l`homme - mesure
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l`homme - mesure
cycle la mesure / LNA#36 LNA L’HOMME - MESURE * Par Barbara CASSIN Directrice de recherche au CNRS, Université de Paris IV * Texte tiré de « L’Effet Sophistique » de Barbara Cassin (Gallimard, 1995, p. 108 et p. 228 sqq). « ’homme est la mesure de toutes choses ». Pour entendre dans sa portée sophistique la fameuse phrase de Protagoras sur l’homme-mesure, il faut comprendre de quelles choses, de quelles « toutes choses » il s’agit. Ces « choses » sont en grec des khrêmata. Or les khrêmata ne sont justement ni des phainomena, des « choses qui apparaissent » (des sensations, des perceptions), comme par exemple le Platon du Théétète ou l’Aristote du livre Gamma de la Métaphysique s’empressent de le faire croire, ni des pragmata, des « choses auxquelles on a affaire » (objets réels, « matter of facts »), comme par exemple le Platon du Cratyle ou Sextus Empiricus (H.P., I, 216) l’assurent sans hésiter. Que l’ensemble de cette phrase n’ait cessé de subir des traductions radicales pour servir d’ennemimodèle, ou tout simplement d’autre, en tout cas pour rentrer dans un système qui permette de l’évaluer et de la critiquer, c’est ce que le raccourci de Sextus, qui met en série les équivalents, montre avec plus de simplesse que les lentes et multiples réductions-séductions platonico-aristotéliciennes : « Et Protagoras, quant à lui, veut que l’homme soit mesure de toutes les choses en usage [pantôn khrêmatôn], de celles qui sont qu’elles sont [tôn ontôn hôs estin], de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas [tôn de ouk ontôn hôs ouk estin], voulant dire par « mesure » le critère, et par « choses en usage » les choses auxquelles on a affaire [khrêmatôn de tôn pragmatôn], si bien qu’ il affirme en substance que l’ homme est le critère de tout ce à quoi il a affaire [pantôn pragmatôn]... Du coup, l’homme devient selon lui le critère de ce qui est [tôn ontôn], car tout ce qui apparaît [panta ta phainomena] aux hommes a aussi de l’être, et ce qui n’apparaît à aucun homme n’a pas non plus d’être. » Droit et institutions en Grèce antique, Paris (Flammarion, coll. Champs, 1982), p. 113 et note 32. 1 D’autant qu’il y a de la part d’Aristote non seulement redite de Protagoras, mais redite de la redite de Platon : « Le dieu est la mesure de toutes choses » (Lois, IV, 716c). La série homme-dieu-monnaie peut donner à penser. 2 3 87B D.K. (II, pp. 361363), recueilli comme l’un des fragments du Peri homonoias, « Sur la concorde », ou « Sur le consensus », qui constitue, à le bien prendre, une réflexion sur le rapport entre le consensus et l’usage, dans tous les sens du terme, de la coutume à l’usure. Dans ce débris protagoréen, tout est soumis à discussion, non seulement le sens de chaque terme - metron, « mesure », lié à l’action (de la connaissance) ou à la passion (de la sensation) ? « Homme », individuel ou générique ? -, mais jusqu’à la syntaxe - quelle est au juste la fonction de hôs, complétive, explicative ? Je voudrais simplement, pour ma part, insister ici sur le fait qu’il s’agit de khrêmata. Il est évident que ma « traduction » par « choses en usage » est fausse : elle est là seulement pour marquer que khrêmata est avant tout du corrélat de krêsthai, « se servir de », « utiliser », avec, en amont, le sens de « désirer », « avoir besoin de », et, en aval, celui d’« expérimenter », « subir », « être sujet à ». Comme l’indique Louis Gernet, rappelant l’obligation de sépulture qui incombe à ceux qui ont appréhendé la succession conçue comme « biens », et la loi solonienne, « la notion de khrêma est la notion économique-type : il n’y est fait état ni de qualification religieuse, ni d’efficacité spécifique » 1. Le lien entre les khrêmata et la circulation des biens a son écho jusque dans la détermination des vertus qu’affine Aristote dans L’Ethique à Nicomaque. Après avoir défini, sans équivoque mais - je veux le croire - non sans clin d’œil 2, les khrêmata comme « tout ce qui est mesuré (metreitai) par la monnaie » (III, 4, 1231 b26s.), Aristote enfonce d’un syllogisme le clou étymologique : « Ce dont nous avons usage (khreia) il est possible d’en user (khrêsthai) et bien et mal. Or la richesse (ho ploutos) est au nombre des choses dont on fait usage (tôn khrêsimôn) ; et, par ailleurs, de chaque chose fait un usage excellent (arista khrêsetai) celui qui possède l’excellence (aretên) qui la concerne. Si bien que fera un usage excellent des richesses celui qui possède l’excellence concernant les richesses. Or l’usage des richesses (khrêsis... khrêmatôn) semble