Est-il légitime de réglementer le développement des

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Est-il légitime de réglementer le développement des
Est-il légitime de réglementer le développement des techniques ?
Corrigé
Introduction
Nous appartenons à une société dont le dynamisme est étroitement lié au développement des
techniques. La révolution industrielle, au siècle dernier, puis celle informatique, dans la
seconde moitié du XXe siècle, ont en particulier profondément transformé la vie quotidienne
et le travail, dans son contenu et dans ses conditions. La société gagne-t-elle toujours à
accompagner le développement de ses techniques, à se réorganiser sans cesse en fonction des
dernières innovations technologiques, comme c’est le cas aujourd’hui pour l’économie
mondiale face à l’essor d’Internet ? Ne doit-elle pas plutôt faire preuve de prudence et
s’interroger sur les conséquences de ces transformations avant de les accepter ? Une société
responsable ne doit-elle pas contrôler le développement de ses techniques pour pouvoir
s’assurer qu’il demeure toujours compatible avec la finalité première de l’activité
technicienne, à savoir le gain de liberté ?
1. Légitimité de la réglementation des techniques
A. La technique est au service de la vie
Les hommes ont recours à la technique pour remédier à une difficulté : soit pour parer à un
danger et protéger leur vie, soit pour se libérer d’une contrainte et améliorer leurs conditions
d’existence. Dans cette perspective, il va de soi que la technique représente toujours un gain,
un avantage et que l’on a toujours intérêt à la voir se développer. Les techniques de
l’armement elles-mêmes, toujours de plus en plus destructrices, visent plus de sécurité et de
liberté face à un ennemi potentiel.
On peut toutefois apporter une importante réserve à ce premier jugement. Le gain accompli
par un progrès technique doit en effet, pour être correctement évalué, être rapporté aux risques
que représente sa réalisation. Le débat soulevé par exemple par le recours à l’énergie
nucléaire montre qu’il y a deux façons d’apprécier une innovation technique : soit par les
effets directs de bien-être qui sont sa finalité, soit par les dangers représentés par l’éventualité
d’une erreur, d’un accident technique. Plus l’acte technique est complexe, plus il réclame de
prudence du point de vue du technicien mais aussi de celui du législateur. Et c’est au nom de
la sécurité, de l’utilisateur comme du producteur, de la santé publique ou de l’éthique que la
loi peut légitimement imposer au développement certaines normes particulières.
B. Les formes de la prudence face aux dangers de la technique
Il existe un certain nombre de dangers, connus et identifiés, liés à certaines techniques qui
font par ailleurs les preuves de leur efficacité et de leur intérêt. On sait par exemple ce que
peut représenter l’automobile en termes de liberté de déplacement. On connaît aussi les
risques de ce moyen de transport. Dans ce domaine par conséquent, la réglementation ne peut
se donner comme objectif raisonnable qu’une limitation des risques d’accidents par le biais
d’une politique routière : développement des moyens de transport alternatifs ; formation des
futurs conducteurs ; qualité de l’infrastructure ; obligation d’entretien des véhicules ;
© Hatier 2002-2003
répression policière ; imposition de normes de construction aux producteurs afin de mieux
protéger les passagers en cas d’accident… Mais à côté de la réglementation de l’usage social
d’un objet technique existant, il existe une autre forme de prudence face aux risques de la
technique.
Les innovations technologiques récentes réclament en effet une attitude différente puisque les
dangers qu’elles peuvent représenter sont encore inconnus et ne peuvent qu’être supposés. La
prudence se traduit ici par le respect d’un principe de précaution qui pourrait se formuler
ainsi : « dans le doute, abstiens-toi ». Non pas qu’il faille toujours renoncer à recourir à une
technique nouvelle dont les effets peuvent être graves, parce qu’incontrôlables par exemple.
Mais l’innovation se doit d’être durablement testée et observée avant que soient totalement
autorisés son développement et son commerce. C’est le problème rencontré aujourd’hui, dans
le domaine de la santé publique, avec les espèces végétales issues d’hybridation transgénique.
Il n’est pas du tout contradictoire avec la finalité libératrice de l’acte technique d’envisager
celui-ci non pas du seul point de vue du technicien, de l’usager ou de l’intermédiaire qui tire
profit de sa commercialisation, mais surtout du point de vue de la société et de l’intérêt
collectif. La technique ne peut être assumée et maîtrisée de manière responsable que dans le
cadre d’une réflexion politique.
2. Pour quelle(s) raison(s) devrait-on laisser libre cours
au développement des techniques ?
