, au lieu d’en être le spectateur ?
L’exclusion des causes, comme si, finalement, elles importaient peu, n’en est pas moins significative
de l’illusion finaliste, et de son opposition au déterminisme. En effet, autant pour le déterministe, la
connaissance des causes est primordiale pour éclairer l’ordre du réel, autant elle demeure tout à fait
accidentelle pour le fataliste, et cela parce que tout événement recevra une raison ultime, qui
dispense d’en interroger les causes prochaines, à savoir la volonté des dieux ou le « mauvais œil ».
Ce faisant, le fataliste peut bien se dispenser d’expliquer les événements, vu qu’il a une raison qui
permet de les reconduire au même principe : « de toute façon, c’était écrit », cela devait avoir lieu,
fatalement. Là réside donc le principe fataliste : toutes choses s’expliquent, avant même qu’elles
soient expliquées ; tout est prévisible, après que les événements aient eu lieu ! Ainsi, le fataliste,
pourrait-on dire, se fait oracle « quand les jeux sont faits » : « si le malheur a été évité, c’est que
fatalement il devait l’être. Il était écris que tu guérirais, mais il l’était aussi que tu prendrais le remède,
que tu demanderais le médecin, et ainsi de suite ». Qui ne pourrait prévoir un événement, après qu’il
ait eu lieu ? Chacun peut se faire oracle, à ce prix ! En ce sens, le fatalisme revient à ne rien prévoir
mais à constater ce qui a eu lieu : le fataliste est un oracle extraordinaire, qui prévoit les événements,
après qu’ils aient eu lieu. Partant, le fatalisme est mû par une logique rétrospective, qui donne
l’apparence d’éclairer la nécessité des événements, alors qu’il se réduit à constater ce qui est. La
maxime populaire, convoquée par Alain, trahit bien l’absurdité de cette pseudo explication des
événements : « le proverbe dit de même que l’homme qui est né pour être noyé ne sera jamais
pendu ». Comment savoir que quelqu’un est né pour être noyé, et non pour être pendu, avant qu’il ne
le soit ? La croyance dans le destin consiste ainsi à postuler que les événements ne pouvaient avoir
lieu autrement parce qu’ils ont eu lieu, ce qui revient à penser que tout événement est fatal par le
simple fait qu’il se produit ! Partant, en quoi consiste encore cette prédiction, qui prédit simplement
que quelque chose a eu lieu et qu’elle devait nécessairement avoir lieu ? Le fataliste prévoit ainsi ce
qui a déjà eu lieu et explique de même toutes choses, en en ignorant les causes.
Or, c’est justement sur le sens de la prédiction que le déterminisme s’oppose au fatalisme. Quand le
fatalisme se borne au constat rétrospectif du déroulement d’un événement, le rapportant, quelle qu’en
soit la teneur, à une volonté transcendante, le déterminisme consiste dans une intelligence des lois du
réel, qui nous permet d’anticiper les événements et, ce faisant, d’en changer le cours. « Selon le
déterminisme, le plus petit changement écarte de grands malheurs, ce qui fait qu’un malheur bien
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clairement prédit n’arriverait point ». Autrement dit, si le fatalisme nous condamne à constater ce qui
est et à nous résigner, le déterminisme, au contraire, sert notre action et permet la maîtrise du réel. Il
s’agit surtout, pour Alain, de nous faire comprendre que l’idée selon laquelle tout événement est
déterminé ne nie pas notre liberté, tout au contraire. Dans une logique assez proche de celle de
Spinoza, dans l’Ethique, il laisse entendre ici que plus nous aurons la connaissance des causes et
des rapports qui unissent toutes choses, plus par cette connaissance nous pouvons maîtriser l’ordre
du monde, ordonner nos actions selon cette connaissance, et, ce faisant, cesser d’être le jouet de
causes que nous ignorons. En ce sens, si le fatalisme absorbe toute contingence dans un destin qui
se vérifie coûte que coûte, c’est en mettant en évidence les rapports nécessaires entre les choses que
le déterminisme ouvre des possibles pour notre action. La connaissance de la nécessité dispose à
l’action, au lieu de l’interdire. On retrouve l’esprit du positivisme du XIXème siècle, celui d’un Auguste
Comte, qui affirmait ainsi : « savoir, c’est prévoir », cette façon d’anticiper les événements permettant
à notre volonté de maîtriser le réel. Autrement dit, le déterminisme féconde une raison active, une
rationalité qui s’empare du réel, au lieu de le subir, quand, au contraire, le fatalisme se réduit, pour
reprendre une expression de Leibniz, à une « raison paresseuse », une façon de se résigner devant
l’ordre du réel, de renoncer à toute volonté, au lieu de rechercher les moyens de notre liberté, par la
connaissance des causes. « Si le malheur a été évité, c’est que fatalement il devait l’être. Il était écris
que tu guérirais, mais il l’était aussi que tu prendrais le remède, que tu demanderais le médecin, et
ainsi de suite ». Pour une telle logique, il n’y a plus rien à faire : toute action devient une illusion et
l’homme est condamné à subir sa propre existence de façon impuissante. En ce sens, ce qui sépare
ces deux formes de déterminisme (le « déterminisme théologique » n’étant qu’une fiction de
déterminisme, comme nous l’avons vu), c’est que l’un ouvre à l’homme la possibilité d’agir et de se
rendre maître de son existence, alors que l’autre attribue cette capacité aux dieux et dépossède
l’homme de sa liberté autant que du sens de son existence.
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Comme nous venons de le voir, il s’agit, dans ce texte, de fonder une liberté possible pour
l’homme, compatible avec le déterminisme. Loin que ce dernier nous condamne au fatalisme, à l’idée
selon laquelle nous serions prisonniers d’un destin, elle permet au contraire d’anticiper les
événements et d’en modifier le cours, à partir de la connaissance des causes qui régissent le réel. Ce
faisant, Alain nous éclaire la façon dont le déterminisme se mue en fatalisme, la raison en étant que
l’homme ne peut considérer avec indifférence les actions qui affectent son destin, surtout quand elles
son tragiques : cette illusion tient ainsi au fait que nous ne pouvons alors accepter le jeu naturel des
causes, sans y projeter un sentiment de l’absurde, tel que nous préférons y reconnaître une volonté
divine, plutôt qu’une nécessité aveugle.
Partant, Alain n’est pas, dans ce texte, sans dépasser la fameuse troisième « antinomie » de
Kant, dans la Critique de la raison pure : loin que le déterminisme nie l’hypothèse de notre liberté, il la
sert au contraire, la connaissance de la nécessité servant notre action et permettant à notre volonté
d’anticiper le réel. Le déterminisme ne consiste pas à constater que les choses sont et qu’elles ne
peuvent pas être autrement que ce qu’elles sont ; le déterminisme est au contraire ce qui permet de
faire que les choses soient toujours autres, ayant la connaissance des causes qui les déterminent.
Connaître ainsi la nécessité, c’est l’anticiper ; l’anticiper, c’est cesser de la subir. La connaissance
anticipatrice transforme la nécessité en contingence et nous fait acteur de notre existence, au lieu
d’en être les spectateurs passifs et résignés.