bien être leur dépense et leur don (dapanê - la « consumation » dirait Bataille - kai dosis), tandis que l’acquisition et la conservation sont plutôt une possession (hê de lêpsis kai hê phulakê ktêsis...) » (1120 a4-9). L’intérêt de tout le passage est d’opposer rigoureusement la dépense à l’accumulation, et de lier avec insistance le bon usage des khrêmata, qu’on traduit alors par « richesses », à la dépense et au don : à la mise en circulation. Qu’il s’agisse, précisément avec ce sens, d’un maître-mot de la sophistique ne fait aucun doute. Gorgias faisait déjà dire à Palamède, à propos des khrêmata, qu’il aurait reçu pour sa trahison : « Si je m’en sers (khrômenos), je me fais repérer ; si je ne m’en sers pas, quel profit en tirerais-je ? » (82 B11a D.K., 1O). On renverra, pour une fable reprise d’Esope, au fragment 54 d’Antiphon 3, où un homme, ayant amassé beau5 LNA#36 #36 / cycle la mesure coup d’argent, refuse d’en prêter, avec intérêt pourtant, à celui qui le sollicite, et préfère cacher son trésor dans un coin. On le voit, on le vole. Il ne retrouve plus ses richesses (ta khrêmata), et pleure de ne pas s’en être servi (ouk ekhrêse) pour qui en avait besoin, ce qui les aurait à la fois préservées et accrues. Survient le solliciteur, qui le console ainsi. « Il l’exhorte à ne pas se faire de souci, et à penser que c’est encore à lui et que rien n’a disparu, en enfouissant une pierre au même endroit. ‘De toute façon, quand c’était à toi tu ne t’en servais pas (oud’... ekhrô), ne pense donc pas maintenant que tu es privé de quoi que ce soit.’ Car ce dont on ne s’est pas servi et dont on ne se servira pas (hotôi gar tis mê ekhrêsato mêde khrêsetai), que ce soit ou non à vous, cela ne fait ni plus ni moins de mal ». « Le logos montre que - concluait Esope - la possession n’est rien si la jouissance (khrêsis) ne l’accompagne », ou, avec l’imparable scansion de La Fontaine : « L’usage seulement fait la possession » 4. On peut maintenant reboucler sur la phrase de Protagoras dans son entièreté présumée : l’homme est mesure de toutes les khrêmata, « de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas ». Heidegger en conclut que le sophiste est un véritable Présocratique, un autre Parménide et un bon phénoménologue : « l’homme (à chaque fois) est la mesure des choses en présence, en sorte qu’elles se présencifient ainsi qu’elles se présencifient, mais aussi de celles auxquelles il demeure refusé de se présencifier en sorte qu’elles ne se présencifient point » (Nietzsche, II, p. 110 ; cf. Chemins, p. 92s.). Il ne s’agit pas de « subjectivisme » (il faut dissiper « l’illusion que Protagoras serait pour ainsi dire le Descartes de la métaphysique grecque », Nietzsche, II, p. 114), mais d’histoire de l’être : la « mesure » n’est pas une mainmise du sujet souverain sur les objets, mais une restriction, une modération, voire même une juste mesure, de l’alêtheia, de la non-occultation. Traduire khrêmata par pragmata, puis comprendre les pragmata comme des phainomena, et donc comme des onta, des « étants », c’est décider phénoménologiquement de l’être comme présence et faire de l’homme son « berger ». Eugène Dupréel choisit a contrario de partir de l’opposition entre khrêmata et on : « Il n’y a pas d’être, point de nature dont la connaissance ne serait qu’un reflet, il y a l’activité des hommes par quoi quelque chose est découpé et fixé dans l’indétermination antérieure » 5. S’il s’écarte du coup, comme Heidegger, des deux interprétations les plus courantes - le « sensualisme » et le « subjectivisme » de Protagoras -, ce n’est pas au profit d’une ontologisation, mais de ce qu’il appelle une « tierce interprétation » : « La phrase fameuse proclame donc le primat de la convention sur la nature brute, la doctrine de Protagoras est, au principal, un conventionnalisme sociologique » (ibid, p. 25). Mais cette interprétation-là à son tour, si elle me paraît engager une perception moins violente que celle d’un Protagoras dédié à une démarque de l’ontologie, présente des connotations dont l’étroitesse durkheimienne n’est guère satisfaisante. J’insisterai plutôt pour ma part, à partir de la même distinction khrêmata/onta, sur le fait que l’homme, pris dans l’économie générale du flux : temps, discours, khrêmata, décide des arrêts sur image : espace, sens, pragmata, onta. C’est tout le rapport temporalisé au logos, comme création continuée, performance, bref la discursivité sophistique, qui se trouve ainsi impliqué. 6 Æsopi Fabulæ, rec. Æ. Chambry, Paris, 1926, II, 345, p. 543, 12s. La Fontaine, IV, 20. 4 Les Sophistes, Neuchâtel, 1948, réimpr. 1980, p. 24 5