A. Les conditions économiques de l’essor technologique
Le développement des techniques et la force d’entraînement qu’il représente pour la société
ne sont pas une caractéristique propre à toutes les cultures. Les grandes acquisitions
techniques de l’humanité ont été effectuées à des époques et en des sociétés déterminées ;
elles ne correspondent pas aux étapes d’un progrès universel et continu. En revanche, l’essor
technologique des sociétés occidentales est, lui, relativement continu depuis deux siècles. Il
est étroitement lié à l’instauration du mode de production capitaliste. L’innovation technique
est en effet économiquement sollicitée dès lors qu’elle peut représenter, par ses applications,
des gains de productivité et par conséquent un plus large profit financier. La profonde
transformation de l’activité technique (le dépassement de l’artisanat par la technologie
industrielle) a été rendue possible par une importante mobilisation de capitaux. Autrement dit,
le développement technologique, tel qu’il se manifeste dans nos sociétés c’est-à-dire de
manière quasi continue, n’est pas un phénomène seulement technique mais aussi social et
économique. Si donc le dynamisme technologique exige d’être contrôlé juridiquement, c’est
que sa finalité n’est pas forcément celle d’un gain de liberté. Les directions qu’il emprunte
peuvent être dictées par la recherche d’un profit économique à court terme et ne pas
correspondre à des choix raisonnables du point de vue de l’intérêt collectif.
B. La réglementation des techniques contredit la liberté d’entreprendre
Dans ces conditions, on comprend que la réglementation de l’activité technique dans nos
sociétés de libre concurrence revient à limiter la liberté d’entreprendre. Si une innovation
technologique peut représenter un avantage productif ou commercial, interdire son
exploitation revient à limiter le développement d’un marché pouvant offrir des profits et de
l’emploi. C’est au nom du libéralisme économique que l’on peut donc contester le principe
d’un contrôle social et éthique du développement des techniques et ne réclamer, dans ce
domaine comme dans d’autres, qu’une réglementation minimale. Ainsi les États-Unis, société
beaucoup plus libérale que les nations européennes, ont-ils rapidement accepté la
commercialisation des produits transgéniques sans respecter aucun principe de précaution.
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3. Les réserves éthiques à l’égard
du développement technique
A. Le développement des techniques correspond-il nécessairement à un progrès ?
On assimile, dans nos sociétés, le développement des techniques à un progrès du bien-être
général. L’extrême optimisme vis-à-vis de tout ce que la technologie moderne peut inventer
traduit un présupposé qu’on pourrait formuler ainsi : il est toujours légitime d’acquérir de
nouvelles possibilités d’action. Or la réalisation de ce qui est devenu techniquement possible
correspond-elle nécessairement à un gain de liberté ? Prenons un exemple. On pourra sans
doute bientôt maîtriser la technique du clonage humain ou encore déterminer une partie de la
carte génétique de nos enfants. Ce pouvoir que nous pourrions exercer sur la reproduction de
l’homme constituerait-il un progrès ? Qu’est-ce que l’espèce humaine pourrait gagner à
pouvoir façonner sa descendance à l’image de ses rêves et de ses fantasmes ? Elle risquerait
de perdre en revanche une chose très précieuse : sa diversité.
B. Aveuglement technique et abdication éthique
Plus profondément encore, la confiance aveugle dans le pouvoir libérateur des techniques doit
donner à réfléchir. Elle semble révéler que loin de penser comme les stoïciens qu’il est
préférable, pour être heureux, de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, l’homme
moderne raisonne à l’inverse : il choisit de changer l’ordre du monde pour ne pas avoir à
changer ses désirs. L’optimisme technologique ne traduirait-il pas une soumission intérieure à
la tyrannie des désirs ? À travers l’essor technologique, les hommes ne réalisent-ils pas un
vieux désir, celui d’atteindre une toute-puissance quasi divine ? C’est une grande tentation par
exemple d’essayer de percer les secrets de la vie pour en devenir maître et possesseur. Mais
on ne sait jamais vraiment ce que l’on fait ni où l’on va lorsque l’on agit sous l’emprise d’un
fantasme. La prudence et la raison réclament de savoir renoncer à ses désirs et de résister, par
conséquent, à la fuite en avant d’une technologie qui promet chaque jour un peu plus
d’effacer la frontière entre le rêve et la réalité. N’est-ce pas à condition de savoir changer ses
désirs plutôt que l’ordre du monde que l’on gagne un rapport lucide et responsable à la
réalité ? Le degré de développement des techniques d’une société serait ainsi inversement
proportionnel à son degré de sagesse.
Conclusion
D’elles-mêmes, les techniques ne se développent pas à un point tel qu’il faille en réglementer
le développement. Mais dans le contexte des sociétés capitalistes modernes, il paraît
indispensable d’encadrer juridiquement ce développement afin qu’il demeure compatible avec
les intérêts de la société et plus généralement de l’humanité tout entière. Sans doute la
technique représente-t-elle un formidable moyen de libération dont on ne saurait se priver.
Toutefois, rien ne justifie que l’essor de cette activité dicte aveuglément l’avenir des sociétés,
ni qu’il se substitue à la réflexion éthique et à la délibération politique. La technique ne doit
pas faire oublier son statut de moyen. Il revient aux hommes de décider de leurs fins.
Orientations bibliographiques
Pour approfondir la lecture du corrigé
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Platon, « Mythe de Protagoras », dans Protagoras, Flammarion, coll. « GF » (1-A*).
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Marx, Manifeste du parti communiste, Éditions sociales (2*).
Hottois, Le Paradigme bioéthique, De Boeck (3-A*).
Épictète, Manuel, Flammarion, coll. « GF » (3-B*).
* Ces indications renvoient aux différentes parties.
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